Thierry Foucart propose une réflexion sur l’oppression et la liberté. En s’inspirant de la lecture d’un ouvrage de Simone Weil et en s’interrogeant sur l’absence de liberté que, paradoxalement, une « société du temps libre » produirait, il retrouve la thèse la plus forte et la plus éclairante de la conception philosophique classique de la liberté comme maîtrise1 et comme estime de soi. Ainsi, être libre c’est pouvoir se reconnaître comme auteur de ses pensées et de ses actes.
En 1934, Simone Weil rédige l’essai Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, en commençant par un constat : « La période présente est de celles où tout ce qui semble constituer une raison de vivre s’évanouit, où l’on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l’inconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l’espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n’est qu’une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. » L’actualité de ce constat est frappante et incite à la réflexion.
Pertinence et insuffisance de l’analyse marxiste
À l’époque, le socialisme était perçu par de nombreux intellectuels comme une solution pour libérer les ouvriers de l’oppression qu’ils subissaient dans leur travail. En replaçant cette perception dans son contexte, on comprend cette idéologie : ils représentaient en 1931 39 % de la population active (Jean Charles et coll., 1995). Leurs conditions de travail étaient très pénibles (48h par semaine, parfois plus, peu ou pas de congés payés, travail à la chaîne, cadences imposées, etc.). L’existence de la propriété privée des moyens de production était considérée par les socialistes et les communistes comme la cause de cette oppression, et leur nationalisation apparaissait comme un moyen de la réduire, sinon de la supprimer.
Simone Weil considère cette théorie comme insuffisante parce que, pour elle, l’oppression n’est pas la conséquence de la propriété privée, mais de la structure du système de production et du régime de concurrence entre les entreprises aux plans national et international. Cette structure est fondée sur deux catégories de citoyens : les cadres et les exécutants. C’est la concurrence qui, en imposant aux cadres la recherche du moindre coût et de l’efficacité maximale, est la cause de la recherche systématique de la productivité aux dépens des conditions de travail des exécutants. La nationalisation des biens de production, qui remplacerait les actionnaires par l’État, et qui substituerait des fonctionnaires aux cadres, ne modifierait pas la structure du système de production toujours sous l’emprise de la concurrence. Les fonctionnaires seraient donc soumis aux mêmes contraintes que précédemment, et géreraient les entreprises de la même façon, avec la même conséquence sur le travail des ouvriers. La philosophe considère par suite avec méfiance la révolution socialiste « [qui] ne peut se faire partout à la fois ; et lorsqu’elle se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais accentue au contraire la nécessité d’exploiter et d’opprimer les masses travailleuses » (p. 15).
L’URSS est un exemple de la persistance de l’oppression sociale dans un régime communiste. Kravchenko, haut fonctionnaire de l’URSS réfugié en Occident en 1944, décrit dans son livre l’oppression violente subie par tous les employés, cadres et ouvriers : oppression des ouvriers par les cadres et la direction de l’usine, oppression de tout le personnel par le Parti, pour atteindre les objectifs de production fixés par le Plan. Le régime stalinien exerce une oppression d’autant plus violente qu’il fixe des objectifs irréalisables.
Simone Weil cherche à comprendre l’origine de l’oppression. Elle étudie l’évolution des sociétés humaines depuis la préhistoire. Les chasseurs-cueilleurs subissaient une oppression naturelle : il fallait manger pour vivre, et le travail consistait à se procurer de la nourriture, sans guère différencier les hommes les uns des autres. Les gestes de l’homme étaient en lien direct avec la nature : on tuait un animal et on cueillait un fruit pour manger. Le lien entre l’action et son but était clair pour le chasseur-cueilleur. La séparation entre décideurs et exécutants est apparue progressivement avec les progrès techniques : les premiers concevaient des outils, et les seconds les utilisaient : c’est le début de l’inégalité des rôles sociaux. Peu à peu, ces outils sont devenus des machines compliquées à faire fonctionner, et des stratégies, comme la division du travail suivant les aptitudes de chacun, ont été appliquées pour augmenter la productivité. Les gestes des exécutants ont eu de moins en moins de rapport avec la nature, et leur sont devenus de moins en moins compréhensibles. L’oppression naturelle est devenue sociale, c’est-à-dire exercée par une catégorie sur une autre, et déshumanisante en imposant des gestes privés de sens pour ceux qui les exécutent.
La liberté comme rapport entre pensée et action
La philosophe, bien que reprenant de nombreuses analyses de Marx, contredit ce dernier lorsqu’il voit dans le développement des forces productives « la promesse d’un allègement du poids de la nécessité matérielle, et par une conséquence immédiate celui de la contrainte sociale » (p.18-19). Elle y voit plutôt la substitution de la contrainte sociale à la contrainte naturelle. C’est « la division du travail entre travail manuel et travail intellectuel » (p. 16) qui est à l’origine de l’oppression sociale : celle des ouvriers, condamnés à exécuter des gestes qu’ils ne comprennent pas et à suivre aveuglement des procédures planifiées en détail, et celle des cadres, ingénieurs et gestionnaires obligés d’organiser le travail pour produire le plus possible et à moindre coût, en améliorant les techniques et en coordonnant les efforts de tous dans l’instant et la durée, sans se préoccuper des conditions de travail.
Contrairement à Marx, Simone Weil ne voit donc ni dans le développement technologique ni dans l’augmentation de la production la solution à l’oppression sociale, c’est-à-dire l’accès à la liberté : « on se tromperait de même en supposant que l’oppression cesse d’être inéluctable dès que les forces productives sont assez développées pour pouvoir assurer à tous le bien-être et le loisir » (p.63). Son objectif est, non de supprimer l’oppression, ce qui lui semble impossible, mais d’en libérer autant que possible les travailleurs manuels et de les rendre plus libres.
Sa conception de la liberté est cependant différente de la conception ordinaire. Il ne s’agit pas des libertés classiques d’expression, de religion, de déplacement, d’entreprise… : « Le seul mode de production pleinement libre serait celui où la pensée méthodique se trouverait à l’œuvre tout au cours du travail. » Elle considère que « si l’on devait entendre par liberté la simple absence de toute nécessité, ce mot serait vide de toute signification concrète ; mais il ne représenterait pas alors pour nous ce dont la privation ôte à la vie sa valeur » (p. 87). Elle définit la liberté « par un rapport entre la pensée et l’action ; serait tout à fait libre l’homme dont toutes les actions procéderaient d’un jugement préalable concernant la fin qu’il se propose et l’enchaînement des moyens propres à amener cette fin » (p. 88). Les deux situations extrêmes sont celles d’un esclave totalement privé de liberté qui ne fait qu’obéir à son maître, et d’un mathématicien totalement libre qui cherche à résoudre un problème par la raison.
Elle pense que « si l’on considère en gros l’ensemble du développement humain jusqu’à nos jours, si surtout on oppose les peuplades primitives, organisées presque sans inégalité, à notre civilisation actuelle, il semble que l’homme ne puisse parvenir à alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir d’autant celui de l’oppression sociale, comme par le jeu d’un mystérieux équilibre » (p. 77). Il faudrait donc que chacun comprenne le sens de son travail, participe à son organisation, et soit ainsi plus libre au sens où Simone Weil l’entend.
Que serait une vie « d’où la notion même du travail aurait à peu près disparu »?
La philosophe, en écrivant qu’« un état de choses où l’homme aurait autant de jouissances et aussi peu de fatigues ne peut pas trouver place, sinon par fiction, dans le monde où nous vivons » (p. 86), ne pouvait prévoir en 1934 que la fiction deviendrait une réalité : le développement industriel et technologique et les progrès scientifiques et sociaux assurent maintenant la jouissance des droits-libertés à une grande partie de la population française et réduisent l’oppression sociale par des lois protégeant les salariés. Mais elle ajoute :
« Une vie d’où la notion même du travail aurait à peu près disparu serait livrée aux passions et peut-être à la folie ; il n’y a pas de maîtrise de soi sans discipline, et il n’y a pas d’autre source de discipline pour l’homme que l’effort demandé par les obstacles extérieurs. Un peuple d’oisifs pourrait bien s’amuser à se donner des obstacles, s’exercer aux sciences, aux arts, aux jeux ; mais les efforts qui procèdent de la seule fantaisie ne constituent pas pour l’homme un moyen de dominer ses propres fantaisies » (p. 86).
L’évolution sociale, technologique et économique, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, a modifié la place de l’homme dans la société. La diminution du temps de travail et la hausse des revenus réduisent l’oppression sociale, mais font apparaître une autre sorte d’oppression. La civilisation actuelle devient peu à peu une civilisation du temps libre, des loisirs. Les activités de plaisir, de détente (sport, jeux, spectacles, tourisme, etc.) se sont multipliées. Cette évolution s’accompagne de plus en plus souvent de comportements irrationnels, comme l’adhésion à des théories complètement absurdes, le refus de respecter les règles d’un jeu auquel on participe, et le rejet des valeurs de la société dans laquelle on vit.
L’oisiveté remplace peu à peu les désirs par des activités dont l’individu n’est que spectateur. Son esprit critique disparaît. N’ayant plus conscience de ses propres limites physiques, il adhère à des conceptions nouvelles de l’humanité, parfois détachées de toute référence rationnelle, comme certaines formes de spiritualité (les sectes religieuses) ou de transformations identitaires (la transsexualité). L’universalité de la raison est elle-même contestée par le relativisme qui libère l’individu des normes de sa culture en mettant cette dernière à égalité de valeurs avec toutes les autres (Boudon, 2006). L’homme ne maîtrise plus toujours « ses propres fantaisies », refuse les obstacles extérieurs, suit ses pulsions, et perd le contrôle de lui-même.
L’absence de limites fondées sur la raison ne conduit pas toujours à la liberté définie par Simone Weil. L’oppression prend une nouvelle forme : la servitude envers nos propres désirs et fantasmes, le refus de toute frustration. Seule l’éducation familiale et scolaire peut imposer aux enfants des obstacles extérieurs pour que l’homme qu’il deviendra soit libre dans l‘ordre du raisonnable.
Références bibliographiques
- Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris, Gallimard, 1955. La pagination indiquée est celle de l’ouvrage publié dans la collection Folio-Essais.
- Jean Charles, Jacques Girault, Claude Willard,1995, Chapitre 1 : Les années vingt, in La France ouvrière, dir. Claude Willard, tome I, Les éditions de l’Atelier, p. 11- 56.
- Victor Kravchenko, 1948, J’ai choisi la liberté : La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire soviétique, Paris, Éditions Self.
- Raymond Boudon, 2006, Renouveler la démocratie, p. 21-91, Odile Jacob, Paris.
Note de l’éditeur
1 – [NdE] Je me permets de signaler l’article en ligne Liberté philosophique et libertés formelles sur le site d’archives Mezetulle, où cette conception classique de la liberté comme contenu, comme substance, est abordée (texte repris dans mon Penser la laïcité, éd. Minerve, chap. III, p. 79 et suivantes). La conception classique de la liberté dans son rapport à la nécessité a été théorisée par Spinoza dans son Ethique (notamment I 32, Appendice ; II 35 et surtout 48 et 49). Plus tard et en rapport plus étroit avec ce qui est exposé par l’article de T. Foucart, on peut penser à l’Introduction de Hegel à ses leçons d’esthétique : « Le besoin universel de l’art est donc le besoin rationnel qu’a l’homme d’élever à sa conscience spirituelle le monde extérieur et intérieur pour en faire un objet dans lequel il reconnaît son propre moi. » Hegel, Esthétique trad. Bénard-Zimmermans-Zaccaria, Paris, Le Livre de poche, 1997, vol. 1, p. 86.