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Le volet pédago de la Philharmonie de Paris

Le triomphe du « gauchisme culturel »

C’est en réaction à l’article de Dania Tchalik Pédagogie, évaluation et études musicales que Jorge Morales a envoyé le texte suivant à Mezetulle1 .  L’auteur y montre que les entreprises de confusion délibérée entre démocratisation et déculturation ne visent pas seulement les institutions d’enseignement2. Elles s’en prennent aussi au public prié de se changer (pardon, de se « décliner ») en « publics », autrement dit de se nier lui-même – car ici le pluriel en dit long sur l’idéologie de segmentation de l’humanité gouvernant sournoisement toute cette bienpensance et sur la politique d’ajustement qu’elle a pour mission de servir.

Comme beaucoup, j’attends avec impatience l’ouverture de la Philharmonie de Paris dont la première saison s’annonce passionnante. Sans oublier la très prometteuse et très belle salle conçue par Jean Nouvel. Je me suis procuré à cet effet les brochures du nouveau temple de la musique. L’une d’elles concerne la saison musicale et l’autre les « activités 2015 jeunes, familles, adultes »3. La présence, dans cette dernière, d’un langage pieux, pédago et bienpensant est telle que j’ai cru à un pastiche : la novlangue dénoncée par la plume alerte de Dania Tchalik y fleurit à longueur de paragraphe. Il s’agit en effet de la présentation d’une série d’activités « pédagogiques » se déclinant en « projets fédérateurs », en expériences musicales collectives partagées, visant à une « démocratisation culturelle » par le biais d’une pédagogie collective et expérimentale. Le mot « partage » est inlassablement répété comme un mantra. On constate également que ce « jargon faussement savant et technicien »4 n’est plus l’apanage des seuls réformateurs de l’école mais qu’il a tendance à s’étendre et à s’imposer partout, surtout là où il sera question de « culture », de « démocratisation » et de « modernisation ».

 

« Quand l’atmosphère générale est mauvaise, le langage souffre. » (George Orwell)

Quand la com’ et le pédagogisme s’unissent, la culture et la pratique musicales deviennent une « approche participative et ludique » (p. 12 et 17) qui fait la promotion d’une « conception active et collective de l’écoute musicale » (p. 12) par le biais de « concerts et spectacles participatifs » (p. 12) proposant une « programmation artistique ouverte » (p. 17) et une « offre artistique et pédagogique plurielle » (p. 14) dont le but, on l’a vu, est la « démocratisation culturelle de la musique » (p. 10) et « l’ouverture aux nouveaux publics » (p. 8). C’est oublier que Mozart, Haydn ou Beethoven n’ont jamais destiné leurs œuvres à une élite ni à un public choisi mais à la totalité de leurs auditeurs sans distinction. La com’ pédagogique et managériale, guidée par l’ignorance, sous couvert d’éclectisme et d’ouverture, instaure la confusion.

Au-delà de l’indigence d’un langage aux allures de propagande et hélas très à la mode, nous pouvons identifier quelques grands thèmes du pédagogisme : l’obsession de la pédagogie de groupe où « les activités musicales reposent sur la force du collectif, source de plaisir, de motivation, d’émulation et de partage » (p. 42) ; la manie de l’affectivité infantilisante et d’une certaine conception de « l’ouverture au monde » ; le dada de la pédagogie de projets à travers des parcours qui « ne demandent qu’à être personnalisés » (p. 17) ; enfin la croyance en des « outils pédagogiques novateurs » (p. 10) supposés assurer la « transmission au moyen d’outils numériques » (p. 14). Tout y est sauf, oubli troublant, la référence aux modèles finlandais et suédois.

 

L’apprentissage du « vivre-ensemble », une nouvelle démagogie collective partagée

Mais ce n’est pas tout : la cerise sur le gâteau arrive tout de même à la page 59 et suivantes quand il est question des jeunes avec le projet Démos, « projet de démocratisation culturelle » « centré sur une pédagogie collective » (décidément), un « apprentissage artistique fondé sur la motivation des enfants » qui se conjugue, donc, nous y voilà, « à l’apprentissage du vivre ensemble » 5 .

Nous retrouvons la thèse de l’enfant épanoui, censé s’auto-construire – mais qui finit ignorant. C’est aussi l’un des chevaux de bataille pédagogistes : l’instrumentalisation idéologique de la pratique musicale collective. Il s’agirait donc d’apprendre la musique symphonique aux enfants des quartiers défavorisés avec des cours collectifs intensifs (il faut aller vite, l’important étant d’être bien dans sa peau) et en « mettant à profit les valeurs éducatives et sensibles [sic] de la pratique en orchestre : écoute de l’autre, partage [encore !], concentration et discipline [gage d’un semblant de sérieux, ces deux derniers termes ne feront bien évidemment pas illusion puisque démentis par tout le reste avec force] ». Aussi s’agit-il, tout en laissant entendre le contraire, de ne pas leur apprendre vraiment la musique. Pire encore, estimer ainsi que le public visé est a priori inapte à l’apprentissage « classique » de la musique reste une belle marque de mépris pour des enfants que l’on souhaite donc maintenir dans leur relégation. Le point d’arrivée, comme l’écrit Régis Debray, est « un enseignement au rabais pour les pauvres ; des précepteurs à domicile pour les riches. Retour au point de départ, l’Ancien Régime »6.

Comme si, en effet, la pratique d’un instrument – avant même de pouvoir jouer dans un orchestre – ne demandait pas de longs et pénibles efforts dans la durée, comme si l’on pouvait accéder au répertoire orchestral ou de chambre uniquement par « l’oralité » et par un « apprentissage qui met l’accent sur l’expression et l’émotion musicales », comme si les œuvres du grand répertoire ne se suffisaient pas à elles-mêmes et devaient avoir forcément un lien avec les « musiques populaires ou avec des traditions d’autres continents » pour être comprises. Nous retrouvons ici une autre thématique bien connue : celle du mélange des genres où tout vaut tout, où toute distinction est interdite. Pourtant, faut-il le rappeler une énième fois avec Alain : « Bercer n’est pas instruire ».

 

Apprendre à apprendre ? Oui, mais quoi ? L’anti-utilitarisme comme base de la transmission

Combien sont-ils à être venus à la musique par l’écoute fortuite d’un morceau de musique classique à la radio ou ailleurs, sans avoir eu besoin du moindre subterfuge pédagogique pour apprécier ce qui est beau en soi et pour éveiller la curiosité ? Éveiller la curiosité artistique et intellectuelle est (devrait être) le rôle de l’école de la République, laquelle est censée promouvoir une éducation pour tous. Il serait plus efficace et plus démocratique de rétablir une instruction digne de ce nom, c’est-à-dire une instruction fondée sur la transmission des savoirs et sur un idéal encyclopédique. En effet, pour être sensible à une musique qui n’appartient pas au temps présent ni à la vie quotidienne de l’enfant, un effort de dépaysement est nécessaire que seule permet l’habitude de côtoyer des savoirs en tant qu’objets libres. L’école devrait pouvoir offrir à tous ce luxe. Autrement dit, ne faudrait-il pas une refondation de l’école de la République ? N’a-t-on pas déjà entendu ce beau vœu quelque part ?

Il en est de même pour l’enseignement dans les conservatoires, quels que soient leur taille, leur « rayonnement » et leur « territoire » (encore deux termes très à la mode) : un apprentissage sérieux – même parfois sans se prendre au sérieux – de la musique serait plus à même, quel que soit le niveau des élèves7, de les initier véritablement à la pratique collective ; le plaisir – tant vanté par les pédagogistes qui semblent ignorer la pédagogie élémentaire – ne vaut que s’il est la conséquence et non le préalable de l’effort.

 

L’égalitarisme pédago, un élitisme qui ne dit pas son nom

On préférera donc détruire ce qui existe (et qui, souvent, marche) afin de convertir les conservatoires en maisons de loisirs sous couvert de « démocratisation du patrimoine musical »8. Il en est de même pour les professeurs, pour beaucoup précarisés et relégués au rang d’agents pédagogiques municipaux, de gentils animateurs culturels ou, même, de « personnes-ressources » (p. 77 du document mentionné). On préférera aussi se donner bonne conscience à coups de projets pédagogiques participatifs, citoyens, ouverts et pluriels qui se réduisent, pour la plupart, à des opérations de com’, à une juxtaposition éphémère de savoirs approximatifs. De la sorte, j’y insiste, les chantres de l’innovation pédagogique aggravent l’élitisme qu’ils prétendent combattre, pérennisent « les héritiers » au sens bourdieusien du terme.

Cela démontre encore une fois, pour reprendre les mots de Jean-Claude Milner, que « la croyance à la pédagogie est une pure et simple affaire d’opinion »9. Nous constatons aussi l’incapacité des décideurs et des spécialistes en pédagogie à parler de démocratisation sans avoir recours à une sociologie de pure justification, sans chercher à psychologiser les rapports sociaux (dans la brochure il est dit également, p. 14, que « la Philharmonie se définit comme un dispositif relationnel ») et sans chercher à attendrir les cœurs par des éléments de langage compassionnels.

Je ne viendrai pas à la Philharmonie de Paris en tant que consommateur d’une quelconque « musique pour tous » ou d’un « nouveau modèle culturel », je ne viendrai pas non plus dans un esprit de « partage » bien dans l’air du temps. La musique n’est-elle pas un art qui permet de mettre à distance le présent, d’échapper au tempo que l’on veut nous imposer ? N’invite-t-elle pas à un contretemps que nos « bienfaiteurs » semblent craindre ?

 

1 L’expression « gauchisme culturel » est tirée de l’excellent article de Jean-Pierre Le Goff « Le gauchisme culturel et ses avatars », Le Débat, n° 173 (2013). Consultable en ligne : http://www.politique-autrement.org/IMG/pdf/LeDebat-LeGoff.pdf

2 C’est aussi ce que Mezetulle a tenté de montrer, sur un autre objet, dans l’article L’IGN perd le nord et la mémoire http://www.mezetulle.fr/lign-perd-le-nord-et-la-memoire/

4 Jean-Pierre Le Goff, La gauche à l’épreuve 1968-2011, Paris, Perrin, 2011, p. 119.

6 R. Debray, L’erreur de calcul, Paris, Cerf, 2014, p. 28.

7 Il ne s’agit pas de former forcément des virtuoses ou des lauréats de concours internationaux mais des esprits libres et cela est indépendant du conservatoire et du niveau du musicien.

8 A ce propos, on conseillera de lire et de relire l’article de Dania Tchalik sur Mezetulle.net : http://www.mezetulle.net/article-l-enseignement-de-la-musique-et-la-subversion-de-l-ecole-par-d-tchalik-110568577.html ainsi que les éditos d’Emmanuel Dupuy dans la revue Diapason.

9 J.-C. Milner, De l’école, Lagrasse, Verdier, rééd. 2009, p. 157-158. Voir aussi Charles Coutel, Pourquoi apprendre ? Pleins feux, 2001.

© Jorge Morales, 2015

L’IGN perd le nord et la mémoire

La série de cartes « De loisirs de plein air » de l’Institut géographique national

La série des cartes IGN (Institut géographique national) « De loisirs de plein air » propose des chefs d’œuvre de marketing, inutilisables pour qui veut s’orienter, où au moins deux siècles de savoir et de savoir-faire sont délibérément massacrés par une frénésie d’effacement qui confond simplification et appauvrissement.

L’IGN publie depuis fort longtemps d’excellentes cartes topographiques au 1/25000e très appréciées des randonneurs, marcheurs, cyclistes et cavaliers. La Série bleue – relayée par les TOP 25 – est justement réputée pour sa précision, sa fiabilité, sa clarté de lecture, son haut niveau d’information cartographique, la rationalité de ses choix.

À quoi sert une carte ? À s’orienter, à apprécier la morphologie d’un terrain et à identifier des éléments remarquables ou utiles. Mais c’est aussi, et de ce fait même, un objet intellectuel qui réunit des disciplines variées et qui permet à celui qui consulte la carte de s’instruire : comment mesurer un angle, une distance, comment se représenter un relief, dans quel sens va la pente, comment interpréter une indication de toponymie, quelle est la logique du jeu des couleurs, etc. ? Une carte sert aussi à se donner le plaisir de penser et d’admirer les savoirs dont elle est un concentré.

Ce haut niveau de cartes topographiques mis à la disposition et à la portée de tous, relayé par l’excellent site Géoportail, met la barre trop haut ? La gamme s’est enrichie en 2007 avec un produit moins ambitieux : la série « Carte IGN de loisirs de plein air ». Dessein louable en soi : des cartes à grande échelle destinées aux promeneurs, moins encombrantes que celles de la Série bleue ou des TOP25, ciblées sur des zones fréquentées avec des suggestions d’itinéraires et des informations culturelles, c’est a priori une bonne idée. Mais, à les regarder de près, on mesure la piètre considération dans laquelle sont tenus leurs acheteurs potentiels. Des siècles de savoir et de savoir-faire sont charitablement épargnés à leurs cerveaux supposés débiles : on se trouve devant des chefs d’œuvre non pas de simplification mais d’appauvrissement volontaire.

Cette série couvre des secteurs très fréquentés par les promeneurs, et donc la plupart des grandes forêts d’Ile de France. Je m’en suis procuré trois.

Aucune indication explicite du nord géographique ne figure dans la légende ou les marges des cartes que je possède. Aucun méridien n’y est tracé. Devant cette lacune fondamentale, qui ruine toute idée de carte, mon étonnement fut tel que je suis retournée exprès à la boutique IGN pour demander au personnel si j’avais bien vu… : dites-moi comment on trouve le nord! Mais non, c’est bien ça : le nord n’est pas indiqué. Bien sûr, il est facile de voir que le haut de la carte est orienté au nord, mais rien ne dit que les bords de la carte soient rigoureusement orientés vers le nord géographique, et donc on n’a aucun outil fiable pour utiliser une boussole. 

Ce n’est pas tout. Les courbes de niveau, utiles pour savoir tout bêtement quand on monte et quand on descend, et intéressantes parce qu’elles permettent de se représenter la morphologie d’un paysage, ont disparu. Ne cherchez pas non plus quelques points cotés qui auraient échappé à cette frénésie d’effacement : il n’y en a pas !

Mais je suis injuste. Si, si, on a bien pensé à l’orientation, comme le révèle un détail savoureux. La mention « compatible GPS », annoncée pompeusement sur la couverture, se traduit par des amorces du quadrillage UTM sur les bords de la carte. Le problème est qu’on ne peut pas tracer soi-même le quadrillage : les amorces verticales n’étant présentes que d’un côté de la carte, on ne peut pas les joindre [1].

Le lecteur pourra se faire une idée sur pièces en comparant deux photos de la même portion de terrain, l’une dans la version classique (celle qu’on trouve sur le Géoportail de l’IGN correspondant aux informations qu’on trouve sur les cartes Série bleue et Top25) et l’autre dans la version allégée « Loisirs de plein air ».

J’ai choisi cette portion parce qu’elle est assez accidentée – Saint-Martin du Tertre est le point culminant d’Ile de France, où Chappe a expérimenté son télégraphe auquel un musée est consacré sur place. Mais je l’ai choisie aussi parce qu’elle est traversée par l’historique méridien de Paris. On voit très bien ce méridien, les courbes de niveau et les points cotés sur la version classique ci-dessous, faite à partir d’une copie d’écran du Géoportail. En outre, les cartes récentes de la Série bleue et TOP25 comportent le quadrillage UTM qu’on ne voit pas ici.

IGNGeoportailStMartin

Version classique (Géoportail)

IGNLoisirRedim1

Version « Loisirs de plein air »

Résumons-nous : ces cartes « de loisir » sont des gadgets. Elles méprisent ceux qui les achètent en supposant qu’ils n’ont aucune notion d’orientation et – pire – qu’ils n’ont pas à en acquérir puisqu’elles ne comportent aucun repère permettant de s’instruire et de progresser. On suppose qu’ils s’en remettent à un GPS, et on leur jette en pâture indigeste les amorces d’un quadrillage pour le moins problématique à utiliser… Ce sont des plans coloriés qui invitent juste à suivre les itinéraires tracés en gros traits.

Dans l’exemple que je donne, l’IGN non seulement perd le nord, mais perd sa propre mémoire en effaçant délibérément un méridien dont la présence indiquerait, avec le nord, qu’il existe une histoire de la cartographie. On renonce aussi bien à la dimension géographique qu’à la dimension historique et à la dimension de progression « pédagogique » : on reste en surface à tous les sens du terme, la carte n’est plus un objet intellectuel et à peine reste-t-elle un objet utile. C’est juste bon à être vendu et à faire du fric.

Randonneurs, cyclistes, cavaliers, promeneurs qui sillonnez la France métropolitaine et les DOM-TOM [2], n’achetez surtout pas ces gadgets ! Visitez le Géoportail. Et munissez-vous de cartes IGN au 1/25000e Série bleue ou TOP 25 : elles sont bien faites, utiles, belles, pleines de savoir et d’histoire, elles donnent les outils pour voir et pour comprendre. Rien qu’en les regardant, on se sent plus intelligent.

 Notes

1– Il est exclu de s’aider de la distance par rapport à un bord vertical de la carte : en supposant que ce bord soit correctement orienté N-S, cela ne servirait à rien puisque les verticales UTM ne sont pas exactement orientées N-S. Mais peut-être que les bords de la carte sont orientés UTM ? Rien ne le dit.

2 – On reste confondu en voyant que le site de la Boutique Loisir de l’IGN catalogue les cartes de randonnée couvrant les DOM-TOM dans la rubrique « Randonnée Etranger » !
[Edit du 13 juin 2019] Bévue corrigée sur la boutique en ligne, où on trouve une rubrique DOM-TOM.

© Catherine Kintzler