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Dire bonjour : un exemple de pédagogie ouverte sur le monde..

.. et de mise en œuvre des « compétences »

L’émission InterClass (France-Inter) est très « innovante ». On élabore et on suit des « projets pédagogiques » menés dans des classes avec des journalistes de France-Inter, et ça passe à la radio dans une brève chronique le dimanche matin. L’auditeur en sort édifié, plein d’admiration envers la pédagogie ouverte sur le monde. Outre que c’est un excellent exemple pour la mise en œuvre des « compétences » du « socle commun », c’est super-excitant. Je la recommande en particulier à tous les professeurs déprimés : elle les mettra en humeur combative.

Il m’arrive d’écouter France-Inter le dimanche matin : pour avoir des nouvelles, mais aussi rien que pour entendre Patricia Martin – animatrice du créneau horaire 7h-9h en fin de semaine – chambrer gentiment Alain Baraton le très savant jardinier, qui le lui rend bien ; c’est caustique, plein de gaieté et les propos d’Alain Baraton sont toujours instructifs. Mais le 14 février j’allume un peu trop tôt et je tombe sur la chronique pédago InterClass : ça va me mettre sur ressorts pour une bonne partie de la journée. En effet, je me suis demandé si ce n’était pas un canular inventé par un anti-pédago grincheux dans mon genre, tellement c’était affligeant, pauvre, consternant. Mais non c’était vrai : une superbe leçon sur l’absence de contenu des « compétences », où transparaît une morale du culot et de l’esbroufe.

Afin qu’on puisse en juger, je retranscris ci-dessous mot à mot le dialogue entre la coordinatrice Emmanuelle Daviet et l’un des professeurs participant au projet. Elles font part d’une expérience enrichissante : les élèves ont été invités à réaliser un micro-trottoir.

Emmanuelle Daviet  – Aujourd’hui nous écoutons Blandine M, professeur d’histoire-géographie au collège Louis Pasteur de Mantes la Jolie. […]. Cette classe travaille sur le thème des femmes. [….].

Blandine M, professeur – On est dans la phase où on est en train de prendre contact avec les personnes que les élèves souhaitent interviewer, ou ont commencé déjà des interviews. On a fait déjà un premier micro-trottoir au mois de janvier. Nous sommes allés au centre ville de Mantes la Jolie, chaque groupe a interviewé des passants. Et donc maintenant on rentre dans les interviews plus concrètes avec des personnalités qui concernent vraiment chaque angle.

Emmanuelle – Alors un micro-trottoir, c’est pas toujours très simple à faire puisqu’il s’agit d’aller trouver dans la rue des personnes susceptibles de nous répondre. Est-ce que tout le monde a accepté de jouer le jeu ?

Blandine – Alors, c’était assez amusant de voir les élèves aller vers des personnes qu’ils ne connaissaient pas, qu’ils devaient interpeller en plus et souvent déranger parce que c’était le jour du marché et donc il fallait aller déranger des personnes qui étaient en activité. Donc certaines ont refusé de répondre à leurs questions et les élèves étaient parfois assez vexés qu’on refuse de leur répondre. Et on avait quand même préparé en amont, bien 3 semaines un mois à l’avance, les élèves à dire bonjour tout simplement. Et ça, ça a été vraiment une grande expérience pour nous de leur apprendre à dire bonjour avec un petit peu de sourire dans la voix, de leur apprendre à déranger des personnes… et surtout à ne pas les agresser directement en leur posant des questions et en leur mettant le micro sous le nez tout de suite.

Emmanuelle – Qu’est-ce que cette expérience InterClass apporte aux élèves ?

Blandine – Alors on constate que des élèves très timides se forcent à prendre la parole. Enfin moi je le remarque surtout au niveau de l’oral, vraiment ça développe toutes les compétences orales, et puis aussi beaucoup de réflexion parce qu’ils constatent que quand on a un interlocuteur en face de nous il faut savoir rebondir sur sa réponse pour reformuler des questions. Donc voilà, pour moi c’est vraiment les deux grands apports pour l’instant du projet.

Emmanuelle – Et en tant qu’enseignante, qu’est-ce qu’InterClass vous apporte ?

Blandine – Ah ben, nous ça nous met en danger toutes les semaines. Plein de choses nouvelles, un formidable travail d’équipe. Et puis, ben, c’est passionnant de faire des choses différentes, de sortir, d’être avec des groupes plus petits. Du coup ça crée des relations avec les élèves qui sont totalement différentes, parce que quand on encadre un groupe de 5 élèves, on n’a pas les mêmes relations qu’en classe où ils sont 20-22. Voilà, c’est plein de surprises. On attend aussi beaucoup des journalistes qui nous rassurent sur la qualité des sons que prennent les élèves, et puis sur le montage, parce que nous c’est un aspect qu’on ne maîtrise pas du tout en tant qu’enseignants, c’est vrai qu’on a vraiment besoin de leur regard de spécialiste, mais on a une bonne collaboration avec eux et puis même eux, je les sens contents de venir nous voir, venir voir les élèves. voilà, donc c’est très enrichissant. C’est une rencontre de deux professions, je pense.

Emmanuelle – Et ça je pense aussi que chacun d’entre nous le confirme, c’est une belle rencontre entre nos deux métiers très différents.

Patricia Martin – Ah mais nous on est absolument ravis, mercredi dernier j’y suis allée avec xxx et xxx, on était très excités en voiture en y allant. Alors Blandine M, je pense qu’elle va bientôt pouvoir faire le 7-9 du weekend, elle est incollable en matière de journalisme. Mercredi dernier, on leur a appris…, elle leur a dit des choses très intéressantes sur comment placer leur voix, poser des questions aussi, quand on s’adresse à quelqu’un, des questions qui ne soient pas trop larges, à écouter attentivement quand on monte un micro-trottoir […]1.

Alors maintenant, quand on me demandera pourquoi je préfère les programmes disciplinaires aux « compétences » sur lesquelles j’ai quelques réserves, j’ai des exemples vraiment concrets, tirés de la réalité, de mise en œuvre de celles-ci au collège :

  1.  Dire bonjour. Les esprits chagrins qui n’ont rien compris prétendront qu’on devrait savoir ça avant le collège, que même si les parents n’y ont pas pensé, ça aurait pu venir à l’idée des instituteurs (et pourquoi pas à l’école maternelle pendant qu’on y est ?), etc., etc. Mais là il ne faut pas confondre, on est à un autre niveau : c’est « bonjour avec un petit peu de sourire dans la voix », à des inconnus (maman j’ai peur encore à 12 ans) et un micro dans la main en plus ! ça demande une préparation importante en amont, et quelle « grande expérience » pour le professeur.
  2. Déranger quelqu’un sans « l’agresser directement ». Car indirectement, c’est non seulement possible, mais recommandé : voir l’astuce à la compétence n°4.
  3. Vaincre sa timidité et placer sa voix en réalisant un micro-trottoir. C’est vrai que réciter des vers devant toute la classe, ou (pire) affronter un jury à l’oral dès la 3e, c’est la honte, du reste seuls les bouffons y excellent.
  4. « Rebondir ». On a raison d’être vexé quand un vieux schnock sur le marché de Mantes la Jolie refuse de répondre à une question (laquelle au fait ?) si on le dérange avec un micro. Mais si on s’y prend bien en rebondissant sur sa remarque, il va nous manger dans la main…

Vous ricanez ? Songez pourtant qu’avec de telles compétences, les plates-formes de démarchage téléphonique vont pouvoir recruter de super-employés : c’est exactement le profil.

Lorsque Blandine M. fait vraiment son métier de professeur d’histoire-géographie en expliquant et en transmettant des contenus consistants qui, ne valant pour aucun « profil » spécifique et n’étant soumis à aucune adaptation sociale « prérequise », arment tous les esprits, peut-elle espérer que les médias en fassent tout un plat ?

© Mezetulle, 2016.

Pour en savoir plus : un grand article sur la réforme des collèges par Jean-Noël Laurenti  où est notamment analysée la notion de « compétence ». Paru dans le journal en ligne Respublica du 13 février.

[Edit du 18 février ] Pour une analyse de ce billet, voir ci-dessous le commentaire de « Genin ».

  1. On peut écouter l’enregistrement ici sur le site de l’émission []

Instruire d’abord !

La finalité de l’école. Instruction, pédagogie et pédagogisme

La finalité de l’école est l’instruction : tel est le point de départ de l’auteur. Que se produit-il quand cette finalité cesse d’être le principe de l’école ? Quelles conséquences nécessaires résultent du seul fait que cette finalité se trouve subordonnée à d’autres ? L’examen de ces questions permet de voir ce qu’est l’école, c’est-à-dire ce qu’elle a toujours été là où il y a des maîtres ou des professeurs ayant la volonté d’instruire. Et pourtant, elle l’a rarement été – il n’y a qu’à lire par exemple Vallès ou Rabelais, ou, plus proches de nous, Alain et Bachelard – parce que, depuis fort longtemps, on renvoie l’école à son extérieur : on la met hors d’elle.

Ce texte a été mis en ligne sur l’ancien Mezetulle en juin 2013.

Jean-Michel Muglioni tient à remercier Frédéric Dupin
qui lui a permis par ses remarques d’enrichir son propos.

La finalité de l’école est l’instruction : tel est mon point de départ. Je vais montrer ce qui arrive inévitablement quand cette finalité cesse d’être le principe de l’école : quelles conséquences nécessaires résultent du seul fait que cette finalité se trouve subordonnée à d’autres ? Et peut-être verrons-nous du même coup ce qu’est l’école, c’est-à-dire ce qu’elle a toujours été là où il y a des maîtres ou des professeurs ayant la volonté d’instruire. Pour savoir qu’elle l’a rarement été, il n’y a qu’à lire par exemple Vallès ou Rabelais, ou, plus proches de nous, Alain et Bachelard.

1 – La pédagogie fondée sur le savoir

Dans une école visant sa fin propre qui est d’instruire, l’enseignement est fondé sur le savoir. Il n’y a de savoir que par le rapport du contenu du savoir à l’esprit, et par conséquent le rapport du contenu du savoir à l’esprit de l’élève est le même que le rapport du contenu du savoir à l’esprit du maître : un enfant qui comprend une vérité d’arithmétique élémentaire, comme 2+2 font 4, est, en tant qu’il la comprend, l’égal du maître1.  Ainsi, en français apprendre se dit aussi bien de celui qui s’instruit, l’élève, que de celui qui l’instruit, le maître. La relation du maître à l’élève, quand elle a pour principe le savoir, n’est donc pas une relation de pouvoir. Cette affirmation est fondée sur l’idée qu’il y a une intelligibilité du savoir, un intérêt du savoir pour lui-même ; un intérêt qui tient à sa nature de savoir et à l’affinité essentielle de l’esprit et du savoir. Il en résulte que le rapport de l’esprit au contenu du savoir détermine la manière d’exposer le savoir de telle façon qu’il puisse être compris par celui qui le découvre ; dans une véritable école, le maître est pédagogue parce qu’il maîtrise son savoir, parce qu’il sait vraiment ce qu’il enseigne, même si sa science est limitée. Une telle idée de l’enseignement repose sur une foi en l’homme, en la capacité de l’homme en tant qu’homme à comprendre, pourvu qu’on le mette en face de la vérité. Ce qui vaut pour les vérités mathématiques vaut aussi pour la beauté d’un poème.

2 – Le pédagogisme : dérive toujours possible de l’enseignement

Je ne supposerai pas maintenant une pédagogie délibérément oublieuse du savoir, mais une école où l’intérêt intrinsèque du savoir est subordonné à la relation d’un homme avec un autre ou avec une classe : alors l’enseignement est fondé sur des éléments étrangers au contenu enseigné, essentiellement sur des considérations psychologiques et sociologiques. Voyons quelles conséquences en résultent, qui découlent de la nature des choses et non de la bonne ou de la mauvaise volonté des hommes.

Le métier de professeur a sa rhétorique. Un bon professeur sait tirer parti de l’art d’agréer – ne serait-ce qu’en faisant quelques astuces : Alain lui-même écrit qu’il ne reculait pas devant les blagues douteuses. Mais on doit se garder de tomber dans la démagogie : il faut subordonner la rhétorique aux normes qui font du savoir un savoir. User de ruses pédagogiques ou rhétoriques est dangereux : on croit devoir faire régner la terreur pour asseoir son autorité ou pire, parce que plus insidieux, on joue au séducteur au lieu d’instruire. Il est difficile de garder devant un auditoire, même de qualité, assez de sang-froid pour ne pas se transformer en orateur politique. Ou en animateur. Alors la pédagogie devient une sorte d’art de la séduction, une rhétorique au sens le plus péjoratif du terme, la rhétorique des passions : il faut plaire aux élèves, il faut jouer sur ce qu’on appelle leurs motivations pour capter leur attention. Lorsque cette pédagogie (celle-ci et non toute pédagogie) est érigée en principe, même avec les meilleures intentions du monde, je veux dire sans volonté démagogique de domination, on a le pédagogisme. J’ai eu moi-même des professeurs il y a plus de cinquante ans victimes de cette dérive. Subordonner et même réduire l’enseignement à la relation du maître et de l’élève, en oublier le contenu du savoir, c’est une dérive toujours possible de l’enseignement. Et depuis toujours !

Si je pouvais opposer plus longuement l’instruction proprement dite et le pédagogisme ainsi défini, je reprendrais la critique platonicienne de la sophistique – de la grande sophistique antique, car c’est une grande chose. Mais il faut choisir. Choisir entre le savoir et le pouvoir, entre le jugement et la violence. Car la séduction ici est violence.

Pédagogie et communication

Qu’on fonde comme aujourd’hui cette dérive sur ce qu’on appelle les sciences de l’éducation ne change rien à sa nature. Ce que j’appelle le pédagogisme n’est pas la pédagogie entendue comme prise en compte de son auditoire par celui qui sait, mais la subordination du contenu du savoir et de ses méthodes à l’auditoire, ou plutôt à l’idée qu’on s’en fait. La démarche intellectuelle constitutive du savoir passe au second plan. De là l’existence de spécialistes de la pédagogie qui ne sont pas mathématiciens ou historiens, etc., et qui prétendent pouvoir dire comment enseigner les mathématiques ou l’histoire. Ils sont à l’enseignement ce que les communicants sont à la politique. L’idéologie de la communication est un des plus grands maux. Certes, la vraie communication est une belle chose et n’a rien de commun avec la propagande, la publicité, et toutes les formes de rhétorique de la séduction, mais elle suppose qu’on ait quelque chose à communiquer : par exemple dans une communication scientifique, ce n’est pas la manière qui compte mais le contenu. Or il arrive qu’on dise d’un gouvernement que sa communication est mauvaise ou qu’il manque de pédagogie, assimilation qui montre clairement ce qu’on entend aujourd’hui par pédagogie. C’est admettre que sa politique est bonne, mais que le peuple est incapable de la comprendre et qu’il a besoin qu’on le flatte pour la lui faire admettre. Je soutiens que le pédagogisme et la démagogie sont rigoureusement de même nature. D’où inévitablement une école où l’on ne va pas pour comprendre. Et comme je l’ai dit, je ne suppose pas des pédagogues mal intentionnés : il suffit que l’instruction passe au second plan pour que la relation du maître à l’élève, n’étant plus médiatisée par le savoir, ne soit plus qu’un rapport de force.

3 – L’obsession de la « motivation » – le respect, seule pédagogie

Cette inversion des priorités entraîne la subordination du contenu de l’enseignement à la motivation des élèves. On s’étonne en effet que l’intérêt des élèves ne se porte pas spontanément vers ce qu’on doit leur apprendre, comme s’ils pouvaient avoir un intérêt pour un savoir qu’ils n’ont pas encore appris ! Celui qui n’a encore pas compris une démonstration ne peut pas s’y intéresser, quand même on chercherait à le motiver par ailleurs. Il faut avoir commencé à comprendre pour commencer à s’intéresser. Le mal inhérent à l’enseignement n’est pas qu’on manque de pédagogie au sens du pédagogisme, mais qu’on oublie que les élèves ne savent pas ce qu’on va leur apprendre. Celui qui sait et pour qui le contenu de son savoir est devenu familier doit donc faire l’effort de penser que rien de ce qui va de soi pour lui ne va de soi pour l’ignorant, y compris son amour de la poésie s’il fait lire un poème. C’est dire qu’une fois devenu savant, il ne peut enseigner que s’il n’a aucun mépris pour celui qui d’abord ne voit pas ce qui est évident (mépris particulièrement fort chez les mathématiciens, parce qu’en effet ils n’ont jamais affaire qu’à de l’évident). Ainsi la vraie pédagogie, celle qui est fondée sur le dessein d’instruire, consiste dans le respect de l’homme en l’ignorant qu’on veut aider à s’élever, comme le dit le mot d’élève. Il faut le même respect pour admettre qu’un poème qu’on admire ne touche pas à première lecture des enfants ou des adolescents qui ne sont pas « tombés » dans une bibliothèque quand ils étaient petits. La pédagogie n’est pas une affaire de psychologie ou de sociologie ; elle ne relève pas d’une science ; elle est la morale de l’enseignement, l’éthique ou la déontologie du professeur : ne pas s’en prendre à celui qui ne sait pas encore ou qui va moins vite que les autres – ou plus vite. La relation du maître à l’élève est une relation humaine au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire entre deux esprits. Je m’oppose au pédagogisme pour sauver la pédagogie qu’il rend prisonnière du jeu des passions : je veux la sauver d’une psychologisation qui transforme le savoir en moyen « d’interagir », comme on dit, c’est-à-dire en pouvoir.

Pédagogisme et mépris

Partout et toujours précepteurs et professeurs ont fait jouer les motivations que sont récompenses et punitions, honneur et honte ; ou par exemple on vante l’utilité des mathématiques pour la vie professionnelle, etc. Mais tous les mobiles qui peuvent « motiver », qui peuvent inciter à apprendre en dehors du dessein d’apprendre lui-même, même utilisés à bon escient, ne sont que des auxiliaires. Ils sont sans doute inévitables, mais s’ils envahissent l’école, comme cela a souvent été le cas au cours de l’histoire, ils rendent impossible toute véritable instruction. On sait qu’il y a une manière de jouer sur la honte qui est dégradante. Mais c’est aussi mépriser ses élèves que croire qu’ils sont incapables d’apprendre sans le sucre ou la carotte des motivations qui sont les leurs avant qu’ils aient appris. Et c’est à coup sûr attirer leur mépris.

« Motivation » et aberration des programmes

Voici un autre exemple de conséquence du primat de la motivation sur l’intérêt qu’il y a à apprendre pour apprendre, priorité qui fait prévaloir en chacun, maître et élève, des considérations psychologiques et sociales sur le contenu du savoir, au détriment de la discipline intellectuelle. En physique, je ne sais pas si c’est encore le cas, il y a une trentaine d’années, il fallait parler des avions et des fusées supposés intéresser les élèves. Le programme mettait avions et fusées dans la même catégorie, ce qui physiquement est absurde, car les fusées ne volent pas : il y a là deux principes de fonctionnement totalement opposés ! Que dans les deux cas il y ait un moteur et que les machines aillent vers le haut n’y change rien. Cet exemple montre que le souci de la motivation peut amener à dénaturer le contenu scientifique d’un enseignement. Et en fin de compte, oublier ainsi le principal, l’intelligibilité, la démarche intellectuelle, c’est à coup sûr subordonner les programmes aux intérêts du marché ou du prince, aux vœux des parents qui veulent seulement que leurs enfants fassent carrière dans la société. Kant note que la société et les parents ne veulent pas élever les hommes au-dessus de ce qu’ils sont.

4 – Le multicolore de l’interdisciplinarité et de la « recherche ». Discipline ou ordre des raisons

Autre conséquence nécessaire de l’inversion des priorités : la disparition des disciplines au profit de ce qu’on appelle l’interdisciplinarité. Une fois le contenu et donc les démarches dont il est inséparable passés au second plan, on oublie que les rigueurs d’une discipline sont ce qui la rend intelligible, j’oserais dire « apprenable » – ce qui se disait en grec mathématique. Le terme de discipline lui-même vient de disco qui veut dire apprendre : c’est le même mot qu’on retrouve dans disciple. Il désigne aussi l’ordre – la discipline militaire. Cela ne fait pas du savoir une affaire policière, comme un certain gauchisme l’a soutenu, et ce préjugé gauchiste n’a pas disparu. C’est le point le plus mal compris en effet par mes lecteurs sur Mezetulle, comme l’a montré leur correspondance. Il y a un sens de l’ordre, le vrai, qui n’est ni policier, ni militaire : ce que Descartes appelait l’ordre des raisons ou la méthode. Car penser n’est pas sauter d’une opinion à l’autre au gré des circonstances et des passions. Descartes allait jusqu’à dire qu’il vaut mieux ignorer une vérité que la trouver par hasard, c’est-à-dire sans comprendre ce qui permet de la tenir pour vraie. Vouloir suivre les motivations diverses qui agitent les élèves, c’est renoncer à instruire.

Une façon absurde de mimer la recherche

Je suis parti de l’idée qu’il y a une intelligibilité du savoir qui le rend accessible à tout esprit, d’où j’ai conclu que subordonner l’enseignement à des impératifs d’un autre ordre le dénature inévitablement. Voici un autre exemple qui n’a en apparence rien à voir avec les précédents. Des chercheurs de haut vol, véritables savants, se sont émus – à juste titre – de l’ignorance de nos enfants au sortir de l’école et de ce que trop peu d’entre eux se dirigent vers les carrières scientifiques. Pour y remédier ils ont voulu qu’on initie les élèves très tôt à la recherche. C’est une nouvelle façon de renverser l’ordre et de mettre la charrue avant les bœufs. Je n’ai jamais oublié ce que Ferdinand Alquié, grand spécialiste de Descartes et de la philosophie moderne, et aussi grand professeur, a dit aux étudiants de son séminaire, à la Sorbonne en 1968-1969, lorsque le terme de recherche a été introduit dans le libellé du diplôme qu’on appelle aujourd’hui master : il y a, nous dit-il, des choses qui ont déjà été trouvées, et qu’il est inutile de chercher. Et comme il faisait toujours de la provocation, c’était son côté pédagogue, il a ajouté, avec un accent de Montpellier qu’il cultivait : par exemple, que Descartes est né en 1596 à la Haye en Touraine, cela a déjà été trouvé, ce n’est pas la peine de le chercher. Alquié devinait ainsi ce qui allait se passer dans les écoles : j’ai vu des enfants chercher tout seuls des dates qu’il aurait suffi de leur donner, comme si cela avait un rapport avec le travail de recherche d’un historien ! On demande aux élèves de chercher sur internet ou dans des encyclopédies des choses de ce genre, au lieu de leur donner à apprendre tout simplement. Lorsqu’il s’agit de sciences expérimentales, singer la recherche est encore plus absurde, puisqu’une expérience n’a rien de scientifique si elle est coupée des principes théoriques de la science dans laquelle elle s’inscrit. Faire mimer la recherche scientifique à des élèves qui n’ont encore acquis aucune base et en particulier aucune base mathématique suffisante, c’est se moquer. Ce que d’excellents chercheurs ne voient pas, parce qu’ils possèdent ces bases théoriques sans se souvenir qu’il leur a fallu les acquérir : ils ont oublié qu’il faut s’instruire avant de se lancer dans la recherche, ils n’ont pas vu que si les carrières scientifiques n’attirent pas assez, c’est qu’il n’y a plus de véritable instruction dans les écoles. Au lieu d’y développer l’esprit critique et scientifique, on développe une curiosité irrationnelle qui fait de chacun une sorte de touche-à-tout, amateur éclairé seulement en apparence, qui confond information et savoir. Il n’y a plus alors de différence entre une classe et un salon où l’on cause, mal ancien dénoncé par Gaston Bachelard : ainsi les travaux pratiques de chimie sont souvent moins l’occasion de s’instruire et de comprendre que de jouer à produire des transformations miraculeuses, où comptent surtout le bruit et la couleur. Au bout de quelques années d’études dites scientifiques on ne sait donc pas distinguer science et opinion, comme le philodoxe que Platon décrit au livre V de sa République.

Ainsi s’allient le pédagogisme et la volonté sincère d’initier aux sciences, l’oubli du savoir et de ses méthodes d’un côté, et la volonté de préparer à la recherche scientifique de l’autre. D’où l’un des paradoxes de notre école : d’un côté on renonce à la rigueur, de l’autre on a une ambition démesurée et toute discipline intellectuelle est bannie. 

Spécialisation dispersive

Le progrès même des sciences a fait oublier l’idée d’instruction, ce qui explique aussi l’illusion des chercheurs dont je viens de parler. La recherche en effet est de plus en plus spécialisée. La connaissance scientifique a éclaté en une multitude de savoirs. Fonder une école sur cette dispersion interdit tout cursus réellement cohérent et progressif, c’est-à-dire l’instruction élémentaire, ce qui touche aussi bien les disciplines dites littéraires qui ne veulent pas être en reste. Le mal de l’école tient essentiellement à ce qu’on y a oublié qu’instruire, c’est suivre un certain ordre, celui qui commence par le b a ba : l’instruction est élémentaire ou n’est rien, aussi loin qu’elle puisse aller.

Sans discipline intellectuelle, pas de discipline tout court

S’instruire requiert qu’on suive un ordre qui va du plus simple au plus complexe et qu’on ne marche pas à l’aventure, au gré de sa fantaisie, bref qu’on apprenne ce qu’on apprend parce qu’on le comprend, ce qui suppose donc discipline et travail. Quand, avec l’idée même d’instruction, cette discipline de l’esprit est oubliée, la discipline la plus ordinaire disparaît. Conséquence inévitable, au point, je l’ai dit, que personne ne comprend plus le terme de discipline, l’idée d’une discipline qui force à être attentif, d’une discipline de travail. Que dirait-on aujourd’hui d’un professeur qui se plaindrait qu’on ne peut passer dans un couloir parce que les élèves le bouchent dans le plus grand désordre, désordre sympathique au demeurant, et j’ai dû moi-même m’imposer dans un lycée en marchant sur des corps étendus : ils se sont levés la fois suivante avant mon passage. Je raconte cette histoire parce qu’il y a prescription : aujourd’hui je serais sans doute traîné devant les tribunaux. Par ce plat apologue, je veux simplement faire comprendre ceci, que je ne développerai pas : la violence dite scolaire vient de ce qu’on a renoncé à l’idée même d’instruction : pourquoi ? Parce que par là même on a renoncé à la discipline, si bien que l’école n’est pas à l’abri de la violence sociale – laquelle n’est pas nouvelle. Autre façon de formuler cette conséquence nécessaire de la mise au second plan, de l’instruction : l’ouverture de l’école sur la vie, qui signifie qu’on renonce à l’ordre et à la méthode, à la rigueur intellectuelle. Rien en effet n’est plus confus que la vie dans cela même qu’elle a de plus plaisant.

5 – La fin du travail

Avec la discipline intellectuelle, la nécessité de travailler a disparu, la nécessité de vaincre sa paresse naturelle et de ne pas s’écouter. Le mal de l’école qui dérive inévitablement de la mise au second plan de l’instruction est qu’on n’y travaille plus. Voici des exemples.

Travail à la maison

D’abord un serpent de mer : l’interdiction dans le primaire de donner ce qu’on appelle des « devoirs à la maison ». Qu’il faille les limiter parce que la plus grande part du travail doit être faite à l’école, et que les jeunes enfants ne doivent pas être harcelés jour et nuit par un travail scolaire, je n’en doute pas. Mais on refuse de donner le moindre exercice à faire chez soi pour ne pas favoriser ceux des élèves que leurs parents peuvent aider. Conséquence : leurs parents ou telle ou telle officine spécialisée payante (c’est pour les plus aisés une niche fiscale) leur proposent des exercices qui leur permettent d’aller beaucoup plus loin que les autres. Mais il vaut mieux se donner une bonne conscience idéologique qu’organiser des études pour les plus démunis. J’entends des études où ils soient pris en main et non pas amusés par des animateurs. Ainsi, oubliant l’instruction parce qu’on fait prévaloir des considérations sociopolitiques, on accroît inévitablement l’inégalité qu’on voulait pallier. Voilà comment une médecine moliéresque tue le malade.

Apprendre à écrire chez soi

L’interdiction du travail à la maison dans le primaire a des conséquences dans toute la scolarité : mes khâgneux n’avaient pratiquement jamais eu à rédiger des dissertations chez eux avant le baccalauréat. Or si on n’a pas eu à rédiger chez soi d’abord de petits travaux, puis par exemple en seconde des travaux de quatre pages, puis en terminale de huit ou plus, et cela régulièrement, on ne peut pas savoir écrire. Pourquoi chez soi ? À la fois parce qu’il faut laisser un sujet trotter comme on dit dans sa tête pendant longtemps pour arriver à le maîtriser et parce qu’il faut une corbeille à papiers pour faire et refaire des brouillons, se relire à plusieurs jours d’intervalle, etc. Mes étudiants étaient sidérés lorsque je leur disais que j’avais rédigé avant le baccalauréat plus de cinq cents pages, sans compter ce qui est passé à la poubelle, et à la fin je savais écrire à peu près convenablement. Aujourd’hui, on ne fait plus que des travaux en classe, pour éviter cette fois internet ! Représentez-vous en outre le temps perdu : car le temps des travaux faits en classe est pris sur celui des cours.

Discipline et « fascisme » de la langue

Parler de discipline ou de travail, c’est prendre le risque de passer pour une brute qui veut que le maître règne par la force. Roland Barthes, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1977, a soutenu que la langue est fasciste. Allant dans le même sens que Bourdieu, il avait raison de dire que la langue classique n’est pas naturelle, et que la considérer comme naturelle (je comprends : donc ne pas l’enseigner) était une manière de la réserver à une élite sociale qui assurait ainsi sa reproduction. Oui, l’enseignement des lycées était trop souvent implicite, et c’est encore le cas. Mais on s’est bien gardé de conclure à la nécessité d’un enseignement explicite, c’est-à-dire de l’instruction élémentaire. On a considéré avec de pseudo-arguments linguistiques que la langue ne doit pas reposer sur une grammaire normative, que chacun doit s’abandonner à la spontanéité de ses émotions et ne pas être bridé par la nécessité d’écrire selon des règles, que l’oral seul compte, etc. On a même préféré le journal aux grands auteurs. Il est vrai que j’ai vu qu’on revenait parfois aux Fables de La Fontaine et à Hugo. Mais enfin, sait-on que dans les années soixante les élèves de sixième avaient 8 heures de cours de français, et qu’ils n’en ont aujourd’hui que 4 heures et demie ?

Musique et entraînement

Autre exemple. L’instruction suppose qu’on fasse régulièrement des exercices, comme apprendre à jouer d’un instrument requiert qu’on fasse tous les jours ses gammes. Mes enfants, il y a plus de vingt ans, ont découvert le travail non pas au collège mais au conservatoire de musique. Un ami directeur de conservatoire me dit qu’aujourd’hui il est difficile de faire comprendre aux familles et aux enfants ce que c’est que travailler son instrument : l’entraînement en effet n’est plus admis que dans le sport où il va jusqu’à ruiner le corps humain. Qu’un enfant chez lui fasse un travail régulier, quotidien, cela dérange toute la famille. Et l’on s’étonne après cela, à grand renfort de statistiques, que les enfants de professeurs réussissent mieux que les autres ! Certains prétendent même que cela est dû, je cite, à la « culture scolaire » qu’il faudrait abolir.

Bruno Julliard, adjoint au Maire de Paris chargé de la culture, a fait part en décembre 2012 aux professeurs des conservatoires de Paris de son hostilité envers leurs établissements qu’il dit « élitistes ». Je traduis : ils exigent trop des élèves et donc ceux qui ne travaillent pas sont laissés sur le bord de la route, et ceux qui travaillent le doivent à leur milieu social. Là encore, la bonne conscience idéologique coûte moins cher que de doubler la capacité des conservatoires ! J’ai appris aussi qu’on y refusait maintenant de renvoyer les élèves qui ne travaillent pas leur instrument, qui sont absents et qui prennent la place de ceux qui voudraient y entrer pour travailler.

Moins on en fait plus on est débordé

Nos élèves sont désorientés moins pour des raisons sociologiques ou psychologiques, car ces raisons ont toujours existé d’une certaine façon, que parce qu’on ne leur a jamais imposé de travailler. Jean Robelin, qui était professeur à l’université de Nice, a écrit une Tribune le 10 Mars 2013, La gauche et l’éducation, que vous trouverez sur le site de l’Humanité  et qui dit tout ce qu’il faut dire sur l’état de notre école et sa destruction par la gauche (comme moi il n’attend rigoureusement rien de la droite en la matière). Jean Robelin écrit qu’un étudiant de vingt ans est généralement affolé lorsqu’on lui demande de lire vingt pages. Les parents eux-mêmes ont l’impression que leurs enfants sont harcelés par leurs études parce que plus personne ne sait ce que c’est que travailler à l’école. Moins on en fait et plus on se croit surchargé de travail.

6 – Comment refonder l’école ?

Ce que je dis du désastre de l’école paraît trop gros, incroyable, même à mes meilleurs amis, même en famille. Mes principes paraissent simplistes et l’école que je propose vieillotte. Il m’est toutefois arrivé récemment d’être conforté par une jeune cousine qui termine ses études d’infirmière par un stage dans un grand hôpital. Un de ses collègues lui disant qu’il allait devoir pour une perfusion prendre mille millilitres de je ne sais plus quel liquide, elle lui a dit : « tu veux dire un litre », et celui-ci lui a alors demandé comment elle l’avait calculé… Bon nombre de ses collègues, me dit-elle, par ailleurs de qualité, ne peuvent pas calculer sans machine la dose d’un médicament ou d’une injection, et du coup ils n’ont pas la moindre idée de ce que peut être un ordre de grandeur, de sorte qu’une erreur de trois zéros est possible : on en meurt parfois. Elle-même a peur d’être hospitalisée un jour. Marguerite Yourcenar se plaignait déjà de la serveuse du supermarché, incapable de rendre la monnaie sans la machine, et elle mettait cela sur le compte de l’école américaine… Nous l’avons égalée.

C’est que l’instruction est, pour nos contemporains, d’un autre temps, peut-être mythique. Tout se passe en effet comme si, parce qu’on va dans la Lune, il fallait aujourd’hui apprendre à marcher aux enfants d’une nouvelle manière : comme si à cause de ces changements la marche devait suivre d’autres principes qu’autrefois. Or l’éducation physique, lorsqu’il y en a une, suit les principes que suivaient les Grecs dont en effet l’éducation était d’abord physique parce qu’il fallait que les citoyens soient de bons soldats. De là, j’aime le rappeler, les épreuves des Jeux Olympiques qui correspondent d’abord aux jeux donnés lors des funérailles de Patrocle au chant XXIII de l’Iliade. Faudrait-il aujourd’hui interdire la course à pied et commencer par apprendre à piloter les avions ? Faudrait-il considérer l’idée républicaine comme obsolète parce qu’elle a été formulée il y a deux mille cinq cents ans et qu’il y a eu depuis lors de grands changements dans la société ? Le drame de l’école vient de ce qu’on y improvise sans cesse des réformes comme si on n’avait jamais su enseigner avant nous, et l’idée même d’instruction élémentaire devient totalement inintelligible. Ainsi, pourquoi se presser d’informer les élèves des dernières découvertes sans leur faire suivre les étapes nécessaires à leur compréhension ? Par exemple, à quoi bon parler de big-bang à des élèves qui n’ont jamais regardé le ciel, ou d’ADN s’ils ne savent pas distinguer un animal et un végétal et n’ont jamais pu faire de chimie ? Pourquoi ne pas commencer par faire observer et décrire, ce qui apprend en même temps le français ? Par faire de la botanique et de la zoologie et non pas par parler de molécules ? Théodore Monod regrettait la disparition de l’histoire naturelle. Ce que je demande pour l’école ne trouvera pas d’obstacle du côté des élèves mais de leurs parents qui contrairement aux paysans de la troisième République s’imaginent savoir et donc pouvoir juger de l’enseignement que reçoivent leurs enfants. Il est vrai aussi que ce que je dis implique une révolution dans la formation des maîtres.

Que faut-il et que suffit-il de faire pour avoir une véritable école ? Habituer les enfants à la classe progressivement dès la maternelle : les philosophes qui ont fait l’expérience du préceptorat au XVIIIe siècle (je l’ai déjà dit sur Mezetulle) considéraient la classe comme salutaire parce qu’elle apprend à l’enfant à n’être plus le seul roi du lieu. Cela suppose évidemment que les parents d’élèves cessent de jouer le même rôle à l’école que les aristocrates qui harcelaient les précepteurs. Entraînons assez tôt les élèves à écouter en silence (discipline dont on est aujourd’hui dispensé à l’école et même à l’université), puis à suivre le cours d’une pensée organisée conduite par un maître, au lieu de les laisser à leurs préjugés ; donc ne considérons pas le cours magistral comme une aberration. Habituons-les à faire des exercices, à apprendre des leçons, à travailler – un travail intelligent et non pas des punitions vexatoires et sans intérêt. Ou encore donnons une grande place à la récitation de poèmes – j’ai vu un jeune homme ébahi au théâtre demander à l’acteur comment il pouvait savoir tant de vers par cœur ! Et dès le plus jeune âge, lisons de belles pages de la littérature française, sans quoi on ne peut pas apprendre vraiment sa propre langue, et la langue alors reste un privilège de classe – d’où, en effet, le terme de classique qui vient de classicii, la haute, par opposition aux proletarii. Ce programme ne ruinerait pas les finances publiques, il n’exige pas des moyens considérables, sinon la détection, le plus tôt possible, des 12%, je crois, de dyslexiques, et la prise en compte des élèves que des raisons particulières empêchent de suivre la voie commune et qui sont aujourd’hui noyés dans la masse, et surtout la mise en place systématique, je dis bien systématique, d’un enseignement du français pour les étrangers quels qu’ils soient, pas seulement les fils d’ambassadeurs des lycées internationaux.

Une telle refondation réelle de l’enseignement primaire pourrait au bout de cinq ans permettre la refondation des collèges et plus tard des lycées. Car il faut du temps dans ce domaine comme dans les eaux et forêts. Et les élèves seraient préparés par l’esprit de l’instruction publique et par la discipline ordinaire qui lui est liée à exercer leur fonction de citoyen. Par-dessus le marché, une instruction élémentaire étant nécessairement générale à tous les niveaux, elle leur permettrait d’affronter la vie professionnelle pour laquelle très souvent aucune formation spéciale préalable n’est possible étant donné la transformation incessante des compétences exigées. Alors on cessera de voir dans l’école un fournisseur de compétences soumis au marché du travail.

7 – Quels sont les présupposés de mon propos ?

Je l’ai dit, mes propos passent pour simplistes. Ils irritent parce qu’ils signifient que depuis cinquante ans au moins, au lieu de corriger les défauts d’un enseignement qui reposait sur une tradition de plus de deux mille ans, puisqu’elle venait des Grecs par l’intermédiaire des Romains et des chrétiens, puis de l’école laïque, on a rompu avec cette tradition.

Quels sont mes présupposés ? Ceux-là même qui m’ont déterminé à enseigner la philosophie. Et d’abord celui-ci : l’homme pense ! Hegel disait qu’il faut répéter sans cesse que l’homme pense. Que l’homme pense signifie que sa vie dépend de ses représentations et donc que la maîtrise de ses représentations est essentielle, qu’elle seule peut lui permettre de prendre pour sa vie les décisions qui conviennent. Les orateurs politiques l’ont toujours su, nos communicants le savent, eux qui gouvernent le monde en fabriquant les opinions et les désirs des hommes. Celui donc qui ne veut pas être le jouet de ses représentations illusoires, d’où qu’elles viennent, doit apprendre, c’est-à-dire apprendre à distinguer le vrai du faux. La philosophie est la volonté de comprendre, de vivre selon ce qu’on comprend et non selon des opinions qui s’imposent sans qu’on les ait jugées. Certes, s’être élevé à une telle idée de la philosophie interdit qu’on se dise soi-même ou même qu’on tolère d’être dit philosophe..

Cet idéal philosophique est-il donc trop élevé pour une école publique ? Je ne suis moi-même ni Platon, ni Descartes ; je n’ai jamais imaginé m’adresser seulement aux futurs Platon et Descartes. Une instruction élémentaire réelle suffit à élever un homme assez haut pour qu’il mène une vie d’homme et qu’il exerce sa citoyenneté : cette instruction peut s’adresser au plus grand nombre. Il le faut, parce qu’il y a une relation nécessaire entre le savoir et la liberté. Condorcet l’a dit une fois pour toutes. Relisons ce que j’ai déjà cité sur Mezetulle : « Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à la raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves. » (Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique 1792) Tout est dit. Pour que le savoir ne soit pas un instrument de pouvoir, il faut une instruction publique. Attention ! Le maître qui opprime des esclaves se dit en latin dominus, et non pas magister, il n’est pas maître dans le même sens que le magister, maître d’école, qui au contraire apprend à se libérer de toute domination.

8 – École et république

Tout à l’école doit être subordonné au dessein d’instruire, tout sans exception, ou bien il n’y a plus d’école. Mais du seul fait qu’elle instruit, l’école est l’école du citoyen. Et notez ce point essentiel : si elle est l’école du citoyen, si elle doit être l’école de la République, ce n’est pas parce qu’elle est subordonnée à un dessein politique. Il y aurait certes dans cette école, si elle existait, une instruction civique, qui rendrait compte des institutions et de ses lois, mais sans leçons de morale, puisque la discipline intellectuelle et la discipline de travail liées à la nature de l’instruction, ainsi que la nécessaire discipline de la classe, comportent déjà l’essentiel de la morale. Alain se moquait des cours de morale, parce qu’il jugeait que l’instruction suffit à former le jugement et l’esprit critique. Là encore, subordonner l’enseignement à l’inculcation de ce qu’on appelle les valeurs de la République, c’est oublier l’instruction, nécessairement. Au fond, c’est concevoir l’école publique sur le modèle de certaines écoles privées où les exigences confessionnelles et idéologiques l’emportent sur le dessein d’instruire et déterminent le choix des parents. On peut pardonner à Jules Ferry qui avait à lutter contre la domination du clergé catholique sur l’enseignement d’avoir institué une morale laïque, d’autant qu’il tenait aussi à l’instruction. Mais dans une école qui ne remplit pas sa fonction propre d’instruction, à quoi bon des cours de morale ? Et comment, étant donné l’état d’esprit de la société et des parents d’élèves, comment, quand l’autorité des maîtres n’est pas reconnue, et cela non pas accident mais pour les raisons de principe que je viens de formuler, parce que l’instruction n’est pas la fin de l’école, comment éviter qu’on impose, en guise de morale, l’idéologie régnante, celle du marché ? Instruisons donc les élèves, et l’on verra ensuite s’ils ont besoin de leçons de morale.

L’obligation scolaire

On objectera à coup sûr à ce que j’ai dit de la motivation, que je la remplace par une discipline qui est une contrainte du même ordre, puisqu’elle s’impose aux enfants le cas échéant malgré eux. Mais contraindre à apprendre, est-ce opprimer ? Dans une vraie classe, ce qui suppose en effet discipline, l’enfant prend conscience de l’obligation pour tout homme de s’instruire s’il ne veut pas demeurer esclave. En un premier sens l’obligation scolaire s’adresse aux parents, en un second, aux enfants : elle est vécue par eux comme une contrainte quand l’intérêt du savoir s’éveille tard ou trop faiblement. Ainsi une exigence morale dans son fond – libérer l’homme – appelle une politique de l’école, une politique d’instruction publique : il faut choisir entre la contrainte du milieu, origine des motivations, et un ordre d’artifices et de contraintes qui se revendique comme tel, à savoir l’institution scolaire : la fonction institutionnelle de l’école est de délivrer l’homme de la société. Entre subordonner l’école à la société, donc la détruire, et instituer une véritable école, il faut choisir.

Républicains et pédagogistes

Avant de conclure, une remarque. Je ne me contente pas d’opposer républicains et pédagogistes. Opposer républicains et pédagogistes peut en effet s’entendre en plusieurs sens. D’un côté il y a de sincères républicains parmi ceux qui sont pédagogistes au sens péjoratif que j’ai donné à ce terme. Mais ils ne voient pas la contradiction qu’il y a entre le pédagogisme et l’exigence républicaine. De l’autre côté des républicains veulent, comme je viens de l’indiquer, un catéchisme des valeurs qui n’est pas une véritable instruction : or l’instruction, si du moins la laïcité n’est pas un vain mot, ne saurait par exemple interdire à un élève d’être monarchiste pourvu qu’il respecte dans sa conduite les lois de son pays. Il y a donc une façon très pédagogiste d’être républicain !

Conclusion

L’exigence d’une école de la République repose sur une idée du rapport de la liberté et du savoir qui n’est pas d’abord « politique ». Et en effet, la philosophie a formulé l’idée de république, mais ce n’est pas en tant qu’elle serait une philosophie politique d’abord, c’est parce qu’elle est la philosophie tout court, la volonté de comprendre, de penser. Je veux bien qu’on me dise républicain par opposition aux pédagogistes, mais ce n’est pas mon républicanisme qui détermine ce que j’ai dit de l’enseignement, c’est rigoureusement l’inverse. Et celui qui aime le savoir (comme le dit en grec le mot de philosophie), s’il l’aime réellement, est pédagogue : la vraie pédagogie consiste pour un professeur à refaire sans cesse son cours pour le rendre plus intelligible, ce qui revient pour lui à réapprendre ce qu’il sait. Et cela est vrai de l’instituteur qui retrouve devant sa classe les règles de la soustraction, aussi bien que de Kant qui disait qu’il faut faire cours pour s’assurer que ce qu’on pense est intelligible, c’est-à-dire qu’on se comprend soi-même. Car apprendre vraiment est toujours réapprendre, comme l’a montré Platon.

 

Appendice

J’ai lu le 28 mai sur le Nouvelobs en ligne une interview d’un sociologue, François Dubet, présenté comme un fin connaisseur des questions scolaires, et interrogé sur le rapport de la Cour des Comptes sur la gestion des enseignants (gestion qui, je sais, est catastrophique). Tout ce que disait Dubet n’est pas faux, loin de là. Mais sur le principe, sur la cause et la nature du mal présent, qu’il reconnaît, il soutient très exactement le contraire de ce que l’on vient de lire : le mal viendrait selon lui de ce que les professeurs du second degré continuent de se considérer comme des savants [sic] alors que le public a changé puisque aujourd’hui on accueille tout le monde dans les collèges contrairement à ce qui se passait auparavant. Je soutiens au contraire que c’est cette façon de penser qui est la cause du mal.

Cette étiologie est aberrante à plus d’un titre.

1/ Ce qu’elle prétend n’est pas vrai du primaire qui accueille tout le monde depuis longtemps et dont la situation est devenue très mauvaise selon Dubet lui-même. 

2/ Ce bouleversement date du baby boom, et il ne reste plus aucun professeur en place ayant connu les lycées d’antan. Certes, cela ne prouve pas que l’ancienne mentalité n’a pas laissé des traces, mais il ne semble pas qu’aujourd’hui les professeurs dans leur grande masse se prennent pour des savants !

3/ Pourquoi les fils de bourgeois auraient-ils pu avoir pour professeurs des savants, mais pas le tout venant ? Et pourquoi ceux-ci auraient-ils besoin d’une pédagogie spéciale ne reposant pas sur le savoir ?

C’est ce que j’appelle le mépris des élèves. Ce mépris peut venir de la nostalgie du lycée bourgeois, qui était en réalité le lycée des chahuts et de la violence, lycée dénoncé par Alain avant 19142, mais il peut venir aussi de considérations sociologiques bien intentionnées. Où l’on voit que les plus réactionnaires et la gauche présente s’entendent fort bien, et le rapport de la Cour des comptes en est une preuve de plus.

Notes

1 – « …un enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait trouver… ». Descartes, Discours de la méthode, II (avant dernier alinéa).

2 – Voir sur Mezetulle.net l’article Pacifier l’école.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, juin 2013, janvier 2016.

Quand les conservatoires « se bougent le bacon »

Poursuivant son enquête sur la politique « tendance » en matière d’enseignement de la musique, Dania Tchalik a déniché un document estampillé « Conservatoires de France » et « Philharmonie de Paris » tellement consternant qu’il en devient comique. À lire ce torchon issu d’un brainstorming dont la « créativité » s’affranchit des règles élémentaires de la syntaxe (sans parler de l’orthographe), on pourrait croire à un canular. Mais non, sous le titre « Affranchissons-nous d’un modèle obsolète et traçons de nouvelles voies, acte II » ce compte rendu d’un forum tenu en octobre dernier n’est pas une blague. Explication de texte.

Après son recul tactique du printemps 2015 devant la grogne des professionnels contre la fin des aides d’État aux CRR et CRD1, le ministère de la Culture n’a pas manqué de reprendre l’initiative face à la contestation. Ainsi, le 26 novembre dernier s’est tenu rue de Valois un groupe de travail où le ministère et ses partenaires (en tête desquels on trouve les inévitables élus locaux) ont présenté un projet de « réinvestissement » qui a tout d’un diktat2. Comme on le pressentait3, nos têtes pensantes « proposent » dorénavant de conditionner l’accès aux subventions à l’introduction de nouvelles disciplines censées mieux répondre à la diversité des cultures et à la demande des jeunes, ce qui revient en l’absence de moyens supplémentaires à remplacer au moins partiellement l’enseignement spécialisé par une animation socioculturelle pour le moins fumeuse – une manœuvre permise par le dépoussiérage des critères actuels de classement des conservatoires. Au nom de la démocratisation, le ministère s’apprête à étêter les 3e cycles préprofessionnels hors des quelques établissements abritant un pôle supérieur, régler du même coup le sort des PEA4 (qu’on ne recrutera donc plus que dans ces niches écologiques) et enterrer sans coup férir le plan Landowski qui visait à assurer l’accès égal de tous à un enseignement de qualité5. Enfin, pour rentabiliser les établissements on prévoit d’augmenter les effectifs d’élèves à moyens constants tout en généralisant les cours collectifs d’instrument, mais aussi de rendre les agents corvéables à merci (au mépris des statuts ?) en décrétant les conservatoires accessibles le week-end et les vacances scolaires – la culture pour chacun et la réussite pour tous réclamant quelques sacrifices.

Mais c’est probablement à la lecture du compte rendu du Forum de l’association Conservatoires de France qui s’est déroulé les 19 et 20 octobre dernier à la Philharmonie de Paris qu’on discerne le mieux les prémisses de l’avenir radieux qui attend nos conservatoires. Il est vrai que le zèle du supplétif dans l’âme qu’est le réformateur pieux (pour citer Jean-Claude Milner6) en révèle bien davantage que la prudence naturelle du gestionnaire. Pour plus d’efficience, nos pédagogues n’ont pas hésité à recourir à l’expertise du cabinet Wigwam Conseil et de sa (bien nommée) technologie Micmac® : ce brainstorming a ainsi accouché d’un document7 dont la créativité hors norme inspirera au musicien non averti des états d’âme, voire quelque inquiétude au sujet des moquettes de la Philharmonie nouvellement construite. Certes, « pour explorer de nouvelles voies », il faut « s’essayer à prendre du risque » (p. 28) – mais est-ce bien aux élèves, aux personnels, enfin au contribuable de payer l’addition ?

Le Conservatoire du XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas

Quelques éléments de langage assénés jusqu’à satiété dénotent une propension certaine à une religiosité diffuse et postmoderne dont les prêches 2.0 se font nécessairement power-point à l’appui et où le paper-board tient lieu d’Évangile. Chaque page ou presque s’ouvre par ce refrain éminemment lyrique : « ce serait merveilleux si… ». L’emploi du registre du surnaturel (« un monde à ré-enchanter par l’accès de tous à la pratique artistique », p. 4) et la récurrence de l’exhortation (« osons ! », p. 5 ; « rêvons à une Utopie Commune, Humaine, et Éclectique », p. 4) annoncent une vision proprement mystique : le fidèle s’abîme dans la contemplation du « travail par cercle » rassemblant « élus, enseignants, parents, élèves, partenaires culturels », tous pressés « à la fin d’échanger tous ensemble ! » (p. 7). De quoi rendre obsolètes les fantasmagories d’un Jérôme Bosch !

Si les intentions affichent leur pureté (« contribuer à la transformation de la société », p. 10 ; « révéler le citoyen » afin que celui-ci « se sente en capacité [sic] d’être créateur8 », p. 8 et 9), il ne s’agit plus d’émanciper le futur citoyen par l’instruction mais, au contraire, de l’insérer dans une communauté éducative que des agents préposés seront chargés d’animer. « Ce serait merveilleux si tout le monde avait accès à une maison ouverte, si la diversité est ressentie comme une richesse » (p. 17) : quand la culture se réduit à son « sens large » (p 8) et à son acception sociologiste, les « métissages » (p. 11) émergent comme la valeur première d’une société inclusive que ne renieraient pas Terra Nova ou les auteurs du rapport Tuot9.

Un progressisme… régressif

Comme toute religion, le pédagogisme possède son dogme, son culte et, on l’aura compris, son clergé. Son corpus idéologique se résume à quelques oppositions binaires : « l’expérimentation libre » (p. 8) se veut l’antithèse de la règle rigide, « l’itinérant se substitue au fixe » (id.), la créativité10 et l’innovation à la tradition. Exaltant les valeurs collectives, le partage et le groupe (« le rassemblement des gens fera sens », p. 7) aux dépens d’un individualisme honni, ce jargon se veut « joyeux » et subversif dans la lignée de Mai 68 mais se fige à mesure de son institutionnalisation (un comble !). Pour faire bouger les lignes on privilégiera ainsi le sensible, la fusion des âmes et l’émotion à la dimension rationnelle pourtant inhérente à toute transmission de connaissances, le tout pour « inventer les nouveaux chemins permettant à chaque trinôme (élève, enseignant, structure) de révéler et de partager sa part d’artiste » – comme si les voies de la créativité et de l’originalité artistiques n’étaient pas impénétrables. De même, on favorisera la « porosité » (p. 27) – alias transversalité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité, transdisciplinarité, rayez la mention inutile – entre les disciplines artistiques, bien entendu au détriment de chacune d’entre elles.

Pour autant, ce progressisme festif, friand de happening et d’idéal communautaire (communautariste ?) puise également à foison dans une vulgate écologiste factice et régressive. La mention de la « permaculture » (p. 2) renvoie à l’impératif de « partage avec le groupe dans un environnement propice » nécessaire au « développement harmonieux de l’enfant » (p. 10). Par un glissement qui a tout de l’escroquerie intellectuelle (on voit mal comment une école d’art pourrait de près ou de loin participer à la nécessaire lutte contre l’étalement urbain ou la destruction de la biodiversité) le conservatoire pragmatiste vire, dans un esprit new age, à l’« idée écologique – certifiée projet DD » (p. 3). Ainsi s’expliquent les références incessantes à la « ruche » (p. 5), aux « rhizones » (sic, p. 16) et autres « pépinières des arts » (p. 15). Mais derrière le care et le maternage bêtifiant perce un fatalisme : l’enfant, et donc l’adulte, ne sont rien en dehors de leur environnement socio-économique immédiat. Le « lieu de vie artistique » (p 18) cher à Meirieu et l’injonction « jardinons un quartier » (p. 19) renvoient alors à un « retour à la terre » (pardon, au territoire) que ne renierait pas Maurras11 – on se souvient que l’« État Français » lui-même se voulait à la fois rassurant et décentralisateur. Le « Conservatoire à rayonnement vital » (p. 18), avec son attirail démagogique où prolifèrent les néologismes, anglicismes et autres références aussi grotesques que datées au langage djeun’s, porte bien son nom en tant que lointain héritier du vitalisme de l’entre-deux-guerres et en particulier du fascisme italien12. Et dans cette même perspective, le « prolongator » (p. 6), le « cart’able » (p. 7) ou le « zardin des zarts », inquiétante utopie où il s’agit de « toucher » (sic !) l’individu dès ses premiers jours en l’intégrant dans la collectivité du berceau à la tombe13, ne font pas que singer, avec la lourdeur caractéristique de l’État culturel, l’entertainment américain.

C’est dans ce contexte de contrôle social liberticide que s’exerce l’obsession de nos pédago-gestionnaires pour la démagogie, le localisme et l’autonomie des établissements. « Pour que le politique prenne des décisions sur des objets partagés, un vrai fondements [sic] et des outils » sont nécessaires pour « dépasser les a priori et co-construire une feuille de route avec tous les acteurs, portée politiquement [ !] pour un meilleur ancrage au sein du territoire où le conservatoire rayonne » (re-sic, p. 15) : on ne saurait mieux dire. Il devient alors urgent « d’associer la société civile [et les rapports de force qu’elle reflète et produit] au fonctionnement de l’établissement » et aux contenus de l’enseignement dispensé, de façon à ce que « les politiques commencent à nous voir !! » (p. 24). Savants et artistes (Mozart !) rêvaient jadis de s’affranchir du pouvoir ; aujourd’hui, se placer sous la coupe de politiciens ignares relève du dernier chic.

Le constructivisme est un consumérisme

Ce repli vers le local et l’immédiateté entraîne la négation de la fonction même d’élève. Désormais, il s’agit de célébrer l’Agneau de Dieu, innocent et vierge de tout savoir : l’Enfant rêvé d’un rousseauisme mal digéré, érigé au centre du système selon les canons de saint Meirieu. Mieux : les adultes eux-mêmes finissent par retomber en enfance en se motivant à l’aide de (pseudo ?) dessins d’enfants dans le cadre d’une rencontre professionnelle.

Pour bâtir « un projet centré autour de l’enfant et de sa famille » (p. 3) on choisira donc « des lieux repérés » (sic !) « où se concentrent l’ensemble des partenaires: sociaux, éducatifs, culturels » (id.) pour y établir « un projet d’école expérimentale qui soit modulaire, sans aucun cursus préconçu » et avec « plein de modules différents dans tous les arts » (p. 9). Dans un vertigineux zapping culturel, on « partir[a] du projet de l’élève, quelque [sic] soit le projet » [ !] pour que chacun puisse « construire son parcours avec les différents modules proposés par l’école ». On se situe alors dans l’optique d’une négociation ou d’un contrat (« un temps de dialogue avec l’élève pour formuler son projet, du temps aussi important [voire bien plus important] que le temps d’enseignement », p. 13) ; l’enfant s’efface devant le client, prompt à « s’exprimer » et à faire « émerger [ses] envies ».

C’est alors que les priorités évoluent : « créer des ambiances qui suscitent cette créativité » (p. 14) et « susciter des espaces temps » (sic, p. 20) devient autrement plus important que de perdre son temps à des détails aussi futiles qu’une progression de cours. On instaurera donc un « enseignement oral pendant 1 an, sans partition14 », à l’image des évolutions déjà actées (ou en voie de l’être) dans maints départements de formation musicale. « Approche globale de la pratique » oblige (p. 27), on se préoccupera « de l’être humain plus que sa spécialisation » [sic] et « on ne se concentre[ra] pas sur le débutant mais sur l’artiste amateur qu’il va devenir » (p. 13). Alors, « pendant un temps non défini, [l’apprenant] expérimentera dans [sic] tous les arts, au sein d’un espace modulable » (p. 27) : de quoi « aboutir à des croisements inattendus », à l’image de la « guitare sur poney15 » chère à Vincent Peillon. Mieux : en imposant la « pédagogie de projet et de groupe » on fera évoluer la posture de l’enseignant « du face à face au côte à côte » (p. 10) pour aboutir à « un collectif d’enseignants au service d’un collectif d’élèves » (p. 27). Mais pour que ce consumérisme décomplexé parvienne à assurer le triomphe définitif de l’« offre de services » (p. 20) sur la transmission de connaissances, il reste à actionner un levier décisif, celui du management transversal16.

Souriez : vous êtes manipulés !

Associée au mirage de la « personnalisation », la créativité pour tous se fracasse alors immanquablement contre le manque de maîtrise technique chez le prof form(at)é comme chez l’élève ignare, l’affaissement budgétaire et l’incompatibilité foncière entre l’institution scolaire et une vision fantasmée de celle-ci, à mi-chemin entre le guichet de services et l’officine de préceptorat. Le renoncement à l’instruction a pour corollaire la manipulation de l’élève et de ses proches (« en touchant l’enfant on touche la famille, et l’intergénérationel » (sic), p. 23) mais qu’importe : pour que le conservatoire soit « particip’actif » (p. 2) et devienne un « créa’novatoire » (p. 21), « pour que la diversité des publics soit une force de changement » (p. 22) – « c’est maintenant ! » (p. 18) – on s’appliquera à « stimuler l’engagement des enseignants en toute sérénité » (p. 3) sans pour autant oublier cette réalité éternelle : « les plus souples et les plus ouverts sont les élèves » (p. 4). Professeurs et apprenants seront ainsi évalués sur leur « motivation » ; et « pour qu’enseignants et bénévoles [ !] développent une dynamique commune » on mettra en place une « agora 2.0 » (p. 3) et des « outils collaboratifs permettant de dépasser les différents obstacles » (p. 4) – les esprits chagrins décèleront ici une subtile allusion au corporatisme et aux résistances au changement d’enseignants nécessairement réactionnaires. C’est pourquoi ces derniers seront dûment « accompagnés » (p. 9) dans un processus d’infantilisation sournoise où la « co-construction » (p  15) ou « co-création » (« simple : on se prend pas la tête / ça dure pas longtemps », p. 8) ne modère en rien le « pilotage » (p. 26), aussi « participatif » et « partagé » soit-il – il est vrai que dans une démocratie participative on « invite » au lieu d’« impliquer » et on n’use pas de la contrainte à visage découvert… Bref, ce bougisme ravi qui, la main sur le cœur, prétend « partir des enseignants, des animateurs, de ceux qui sont au plus près sur les territoires » (p. 5) nous invite aussi et surtout à « casser nos peurs » (p. 15) et à se départir de notre esprit critique pour écarter le résidu de pensée cartésienne et de certitude qui persiste en tout être doué de raison.

Que les projets transversaux croissent et se multiplient, que cent fleurs s’épanouissent grâce au concours providentiel de « brigades d’intervention artistique17 » (p. 24) ! L’improbable fusion entre le collectivisme, point de ralliement de toutes les dictatures, et le libéralisme effréné laissera-t-elle à l’individu le droit de disposer de centres d’intérêt autres que son dévouement ? Mais pour chasser le doute et « susciter la motivation pour changer » (p. 20) le salut passe par la formation (« tous form’acteurs ! », p. 25) qui, seule, permet de s’emparer des bonnes pratiques, à l’image du dispositif prévu pour la réforme du collège18. « Pour faire évoluer les esprits » (p. 21) et s(t)imuler l’enthousiasme, l’activisme de komsomol fait merveille ; on notera cependant que le « continuer continuer continuer ! » (p. 17) relègue l’« apprendre, apprendre et apprendre » du camarade Lénine au rang des antiquités.

Dans cette même veine, les enseignants seront invités à « aller voir ailleurs » (sic !), à « libérer le temps (re-sic) ou à « organiser des séances de travail avec des coachs extérieurs » : bref, à se dessaisir de la discipline qu’ils ont longuement étudiée et qu’ils persistent à transmettre au quotidien malgré les procès en réaction. L’heure est au prof multicartes… et au gisement d’économies : « ce serait merveilleux si chaque acteur était lui-même porteur d’ouverture et de polyvalence, dans son ADN » (p. 25). D’une école, le conservatoire évolue alors vers une plateforme « AIR BNB » (p. 20) : « inspirons nous, ressources nous [sic], bougeons nous le bacon !! ». La « recherche » s’éloigne de la démarche scientifique et « l’innovation » se fait vaine extravagance, tout juste utile pour se valoriser au sein de la technostructure.

L’inflation bureaucratique

« Ce serait merveilleux et joyeux si le développement des pratiques artistiques favorisaient [sic] le développement humain ! » (p. 5). Quand l’utilitarisme pédago vante les discutables notions de compétences capitalisables ou de valorisation d’un territoire tout en promouvant la gabegie du numérique (p 6), les politiques pressés avant tout d’amorcer l’inversion de la courbe applaudissent à tout rompre. Mais outre leurs implications à long terme, ces orientations génèrent dans l’immédiat une surenchère bureaucratique propre à dégrader les conditions de travail (en novlangue : élargir ou empiler les missions) d’agents publics.

C’est ainsi que Conservatoires de France réclame « un travail collectif sur l’élaboration d’un socle commun » (p. 11) alors que depuis dix ans, cette usine à cocher des cases n’en finit pas de miner l’enseignement primaire et secondaire. Et on ne sait plus où donner de la tête face aux innombrables « plateformes », « conseils de territoire » (p. 21), « plans d’action » (p. 3), « expérimentations/évaluations en aller retour » (p 6), « projets d’établissement » écrits et réécrits (p. 18), « temps de concertation » (p. 19) et autres « diagnostics partagés » (p. 13) dûment pilotés : la profusion sémantique est éloquente. Affirmer que « chacun trouve[ra] sa place » dans une frénésie où seul importe le fait de « mettre [coûte que coûte] en synergie différents acteurs du territoire autour de projets culturels » (p. 13) relève, au choix, du vœu pieux ou de l’allégation mensongère. Au lieu d’« identifier des savoir-faire des enseignants et des équipes, connaissances et talents, au-delà de ce que l’on connait d’eux » (p. 23) ne serait-il pas plus raisonnable de confier aux enseignants ce qu’ils savent faire de mieux, à savoir enseigner leur discipline ?

Lieu de vi(d)e

Le conservatoire réformé se définit alors comme « un espace de transition, à la jonction de différents espaces » (p. 26) ; il est tour-à-tour (ou simultanément ?) « un lieu physique et virtuel », un « espace de pratique et de conception combinatoire » [ !] et « un lieu mobiles [sic], à la fois éphémère et dans la durée » (p. 5). Bref, il est ce qu’il n’est pas et il n’est pas ce qu’il devrait être – une institution publique d’enseignement de l’art. Lieu « fédérateur », « partagé » et « ouvert à tous dont ceux qui n’ont pas l’habitude » (sic), il est susceptible de « se déplacer sur des lieux de fréquentation (centre commercial par exemple) » et permet à ses acteurs de « se mélanger avec d’autres : élèves, extérieurs à l’équipement » (p. 26). Il propose pêle-mêle « atelier, stage, workshop », en un mot, tout sauf le cours ou la leçon, tant honnis de nos pédagogues19, de la « convivialité : café, boissons, concerts », des « informations sur ce qui se passe autour » et même une « billetterie/kiosque/infos que l’actu culturelle du territoire » (sic, p. 26)…

Mais au nom de quel principe ? « Celui qui trouve n’a pas bien cherché ! » : il faut être out of the box, nous dit le manager (p. 12). Pourtant, l’injonction à la créativité produit le résultat inverse de celui escompté : en musique, passer « d’un processus d’empilement à un processus de croisement » (p. 11) ou bien remplacer le cloisonnement par le réseau et la duplication par l’évolution (p. 25) ne signifie rien en soi. Cette propension à ignorer (dans les deux sens du terme) la matière et la pratique musicales tient à la fois de l’aveu d’incompétence et de l’acte militant. « Se bouger le bacon » revient alors à nous prendre… pour des jambons ; quant à la confiance accordée par les politiques à des experts hors sol, elle relève, au choix, de l’inconscience ou d’une obstination maladive. Maigre consolation pour le musicien : son art n’est pas le seul visé, le management s’appliquant à détruire jusqu’à l’idée même d’institution publique. La musique y survivra, certes – mais les innombrables élèves qu’on bercera en les assignant à résidence dans leur environnement d’origine ne sauront peut-être jamais qu’ils auront été victimes d’un processus de réformes authentiquement élitiste.

Notes

1 – Conservatoire à Rayonnement Régional/Départemental.

4 - Professeur d’Enseignement Artistique.

6 - J.-C. Milner, De l’École, Lagrasse, Verdier, 2009, passim.

7 –  http://www.fichier-pdf.fr/2015/12/05/conservatoires-de-france-forum-19-20-oct-2015/ .
Le texte intégral de ce chef d’œuvre est publié ci-dessous.

8 – La nostalgie est un sentiment éminemment suspect… sauf lorsque son objet se nomme Jack Lang.

10 - Une créativité qui transparaît aussi dans l’orthographe et la syntaxe plus qu’incertaines de ce document, pur produit du pédagogisme.

13 - À quand un « chardin des charts » pour les personnes du troisième, voire du quatrième âge ?

14 - De même qu’on diffère les apprentissages fondamentaux à l’école primaire au gré des programmes successifs.

17 - Le recours aux jeux de rôle managériaux stimule parfois l’imagination au-delà du raisonnable : mais que fait donc la brigade des stupéfiants ?

19 - http://conservatoires-de-france.com/blog/2015/09/04/democratisation-acces-aux-pratiques-artistiques-Lartigot/

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2016.

Annexe. Texte intégral du compte rendu du forum « Conservatoires de France » d’octobre 2015

Source : http://www.fichier-pdf.fr/2015/12/05/conservatoires-de-france-forum-19-20-oct-2015/

Le numérique éducatif : une pédagogie très intéressée

Le 7 mai 2015, le président de la République en personne lançait l’étape décisive de la refondation de l’École : un grand plan pour le numérique doté d’un milliard d’euros sur trois ans1. Une récente étude de l’OCDE2 vient pourtant de conclure, à la stupeur générale du petit monde de l’e-éducation, à l’absence de relation de causalité entre l’accès au numérique et la réussite scolaire. Et de fait, à la lecture d’une tribune récemment parue dans Libération intitulée « Oui, le numérique est une chance pour construire l’éducation de demain3 « [sic], il semble bien que la maîtrise consommée de l’outil numérique ne constitue pas une garantie absolue contre le maniement approximatif de la langue française. Mais au-delà de ce détail, la pédagogie activement promue par les pouvoirs publics et les experts qui leur servent de supplétifs vise-t-elle principalement à défendre les intérêts bien compris de ses missionnaires ou bien à promouvoir la cause d’une certaine innovation économique – les deux objectifs n’étant pas foncièrement incompatibles ?

Dans une tribune de Libération en date du 21 septembre 2015, Benoît Thieulin et Jean-Marc Merriaux4 appellent à « construire l’éducation de demain » par le biais d’une école connectée. À première vue, le lien entre numérique éducatif, pédagogie et activités de loisirs ne va pas de soi ; ce sont pourtant les auteurs eux mêmes qui viennent en établir l’évidence en s’attachant à renvoyer méthodiquement l’école à son extérieur. Ils nous enjoignent ainsi de « faire rentrer la télévision à l’école5 », une tâche « difficile » (!) qui, à leur grand regret, « n’a jamais été considérée comme un vecteur de transmission de la connaissance pour une grande majorité des enseignants », ces derniers étant certainement prévenus contre le désastreux précédent américain. De même, ils appellent à « régler la question du continuum pédagogique entre-temps [sic] scolaire et hors temps scolaire » ; l’apprentissage ne pouvant être que ludique (l’enfant ou le jeune étant placé au centre du système), l’enseignant se voit relégué au rang de simple « médiateur ». Quant à la frontière autrefois évidente entre l’école, la vie de famille et les activités de loisirs, elle se réduit de toute évidence à un archaïsme susceptible à tout moment d’être balayé par le vent du progrès… et la déferlante des écrans.

Le numérique, nouveau socle des savoirs fondamentaux ?

Or, voici que – patatras ! – la dernière étude Pisa6 vient réfuter l’un des poncifs favoris du lobby pédago-numérique, à savoir « le lien entre accès aux outils du numérique à l’école et bons résultats scolaires7 ». Cet imprévu conduit nos deux « acteurs du numérique et de l’éducation » (on ne savait pas qu’ils étaient professeurs) sur le terrain glissant de la contorsion sémantique. Ainsi, « le numérique ne serait [plus] l’accélérateur [tant] espéré de la réussite éducative, s’inscrivant en cela en décalage avec l’environnement sociétal et culturel actuel où, qu’on le veuille ou non, le fait numérique s’impose ». Certes, à l’heure où la ministre fait mine de promouvoir la dictée quotidienne8, il serait malvenu de résister au retour aux fondamentaux – mais il ne serait pas moins suspect de négliger une question aussi cruciale que « l’éducation aux médias et à l’information » ! « Donner une place trop grande à l’outil numérique serait tout aussi inadéquat que de nier son rôle catalyseur en matière d’évolution des pratiques pédagogiques » : pour ces nouveaux convertis au juste milieu, « le sujet n’est pas simple » et « la pédagogie est une science [sic] complexe » – à l’image de la pensée du même nom. Quant aux contradictions qui ne manquent pas de surgir de cette énième et improbable synthèse, on s’emploiera à les cacher comme la poussière sous le tapis.

Pour nos apôtres des écrans à l’école « l’enjeu n’est [donc plus] tant de prouver qu’avec le numérique les élèves vont mieux ou moins bien réussir » – et pour cause – mais de « s’interroger plutôt sur la place que le numérique peut ou doit avoir au sein d’une école du XXIe siècle dont l’ambition est de construire une société plus juste, plus émancipatrice, en un mot plus républicaine ». Il faut en convenir : on ne perd pas au change !

Le bras armé du catéchisme républicain

Si l’impératif de « construire de nouvelles formes d’échanges entre enseignants, élèves et parents » reste incontournable, c’est dorénavant parce que ces pédagogies sont « constitutives d’un nouveau rapport à notre école fondée sur une confiance réciproque, et des relations bienveillantes, permettant de renforcer le vivre ensemble ». L’impératif chaleureux « d’utiliser à bon escient les outils du temps, le nôtre mais surtout celui de nos élèves » est désormais dicté par une nouvelle morale, celle de « notre responsabilité citoyenne d’éducateur » [sic !]. Se dégage ainsi l’axiome fondamental de l’actuelle politique scolaire : de même qu’on écarte pour cause d’obsolescence la transmission des savoirs élémentaires et progressifs tout en se réclamant des fondamentaux (voir ci-dessus), c’est au nom même des valeurs républicaines que l’on poursuivra sans relâche la destruction déjà bien amorcée de l’édifice républicain et de son école en particulier.

L’école se doit d’« accompagne[r] la transformation de notre société » : on imposera donc manu militari « la transversalité, qui constitue les fondements de la révolution numérique », on portera un coup fatal à la qualité des savoirs enseignés (« rééquilibrer la puissance du disciplinaire sur celle des compétences » [sic], et on caporalisera les professeurs (« démultiplier le travail collaboratif et stimuler de nouvelles formes de créativité »). Mais qu’on se le dise : « la créativité [celle du manager] sera le moteur essentiel pour construire une école du XXIe siècle qui devra faire face à une transformation profonde de nos métiers d’aujourd’hui ». Hier intellectuels, les enseignants seront des employés corvéables à merci, zélés et obéissants, mais grâce à la baguette (ou la souris ?) magique du numérique, on fera pièce à la barbarie et on fera vivre l’esprit du 11 janvier, amen !

Un outil de management parmi d’autres

On objectera à raison que le numérique, qui offre bien des avantages en matière de stockage de données et d’accès à l’information, peut se révéler utile dans bien des disciplines. Cependant, tel n’est pas le souci premier de nos réformateurs. Car voici la bonne nouvelle : « la diffusion de la culture numérique est de nature à profondément faire évoluer la capacité à fédérer et à mobiliser les énergies autour d’une action collective, qui doit devenir la nouvelle règle pour travailler différemment au sein […] de l’institution Éducation nationale ». L’enseigner autrement (via son indispensable versant 2.0) est synonyme d’embrigadement (la fin ultime de la réforme étant bien de changer les pratiques) et porte le coup de grâce à la liberté pédagogique. La suite n’est pas moins éclairante : « La transition numérique est un levier de transformation au service de la refondation de l’école » ; quant à la formation des enseignants, elle « se doit d’intégrer les nouvelles formes d’apprentissages pour mieux soutenir, en lien avec le chef d’établissement ou le directeur d’école, les initiatives pédagogiques collaboratives ». Les auteurs n’omettent pas pour autant de rendre grâce à la main politique qui les nourrit : « La réforme du collège montre bien, à quel point, l’établissement est le point d’entrée de la refondation de notre école [bis repetita] » : un manque qui doit9 lui aussi être comblé grâce à l’autonomie des établissements (traduire : la prise de pouvoir par des petits chefs sûrs de leur incompétence) et aux formations qui ne manqueront pas de révéler à tous le miracle des EPI10.

Intérêt de l’enfant ou conflit d’intérêts ?

Mais il serait bien ennuyeux d’effaroucher la masse des hésitants : « les échanges » doivent se faire, au choix : « au cœur même de la classe », par « dissémination », « par cercles concentriques » et « de manière systémique et non pas dans une logique pyramidale » – excusez du peu. Une fois encore, l’empilement des tics de langage managériaux conduit ses auteurs à affirmer successivement une chose et son contraire11 ; quant à la nature du vocabulaire choisi, elle dénote une quête quasi mystique de la synthèse. Cependant, le vernis démocratique ne tarde pas à se craqueler sous l’effet d’un élan de sincérité irrépressible : « plusieurs rapports existent qui ont déjà fait la preuve de la nécessité de repenser l’école à l’ère du numérique [sic], […] il nous faut les utiliser pour contrecarrer certains obscurantismes qui seraient prêts à empêcher notre école d’évoluer ».

Alors pourquoi tant de ressentiment – et surtout, pour quelle(s) raison(s) les décideurs s’obstinent-ils ainsi à dépenser des sommes colossales au moment même où, nous dit-on, les caisses sont vides12 ? D’abord, depuis que l’État culturel existe, les politiques ne peuvent manquer de se positionner à l’avant-garde du Progrès, voire (si possible) l’anticiper. Ensuite, les postes d’enseignants qu’on n’arrive plus à pourvoir (même avec la crise, les candidats à l’enseignement n’éprouvent guère le besoin d’être prolétarisés et encore moins caporalisés – et on les comprend) peuvent avantageusement être suppléés par des écrans13. Mais il y a mieux. Par temps de tempête budgétaire, il ne s’agit surtout pas de perdre des places chèrement acquises, et l’on sait qu’il n’y aura pas de fromage(s) pour tout le monde – sans compter que la direction d’un comité Théodule est susceptible d’octroyer bien des avantages14 à un entrepreneur innovant et dynamique. En vérité, le battage autour de la panacée numérique a tout d’un coup de billard à trois bandes permettant à ses promoteurs de gagner sans coup férir image médiatique, clientèle et réseau. La manœuvre admet néanmoins des perdants qui se regroupent eux aussi en trois catégories – il est vrai plus fournies du point de vue… numérique – : les élèves qu’on trompe impunément, les professeurs sur l’avis desquels on s’assoit avec superbe, enfin la masse silencieuse et médusée des contribuables abreuvés de com’. Vous avez bien dit « démocratisation », « lutte contre l’élitisme » ?

Notes

2Rapport Pisa de l’OCDE sur les compétences numériques, 15/09/2015. L’OCDE serait-elle devenue technophobe ?

4 – Benoît Thieulin est membre du think-tank « Terra Nova » et Président du Conseil National du numérique. Jean-Marc Merriaux est Directeur général du réseau Canopé, organisme public de création et d’accompagnement pédagogique.

5 – L’introduction de la télévision à l’école est pourtant loin de faire l’unanimité chez les scientifiques. Lire notamment : L. Lurçat, La manipulation des enfants : par la télévision et par l’ordinateur, Paris, F.-X. de Guibert, 2008.

6 – Voir note 2.

7 – Les pionniers californiens du numérique qui, étrangement, prennent soin d’inscrire leurs enfants dans des écoles select dépourvues du moindre objet connecté, n’ont certainement pas attendu la sortie de ce rapport…

8 – Ici comme ailleurs, l’important est de faire un coup politique. Cf. https://www.snalc.fr/national/article/1706/.

9 – Typique du sabir managérial, l’emploi quasi incantatoire de l’optatif révèle tant les penchants autoritaires de ses auteurs que leur impuissance à justifier des choix politiques pour le moins contestables et rarement assumés.

10 – Enseignements Pratiques Interdisciplinaires. L’une des pires trouvailles de la réforme du collège façon Najat Vallaud-Belkacem.

11 – Quand il ne s’agit pas de désigner, en toute simplicité, une réalité par son antonyme : en novlangue administrative, un plan de sauvegarde de l’emploi ne désigne pas autre chose qu’un plan… de licenciement.

12 – Les départements, que l’on sait pourtant étranglés par la baisse continue des dotations de l’État, se livrent ainsi à une véritable surenchère s’agissant de l’équipement numérique des établissements scolaires. Dernier exemple en date : http://www.leparisien.fr/abbeville-la-riviere-91150/le-tres-haut-debit-debarque-dans-tous-les-colleges-de-l-essonne-28-08-2015-5043241.php.

13 – De même, certaines municipalités n’hésitent pas à équiper les conservatoires de musique dont ils ont la charge d’un attirail informatique dernier cri, alors même que les recrutements (sans parler du point d’indice) sont gelés depuis belle lurette. Il est vrai que le travail en équipe tant prisé par nos sectateurs du numérique est particulièrement en vogue dans ces établissements qui constituent grâce à leur statut territorial (un point sur lequel on n’insistera jamais assez) le laboratoire avancé d’une autonomie des établissements dont la montée en puissance au sein de l’éducation (anciennement ?) nationale est déjà programmée, quand elle n’est pas revendiquée par certains politiques. Cf. http://serveur1.archive-host.com/membres/up/1919747526/blogmezetulle/Telechargements_permanents/TchalikAutonomieEtablissMusiqueSept2012.pdf.

14 – Cf. http://laviemoderne.net/grandes-autopsies/105-jules-feerie-numerique. Pour nos apprentis pédagogues, la commande publique est aussi et surtout un levier de croissance à nul autre pareil. Et l’on se souvient que le comité d’experts du rapport Lockwood (2012) chargé de réformer une énième fois l’enseignement musical avait pris soin de consulter un représentant d’une multinationale de l’informatique ; on ne sera donc pas surpris d’y lire cette conclusion imparable : « Placer l’outil numérique au cœur des méthodes d’apprentissage de la musique est désormais indispensable ». Cf. http://mediatheque.cite-musique.fr/mediacomposite/cim/_Pdf/10_RapportLockwood.pdf, p. 13.

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2015.

Pédagogie des religions et religion pédagogique : un jardin extraordinaire

Après les cartes géographiques, la programmation de concerts et le patrimoine historique, voici le « jardin interreligieux » qui entoure une église de la banlieue strasbourgeoise. Illustrant à merveille les progrès continus d’une dérive pédagogiste synonyme d’hypocrisie, de conformisme et d’abêtissement, il est moins dédié à la contemplation religieuse individuelle qu’à une religion civile, celle du vivre-ensemble.

Religion et pouvoirs publics : le mélange des genres

En déambulant récemment dans le quartier strasbourgeois de la Meinau, mon attention a été attirée par une pancarte plutôt design située à l’entrée d’un modeste square entourant une église catholique à l’architecture non moins banale. Ce panneau, loin de vanter les qualités artistiques de l’édifice religieux ou de ses alentours, signale l’entrée d’un jardin interreligieux. Chose qui choquerait un « Français de l’intérieur », il comporte le logo de la Communauté urbaine – entretemps devenue Eurométropole1 – de Strasbourg. Mais l’on se souvient que le particularisme du régime local – notamment concordataire – admet cette intrusion caractérisée de la puissance publique dans ce qui relève de la conscience individuelle. IMG_6770

À chaque public ses monuments

L’association « Oasis de la Rencontre » a ainsi conçu, « en partenariat avec la Ville de Strasbourg », un « lieu de rencontre, de partage et de dialogue » [sic] qui est en même temps – c’est là que les choses deviennent intéressantes – un « espace pédagogique ouvert à tous, pour découvrir la source de ces trois religions, leur Histoire et leur culture », pas moins. Elle dispense généreusement au visiteur la vue des « plantes, monuments et symboles reconnus par chacun des cultes ». Une légende décrit ainsi avec précision les « monuments » en question : « surface en stabilisé, file pavé béton [sic], bancs avec ou sans dossier, galets pris dans du béton, mur en L béton gris, corbeille de propreté [re-sic] » : sans doute suppose-t-on le public (pardon : les publics) local moins difficile que d’autres. Enfin, dans un esprit dûment participatif, l’association invite tout un chacun à « œuvrer à l’entretien du jardin ou [à] son embellissement » mais également à « ne pas arracher les plantes et les herbes », comme si les habitants du cru étaient particulièrement sujets à ce type d’incivilité. Autant de valeurs prêtes à être prodiguées à l’occasion de « séquences pédagogiques » (encore !) ou de visites d’école que l’association se propose également d’organiser.

Six stations du politiquement correct

Le visiteur aura donc tout loisir de découvrir « les éléments propres aux trois grandes religions filles d’Abraham ». Restrictif, le choix de ces cultes a sans doute été mûrement réfléchi : un lieu de création artistique ne se doit-il pas de rayonner sur son territoire et refléter les communautés qui le peuplent ? Une première œuvre évoque « les nomades de la foi [qui] se retrouvent et rencontrent Dieu ». Plus loin, il est question de « la loi [qui] structure l’homme » avec ses « tables de la loi » au « fondement de la religion juive : Dieu remet ses paroles à Moïse » : on notera le laconisme austère de cette évocation. Encore plus loin, « une fresque chrétienne [sans préciser s’il s’agit des cultes catholique, luthérien ou réformé, un détail sans doute insignifiant en Alsace-Moselle] évoque [certes, avec plus de lyrisme] le partage et la convivialité à travers la nourriture, […] le geste fondateur de ce partage transform[ant] le monde en humanité » : assurément, le monde d’avant le Christ n’était pas humain. Mais c’est la « diversité en fraternité » [sic] de l’islam qui inspire le plus nos pédagogues d’un jour : « la révélation divine donnée au prophète Mohamed [sic] s’est répandue sur la terre en portant un message de miséricorde, de fraternité et d’égalité » – les femmes afghanes, saoudiennes ou bien tchétchènes en témoigneront. Les mauvais esprits ne manqueront sans doute pas de relever que cette diversité se manifeste tout particulièrement les jours de marché (ce dernier jouxtant le jardin et son église) où l’on assiste à une véritable multiplication des voiles, sur les étals des marchands de vêtements comme sur les têtes des passantes. Quant à la sixième et ultime étape de notre promenade à travers le jardin, elle s’intitule fort à propos « le monde unifié » et se compose d’un arbrisseau symbolisant « la volonté des hommes d’œuvrer à un monde plus harmonieux » : un programme que chacun confrontera à loisir à l’actualité récente et moins récente. IMG_6733

La laïcité dévoyée

Face à ce qui s’apparente à une manifestation voilée (c’est le cas de le dire) de communautarisme, il est à se demander si le but recherché est d’édifier certains fidèles ayant quelque peu dévié de la voie couramment admise2 ou bien d’exhorter ceux qui nient l’« hospitalité du Père des croyants » offerte en « la tente d’Abraham, ici en forme d’agora » à revenir à de meilleurs sentiments. Mais en aucun cas cette effusion de niaiserie ne propose de les sortir de leur supposée appartenance, érigée au rang d’essence. Car il serait certainement malvenu d’en référer au pouvoir de la raison et, conséquemment, à l’instruction publique face à des acteurs de la société qu’il s’agit surtout de ne pas stigmatiser

Notes

1 À ce propos, le manque d’entrain de nos élus à remplacer ce panneau devenu obsolète est proprement scandaleux et insupportable. Ne se doit-on pas de communiquer aux publics la bonne nouvelle de la réforme territoriale, ce signal fort en même temps que levier de changement, impactant l’avenir du pays tout entier ?

2 Voir cet article.

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2015

Voir le dossier La fièvre pédagogiste et les « activités de loisir ».

Pour la réinstitution de l’école de la République

Sortir du « sommeil sociologique »

Charles Coutel1 diffuse cet appel pour la réinstitution de l’École républicaine – c’est aussi une invitation à sortir d’un « long sommeil sociologique ». Mezetulle  le relaie avec sympathie.

Appel à tous les républicains. Réinstituons maintenant l’École de la République

Quelques constats critiques

Oser parler d’instruction publique et d’élitisme républicain peut paraître suranné si l’on en croit les apprentis-sorciers du pédagogisme dominant. Car le pédagogisme diffère sans cesse le moment libérateur de l’instruction. Certains esprits pensent avoir triomphé avec une « réforme du collège »  que le ministère de l’Éducation nationale entend mettre en place en 2016 et qui ne verra sans doute jamais le jour. De plus, quelques discours programmatiques sur l’école tenus par des candidats à l’élection présidentielle de 2017 ajoutent à cette confusion, la doublant d’une approche ultra-libérale et purement gestionnaire. Avec cette conception, c’est l’idée même d’institution scolaire nationale et publique qui s’éteindrait.

Mais nous pouvons et devons réagir car toutes ces réformes précipitées (formation des maîtres, rythmes scolaires, réforme du collège) suscitent la colère des principaux acteurs de l’Ecole publique. La tradition républicaine, avec Jules Barni, fait de la République « l’institutrice du peuple » ; elle est tous les jours bafouée. Or, pour les républicains et les humanistes, l’école, définie comme instruction publique, est le cœur battant de la République. Grâce à elle, chacun peut s’approprier les savoirs et les mots qui vont permettre de continuer ensemble le récit national qui contribue à la grandeur de la France. Il nous faut donc refonder l’élitisme républicain qui entend donner le meilleur à tous en respectant la diversité des talents et des choix de vie. L’élitisme républicain c’est l’exigence et l’effort intellectuel pour tous. Ces évidences héritées des Lumières sont marginalisées et caricaturées par des experts qui s’auto-proclament volontiers pédagogues voire psycho-sociologues.

Que faire ?

Devant le fossé qui se creuse entre le ministère et le peuple, notamment sur la question des finalités de l’École dans une République, que faire ?

Montesquieu, au cœur des Lumières, est un guide fort sûr : il nous invite à accomplir deux tâches :

  1. repérer les causes de la corruption des institutions ;

  2. rappeler les principes qui fondent la République et son École.

Ce travail critique indique pourquoi plus que de « réforme » ou encore de « refondation », l’Ecole républicaine a besoin d’une réinstitution.

Réinstituer, c’est refonder en voulant durer et en mobilisant toute la nation.

Depuis plus de quarante ans, l’Ecole est devenue la chasse gardée de quelques experts inamovibles qui ont totalement investi les cercles du pouvoir politique. Ils ont imposé des réformes catastrophiques généralement rythmées par le calendrier électoral, comme on le voit avec la dramatique « réforme du collège ». Chaque réforme, partielle et précipitée, aggrave la crise et désespère un peu plus les acteurs de terrain que l’on se garde bien d’écouter. Récemment, ce fut le cas pour la réforme de la formation des maîtres qui exige en même temps le suivi d’un master et la préparation d’un concours de recrutement ! À part une période correspondant au milieu des années 1980, des réformes absurdes ont vidé de leurs contenus les programmes d’enseignement. Le tout nouveau hochet de l’interdisciplinarité ferait encore reculer les exigences intellectuelles et disparaître des disciplines (comme le grec et le latin au collège). On amuse la galerie avec un vernis nommé « socle commun », tandis que le système laisse de côté chaque année près de 150 000 jeunes sans qualification et sans vraie maîtrise de la langue française.

De nouvelles urgences

Trois nouvelles urgences géopolitiques et intellectuelles rendent cette réinstitution indispensable.

C’est d’abord l’avertissement du politologue Mathieu Guidère, le 4 septembre 2014, dans un article reproduit dans Courrier International. Pour lui, un lien direct doit être établi entre l’effondrement du niveau du système français d’éducation publique et la dérive de la nouvelle génération des néo-djihadistes français. Des milliers de jeunes Français mal et peu instruits sont livrés sans repères aux sergents recruteurs des fanatismes religieux. Ceux-ci savent habilement jouer des contradictions de la politique étrangère française en Syrie et en Lybie. Se tromper sur les mots, c’est aussi se tromper dans sa vie : la barbarie est souvent fille des barbarismes.

S’il y a urgence c’est ensuite parce que nous arrivons au bout d’une idéologie pédagogique qui, s’appuyant sur l’allongement bénéfique du temps de scolarité obligatoire (jusqu’à seize ans), en arrive à justifier l’étirement indéfini des apprentissages, des codes et des mots : l’imparfait du subjonctif est toujours reporté à l’an prochain… Ainsi, on comprend mieux pourquoi ce qui devrait être su ne l’est pas mais aussi pourquoi certains élèves désapprennent au fur et à mesure ce qu’ils savaient. Il faut donc sortir au plus vite de ce sophisme car ce qui n’est pas appris et su quand il le faut, ne l’est que très difficilement par la suite.

Enfin, nous en arrivons au sophisme le plus nocif qui précipite la ruine de l’École républicaine : c’est l’affirmation que de la situation socioéconomique présente des parents, on pourrait prédire l’avenir scolaire d’un élève. Mais alors si « les jeux sont faits », pourquoi apprendre, faire des efforts, se battre pour progresser ? Ce sophisme sape tous les jours de l’intérieur l’élitisme républicain. Or quand l’Ecole est sûre de ses missions, attachée aux savoirs, défendue par des maîtres compétents et ardents républicains, les jeux ne sont jamais faits. Alors, l’École publique peut presque tout, comme le confirment, par exemple, les témoignages d’un Péguy ou d’un Camus, admirateurs de leurs instituteurs et de leurs professeurs. Il nous appartient de sortir ensemble de ce long sommeil sociologique qui n’a pas épargné la formation des maîtres et qui commence à gagner l’Université.

S’engager maintenant pour réinstituer

Après Montesquieu, Condorcet est ici un guide avisé. Ce philosophe des Lumières eut en effet à concevoir une instruction publique digne de ce nom, lors de l’institution de la République en septembre 1792. Il nous donne trois conseils pour mener à bien notre tâche de salut public.

1er conseil : il nous rappelle que c’est à la République d’instruire les futurs citoyens pour leur permettre de devenir les acteurs de leur propre éducation, sujets libres, citoyens éclairés et artistes de leur vie. L’instruction publique est la condition du principe de laïcité défini comme coexistence pacifique et rationnelle des libertés éclairées. Condorcet précise, en 1792 : « On enseigne dans les écoles primaires ce qui est nécessaire à chaque individu pour se conduire lui-même et jouir de la plénitude de ses droits. » L’Ecole comme lieu d’instruction est ainsi protégée contre toutes les manipulations ; elle sert le Peuple et permet à chacun de conquérir l’estime de soi.

2e conseil : l’École républicaine est le lieu où se forme notre jugement libre et critique par lequel nous apprenons à résister à tout dérive obscurantiste mais aussi à tout risque de fanatisme. Condorcet précise encore : « Nous ne demandons pas que les hommes pensent comme nous, mais nous désirons qu’ils apprennent à penser d’après eux-mêmes. »

3e conseil : Condorcet rappelle que c’est à la République de former les futurs citoyens à la citoyenneté, non à partir de débats vides et trompeurs mais grâce à une véritable instruction civique et morale reposant sur un programme de connaissances précises et évaluables. Condorcet ajoute : « Plus un peuple est éclairé, plus ses suffrages sont difficiles à surprendre … car même sous la constitution la plus libre, un peuple ignorant est esclave… Il faut qu’en aimant les lois on sache les juger. »

L’École de la République nous apprend la République pour la faire progresser. En cela, elle s’ouvre à l’amour de l’humanité, véritable horizon de l’amour des lois et de la Patrie. Condorcet conclut : « Il s’agit d’éclairer les hommes pour en faire des citoyens. »

S’engager pour la République et son École

Nos constats et les perspectives ouvertes par la Révolution de 1789 nous invitent à ne plus nous résigner et à laisser les choses suivre leur cours actuel. Écoutons une dernière fois Condorcet qui, en 1791, nous appelle à l’action :

« Généreux amis de l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique une instruction qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts. »

Face à ces avertissements et ces constats, tous les amis de la République et de l’École doivent agir et se mobiliser, en demandant aux élus un débat solennel de la représentation nationale, et pourquoi ne pas envisager un referendum d’initiative populaire2

Faites connaître cet Appel à tous les républicains et dans tous les partis démocratiques3.

© Charles Coutel, 2015

  1. professeur émérite à l’université d’Artois, auteur d’ouvrages notamment sur l’école, sur Péguy, spécialiste de Condorcet []
  2. [Note du 8 septembre] Et, pourquoi pas, une grande manifestation – comme nous le suggère un correspondant ? []
  3. Écrire directement à Charles Coutel :  charles.coutel(arobase)univ-artois.fr []

Si l’on apprenait le français ?

La réforme du collège et de ses programmes

Jean-Michel Muglioni soutient ici une fois de plus que la nouvelle réforme du collège et de ses programmes ne peut qu’accroître le mal qu’elle est censée guérir. Mais ses arguments ne sont pas ceux des politiciens qui la critiquent et qui, lorsqu’ils étaient au pouvoir, détruisaient eux aussi l’école.

La réforme du collège et de ses programmes

La volonté de mettre fin à l’échec scolaire ou du moins de le réduire est le principe revendiqué de la nouvelle réforme du collège et des programmes. Rien en effet n’est plus légitime, ni plus urgent. Mais, pour trouver les moyens adéquats d’y remédier, il faudrait ne pas se méprendre sur les causes de cet échec. Or est essentiellement invoquée une cause socio-pédagogique : les élèves tels qu’ils sont, en raison de leur milieu social, ne peuvent plus suivre les cours dits traditionnels, et la pédagogie correspondant à ces cours ne peut les y intéresser, de sorte qu’un grand nombre d’entre eux « décroche » ou « s’ennuie ». L’interdisciplinarité et l’étude de thèmes sont présentées comme une nouvelle manière d’enseigner qui devrait éveiller leur intérêt. Que le projet de programme mette en valeur l’islam ou la traite négrière doit être interprété dans cette optique : le public qu’on croit rebelle à l’actuel enseignement trouverait là ce qui lui convient.

On se trompe sur l’intérêt des élèves

Il est juste de ne rien cacher de la traite négrière – à condition d’y inclure l’esclavage en Afrique avant l’arrivée des Européens, ce qui relève aussi de l’histoire de l’Islam, part essentielle de l’histoire médiévale. Il y a longtemps que les professeurs d’histoire traitent ces questions. Mais que le projet de programme propose (ou seulement ait proposé avant une levée de boucliers) de rendre l’étude de la civilisation islamique obligatoire et les Lumières facultatives, voilà encore non pas, comme le disent les politiciens, une mise en cause de l’identité française, mais toujours la même illusion pédagogiste fondée sur l’idée que l’élève a des intérêts qui viennent de son milieu social et qui doivent servir de point de départ pour l’ouvrir sur autre chose. Si tout simplement, dans cette affaire, la peur était mauvaise conseillère ?

Il est vrai qu’il serait absurde, quand un élève manifeste un intérêt pour quelque chose, de ne pas en tirer parti. Encore faut-il que ce soit un véritable intérêt et non pas une vague opinion, encore faut-il surtout que l’idée que s’en font psychologues et pédagogues ne soit pas fausse. Ainsi les enfants dont les grands-parents sont nés en Afrique du nord ont-ils un véritable intérêt pour la religion et la civilisation islamiques ? Sont-ils plus « concernés » par l’histoire de l’Islam que par celle de la Grèce antique ou du XVIIIe siècle européen ? On sait que dans les pays musulmans elle est assez communément ignorée… L’enseigner est donc nécessaire, non pas parce que cela intéresserait particulièrement tel groupe social, mais parce que c’est ignoré. Instruire, c’est faire naître un intérêt pour la vérité et non pas enfermer dans ce qui paraît intéressant avant qu’on se soit instruit.

Les causes de l’échec scolaire : l’ignorance du français

Quelle est la véritable raison du décrochage de trop d’élèves et de l’ennui de beaucoup d’autres ? D’abord l’incompréhension : tout simplement le fait qu’ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit parce qu’ils ne parlent pas le français, comme me le disent mes amis qui enseignent dans certaines campagnes où il n’y a ni émigrés, ni étrangers. Donc apprenons le français dès l’école primaire et décidons de redonner à cet enseignement une place royale au collège. Au début des années soixante, dans des lycées alors bourgeois, les élèves avaient 8 h de cours de français (10 h pour le professeur qui avait deux heures en demi-classe). Aujourd’hui, dans le collège unique, on se contente de 4 h 30 (dont 30 min en groupes à effectifs allégés), ou 5 h. Le statut même du professeur de français a changé avec celui de sa discipline, noyée au milieu de trop d’autres disciplines, lesquelles n’ont pourtant aucun intérêt tant qu’on ne maîtrise pas la langue qui permet de les comprendre. Je ne sache pas que les réformateurs aient vu le problème. Dans ces conditions, ajouter dès la cinquième une seconde langue vivante est une plaisanterie. Prétendre qu’on offre à tous ce qui était jusqu’ici réservé à quelques favorisés procède d’une très basse rhétorique qui en dit long sur le pouvoir en place. Mais il a la chance d’être très bien soutenu par les cris outrés d’une opposition qui, lorsqu’elle était aux affaires, ne faisait pas mieux.

Les élèves qui perdent leur temps au collège

Il y a une autre raison du décrochage de certains élèves : ce n’est plus seulement qu’ils ignorent la langue, ils ne voient pas l’intérêt de s’instruire. On n’ose pas l’avouer, et pourtant chacun connaît parmi ses amis ou dans sa propre famille (quel qu’en soit le milieu social) un enfant manifestement intelligent dont la scolarité est catastrophique, et qui, une fois sorti de l’école, si la chance ou sa famille lui permettent d’exercer un métier, s’éveille d’un seul coup et devient même capable d’apprendre. Un assez grand nombre d’élèves sont dans ce cas, qui perdent donc leur temps au collège ou même au lycée : il convient de leur proposer autre chose, et par exemple d’organiser l’apprentissage assez tôt…

La nécessité de diversifier les enseignements

Mon diagnostic n’est recevable que si l’on reconnaît que tous les élèves ne peuvent pas, au moins à partir du collège, suivre les mêmes études. En rester au principe du collège unique voue toute réforme à l’échec. À chaque nouveau ministre, nous aurons un nouveau constat d’échec et une nouvelle réforme. Les principes qui jusqu’ici faisaient, selon certains sociologues et certains pédagogues, monter le niveau, ont amené l’échec de l’école ; on avoue aujourd’hui l’échec, mais on invoque les mêmes principes pour l’en sortir ! Tant qu’on refusera, au nom de l’égalité, de diversifier les enseignements, rien n’améliorera le sort des plus démunis, et les plus favorisés socialement iront s’instruire en dehors de l’école publique ou même de l’enseignement privé sous contrat. Aujourd’hui déjà le préceptorat familial est la règle, qui assure une reproduction sociale infiniment plus efficace que le lycée d’autrefois. Les privilégiés que le gouvernement fustige n’ont pas de souci à se faire : il ne sortira personne de la nouvelle école pour venir prendre leurs places.

Une défense en apparence sérieuse de la réforme

J’ai entendu un commentateur respectable rappeler qu’il avait appris le latin et le grec jusqu’à la terminale, il y a un demi-siècle déjà, et qu’il en avait tiré le plus grand profit. Il a ajouté que les temps ayant changé, les langues anciennes ne peuvent plus avoir la place qu’elles avaient alors : de nouvelles matières sont apparues, il faut apprendre l’informatique, et l’interdisciplinarité est devenue la règle en particulier dans l’entreprise. J’ai entendu une directrice du ministère reprendre l’argument de Jospin selon lequel le progrès des sciences est si rapide qu’il faut souvent changer les programmes. L’un et l’autre avaient oublié que leur intérêt pour ces nouveautés reposait sur le savoir élémentaire qu’ils avaient pu acquérir et dont ils privent les générations suivantes. Ils ne savent pas que l’invention de l’avion puis des fusées n’a pas entraîné la disparition de la course à pied.

Le refus de l’élémentaire

Les élèves les plus en difficulté (je répète : d’abord parce qu’ils ne parlent pas le français) seront perdus. Par exemple les thèmes du programme d’histoire sont passionnants, mais ils n’ont rien d’élémentaire1. Et les changements permanents de programme font qu’un élève qui décroche ne peut être aidé par un aîné qui n’aura pas eu le même programme. Bref, on le voit, le pédagogisme est la renonciation à l’enseignement élémentaire : au lieu que la progression soit définie en fonction de la nature du savoir enseigné, de telle sorte que le maître apporte dans l’ordre les éléments qui permettent d’avancer, comme on monte un escalier marche après marche, au lieu donc de s’en tenir au b-a, ba, on obéit à des considérations psychologiques et sociologiques. L’oubli de l’élémentaire et l’ouverture sur le monde extérieur font inévitablement de l’école l’écho des débats médiatiques. Et c’est la vraie raison des changements de programmes : on s’imagine que les élèves s’intéresseront à ce qui est dans l’air du temps, tandis que les bases du savoir ne peuvent pas les concerner. Il paraît ainsi plus aisé de parler du développement durable que d’enseigner les éléments de géographie (apprendre par exemple à lire une carte) et de science naturelle (je garde délibérément cette dénomination) qui permettraient de voir clair dans la confusion des débats sur ces questions. Voilà pourquoi aujourd’hui déjà des retraités reprennent en main des enfants abandonnés par l’école et, puisqu’ils sont bénévoles et libres de ne pas suivre les directives ministérielles, leur apportent un enseignement réellement élémentaire…

P.S. – Je sais que par bonheur un assez grand nombre de professeurs continuent d’exercer réellement leur métier « d’instituteur », c’est-à-dire instruisent leurs élèves malgré les pressions ministérielles. Mais leur tâche est de plus en plus difficile. Et je n’ai rien dit ici de l’intérêt d’apprendre une langue morte, irremplaçable apprentissage réflexif d’une langue qu’on ne parle pas, et que ne pallie nullement l’étude de l’histoire et des mythes de l’Antiquité. Mais le français lui-même est-il autre chose pour nos réformateurs qu’une langue de communication ?

Notes

1 –  Comme me le rappelle un ami, la directrice dont je viens de parler prétendait que la chronologie n’était pas absente des nouveaux programmes d’histoire parce qu’on étudiait l’Antiquité et le Moyen Âge en 6e, la suite du Moyen Âge en 5e, etc., confondant donc la périodisation et la chronologie. Or seules des dates et la détermination d’une succession permettent de se repérer dans le temps. Sans « avant » et « après » il n’y a pas d’histoire. [Voir aussi l’article « Après les attentats du Bardo, enseigner la chronologie« ]

L’école du ressentiment

Jean-Michel Muglioni s’étonne que la nouvelle réforme de l’Éducation nationale fasse tant de bruit : les lecteurs de Mezetulle ne doivent être étonnés que par la franchise avec laquelle la ministre propose comme remède aux maux de l’école la cause même du mal, comme nous sommes plusieurs à l’avoir montré dans ces colonnes.

Je me souviens d’avoir lu sous la plume de l’helléniste Fernand Robert, après 1968, que s’étant aperçu dans les conservatoires que tous les élèves ne parviennent pas à jouer au piano le concerto de Tchaïkovski, on avait décidé de passer tous les pianos par les fenêtres. Ainsi, à chaque nouvelle réforme de l’Éducation nationale, et cette fois-ci encore, comme le montre clairement la suppression des classes européennes ou bilangues, on veut supprimer les filières d’excellence ou qui passent pour telles. La disparition du latin et du grec ne date pas d’aujourd’hui ! Il y a longtemps que l’enseignement des langues anciennes a été remplacé pour le plus grand nombre par une vague information dite culturelle sur les mythes de l’Antiquité. N’apprennent réellement le latin et le grec qu’un petit nombre d’élèves, ceux dont les familles sont au courant des arcanes du système éducatif et continuent d’avoir une réelle exigence pour la formation intellectuelle de leurs enfants. La réforme du collège proposée par la ministre de l’Éducation nationale va donc dans le sens des réformes déjà faites par les précédents gouvernements, quelle que soit leur couleur politique. On comprend donc assez mal que tous s’en plaignent.

Reprenant la thèse selon laquelle l’école reproduit les inégalités sociales, la ministre a clairement dit que les défenseurs de ces filières défendaient des intérêts particuliers, tandis qu’elle proposait des programmes et une pédagogie correspondant à ceux des élèves qui éprouvent le plus de difficulté. La question n’est pas de savoir si elle est sincère. Elle n’est même pas de savoir s’il est vrai que ses opposants défendent des intérêts particuliers : car c’est le cas de ce professeur d’allemand qui s’est plaint qu’on allait ainsi lui enlever ses meilleurs élèves. Elle n’est pas non plus de savoir si l’école telle qu’elle est aujourd’hui reproduit les inégalités sociales : tout le monde s’accorde à dire qu’elle les reproduit plus que jamais.

La question est de savoir si un programme et une méthode d’enseignement pour tous doivent être définis en fonction de ceux des élèves dont on a constaté l’échec scolaire, quel que soit leur nombre, ou au contraire en fonction du but qu’on veut atteindre : quel type de savoir est-il important d’enseigner ? À quelle idée de la culture se réfère-t-on ? Par exemple, veut-on qu’au sortir de l’école les élèves deviennent des hommes ou seulement les rouages d’un système économique ? Une fois le but défini, et il faut qu’il soit le plus élevé possible, le plus ambitieux, alors seulement la question se pose de savoir comment prendre en compte la diversité des élèves, car ils ne peuvent pas l’atteindre tous au même rythme et certains même auront les plus grandes difficultés à en atteindre seulement une partie. Vouloir que les lycées d’il y a un siècle accueillent tous les enfants de France n’a pas de sens : seraient laissés pour compte les plus fragiles. Concevoir une école pour les plus fragiles et les plus démunis et faire en sorte que dans l’enseignement public on ne puisse pas aller plus vite et plus loin qu’eux, c’est aussi creuser les inégalités, c’est même renoncer une fois pour toute à l’égalité. Car les plus démunis ne seront pas tirés vers le haut et les autres avanceront grâce à leurs dons ou au soutien de leurs familles.

Imaginons une réforme de l’enseignement du sport. J’ai connu des enfants maladroits qui avaient les plus grandes peines du monde à rattraper un ballon ou même à courir. J’ai pu constater que dans certains cas le mépris dont ils étaient l’objet de la part de leurs camarades ou de leurs professeurs leur interdisait tout progrès. Croira-t-on qu’en supprimant les jeux de ballon ou en décidant que le cent mètres peut être couru en trente secondes, on leur rendrait service et que les autres ne trouveraient pas le moyen de pratiquer le sport ailleurs que dans cette école réformée ? Ce que chacun trouve évident dès qu’il s’agit du sport, on ne le comprend plus lorsqu’il est question des disciplines intellectuelles. Il est permis de distinguer un sauteur qui saute plus haut que les autres, mais dans l’école réformée il est devenu indécent de faire en sorte qu’un talent puisse émerger. On sait que les élèves eux-mêmes en sont venus à imposer un classement inversé et à traiter de boloss le bon élève : il faut qu’ils aient appris ce mépris envers des meilleurs. L’école du ressentiment s’est mise en place depuis plus de cinquante ans sous prétexte de démocratisation. Et Nietzsche nous a appris que le ressentiment peut travailler des siècles à détruire ce qu’il abhorre.

Réforme des collèges et « liberté pédagogique »

La réforme des collèges et son projet de nouveaux programmes fait des vagues – enseignement des langues anciennes mis sous tutelle et noyé dans les « EPI » (enseignements pratiques interdisciplinaires), programmes d’histoire avec de possibles (et donc plus que probables) impasses. La presse s’en fait l’écho, notamment France-Inter le 24 avril, où un membre du Conseil national des programmes avance la notion de liberté du professeur … à contresens.

Pour libérer du temps en vue des enseignements « interdisciplinaires » il faut rogner sur les disciplines… c’est tout simple ! Et quelle bonne occasion de s’en prendre à ceux qui se sont engagés dans l’enseignement par intérêt pour une discipline et par désir de la faire partager à autrui (les élèves) – au lieu de s’intéresser comme ils le devraient à l’épanouissement de l’enfant, au « vivre-ensemble » et au « savoir-être ». Ainsi les professeurs d’histoire se voient confrontés à un « allégement » de programmes qui procède par distinction entre questions obligatoires et questions facultatives. Cette probabilité de l’impasse reçoit la caution de la « liberté pédagogique » exercée par chaque professeur.

Hubert Tison, secrétaire général de l’Association des professeurs d’histoire-géographie1 résume la supercherie avec un exemple lourd de signification, pris dans le projet de programme du cycle 4, classes de 5e et de 4e : « les Lumières » sera une question facultative. Les grands philosophes, la question de la citoyenneté… négliger cela, c’est, précise-t-il, « amputer la culture d’un élève ».

Liberté du professeur ?

D’abord on se demande de quelle liberté le Conseil supérieur des programmes s’autorise lui-même, en décidant que, par exemple, les Lumières c’est secondaire (voir ci-dessous l’extrait du projet de programme).

Ensuite, la notion de liberté pédagogique du professeur ne concerne pas les programmes, c’est-à-dire les contenus, mais seulement les méthodes. En France, seule l’instruction est obligatoire – il faut donc des programmes nationaux s’imposant à toutes les écoles tant publiques que privées et au préceptorat2. En revanche les méthodes d’enseignement sont libres, dans le cadre du droit commun et du code de l’éducation : jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas de pédagogie officielle. Or c’est exactement le contraire qu’explique sur l’antenne de France-Inter le 24 avril  Denis Paget, membre du Conseil supérieur des programmes, au sujet de ce projet de programme d’histoire, et avec une pointe d’agacement perceptible dans la voix :

« Il faut savoir ce qu’on veut, on nous dit tout le temps que les programmes sont trop lourds. Donc le choix qui a été fait c’est qu’il y ait des points de passage obligés et puis des questions au choix. Alors évidemment on ne traitera pas toutes les questions, c’est le professeur qui choisit en fonction de l’intérêt des élèves, de la logique même de son cours, de traiter une question plutôt qu’une autre, ce qui permet de dégager beaucoup plus de temps pour enseigner l’histoire de façon plus active et intelligente et notamment en travaillant des études de documents. »

Que conclure de cette déclaration ?

1° Que le Conseil supérieur des programmes décide, on ne sait sur quels critères, qu’il existe en histoire des questions principales (par exemple l’islam) et des questions secondaires (par exemple les Lumières). La responsabilité de pans entiers d’ignorance est reportée sur la liberté des professeurs. Seuls des esprits chagrins pourront penser que la répartition subtile entre questions obligatoires et questions au choix puisse être idéologique ou obéir à des motifs clientélistes (en novlangue : « intérêt des élèves »).

2° Qu’il existe une manière « active et intelligente » d’enseigner l’histoire – comprendre : celle que recommande le CSP. Car bien sûr, on aura compris aussi que les professeurs formés à la connaissance de disciplines, ceux qui s’arc-boutent de façon archaïque sur des savoirs constitués, ne la pratiquent pas – préférant probablement une manière d’enseigner « passive » et « bête ». Il est donc opportun de les mettre au pas. Comment ? En les noyant autant que possible dans l’interdisciplinarité et en leur conseillant de se plier aux méthodes de ce qui ressemble fort à une pédagogie officielle. 

 

Ci-dessous un extrait du projet de programme d’histoire (cycle 4) ; seules les questions en gras sont obligatoirement traitées3.

ProgrHistoire5e© Mezetulle, 2015

 

  1. Association signataire du communiqué de la Conférence des Associations de professeurs spécialistes sur le projet de réforme du collège qu’on peut lire sur son site internet. []
  2. [Note ajoutée le 10 mai]. Contrairement à une idée répandue, la fréquentation de l’école n’est pas une obligation. L’existence de programmes nationaux permet de garantir l’égalité des élèves et de les protéger autant que possible contre des dérives sectaires []
  3. Document consultable intégralement sur le site du café pédagogique []

Débat : enseignement musical, pédagogie et politique culturelle

La série d’articles sur l’enseignement musical, le « pédagogisme » et la politique culturelle, commencée sur l’ancien Mezetulle  se poursuit sur Mezetulle.fr :

[Rappel des textes publiés antérieurement sur Mezetulle.net :
L’enseignement de la musique et la subversion de l’école (par Dania Tchalik) 30 sept 3012
Musique et enseignement : ne nous trompons pas d’engagement ! (par Sylvie Pébrier) 20 janvier 2013
Enseignement de la musique : égalitarisme et élitisme (par Jean-Michel Muglioni) 3 février 2013
Enseignement de la musique : Dania Tchalik répond à Sylvie Pébrier, 6 mars 2013
Égalitarisme et élitisme, deux faces d’une même médaille (réponse à J.-M.Muglioni par D. Tchalik), 6 mars 2013]

NB. Les commentaires de ce billet récapitulatif sont désactivés. Merci de poster les commentaires sur les articles.

Joue du piano et tais-toi ! D. Tchalik répond à E. Sprogis

Sur l’enseignement musical

Mezetulle accueille un débat très riche sur l’enseignement musical dont Dania Tchalik est à la fois l’initiateur et le moteur principal. Inauguré sur Mezetulle.net en 2012 avec plusieurs textes en confrontation et en dialogue1, il s’est poursuivi ici avec un article de Dania Tchalik « Pédagogie, évaluation et études musicales » auquel a répliqué le texte d’Éric Sprogis « Enseignement musical : les trucages de Dania Tchalik ». C’est à ce dernier texte que répond à présent Dania Tchalik. Au-delà des « rectifications » ponctuelles qui lui semblent nécessaires, il ramène le débat sur les contenus de la politique culturelle et de l’enseignement musical.

 

Dans un éditorial2 de la revue de l’association de directeurs Conservatoires de France, sa présidente Catherine Baubin exhorte toute une profession à changer et à adopter des « valeurs de respect, de reconnaissance de l’altérité, de liberté de penser et de créer » – il va de soi que l’enseignement musical dans son ensemble les ignorait massivement jusqu’à ce jour. Pour parvenir enfin à ces lendemains qui chantent, elle en appelle à Boris Cyrulnik, selon qui « il faut avoir une part de délire ». C’est sans doute dans l’esprit de cet ambitieux programme que dans un texte3 récemment paru sur Mezetulle, Éric Sprogis, lui-même ancien président et cheville ouvrière de cette organisation – mais aussi, faut-il le signaler, l’un des principaux inspirateurs des réformes conduites par le Ministère de la Culture dans l’enseignement de la musique depuis 1981 et l’un des relais les plus efficaces des idées de Philippe Meirieu dans cette même sphère4 –, s’emploie à discréditer l’ensemble de ma critique concernant le fonctionnement et la crise de l’enseignement musical spécialisé5. Certes, grâce à son expérience et à l’étendue de ses fonctions, Éric Sprogis maîtrise bien mieux que moi les rouages administratifs et l’histoire des conservatoires français ; faut-il pour autant en conclure qu’un professeur n’est pas qualifié pour porter un jugement cohérent sur les dysfonctionnements qu’il constate dans l’exercice de son métier, ainsi que sur les phénomènes qui en sont la cause ?

Tous mes textes antérieurs posaient une problématique centrale : le responsable d’un conservatoire a-t-il d’abord vocation :

  • à assurer les conditions matérielles et morales d’un enseignement de haut niveau défini par les professeurs, par-delà la diversité de leurs choix pédagogiques – ce qui suppose qu’il soit lui-même un artiste de haut niveau pour être légitime ;
  • à devenir un chef d’entreprise en imposant « sa patte » et une vision stratégique purement administrative, y compris en pédagogie, quitte à se défausser en invoquant une prétendue demande de publics (pour la plupart mineurs) placés en situation de clients ;
  • à n’être qu’un exécutant de la volonté politique, un schéma le plus souvent inopérant, à considérer l’étendue moyenne de la culture et des compétences artistiques de nos élus comme leur intérêt pour la chose musicale ?

Autant de questionnements qui ne figurent pas dans la réponse d’Éric Sprogis ; s’il évoque d’abord force « trucages », « erreurs » et « citations tronquées », le lecteur n’en trouvera finalement que six exemples présumés (sur les quinze annoncés), tous sans rapport direct avec l’essentiel du propos ; pour le reste, le lecteur en sera réduit à le croire sur parole. Mieux : sur ces six pièces à conviction, l’une s’appuie sur une confusion manifeste entre deux publications pendant que deux autres s’emploient à déformer mon texte en le citant de travers, de manière à me faire dire ce que je n’ai pas dit ; voilà qui fait désordre.

Le bal des confusions et des omissions

Ainsi, l’article « Bas les masques ! » de mars 2012 n’a pas été publié par Mezetulle6 ; et loin d’être consacré à une quelconque formation pédagogique, il analyse le rapport Lockwood, de sinistre mémoire. Éric Sprogis l’a sans doute confondu avec un autre de mes textes, « Enseigner ou évaluer »7, qui rendait effectivement compte d’une formation qu’il avait dirigée en septembre 2013. Avant de donner des leçons de « rigueur », encore faut-il avoir vérifié au préalable les informations « qu’on signale » ici et là…

Mais revenons à l’article « Pédagogie évaluation et études musicales », visé principalement par Éric Sprogis. Dans ce texte, le passage relatif aux « conservatoires de taille plus modeste » (par opposition aux « grands conservatoires », i.e. les CRR) ayant « vu fondre leurs effectifs de grands élèves aptes à suivre un parcours professionnel », se transforme sous sa plume en : « Les conservatoires de taille moyenne ont vu fondre leurs effectifs de grands élèves ». Cette réécriture est tout sauf anodine : en centrant ainsi le propos sur les conservatoires de taille moyenne (i.e. les CRD) – à propos desquels il omet malencontreusement de fournir les statistiques ad hoc – et en excluant du raisonnement l’ensemble des CRC, Éric Sprogis passe sous silence la réforme ayant conduit dans les années 2000 (suite à l’acte II de la décentralisation) à la suppression de tout cursus pré-professionnel dans ces conservatoires, de loin les plus nombreux en France, au profit du seul 3e cycle amateur (CEM)8. Mais l’on me rétorquera sans doute que le fait d’obliger un élève avancé à changer de conservatoire, à lui imposer du temps et des frais de déplacement supplémentaires et à payer des droits d’inscription plus élevés en tant que non-résident dans la collectivité constitue une avancée majeure dans la politique de démocratisation de la culture en France.

De même, la note 25 de mon étude précise que le CRR de Strasbourg avait récemment réintroduit le 3e cycle spécialisé de FM ; chez Éric Sprogis, cette phrase devient : « seul le CRR de Strasbourg assure le troisième cycle spécialisé de Formation Musicale ». Voilà qui permet de faire d’une pierre deux coups : suggérer au lecteur l’incompétence d’un contradicteur dont la connaissance de l’environnement professionnel se résumerait à son établissement d’exercice, tout en escamotant le problème central, celui du contenu réel de ces formations qui, bien souvent, comprennent à ce jour toutes sortes de « modules » au demeurant utiles (initiation à l’écriture et/ou à l’analyse, lecture instrumentale…) mais pas ou peu de travail solfégique à proprement parler.

Deux autres points appellent une rectification.

  • Primo, Éric Sprogis m’attribue l’ignorance des thèses de Jean Piaget (je serais donc un bien mauvais pédagogue « de terrain ») en me reprochant d’ignorer l’origine éminemment « scientifique » de l’affirmation « le savoir ne se transmet pas » (une formule que les autoproclamées sciences de l’éducation n’ont depuis jamais intégrée à leur credo, cela va sans dire). Pourtant, dans ma réponse à Sylvie Pébrier  – que Éric Sprogis a dû lire bien attentivement pour pouvoir la discréditer avec le reste de mon discours – , j’évoquais précisément « le socio-constructivisme néo-piagétien de Meirieu et de ses séides ». Au passage, on s’abstient soigneusement de discuter ladite citation au profit d’un méli-mélo où Socrate (qui, sauf erreur, ne s’adressait pas à des enfants) voisine avec Rousseau (dont les écrits concernent l’éducation plus que l’instruction et le préceptorat bien plus que l’enseignement public qui n’existait pas encore) ; ne manque plus ici que Montaigne avec ses têtes « bien pleine[s] et bien faite[s] » pour que la coupe soit pleine.
  • Secundo, Éric Sprogis joue sur les mots en attribuant aux « parcours loisirs » du Conservatoire du Val-d’Yerres un rôle à la fois marginal et circonscrit à ce seul lieu. Aurait-il oublié que le Schéma d’Orientation Pédagogique de 2008 évoquait déjà des parcours personnalisés, à créer dans tous les conservatoires à partir du second cycle9 ? Un détail qui n’a pas échappé à M. Dupont-Aignan, l’autorité de tutelle de cet établissement : face aux protestations massives de ses administrés, cet élu s’est empressé dans une lettre publique de justifier l’opportunité de cette « réforme pédagogique » – l’emploi de ce terme dans ce contexte révélant mieux que jamais à quel point la pédagogie officielle est devenue l’alibi ultime, voire le synonyme des restrictions budgétaires10 – par la nécessité de traduire dans les faits les préconisations ministérielles11… que l’on sait en phase avec les idées de Conservatoires de France12. Seul « particularisme » de cette réforme : lesdits « parcours » s’appliquent cette fois dès le premier cycle, contrairement à ce que préconisent les textes officiels (pour l’essentiel non réglementaires) : mais pourquoi se refuser à aller plus loin, à innover, à briser les schémas convenus pour mieux les décliner dans les territoires ?

Trois présupposés de la pédagogie institutionnelle

Malgré (ou à travers) l’ensemble de ces lacunes formelles, le texte d’Éric Sprogis présente le mérite de résumer l’essentiel de l’idéologie pédagogiste telle qu’elle s’exprime au gré des « formations » et autres sermons officiels, ce qui ne l’empêche pas (bien au contraire) de renouveler la confusion volontaire habituelle entre critique du pédagogisme et refus de toute pédagogie. Ainsi, au-delà de l’argument d’autorité, la référence à Piaget traduit une conception scientiste et mécaniste de la pédagogie réduite à sa seule dimension cognitive et où les spécificités disciplinaires sont soigneusement mises hors-jeu sinon abolies ; se profile alors l’écueil consistant à confondre enseignement et formation13. En précisant la date du propos (1937), Éric Sprogis fait œuvre utile : de nos jours, ce réductionnisme calqué sur une certaine idée du progrès scientifique – mais aussi, s’agissant de musique, sur l’idée de progrès en art : Schoenberg serait-il plus « avancé » que Mozart, donc supérieur à ce dernier ? – paraît bien daté. Mais cet alignement abusif de la pédagogie (un corpus à caractère essentiellement empirique comme l’énonce Kant dans ses Réflexions sur l’éducation14) sur les sciences exactes serait inopérant s’il n’était pas lui-même associé à une idéologie moralisante, celle d’un enseignement nécessairement centré sur l’élève15 – et qu’importe si cette idéologie fait largement l’impasse sur le fait que les représentations spontanées des élèves soient bien souvent dictées par l’environnement social. Enfin, cette impossibilité de proposer à l’élève (et plus largement, au sujet) une vérité qui l’élève véritablement rabaisse les créations de l’esprit au rang de « pratiques culturelles » ou de simples effets de mode. Par le biais de ce sociologisme de nature égalitariste, leur seule hiérarchisation possible s’opère désormais par le biais de leur popularité supposée, donc, compte tenu de la toute-puissance des industries culturelles, de leur valeur marchande. C’est pourquoi ce gauchisme à la fois culturel et pédagogique s’inscrit parfaitement dans le contexte bien familier de la démocratie d’opinion (pour mémoire, l’exact opposé de la République !), elle-même consubstantielle de l’ultra-libéralisme économique. À ce titre, les textes internationaux plaçant « l’individu au centre des politiques culturelles » ne relèvent en rien d’une quelconque théorie du complot mais, ce qui est peut-être plus préoccupant, d’un programme politique cohérent et soutenu par les principaux partis politiques.

Militantisme du politique ou neutralité du manager ?

Le texte d’Éric Sprogis se signale donc principalement par ses silences, à commencer par la question brûlante de la sujétion croissante de l’enseignement artistique spécialisé au politique et à l’échelon territorial en particulier. On guette ainsi avec impatience le moment salutaire où il condamnera avec fermeté les propos déplorables qu’a récemment tenus Bruno Julliard sur les conservatoires16. Et seul le lecteur initié saura décrypter les tenants et les aboutissants d’un positionnement politique et institutionnel omniprésent, bien que trop rarement assumé. Ainsi, Éric Sprogis laisse supposer, non sans une certaine facilité, que la position d’un professeur de conservatoire (éventuellement non titulaire et encourant les foudres d’une hiérarchie rarement neutre) est aussi assurée sur le plan professionnel que celle de son formateur, le tout dans le cadre d’une formation pédagogique qui, précision utile, avait été décrétée obligatoire17 et même nécessaire pour que l’agent puisse accéder à l’avancement. Vanté par Éric Sprogis, le « courage d’une confrontation directe », appliqué à l’occasion de réunions où le savoir n’est fort heureusement pas transmis et où, en revanche, le savoir-être de l’agent est scruté en permanence, a déjà brisé quelques carrières : l’ignore-t-il ? La liberté de parole peut-elle vraiment être exercée dans le cadre de ces grand-messes, animées comme il se doit selon les dernières découvertes de la science managériale ? À propos, il serait opportun de porter à la connaissance du citoyen le montant précis que toutes ces formations (tant initiales que tout au long de la vie), que l’on s’octroie entre copains et dont tout musicien correctement formé saura aisément juger de l’utilité, coûtent au contribuable ; sans parler des avantages et positions politico-institutionnelles qu’elles procurent à ceux qui les dirigent, tant la consanguinité entre certains discours tant pédagogiques, managériaux que politiques saute aux yeux.

De même, l’on se demandera quelle est la part « d’exigence artistique » et de « réflexion pédagogique » d’un mémoire de Cefedem18 dont l’épigraphe proclame haut et fort : « Quand l’école est une violence faite au sentiment d’identité » [de l’élève]. Car ce document se distingue moins par un propos relatif à la pédagogie musicale – c’est-à-dire consacré aux problèmes musicaux concrets que rencontre l’enseignant dans l’exercice de la transmission – que par un ensemble de considérations socio-politiques sur le rôle éminemment élitiste et discriminant de la technique musicale et de la culture légitime, à proscrire19. On y trouve même un prêche consacré à la « finalité » d’une école d’art, à « repenser » de sorte que ses enseignants soient, en bons exécutants, « éclairés sur les demandes du territoire » et placés au service de « l’ensemble des populations dites « différentes » à une certaine norme »20 [sic]. Il est troublant de voir fleurir un tel discours méta- ou para-pédagogique d’inspiration communautariste dans des établissements supérieurs publics d’enseignement, alors que leurs responsables rappellent régulièrement aux futurs fonctionnaires l’impératif de respecter en tout lieu et à tout moment un devoir de neutralité, voire de réserve.

Cependant, les temps deviennent toujours moins propices aux grandes causes ; la « refondation de l’école » et la réforme de l’évaluation dite bienveillante ne soulèvent guère les foules. C’est pourquoi nos militants changent de fusil d’épaule pour se muer en managers à la force tranquille et au sourire assuré, quitte à déléguer à d’autres le soin de pourchasser les « représentations [pédagogiques] inappropriées »21 ; naguère si engagés, leurs propos deviennent aussi objectifs qu’un papier du Monde. Il n’est plus question de « promouvoir [ouvertement] une quelconque conception pédagogique personnelle » ; d’ailleurs, nous assure-t-on, les grandes querelles comme celle des pédagogues et des républicains « peuvent, doivent être dépassées »22. On quitte alors le domaine de l’idéologie, aussitôt décrété ringard, pour ne plus jurer que par la vérité du terrain et celle de la « praxis », en omettant toutefois de préciser si le terrain en question est plus volontiers celui de la glaise du matériau musical ou bien celui, plus éthéré, du projet d’établissement, des indicateurs et autres objectifs de l’évaluation. Comment alors résister à la transparence des statistiques et à la vérité désarmante de l’expertise ? Contester leur froide puissance revient immanquablement à se « couper de la réalité », à se réfugier piteusement « derrière son écran d’ordinateur », bref, à faire preuve d’une déviance et d’un ressentiment coupables et, pour tout dire, inadmissibles à l’heure où la collectivité en pleine crise d’efficience fait l’effort de former ses agents et de promouvoir le changement et la nécessaire réforme du service public !

Vous avez dit réactionnaire ?

Mais ces éléments nous éclairent aussi et surtout sur le rôle passé et présent joué par toute une génération, celle de Mai 68. Car s’il faut enregistrer à son actif un indéniable renouvellement esthétique, souvent bienvenu, toujours stimulant, cette dernière s’est avant tout livrée à une frénésie de déconstruction sans pour autant avoir eu la présence d’esprit de « se remettre en question »23 à temps et encore moins de laisser la place aux autres. Depuis qu’une minorité agissante est parvenue aux responsabilités dans les wagons de la mitterrandie, elle ne cesse de monopoliser le discours de l’institution, y compris en se livrant à un dénigrement récurrent des personnels qu’elle a pour mission de défendre, tout en s’accrochant coûte-que-coûte au pouvoir, alors même que le carriérisme et /ou l’incompétence artistique, donc la méconnaissance des réalités du métier de musicien (l’artisan qui travaille, joue, crée et enseigne au niveau le plus élevé possible), mal masqués par un amour immodéré de la bureaucratie, du management et des statistiques, affleurent chaque jour davantage.

Quant au discours stéréotypé qui, depuis plus de trente ans, n’en finit plus de dénoncer « l’élitisme » du CNSM de Paris comme des formations de haut niveau musical, il s’est fossilisé à mesure de son appropriation par les gestionnaires. Transversalité, ouverture aux publics, démocratisation culturelle : voilà quelques lieux communs de cette langue de bois – autant d’« inexactitudes », de « citations tronquées » ? – devenus synonymes aux yeux du « professeur de terrain » de réunionnite, de travail supplémentaire peu ou pas rémunéré, de dénaturation rampante d’un métier glissant vers l’animation et de complaisance démagogique destinée essentiellement à mieux faire passer la pilule de l’ajustement budgétaire24. Pourtant, ne serait-il pas plus enrichissant pour un musicien de se perfectionner dans l’exercice de son art et de s’instruire, tant dans son intérêt propre que dans celui de ses élèves, plutôt que de co-construire un projet d’établissement à l’occasion d’un séminaire et /ou de suivre quelque formation sur le management, la pédagogie de projet (qui en découle) ou l’évaluation (nécessairement subjective25) d’une production d’élève en milieu territorial ? Sans même parler de supprimer ces dispositifs – voilà enfin un levier et même un gisement d’efficience des plus prometteurs à exploiter ! –, ne serait-il pas préférable de proposer des formations de perfectionnement disciplinaire, les seules à être réellement utiles aux professionnels, plutôt que de leur faire perdre leur temps tout en les infantilisant ?

Nous voilà aux antipodes des « valeurs de respect, de reconnaissance de l’altérité, de liberté de penser et de créer », si généreusement affichées. C’est pourquoi ce discours se voit toujours plus discrédité parmi les jeunes générations de musiciens et les professeurs, tandis que les injonctions politiques croissantes auxquelles certains responsables s’empressent de céder ne font qu’exaspérer un peu plus les professionnels, déjà en butte à une situation statutaire fragile quand ce n’est pas à une précarité en constante expansion. Certes, comme l’écrit Éric Sprogis, « connaître l’opinion des uns et des autres est important et la liberté de les exprimer doit être totale » ; mais une fois de trop, l’emploi de l’optatif réduit la portée de l’énoncé à sa dimension rhétorique et jette une lumière crue sur l’application pour le moins incertaine de ces belles paroles sur le terrain, à l’heure où il est davantage question de faire adhérer les agents publics par des méthodes dites participatives à des décisions pour l’essentiel déjà prises en haut lieu, que de les laisser travailler sereinement. Bref, si je me réjouis de la venue d’Éric Sprogis dans ce débat, si je lui sais gré de ne pas m’avoir associé à « ces fanatiques qui tuent au nom de l’Islam26 », les épithètes qu’il m’attribue (un « réactionnaire » qui « ne trouve plus sa place dans les mouvements de la société ») n’en sont pas moins lourdes de signification au moment où l’on invoque à tout bout de champ le « retour aux heures les plus sombres de notre Histoire » et où l’adhésion aux valeurs sociales établies tient lieu de viatique27. Ce faisant, Éric Sprogis ne réalise peut-être pas à quel point le contestataire qu’il était hier s’est mué en gardien de l’ordre établi, s’arc-boutant sur des avantages acquis et se refusant à tout changement. Cependant, loin du déni et de la diabolisation systématique de toute dissonance, il est toujours temps de s’engager dans un débat salutaire et de bonne foi n’excluant pas le « droit d’inventaire ».

Notes

1 – Rappel des éléments du dossier :

2 – Blog-Notes de Conservatoires de France n°41, février 2015, p. 1.

4 –  Dans ces conditions, n’est-il pas légitime que les idées, propos et actes d’un homme d’influence qu’est indubitablement Éric Sprogis dans le domaine de l’enseignement musical spécialisé puissent faire l’objet d’une discussion publique exempte d’attaques ad personam ?

5 – Voir les références note 1.

6 – Publié sur le blog « Je suis en retard ».

7 – Publié sur Mezetulle.net.

8 – Une situation consacrée par le Schéma d’Orientation Pédagogique (SOP) de 2008. Voir : http://www.culture.gouv.fr/culture/infos-pratiques/formations/Schema_musique_2008.pdf

9 – Il s’agit de cursus à la carte établis comme il se doit par voie « contractuelle » : le plus souvent, il s’agit pour l’élève d’échapper à une partie du cursus et s’épargner ainsi les matières supposées rébarbatives et réclamant un effort, au premier rang desquelles on trouve le solfège. Ces parcours sont désormais monnaie courante dans les conservatoires ; cela n’empêche pas certains responsables d’aller plus loin en anticipant, le plus souvent en off, la généralisation du procédé et la suppression pure et simple de la FM « sous sa forme actuelle ».

10 – Comme le reconnaît sans ambages le directeur Nicolas Stroesser, pourtant également membre de Conservatoires de France (« Conservatoires, un modèle crise ou une crise du modèle », Lettre du Musicien n°459, février 2015) : « Il appartient maintenant aux équipes pédagogiques de faire preuve d’adaptabilité et d’ingéniosité, et de montrer que si le modèle est bien en crise, des alternatives existent de nature à permettre d’éviter la disparition pure et simple d’un certain nombre d’établissements dans les années à venir du fait d’une autre crise, durable elle aussi, la crise financière qui étreint aujourd’hui les collectivités locales ». http://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/4310_230_conservatoires-modele-en-crise-ou-crise-du-modele

13 – Voir Rudolf Bkouche, « L’enseignement scientifique entre l’illusion langagière et l’activisme pédagogique ». Précisons également que le simple fait que Piaget ou les « scientifiques de l’éducation » se soient appuyés sur un corpus d’auteurs consacrés ne saurait les placer à l’abri de toute discussion ou critique de leurs propos.

14 – « On s’imagine ordinairement que pour ce qui regarde l’éducation des expériences ne sont pas nécessaires et que l’on peut juger par la raison seule si quelque chose sera bon ou non. Mais l’on se trompe fort en ceci et l’expérience enseigne que dans nos tentatives ce sont souvent les effets tout à fait opposés à ceux que l’on attendait qui apparaissent. On voit ainsi, puisque tout revient à l’expérience, qu’aucune génération humaine ne peut présenter un plan d’éducation achevé ». E. Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1967, p. 114.

15 – Car qui oserait décemment s’élever contre le fait que l’enseignement ne tienne pas compte de l’élève, de ses aptitudes et motivations ? Le recours aux bons sentiments est un rituel incontournable du discours politique.

16 –  B. Julliard, « Conservateurs les conservatoires ? La Ville de Paris veut réformer », Le Monde, 17/11/2014.  Une fois de plus, Nicolas Stroesser n’élude pas le problème en parlant d’injonctions politiques croissantes (cf. note 9). Encore faut-il avoir la volonté de réagir et de s’opposer à ces injonctions, ce qui est loin d’être acquis…

17 – Le détail a son importance. Il serait intéressant de procéder un jour à une expérimentation consistant à rendre toutes ces formations « pédagogiques » facultatives, pour s’assurer à la fois de leur succès éventuel chez les professeurs et des effets (positifs ou négatifs, allez savoir !) de leur suppression chez les élèves. Les conclusions promettent d’être instructives. Chiche ?

18 - Voir :  http://www.cefedem-rhonealpes.org/sites/default/files/ressources/memoires/memoires%202010/KRIKORIAN%20Themelina.pdf . A la lecture de ces sous-produits, librement consultables sur la Toile, de la pédagogie officielle et de la sociologie post-bourdieusienne réunies, mêlant joyeusement catéchisme pédagogique et militantisme politique, on est saisi par un malaise. La récurrence d’un discours laudatif à l’égard de l’institution (p. 25) mêlé d’un zeste de victimisation à l’évocation des critiques dont cette institution fait régulièrement l’objet – et pour cause – (p. 26-27), le tout associé aux sempiternels présupposés à la fois permissifs et relativistes, fait irrésistiblement penser à un formatage à grande échelle. Pour rappel, à l’époque pas si éloignée de l’URSS brejnévienne, les candidats au diplôme final d’un Conservatoire supérieur devaient plancher sur le matérialisme dialectique et d’autres « disciplines » (un terme à prendre au sens bien coercitif, cette fois !) du même acabit ; le coefficient des examens était le plus souvent supérieur à celui des disciplines musicales elles-mêmes tout en étant assorti d’un « plancher » éliminatoire.

19Ibid., cf. entre autres exemples p. 24 (en particulier la « discussion » des thèses de M.-O. Dupin).

20Ibid., p. 26-28.

21 – J. Aguila, « Évaluation des élèves, quoi de neuf », La Lettre du Musicien n°455, p. 26-28

23 - C’est pourtant ce que nous enjoint à tout bout de champ le discours pédagogique lui-même. Cf. note 1.

24 – Un exemple parmi d’autres : la très progressiste réforme des rythmes scolaires (cf. http://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/4333_233_musique-et-rythmes-scolaires). Encore un trucage ?

25 – Cf. note 7.

26 – Voir ce commentaire

27 - Il m’est impossible de « regretter, certes de manière idéalisée, les conservatoires tels qu’ils fonctionnaient il y a plusieurs décennies » et pour cause : je ne les ai jamais connus compte tenu de mon âge !

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2015.

Enseignement musical : les trucages de Dania Tchalik (par Éric Sprogis)

Réponse à l’article « Pédagogie, évaluation et études musicales »

À la suite de la publication de l’article de Dania Tchalik « Pédagogie, évaluation et études musicales », Mezetulle a reçu le texte qui suit. Éric Sprogis1 s’y emploie, en forme de réponse, à souligner des « approximations » et « détournements » opérés selon lui par Dania Tchalik, et en prend argument pour jeter le doute sur l’ensemble de son propos. Ce n’est pas seulement parce que Éric Sprogis a été cité par D. Tchalik que Mezetulle publie cet article, mais aussi et surtout parce que celui-ci est de nature à poursuivre et à enrichir un débat ouvert en 20122.

« La vérité pure et simple est très rarement pure et jamais simple »
Oscar Wilde, L’important d’être Constant

La ligne éditoriale du site Mezetulle est caractérisée – au-delà des points de vue qu’il développe de manière roborative même quand on n’en partage pas obligatoirement tous les ressorts – par son sérieux et, généralement, par sa capacité à mettre en perspective différentes problématiques de notre société. Ces qualités sont certainement dues à la force de la pensée de son éditrice, la philosophe Catherine Kintzler, qui sait traiter les sujets qu’elle aborde avec des argumentaires dont la rigueur est reconnue même par ceux qui sont en désaccord avec ses options.

C’est pourquoi les articles que M. Tchalik y publie régulièrement ne manquent pas d’étonner.

Je ne conteste évidemment pas la liberté absolue3 de M. Tchalik de regretter – certes de manière quelque peu idéalisée – les conservatoires de musique tels qu’ils fonctionnaient il y a plusieurs décennies et de militer activement contre les changements pédagogiques qui s’y sont produits. C’est un point de vue réactionnaire au sens strict du mot. Ce terme n’est pas une injure. C’est son droit de le défendre et de le promouvoir.

Le problème est que la plupart des dénonciations qu’il profère s’appuient soit sur des erreurs, soit des citations tronquées, leur faisant dire ainsi le contraire de ce qu’il veut « démontrer », voire de véritables entorses à la réalité. Du coup, c’est toute son argumentation qui vacille…

En effet, si ce qui est vérifiable s’avère douteux, si les références n’en sont pas, si l’utilisation des sources est sujette à caution, que reste-t-il de ses longs articles ? Des opinions personnelles assénées à l’abri de son écran et de son clavier d’ordinateur4 sans qu’il soit possible de les confronter à d’autres puisque non argumentées de manière fiable.

J’ai ainsi relevé dans ce texte au moins une quinzaine de ces approximations ou détournements. Il serait trop long de les énumérer tous ici, d’autant qu’il faudrait les accompagner, dans certains cas, des textes originaux et complets auxquels il prétend faire référence. J’invite toutefois le lecteur à faire lui-même cette recherche critique.

J’en cite cependant quelques-uns à titre d’exemple.

Après quelques platitudes sur la notion de pédagogie, l’auteur ouvre son propos par une citation qui, selon lui, « bafoue les principes humanistes depuis plus de trente ans » : le savoir ne se transmet pas, il se construit qu’il attribue aux « experts des sciences de l’éducation ». Sauf que cette phrase est de Jean Piaget, qu’elle est issue de travaux publiés en 1937, qu’il était biologiste avant de se consacrer à la psychologie expérimentale et qu’il s’inspirait de Pascal, de Kant, de Bergson ou de la maïeutique de Socrate. Des experts comme ceux-là, j’en redemande5 !

M. Tchalik écrit (pour en dénoncer évidemment l’inspiration) : « remplaçons Bach, Beethoven, Debussy… mais aussi les chefs d’œuvre du jazz, par un parcours loisir ». A l’appui de cet exemple, l’auteur nous indique le CRD du Val d’Yerres… Sauf qu’un simple détour sur le site de cet établissement nous permet de constater que ces parcours loisirs sont destinés à quelques personnes qui ne souhaitent pas s’investir dans un cursus de longue durée, celui-ci constituant bien entendu la proposition principale pour la majorité des élèves. Il ne s’agit donc pas de «remplacer» la connaissance et la pratique des chefs d’œuvre du patrimoine musical…

Les conservatoires de taille moyenne ont vu fondre leurs effectifs de grands élèves, écrit-il. Sur quelles sources s’appuie M. Tchalik pour exprimer une telle énormité ? Mystère…S’il avait regardé les statistiques nationales sur ce point, il aurait constaté que la réalité montre le contraire

Mais il va plus loin (à partir de ce faux présupposé) : cette situation aurait comme cause « les nouveaux professeurs formés dans les CEFEDEM » ! Pour « preuve », la note n°16 prétend que « La pédagogie des Cefedem prend l’élève tel qu’il est pour, surtout, le garder tel qu’il est ; c’est donc fort logiquement qu’elle s’expose telle qu’elle est, dans toute son exigence musicale et intellectuelle ». A l’appui de cette assertion la note comprend un lien vers un mémoire d’une étudiante… où l’on ne trouve aucune référence à cette définition de la pédagogie de ces centres de formation ! L’auteur du mémoire y met même en discussion différentes options didactiques et plaide pour une véritable exigence artistique.

Ah ! Les fameuses « notes de bas de page » revendiquées comme l’une des caractéristiques du site Mezetulle !

Sur ce point au moins, M. Tchalik est dans l’esprit du site. Ici, quarante-six notes plus ou moins longues pour cinq pages d’articles ! C’est bien, les notes. Cela donne l’impression que tout ce que contient le corps du texte est appuyé sur des sources solides. Bref, cela fait sérieux, quasi scientifique…

Sauf qu’ici, si on prend la peine de creuser les références indiquées, on constate qu’elles ne prouvent rien ou, pire, qu’elles peuvent contredire le propos principal, quand elles ne sont pas tout simplement mensongères.

Deux exemples (mais le lecteur peut avec profit faire les mêmes constats sur presque toutes les autres notes) :

Le conservatoire […] [est] devenu [un service public] prêt à être reversé le moment venu au secteur marchand, en accord avec des textes internationaux, dit-il. Une note 18 invite à aller chercher la référence dans une interview de Guy Dumély… Allons-nous enfin savoir comment le Traité de Libre Echange Transatlantique va écraser nos pauvres conservatoires ? Las ! L’interview n’évoque que la Déclaration de l’Unesco, l’Agenda 21 de la Culture et la Convention de Faro sur le droit de chaque individu à la culture ! Et l’interviewé les évoque pour montrer comment les politiques culturelles doivent mettre l’individu au centre de leur préoccupation…

Note 25 : seul le CRR de Strasbourg assure le troisième cycle spécialisé de Formation Musicale… Évidemment, si la démarche rigoureuse de l’auteur repose sur la seule connaissance de l’établissement où il enseigne… Pour ma part, je connais directement au moins une vingtaine de CRR et CRD où cet enseignement est assuré à ce niveau (et sans doute plus car je me limite ici à ce que je connais).

Je m’en voudrais de terminer sans une petite anecdote personnelle et de caractère individuel6.

Il se trouve que j’ai été convié, au début de l’année scolaire 2013-2014, à animer un séminaire de travail à l’intention de l’ensemble des professeurs d’un conservatoire où enseignait M. Tchalik et dont le thème était… l’évaluation.

Les méthodes de travail faisaient alterner des interventions générales et des travaux en petits groupes permettant à chacun d’inclure dans la réflexion à la fois ses expériences personnelles et ses propres points de vue. Or, à part quelques questions essentiellement formelles, M. Tchalik n’est jamais intervenu, ni pour enrichir les débats, ni pour contester l’esprit, les contenus et les propositions exprimées que ce soit par ses collègues ou par moi. Je fus donc très surpris lorsque l’on me signala que, quelques semaines plus tard, un nouvel article, intitulé « Bas les masques ! », publié par Mezetulle, faisait référence à cette session et prétendait en tirer de nouvelles « analyses » apocalyptiques sur le déclin de notre société ! Bien évidemment, cet article utilisait les mêmes méthodes que celles que j’ai décrites succinctement plus haut.

Un jugement purement moral (donc insuffisant) amènerait à parler d’hypocrisie ou de lâcheté. Je préfère retenir l’hypothèse d’un homme qui ne trouve plus sa place dans les mouvements de la société, qui n’ose pas débattre et qui tente de calmer ses fureurs intimes à l’abri de toute confrontation directe… mais on dira alors que je « psychologise » de nouveau à l’instar de l’article très pertinent qu’avait déjà écrit à son propos Sylvie Pébrier7.

Notes

1 – Musicien et formateur. Ancien directeur du Conservatoire à Rayonnement Régional de Poitiers. Ancien professeur puis directeur des études au CNSMD de Lyon. Ancien élève du CNSMD de Paris.

2 – [NdE] Rappel des textes du dossier.

3  – Même s’il me cite régulièrement comme exemple de tout ce qu’il exècre.

4  – J’avoue que je préfère son style, de loin, lorsqu’il l’exprime devant un clavier de piano…

5  – Et j’y ajouterai Rousseau qui écrivait : « Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n’a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l’âme est toujours en paix? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un temps si court qui leur échappe, et d’un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d’amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous ? » (L’Emile, livre second).

6 –  Après tout, c’est M. Tchalik lui-même qui y a fait allusion dans un précédent article.

7 – Voir la référence à la note 2.

© Éric Sprogis et Mezetulle, 2015.

[NDE du 25 février 2015 : voir la suite du dossier : « Joue du piano et tais-toi ! D. Tchalik répond à E. Sprogis« ].

Laïcité et école

Interview de C. Kintzler sur le site SE-UNSA

Un long entretien – réponses de Catherine Kintzler à six questions – publié sur le site du syndicat enseignant SE-UNSA1 sur le sujet « Laïcité et école ».  

Voici un extrait de la réponse à la première question – « Vous êtes spécialisée en philosophie de l’art. Comment en êtes-vous arrivée à la question de la laïcité ? » :

« [….] J’étais sur le point d’achever mes travaux de doctorat lorsque, à l’automne 1989, éclate l’affaire dite « de Creil » sur le port du voile islamique dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire publics. Il aurait suffi, me semble-t-il, d’un peu de fermeté et de volonté politique de la part du ministre alors en exercice : réactiver les circulaires Jean Zay. Mais Lionel Jospin ne l’a pas entendu ainsi. En fait, je ne devrais pas dire qu’il a manqué de volonté politique car c’est bien une politique que de fermer les yeux sur le port de signes religieux à l’école publique par les élèves. Très vite, avec Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay, nous avons écrit la « Lettre ouverte à Lionel Jospin », publiée dans Le Nouvel Observateur en novembre 1989. J’ai soutenu ma thèse sur l’opéra dans cette ambiance survoltée. Et j’ai ruminé la question de la laïcité, non pas de manière massive comme je l’avais fait avec celle de l’école, mais point par point, en publiant des articles qui m’étaient en quelque sorte « commandés » par les sujets d’actualité qui, à chaque fois, posaient un problème dont l’élucidation permettait de dissiper une ambiguïté et de mieux cerner le concept (la laïcité scolaire, l’affaire « du gîte d’Epinal », le financement des cultes, le port de la cagoule, les cimetières, etc.). Après avoir publié le bref essai « académique » Qu’est-ce que la laïcité ? (Vrin), en 2007, j’ai tenté une synthèse de cette démarche théorique et pratique dans Penser la laïcité (Minerve, 2014). […] »

Les autres questions :

  • Selon vous, en quoi la laïcité va-t-elle au-delà de la tolérance ?
  • De plus en plus de Français souhaiteraient bannir les signes religieux de l’espace public. Mais n’est-ce pas déjà le cas ? De quel « espace public » parle-t-on ?
  • L’École publique est le lieu par excellence de la laïcité. Quel est le statut de l’élève en son sein ?
  • À votre avis, la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école a-t-elle été efficace ? Pourquoi était-elle nécessaire ?
  • Comment analysez-vous les récents propos de Najat Vallaud-Belkacem concernant les accompagnateurs de sorties scolaires ?

Lire l’intégralité du texte sur le site SE-UNSA (accès gratuit en ligne). Version abrégée dans la revue L’Enseignant N° 183, février 2015, p. 16-17.

  1. Entretien réalisé le 2 janvier 2015, questions et présentation par Cyrille Chaleix. http://www.se-unsa.org/spip.php?article7536 accès gratuit en ligne []

Que signifie enseigner sous protection policière ?

Jean-Michel Muglioni réfléchit sur un paradoxe révélé par un « fait divers » : on fait appel à la police pour installer la discipline que l’école ne sait pas faire respecter. Mais cela n’installe pas pour autant l’autonomie véritable de la discipline scolaire. Loin d’un rappel à l’ordre, ce recours est l’indice d’un profond désordre. Une fois de plus, l’école, qui a été rendue incapable de se concentrer sur ses missions propres, est renvoyée à son extériorité.

Je lis ceci sur France info en ligne1  :

« Près de Royan, en Charente-Maritime, une petite fille de 11 ans a été verbalisée il y a quelques jours par un policier municipal pour ne pas avoir attaché sa ceinture dans un car scolaire. Elle a payé elle-même une amende de 90 euros. » […] Une décision que défend Patrick Marengo, le premier adjoint au maire de Royan en charge de la sécurité : « La prévention a été faite, on passe dans la phase contrôle. Malgré tout des enfants refusent d’appliquer les consignes. Ça pose le vrai problème de l’autorité. Il faut que les jeunes comprennent qu’il y a des règles, que ces règles doivent être respectées surtout lorsqu’elles peuvent engager la vie des personnes ». »

L’article conclut :

« La sanction : une amende de 90 euros qui a surpris les parents. « Nous, on s’est dit le policier lui a fait peur pour lui servir de leçon. Mais quand on a eu reçu le procès-verbal… » conteste Michel Arnaud, le papa. Et les parents ont écrit une lettre au président du conseil général; Dominique Bussereau pour protester. La famille étant en difficultés financières, la petite fille a tenu à payer l’amende avec son argent de poche. Elle venait tout juste de fêter ses 11 ans. »

On sait qu’il arrive souvent que le plus grand désordre règne dans les cars scolaires : la discipline étant passée de mode dans les écoles, les chauffeurs sont impuissants à faire respecter les règles du code de la route aux élèves. On ne s’attache pas, on se promène, on crie, etc. Et dans quel état arrive-t-on en classe ? La conséquence naturelle de l’incapacité de l’école à faire respecter une simple discipline et de la démission des « parents d’élèves » est qu’on livre les enfants à la police. Faudra-t-il bientôt enseigner sous protection policière ? Et s’il fallait imaginer que le sursaut du 11 janvier en est l’occasion, quelle tristesse !

J’ai montré dans Mezetulle2 en quoi tout enseignement suppose une discipline sans laquelle l’enfant ne peut devenir élève, c’est-à-dire se disposer – et d’abord physiquement – à apprendre. Ce n’est pas une discipline militaire qui signifie la nécessité d’obéir aux ordres, même quand on ne les comprend pas et qu’à les suivre on risque sa vie. La discipline requise à l’école au contraire libère l’esprit de telle façon qu’il soit en mesure de comprendre. Tant qu’elle ne règle pas la classe, on peut bien moraliser et séduire à coup de recettes pédagogiques, on ne peut instruire, on ne peut délivrer l’enfant pour qu’il accède au savoir.

Le désordre qui règne aujourd’hui du fait qu’on a renoncé à cette discipline explique à lui seul pourquoi on en est venu à faire appel à la police et à judiciariser ce qui aurait dû relever d’une simple sanction, prise dans les murs de l’école et ignorée à l’extérieur. Ce qui suppose que soit reconnue par la société et par l’État l’autorité des maîtres.

Sans cette reconnaissance, le contenu même de l’enseignement est menacé. Je me souviens d’avoir été incité par mon administration à demander à mes élèves de classe terminale quels textes philosophiques ils voulaient lire : comme si les programmes eux-mêmes relevaient de leur compétence ! Et quelle démagogie, parce qu’enfin j’ai pu sans difficulté leur faire demander ce que je voulais. S’étonnera-t-on dans ces conditions qu’on discute le programme d’histoire ou de biologie ? La plupart des « incidents » qui ont troublé la minute de silence en hommage aux morts de janvier viennent-ils d’une réelle prise de position des élèves ou du fait qu’ils sont accoutumés depuis longtemps à dire n’importe quoi et à faire n’importe quoi dans les classes ?

Me voici donc dans une position que beaucoup ne comprendront pas : parce que je soutiens la nécessité d’un strict respect de la discipline à l’école, je n’admets pas que l’école se défausse de sa tâche sur les institutions policières et judiciaires, comme cela se passe aujourd’hui et comme il semble que le ministère de l’Éducation nationale l’envisage officiellement dans sa lutte légitime contre le terrorisme.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2015.

  1. Voir http://www.franceinfo.fr/actu/education/article/petite-fille-verbalisee-sans-ceinture-des-regles-respecter-641037  []
  2. Notamment dans l’article « Pacifier l’école » – voir en particulier l’annexe []

Dossier : La fièvre pédagogiste et les « activités de loisirs »

Les dérives du pédagogisme – lequel consiste essentiellement à différer (quand ce n’est pas à abolir) l’examen et l’apprentissage raisonnés d’un contenu en le renvoyant sans cesse à l’extériorité d’une pseudo-méthode – ne se bornent pas à l’école. C’est l’ensemble de ce qu’il est convenu d’appeler dans la novlange « le secteur culturel » qui est touché par cette fièvre prompte à convertir la pensée, la méditation, la jouissance issue de l’effort et le loisir (la skholè des Grecs) authentique en « activités de loisirs ».

Lire les articles (ordre chronologique) :

[Rappel : un dossier consistant sur l’enseignement de la musique est toujours en ligne sur l’ancien Mezetulle
L’enseignement de la musique et la subversion de l’école (par Dania Tchalik) 30 sept 3012
Musique et enseignement : ne nous trompons pas d’engagement ! (par Sylvie Pébrier) 20 janvier 2013
Enseignement de la musique : égalitarisme et élitisme (par Jean-Michel Muglioni) 3 février 2013
Enseignement de la musique : Dania Tchalik répond à Sylvie Pébrier, 6 mars 2013
Égalitarisme et élitisme, deux faces d’une même médaille (réponse à J.-M.Muglioni par D. Tchalik), 6 mars 2013]

N.B. Les commentaires de ce billet récapitulatif sont désactivés. Merci aux lecteurs de placer leurs éventuels commentaires sur les articles proprement dits. 

 

Divertissement « pédagogique » et « mise en valeur » du patrimoine historique

Un exemple

Dans deux articles parus récemment sur Mezetulle et consacrés respectivement aux cartes géographiques et aux activités (soi-disant) pédagogiques proposées par la Philharmonie de Paris1, deux sujets a priori disjoints, Catherine Kintzler et Jorge Morales pointaient un fort penchant pour la démagogie de la part des pouvoirs publics. Sous couvert de modernisation, de démocratisation et de mise en accessibilité des objets de leur intervention, les politiques ont en effet largement contribué à les dénaturer et à les vider de leur contenu. Or, la cartographie et la programmation artistique ne constituent pas, loin s’en faut, les seuls terrains d’élection d’un pédagogisme bienpensant tendant chaque jour davantage à tronçonner l’ensemble des citoyens en catégories de publics et à les mépriser sous le prétexte de les éduquer à… (tout et n’importe quoi). C’est pourquoi j’ai souhaité à mon tour établir le caractère éminemment transversal de cette dérive dont il est loisible de constater chaque jour les résultats peu flatteurs et contraires en tout point aux bonnes intentions affichées à profusion.

Le management dans ses œuvres

Depuis les années 2000, la politique de protection du patrimoine historique (mais aussi naturel) a fortement évolué, en parallèle à (ou suite à ?) la raréfaction progressive des crédits publics alloués par les gestionnaires – mais également aux transferts de compétences (les mauvaises langues parleront plutôt de grande braderie du patrimoine national) massivement opérés par l’État au profit aussi bien des collectivités territoriales que de partenaires privés plus ou moins recommandables. Bien sûr, nous retrouvons ici une fois de plus la logique d’autonomie déjà amplement démontrée par ailleurs, que ce soit dans l’enseignement scolaire, les Universités et la recherche, les conservatoires de musique ou le monde de la culture. Ainsi, chaque monument, musée ou site doit à tout prix devenir autonome pour justifier son existence : en d’autres termes, il doit trouver ses recettes propres, devenir rentable ou, à défaut, servir de support publicitaire ou événementiel à l’action si éclairée de son Seigneur et Maître (en termes modernes, de son autorité de tutelle). Face à cette autonomie factice au sens orwellien du terme, l’impératif de la sauvegarde et de la transmission tant de son intégrité que de sa valeur esthétique propre apparaît aujourd’hui comme un argument bien trop futile pour être pris en considération.

La démagogie moderne est « de gauche » et « de droite »

J’en veux pour preuve l’action volontariste – comme il se doit – du Conseil Général de Vendée, dont l’ancien Président, par ailleurs ex-secrétaire d’État à la Culture sous le gouvernement Chirac entre 1986 et 1987 (Philippe de Villiers, pour ne pas le nommer), avait théorisé en son temps une politique culturelle à la française où le divertissement le plus commercial (dont le Puy du Fou est à la fois la créature et l’exemplum) doit à tout prix s’inscrire dans une visée édifiante : la glorification de l’histoire nationale ou, mieux, locale, si possible orientée politiquement. L’alibi historique se transforme alors en grand spectacle et la culture populaire n’est alors au mieux qu’un vernis ; de fait, rien ne sépare ce barnum de son modèle et rival languiste. C’est donc en toute logique que l’on trouve sur son site de promotion la page « art et culture » dans la rubrique « divertissement » : ses concepteurs ont sans doute lu Pascal2.

L’église modernisée, ce temple de la pédagogie

Mais ce pédagogisme n’exclut pas, loin de là, la gabegie financière : les petits ruisseaux du développement culturel et de la mise en valeur du patrimoine culturel font les grandes rivières de la dette publique3. L’église Saint-Christophe de Mesnard-la-Barotière, fleuron de l’art roman poitevin situé dans un modeste bourg aujourd’hui englobé dans l’agglomération des Herbiers, toujours en Vendée, en constitue l’illustration parfaite. Dans un premier temps fort heureusement sauvé de la ruine par les pouvoirs publics en 19864, cet édifice a fait l’objet près de vingt ans plus tard d’un aménagement on ne peut plus innovant. En effet, au beau milieu de ce lieu de culte désaffecté devenu lieu de ressources (!) trône, telle un autel5, une table interactive au design dernier cri et munie de manettes – car on ne saurait manquer d’associer le visiteur dans une démarche participative ! – dont la fonction première est de mettre en valeur « de manière ludique et didactique » l’édifice et ses peintures murales6. Coût (prévisionnel) du joujou : 160 000 euros. Une paille ! En outre, un film (au coût, toujours prévisionnel, de 40 000 euros) ou « projection monumentale consacrée à la richesse des fresques et peintures murales en Vendée du XIIe au XXe siècle » (trouvez la cohérence…) permet opportunément de troubler la quiétude des lieux – car il faut veiller à ne pas livrer le visiteur à sa propre réflexion et au silence ! – tout en vantant comme il se doit l’attractivité du territoire et la libéralité de la tutelle politique.

Célébrer le collectif… ou la collectivité ?

Inutile de dire qu’une telle débauche de pédagogie tue dans l’œuf toute velléité d’introspection. Au lieu de compléter utilement l’œuvre d’art – en installant ce dispositif dans un lieu séparé, ou bien, mieux, en éditant une monographie associant l’utile (un propos clair et bien pensé) à l’agréable (un dispositif d’illustrations), on se serait volontiers dispensé de deux gadgets coûteux – , le bric-à-brac pédagogique finit par se substituer à celle-ci et à prendre sa place dans tous les sens du terme. Le visiteur, instruit ou non, croyant ou athée, se trouve ainsi face à un objet réifié, kitsch et post-moderne n’admettant plus la contemplation, qu’elle soit de nature esthétique ou religieuse. Au contraire, l’œuvre d’art est détournée à des fins de communication et de propagande politique savamment camouflées sous le vernis pédagogique, et la célébration est cette fois bien collective : celle des publics à édifier, celle de la collectivité à promouvoir – et cela tombe bien : le film, qui ne se prive pas de mentionner abondamment le nom du maître d’ouvrage, est précisément fait pour cela.

1 Voir sur ce blog-revue : « Le volet pédago de la Philharmonie de Paris » par J. Morales et « L’IGN perd le nord et la mémoire » par C. Kintzler. On lira aussi le commentaire de Léo sur l’éducation physique et le sport, posté sur l’article de J. Morales.

5 Accordons au moins une réussite à ses concepteurs : celle d’avoir accompli un geste fort sur le plan symbolique !

6 Une photo de l’église et de sa table interactive : http://www.vendeebocage.fr/node/1536/PCUPDL085V5054HP-5/detail/mesnard-la-barotiere/eglise-saint-christophe

© Dania Tchalik, 2015.

Le volet pédago de la Philharmonie de Paris

Le triomphe du « gauchisme culturel »

C’est en réaction à l’article de Dania Tchalik Pédagogie, évaluation et études musicales que Jorge Morales a envoyé le texte suivant à Mezetulle1 .  L’auteur y montre que les entreprises de confusion délibérée entre démocratisation et déculturation ne visent pas seulement les institutions d’enseignement2. Elles s’en prennent aussi au public prié de se changer (pardon, de se « décliner ») en « publics », autrement dit de se nier lui-même – car ici le pluriel en dit long sur l’idéologie de segmentation de l’humanité gouvernant sournoisement toute cette bienpensance et sur la politique d’ajustement qu’elle a pour mission de servir.

Comme beaucoup, j’attends avec impatience l’ouverture de la Philharmonie de Paris dont la première saison s’annonce passionnante. Sans oublier la très prometteuse et très belle salle conçue par Jean Nouvel. Je me suis procuré à cet effet les brochures du nouveau temple de la musique. L’une d’elles concerne la saison musicale et l’autre les « activités 2015 jeunes, familles, adultes »3. La présence, dans cette dernière, d’un langage pieux, pédago et bienpensant est telle que j’ai cru à un pastiche : la novlangue dénoncée par la plume alerte de Dania Tchalik y fleurit à longueur de paragraphe. Il s’agit en effet de la présentation d’une série d’activités « pédagogiques » se déclinant en « projets fédérateurs », en expériences musicales collectives partagées, visant à une « démocratisation culturelle » par le biais d’une pédagogie collective et expérimentale. Le mot « partage » est inlassablement répété comme un mantra. On constate également que ce « jargon faussement savant et technicien »4 n’est plus l’apanage des seuls réformateurs de l’école mais qu’il a tendance à s’étendre et à s’imposer partout, surtout là où il sera question de « culture », de « démocratisation » et de « modernisation ».

 

« Quand l’atmosphère générale est mauvaise, le langage souffre. » (George Orwell)

Quand la com’ et le pédagogisme s’unissent, la culture et la pratique musicales deviennent une « approche participative et ludique » (p. 12 et 17) qui fait la promotion d’une « conception active et collective de l’écoute musicale » (p. 12) par le biais de « concerts et spectacles participatifs » (p. 12) proposant une « programmation artistique ouverte » (p. 17) et une « offre artistique et pédagogique plurielle » (p. 14) dont le but, on l’a vu, est la « démocratisation culturelle de la musique » (p. 10) et « l’ouverture aux nouveaux publics » (p. 8). C’est oublier que Mozart, Haydn ou Beethoven n’ont jamais destiné leurs œuvres à une élite ni à un public choisi mais à la totalité de leurs auditeurs sans distinction. La com’ pédagogique et managériale, guidée par l’ignorance, sous couvert d’éclectisme et d’ouverture, instaure la confusion.

Au-delà de l’indigence d’un langage aux allures de propagande et hélas très à la mode, nous pouvons identifier quelques grands thèmes du pédagogisme : l’obsession de la pédagogie de groupe où « les activités musicales reposent sur la force du collectif, source de plaisir, de motivation, d’émulation et de partage » (p. 42) ; la manie de l’affectivité infantilisante et d’une certaine conception de « l’ouverture au monde » ; le dada de la pédagogie de projets à travers des parcours qui « ne demandent qu’à être personnalisés » (p. 17) ; enfin la croyance en des « outils pédagogiques novateurs » (p. 10) supposés assurer la « transmission au moyen d’outils numériques » (p. 14). Tout y est sauf, oubli troublant, la référence aux modèles finlandais et suédois.

 

L’apprentissage du « vivre-ensemble », une nouvelle démagogie collective partagée

Mais ce n’est pas tout : la cerise sur le gâteau arrive tout de même à la page 59 et suivantes quand il est question des jeunes avec le projet Démos, « projet de démocratisation culturelle » « centré sur une pédagogie collective » (décidément), un « apprentissage artistique fondé sur la motivation des enfants » qui se conjugue, donc, nous y voilà, « à l’apprentissage du vivre ensemble » 5 .

Nous retrouvons la thèse de l’enfant épanoui, censé s’auto-construire – mais qui finit ignorant. C’est aussi l’un des chevaux de bataille pédagogistes : l’instrumentalisation idéologique de la pratique musicale collective. Il s’agirait donc d’apprendre la musique symphonique aux enfants des quartiers défavorisés avec des cours collectifs intensifs (il faut aller vite, l’important étant d’être bien dans sa peau) et en « mettant à profit les valeurs éducatives et sensibles [sic] de la pratique en orchestre : écoute de l’autre, partage [encore !], concentration et discipline [gage d’un semblant de sérieux, ces deux derniers termes ne feront bien évidemment pas illusion puisque démentis par tout le reste avec force] ». Aussi s’agit-il, tout en laissant entendre le contraire, de ne pas leur apprendre vraiment la musique. Pire encore, estimer ainsi que le public visé est a priori inapte à l’apprentissage « classique » de la musique reste une belle marque de mépris pour des enfants que l’on souhaite donc maintenir dans leur relégation. Le point d’arrivée, comme l’écrit Régis Debray, est « un enseignement au rabais pour les pauvres ; des précepteurs à domicile pour les riches. Retour au point de départ, l’Ancien Régime »6.

Comme si, en effet, la pratique d’un instrument – avant même de pouvoir jouer dans un orchestre – ne demandait pas de longs et pénibles efforts dans la durée, comme si l’on pouvait accéder au répertoire orchestral ou de chambre uniquement par « l’oralité » et par un « apprentissage qui met l’accent sur l’expression et l’émotion musicales », comme si les œuvres du grand répertoire ne se suffisaient pas à elles-mêmes et devaient avoir forcément un lien avec les « musiques populaires ou avec des traditions d’autres continents » pour être comprises. Nous retrouvons ici une autre thématique bien connue : celle du mélange des genres où tout vaut tout, où toute distinction est interdite. Pourtant, faut-il le rappeler une énième fois avec Alain : « Bercer n’est pas instruire ».

 

Apprendre à apprendre ? Oui, mais quoi ? L’anti-utilitarisme comme base de la transmission

Combien sont-ils à être venus à la musique par l’écoute fortuite d’un morceau de musique classique à la radio ou ailleurs, sans avoir eu besoin du moindre subterfuge pédagogique pour apprécier ce qui est beau en soi et pour éveiller la curiosité ? Éveiller la curiosité artistique et intellectuelle est (devrait être) le rôle de l’école de la République, laquelle est censée promouvoir une éducation pour tous. Il serait plus efficace et plus démocratique de rétablir une instruction digne de ce nom, c’est-à-dire une instruction fondée sur la transmission des savoirs et sur un idéal encyclopédique. En effet, pour être sensible à une musique qui n’appartient pas au temps présent ni à la vie quotidienne de l’enfant, un effort de dépaysement est nécessaire que seule permet l’habitude de côtoyer des savoirs en tant qu’objets libres. L’école devrait pouvoir offrir à tous ce luxe. Autrement dit, ne faudrait-il pas une refondation de l’école de la République ? N’a-t-on pas déjà entendu ce beau vœu quelque part ?

Il en est de même pour l’enseignement dans les conservatoires, quels que soient leur taille, leur « rayonnement » et leur « territoire » (encore deux termes très à la mode) : un apprentissage sérieux – même parfois sans se prendre au sérieux – de la musique serait plus à même, quel que soit le niveau des élèves7, de les initier véritablement à la pratique collective ; le plaisir – tant vanté par les pédagogistes qui semblent ignorer la pédagogie élémentaire – ne vaut que s’il est la conséquence et non le préalable de l’effort.

 

L’égalitarisme pédago, un élitisme qui ne dit pas son nom

On préférera donc détruire ce qui existe (et qui, souvent, marche) afin de convertir les conservatoires en maisons de loisirs sous couvert de « démocratisation du patrimoine musical »8. Il en est de même pour les professeurs, pour beaucoup précarisés et relégués au rang d’agents pédagogiques municipaux, de gentils animateurs culturels ou, même, de « personnes-ressources » (p. 77 du document mentionné). On préférera aussi se donner bonne conscience à coups de projets pédagogiques participatifs, citoyens, ouverts et pluriels qui se réduisent, pour la plupart, à des opérations de com’, à une juxtaposition éphémère de savoirs approximatifs. De la sorte, j’y insiste, les chantres de l’innovation pédagogique aggravent l’élitisme qu’ils prétendent combattre, pérennisent « les héritiers » au sens bourdieusien du terme.

Cela démontre encore une fois, pour reprendre les mots de Jean-Claude Milner, que « la croyance à la pédagogie est une pure et simple affaire d’opinion »9. Nous constatons aussi l’incapacité des décideurs et des spécialistes en pédagogie à parler de démocratisation sans avoir recours à une sociologie de pure justification, sans chercher à psychologiser les rapports sociaux (dans la brochure il est dit également, p. 14, que « la Philharmonie se définit comme un dispositif relationnel ») et sans chercher à attendrir les cœurs par des éléments de langage compassionnels.

Je ne viendrai pas à la Philharmonie de Paris en tant que consommateur d’une quelconque « musique pour tous » ou d’un « nouveau modèle culturel », je ne viendrai pas non plus dans un esprit de « partage » bien dans l’air du temps. La musique n’est-elle pas un art qui permet de mettre à distance le présent, d’échapper au tempo que l’on veut nous imposer ? N’invite-t-elle pas à un contretemps que nos « bienfaiteurs » semblent craindre ?

 

1 L’expression « gauchisme culturel » est tirée de l’excellent article de Jean-Pierre Le Goff « Le gauchisme culturel et ses avatars », Le Débat, n° 173 (2013). Consultable en ligne : http://www.politique-autrement.org/IMG/pdf/LeDebat-LeGoff.pdf

2 C’est aussi ce que Mezetulle a tenté de montrer, sur un autre objet, dans l’article L’IGN perd le nord et la mémoire http://www.mezetulle.fr/lign-perd-le-nord-et-la-memoire/

4 Jean-Pierre Le Goff, La gauche à l’épreuve 1968-2011, Paris, Perrin, 2011, p. 119.

6 R. Debray, L’erreur de calcul, Paris, Cerf, 2014, p. 28.

7 Il ne s’agit pas de former forcément des virtuoses ou des lauréats de concours internationaux mais des esprits libres et cela est indépendant du conservatoire et du niveau du musicien.

8 A ce propos, on conseillera de lire et de relire l’article de Dania Tchalik sur Mezetulle.net : http://www.mezetulle.net/article-l-enseignement-de-la-musique-et-la-subversion-de-l-ecole-par-d-tchalik-110568577.html ainsi que les éditos d’Emmanuel Dupuy dans la revue Diapason.

9 J.-C. Milner, De l’école, Lagrasse, Verdier, rééd. 2009, p. 157-158. Voir aussi Charles Coutel, Pourquoi apprendre ? Pleins feux, 2001.

© Jorge Morales, 2015

L’IGN perd le nord et la mémoire

La série de cartes « De loisirs de plein air » de l’Institut géographique national

La série des cartes IGN (Institut géographique national) « De loisirs de plein air » propose des chefs d’œuvre de marketing, inutilisables pour qui veut s’orienter, où au moins deux siècles de savoir et de savoir-faire sont délibérément massacrés par une frénésie d’effacement qui confond simplification et appauvrissement.

L’IGN publie depuis fort longtemps d’excellentes cartes topographiques au 1/25000e très appréciées des randonneurs, marcheurs, cyclistes et cavaliers. La Série bleue – relayée par les TOP 25 – est justement réputée pour sa précision, sa fiabilité, sa clarté de lecture, son haut niveau d’information cartographique, la rationalité de ses choix.

À quoi sert une carte ? À s’orienter, à apprécier la morphologie d’un terrain et à identifier des éléments remarquables ou utiles. Mais c’est aussi, et de ce fait même, un objet intellectuel qui réunit des disciplines variées et qui permet à celui qui consulte la carte de s’instruire : comment mesurer un angle, une distance, comment se représenter un relief, dans quel sens va la pente, comment interpréter une indication de toponymie, quelle est la logique du jeu des couleurs, etc. ? Une carte sert aussi à se donner le plaisir de penser et d’admirer les savoirs dont elle est un concentré.

Ce haut niveau de cartes topographiques mis à la disposition et à la portée de tous, relayé par l’excellent site Géoportail, met la barre trop haut ? La gamme s’est enrichie en 2007 avec un produit moins ambitieux : la série « Carte IGN de loisirs de plein air ». Dessein louable en soi : des cartes à grande échelle destinées aux promeneurs, moins encombrantes que celles de la Série bleue ou des TOP25, ciblées sur des zones fréquentées avec des suggestions d’itinéraires et des informations culturelles, c’est a priori une bonne idée. Mais, à les regarder de près, on mesure la piètre considération dans laquelle sont tenus leurs acheteurs potentiels. Des siècles de savoir et de savoir-faire sont charitablement épargnés à leurs cerveaux supposés débiles : on se trouve devant des chefs d’œuvre non pas de simplification mais d’appauvrissement volontaire.

Cette série couvre des secteurs très fréquentés par les promeneurs, et donc la plupart des grandes forêts d’Ile de France. Je m’en suis procuré trois.

Aucune indication explicite du nord géographique ne figure dans la légende ou les marges des cartes que je possède. Aucun méridien n’y est tracé. Devant cette lacune fondamentale, qui ruine toute idée de carte, mon étonnement fut tel que je suis retournée exprès à la boutique IGN pour demander au personnel si j’avais bien vu… : dites-moi comment on trouve le nord! Mais non, c’est bien ça : le nord n’est pas indiqué. Bien sûr, il est facile de voir que le haut de la carte est orienté au nord, mais rien ne dit que les bords de la carte soient rigoureusement orientés vers le nord géographique, et donc on n’a aucun outil fiable pour utiliser une boussole. 

Ce n’est pas tout. Les courbes de niveau, utiles pour savoir tout bêtement quand on monte et quand on descend, et intéressantes parce qu’elles permettent de se représenter la morphologie d’un paysage, ont disparu. Ne cherchez pas non plus quelques points cotés qui auraient échappé à cette frénésie d’effacement : il n’y en a pas !

Mais je suis injuste. Si, si, on a bien pensé à l’orientation, comme le révèle un détail savoureux. La mention « compatible GPS », annoncée pompeusement sur la couverture, se traduit par des amorces du quadrillage UTM sur les bords de la carte. Le problème est qu’on ne peut pas tracer soi-même le quadrillage : les amorces verticales n’étant présentes que d’un côté de la carte, on ne peut pas les joindre [1].

Le lecteur pourra se faire une idée sur pièces en comparant deux photos de la même portion de terrain, l’une dans la version classique (celle qu’on trouve sur le Géoportail de l’IGN correspondant aux informations qu’on trouve sur les cartes Série bleue et Top25) et l’autre dans la version allégée « Loisirs de plein air ».

J’ai choisi cette portion parce qu’elle est assez accidentée – Saint-Martin du Tertre est le point culminant d’Ile de France, où Chappe a expérimenté son télégraphe auquel un musée est consacré sur place. Mais je l’ai choisie aussi parce qu’elle est traversée par l’historique méridien de Paris. On voit très bien ce méridien, les courbes de niveau et les points cotés sur la version classique ci-dessous, faite à partir d’une copie d’écran du Géoportail. En outre, les cartes récentes de la Série bleue et TOP25 comportent le quadrillage UTM qu’on ne voit pas ici.

IGNGeoportailStMartin

Version classique (Géoportail)

IGNLoisirRedim1

Version « Loisirs de plein air »

Résumons-nous : ces cartes « de loisir » sont des gadgets. Elles méprisent ceux qui les achètent en supposant qu’ils n’ont aucune notion d’orientation et – pire – qu’ils n’ont pas à en acquérir puisqu’elles ne comportent aucun repère permettant de s’instruire et de progresser. On suppose qu’ils s’en remettent à un GPS, et on leur jette en pâture indigeste les amorces d’un quadrillage pour le moins problématique à utiliser… Ce sont des plans coloriés qui invitent juste à suivre les itinéraires tracés en gros traits.

Dans l’exemple que je donne, l’IGN non seulement perd le nord, mais perd sa propre mémoire en effaçant délibérément un méridien dont la présence indiquerait, avec le nord, qu’il existe une histoire de la cartographie. On renonce aussi bien à la dimension géographique qu’à la dimension historique et à la dimension de progression « pédagogique » : on reste en surface à tous les sens du terme, la carte n’est plus un objet intellectuel et à peine reste-t-elle un objet utile. C’est juste bon à être vendu et à faire du fric.

Randonneurs, cyclistes, cavaliers, promeneurs qui sillonnez la France métropolitaine et les DOM-TOM [2], n’achetez surtout pas ces gadgets ! Visitez le Géoportail. Et munissez-vous de cartes IGN au 1/25000e Série bleue ou TOP 25 : elles sont bien faites, utiles, belles, pleines de savoir et d’histoire, elles donnent les outils pour voir et pour comprendre. Rien qu’en les regardant, on se sent plus intelligent.

 Notes

1– Il est exclu de s’aider de la distance par rapport à un bord vertical de la carte : en supposant que ce bord soit correctement orienté N-S, cela ne servirait à rien puisque les verticales UTM ne sont pas exactement orientées N-S. Mais peut-être que les bords de la carte sont orientés UTM ? Rien ne le dit.

2 – On reste confondu en voyant que le site de la Boutique Loisir de l’IGN catalogue les cartes de randonnée couvrant les DOM-TOM dans la rubrique « Randonnée Etranger » !
[Edit du 13 juin 2019] Bévue corrigée sur la boutique en ligne, où on trouve une rubrique DOM-TOM.

© Catherine Kintzler