Le secret du vote en France est-il toujours garanti ? J’ai posé la question à l’IA

En France, le secret des scrutins organisés officiellement pour différentes élections (municipales, législatives, présidentielle, européennes, etc.) est garanti par des procédures assez bien connues. Une page du site du Conseil constitutionnel les résume, en donnant les références des textes du Code électoral et celle de la circulaire détaillée du 20 décembre 20071. Ces procédures – la plus connue étant le passage obligatoire par l’isoloir – permettent également d’assurer la sincérité du vote. Lorsqu’elles sont respectées, personne ne peut être l’objet d’une pression et toute tentative d’en exercer une est pénalisée. La publication des résultats fait, elle aussi, l’objet d’une réglementation précise ; on la trouve dans la même circulaire.

Cependant, peut-on dire, une fois les résultats proclamés, que seule la personne qui a voté peut révéler la teneur de son vote ?

Les procédures assurant le secret, si elles ont pour effet d’empêcher qu’on sache ce que vote telle ou telle personne avant et pendant les opérations de scrutin, ont-elles pour effet d’empêcher que l’on puisse savoir a posteriori par des voies publiques officielles comment un électeur votant a voté ? Non, dans certaines circonstances qui ne sont pas si rares. C’est le scrutin en tant qu’opération qui est secret, mais pas toujours le vote.

Imaginons le cas d’un collège électoral assez petit – par exemple un village ou un quartier où tout le monde se connaît – appelé à choisir entre deux candidats ou deux listes, A et B. Si, à l’issue du scrutin, il apparaît que la totalité des suffrages s’est portée sur le candidat ou la liste A, peut-on considérer que le secret du vote a été préservé ? Il semble que non, dans la mesure où il est possible, dans certaines conditions, de déduire de manière certaine comment chaque électeur votant a voté.

Pour que l’hypothèse soit valide, il faut, à l’évidence, que le nombre de suffrages exprimés soit égal au nombre de votants – autrement dit que tous les suffrages soient exprimés et que tous se soient portés sur le candidat ou la liste A. Il suffirait qu’un seul votant ait voté blanc ou nul pour que chaque votant puisse évoquer la possibilité d’être cet électeur-là et protège ainsi le secret de son vote. Le nombre d’abstentions n’a pas d’incidence dans ce cas : on sait qui s’est abstenu, c’est tout. On sait qui a voté, c’est vérifiable par n’importe quel citoyen ; et on sait que tous ont voté A, ce qui est vérifiable aussi.

J’ai posé la question, à peu près en ces termes, à deux intelligences artificielles. Si je dois reconnaître qu’elles m’ont beaucoup aidée à trouver des éléments fondamentaux pour la traiter, je dois aussi faire état de mon étonnement devant leur commune maladresse à trouver des méthodes (pourtant très simples) pour obtenir des exemples réels de cas correspondant à mon hypothèse.

Commençons par le côté positif.

1° L’IA fait le point sur les textes réglementant le secret du scrutin : elle m’épargne des recherches qui auraient pu être plus longues. 2° Elle cherche si la question que je pose a déjà trouvé une réponse juridique. Il se trouve que oui. La réponse confirme ce que j’avançais il y a un instant : il suffit que les opérations du scrutin assurent individuellement et formellement le secret du vote pour que celui-ci soit garanti.

Je cite ci-dessous l’une des IA sur ces deux points. Elle distingue secret matériel juridique procédural et secret substantiel logique : seul le premier importe, il y a secret tant que la procédure ne permet pas de révéler le vote d’un individu, même si a posteriori on peut déduire ce vote..

1. Le principe du secret du vote en droit français

Le secret du vote est un principe constitutionnel, garanti par :

  • l’article 3 de la Constitution (« Le suffrage […] est toujours universel, égal et secret »),

  • le Code électoral (isoloir, enveloppe opaque, interdiction de toute pression, etc.).

Ce secret a deux fonctions essentielles :

  1. Empêcher que le choix de l’électeur soit connu.

  2. Garantir l’absence de pression, d’intimidation ou de contrôle.

2. Le secret du vote porte sur l’acte, non sur les conséquences statistiques

Un point crucial :
Le droit n’exige pas que le résultat global empêche logiquement toute déduction rétrospective.
Il exige uniquement que
chaque électeur ait pu voter à l’abri de toute observation et contrainte, sans que son bulletin puisse être rattaché à sa personne au moment du vote.

C’est ce qu’on appelle parfois en doctrine le secret procédural, par opposition à un secret logique ou statistique.

3. Dans un très petit corps électoral, le secret procédural peut être respecté même si le secret logique disparaît

Dans votre exemple :

  • 100 votants

  • 100 voix pour A
    → Il est possible de déduire que
    chaque électeur a voté pour A.

De ce point de vue — déductif, logique, statistique — le secret est nul.

Cependant, du point de vue juridique :

L’électeur a voté seul dans l’isoloir.
✔ Le dépouillement n’associe pas un bulletin à une identité.
✔ Aucun élément matériel ne permet de savoir
directement ce qu’une personne a voté.

➡️ Le droit considère donc que le secret est respecté, même si le résultat lève le secret “par conséquence”.

4. Le droit français reconnaît implicitement ce problème, mais ne l’empêche pas

Il existe des scrutins où le corps électoral est très réduit :

  • élections sénatoriales dans les petites communes (quelques dizaines de grands électeurs),

  • élections professionnelles,

  • élections internes associatives ou universitaires,

  • conseils municipaux dans les tout petits villages.

Le législateur accepte le risque de reconstruction statistique du vote, pour autant que les conditions matérielles du vote secret soient garanties.

⚠️ Il n’existe aucun seuil légal minimal en dessous duquel un scrutin serait interdit parce que trop petit pour préserver un secret “absolu”.

5. La doctrine distingue donc :

a) Secret matériel / procédural → garanti

b) Secret substantiel / déductible → pas garanti, mais juridiquement acceptable

Cette distinction est admise par la jurisprudence administrative :
➡️ Ce qui importe, c’est l’absence de toute possibilité de
surveiller, non l’absence de possibilité de déduire après coup.

6. Alors, le secret est-il préservé ?

Réponse en deux niveaux :

Sur le plan juridique : OUI

Le secret du vote est considéré comme respecté dès lors que la procédure a empêché la révélation individuelle du vote.

Sur le plan logique ou sociologique : NON

Dans un vote à 100 % en faveur d’un candidat dans un groupe très petit,
le secret substantiel du vote est de facto levé. »

Reste la question concrète : peut-on trouver des occurrences où cette hypothèse s’est réalisée ? L’IA me dirige alors vers les données de résultats du Ministère de l’Intérieur. Je m’attendais à une extraction faite par l’IA répondant à ma question, mais non l’IA ne peut pas la faire. Elle m’indique les fichiers, la manière de les récupérer, et me propose un script de traitement en code Python pour trouver les cas. Je suis perdue, mais évidemment elle se fait fort de m’expliquer comment on utilise un code Python pour extraire des résultats d’un fichier .csv. Ouf, c’est compliqué.

Les deux IA ont proposé à peu de chose près la même démarche très lourde, mais au moins j’ai les liens pour récupérer les fichiers qui pourraient m’intéresser sur le site du ministère de l’Intérieur. J’abrège la conversation, les IA font du zèle comme d’habitude : elles me rédigent une note en suggérant des améliorations de la réglementation et même l’une d’elles propose d’écrire une proposition de loi visant à corriger cette faille. Rien que ça ! Je réponds poliment que je n’irai pas jusque-là et que de toute façon, c’est le travail des élus législatifs que l’on peut alerter le cas échéant. Je vais donc me tourner vers les fichiers du ministère de l’Intérieur en allant sur www.data.gouv.fr où c’est très bien fait. On peut avoir les résultats par bureau, ce qui est très intéressant.

Je ne regarde pas les codes Python-machin ni les croisements de fichiers complexes suggérés par les IA. Je me pose les questions suivantes.

Quels sont les scrutins les plus propices à présenter des cas comme celui que je cherche et les plus faciles à interpréter ? Le second tour d’une élection présidentielle me semble approprié : il n’y a que deux candidats, leurs noms sont connus et faciles à repérer.

Y a-t-il, dans ces seconds tours, des situations politiques où les électeurs peuvent avoir voulu voter plus que massivement, et même peut-être jusqu’à l’unanimité, pour un des deux candidats ? Mais oui, c’est bien sûr : le second tour de la présidentielle de 2002 qui opposa Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen, et où Chirac a obtenu, dans certains bureaux, des scores « bananiers » ! Je télécharge donc ce fichier .csv, et je le transfère sur une feuille Excel, cela est à ma portée.

Qu’est-ce que je cherche au juste dans cet énorme fichier (ma feuille Excel comprend plus de 128 000 lignes, une par bureau de vote) ? Les IA proposaient de chercher un vote unanime. Mais non, il y a bien plus simple : faire l’inverse, et chercher qui n’a obtenu aucune voix. Une colonne de la feuille Excel à trier sur le nombre zéro, c’est très facile.

Une fois ce tri effectué, j’obtiens des résultats rassemblant tous les bureaux de vote dans lesquels Le Pen n’a obtenu aucune voix, ce qui pourrait permettre de conclure que Chirac a recueilli la totalité des exprimés. Mais il y a une vérification à faire avant de conclure ainsi.

Il faut sélectionner, parmi ces résultats, les bureaux de vote où le nombre des votants et celui des exprimés sont identiques. Cela peut se faire facilement aussi sur une feuille Excel. En fait, je n’ai même pas besoin de les connaître tous, il suffit que j’aie quelques exemples pour pouvoir dire : ce cas existe, et il n’est pas isolé. Mais c’est mieux d’avoir des données complètes.

En document téléchargeable on peut consulter la liste Excel des bureaux de vote qui satisfont 1° le critère « un candidat a obtenu zéro voix », puis 2° le critère d’équivalence « nombre de votants=nombre d’exprimés », d’où on peut conclure que l’autre candidat a obtenu la totalité des suffrages exprimés. Il y en a une trentaine, ce sont de petits bureaux, environ 666 électeurs étaient concernés.

Une autre façon de faire est de chercher, dans l’ensemble du fichier des résultats du second tour, la triple équivalence nombre de votants=nombre d’exprimés=nombre de voix. Mais c’est plus technique car il faut écrire une formule de recherche pour comparer trois éléments. Je l’ai néanmoins fait – avec l’aide de l’IA qui sur ce terrain est beaucoup plus rapide et explicite que l’aide en ligne du logiciel. C’était néanmoins nécessaire de le faire pour avoir une vérification. Cette fois c’est l’autre candidat qui apparaît, celui qui a recueilli toutes les voix, mais ce sont bien les mêmes résultats pour les bureaux de vote et pour le nombre d’électeurs concernés. Voir la feuille Excel en téléchargement.

Quelques réflexions sur les conseils et méthodes de l’IA.

Aucune des deux IA n’a « pensé spontanément » à travailler sur des données propices à présenter ce genre de résultat. C’est moi qui ai eu l’idée de prendre le second tour de la présidentielle de 2002.

Aucune des deux IA ne suggère, dans le cas d’un scrutin où le choix se fait entre deux options, de chercher le résultat « zéro voix pour l’option X », ce qui est plus simple que de chercher l’unanimité pour l’option Y ; inutile de mettre en œuvre un script pour cela, un tri tout bête sur une des colonnes du tableur suffit.

Enfin aucune des deux n’évoque un critère décisif : trouver les cas où nombre de votants=nombre de suffrages exprimés / zéro voix pour l’un des candidats (ou bien toutes les voix pour l’autre).

L’une des IA flaire bien qu’il pourrait y avoir des « pièges », mais n’identifie pas précisément les catégories pertinentes et se fixe sur la comparaison avec les inscrits, alors que c’est la comparaison des votants avec les exprimés qui importe. Elle considère que l’abstention doit entrer en considération, alors que cela n’a pas d’effet ici. Je la cite :

« Vérifications et pièges à éviter

100% des exprimés ≠ 100% des inscrits. Vérifiez abstention / bulletins blancs/nuls : un score à 100% peut coexister avec une forte abstention.

Contrastez la donnée brute (CSV) avec la page officielle par commune du Ministère / site préfectoral / journal local pour le contexte (candidat unique, retrait, ou recours). Archives des Élections »

Donc deux conclusions pour cet article.

L’une, pas tellement rassurante, sur l’objet même de l’article. En France, le scrutin en tant que procédure est toujours secret, mais pas toujours le vote ; et la loi considère que ce dernier point est négligeable. 600 électeurs dont on peut connaître certainement le choix, bof ! Pourtant même s’il n’y en avait qu’un, on peut penser que quelque chose ne va pas.

L’autre, sur la démarche. L’IA est intelligente au sens strict du terme, elle met en relation d’énormes quantités de données (mais sans en garantir l’authenticité ni la véracité), elle sait trouver des données particulières, elle sait fouiller dans les jurisprudences, elle remplace haut-la-main les modes d’emploi des logiciels. C’est une aide considérable et sans elle je n’aurais pu écrire cet article que sous forme hypothétique, sans avoir de résultats à donner en exemple. Mais l’IA ne « voit » pas nécessairement ce qui pourtant est simple : il faut lui poser les bonnes questions. Il y a donc bien une différence entre l’intelligence et la raison.

Note

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.