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La gauche, meilleure alliée de l’extrême droite

Philippe Foussier revient sur la longue dérive de la gauche depuis l’application de la note de Terra Nova (2011) proclamant « la fin de la coalition ouvrière ». Aveugle aux fractures sociale et territoriale, la gauche a favorisé une politique de désindustrialisation et d’affaiblissement des services publics. Cette mutation fut accompagnée par l’abandon des Lumières1, l’adoption du différentialisme et de la « cancel culture », la réhabilitation du concept de « race », l’exaltation des liens coutumiers. Comment s’étonner alors que « l’ensemble de cette gauche [se soit] retrouvée en cet été 2024 dans une alliance électorale dominée par les plus perméables à l’antisémitisme » et à l’intégrisme religieux ? Peut-on espérer que cette gauche suicidaire redevienne elle-même en cessant de labourer un terrain d’accueil pour l’extrême droite ?

[Tribune publiée en ligne le 5 juillet 2024 dans La Voix de l’Hexagone 2 . Avec les remerciements de Mezetulle pour l’autorisation de reprise.]

La scène se déroule quelques petites semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Le comité de campagne de Lionel Jospin est réuni à Paris quand l’un de ses membres les plus éminents, Pierre Mauroy, sentant se vérifier le décrochage de l’électorat populaire, alerte ses camarades et surtout le candidat : « Il faut utiliser les mots de travailleurs, d’ouvriers ou d’employés, ce ne sont pas des gros mots ! La classe ouvrière existe toujours ». Puis le 21 avril confirma le pressentiment de l’élu nordiste : la gauche fut éliminée du second tour au bénéfice de l’extrême droite. Une première fois et hélas pas la dernière, preuve sans doute que peu de leçons ont été tirées de cet événement.

Il y a 22 ans, il aurait pourtant été loisible à la gauche d’analyser cette réalité et de s’efforcer d’en enrayer la logique. Tout au contraire, elle a appliqué consciencieusement ce qu’une note de la très distinguée Fondation Terra Nova a théorisé en 2011 (Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?). Y sont inscrits tous les ingrédients qui ont mobilisé la gauche depuis deux décennies : « la fin de la coalition ouvrière » au profit d’une nouvelle majorité composée de quatre grands groupes : les diplômés ; les jeunes ; les minorités et les quartiers populaires ; les femmes. On ne s’étonnera pas que ce qui était déjà en germe depuis la fin du XXe siècle connaisse une progression foudroyante : le sociétal en lieu et place du social, l’écriture inclusive et les méga-bassines plutôt que les conditions de vie au travail et l’augmentation du pouvoir d’achat. A l’encontre de son histoire, la gauche au pouvoir s’est aussi illustrée dans son accompagnement zélé de la désindustrialisation du pays et dans l’affaiblissement des services publics. Malgré les alertes, elle a dédaigné l’accroissement saisissant d’une fracture territoriale se superposant à la fracture sociale, concentrant son attention sur les habitants des métropoles. En se caricaturant elle-même, une fraction d’entre elle, la « gauche caviar », a ajouté à cette réalité un mépris social qui a accentué le divorce d’avec les classes populaires.

Mais la mutation de la gauche ne s’est pas arrêtée en si mauvais chemin. Elle a tout aussi consciencieusement rejoint l’extrême droite sur son propre terrain idéologique et culturel. Opposé plus ou moins ouvertement aux Lumières, prônant l’essentialisme et le différentialisme plutôt que l’universalisme, exaltant l’ordre naturel et l’ordre divin, préférant le groupe à l’individu, pratiquant la méfiance voire la défiance à l’égard de la raison et de la science, exaltant les liens organiques, culturels, familiaux, les racines et la souche, les coutumes locales avec leurs adeptes régionalistes, complaisant à l’égard de certains intégrismes religieux, ce terrain idéologique et culturel, la gauche l’a largement fait sien en quelques décennies. Une partie non négligeable de la gauche est devenue ouvertement identitaire en plagiant l’extrême droite tant dans son registre conceptuel que lexical. Elle s’est à l’occasion illustrée dans la « cancel culture », menaçant la liberté d’expression dans les universités et dans les disciplines artistiques comme l’extrême droite le pratiquait jadis.

C’est en effet de ses rangs que la réhabilitation du concept de « race », pourtant disqualifié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est venu. La lutte des races a remplacé la lutte des classes. C’est de ses rangs que sont venues les réunions associatives, politiques et syndicales, les manifestations de rue dans lesquelles les participants sont triés en fonction de leur taux de mélanine, les « racisés » d’un côté, les blancs de l’autre. On pourra objecter que les grands leaders de la gauche n’ont pas eux-mêmes validé ces concepts. Mais en revanche on constatera tout autant qu’ils n’ont jamais pris la moindre distance avec les structures qui les encourageaient, qu’ils n’ont jamais établi de « cordon sanitaire » avec des courants qui allaient puiser leurs références dans le corpus théorique de l’extrême droite. Une séquence aurait pourtant pu donner lieu à la mise en place d’un tel cordon sanitaire, quand la gauche dite « radicale » est allée manifester aux côtés d’intégristes religieux le 10 novembre 2019. Il n’en a rien été. De même, la complaisance d’une certaine gauche vis-à-vis de l’antisémitisme n’a fait l’objet d’aucune prise de distance tangible, et l’ensemble de cette gauche s’est retrouvée en cet été 2024 dans une alliance électorale dominée par les plus perméables à cette dérive idéologique. Une sorte de fuite en avant en direction de tous les marqueurs politico-culturels qui avaient été la chasse gardée de l’extrême droite depuis des décennies, l’obsession pour la race et l’antisémitisme en tête. Ceux qui au sein de la gauche ont sonné l’alarme face à ces dérives ont été marginalisés, vilipendés, stigmatisés. Un tweet du 17 février 2021 de Renaud Camus, l’inventeur du concept de « grand remplacement » éclaire cette « convergence des luttes » entre les identitaires de gauche et de droite :

« On critique l’extrême gauche, les islamo-gauchistes, les Black Live Matters, les abolitionnistes culturels et tout ça. Mais ce sont tout de même eux qui nous auront sortis de cette ridicule parenthèse antiraciste et pseudoscientifique selon laquelle les races n’existaient pas. Merci ».

La critique des Lumières est une constante pluriséculaire à l’extrême droite. En s’y opposant, elle doit même aux Lumières sa naissance et sa relative prospérité. La gauche avait fait sienne la référence à l’universalisme, précisément en entendant arracher les individus à leurs conditions de naissance, à leurs héritages, à leurs origines. En exaltant les « différences » plutôt que les ressemblances, en mettant en exergue le concept de « diversité » en lieu et place de celui d’égalité, elle est venue progressivement braconner sur les terres d’une extrême droite qui a toujours assuré qu’il n’y avait pas d’unité du genre humain et que les hommes étaient le produit d’une culture, d’une terre, d’une religion, de coutumes, etc. La gauche est venue pratiquer -dans ses actes comme dans son registre lexical- l’assignation à résidence ethnique, religieuse et culturelle, conformément au cahier des charges idéologique de l’extrême droite. Les théories mobilisées par les « indigénistes » et les « décoloniaux » en constituent une illustration éloquente. En incorporant sans précaution les courants de l’écologie politique les plus hostiles au progrès, cette gauche a tout autant exalté le localisme et le lien à la nature comme l’aversion pour le rationalisme qui étaient, là encore, l’apanage du corpus politique de l’extrême droite. Comment oublier que le « pape » de l’écologie politique française, René Dumont, fut longtemps un soutien du régime de Vichy, rédacteur fervent de l’hebdomadaire de propagande La Terre française ?

Ajoutons à cela qu’à la fin du siècle dernier, la gauche a abandonné ce qui appartenait pourtant à son patrimoine à qui voulait bien en disposer. L’extrême droite ne s’est pas faite prier, même si elle a injecté un tout autre contenu aux références qui étaient celles, pluriséculaires, de la gauche : la nation, le drapeau tricolore, la Marseillaise, la devise et la fière filiation à la République, la laïcité, le patriotisme tel que les soldats de l’an II l’avaient incarné. La gauche a parallèlement incorporé en son sein les marqueurs du gauchisme en se rapprochant de groupes activistes parfois violents, en cautionnant leurs exactions et en étant finalement entrainée dans une spirale propice à la prospérité de l’extrême droite : la gauche a réussi à incarner le désordre. L’extrême droite ne pouvait espérer de meilleurs « opposants » pour consolider sa respectabilité.

Ce qui peut relier l’ensemble de ces dérives, c’est probablement le primat donné aux intérêts particuliers sur l’intérêt général, la préférence pour une vision communautarisée de la société, une société d’ordre finalement, où le groupe -ethnique, religieux- l’emporte sur l’individu, où les liens organiques priment sur les liens civiques, où les hommes et les femmes sont davantage reconnus pour leur appartenance à un ou des groupes que pour leurs vertus individuelles et leurs qualités propres. Conformément aux enseignements de Gramsci, cette gauche suicidaire a méticuleusement balisé le terrain culturel qui allait le jour venu accueillir la prise de pouvoir de l’extrême droite.

Pour combattre l’extrême droite, la gauche disposait de la recette. Ce n’est qu’en redevenant elle-même -en cessant de plagier ce courant qui aurait dû demeurer son antithèse- qu’elle pourra(it) s’y consacrer efficacement.

1– Voir la recension par Philippe Foussier du livre de Stéphanie Roza La Gauche contre les Lumières https://www.mezetulle.fr/la-gauche-contre-les-lumieres-de-stephanie-roza-lu-par-p-foussier/

La notion d’islamophobie et la liberté d’expression (par B. Straehli)

La force de l’article de Benjamin Straehli1 vient de ce qu’il examine les principales définitions savantes de l’islamophobie associant hostilité envers la religion elle-même et hostilité envers les personnes. L’auteur remarque que cette association s’accompagne d’une distinction entre les différentes critiques envers la religion en fonction de leur intensité ou de leur portée, ce qui a pour conséquence que seule une critique très modérée pourrait éviter d’être « islamophobe ». On peut donc s’interroger non seulement sur la validité de cette conséquence, mais aussi sur l’effet qu’aurait l’introduction de l’islamophobie au nombre des délits.

Depuis plus de vingt-cinq ans, des chercheurs, des mouvement politiques, des institutions, militent pour l’emploi du mot « islamophobie », en le présentant comme le nom d’un mal à combattre. Dès les premiers textes publiés en ce sens, ce mot a fait l’objet d’une interrogation : la critique de la religion musulmane fait-elle partie de ce que l’on appelle « islamophobie », et combattre cette dernière implique-t-il donc de réduire la liberté de critiquer les religions ? Les partisans de l’emploi de ce terme se défendent habituellement contre cette interprétation, et prétendent faire une distinction entre critique légitime et propos islamophobe. Cette défense est-elle convaincante ? Il s’agit ici de le vérifier en procédant à l’examen des principales définitions savantes qui ont été proposées de la notion d’islamophobie. Cet examen nous amènera à conclure que les inquiétudes pour la liberté d’expression sont parfaitement fondées, la promotion du mot « islamophobie » étant bel et bien liée à une idéologie qui recèle de graves dangers.

Les origines du mot

Houda Asal, qui milite elle-même contre les phénomènes regroupés sous le nom d’islamophobie, et pour l’emploi de ce terme, en a fait l’histoire dans un article publié en 20142. Elle y indique que le mot a été utilisé dès les années 1910 et 1920, en français, par certains administrateurs des colonies et certains savants, pour désigner aussi bien l’inégalité imposée aux musulmans par le pouvoir colonial, que les préjugés d’érudits au sujet de l’islam. En anglais, on le trouve dans un texte d’Edward Said publié en 1985.

Néanmoins, souligne Asal, c’est seulement à partir de 1997 que la notion s’est véritablement imposée dans le débat public, sous l’impulsion du think tank Runnymede Trust, qui a publié cette année-là un rapport qui est rapidement devenu une référence incontournable. À la suite de cette publication, de nombreux mouvements politiques ont affiché leur volonté de lutter contre l’islamophobie, tandis que des discussions savantes se déployaient quant à la pertinence de la notion, et la meilleure manière de la définir.
Avant de nous pencher sur ces discussions, soulignons la différence, quant à leur origine, entre le mot « antisémitisme » et le mot « islamophobie », aujourd’hui présentés, dans le programme du « Nouveau Front populaire », comme les noms de deux maux qu’il s’agirait de combattre dans un même effort. Le mot « antisémitisme » est devenu d’un usage commun après que Wilhelm Marr eut désigné ainsi sa propre hostilité envers les Juifs3, hostilité fondée, non sur la critique des croyances et valeurs du judaïsme, mais sur une idée de la prétendue race que le peuple juif serait censé constituer. Ce terme a donc été forgé dans le but de désigner autre chose que la critique de la religion. Au contraire, c’est bien pour nommer l’hostilité envers la religion musulmane elle-même, sans considération de « race », que le mot « islamophobie » a été jugé indispensable.

La première définition du Runnymede Trust

En 1997, la publication Islamophobia : A Challenge For Us All, habituellement désignée sous le nom de Runnymede Report, déclarait que le mot « islamophobie » rassemblait trois éléments : une hostilité infondée envers l’islam, les discriminations envers les musulmans qui sont la conséquence de cette hostilité, et l’exclusion des musulmans en politique ou plus généralement dans les affaires socialement importantes4.

De ces trois traits, c’est le premier qui suscite la perplexité. Même les adversaires les plus virulents d’une religion peuvent bien admettre l’idée générale que tout sentiment hostile envers elle n’est pas nécessairement justifié, et que parmi les raisons avancées pour la rejeter, il y en ait de mauvaises. Mais établir que l’hostilité qu’exprime un certain propos est infondée, cela revient à réfuter le propos en question. S’agit-il donc, pour lutter contre l’islamophobie comme le Runnymede Trust invite à la faire, de prendre une par une les critiques adressées à l’islam, de les soumettre à examen, et de dénoncer celles qui se révéleraient infondées ?

Plutôt que de chercher ainsi à remplir le tonneau des Danaïdes, les auteurs proposent une série de critères pour distinguer une « vision fermée » et une « vision ouverte » de l’islam5. Certaines des caractéristiques de la « vision fermée » l’associent à des opinions dont l’histoire des religions peut facilement montrer la fausseté : par exemple, selon le rapport, c’est faire preuve d’une vision fermée que de croire que l’islam est un bloc monolithique, sans évolution au cours du temps, et sans interaction avec d’autres cultures. D’autres traits de la vision fermée semblent plutôt consister à ignorer les règles d’un débat contradictoire : ainsi, est-il précisé, c’est se montrer fermé que de refuser de prendre au sérieux les critiques de l’Occident qui pourraient venir de l’islam. D’autres encore renvoient à un projet politique condamnable, la « vision fermée » pouvant consister à prétendre que les désaccords avec l’islam justifieraient des discriminations envers ses fidèles. Mais certains des critères proposés sont bien plus contestables. Ainsi, une « vision ouverte » implique-t-elle de considérer que l’islam, comparé à « l’Occident » (et non à une autre religion), est « également digne de respect », partant ainsi du principe qu’une religion en tant que telle mérite d’être respectée, ce qui va bien sûr beaucoup plus loin que de respecter simplement la liberté de culte de ses adeptes. En outre, pour que l’on puisse parler de vision ouverte, « l’islam [doit être] vu comme partenaire effectif ou potentiel » pour la résolution de problèmes communs. Ce n’est donc pas seulement avec les personnes de confession musulmane qu’il s’agirait de coopérer, mais bien avec l’islam lui-même.

On comprend que si une religion doit être considérée comme digne de respect, ainsi que comme une partenaire pour l’action politique, les critiques qu’il sera admissible de lui adresser devront rester fort modérées, et compatibles avec un jugement globalement favorable. Une critique radicale, qui conclurait que l’islam dans son ensemble est néfaste, serait nécessairement, en vertu de ces critères, déclarée « islamophobe ». C’est pourquoi il a très tôt été reconnu que la promotion du mot « islamophobie » par le Runnymede Trust était au fond une invitation à l’autocensure pour toute personne désireuse de critiquer l’islam. C’est l’une des principales objections adressées par Kenan Malik à la notion d’islamophobie, dans son essai The Islamophobia Myth en 20056. Constatant que cette notion sert à réunir, dans la plus grande confusion, haine ou discrimination envers les personnes, d’une part, et critique de la religion, d’autre part, il déclare que ses propres travaux sur la situation des musulmans en Grande-Bretagne l’amènent à considérer que « […] dans la réalité les musulmans ne sont pas si discriminés qu’on le croit souvent – mais l’islam devrait être davantage critiqué. » (traduction personnelle)

La proposition d’Erik Bleich

Malgré cette objection, l’usage du mot « islamophobie » n’a fait que se répandre dans les années ultérieures. De multiples discussions ont eu lieu dans la sphère académique quant à la pertinence de la notion et à la meilleure manière de la définir : peur de l’islam, préjugés et stéréotypes envers l’islam ou envers les musulmans ? Erik Bleich a publié en 2011 un article faisant le point sur ces débats, et sur la nécessité de proposer une nouvelle définition7. Sa préoccupation est celle d’un chercheur en sciences sociales, qui veut faire de la notion d’islamophobie un concept scientifique, utilisable à ce titre dans la recherche. Or, constate-t-il, la notion a émergé dans le contexte de débats politiques, et se trouve chargée pour cette raison d’une importante dimension normative, l’islamophobie étant présentée comme un mal social, et comme une attitude « infondée », « injuste ». Cela rend difficile d’en faire le nom d’un phénomène objectivement mesurable. En outre, quand on regroupe sous ce même nom les préjugés et les discriminations auxquelles ils peuvent conduire, on se prive, dans la terminologie même, des moyens de distinguer la cause et son effet. D’un autre côté, estime Bleich, puisque le mot s’est imposé dans les débats, l’éviter en sociologie conduirait la science à perdre de sa capacité à expliquer un phénomène social dont le public est devenu conscient. Il faut donc reconstruire la définition, pour rendre la notion réellement utilisable dans la démarche scientifique, sans pour autant l’éloigner trop de l’usage qui en est fait spontanément dans les débats politiques.

Il propose alors de définir l’islamophobie comme « des attitudes ou émotions négatives indifférenciées à l’encontre de l’islam ou des musulmans » (p. 1585, traduction personnelle). Il choisit donc de ne pas inclure les discriminations dans la définition, jugeant qu’elles doivent être considérées comme une conséquence de l’islamophobie, et non comme l’islamophobie elle-même. Néanmoins, elles constituent bien le phénomène qui justifie l’élaboration même de la notion : c’est parce que les attitudes et émotions négatives sont susceptibles de causer des discriminations qu’il vaut la peine de se doter d’un mot, « islamophobie », pour les étudier. Bleich préfère insister sur les émotions plutôt que sur les préjugés, car elles inclineraient davantage leurs porteurs vers un comportement discriminatoire. La précision selon laquelle ces attitudes et émotions doivent être « indifférenciées », signifie qu’une personne ne ferait pas preuve d’islamophobie si elle est hostile à une pratique qu’elle juge liée à une interprétation erronée de l’islam, propre à un courant particulier. Il serait en revanche islamophobe d’éprouver de l’hostilité envers l’islam dans son ensemble. L’intérêt de cette précision, selon Bleich, tient au fait qu’il est vraisemblable qu’une personne hostile à tout l’islam soit plus encline à discriminer les musulmans, qu’une personne qui n’en condamne que certaines interprétations. On voit qu’en pratique, la définition de Bleich conduit à une classification similaire à celle du Runnymede Report : la critique de l’islam n’est pas islamophobe tant qu’elle ne vise que des versions particulières de l’islam, elle le devient quand elle rejette l’islam tout entier. Enfin, regrouper sous le même terme l’hostilité envers la religion et l’hostilité envers les personnes qui y adhèrent ne lui paraît pas poser problème : il en va de même, argue-t-il, d’une notion telle que « l’anti-américanisme », qui désigne aussi bien le rejet de la politique des États-Unis, que celui des citoyens américains.

L’essentiel de l’article est ensuite consacré à des considérations fort intéressantes sur les difficultés méthodologiques rencontrées quand on cherche à mesurer le phénomène ainsi défini. Ces considérations tombent en dehors de notre sujet, mais il y figure un détail qui mérite d’être noté. Bleich indique, à la page 1590, que si une personne déclare ne pas vouloir avoir des musulmans pour voisins, ce n’est pas forcément un signe d’islamophobie : ce pourrait être une conséquence d’un rejet plus général de toutes les religions. Il faut donc apparemment comprendre que l’hostilité envers l’islam n’est pas non plus islamophobe si elle n’est qu’une composante d’une hostilité envers toute religion. Il n’y aurait lieu de parler d’islamophobie que quand c’est l’islam seul qui est rejeté. Cette précision est toutefois assez étonnante, car on ne voit guère comment elle pourrait découler de la définition de l’islamophobie donnée précédemment dans l’article.

On peut remarquer qu’en France, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, dans son rapport de 2016 sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, a décidé d’employer le mot « islamophobie », en en donnant une définition qui ressemble fort à celle de Bleich : « attitude d’hostilité systématique envers les musulmans, les personnes perçues comme telles et/ou envers l’islam. »8 Ainsi, l’hostilité envers la religion elle-même, pourvu qu’elle soit « systématique », est bien islamophobe.

Le second rapport du Runnymede Trust

En 2017, le Runnymede Trust a publié Islamophobia : Still A Challenge For Us All, déjà cité en note. Revenant sur les débats suscités par la notion, ainsi que sur l’évolution des phénomènes sociaux qu’elle désigne et sur les recherches menées à leur sujet, ce rapport présente la définition donnée en 1997 comme toujours valable (p. 7). Il s’agirait donc bien, toujours, de rassembler sous ce terme, aussi bien « l’hostilité infondée envers l’islam » que les discriminations qui sont censées en résulter. Néanmoins, les auteurs indiquent qu’il leur paraît judicieux de souligner particulièrement le second aspect, et proposent en conséquence une nouvelle définition : l’islamophobie serait « le racisme dirigé contre les musulmans », le mot « racisme » renvoyant ici aux discriminations.

Bien conscients de l’étonnement que peut susciter cette idée de racisme, là où il n’est pas question de race mais de religion, les auteurs rétorquent à cette objection que toutes les formes de racisme ont toujours inclus un élément culturel, attribuant des comportement culturels aberrants aux populations visées (p. 8). L’absurdité de l’argument saute aux yeux : de ce que tout racisme prend aussi pour cible la culture de la population déclarée inférieure, et non pas seulement des traits morphologiques, on ne saurait conclure que l’hostilité envers un élément culturel est une condition suffisante pour parler de racisme. L’introduction de cette notion, dans une question déjà passablement embrouillée, ne semble guère servir qu’à ajouter encore de la confusion.

Les auteurs ont également pris note de l’argument selon lequel on doit être libre de critiquer l’islam. Ils déclarent n’avoir rien à objecter à ce principe, mais craignent qu’en critiquant la notion d’islamophobie au nom de la liberté d’expression, on ne détourne surtout les yeux des discriminations subies par les musulmans (p. 7-8). On pourrait toutefois se demander pourquoi ils tiennent tant à cette notion, si ce sont bien les discriminations qui les préoccupent principalement : ne serait-il pas préférable d’employer simplement le mot « discrimination », plutôt qu’un terme ambigu qui peut renvoyer aussi à la critique de la religion ? La réponse à cette question semble se trouver dans le chapitre rédigé par Claire Alexander, « Raceing Islamophobia » (p. 13-15). Revenant sur la définition proposée en 1997, elle déclare que les discriminations sont inséparables de « l’hostilité infondée envers l’islam », car elles en seraient la conséquence (p. 13). Le nouveau Runnymede Report refuse donc délibérément de prendre en compte l’argument de Bleich, selon lequel il serait préférable de ne pas employer le même mot pour désigner la cause et l’effet. Pour faire la différence entre une critique raisonnable et une hostilité infondée, nous sommes renvoyés à la distinction de 1997 entre « vision ouverte » et « vision fermée », dont nous avons déjà vu quelles conséquences elle entraîne quand il s’agit de dire si une critique est islamophobe ou non.

Il faut toutefois saluer la démarche des éditeurs qui, dans la troisième partie du rapport, ont laissé la parole à divers auteurs pour exposer leur propre point de vue sur le sujet : parmi eux se trouve Kenan Malik, l’un des plus fermes adversaires de la notion d’islamophobie. Son texte, « Fear, Indifference and Engagement : Rethinking the Challenge of Anti-Muslim Bigotry » (p. 73-77), dénonce avec vigueur la confusion que cette notion établit entre critique et haine.

Terminons par une remarque au sujet des discriminations sur lesquelles le rapport entend attirer l’attention. Anthony Heath et Asma Mustafa, dans le chapitre intitulé « Poverty and the Labour Market », font un constat qui peut paraître étonnant : vingt ans après que le Runnymede Trust eut imposé le mot « islamophobie » dans le débat public en Grande-Bretagne, on ne trouve pas d’expériences de terrain qui aient été réalisées pour mesurer les discriminations à l’embauche dont seraient victimes les musulmans britanniques. Les auteurs sont amenés à donner pour modèle d’une recherche de ce genre, une étude réalisée en France9. Pour dissocier les discriminations raciales des discriminations proprement religieuses, et mesurer ces dernières, l’étude a consisté à solliciter des entretiens d’embauche en envoyant notamment des CV fictifs. Pour aller à l’essentiel, mentionnons-en seulement deux dont l’unique différence réside dans l’appartenance religieuse qu’ils suggèrent : tous deux sont censés être le CV d’une femme d’origine sénégalaise, au même niveau d’étude et d’expérience professionnelle, mais l’une porte le prénom « Marie » et a été bénévole au Secours catholique, l’autre s’appelle Khadija et a été bénévole pour le Secours islamique. L’expérience montre que « Marie » reçoit nettement plus de réponses que « Khadija ». Cette étude met donc bien en évidence la réalité des discriminations envers les musulmans. Mais, ferons-nous remarquer, le mot « islamophobie » n’y est pas employé. Les trois mêmes auteurs, dans un article de 201610, ont réussi à établir, par le biais d’un jeu permettant d’offrir de petites sommes d’argent à d’autres joueurs, que les Français non musulmans ont tendance à se montrer moins généreux envers ceux qu’ils perçoivent comme musulmans, et qu’ils le sont d’autant moins que les musulmans sont perçus comme plus nombreux. Le mot « islamophobie » n’y figure que dans une citation d’une politicienne britannique. Enfin, en 2017, Marie-Anne Valfort a mis au jour des préjugés sur les hommes musulmans, amenant ces derniers à être particulièrement discriminés à l’embauche11. Là encore, le mot « islamophobie » n’apparaît pas. Dans toutes ces études, il n’est question que de discriminations, de préjugés, de stéréotypes, de biais… Et la première est présentée comme un modèle du genre dans le Runnymede Report de 2017. On en vient alors à se poser la question : pour étudier les discriminations et leurs causes, est-il bien utile d’employer le mot « islamophobie », si les études sur lesquelles s’appuient les promoteurs du mot eux-mêmes ont l’air de très bien s’en passer ?

Conclusion

Nous avons examiné plusieurs publications, parmi les plus importantes, qui visent à promouvoir la notion d’islamophobie. Un premier constat s’impose : à chaque fois, la notion est bien censée rassembler hostilité envers la religion elle-même, et hostilité envers les personnes. Le deuxième constat est que tout en s’efforçant de maintenir la liberté de critiquer la religion, par une distinction entre une critique islamophobe et une critique qui ne l’est pas, les auteurs élaborent des définitions qui ont nécessairement pour conséquence que seule une critique très modérée, n’empêchant pas de conserver un jugement globalement favorable sur l’islam, peut éviter d’être « islamophobe ». Si l’on cherche à appliquer ces définitions, on en vient à considérer comme « propos islamophobe », par exemple, la proposition suivante : « Le Coran n’est qu’un tissu d’inepties et le monde serait meilleur si tous les musulmans abandonnaient leur religion. »

On peut bien, en sociologie, prendre pour objet d’étude les sentiments hostiles envers l’islam, et s’intéresser à leurs causes et conséquences sociales, indépendamment de la question de savoir s’ils sont légitimes ou non. Et les sociologues sont libres d’appeler cet objet d’étude « islamophobie ». Tous ceux qui pensent que l’islam est digne de respect doivent, par ailleurs, pouvoir exposer publiquement leur arguments en sa faveur. Le pouvoir politique, de son côté, a le devoir, au nom de la liberté de conscience, de lutter contre les discriminations dont sont victimes les fidèles d’une religion. Mais cette lutte ne doit pas servir de prétexte à censurer la critique radicale de la religion. Dire qu’une critique radicale suscite des sentiments hostiles envers la religion concernée, et que ces sentiments hostiles peuvent causer des discriminations, n’est pas un argument valable : il faut trouver le moyen de lutter contre les discriminations autrement.

C’est précisément à cette exigence que le « Nouveau Front Populaire » tourne le dos, en annonçant vouloir faire punir par la justice les auteurs de « propos islamophobes ». Il est urgent que les membres de cette coalition s’expliquent sur ce qu’ils entendent par là, et qu’ils corrigent cette formulation s’ils ne comptent lutter que contre les appels à la violence ou aux discriminations. Les définitions usuelles de l’islamophobie ne permettent pas de maintenir la liberté complète de soumettre la religion à un examen critique, si l’islamophobie elle-même devient un délit.

Notes

1 – Benjamin Straehli est professeur de philosophie au lycée Jean Zay de Jarny (Meurthe-et-Moselle). Voir sur Mezetulle, du même auteur : Le « racisme systémique » selon Eric Fassin.

2 – Houda Asal, « Islamophobie : la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche », Sociologie 2014/1, volume V, p. 13-29. URL : https://www.cairn.info/revue-sociologie-2014-1-page-13.htm (consulté le 16 juin 2024).

3 – Wilhelm Marr, Der Sieg des Judenthums über das Germanenthum – Vom nicht confessionellen Standpunkt aus betrachtet, Berne, Costenoble, 1879.

4 – Le texte complet du rapport de 1997 n’est pas librement accessible sur internet, mais le Runnymede Trust a mis en ligne un résumé accompagné d’un bon de commande : https://cdn.prod.website-files.com/61488f992b58e687f1108c7c/617bfd6cf1456219c2c4bc5c_islamophobia.pdf (consulté le 17 juin 2024). Cependant, le rapport de 2017, Islamophobia : Still A Challenge For Us All, est en libre accès en ligne, et la définition de 1997 s’y trouve rappelée à la page 1 (https://cdn.prod.website-files.com/61488f992b58e687f1108c7c/61bcd30e26cca7688f7a5808_Islamophobia%20Report%202018%20FINAL.pdf, consulté le 17 juin 2024).

5 – Un tableau présentant ces différences se trouve à la deuxième page du résumé en ligne du rapport.

7 – Erik Bleich, « What Is Islamophobia and How Much Is There ? Theorizing and Measuring an Emergent comparative Concept », American Behavioral Scientist, novembre 2011, p. 1581-1600 (URL : https://www.researchgate.net/publication/228195168_What_Is_Islamophobia_and_How_Much_Is_There_Theorizing_and_Measuring_an_Emerging_Comparative_Concept, consulté le 17 juin 2024).

8 – Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, La documentation française, 2016, p. 24 (URL : https://www.cncdh.fr/sites/default/files/2021-04/Rapport%20racisme%202016.pdf, consulté le 17 juin 2024).

9 – Claire Adida, David Laitin, Marie-Anne Valfort, « Identifying Barriers to Muslim Integration in France », Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 2010, n°107, p. 22384-22390. URL : https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1015550107 (consulté le 18 juin 2024).

10 – Claire Adida, David Laitin, Marie-Anne Valfort, « ‌“One Muslim Is Enough ! Evidence from a Field Experiment in France », Annals of Economics and Statistics, n°121/122, juin 2016, p. 121-160 (URL : https://ideas.repec.org/a/adr/anecst/y2016i121-122p121-160.html, consulté le 18 juin 2024).

11 – Marie-Anne Valfort, « La religion, facteur de discrimination à l’embauche en France ? », Revue économique, 2017, vol. 68, p. 895-907 (URL : https://www.cairn.info/revue-economique-2017-5-page-895.htm&wt.src=pdf, consulté le 18 juin 2024).

Un grand chantier républicain sur un champ de ruines

Un peuple se mobilise dans les urnes et fait savoir aux responsables politiques qui l’abandonnent depuis 40 ans que la coupe est pleine. Après avoir avalé – mais pas digéré – la calamiteuse expérience du référendum de 2005 où on lui a signifié que son avis ne compte pas, il réclame la sécurité (condition première de toute association politique), des services publics qui fonctionnent, une école qui instruit, une juste répartition des recettes et des dépenses publiques, le contrôle de l’immigration illégale comme le fait la gauche danoise. Il réclame qu’on lui rende le poids politique de sa parole. Il est grand temps de changer de politique.

Vous n’y êtes pas ! À en croire de fins esprits, il faudrait remonter en deçà de ce constat ringard : le mal vient de plus loin ou plutôt de plus profond, c’est une question d’émotion1. La populace se laisse dominer par ses émotions, et elle vote mal. N’est-ce pas ce qu’on a entendu lors du référendum de 1992 – le « Non » était le fait des « non éduqués » ?  N’est-ce pas ce qu’on entend dans les commentaires condescendants qui glosent sur la fracture entre les métropoles (forcément plus « éclairées » – l’alliance entre clientélisme social et idéologie bobo y est en effet lumineuse) et les « périphéries ».

Ce vote de travers, ce vote contre-nature, ce vote « populiste » serait dû à une disposition psychique mal diagnostiquée et à un manque d’empathie de la part des élites. Ces bonnes fées ne se penchent pas assez sur le berceau de l’enfant qu’elles devraient câliner en faisant davantage de « pédagogie ». Les menaces (« on va vers la guerre civile si tu continues à mal voter ») et les leçons de morale (« tu n’as pas honte de voter pour la coulée brune ? ») ne fonctionnent plus.

Comme si le peuple français manquait de discernement et d’expérience politique.

Mais il y a des solutions. Un petit coup d’écologie, un petit coup de féminisme, une couche de vernis décentralisateur (il faut que ça sente le neuf !). Soyons inventifs, un peu d’audace dans nos futures alliances, un peu d’esprit d’innovation sociétal dans l’air du temps et ça ira mieux : la bête électorale va se calmer, revenir sagement et religieusement au bercail ?

Un tel mépris et une telle ignorance me semblent caractériser l’entêtement aveugle dans une politique que « la gauche » encourage depuis des décennies – quand elle ne la mène pas elle-même à grands renforts de privatisations et de démantèlement des services publics. Les choses ont donc suivi leur cours : après la gauche caviar, la gauche Terra Nova fait maintenant place à la gauche Médine (admirons le progrès), avec l’aide des rituelles opérations « castor » (on pourrait dire aussi « agitation de trouillomètre ») à répétition. On « fait barrage » tous les 4-5 ans et on poursuit la même politique. On continue à laisser tomber dans le caniveau les objets républicains – souveraineté nationale, laïcité, sécurité, universalisme, école publique exigeante fondée sur l’instruction, maillage de services publics forts sur tout le territoire… Le RN n’a plus qu’à les ramasser pour les accommoder à sa sauce. En outre, le tour de passe-passe produit une entourloupe surnuméraire : la performance négative devient autoréalisatrice. Il n’y a plus qu’à dire que les objets que je viens d’énumérer, non seulement sont ringards et sentent le caniveau, mais qu’ils caractérisent les politiques « populistes d’extrême droite » : la preuve, c’est que le RN les propose !

Ces objets, il ne fallait pas les abandonner, il fallait les cultiver, les travailler, les porter à leur maximum d’intensité pour ne jamais renoncer à faire de la France un modèle politique et social, un lieu où chacun est traité à l’égal de tout autre comme une singularité et non assigné à une appartenance, un lieu d’excellence. Les « barrages » vertueux, jusqu’à présent, n’ont fait que différer ce travail gigantesque, quand ils ne lui ont pas fait obstacle en le chargeant de leurs décombres. Un grand chantier républicain pourra-t-il enfin s’installer et déblayer ce champ de ruines ?

1 – L’article d’Arnaud Gonzague publié le 28 juin dans Le Nouvel Obs est un bon exemple de cette pseudo critique des politiques qui se sont succédé depuis des décennies. Sous couvert d’une lecture du livre de Marc Bloch, L’Etrange défaite, il réduit un mouvement politique à des questions d’humeur https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20240628.OBS90367/lire-l-etrange-defaite-de-marc-bloch-et-croire-a-la-victoire.html

Sus à l’extrême (droite)

Placé ironiquement du point de vue des « assiégés » par les « extrêmes », le texte de Samuël Tomei analyse impitoyablement l’état d’esprit de bien des militants, et surtout des responsables, prétendument républicains. En se faisant pendant des décennies les complices des pires ennemis de la République, après avoir laissé détruire –  entre autres – le patriotisme universaliste, la laïcité, l’école républicaine, l’ordre public, l’intégration, les services publics, « nous » voilà, chevaliers du camp du bien, réduits à brandir une tenaille identitaire faussement équilibrée et, à coups d’idées floues et de dénis, à peindre l’ennemi sous les traits que nous voulons qu’il ait.

Le réflexe obsidional s’impose : la République est en danger, défendons-la. Nous sommes tous (toutes et tous, puisque progressistes), bien sûr, contre l’extrémisme (surtout celui de droite), contre le populisme, contre les identitaires de toute sorte, et nous sommes toutes et tous les chevalières et les chevaliers d’une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ! Mais il nous faut remplir trois conditions : ne jamais définir les termes, combattre la « tenaille identitaire » et avancer que l’ennemi, qui doit ressembler à son portrait-robot, pratique la taqiya.

Ne jamais définir les termes

L’extrémisme, si l’on en croit Pierre-André Taguieff, cumule trois éléments : la légitimation de la violence comme méthode de résolution des problèmes politiques ; l’intolérance et le sectarisme ; le fanatisme impliquant l’intransigeantisme, le manichéisme et le jusqu’au-boutisme, qui supposent qu’on place la défense de la Cause au-dessus de tout1. Christophe Bourseiller considère que « l’extrémiste se veut au-dessus des lois. Il rejette la société présente et ne reconnaît aucune des institutions. Il dénonce en vrac la police, l’armée, la justice, le système fiscal2… ». Examiner quel parti ou quel groupe à l’Assemblée cumule le plus, aujourd’hui, ces critères conduirait-il à faire pencher la balance d’un côté plus que de l’autre, à détourner notre regard de celui qu’on a désigné comme l’ennemi principal ? On verra plus loin qu’il existe une parade. Pour l’heure, « pas une voix » pour telle extrême !

De même, prenons garde de définir le populisme. Entrer dans les détails conduirait à se demander si le phénomène de 2017, qui a conduit à l’Élysée le plus jeune des présidents de la République, ne relèverait pas d’une sorte de populisme : rejet des élites en place (dont pourtant on provient…), appel direct au peuple, promesse d’un peu tout révolutionner, dépassement du clivage droite-gauche, homme providentiel, etc. De plus, à lire les spécialistes de la question, on pense à Alexandre Dorna3, on verrait qu’il existe un populisme républicain dont l’archétype est Gambetta… On dénoncera donc sans précision la montée des populismes, surtout celui de droite, le national-populisme (pour évoquer dans l’inconscient de ses interlocuteurs le national-socialisme).

Commencer de donner un tant soit peu de contenu aux termes positifs est tout aussi périlleux. Prenons chacun des quatre principes qui définissent – constitutionnellement – la République : à les articuler, on se rend compte à quel point, depuis une soixantaine d’années, nous, républicains, nous qui votons pour la gauche ou la droite de gouvernement, les avons, avec ces dernières, trahis, et à quel point nous persistons. Nous avons laissé, au nom du « droit à la différence », le virus du différentialisme miner l’indivisibilité, l’hystérie identitaire et l’hétéronomie affouiller la laïcité – qui est conjugaison, on ne le rappellera jamais assez, de la souveraineté de l’individu et de la souveraineté nationale –, la technocratie dégrader la démocratie, et la logique néo-libérale dévorer la politique sociale (variante : nous avons troqué le social pour le sociétal)4. Nous avons par ailleurs laissé pulvériser le cœur battant de la République : un système d’enseignement censé former non des agents économiques employables mais des citoyens critiques d’une République indéfiniment perfectible5. Bref, nous devons nous aveugler et aveugler les autres sur le fait que nous fûmes, bon gré mal gré, pendant ces soixante dernières années, complices des pires ennemis de la République indivisible, laïque, démocratique et sociale – qui doit toutefois demeurer notre mantra puisque c’est sur elle que nous avons fondé notre légitimité. Il n’est pas jusqu’à l’universalisme que nous devons prôner avec autant de force que de flou.

Rester vague, donc, tout en donnant l’impression qu’on a théorisé le danger.

Combattre la « tenaille identitaire »

Belle trouvaille à cet égard que la « tenaille identitaire » ! Car même si, historiquement (« Bloc des gauches », « Union de la gauche », « gauche plurielle », « Nouveau Front populaire » – on notera au passage la dégradation), c’est l’extrême droite qui nous effraie le plus, la théorie de la tenaille permet de répondre à ceux qui voudraient nous montrer que le danger est aujourd’hui du côté gauche, de renvoyer dos à dos les « extrêmes », de trancher du sage et de prendre la posture du résistant, cela sans le moindre effort – et tant pis si c’est tacher la mémoire des vrais Résistants, ceux qui ont risqué leur vie, car on ne risque pas la sienne à transpercer des ennemis fantomatiques. Cette théorie fut conçue et le plus ardemment défendue par le Printemps républicain, moins pour donner sens à la réalité que pour s’insérer dans le jeu macronien : je lutte en même temps contre les identitaires de gauche et contre les identitaires de droite, au nom de l’universalisme républicain. Les élections législatives de 2022 ont sanctionné l’échec de la stratégie partisane du Printemps républicain, resté hors-jeu par décision olympienne, malgré le silence de ce mouvement sur deux points essentiels pour tout républicain, mais ici susceptibles de faire obstacle au grand mouvement devant nous mener à la fusion euro-atlantiste néo-libérale promise : la souveraineté nationale et l’école républicaine.

Reste que cette idée de tenaille a survécu et il convient aux chevaliers et aux chevalières du Bien de s’y tenir – encore une fois, pour échapper à l’accusation de déni du danger provenant de la gauche de la gauche. Le secret de son efficacité est de faire croire que les deux mâchoires sont sinon symétriques, du moins d’égale intensité – sinon ce n’est plus une tenaille – et donc que, non en soi (ce que nous admettrons tous) mais dans les faits, l’identitarisme de gauche se montre aussi dangereux pour les Lumières que l’identitarisme de droite. Pour l’identitarisme côté gauche on dénoncera l’islamismo-gauchisme et, pour ne pas être soupçonné de complaisance avec la droite de la droite, on ajoutera systématiquement qu’on la combat avec la même force ; cela, même si c’est l’islamisme qui, par les attentats terroristes qu’il a perpétrés, a causé la mort de centaines de personnes en France ; même si c’est lui qui est la source de l’antisémitisme à cause duquel les Français juifs et plus généralement les juifs vivant en France ne se sentent plus en sécurité.

Le fantasme est la réalité et donc l’ennemi pratique la taqiya

Quand on objectera que, selon d’avisés politologues6, l’extrême droite, celle, par exemple, définie dans le décret de dissolution de l’association Civitas7, ne représente en France que quelques milliers de personnes, lesquelles ne se reconnaissent en rien dans un leader qui a poussé la provocation jusqu’à dîner avec des francs-maçons8, quand on aura voulu nous démontrer par A plus B que tous les partis évoluent, que ceux contre lesquels on nous enjoint de « faire digue », la gauche castor ne devant pas mourir, n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’ils étaient au moment de leur fondation, reste l’argument ultime. Ce parti dont certains croient qu’il a changé, qu’il a rompu avec les anciens dignitaires antisémites, identitaires, cathos-tradis, nostalgiques des régimes autoritaires du XXe siècle, avec les pourfendeurs de la Révolution française et de ses principes, avec son antigaullisme viscéral, parti qui aurait rompu, malgré quelques scories amenées à disparaître, avec son passé, nous ment : il pratique la taqiya – il simule et dissimule, il a un agenda secret. Il faut donc, quitte à transgresser nos principes, passer de la police de la pensée à la police des intentions cachées. Nous répondrons en effet d’un air pénétré : « Oui, certes, mais chassez le naturel… ».

Si votre interlocuteur insiste sur son combat contre l’antisémitisme, vous pourriez certes toujours avancer que l’extrême droite a remplacé les juifs par les musulmans, mais cet artifice est celui de l’extrême gauche contre laquelle vous êtes aussi censé lutter (vous êtes en effet coincés par la tenaille identitaire)… Pour en revenir à nos bruns moutons, vous soutiendrez qu’une « armée de réserve » (elle compterait « plusieurs milliers de militants néo-fascistes » en Europe) « attend l’accession au pouvoir du Rassemblement national pour passer à l’action9 ». Mais les mauvais esprits sont tenaces qui chercheront à vous pousser dans vos retranchements : avant l’accession au pouvoir à Rome de la (forcément) « néo-fasciste » Giorgia Meloni, ne promettiez-vous pas huile de ricin à profusion, retour du manganello10, raids sanglants perpétrés par l’armée de réserve de milices néo-fascistes et répression de la franc-maçonnerie11 ? Sans oublier le torpillage de l’Union européenne. Or la dictatrice, in fine, se distingue-t-elle vraiment, dans sa pratique du pouvoir, d’un dirigeant démocrate-chrétien des années 1980 ? Elle a certes pratiqué la simulation et la dissimulation avant d’exercer le pouvoir mais c’était pour devenir désespérément légaliste, atlantiste et européiste… Ses alliances européennes, précisément ? On pourra toujours essayer d’inquiéter avec l’internationale noire (en passant donc sous silence le fait que les extrêmes droites ne sont finalement pas en position de force au sein du Parlement européen).

Il faut à tout prix que l’ennemi ait les traits que nous voulons qu’il ait car, nous étant dépouillés de tout ce qui faisait notre force – les principes républicains – nous nous retrouverions bien nus en face d’un mouvement qui ne serait plus anti-républicain et qui serait même devenu pas moins républicain que nous… Mais espérons : viendra bien enfin le jour où il enfilera sa chemise noire !

Conclusion : l’impossibilité de faire autrement

L’avenir est ouvert et rien ne dit que la tenaille identitaire ne sera pas un jour réalité : peut-être les identitaires de droite deviendront-ils aussi puissants que ceux de gauche – mais il y a de la marge pour que le cauchemar devienne réalité tant l’idéologie wokiste – diversitaire, anti-humaniste et anti-universaliste –, s’est répandue, vite et fort, dans les milieux culturels et intellectuels (l’enseignement supérieur en est désormais le foyer12). On peut interpréter de plusieurs manières l’obsession d’une extrême droite fossilisée, ce refus de voir que le danger pour les principes républicains vient d’ailleurs, cette pathétique manie de rejouer les années 1930 – comme si la bête immonde reproduisait des monstres identiques à eux-mêmes ! Il y a d’abord la paresse : trouver de nouveaux outils d’analyse pour appréhender des phénomènes nouveaux coûte. Il y a ensuite cette terrible hypothèse : que le parti ennemi passe d’un républicanisme de pure opportunité, il occupe le créneau que nous avons abandonné, à un républicanisme de conviction…, qu’il finisse par admettre que le pays a vraiment besoin d’une République indivisible, laïque, démocratique et sociale, d’un patriotisme universaliste, d’un système d’enseignement fondé sur l’excellence, le mérite, besoin qu’on redonne sens aux mots peuple, nation, souveraineté nationale, intégration, assimilation, service public, ordre public… Qui dit en effet qu’un jour, pour l’ennemi, la reconnaissance de ce besoin ne se réduira plus, comme pour nous désormais, à un plan com’ ? Rien du tout ici d’un appel au vote mais tout d’un appel pressant à l’esprit (auto)critique, à la nécessité péguyste de « voir ce qu’on voit » et d’en tirer les conséquences.

Notes

1 – Pierre-André Taguieff, Qui est l’extrémiste ?, Intervalles, Paris, 2022, p. 160.

2 – Christophe Bourseiller, La France en colères, Paris, Cerf, 2024, p. 14.

3 – Alexandre Dorna, Le leader charismatique, Desclée de Brower, Paris, 1998 ; Le populisme, Paris, PUF (QSJ ?), 1999 ; Faut-il avoir peur de l’homme providentiel ?, Paris, Bréal, 2012.

4 – Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir, 2009.

5 – Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Verdier, 2009 (1984).

6 – « Ceci étant, la mouvance d’ultra-droite reste réduite à 3 000 individus environ, elle progresse très peu sur la longue durée. Et ni le RN ni Reconquête ! n’ont intérêt à se diaboliser en accueillant en leur sein des radicaux qui, d’ailleurs, les trouvent trop prudents. » Jean-Yves Camus, Le Figaro Vox, 28 novembre 2023 ; « Ainsi, la France insoumise n’est pas à proprement parler un mouvement d’extrême gauche, puisqu’elle agit dans un cadre légal et souhaite parvenir à la magistrature suprême par la voie électorale », note Christophe Bourseiller (op. cit., p. 81-82) qui établit le même constat pour le RN puisque postulant que « l’extrémiste lutte pour un changement radical de société et veut y parvenir par la violence » (p. 161.)

8 – « Bardella chez les francs-maçons ! La Grande Loge nationale de France [sic] a reçu le patron du RN pour un déjeuner très select. Au menu : immigration, insécurité… mais pas un mot sur Le Pen père et sur le FN qui voulaient la disparition des francs-macs… » (Tweet du Canard enchaîné du 21 février 2024)

9 – Renaud Dély, L’assiégé – Dans la tête de Dominique Venner, le gourou caché de l’extrême droite, JC Lattès, 2024, p. 236. Cette excellente biographie romancée (« Dans la tête de… »), instructive et bien menée, de cette figure archétypale de l’extrême droite, montre de fait à quel point le RN de 2024 n’est pas, idéologiquement, d’extrême droite…

10 – Matraque, bâton.

11 – Samuël Tomei, « L’extrême droite en Italie, quelles conséquences pour les francs-maçons », entretien paru sur le site Hiram.be, 28 septembre 2022 (https://www.hiram.be/lextreme-droite-en-italie-quelle-consequence-pour-les-francs-macons/).

12 – Voir « L’université à la renverse », dossier, Humanisme, n° 329, Décembre 2020.

La gauche s’unit contre tout ce qui la constituait (par Guy Konopnicki)

Guy Konopnicki a publié le 12 juin sur sa page Facebook1 ce magnifique et très lucide texte au sujet du soi-disant « Nouveau Front Populaire », dominé par LFI, qui va présenter des candidats aux élections législatives 2024. Il rappelle fortement les grandes lignes politiques du Front populaire de 1935 – « le vrai ». A contrario il montre comment la gauche aujourd’hui « s’unit […] contre tout ce qui la constituait : la République, la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le travail, l’école publique » et, par ses rejets sectaires, barre la route à la constitution pourtant nécessaire d’une majorité de redressement républicain.
Je m’empresse de le reprendre ci-dessous en remerciant l’auteur pour son aimable autorisation et en m’associant à son analyse et à son appel.

La gauche se prétend Front Populaire, alors même que le peuple- les ouvriers, les artisans et les paysans- a massivement voté pour le Rassemblement National. On ne saurait combattre l’extrême-droite en niant cette réalité. Les raisons de ce vote sont connues, les travailleurs des villes et des campagnes, qui cotisent et payent leurs impôts, sont en situation d’insécurité, sur le plan social et dans leur vie quotidienne.

Il faut être aveugle pour croire qu’une alliance dominée par LFI les arrachera à l’extrême-droite. LFI a encouragé tous les désordres, jusqu’à soutenir, il y a un an, les jeunes pillards des banlieues, dont nul n’ignore qu’ils ont cessé immédiatement leur mouvement sur l’ordre des trafiquants qui tiennent l’économie parallèle des cités. Les travailleurs des centres commerciaux, qui avaient perdu des journées de travail, pouvaient bien balayer. Par la suite, LFI n’a cessé de donner l’exemple du désordre, à l’Assemblée Nationale, avant de mener une campagne centrée sur Gaza. Chaque image des manifestations et blocages de facs ou de lycée fait voter RN. Au soir des élections européennes et le lendemain, devant la réunion des « gauches », les manifs ont recommencé. On y voyait toutes sortes de drapeaux, mais pas un seul drapeau tricolore. Le Front Populaire, le vrai, a commencé par le serment du 14 juillet 1935, sur la place de la Bastille et il a triomphé sous les couleurs de la France. Les communistes, les socialistes, les radicaux ainsi que la CGT réunifiée de 1935-36 avaient décidé de ne pas laisser la nation et ses symboles aux fascistes. Le 14 juillet 1935, tous chantaient ensemble la Marseillaise.

Or la seconde raison du vote RN, c’est la peur de voir la France affaiblie par la mondialisation et rongée de l’intérieur par le communautarisme. La gauche oublie, quand elle ne la renie pas, sa réponse historique, qui est l’intégration de tous par la laïcité de la République. LFI a ouvertement joué avec le séparatisme, en faisant campagne sur Gaza, pour engranger les voix des quartiers islamisés. Les « dérapages » antisémites de Mélenchon et de ses séides visaient cet électorat.

La gauche s’unit donc contre tout ce qui la constituait : la République, la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le travail, l’école publique… Pis ! Elle part au combat en amalgamant le centre et la droite républicaine à l’extrême-droite, interdisant la constitution d’une majorité de redressement républicain.

La seule alternative au RN serait pourtant un rassemblement dans l’esprit des gouvernements de la Libération, où les communistes, les socialistes, le MRP et les gaullistes travaillèrent ensemble au relèvement de la France. Pour justifier le prétendu Front Populaire, on ose citer Aragon : « Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat »… Ce poème2 est dédié à deux patriotes fusillés par les nazis, Gabriel Péri, député communiste, et le capitaine Honoré D’Estienne d’Orves, aristocrate, passé de l’Action française au catholicisme social. Nous sommes fort loin du sectarisme de notre prétendue gauche.

Ce n’est pas avec un front rétréci que nous répondrons à l’urgence de rétablir la confiance entre les Français et la République. Ni avec de petits bricolages politiques conçus dans les salons de l’Élysée. J’attends, j’espère, un appel fort de personnalités politiques, venues de la gauche, du centre et de la droite républicaine, décidées ensemble à rétablir une République qui répond aux attentes des citoyens.

Notes

1 – Lien vers la publication d’origine. Relayée par l’auteur sur X  et sur Instagram. Guy Konopnicki est écrivain, voir la notice Babelio avec bibliographie https://www.babelio.com/auteur/Guy-Konopnicki/24633 .

Concentration des richesses, inégalités des revenus : peut-on les mesurer ?

Brandir des chiffres n’est pas une garantie d’objectivité. Mezetulle l’a remarqué sur un exemple simple : les résultats électoraux ou de consultations, où l’on présente des pourcentages en passant sous silence leur base de calcul1. Thierry Foucart2 examine ici des sujets qui, pour être plus complexes, n’en sont pas moins importants relativement à leurs enjeux puisqu’il s’agit d’apprécier les concentrations de patrimoine et les écarts de revenu et d’émettre des avis nécessairement politiques sur la répartition des richesses, bien souvent « mesurée » à une aune idéologique.

La réduction d’inégalités de patrimoines et de revenus considérées comme trop fortes pour être justes est au cœur de la politique économique et sociale des démocraties. La concentration des richesses mesure ces inégalités, mais les propriétés des paramètres qui l’évaluent sont mal connues et l’interprétation de leurs valeurs souvent abusive et même parfois malhonnête. Il s’agit ici d’expliquer les conditions qui doivent être vérifiées pour assurer la validité scientifique des résultats obtenus. Elles concernent la définition des concepts de patrimoine, de revenu, et les propriétés mathématiques des paramètres.

Patrimoine, revenu : des comparaisons hétérogènes

Définition du patrimoine

Madinier et Malpot (1979) définissent le patrimoine de la façon suivante : « parmi les diverses définitions concevables du patrimoine, cette étude en retient une relativement étroite, celle qui correspond en principe à l’assiette de l’impôt sur les successions et qui serait probablement aussi celle d’un éventuel impôt sur la fortune : en ce sens, le patrimoine d’une personne est constitué par l’ensemble des éléments aliénables et transmissibles qui sont sa propriété à un instant donné ». C’est cette définition que Thomas Piketty a utilisée dans Le Capital au xxie siècle, en la mettant à jour (Piketty, 2013).

Pour évaluer la concentration du patrimoine, il est nécessaire de fixer la valeur monétaire des biens qui le constituent, afin de permettre les échanges commerciaux. On peut penser au prix du marché, mais ce prix n’a de sens qu’au sein du marché où le bien est négociable, si les fonds sont transférables, et si la jouissance des biens est assurée. Par exemple, estimer la valeur d’un appartement à Paris par son prix n’a pas le même sens sur le marché parisien que sur le marché occidental, aucun sur le marché chinois. Un Français ne peut jouir d’un appartement à Pékin, ni un Chinois à Paris. La valeur marchande est parfois variable dans de grandes proportions, et le prix de l’immobilier, qui a augmenté considérablement depuis 2000, est une mesure très discutable parce que les achats se font largement à crédit, et que la baisse des taux d’emprunt compense la hausse des prix : le prix d’achat intérêts compris est très différent du prix de vente. Le prix de revient pourrait être une solution : c’est le cas de l’immobilier neuf. Mais cela n’a aucun sens dans le cas d’une œuvre d’art, dont le prix sur le marché peut varier du simple au double ou inversement entre deux transactions et qui n’intéresse que les collectionneurs. Il y a donc des conditions de bon sens à respecter, et parfois c’est impossible. L’évaluation que l’on obtient est très approximative.

L’estimation d’un patrimoine dépend du pays dans lequel il se trouve. Le prix de la terre agricole est un exemple d’hétérogénéité. Il est de l’ordre de 7 000 € l’hectare en France, de 40 000 € en Belgique, de 60 000 € en Flandre. Dans d’autres pays, en Afrique en particulier, la terre agricole est un bien commun et n’est donc pas comptée dans les patrimoines privés. Les sous-sols peuvent contenir d’immenses richesses pour les uns, aux États-Unis par exemple, et être sans valeur pour d’autres, comme en France où le sous-sol appartient à l’État. En Allemagne, l’immobilier est nettement moins cher qu’en France, et en province, nettement moins cher qu’à Paris. Au Royaume-Uni, la propriété foncière individuelle est rare et la location par bail emphytéotique beaucoup plus fréquente qu’en France. La retraite par capitalisation augmente fortement le patrimoine par rapport à la retraite par répartition pour une même pension. Dans certains pays, il n’y a pas de système de retraite. Les différences de structure des patrimoines à travers le monde sont innombrables, et les comparaisons internationales entre les patrimoines n’ont guère de sens.

La concentration du patrimoine, déjà difficile à évaluer du fait de son hétérogénéité, est liée aussi à de nombreux facteurs qui lui sont étrangers, en particulier à l’héritage et à la démographie de chaque pays. En Italie, au Canada, il n’y a pas de droits de succession, à Cuba, il n’y a pas d’héritage. Dans certains pays musulmans, la part d’héritage des filles est la moitié de celle de leur frères. Dans une population donnée, les jeunes ont épargné moins longtemps que les vieux. Les premiers paient encore les crédits souscrits pour acheter un logement, tandis que les seconds les ont remboursés plus ou moins complètement. Ils n’ont pas encore reçu d’héritage, à l’inverse des seconds, mais, étant en général moins nombreux, recevront une part plus élevée. Les répartitions par âge étant très différentes entre les pays, quand on compare les concentrations des patrimoines dans deux populations différentes, on en compare en même temps les démographies. Madinier et Malpot considèrent qu’il est impossible d’éliminer les effets de ce facteur.

On ne peut donc comparer directement les évaluations de patrimoines dans des pays très différents, ni dans un même pays à des époques éloignées l’une de l’autre. Une homogénéisation est indispensable, mais elle n’est pas toujours possible.

Définition du revenu

La définition du revenu n’est pas plus simple que celle du patrimoine parce qu’il est tout aussi hétérogène. Il ne se limite pas à l’argent perçu à la fin du mois et doit être complété par les prestations sociales qui ne sont pas les mêmes dans chaque pays. Comment évaluer les revenus en nature  ? L’accès aux transports en commun, à l’électricité, à l’eau, à la santé, à l’école ? Le revenu en nature n’est pas mesurable. L’économie non observée (ENO), qui regroupe les activités échappant à l’enregistrement statistique ainsi qu’à la réglementation fiscale et sociale, assure une part beaucoup plus élevée de la production des richesses dans les pays du sud que du nord de l’Europe. En 2003, le rapport de l’économie non observée au PIB atteignait 14,8 % en Italie, 1,3 % en Suède en 2000 (Adair, 2009). On en ignore la répartition dans la population.

Pour pouvoir analyser la concentration des revenus dans les pays de l’Union européenne, on définit le revenu initial, le revenu disponible et le niveau de vie d’un foyer de la façon suivante :

  • Le revenu initial ou revenu avant redistribution (c’est-à-dire avant transferts sociaux et fiscaux), comprend les revenus d’activité salariée et indépendante et revenus de remplacement (chômage, préretraite, retraite et pension d’invalidité), ainsi que les pensions alimentaires et revenus du patrimoine, nets de cotisations sociales sauf la CSG et la CRDS.
  • Le revenu disponible est le revenu initial augmenté des prestations sociales reçues (allocations familiales, aide au logement, etc.) et diminué des impôts versés.
  • Le niveau de vie est le rapport entre le revenu disponible (après redistribution) et le nombre d’unités de consommation (UC) calculé en attribuant 1 UC au premier adulte du ménage, 0,5 UC aux autres personnes de 14 ans ou plus et 0,3 UC aux enfants de moins de 14 ans.

Une étude de Rousselon et Viennot (2020) donne un exemple précis de l’erreur résultant de la comparaison de revenus non homogènes :

« Le débat économique est émaillé d’allusions à un niveau élevé des inégalités avant redistribution en France […]. Cette organisation [l’OCDE] publie en effet un indicateur d’inégalités de marché (market income) pour lequel la France apparaît particulièrement inégalitaire. […] Cet indicateur présente toutefois une difficulté importante pour un exercice de comparaison internationale, puisque les revenus considérés excluent les retraites publiques, mais incluent les retraites privées obligatoires, ce qui fausse la comparabilité entre pays ayant fait des choix de système de retraite distincts. […]. Cela peut aussi introduire un biais lié aux différences de pyramides des âges ».

Comment mesurer la concentration et la répartition des richesses ?

Il existe deux classes de paramètres pour mesurer la concentration des richesses.

Les quantiles

La première répond à la question suivante : que représentent les richesses des 10 % foyers les plus riches en France par rapport au total ? Et des 10 % les moins riches ?

Le calcul consiste à classer les foyers suivant les valeurs croissantes de leurs richesses, et à définir des classes rassemblant un pourcentage fixé de l’effectif total qu’on appelle « quantiles ». Les centiles contiennent 1 % de l’effectif total, les déciles 10 %, les quintiles 20 %, etc. On calcule la richesse de chaque classe considérée que l’on rapporte à la richesse totale. Par exemple, le premier décile constitués de 10 % foyers les moins riches possède 5 % de la richesse totale, le second décile 7 %, le neuvième 25 % et le dixième 35 %. La somme de ces pourcentages est égale à 100 %. La mesure utilisée fréquemment pour mesurer l’inégalité des richesses est le rapport des richesses du dernier quantile à celles du premier : c’est le rapport interquantile. Un rapport interdécile égal à 7, comme dans le cas précédent (=35 % / 5 %), signifie que les 10 % les plus riches disposent en moyenne de sept fois ce dont disposent les 10 % les plus pauvres. Le premier quintile (20 % de la population) rassemble des deux premiers déciles et possède 12 % des richesses, le cinquième 60 %. Le rapport interquintile est égal à 5 (= 60 % / 12 %), ce qui signifie que les 20 % les plus riches disposent de 5 fois la richesse des 20 % les plus pauvres.

Le rapport augmente lorsque le pourcentage considéré diminue. Les foyers étant classés suivant les valeurs croissantes de leurs richesses, les 1 % les plus pauvres sont en moyenne plus pauvres que les 10 % les plus pauvres, et les 1 % les plus riches sont en moyenne plus riches que les 10 % les plus riches. Le rapport intercentile est donc toujours supérieur au rapport interdécile, lui-même supérieur au rapport interquintile, etc.

Le rapport interdécile augmente beaucoup lorsque les richesses du premier décile diminuent légèrement. Il augmente aussi lorsque celles du dernier décile sont nettement plus grandes. Reprenons l’exemple précédent.

  • Si les 10 % les moins riches possèdent 3 % des richesse totales au lieu de 5 %, le rapport interdécile est égal à 11,67 (= 35% / 3 %) au lieu de 7.
  • Si les 10 % les plus riches possèdent 40 % des richesses totales au lieu de 35 %, le rapport interdécile passe de 7 à 8 (= 40 % / 5 %).

On pourrait dire, de façon provocatrice, que, pour diminuer la concentration dans les pays riches, il suffirait d’arrêter l’immigration en provenance des pays pauvres et de cesser de soigner les riches vieux pour répartir plus vite leur patrimoine entre leurs héritiers.

Ces rapports sont difficiles à interpréter. La concentration des richesses n’est pas (sauf dans certains pays) le résultat d’une spoliation dont les auteurs seraient légalement condamnables, mais celui d’une réussite professionnelle qui profite à tous. Fixer une valeur du rapport interdécile au-delà de laquelle la concentration est injuste est une démarche de justice sociale subjective et par suite discutable.

La figure ci-dessous montre la concentration des niveaux de vie dans six pays européens et de la zone euro mesurée par les rapports interquintiles après redistribution des richesses pendant la période 2004-2019 :

Rapports interquintiles des niveaux de vie de six pays européens
(Source : Insee)

La comparaison entre ces concentrations demande de la prudence compte tenu des différences entre les politiques migratoires, les démographies et les richesses produites par l’économie non observée de chacun de ces pays. L’Italie et l’Espagne ont des rapports plus élevés que les autres pays considérés ; ils ont aussi une fraude fiscale et sociale beaucoup plus forte. Le rapport interquintile de la Suède est le plus faible de tous, mais les richesses produites par l’économie non observée y sont très faibles et la politique migratoire qu’elle a menée est très différente de celle des autres pays.

Plus intéressante est l’évolution de chacun de ces rapports. La concentration des richesses a légèrement augmenté en France de 2004 à 2010, et s’est stabilisée ensuite, contrairement à ce que l’on entend souvent. Les variations sont faibles, et peu significatives. La forte hausse de la concentration en Allemagne, en 2019, mériterait d’être analysée. L’analyse des rapports interdéciles pourrait conduire à des conclusions différentes.

Le coefficient de concentration de Gini

La seconde classe de paramètres est celle des coefficients de concentration, qui tiennent compte de l’ensemble des valeurs observées. Le coefficient de Gini est le plus classique.

Gini généralise la démarche précédente en utilisant la courbe de Lorenz, qui, à chaque pourcentage des foyers classés suivant les valeurs croissantes de leurs richesses, associe le pourcentage des richesses détenue par rapport aux richesses totales. La figure ci-dessous représente la courbe de Lorenz calculée sur 50 observations :

  • L’axe des abscisses représente les pourcentages d’observations classées par valeurs croissantes.
  • L’axe des ordonnées représente le rapport de la somme des observations pour chaque pourcentage à la somme totale.

Courbe de concentration (50 valeurs)
d10 / d1 = 11,2 g = 0,348

On lit sur cette courbe la richesse possédée par le premier décile (environ 2 % pour 10 % en abscisse) et possédée par le dixième décile (environ 15 % = 1 – 85 % en ordonnée pour 90 % = 1 – 10 % en abscisse). Gini compare cette courbe à deux courbes caractéristiques de distributions extrêmes :

  • l’équirépartition (toutes les observations sont égales). C’est la diagonale du carré.
  • la concentration totale (toutes les observations sont nulles sauf une). Ce sont les deux côtés du carré sous la diagonale.

Le coefficient de concentration de Gini est l’aire de la zone grisée, multipliée par 2 pour varier de 0 (équirépartition) à 1 (concentration totale). La pratique habituelle consiste à considérer que la concentration est faible lorsque sa valeur est proche de 0 et forte lorsqu’elle est proche de 1, mais, comme dans le cas des rapports interquantiles, il n’existe pas de règle pour fixer une valeur en dessous de laquelle le coefficient montre une concentration acceptable, et au-dessus de laquelle elle est trop forte.

Ses propriétés mathématiques sont “faibles”. L’article de Wikipédia sur le coefficient de concentration montre l’ambiguïté de son utilisation :

« l’indice de Gini ne permet pas de tenir compte de la répartition des revenus. […]. Si 50 % de la population n’a pas de revenu et l’autre moitié a les mêmes revenus, l’indice de Gini sera de 0,5. On trouvera le même résultat de 0,5 avec la répartition suivante, pourtant moins inégalitaire : 75 % de la population se partage de manière identique 25 % du revenu global d’une part, et d’autre part le 25 % restant se partage de manière identique le 75 % restant du revenu global »3.

On peut donner beaucoup d’autres exemples :

  • Deux courbes de Lorenz symétriques par rapport à la seconde diagonale du carré ont la même aire et donnent un coefficient de Gini et des rapports interdéciles égaux avec des répartitions pourtant très différentes4.
  • Les rapports interdéciles de deux distributions peuvent être différents pour un même coefficient de Gini.
  • Deux coefficients de Gini peuvent être différents pour des rapports interdéciles égaux.

Rousselon et Viennot (2020) ont aussi mesuré dans leur article la contribution d’une mesure sociale à la concentration des revenus en observant la variation du coefficient de Gini suivant qu’elle est appliquée ou non. C’est une démarche originale et particulièrement efficace parce que les calculs sont effectués, avec la même méthode, sur des données ne différant que par la prise en compte ou non de la mesure sociale considérée. L’interprétation est difficile si l’ordre des foyers classés par valeurs croissantes du revenu disponible est modifié, puisque les déciles ne rassemblent pas alors les mêmes foyers : l’enrichissement relatif des uns déclasse alors les autres.

Des « arguments quantitatifs » manipulables

La mesure de la concentration donne un chiffre apparemment simple à interpréter. Lorsque sa valeur confirme une intuition ou une opinion a priori, elle la renforce au point de la transformer en vérité scientifique sans analyse critique et rationnelle. C’est la même difficulté que celle qui conduit à confondre causalité et corrélation.

Elle offre un argument quantitatif trop utile pour ne pas être cité à l’appui d’une idéologie, même si elle n’a pas de sens. L’association Oxfam (comme d’autres) n’hésite pas à manipuler ce concept pour attirer des subventions ou des dons. On lit sur son site5 :

« Le constat d’Oxfam est sans appel : si la société est globalement plus riche, elle est incapable d’offrir une vie meilleure au plus grand nombre. En 2020, les 1 % les plus riches possèdent plus de deux fois les richesses de 6,9 milliards de personnes, soit 90% de la population mondiale. En France, les 10 % les plus riches détiennent plus de la moitié des richesses nationales quand les 50 % les plus pauvres se partagent moins de 10 % du gâteau. »

Oxfam analyse la concentration des richesses sans se préoccuper de leur production ni de leur hétérogénéité. Les richesses, créées surtout par les nouvelles technologies, sont produites par une petite minorité de la population mondiale qui s’est effectivement beaucoup enrichie, mais qui n’a spolié personne. Au contraire, l’invention du téléphone mobile a profité aux deux tiers de la population mondiale, les progrès de la médecine contribuent fortement à l’amélioration de la santé dans les pays pauvres, etc. Il est évident que certaines populations souffrent de la faim, de la guerre, mais cela n’a rien à voir avec la révolution technologique actuelle menée par cette petite minorité et qui profite à tout le monde. Et c’est justement pour cette raison que ceux qui développent ces nouvelles technologies s’enrichissent. L’argent qu’ils accumulent est réinvesti dans d’autres entreprises et produisent d’autres richesses, ou dans des fondations comme la fondation Bill et Melina Gates qui est le second donateur de l’OMS, après l’Allemagne et avant les États-Unis. On lit aussi sur ce site : « Nous sommes toutes et tous les perdant·e·s [sic] de ce modèle économique défaillant et sexiste qui sert les intérêts d’une minorité d’hommes blancs ultra-privilégiés ». L’idéologie d’Oxfam est la théorie critique de la race6. Doit-on en déduire que les dons que reçoit cette association sont destinés en priorité aux femmes et aux populations jadis colonisées par les pays européens ?

Oxfam n’est pas tenue de respecter les normes de scientificité qu’elle n’est pas censée connaître. Par contre, la neutralité idéologique et politique des chercheurs en sciences de l’homme et de la société et plus généralement des intellectuels est une exigence incontournable. L’erreur de bonne foi est toujours possible et excusable – personne n’y échappe – , mais la malhonnêteté intellectuelle est impardonnable. Elle est ancienne (Benda, 1927) et malheureusement fréquente (Boniface, 2011).

Cette conclusion ne préjuge pas de la valeur de l’objectif poursuivi : « Quand un orateur, grâce à la simple magie des mots et d’une voix d’or, persuade son auditoire de la justesse d’une mauvaise cause, nous sommes fort congrûment scandalisés. Nous devrions éprouver la même appréhension chaque fois que nous voyons employer les mêmes tours, étrangers à la question, pour persuader les gens de la justesse d’une bonne cause » (Huxley,1952).

Références

  • Adair P., 2009, « Économie non observée et emploi informel dans les pays de l’Union européenne. Une comparaison des estimations et des déterminants », Revue économique, 2009/5 (vol. 60), p. 1117-1153.
  • Benda J., 1927 (éd. 1975), La trahison des clercs, Grasset, Paris.
  • Boniface P., 2011, Les intellectuels faussaires, Gawsewitch éditeur, Paris.
  • Huxley A., 1952, Les Diables de Loudun (trad. Jules Castier), p. 27, Plon, Paris.
  • Madinier P., Malpot J-J, 1979, « La répartition du patrimoine des particuliers », Économie et statistique, N°114, Le patrimoine national. p 77-93.
  • Piketty T., 2013, le Capital au xxie siècle, Le Seuil, Paris. Rousselon J., Viennot M., 2020, « Inégalités primaires, redistribution : comment la France se situe en Europe », note d’analyse n°97, France-Stratégie, p.5.

N.B .L’auteur tient à la disposition des lecteurs une feuille Excel calculant les rapports interdéciles et interquintiles, le coefficient de Gini d’une série de valeurs et traçant la courbe de Lorenz.

Notes

1 – Voir Paris, « votation » tarification véhicules lourds : ni scrutin, ni sondage

2 – Thierry Foucart est agrégé de mathématiques et habilité à diriger des recherches. Il se consacre depuis sa retraite de l’Université à l’épistémologie dans les sciences humaines et sociales.

4 – On trouvera un exemple dans la feuille Excel disponible.

Paris, « votation » tarification véhicules lourds : ni scrutin, ni sondage

Les résultats de la « votation » organisée le 4 février par la mairie de Paris sur une augmentation des tarifs de stationnement pour les véhicules individuels « lourds, polluants et encombrants » auprès des 1 374 532 électeurs de la ville ont été présentés de manière quelque peu opaque. Cette opération prétendument démocratique n’a en réalité mobilisé que 78 121 votants (5,7 % des inscrits) et le « succès » dont se vante la municipalité repose sur 42 415 suffrages favorables (3 % des inscrits). En outre, elle n’a aucune valeur juridique et elle ne peut même pas être considérée comme un sondage. Alors pourquoi être allée déposer un bulletin dans l’urne ?

Le journal Le Parisien, dimanche 4 février à 22 heures, n’hésite pas à écrire « Ce dimanche 4 février, les Parisiens se sont rendus aux urnes afin de se positionner sur une augmentation du tarif de stationnement des SUV dans la capitale. À 54,55 %, ils ont voté en faveur d’une taxation accrue. »1
Il s’agit d’une fausse nouvelle contredite dans le même article, comme peuvent le voir ceux qui ont la patience d’aller jusqu’au deuxième alinéa du texte : « À noter la très faible participation puisque seuls 5,7 % des inscrits ont participé au scrutin. ».
Le Parisien récidive ce matin 5 février en écrivant « Ce dimanche, les Parisiens ont voté à 54 % « pour un tarif spécifique pour le stationnement » des véhicules lourds de type SUV. », et insiste en poursuivant « Dans les urnes de la capitale, 54,55 % des habitants ont voté pour une tarification spéciale des véhicules lourds, polluants et encombrants. », avant d’indiquer un peu plus loin que « sur les 1,3 million de Parisiens inscrits sur les listes électorales, seulement 78 000 ont fait le déplacement, soit un peu plus de 5%. »2

Même chose pour France-Info qui annonçait hier soir sur X : « Votation sur les SUV : les Parisiens approuvent à 54,55 % le triplement des tarifs de stationnement pour les voitures les plus « lourdes, encombrantes, polluantes » »3, précisant prudemment sur son site, en plus petits caractères, que « moins de 6 % des électeurs se sont déplacés ».

Ce ne sont donc pas 54,55 % des Parisiens qui ont voté en faveur de cette proposition d’augmentation, mais 54,55 % des 5,7 % des électeurs parisiens ayant voté – soit 42 415 sur les 78 121 votants, ce qui fait 3% des 1 374 532 inscrits. Ajoutons que la « fake » est aggravée par le terme global « les Parisiens » ou « les habitants » : car ceux-ci, au nombre de 2 100 000 selon la dernière estimation, comprennent aussi plusieurs centaines de milliers de non-inscrits.

On peut ne voir là qu’une manipulation courante de présentation des résultats, probablement initiée par une dépêche d’agence que les organes de presse recopient idéologico-fidèlement. Mezetulle a déjà écrit un petit article là-dessus4.

Sauf qu’ici le décalage entre les nombres (42 000 voix seraient équivalentes à au moins 748­000…) laisse rêveur.

Sauf que cette présentation (même si elle alignait des chiffres homogènes) laisse croire qu’il s’agit d’une consultation comparable à un véritable scrutin. Or il n’en est rien.

L’opération n’est pas un référendum local. Je suppose qu’elle est « une consultation pour demande d’avis » (loi du 13 août 2004 du Code des collectivités territoriales) mais nulle part je n’ai vu mention expresse de ce statut, qui pourtant est obligatoire. Elle n’est pas régie par le Code électoral : les électeurs n’ont pas été convoqués selon ses formes, beaucoup n’étaient pas au courant, beaucoup de ceux qui souhaitaient voter n’ont pas pu trouver le bureau pour le faire, aucun matériel n’a été adressé aux électeurs, des militants ont distribué des tracts pendant le déroulement du vote devant au moins un « lieu de vote », la question posée n’a pas été validée juridiquement, elle été posée de façon peu claire, etc.

Cela relèverait-il d’irrégularités contre lesquelles on pourrait introduire un recours ? Je n’en sais rien, et peut-être que certains lecteurs seront plus informés que moi.  C’est en tout cas une opération particulière, une fantaisie dominicale, un gadget municipal dont l’assemblée délibérante (le Conseil de Paris) peut faire ce qu’elle veut : on fait voter les électeurs pour les consulter, mais on peut le faire aussi pour les enfumer et se vanter. Anne Hidalgo, maire de Paris, a précisé qu’il faudra assurer « la sécurité juridique » de la mesure prétendument adoptée – manière implicite de dire que celle-ci n’a aucune validité avant un vote du Conseil. Mais c’est surtout une manière de dire que le contenu de la mesure proposée est incertain et fragile : c’est sur ce contenu que des recours sérieux pourront porter. Et là, ce sera, espérons-le, une autre paire de manches.

Pourrait-on parler, plutôt que d’une consultation, d’un simple sondage ? Certains pourront même enfourcher ce cheval de secours pour dire « quand même un sondage sur 78 000 personnes vaut quelque chose et on doit en tenir compte ». Pas du tout. Un sondeur sérieux construit un « panel », un échantillon représentatif de la population concernée et rend compte, au début de sa présentation des résultats, de la méthodologie employée. Ce n’est pas le cas. Seuls ceux qui ont bien voulu aller voter ont été « consultés »… ! Si on ajoute que l’invitation à voter n’a pas été une formelle convocation à un scrutin, on pourra dire que 78 000 électeurs parisiens politisés et/ou militants ont donné un avis, qui plus est sur une question tordue, et que 54,55% d’entre eux se sont prononcés en faveur de la mesure proposée par la municipalité.

Voilà, me dira-t-on, d’excellentes raisons pour un électeur parisien de rester à la maison, de faire tout autre chose que d’aller au bureau de vote.

Alors, électrice parisienne, pourquoi suis-je allée déposer un bulletin dans l’urne ? J’avoue que je me suis posé la question… Je suis politisée, mais ça n’explique pas tout.

Voyant que la mesure proposée ne vise pas les résidents (« stationnés dans leur zone de stationnement autorisé » ou non ???5), je me dis qu’elle a pour effet (sinon pour objet) d’empêcher les non-résidents de circuler et de stationner dans Paris avec un véhicule mesurant plus de xx cm de large, pesant plus de xxxx kilos, etc. Pourquoi s’arrêter là ? On va fermer le périph ? On va augmenter les tarifs des transports en commun pour les autres habitants d’Ile de France ? C’est ça être parisien ? C’est ça l’urbanité ? C’est ça la ville qui a accueilli et charmé mes grands-parents au siècle dernier : une tribu de bobos féroces qui s’évertuent à rester entre eux ? C’est ça la capitale de la France où chaque Français devrait se sentir chez lui, y compris quand il vient en bagnole ?

Quand je lis les tweets peu amènes (je passe sur les insultes) reprochant aux Parisiens de « pleurnicher alors qu’ils ne vont même pas voter » et donc de « n’avoir que ce qu’ils méritent », je me dis que même l’indifférence des abstentionnistes, même cette protestation, certes légitime mais trop silencieuse et qui peut passer pour de la hauteur, apporte de l’eau au moulin de l’aversion anti-parisienne qui se répand de plus en plus.

J’ai voté (j’ai voté contre bien sûr!) parce que je suis parisienne, parce que Paris appartient à tous les Français, parce que je trouve absurde et dangereux d’opposer ainsi les Parisiens aux autres Français. J’ajoute quand même une petite raison bien mesquine : parce que, me déplaçant à pied, je n’ai pas peur d’un véhicule « lourd, encombrant, polluant » qui s’arrête au feu rouge – contrairement à d’autres légers, peu encombrants, pas polluants, menés par trop de conducteurs arrogants et mal embouchés.

Notes

1https://www.leparisien.fr/paris-75/votation-sur-les-suv-les-parisiens-favorables-a-une-taxation-du-stationnement-pour-les-vehicules-lourds-04-02-2024-TUTZBV2MM5GSFKTRDM2UNHG45Q.php . Le texte étant en ligne, il a pu être modifié. J’ai une copie d’écran de la version dont je fais état.

5 – Le site Paris.fr, sous le titre « Qui sera concerné ? » précise entre autres « les visiteurs détenteurs d’un SUV dépassant le poids règlementaire », puis sous le titre « Qui ne sera pas concerné ? » « les résidents parisiens et les professionnels sédentaires stationnés dans leur zone de stationnement autorisé ». https://www.paris.fr/pages/plus-ou-moins-de-suv-les-parisiens-et-parisiennes-sont-invites-a-voter-le-4-fevrier-25381#quelle-est-la-mesure 

Patrick Boucheron et Pierre-André Taguieff par temps troubles : recension croisée

Viennent de paraître deux opuscules semblant provenir de deux planètes différentes. L’un, de Patrick Boucheron1, médiéviste reconnu, professeur au Collège de France, propose une réflexion sur la catastrophe et se voudrait un signal d’alarme contre ce qu’il est peut-être encore temps d’éviter et qui se prépare sous nos yeux, l’avènement de l’extrême droite. L’autre, de Pierre-André Taguieff2, philosophe, politologue et historien des idées, analyse la matrice théologico-politique islamique qui a ravivé la démonisation des juifs et qui trouve prise sur une certaine gauche occidentale faisant de la cause palestinienne une nouvelle « cause du peuple ». Deux intellectuels qui proposent des outils de déchiffrement des « phénomènes morbides » propres aux temps présents.

Patrick Boucheron, Le Temps qui reste

La réflexion sur le temps est devenue une des spécialités de Patrick Boucheron. Comme à son habitude, il la mène d’une façon plus littéraire qu’universitaire et, quitte à forcer le trait, ce qu’on gagne en joli style (car si l’on veut laisser sinon sa marque, du moins une trace, mieux vaut ne pas écrire comme Mme Ernaux), on le perd en clarté démonstrative – même si, bien sûr, l’un n’exclut pas l’autre. Reste qu’on lira avec profit ces considérations où il arrive qu’une formule, une métaphore, loin de porter à faux, se fasse outil de déchiffrement. Instructif, le passage (p. 25) sur la distinction entre temps prophétique et temps messianique ; mais c’est pour, page suivante, voir Greta Thunberg transfigurée en Jeanne d’Arc des temps modernes (et le lecteur pense encore à Marx qui évoque les coups d’État des Bonaparte : une première fois comme tragédie, une seconde comme farce). Cette partie de l’opuscule, sauf erreur, invite le lecteur à prendre conscience de la gravité de l’heure, à songer qu’il faudrait agir.

Mais ce n’est que le hors-d’œuvre. Inutile d’avoir jeté un œil au menu pour connaître le plat de résistance. Le serveur, allégorie d’une classe dirigeante préparant le pire avec zèle, lève la cloche et voilà donc l’extrême droite. L’objet n’est jamais défini, comme si le texte n’avait au fond pas vocation à être largement diffusé, comme s’il n’était destiné qu’à un happy few d’admirateurs, lesquels, antifascistes professionnels, savent bien ce qu’est le fascisme ; un texte adressé aux fidèles auditeurs des radios de Radio-France où règne un gauchisme d’atmosphère (cédons à la mode et déclinons l’heureuse formule de Gilles Kepel sur le djihadisme). Trop intelligent pour se contenter de fossiliser le FN ou le fascisme, ce que font tous ceux qui nous avertissent, l’index raide, que rien n’a changé, Marine n’étant que Jean-Marie en jupe, l’auteur voit bien que certains veulent se confondre avec les héros des drames immenses du passé et qu’une « certaine gauche radicale, notamment, affecte cette posture d’une clandestinité sans danger » (p. 60). Lui voudrait donner dans l’audace.

Ce grand connaisseur de l’Italie (propos à prendre au pied de la lettre) échoue hélas à convaincre que Giorgia Meloni est l’abominable continuatrice du fascisme sous une forme différente et qui sévit d’une autre manière. Si l’on comprend bien l’auteur, n’est pas au pouvoir cette droite qui a déchiré, en 1995, à Fiuggi, sa chemise noire (et non « brune » – p. 55 – ; les chemises brunes, c’était en Allemagne) ; et il ne faut donc pas suivre les naïfs ou les complices qui parlent de post-fascisme pour « euphémiser [cette] extrême droite » et qui, dès lors, se rendent coupables d’un « renoncement moral » (Id.)3. Mais si l’auteur va souvent en Italie, il ne peut que se rendre compte que c’est bel et bien au prince de Lampedusa qu’il faut se référer – tout doit changer pour que rien ne change –, plus que, comme il le suggère, à Machiavel – « il faut conserver l’ombre des usages anciens » pour changer non le mais de régime (p. 53). Les analystes et commentateurs italiens ne s’y trompent d’ailleurs pas et parlent d’une coalition de centre-droit, peu ou prou continuatrice de la politique du gouvernement précédent. Patrick Boucheron donne ici corps à la formule d’Alain Finkielkraut selon qui le slogan des résistants post-modernes n’est pas : « Le fascisme ne passera pas ! » ; mais : « Le fascisme ne trépassera pas ! », tant il leur est indispensable dussent-ils le fantasmer – et le sentimental passage sur le poids des fantômes, ici celui des années 1930 (p. 55-57), inconclusif, nous perd dans les nuées.

Semblant ne pas trop savoir quelle forme donner à ses velléités d’engagement, vers la fin de la brochure, l’auteur confesse qu’il tâchera « toute sa vie de défendre indéfectiblement la cause des livres » (p. 62) ; voilà donc un historien bien téméraire mais qui ne va toutefois pas jusqu’à dénoncer la culture de l’effacement défendue par le wokisme – dont le foyer est l’université – qui aime tant réchauffer son doux fanatisme aux bûchers des livres qu’il proscrit – l’historien a-t-il à ce point la nuque bloquée, le regard affolé fixé tout à sa droite, au point qu’il ne voit rien de ce qui se passe sur sa gauche ? Il préfère ainsi dénoncer l’idéologie mortifère de l’enracinement – comment peut-on enjoindre à ses concitoyens de rester fidèles à une patrie, une civilisation ou une religion ? Et si, selon lui, les partisans de ce dernier sont déjà morts, il nous incite tout de même à combattre leurs cadavres (c’en deviendrait shakespearien)… Simone Weil, écrivant que « l’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine4 » est-elle devenue infréquentable, cancelable ? La lecture des grands républicains de la Glorieuse Troisième montrerait à Patrick Boucheron que non seulement l’universalisme peut être enraciné mais que cet enracinement est la condition d’un universalisme humaniste. Contre les identitaires, l’auteur propose d’inventer « une riposte et, ultimement, un déplacement » – soit, mais ce déplacement le fait tomber dans les bras de la « grande penseuse de l’écoféminisme Donna J. Haraway » qui veut nous apprendre à « vivre avec le trouble » – merci, mais un grand écrivain nous suffira. L’historien avance cette idée : pour parer à l’orage, il suffirait d’« utopies concrètes »… Contre les tristes sires de droite, il invite à « une joie féroce, faite de patience et d’emportements, de douceur et de ferveur – une joie spinoziste, en somme » – qui a dit que M. Boucheron n’était pas capable d’auto-ironie s’il se parodie ainsi lui-même ? Il a en tout cas raison de déplorer le confort de la déploration dans lequel se prélassent les réactionnaires ; mais la négation férocement joyeuse, donc, du lent effondrement d’une nation, d’une civilisation, ou bien, au fond, la joie mauvaise que cela arrive, vaut-elle mieux ?

Patrick Boucheron, s’inspirant de Walter Benjamin, pense que la catastrophe n’est pas dans le surgissement de l’inattendu mais dans la continuation du pire. Donc pour lui, pour qui la gauche est le camp du Bien, le pire ne peut venir que de la droite au pouvoir, qui prépare l’avènement (le retour) de l’extrême droite. L’historien gagnerait à envisager que le pire peut aussi venir d’ailleurs, de son propre camp par exemple… C’est pourquoi on lira avec profit le « tract » récemment paru de Pierre-André Taguieff. Foin d’esthétisme, il démontre. La lucidité radicale est sa marque.

Pierre-André Taguieff, Le nouvel opium des progressistes-Antisionisme radical et islamo-palestinisme

Le pogrom perpétré le 7 octobre dernier par le Hamas a servi de révélateur, confirmant avec un sinistre éclat les analyses précédentes de l’auteur sur les métamorphoses de la judéophobie, sur celles de l’antiracisme et sur l’islamo-gauchisme voire l’islamismo-gauchisme. L’antisionisme sert désormais de paravent à ce que l’auteur désigne par le néologisme « judéomisie », laquelle se serait substituée en partie à l’antisémitisme ancienne manière (chrétien, nationaliste, racialiste) qui subsiste dans les milieux extrémistes de droite réduits à la portion congrue.

Pour avancer ses pions plus facilement, et s’exonérer de l’accusation infamante d’antisémitisme, on remplace, le procédé est connu, « juif » par « sioniste » ou par « Israélien », ce qui facilite le recyclage des clichés comme celui du complot juif mondial : les maîtres du monde sont, donc, les sionistes, les Israéliens (p. 40), les mêmes qui, on l’a vu lors de la riposte qui a suivi les violences du 7 octobre, ont « massacré les enfants palestiniens » – réactivation de l’image pluriséculaire du meurtre rituel d’enfants par les juifs (p. 56). Pour que cette substitution fonctionne, il faut que prévale, parmi les différentes significations, parfois contradictoires, de l’antisionisme, celle consistant en « la négation du droit à l’existence de l’État d’Israël ainsi que le projet et la volonté de détruire cet État-nation pour le remplacer par un État palestinien ou un État islamique » (p. 10) C’est que la cause palestinienne a été islamisée, surtout, selon l’auteur, depuis la révolution islamique iranienne de 1979 (p. 16). Pour Georges Bensoussan, on perçoit même déjà cette volonté chez le grand mufti de Jérusalem, Amine al-Husseini, à la fin des années 19205. Pierre-André Taguieff cite la charte du Hamas du 18 août 1988 qui place le combat de ses militants sous l’égide, notamment, de Hassan al-Banna, fondateur des frères musulmans : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’Islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. » L’auteur mentionne plusieurs fois ce document à l’appui de sa démonstration (p. 10, 39-42). Certains objecteront qu’il a été amendé en 2017 dans le sens d’une atténuation ; mais il suffira de rappeler les faits du 7 octobre, rien que les faits, pour montrer qu’en esprit et en acte, le Hamas a toujours la charte de 1988 pour guide, que la volonté génocidaire du mouvement n’a pas faibli6.

Suivant cet antisionisme, s’est peu à peu imposée une inversion victimaire et les Juifs sont dépeints en nouveaux nazis7 – qu’on accuse de perpétrer un génocide dans la bande de Gaza –, les musulmans étant dès lors convertis en… juifs : on se souvient de cette sénatrice écologiste posant, lors de la manifestation contre l’islamophobie du 10 novembre 2019, aux côtés de gens portant une étoile jaune (non une étoile de David puisque à cinq branches) flanquée d’un croissant jaune et sur laquelle n’était pas inscrit le mot « Juif » mais « Muslim ». L’antisionisme radical des islamistes convergeant avec celui de l’extrême gauche, s’est opérée depuis les années 1960 « une lente réinvention d’une vision antijuive du monde, dont l’un des principaux traits est qu’elle s’est accomplie sur des terres de gauche et surtout d’extrême gauche au nom de l’« antiracisme » […] » (p. 15), un néo-antiracisme faisant de la cause palestinienne la cause des causes (p. 17). Grâce à l’islamo-gauchisme, concept forgé par Pierre-André Taguieff, une certaine gauche s’est trouvée un nouveau prolétaire à défendre, le musulman – commodément essentialisé pour être plus facilement enrôlé. L’ennemi est par conséquent l’islamophobe – en s’armant de l’islamophobie, invention frériste consistant à disqualifier toute critique de l’islam même, la gauche, naguère anticléricale, réhabilite le délit de blasphème…

Et donc « le regard islamo-gauchiste est hautement sélectif, en ce qu’il ne s’indigne que face à ce qu’il perçoit comme un « extrémisme de droite », censé être « réactionnaire », « raciste » et/ou « fasciste ». » (p. 18) Un vieux procédé stalinien : qui ne pense pas comme moi sert le nazisme. L’idéologie woke est en tout compatible avec l’islamo-gauchisme qui est même l’un de ses éléments (les passages consacrés à Judith Butler, Médine, Dieudonné, la France insoumise, aux Écologistes… larges citations à l’appui, sont pour le moins éclairants). Il règne à l’université et si son opuscule avait paru un peu plus tard, Pierre-André Taguieff aurait sans nul doute évoqué les présidentes des prestigieuses universités américaines de Harvard, de Penn State et du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui ont répondu le 5 décembre dernier aux membres de la commission de l’éducation du Congrès leur demandant si le fait d’appeler au génocide des Juifs constituait une violation de leur règlement, que cela « dépendait du contexte ».

Puisque les islamo-gauchistes défendent une société multiculturelle et multicommunautaire (p. 31), leurs adversaires sont les républicains en tant qu’ils sont universalistes, propugnateurs d’une instruction publique laïque, attachés à un État-nation souverain (article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). Aussi ces républicains sont-ils campés en intégristes, en identitaires, faisant le jeu du lepénisme (et, depuis quelque temps, du zemmourisme)… « La criminalisation de la laïcité républicaine est devenue un signe de ralliement. » (p. 30)

Le communisme agonise, s’il n’est pas mort, et les intellectuels en manque de sensations fortes se tournent vers l’islamisme. Ce nouvel opium « dérive d’un petit nombre de mythologies contemporaines, fabriquées sur la base d’idées fausses ou douteuses, voire délirantes » (p. 46). On peut selon l’auteur y voir les composantes de la vulgate antisioniste et pseudo-antiraciste d’aujourd’hui, composantes au nombre de quatre : d’abord le remplacement de l’antisémitisme par l’islamophobie ; ensuite, la confusion entre combat contre l’islamisme et rejet de l’islam ; puis l’islamophobie considérée comme cause principale de l’islamisme radical ; enfin la diabolisation d’Israël et son corollaire, la victimisation des Palestiniens.

Pierre-André Taguieff estime que de nombreux intellectuels français, obnubilés par l’islamophobie, l’extrême droite, le populisme, ont « largement ignoré, négligé ou sous-estimé l’islamisme radical, minimisant le terrorisme jihadiste en l’attribuant à des minorités marginales – grave contre-sens –, en même temps qu’ils détournaient le regard de la vague antijuive portée principalement par la propagande islamiste et ses relais politico-culturels à l’extrême gauche se voulant « radicale » » (p. 49-50) Reste que cette propagande n’a pas infusé qu’à l’extrême gauche et on sera tenté de nuancer la portée ici observée du divorce entre deux gauches. Si le socialisme belge en offre une belle caricature, il y a longtemps que la gauche de gouvernement française a abandonné universalisme, laïcité, indivisibilité, assimilationnisme (et même l’idée d’intégration) et s’est montrée perméable au frérisme par le biais de la « religion diversitaire » (Mathieu Bock-Côté), puis du wokisme. Reste cette gauche qui se poste au milieu de deux monstres : l’islamisme et l’extrême droite – les deux mâchoires de cette fameuse « tenaille identitaire » qui seraient d’égale force. Or selon Jean-Yves Camus, qui dirige l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, « la mouvance d’ultra-droite reste réduite [en France] à 3 000 individus environ, elle progresse très peu sur la longue durée. Et ni le RN ni Reconquête n’ont intérêt à se diaboliser en accueillant en leur sein des radicaux qui d’ailleurs, les trouvent trop prudents8 ». Les promoteurs de la tenaille identitaire donnent-ils dès lors dans ce que Lionel Jospin a appelé la comédie anti-fasciste9 ? On aurait aimé un mot sur cette question car si, comme le note Pierre-André Taguieff, les Juifs ont peur, après le 7 octobre, si, après avoir déjà fui la Seine-Saint-Denis, « ils s’apprêtent à fuir les « quartiers sensibles » partout dans l’hexagone, ces quartiers islamisés où ils sont devenus des cibles » (p. 56), ce n’est pas à cause de l’extrême droite.

 

Sans doute nos intellectuels ont-ils du mal à se défaire de leurs vieux schémas explicatifs. Conformisme institutionnel, incapacité, peur de l’isolement ? Or leur devoir moral ou, si l’on veut se placer sur un autre terrain, leur responsabilité professionnelle est, par temps trouble, de forger de nouveaux outils pour comprendre le monde. Certains s’y efforcent, au premier rang desquels, depuis de nombreuses années, Pierre-André Taguieff qui, jetant une lumière crue sur la réalité, aide à mieux « voir ce qu’on voit », à déchiffrer ce qui vient et donc à s’armer intellectuellement, moralement et politiquement.

Notes

1 – Patrick Boucheron, Le temps qui reste, Paris, Seuil (« Libelle »), 2023.

2 – Pierre-André Taguieff, Le nouvel opium des progressistes-Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Paris, Gallimard (« Tracts » n° 53), 2023.

4 – Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard (« Folio essais »), 2013 (1949), p. 61.

5 – Georges Bensoussan, Les origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Paris, Humensis (« Que sais-je ? »), 2023, p. 35 sq.

7 – Après le 7 octobre, plusieurs commentateurs ont cité ces mots de Vladimir Jankélévitch, d’il y a une cinquantaine d’années, auxquels on ne peut pas ne pas penser ici : « L’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission – et même le droit, et même le devoir – d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. » (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986).

8Le Figaro, 28 novembre 2023.

9 – « Pendant toutes les années du mitterrandisme, nous n’avons jamais été face à une menace fasciste, et donc tout anti-fascisme n’était que du théâtre. Nous étions face à un parti, le Front national, qui était un parti d’extrême droite, un parti populiste aussi, à sa façon, mais nous n’avons jamais été dans une situation de menace fasciste et même pas face à un parti fasciste. » (Lionel Jospin, 29 septembre 2007, « Répliques », France Culture.)

Castoriadis et les bien-pensants, par Quentin Bérard (seconde partie)

Seconde partie
(Lire la première partie)

III – Une anticipation du « décolonialisme »

Tiers-mondisme

Ce « vide occidental » résonne bien entendu avec le devenir des sociétés non-occidentales, et particulièrement avec le « mythe arabe » :

« On dit à peu près aux Arabes : Jetez le Coran et achetez des vidéos-clips de Madonna. Et, en même temps, on leur vend à crédit des Mirages. S’il y a une « responsabilité » historique de l’Occident à cet égard, il est bien là. Le vide de signification de nos sociétés […] ne peut pas déloger les significations religieuses qui tiennent ces sociétés ensemble. »1

Mais la critique anti-occidentale épargne bien entendu le tiers-monde, pour tous ces « compagnons de route, qui ont pu se payer le luxe d’une opposition apparemment intransigeante contre une partie de la réalité, la réalité « de chez eux », combinée avec la glorification d’une autre partie de cette même réalité – là-bas, ailleurs, en Russie, en Chine, à Cuba, en Algérie, au Vietnam ou, à la rigueur, en Albanie »2. Simple transposition, pour Castoriadis, des réflexes idéologiques hérités : « Opérations dérisoires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, à en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers-monde. »3

Ainsi, et contre le tiers-mondisme de l’époque qui a mué aujourd’hui en anti-occidentalisme aveugle et passionné, les jugements de C. Castoriadis n’épargnent guère les pays étrangers, qu’il a toujours refusé de considérer comme des simples « victimes » de l’Occident :

« Les sociétés non occidentales sont toujours dominées par un lourd héritage de significations imaginaires hétéronomes, essentiellement religieuses, mais pas seulement. Le cas de l’islam est le plus flagrant, mais il est loin d’être le seul ; l’Inde, l’Afrique et même l’Amérique latine en offrent des manifestations frappantes. Toutes ces sociétés assimilent facilement certaines techniques provenant de l’Occident – celles de la guerre, de la manipulation télévisuelle, de la torture policière – mais guère les autres créations de l’Occident : les droits humains, les libertés même si elles sont partielles, la réflexion et la pensée critique, la philosophie. L’Occident a réussi à y ébranler en partie les structures sociales (mais beaucoup moins mentales) traditionnelles, il y a fait pénétrer certaines techniques mais pas du tout la dimension émancipatrice de son histoire. La plupart de ces sociétés sont dans un état hautement instable, à la fois en décomposition et en ébullition, et les États occidentaux sont incapables de « gérer », comme on dit maintenant, leurs rapports avec elles – sauf à les « gérer » comme on l’a fait avec la guerre du Golfe [de 1991]»4

Sur le décolonialisme

À propos du colonialisme occidental des siècles passés, ses positions s’opposent violemment au discours victimaire aujourd’hui si répandu, qui voudrait réduire les non-occidentaux à d’éternelles victimes, en même temps que nourrissant une

« […] idéalisation du monde dit sous-développé. Je dis pour ma part : vous êtes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous pouvez fort bien vous égorger les uns les autres, et en réalité vous le faites très souvent. En France, j’ai appartenu à la faible minorité qui a tenté de lutter contre la guerre d’Algérie. Mais j’ai toujours été certain que, si les positions avaient été inversées et que les Algériens dominaient la France, ils s’y seraient comportés, en gros, comme les Français se sont comportés en Algérie. »5

De même :

« Les Arabes se présentent maintenant comme les éternelles victimes de l’Occident. C’est une mythologie grotesque. Les Arabes ont été, depuis Mahomet, une nation conquérante qui s’est étendue en Asie, en Afrique et en Europe (Espagne, Sicile, Crète) en arabisant les populations conquises. Combien d’« Arabes » y avait-il en Égypte au début du VIIe siècle ? L’extension actuelle des Arabes (et de l’islam) est le produit de la conquête et de la conversion, plus ou moins forcée, à l’islam des populations soumises. Puis ils ont été à leur tour dominés par les Turcs pendant plus de quatre siècles. La semi-colonisation occidentale n’a duré, dans le pire des cas (Algérie), que cent trente ans, dans les autres beaucoup moins. Et ceux qui ont introduit les premiers la traite des Noirs en Afrique, trois siècles avant les Européens, ont été les Arabes.

Tout cela ne diminue pas le poids des crimes coloniaux des Occidentaux. Mais il ne faut pas escamoter une différence essentielle. Très tôt, depuis Montaigne, a commencé en Occident une critique interne du colonialisme, qui a abouti déjà au XIXe siècle à l’abolition de l’esclavage (lequel en fait continue d’exister dans certains pays musulmans), et, au XXe siècle, au refus des populations européennes et américaines (Vietnam) de se battre pour conserver les colonies. Je n’ai jamais vu un Arabe ou un musulman quelconque faire son « autocritique », la critique de sa culture à ce point de vue. Au contraire : regardez le Soudan actuel, ou la Mauritanie. »6

L’hétérodoxie de ces propos oblige à préciser un point important : ce que C. Castoriadis exprime, ici comme partout ailleurs dans ces extraits choisis, n’est absolument pas « accidentel », « subjectif » ou « conjoncturel » au sens où un philosophe serait amené à exprimer une opinion personnelle sans rapport direct avec le cœur de son travail intellectuel c’est précisément le contraire. Ici les positions qu’il dénonce ne sont en rien innocentes :

« On joue sur la culpabilité de l’Occident relative au colonialisme, à l’extermination des autres cultures, aux régimes totalitaires, à la fantasmatique de la maîtrise, pour sauter à une critique, fallacieuse et auto-référentiellement contradictoire, du projet gréco-occidental d’autonomie individuelle et collective, des aspirations à l’émancipation, des institutions dans lesquelles celles-ci se sont, fût-ce partiellement et imparfaitement, incarnées. (Le plus drôle est que ces mêmes sophistes ne se privent pas, de temps en temps, de se poser en défenseurs de la justice, de la démocratie, des droits de l’homme, etc.) »7

Ce « projet d’autonomie » qu’il ne voit se constituer que dans la Grèce antique puis repris dans l’Occident moderne est une capacité d’auto-interrogation et d’auto-institution, il ne le retrouve dans aucune autre culture :

« Contrairement à ce que certains ont dit (ou souhaiteraient), la démocratie ne fait pas partie de la tradition chinoise. Ce n’est pas vrai. Il y a eu des mouvements, il y a eu le taoïsme, etc., ce n’est pas ce que nous appelons démocratie. Les Chinois, certains Chinois du moins, manifestent à Tien-Ân-Men, l’un d’eux est là, devant les blindés, il se fait écraser en revendiquant la démocratie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il y a quand même un appel de ces valeurs, comme il y en a un – bien que les choses soient là très bâtardes, c’est désagréable – dans les pays de l’Est européen après l’effondrement du communisme. Ce que je veux dire, c’est que, à partir du moment où ces valeurs sont réalisées quelque part – ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l’ont été ou le sont encore en Occident , elles exercent une sorte d’appel sur les autres, sans qu’il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie. »8

Racisme et type anthropologique

De la même manière, et bien plus profondément, il précise dans le même texte qu’« un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, ça lui paraîtrait même inconcevable. Il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire. ». Chaque société forme un individu lui correspondant, les deux notions recouvrant une même chose d’un point de vue collectif ou individuel : un type de société implique un type d’individu ou, pour C. Castoriadis s’inspirant de l’anthropologie culturelle d’une Ruth Benedict (1887-1948) ou d’un Abram Kardiner (1891-1981), un type anthropologique. Banalité pour tout révolutionnaire, psychanalyste ou ethnologue, la chose est aujourd’hui simplement oubliée au nom d’une sorte d’« indifférentialisme » culturel béat et particulièrement pervers.

Ainsi, toutes les gauches contemporaines converties à « l’indigénisme » ou au « décolonialisme » ne peuvent que condamner ce petit texte important, « Réflexions sur le racisme » de 19879, où Castoriadis affirme que « […] l’idée que le racisme ou simplement la haine de l’autre est une invention spécifique de l’Occident est une des âneries qui jouissent actuellement d’une grande circulation. » Après avoir pointé les éléments racistes dans la culture hébraïque, chrétienne, musulmane ou hindouiste pour en pointer le caractère consubstantiel à la psyché humaine, il précise :

« L’idée qui me semble centrale est que le racisme participe de quelque chose de beaucoup plus universel que l’on ne veut bien l’admettre d’habitude. Le racisme est un rejeton, ou un avatar, particulièrement aigu et exacerbé, je serais même tenté de dire : une spécification monstrueuse, d’un trait empiriquement presque universel des sociétés humaines. Il s’agit de l’apparente incapacité de se constituer comme soi sans exclure l’autre – et l’apparente incapacité d’exclure l’autre sans le dévaloriser et, finalement, le haïr. »

Ainsi, impossible de s’en tenir à

« la schizophrénie euphorique des boys-scouts intellectuels des dernières décennies, qui prônent à la fois les droits de l’homme et la différence radicale des cultures comme interdisant tout jugement de valeur sur des cultures autres. Comment peut-on alors juger (et éventuellement s’opposer à) la culture nazie, ou stalinienne, les régimes de Pinochet, de Menghistu, de Khomeini ? Ne sont-ce pas là des « structures » historiques différentes, incomparables, et également intéressantes ? Le discours des droits de l’homme s’est, dans les faits, appuyé sur les hypothèses tacites du libéralisme et du marxisme traditionnels : le rouleau compresseur du « progrès » amènerait tous les peuples à la même culture (en fait, la nôtre – énorme commodité politique des pseudo-philosophies de l’histoire). […] C’est le contraire qui s’est, surtout, passé. Les « autres » ont assimilé tant bien que mal, la plupart du temps, certains instruments de la culture occidentale, une partie de ce qui relève de l’ensembliste-identitaire qu’elle a créé – mais nullement les significations imaginaires de la liberté, de l’égalité, de la loi, de l’interrogation indéfinie. La victoire planétaire de l’Occident est victoire des mitraillettes, des jeeps et de la télévision – non pas du habeas corpus, de la souveraineté populaire, de la responsabilité du citoyen. […] Et que faites-vous à l’égard des cultures qui explicitement rejettent les « droits de l’homme » (cf. l’Iran de Khomeini) – sans parler de celles, l’écrasante majorité, qui les piétinent quotidiennement dans les faits tout en souscrivant à des déclarations hypocrites et cyniques ? »

C. Castoriadis termine par une anticipation des problèmes vertigineux qui pose ce qui est aujourd’hui pudiquement appelé « multiculturalisme » (le « vivre-ensemble », en novlangue) :

« Je termine par un simple exemple. On a longuement parlé il y a quelques années – moins maintenant, je ne sais pas pourquoi – de l’excision et de l’infibulation des fillettes pratiquées comme règle générale dans une foule de pays musulmans africains (les populations concernées me semblent beaucoup plus vastes qu’il n’a été dit). Tout cela se passe en Afrique, là-bas, in der Turkei, comme disent les bourgeois philistins de Faust. Vous vous indignez, vous protestez – vous n’y pouvez rien. Puis un jour, ici, à Paris, vous découvrez que votre employé de maison (ouvrier, collaborateur, confrère) que vous estimez beaucoup se prépare à la cérémonie d’excision-infibulation de sa fillette. Si vous ne dites rien, vous lésez les droits de l’homme (le habeas corpus de cette fillette). Si vous essayez de changer les idées du père, vous le déculturez, vous transgressez le principe de l’incomparabilité des cultures. Le combat contre le racisme est toujours essentiel. Il ne doit pas servir de prétexte pour démissionner devant la défense de valeurs qui ont été créées « chez nous », que nous pensons être valables pour tous, qui n’ont rien à voir avec la race ou la couleur de la peau et auxquelles nous voulons, oui, raisonnablement convertir toute l’humanité. »

Questions pratiques éminemment actuelles, et qui se destinent à dominer la vie politique future et que l’intense chasse aux sorcières pseudo-« antifasciste » cherche à faire taire :

« Il y a une rhétorique et une mythologie du « fascisme toujours imminent » dans la gauche et chez les gauchistes qui créent un épouvantail pour se masquer les vrais problèmes. »10

Pour le dire plus clairement :

« Le fascisme […] se réclame désormais de l’antifascisme »11.

La question musulmane

La fréquente référence à l’islam n’est ici pas accidentelle et la complaisance, déjà à l’époque, de la gauche à son endroit est pour C. Castoriadis un motif d’accablement. Ici encore, il s’agit d’une position qui s’ancre profondément dans sa philosophie où « l’institution hétéronome de la société et la religion sont d’essence identique. Elles visent, toutes les deux, le même et par les mêmes moyens. »12, c’est-à-dire la dépendance du sujet à une instance mythique fantasmatiquement extra-sociale. Ainsi, « l’énoncé: « la Loi est injuste », pour un Hébreu classique, est linguistiquement impossible, à tout le moins absurde, puisque la Loi a été donnée par Dieu et que la justice est un attribut de Dieu et de lui seul. »13 – ou, pour le dire plus franchement ; « je suis entièrement solidaire des anarchistes dans leur anticléricalisme intransigeant : Ni Dieu, ni maître, ni Dieu ni César ni tribun. »14. Si la quasi-totalité des sociétés humaines connues dans l’histoire se sont essentiellement constituées dans l’aliénation religieuse – et il n’en épargne aucune – l’islam contemporain en offre une forme paradigmatique, et de plus en plus caricaturale, un prototype de l’hétéronomie provoquant une confrontation que l’Occident refuse obstinément d’entendre :

« l’intégrisme ou « fondamentalisme » islamique est plus fort que jamais, et s’étend sur des régions que l’on croyait sur une autre voie (Afrique du Nord, Pakistan, pays au sud du Sahara). Il s’accompagne d’une haine viscérale de l’Occident, ce qui se comprend : un ingrédient essentiel de l’Occident est la séparation de la religion et de la société politique. Or l’islam, comme du reste presque toutes les religions, prétend être une institution totale, il refuse la distinction du religieux et du politique. Ce courant se complète et s’auto-excite par une rhétorique « anticolonialiste » dont le moins que l’on puisse dire, dans le cas des pays arabes, est qu’elle est creuse. »15

Ainsi l’aspect théorique de cette interrogation, posée il y a trente ans, s’estompe progressivement :

« Quand, il y a dix ou quinze ans, le colonel Kadhafi – on disait « Il est fou », peut-être… – déclarait que la bifurcation catastrophique de l’histoire universelle, ça a été quand Charles Martel a arrêté l’expansion arabe à Poitiers et que ce qu’il faudrait vraiment, c’est islamiser l’Europe… Si on veut être islamisé, c’est très bien. Si on ne veut pas être islamisés, qu’est-ce qu’on fait ? »16

La question migratoire

La question renvoyait déjà, quoiqu’en des termes moins dramatiques qu’aujourd’hui, à celle que l’on appelle encore l’immigration, sur laquelle, ici encore, les positions de Castoriadis sont particulièrement hérétiques, mais toujours aussi cohérentes.

À la question « limmigration ne va-t-elle pas devenir le problème explosif de la France et de l’Europe ? », il répond :

« Cela peut le devenir. Le problème n’est évidemment pas économique : l’immigration ne saurait créer des problèmes dans des pays à démographie déclinante, comme les pays européens, tout au contraire. Le problème est profondément politique et culturel. Je ne crois pas aux bavardages actuels sur la coexistence de n’importe quelles cultures dans la diversité. Cela a pu être – assez peu, du reste – possible dans le passé dans un contexte politique tout à fait différent, essentiellement celui de la limitation des droits de ceux qui n’appartenaient pas à la culture dominante : juifs et chrétiens en terre d’Islam. Mais nous proclamons l’égalité des droits pour tous (autre chose, ce qu’il en est dans la réalité). Cela implique que le corps politique partage un sol commun de convictions fondamentales : que fidèles et infidèles sont sur le même pied, qu’aucune Révélation et aucun Livre sacré ne déterminent la norme pour la société, que l’intégrité du corps humain est inviolable, etc. Comment cela pourrait-il être « concilié » avec une foi théocratique, avec les dispositions pénales de la loi coranique, etc. ? Il faut sortir de l’hypocrisie qui caractérise les discours contemporains. Les musulmans ne peuvent vivre en France que dans la mesure où, dans les faits, ils acceptent de ne pas être des musulmans sur une série de points (droit familial, droit pénal). Sur ce plan, une assimilation minimale est indispensable et inévitable – et, du reste, elle a lieu dans les faits »17

Hormis ce tout dernier point, il est difficile, aujourd’hui, de démentir le diagnostic, tout comme il est impossible d’infirmer les sombres perspectives qu’il dessinait il y a trente ans pour les décennies à venir :

« L’immigration clandestine augmente au fur et à mesure que la pression démographique s’élève, et il est sûr qu’on n’a encore rien vu. Les Chicanos traversent pratiquement sans obstacle la frontière mexicano-américaine – et bientôt ce ne sera plus seulement des Mexicains. Aujourd’hui, pour l’Europe c’est, entre autres, le détroit de Gibraltar. Et ce ne sont pas des Marocains ; ce sont des gens partis de tous les coins d’Afrique, même d’Éthiopie ou de la Côte d’Ivoire, qui endurent des souf­frances inimaginables pour se trouver à Tanger et pouvoir payer les passeurs. Mais demain, ce ne sera plus seulement Gibraltar. Il y a peut-être quarante mille kilomètres de côtes méditerranéennes bordant ce que Churchill appelait « le ventre mou de l’Europe ». Déjà, des fugitifs irakiens traversent la Turquie et entrent clandesti­nement en Grèce. Puis il y a toute la frontière orientale des Douze. Va-t-on y installer un nouveau mur de Berlin, de trois ou quatre mille kilomètres de long, pour empêcher les Orientaux affamés d’entrer dans l’Europe riche ? On sait qu’il existe un terrible déséquilibre économique et social entre l’Occident riche et le reste du monde. Ce déséquilibre ne diminue pas, il augmente. La seule chose que l’Occident « civi­lisé » exporte comme culture dans ces pays, c’est les techniques du coup d’État, les armes, et la télévision avec l’exhibition de modèles de consommation inatteignables pour ces populations pauvres. Ce déséquilibre ne pourra pas continuer, à moins que l’Europe ne devienne une forteresse régie par un régime policier. »18

Il précise en 1992 à propos des dangers que fait peser l’immigration massive en Europe19 :

« Au-delà du problème des conditions matérielles… Il y a le problème, bien plus important selon moi, de ce que j’appelle les significations imaginaires : « Nous sommes allemands, nous sommes anglais, nous sommes français… Nous avons bâti des cathédrales, nous avons eu Shakespeare ; nous avons eu Goethe, nous avons un mode de vie, un artisanat, etc. Et qui sont donc ces gens qui viennent ?… et ainsi de suite. […] J’espère que la leçon à tirer, si je puis dire, de cette discussion ne sera pas un pessimisme sans bornes mais bien la nécessité de prendre conscience de ces problèmes et de tenter de dire haut et fort ce que nous voyons partout où nous nous trouvons. […] Nous avons donc ce problème terrible, mais les réponses théoriques qui pourraient être données seraient absolument privées de sens et sans espoir en l’absence d’une volonté politique et d’une prise de conscience de ces problèmes par la population laborieuse, ce qui fait aujourd’hui défaut. »

Dans son article de 1983 « Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ? », texte méconnu, synthétique et percutant, Castoriadis s’alarme à la fois de l’effondrement interne de l’Occident, des ambitions hégémoniques de l’impérialisme russe, et de la déliquescence du monde non-occidental, chacune faisant peser le danger extrême de l’effacement de l’apport crucial de la modernité occidentale :

« Ce qui est menacé, c’est la composante démocratique des sociétés « européennes », et ce qu’elle contient comme mémoire, source d’inspiration, germe et espoir de recours pour tous les peuples du monde ».

Il précise encore : « [L’Europe] est ensuite menacée d’être submergée par un Tiers Monde trois fois plus peuplé que les pays « européens ». »20

Conclusion

« On n’honore pas un penseur en le louant ou même en interprétant son travail, mais en le discutant, le maintenant par là en vie et démontrant dans les actes qu’il défie le temps et garde sa pertinence. » 21

On pourrait aisément multiplier les thématiques et les citations – le problème rencontré ici aura été celui de l’embarras du choix. Elles placent Cornelius Castoriadis résolument hors de la bien-pensance contemporaine, a fortiori de ses franges militantes et médiatiques où il se voit entraîné à l’occasion. Et, a contrario, on trouvera tout le reste de son œuvre pour nuancer, équilibrer, contrebalancer les positions ici décrites, mais qui ne seront pas contradictoires (ainsi, au hasard, ses déclarations favorables à la construction de mosquées22 ou le vote immigré23), et qui l’ancrent définitivement dans la voie de l’émancipation humaine sans compromission et hors schéma préconçu – et c’est, précisément, l’objectif de ce texte. Car il est aussi inepte d’assigner Castoriadis à droite, à l’extrême gauche, au centre, sur Mars ou ailleurs, tout comme de se prévaloir d’une fidélité quelconque à des positions : il a fait œuvre et non doctrine, tentative explicite de penser les basculements de son époque, invitant à faire de même aujourd’hui, à chercher hors de ce qu’il nommait la « pensée héritée », déclinée en idéologies de plus en plus débilitantes tenant lieu de discours savants. La question n’est pas de se placer pour ou contre, avec ou sans Castoriadis, dans une fidélité rigide ou un pseudo-inventaire pro domo, à sa « droite » ou à sa « gauche », mais bien d’essayer de penser penser la vérité, l’histoire, la réalité et de le rencontrer dans cette ambition pour entendre ce qu’il a à nous dire. Qui prétendra que ce point de départ ne fait pas écho, de plus en plus dramatiquement, à notre situation ? :

« Je reste toujours, plus que jamais, profondément convaincu que la société actuelle ne sortira pas de sa crise si elle n’opère pas, sur elle-même, une transformation radicale – en ce sens, je suis toujours un révolutionnaire. Et je pense que cette transformation ne peut être que l’ouvre de l’immense majorité des hommes et des femmes qui vivent dans cette société. »24.

Mais cela est-il encore concevable ? se demandait-il inquiet, bien souvent, nous offrant le mot de la fin :

« Tout ce que nous avons à dire est inaudible si n’est d’abord entendu un appel à une critique qui n’est pas scepticisme, à une ouverture qui ne se dissout pas dans l’éclectisme, à une lucidité qui n’arrête pas l’activité, à une activité qui ne se renverse pas en activisme, à une reconnaissance d’autrui qui reste capable de vigilance ; le vrai dont il s’agit désormais n’est pas possession, ni repos de l’esprit auprès de soi, il est le mouvement des hommes dans un espace libre dont ce sont là quelques points cardinaux. Mais cet appel peut-il être encore entendu ? Est-ce bien à ce vrai que le monde aujourd’hui désire et peut accéder ? Il n’est pas au pouvoir de qui que ce soit, ni de la pensée théorique comme telle, de répondre d’avance à cette question. Mais il n’est pas vain de la poser, même si ceux qui veulent et peuvent l’entendre sont peu nombreux ; s’ils peuvent le faire sans orgueil, ils sont le sel de la terre. »25

Lire la première partie

Notes de la seconde partie

4 – « La fin de l’histoire ? », 1992.

6 – « Guerre, religion et politique », 1991 ; voir aussi « Entre le vide occidental et le mythe arabe », 1991, op. cit.

7 – « La montée de l’insignifiance », 1993, op.cit.

9 – « Réflexions sur le racisme », 1987.

10 – « Transition », 1978.

11 – « Pologne, notre défaite », 1983.

13 – « Pouvoir, politique, autonomie », 1988.

15 – « Le délabrement de l’Occident », 1991, op. cit.

17 – « Guerre, religion et politique », 1991, op. cit.

18 – « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992, op. cit.

19 – Lors d’un débat avec Hans Magnus Enzensberger autour de son livre, paru deux ans plus tard en France, La Grande Migration, suivi de Vues sur la guerre civile (Gallimard,  « L’infini », 1994, traduit par Bernard Lortholary, Paris). Enregistrement audio en anglais dans un ICA Talks (Institute of Contemporary Arts, London), Hans Magnus Entzensberger : The Great Migration, Globe’ 92: European Dialogues, 07/12/1992, intervention de Castoriadis à 19’ 08’’, (ma traduction. Lien consulté en mars 2022, devenu inaccessible).

21 – « Les destinées du totalitarisme », 1981.

22 – « De l’écologie à l’autonomie », 1980, op. cit.

24 – « Y a-t-il des avant-gardes ? », 1987.

Castoriadis et les bien-pensants, par Quentin Bérard

Quentin Bérard1 nous invite à relire (ou à lire) Cornelius Castoriadis en prenant quelque distance avec les lectures convenues qui depuis des années l’enrôlent un peu trop facilement au service de l’agitation gauchiste, de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme ». Ces opérations de récupération s’effectuent au prix de l’escamotage du contenu de bien des textes. L’auteur offre et commente ici de substantiels extraits qui placent Castoriadis hors de la bien-pensance contemporaine. L’objet n’est pas de l’assigner à une autre position, ce qui réitérerait en l’inversant le geste d’embrigadement, mais de montrer en quoi il fait œuvre et, en rencontrant son ambition de penser les basculements de son époque, de s’en inspirer pour penser ceux de la nôtre.

Première partie.
Lire la seconde partie

« Tout a été déjà dit. Tout est toujours à redire.
Ce fait massif, à lui seul, pourrait conduire à désespérer.
L’humanité semblerait sourde ; elle l’est, pour l’essentiel »2.

Introduction

Cornelius Castoriadis (1922 – 1997) semble devenu, au fil des vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis sa mort, une sorte de classique silencieux, connu sans être reconnu – ou l’inverse. Ainsi, un travail universitaire de sciences sociales se doit de citer son opus magnum, au moins, L’institution imaginaire de la société (1975) ; tout journaliste doit savoir prononcer son nom et, grossièrement, placer quelques-unes de ses formules les plus connues comme « l’époque du conformisme généralisé », « le délabrement de l’Occident » ou encore « la montée de l’insignifiance » ou « le monde morcelé », quelquefois à contre-emploi ; et un militant approximativement de gauche aura, a minima, lu ou entendu une fois son entretien avec Daniel Mermet3 en 1996 ou sa conférence-débat avec Daniel Cohn-Bendit « De l’écologie à l’autonomie »4 de 1981, voire pour les plus radicaux, son quasi-manifeste « Racines subjectives et logique du projet révolutionnaire »5 de 1964 permettant d’habiller commodément sa subversion d’auto-institution sociale explicite et d’anti-totalitarisme.

La présence fantomatique de C. Castoriadis hante donc les cercles politico-intellectuels d’une « gauche » plus ou moins militante. À travers articles, revues, livres, radios, conférences, thèses ou mémoires, blogs et causeries diverses, on convoque commodément et sans frais l’engagement de celui-ci pour la démocratie directe, l’autonomie individuelle ou la justice sociale. Permettant de pimenter un peu la litanie des « penseurs » plus conventionnels mais usés jusqu’à la corde, son nom dépayse quelque peu et sonne comme garant d’une profondeur estimée subversive et/ou intellectuelle pour les partisans de cet indéfinissable « autre monde possible » face à leurs ennemis héréditaires proclamés : oligarchie, libéralisme, capitalisme, droite ou extrême droite, xénophobie, racisme et tutti quanti. Et c’est ainsi que l’on croise, inopinément et plus ou moins explicitement, un Castoriadis enrégimenté au service de l’agitation gauchiste ou de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme »…

Mais ces opérations routinières de récupération, dont la gauche est experte depuis un siècle, se font évidemment au prix de l’escamotage d’un élément de taille : le contenu des textes, dont la simple lecture (il faudrait préciser en cet an de grâce 2023 : une lecture complète, attentive et honnête) évente un procédé que C. Castoriadis a passé sa vie à analyser, dénoncer et contrer. Ce n’est pas seulement qu’il ne reconnaissait plus le sempiternel et dilatoire clivage droite / gauche – « Les gens découvrent maintenant ce que nous écrivions il y a trente ou quarante ans […] à savoir que l’opposition droite/gauche n’a plus aucun sens » écrivait-il… il y a également trente ou quarante ans6 – mais surtout que la gauche, ses extrémités, ses déclinaisons et tous leurs rapiéçages idéologiques faisaient intégralement, fondamentalement et centralement partie du problème. Il écrivait, en 1977 :

« Compilation, détournement et déformation des idées des autres, abondamment cités lorsqu’ils sont « fashionables », tus (ou cités « à côté » : procédé qui se propage) lorsqu’ils ne le sont pas. Dans l’accélération de l’histoire, la nouvelle vague des divertisseurs fait franchir un nouveau cran à l’irresponsabilité, à l’imposture et aux opérations publicitaires. Pour le reste, elle accomplit bien sa fonction. Ces clowneries ne dérangeront pas la « gauche » officielle : elles ne peuvent que la conforter et la rassurer. »7

Le quart de siècle qui s’est écoulé depuis que sa voix s’est éteinte n’a fait que précipiter une dérive que l’insurrectionnalisme, l’islamo-gauchisme, l’« indigénisme », le « néo-féminisme », « l’écologie décoloniale », le racialisme, le wokisme ou le « sans-frontiérisme » poussent à la caricature. La dissidence de C. Castoriadis vis-à-vis de la bien-pensance contemporaine est totale : non seulement à propos de la « gauche » en général, partis, syndicats, groupuscules ou intellectuels de service (les « divertisseurs »), des mouvements sociaux, de l’héritage des années soixante, du féminisme ou de l’écologie mais plus encore sur la question de l’identité occidentale, du racisme, de la colonisation, de l’islam ou de l’immigration.

I – La gauche et ses excroissances

C. Castoriadis était parvenu, au début des années soixante au sein du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1945-1967) fondé avec Claude Lefort, « au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires »8 – phrase aujourd’hui redevenue incompréhensible pour beaucoup. Leurs travaux de l’époque auront finalement consisté en une réfutation du marxisme menée de l’intérieur, mettant à nu son caractère clairement idéologique et les tropismes magico-religieux de ceux qui s’en réclament ou qui, de nos jours, et c’est bien pire, en sont imbibés sans même le savoir en en reprenant les schémas les plus messianiques. Il écrivait, en 1959 :

« Tout ce qui a existé et existe comme forme instituée au mouvement ouvrier — partis, syndicats, etc., — est irrémédiablement et irrévocablement fini, pourri, intégré dans la société d’exploitation. Il ne peut pas y avoir de solutions miraculeuses, tout est à refaire au prix d’un long et patient travail. »9

Les « révolutionnaires »

Cette ambition n’a pas été relevée, évidemment, et plus de quarante ans après, le constat de celui qui s’est dit révolutionnaire jusqu’à son ultime texte10 reste cruellement actuel :

« Il y a un paradoxe tragi-comique dans le spectacle de gens qui se prétendent révolutionnaires, qui veulent bouleverser le monde et qui en même temps cherchent à s’accrocher à tout prix à un système de référence, qui se sentiraient perdus si on leur enlevait ce système ou l’auteur qui leur garantit la vérité de ce qu’ils pensent. Comment ne pas voir que ces gens se placent eux-mêmes dans une position d’asservissement mental par rapport à une œuvre qui est déjà là, maîtresse de la vérité, et qu’on naurait plus qu’à interpréter, raffiner, etc. (en fait : rafistoler…). »11

Les écrits lumineux de C. Castoriadis sur les mois de mai-juin 1968, à la fois enthousiastes et très sévères quant à l’absence de perspectives des émeutiers et leur inévitable récupération12, semblent écrits pour les insurrectionnalistes actuels, qu’ils soient sur canapé ou Blacks Blocs. Ce qu’il nomme le « révoltisme » – on psalmodie aujourd’hui la « convergence des luttes » – repose en réalité sur la croyance en un « privilège politico-historique des pauvres » repris de l’« héritage chrétien »13 :

« Comme le réformisme, le « révoltisme » ou bien est totalement incohérent, ou bien est d’une secrète mauvaise foi. Aucun politique, aucun homme qui pense et essaie de faire quelque chose relativement à la société, ne peut jamais proposer ou prendre une disposition sans s’interroger sur les répercussions que cette disposition pourra avoir sur les autres parties du système. […] ou bien [le « révoltiste »] est incohérent, ou bien il est un révolutionnaire qui refuse de s’avouer tel, c’est-à-dire nourrit le secret espoir qu’un jour toutes ces révoltes pourront quelque part se sommer, se cumuler, s’additionner en une transformation radicale. Allons plus loin, puisqu’aussi bien le « révoltisme » semble aujourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le « fondement » philosophique ? […] [que] toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence immédiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) »14

Cette conception, profondément a-politique, n’est finalement que la rationalisation ou l’intellectualisation de la disparition de tout projet de société, y compris et surtout au sein des populations elles-mêmes. Cela aurait engendré, mécaniquement, la contre-offensive oligarchique de la fin des années 70 :

« D’où est donc venue la force de ce pseudo-libéralisme depuis quelques années ? Je pense que, pour une grande partie, elle vient de ce que la démagogie « libérale » a su capter le mouvement et l’humeur profondément anti-bureaucratique et anti-étatique qui remuent la société depuis le début des années 60. […] L’échec des mouvements des années 60 a convergé avec les tendances profondes du capitalisme bureaucratique, poussant les gens à l’apathie et à la privatisation. »15

Les mouvements sociaux

La gauche assagie n’est pas plus cohérente : à l’occasion du mouvement lycéen de 1986 qu’il salue tout en déplorant l’absence totale de perspective des manifestants, il pointe

« ‟l’inconsistance des nouveaux républicains”. C’est-à-dire des anciens gauchistes ou communistes reconvertis à des idéaux républicains ou démocratiques, et qui à partir du moment où le mouvement était là, se sont mis à applaudir à tout rompre sans se demander une seule seconde si, dans une république ou une démocratie il est concevable qu’une section particulière de la population impose sa volonté contre ceux qui passent pour être la représentation nationale et même contre la Constitution. Dans le langage de droite, qui a poussé des hurlements horrifiés, « c’est la rue qui fait la loi », etc. ; mais ce n’est pas parce que la droite hurle comme ça, c’est son rôle, que je trouverai moins incohérents les « républicains » qui disent « bravo ». »16

Critique qu’il reprend lors du mouvement de novembre-décembre 1995 contre la réforme des retraites initiée par le ministre Alain Juppé, à l’occasion duquel il a refusé de signer tous les textes en circulation :

« Le premier (celui proposé par [la revue] Esprit) approuvait le plan Juppé, en dépit de quelques réserves théoriques, et était inacceptable pour moi. Le second (connu comme « liste Bourdieu ») était imprégné de la langue de bois de la gauche traditionnelle et invoquait la « République » – laquelle ? – comme s’il y avait une solution simplement « républicaine » aux immenses problèmes posés actuellement. Un mélange d’archaïsme et de fuite. »17. Il ne s’attarde pas sur la « gauche politique [et] les organisations syndicales [qui] ont encore une fois exhibé leur vide. Elles n’avaient rien à dire sur la substance des questions. Le Parti socialiste, gérant loyal du système établi, a demandé de vagues négociations. Les deux directions syndicales, CGT. et FO., ont sauté dans le train du mouvement après son déclenchement, en essayant de redorer leur blason. À cet égard, rien de nouveau. ».

Son regard sur les manifestants eux-mêmes reste tout aussi désespérément d’actualité :

« Ce qui est neuf, en revanche, et très important, c’est le réveil social auquel on vient d’assister. En surface, les revendications étaient catégorielles et le mouvement semblait se désintéresser de la situation générale de la société. Mais il était évident, à considérer les réactions des grévistes aussi bien que l’attitude de la population dans sa majorité, qu’au cours de cette lutte il y avait autre chose : un profond rejet de l’état de choses existant en général. Ce rejet, les grévistes n’ont pu l’exprimer que par des revendications particulières. Comme celles-ci, par leur nature même, ne tiennent pas compte de la situation générale, on aboutit forcément à une impasse. »

C. Castoriadis insistera sur le « corporatisme » des grévistes, faisant réagir les animateurs de Radio Libertaire qui l’interviewaient l’année suivante18, et sera mis en demeure de s’expliquer sur ces positions, jugées « gênantes » par l’auditoire, en 1997 lors de sa dernière conférence publique19.

« Toute la Gauche occidentale ment »

En réalité, c’est bien toute la gauche qui, pour lui, est devenue l’artisan de l’effondrement politico-intellectuel occidental et fournisseur officiel de sa dénégation en même temps que de sa rationalisation. L’article méconnu « Illusion et vérité politiques »20, écrit en 1978-1979 mais édité en 2013, contient des pages qui mériteraient d’être reproduites ici in extenso :

« […] ce que l’on appelle aujourd’hui la Gauche est, extérieurement, l’héritier de mouvements et de courants qui s’étaient voulus, et avaient effectivement été jusqu’à un certain point, les protagonistes de la clarification, de la dénonciation des mensonges du pouvoir, du dévoilement des mystifications, de la lutte pour la vérité sociale et politique. Au départ, la Gauche a dénoncé, démystifié, éclairé. Au bout de sa carrière, elle est devenue, dans tous les pays, arracheur de dents politique. […] Pour que l’illusion moderne de la Gauche marche, il faut que le partisan de la Gauche coopère activement à sa propre mystification, y mette du sien, pallie les contradictions flagrantes et les stupidités manifestes de la propagande des partis, s’invente des raisons et des rationalisations, bref : participe. Dans un domaine du moins, on aurait tort d’accuser les partis de Gauche d’être hypocrites lorsqu’ils parlent d’autogestion : ils font ce qu’ils peuvent pour encourager l’autogestion de la mystification, l’auto-mystification de leurs partisans. Impossible, en effet, pour ceux-ci d’être simplement nourris par les mensonges de leurs Partis à l’état cru ; il faut encore qu’ils les métabolisent, il faut aussi et surtout qu’ils transforment périodiquement leurs propres organes de métabolisation, car la nature de la matière première change. On doit constater que, malgré leur étonnante inventivité et créativité, ils auraient difficilement pu, au-delà d’un certain point, continuer de remplir cette tâche surhumaine sans le secours vital d’une foule d’enzymes d’une grande variété occupant les sites successifs de la chaîne métabolique qui va du cerveau des Partis au cerveau des électeurs : les Intellectuels de Gauche, grands, moins grands et tout petits. »

À l’époque de ce texte, la gauche était passée par le stalinisme plus ou moins déclaré, le trotskisme, le maoïsme ou le situationnisme, le titisme et tous les tiers-mondismes, algérien, cubain, chinois, vietnamien, le régionalisme et l’humanitarisme et s’apprêtait à s’adonner au mitterrandisme, au droit-de-l’hommisme, à l’antiracisme pour aujourd’hui verser sans retenue dans l’immigrationnisme, le multiculturalisme et l’anti-autoritarisme et culminer dans une collaboration de plus en plus explicite avec un nouveau totalitarisme à visée mondiale le totalitarisme musulman encore appelé islamisme21. Plus que jamais, ces lignes de Castoriadis résonnent, sans même évoquer les comportements électoraux où l’électeur de gauche ne s’embarrasse même plus d’auto-mystification : son besoin de croire s’attache seulement à un stimulus pavlovien d’un côté et à un ennemi ontologique souvent inconsistant de l’autre (C. Castoriadis, par exemple, n’a cessé de dénoncer l’ineptie de l’usage du terme « libéralisme » pour décrire un quelconque état de fait économique existant). Bref, : « Toute la Gauche occidentale ment »… L’origine de cette dégénérescence continue qui ne s’embarrasse d’aucun bilan et s’enfonce derechef aujourd’hui dans une surenchère de radicalité creuse – est à chercher loin.

L’héritage ambigu des mouvements des années soixante

La critique de cette gauche institutionnelle ou pseudo-révolutionnaire, que C. Castoriadis n’a cessé de formuler, n’est donc absolument pas une accusation d’insuffisance ou de manque de radicalité – reposant sur un spontanéisme qu’elle ne quitte que pour se bureaucratiser, sa subversion est vide. Pire, ses idéologues les plus en vue (Lacan, Foucault, Althusser, Bernard-Henri Lévy, etc.) et leur « nihilisme pseudo-subversif » en rationalisent les échecs, comme ce fût le cas pour celui de Mai 68 :

« Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de Mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison, vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le sujet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philosophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). Avant de se replier sur les « résidences secondaires » et la vie privée, et pour ce faire, les gens ont eu besoin d’un minimum de justification idéologique (tout le monde n’ayant pas, hélas, la même admirable liberté à l’égard de ses dires et actes d’hier que tel ou tel autre, par exemple). C’est ce que les idéologues continuaient à fournir, sous des emballages légèrement modifiés. (…) pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en mai-juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une « sensibilité radicale », le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague « subversion », convenait admirablement. »22

C. Castoriadis constate :

« En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujourd’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale. »23

Il note :

« En cela aussi, le capitalisme est une nouveauté anthropologique absolue, la culture établie s’effondre de l’intérieur sans que l’on puisse dire, à l’échelle macro-sociologique, qu’une autre, nouvelle, est déjà préparée « dans les flancs de l’ancienne société ». » 24

C. Castoriadis dresse ainsi un bilan calamiteux de ces courants subversifs depuis un demi-siècle, bilan aussi inaudible aujourd’hui que celui du soutien de l’URSS ou de la Chine maoïste pour les générations précédentes :

« Les grands mouvements qui ont secoué depuis vingt ans les sociétés occidentales – jeunes, femmes, minorités ethniques et culturelles, écologistes – ont certes eu (et conservent potentiellement) une importance considérable à tous points de vue, et il serait léger de croire que leur rôle est terminé. Mais actuellement, leur reflux les laisse en l’état de groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d’articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. Ces mouvements ont ébranlé le monde occidental, ils l’ont même changé – mais ils l’ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n’est pas surprenant : car, s’ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n’ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des régimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d’ensemble ou de supports pour de tels objectifs. […] La société « politique » actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d’entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts réels ou imaginaires ; aucun d’entre eux n’a de politique générale ; et, même s’ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l’imposer. »25

Conséquence :

« Jusqu’au début des années 70, et malgré l’usure manifeste des valeurs, cette société soutenait encore des représentations de l’avenir, des intentions, des projets. Peu importe le contenu, et que pour les uns cela ait été la révolution, le grand soir, pour les autres le progrès au sens capitaliste, l’élévation du niveau de vie, etc. Il y avait, en tout cas, des images apparaissant comme crédibles, auxquelles les gens adhéraient. Ces images se vidaient de l’intérieur depuis des décennies, mais les gens ne le voyaient pas. Presque d’un coup, on a découvert que c’était du papier peint – et l’instant d’après même ce papier peint s’est déchiré. La société s’est découverte sans représentation de son avenir, et sans projet – et cela aussi c’est une nouveauté historique. » 26

C. Castoriadis avait noté, dès 1959, que la contestation de la société pouvait être congruente avec un retrait dans la vie privée, qu’il appelle la « privatisation des individus », débouchant sur un désinvestissement de la vie politique elle-même : « [la privatisation] est d’une certaine façon le rejet en bloc de la société actuelle. »27. Il en reprend le constat vingt ans plus tard :

« La désintégration des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l’autonomie et contient les germes d’une émancipation. Mais j’ai noté depuis longtemps l’ambiguïté de ses effets. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l’éclosion de nouveaux modes de vie que par la désorientation et l’anomie. »28

Les racines historiques de cette décomposition sociale, C. Castoriadis les explicitera dans de multiples textes29, les rattachant à des processus civilisationnels de long terme, mais au fond sans « explication » rationnelle univoque et dernière, conformément à sa philosophie de la création et de l’imaginaire, fondamentalement anti-déterministe. Mais les errements de la « gauche », dans ce contexte de délitement généralisé, ne sont pas qu’une de ses conséquences : ils en sont une des causes premières ou plutôt, afin d’être plus fidèle à sa pensée, un des principaux produits / producteurs, éléments auto-catalyseurs.

Ce regard acéré permet à C. Castoriadis d’anticiper : l’analyse de l’échec des mouvements contestataires des années 1960-70 et la rationalisation de cet échec par les idéologues du moment l’amènent à identifier une forme de contestation anomique qui se cristallisera au cours des années 2010, pour prendre finalement la forme du « wokisme » contemporain30.

II – Une anticipation du wokisme

C’est, par exemple, le cas des mouvements des femmes. C. Castoriadis, incontestablement favorable aux mouvements féministes pluriséculaires, anticipe en 1976 sans difficulté ce qui se donne aujourd’hui pour tel :

« Nous sommes en train de voir et de vivre là quelque chose qui dépasse même de loin la crise de la société capitaliste puisque ce qui est virtuellement détruit, c’est quelque chose – la définition de la « condition féminine », peut-être l’idée même d’une « condition féminine » – qui est antérieur à la constitution des sociétés dites « historiques ». […] Or, moyennant aussi le mouvement des femmes, nous assistons actuellement à une décomposition croissante de cette forme réglée, qui va de pair d’ailleurs avec la disparition de toute une série d’autres repères et pôles de référence des individus des groupes, de la société, relatifs à leur vie. On peut en dire autant des mouvements des jeunes, et même de l’évolution des enfants. »31

En 1993, le constat d’une « confusion des genres » – aujourd’hui à son paroxysme – est approfondi :

« Que les citoyens soient sans boussole est certain, mais cela tient précisément à ce délabrement, à cette décomposition, à cette usure sans précédent des significations imaginaires sociales. On peut le constater encore sur d’autres exemples. Personne ne sait plus aujourd’hui ce que c’est que d’être un citoyen mais personne ne sait même plus ce que c’est qu’être un homme ou une femme. Les rôles sexuels sont dissous, on ne sait plus en quoi cela consiste. Autrefois, on le savait, aux différents niveaux de société, de catégorie, de groupe. Je ne dis pas que c’était bien, je me place à un point de vue descriptif et analytique. Par exemple, le fameux principe : « la place d’une femme est au foyer » (qui précède le nazisme de plusieurs millénaires) définissait un rôle pour la femme : critiquable, aliénant, inhumain, tout ce que l’on voudra – mais en tous cas une femme savait ce qu’elle avait à faire : être au foyer, tenir une maison. De même, l’homme savait qu’il avait à nourrir la famille, exercer l’autorité, etc. De même dans le jeu sexuel : on se moque en France (et je pense, à juste titre), du juridisme ridicule des Américains, avec les histoires de harcèlement sexuel (qui n’ont plus rien à voir avec les abus d’autorité, de position patronale, etc.), les réglementations détaillées publiées par les universités sur le consentement explicite exigé de la femme à chaque étape du processus, etc., mais qui ne voit l’insécurité psychique profonde, la perte des repères identificatoires sexuels que ce juridisme essaie pathétiquement de pallier ? Il en va de même dans les rapports parents-enfants : personne ne sait aujourd’hui ce que c’est que d’être une mère ou un père. »32

Et il ne serait pas difficile, non plus, de convoquer ici les propos de C. Castoriadis sur ce dernier point (« Il y a […] une usure de l’épreuve de réalité pour les enfants : rien de dur à quoi ils se cognent, il ne faut pas les priver, pas les frustrer, pas leur faire de la peine, il faut toujours les « comprendre »33) ou concernant les positions des écologistes (« [dont la] composante politique est inadéquate et insuffisante […] et tend à faire de ces mouvements des sortes de lobbies. Et quand il y a prise de conscience de la dimension politique, elle me semble insuffisante. »34), des néo-ruraux (« on assiste actuellement à un renouveau de la mythologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuissance »35), des pacifistes (« moi, petit Européen, je veux survivre – que les autres crèvent si ça les amuse »36) ou encore la création artistique (« la culture contemporaine est, en première approximation, nulle. »37).

C. Castoriadis s’indignait, il y a aujourd’hui presque cinquante ans, d’une même vacuité sur le terrain politico-intellectuel :

« Qu’est-ce qui se passe actuellement, quel est l’infâme salmigondis qui est à la mode à Paris depuis des années ? À tous les coins de rue, du Bois de Vincennes jusqu’au Bois de Boulogne, on fait de l’iconoclasme. Et évidemment, on fait de l’iconoclasme de l’iconoclasme précédent, et la surenchère de l’iconoclasme, etc. Le résultat final est la nullité, le vide total du « discours subversif » contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique « de gauche ». »38

C’est peu de dire que le nec plus ultra de l’intelligentsia de l’époque le laisse de marbre :

« Le « discours dominant » d’un certain milieu « contestataire » aujourd’hui, cet horrible salmigondis qu’est le freudo-nietzschéo-marxisme, c’est rigoureusement le n’importe quoi. »39

Ce « n’importe quoi » (la formule est redondante), c’est l’interminable dégradation du marxisme et de ses courants attenant, son hybridation avec la désorientation globale, ce que l’on a nommé le post-modernisme qui débouche aujourd’hui sur l’appel des déconstructionnistes :

« Les « généalogies », les « archéologies » et les « déconstructions », si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. »40

Très loin de ces considérations, la critique s’obstine à ne prendre pour objet que l’Occident, et lui seul :

« Je ne discuterai pas ici cette dernière conception, ressuscitée aujourd’hui par différents mouvements (féministe, noir, etc.) qui condamnent la totalité de l’héritage gréco-européen comme produit de « mâles blancs morts ». Je me demande pourquoi ne condamne-t-on pas, sur le même principe, l’héritage chinois, islamique ou aztèque, produits par des mâles morts, respectivement jaunes, blancs ou « rouges ». »41

Cette démission généralisée se retrouve logiquement à des niveaux bien plus profonds, provoquant un « effondrement de l’auto-représentation de la société », un vide identitaire dont la simple évocation de nos jours déclenche un orage d’anathèmes :

« la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne se peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. »42

C. Castoriadis constatera, des années plus tard et sans réellement de surprise, la persistance par défaut de la nation comme représentation collective :

« L’imaginaire national résiste d’autant plus que toutes les autres croyances s’effondrent. La nation est le dernier pôle d’identification. Encore paraît-il bien fragile. Au début des années 80, alors que la menace russe était encore présente, une majorité de Français pensait qu’il fallait négocier en cas d’invasion. Les « vrais » nationalistes assistent plus ou moins impuissants aux conséquences de la diffusion mondiale du capitalisme. D’abord, les centres de décision peuvent de moins en moins être nationaux. Ensuite, les cultures nationales se dissolvent dans une soupe mondiale, qui pour l’instant est atroce, mais qui pourrait et devrait être autre chose. Les identités nationales se diluent de plus en plus, sans que rien ne vienne les remplacer. Elles se survivent donc dans une affirmation crispée : « nous sommes des Français », « nous sommes des Allemands », etc. La nation est une forme qui en droit est historiquement dépassée, mais qui en fait ne l’est nullement. C’est une grande antinomie de l’époque. »43

Lire la seconde partie

Notes de la première partie

1 – Quentin Bérard, fondateur du site Lieux Communs s’inscrivant dans la continuité du travail de Cornelius Castoriadis et animateur du podcast Hérétiques, auteur occasionnel à la revue La Décroissance et Front Populaire, enseignant en biologie et écologie, auteur du livre Éléments d’écologie politique. Pour une refondation (Libre&Solidaire, 2021).

2 – Cornelius Castoriadis, « Voie sans issue ? », 1987. (Afin d’alléger les notes du présent article et du fait des rééditions de nombreux textes ici cités – parution originale, rééd. UGE 10/18, puis éd. C. Bourgeois ou du Seuil etc, puis éd. du Sandre, sans compter les « éditions pirates » et leurs larges disponibilités sur internet – les références seront ici réduites, sauf cas contraire, au titre de l’article et à la date de composition). On se reportera à l’excellente bibliographie exhaustive élaborée et actualisée par Claude Helbling (ici remercié) : « Bibliographie détaillée, en français, de et sur Cornelius Castoriadis ».

3 – Novembre 1996, émission Là-bas si j’y suis, publié sous le titre Post-scriptum sur l’insignifiance, éd. de l’Aube, 1998.

4 – Conférences et débat, 27 février 1980, Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn-Bendit et le public de Louvain-La-Neuve. De l’écologie à l’autonomie, collection Techno-Critique, éd. du Seuil,1981, réed. Le Bord de L’eau, Lormont, 2014.

5Regroupant les deux paragraphes, « Racines subjectives du projet révolutionnaire » et « Logique du projet révolutionnaire » de L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

6 – « La montée de l’insignifiance », 1993 ; cf. aussi « ‟Nous traversons une basse époque” », tribune parue dans Le Monde, 12 juillet 1986 sous le titre « Castoriadis, un déçu du gauche – droite ».

7 – « Les divertisseurs », 1977 (l’échange qui suivit dans Le nouvel Observateur avec André Gorz, « Sartre et les sourds », mérite lecture).

8 – L’institution imaginaire, op. cit. 1975, p. 21 (rééd. 1999).

11 – « Marx aujourd’hui », 1983.

12 – « La révolution anticipée », 1968.

13 – « Une exigence politique et humaine », 1988 (Réédité dans Une société à la dérive, 2005, sous le titre : « Ni nécessité historique, ni exigence seulement ‘morale’ : une exigence politique et humaine »).

14 – « L’exigence révolutionnaire », 1976.

15 – « Nous traversons une basse époque », 1986, op.cit.

19 – Toulouse, 22 mars 1997, présentée par Robert Redecker, et retranscrite sous le titre « La capacité de reconnaître les sociétés autres va de pair avec la mise en question de ses propres institutions« 

20 – Quelle démocratie ?, tome II, éd. du Sandre, passage entier pp 25-39.

21 – Pour une tentative de lecture de l’islamisme contemporain à partir, notamment ,de l’analyse du totalitarisme par C. Castoriadis, voir sur Lieux Communs ; Islamisme, totalitarisme, impérialisme (2017).

24 – « Introduction » à La Société bureaucratique », 1973 ; voir aussi « Le mouvement des années soixante », 1986, op.cit.

26 – « Psychanalyse et société II », 1983.

28 – « La crise des sociétés occidentales », 1982, op.cit.

29 – Et sous une forme ramassée dans « Les coordinations de 1986-1988 », préface, rédigée en 1994 au livre de Jean-Michel Denis, « Les coordinations », Syllepse, 1996, pp. 9-13.

30 – Sur le sens de celui-là à partir d’un point de vue de C. Castoriadis, Cf. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarité », Quentin Bérard, Front Populaire 11 juillet 2022.

31 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

32 – « La montée de l’insignifiance », 1993.

33 – « Psychanalyse et société II », op. cit. ; cf aussi « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit. et « La crise du processus identificatoire », 1989.

34 – « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992 ; cf. aussi « Une interrogation sans fin » 1979.

36 – « Les significations imaginaires », 1982 ; cf aussi « Doit-on et peut-on défendre les oligarchies libérales ? », début des années 1980 ; voir aussi « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

38 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

40 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

42 – « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

43 – « Gorbatchev : ni réforme ni retour en arrière », 1991.

« La République ne reconnaît aucun culte », vraiment ?

Le « moment Hanouka » à l’Élysée

En accueillant le 7 décembre une célébration cultuelle à l’Élysée, le chef de l’État français oublie qu’il est président de la République. Il commet une faute institutionnelle en enfreignant le principe de laïcité, il fait obstacle au travail des professeurs, il ravive et attise la compétition communautariste, il expose ceux qu’il prétend protéger et les réduit à une appartenance confessionnelle, il confond la Nation avec un amas de grumeaux convictionnels et identitaires.

Le 7 décembre Emmanuel Macron a accueilli à l’Élysée l’ouverture de la Hanouka, fête cultuelle juive célébrée par le grand rabbin Haïm Korsia1. Ce faisant, le chef de l’État oublie qu’il est président de la République française « indivisible, laïque, démocratique et sociale » (art. 1er de la Constitution) et commet une faute institutionnelle majeure. L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905, qui dispose « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », est manifestement enfreint par cette célébration au sein d’un palais national abritant un organe essentiel de l’exécutif.

Avancer, comme le font quelques membres du gouvernement à la peine pour sauver et minimiser ce faux pas, que « la laïcité n’est pas contraire aux religions », consiste à s’appuyer sur un des principes du régime de laïcité pour récuser l’autre. Le régime de laïcité distingue en effet deux domaines et n’a de sens que dans le maintien de cette dualité. Il n’est pas contraire aux religions dans l’espace civil, dans l’ordinaire de la vie sociale qui jouit, dans le cadre du droit commun, de la plus grande liberté. Mais il impose l’abstention en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, à tout ce qui participe de la puissance et de l’autorité publiques – magistrats et agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, bâtiments publics, lieux affectés à l’exercice de la puissance publique, législation, discours officiels : c’est le principe de laïcité proprement dit. Dire que l’Élysée et que le président de la République dans l’exercice de sa fonction échappent au domaine soumis à ce principe est donc faux. C’est aussi dire une bêtise : car s’ils sont rendus constamment à une condition ordinaire et extraits du domaine de la puissance publique, alors la symbolique de l’un et la magistrature de l’autre sont effacées.

À moins que cet éminent contre-exemple et ce pitoyable sophisme viennent enrichir le catalogue de ce qu’il faut éviter en matière de laïcité, on se demande comment vont faire les professeurs chargés d’enseigner les principes de la République dans le cadre de l’EMC2. Comment par exemple expliquer aux élèves qu’on doit interdire à l’école publique le port de tenues manifestant une appartenance religieuse, mais que le président peut, dans l’exercice de ses fonctions, cautionner tel ou tel culte ? Leur savonner ainsi une planche déjà bien glissante n’était vraiment pas opportun.

Cette faute institutionnelle est le prix, l’habillage un peu trop large, d’une bévue politique qu’on aggrave en voulant la masquer. En prétendant faire un geste envers les juifs meurtris par le pogrom du 7 octobre et visés en France par d’alarmantes déclarations et actes antisémites qui vont jusqu’au crime, Emmanuel Macron entendait peut-être corriger une erreur antérieure. S’il voulait, comme cela était normal et attendu, marquer sa condamnation de l’antisémitisme, pourquoi avoir refusé de participer à la marche du 12 novembre pour la République et contre l’antisémitisme ? Celle-ci avait lieu sur la voie publique, elle réunissait des personnes de toutes origines, de toutes croyances et incroyances, elle ne prenait pas parti pour une « confession » et seules les couleurs bleu, blanc, rouge du drapeau de la République française y furent affichées. Participer est même un mot trop fort : on peut comprendre qu’un président de la République hésite à déambuler dans une manifestation ; il lui eût suffi de faire visiblement acte de présence en s’y rendant quelques instants afin de saluer les présidents des deux chambres.

En affichant ainsi la reconnaissance officielle d’un culte, le chef de l’État ravive, alimente et envenime la concurrence communautariste. Pourquoi tel culte aurait-il droit à une telle reconnaissance plutôt qu’un autre, pourquoi ceux-ci plutôt que d’autres ? Non seulement c’est ouvrir la porte à un défilé revendicatif d’appartenances convictionnelles toujours incomplet par principe, mais encore c’est introduire le soupçon de privilège pour celles qui seraient admises à cette reconnaissance. La bonne intention se retourne alors, elle suscite le ressentiment et nourrit l’hostilité qui vise ceux qu’on entendait protéger : en l’occurrence précise, les juifs3. Quelle bonne idée ! On s’étonne qu’un fin politique et un responsable religieux prétendant « représenter » des citoyens particulièrement exposés ne soient pas capables d’envisager les conséquences indésirables d’un tel geste. On avance que cela aurait été étourdiment improvisé : le recours piteux à ce qui ressemble à une excuse de minorité n’est pas plus rassurant.

Enfin, cette reconnaissance se manifestant envers une appartenance religieuse (en présence, semble-t-il, de quelques dignitaires d’autres cultes « qui étaient invités »), elle tient pour quantité négligeable ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance ou qui considèrent une telle appartenance comme un élément non pertinent pour concourir à la vie de la cité. En un raccourci réducteur, elle identifie abusivement les Français juifs et toute personne de culture juive à une adhésion cultuelle, à une confession. Comme si un rabbin, fût-il grand rabbin, devait capter et représenter la parole de toute personne juive, comme si on ne pouvait pas à la fois être de culture juive et athée ou agnostique ou indifférent aux choses religieuses en tant qu’elles demandent adhésion. Et cela vaut généralement, car la déclinaison est facile : comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture chrétienne et athée ou agnostique, etc. ; comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture musulmane et athée ou agnostique, etc.

Alors apparaît un aspect fondamental, relatif à la conception même de l’association politique. En procédant ainsi à la reconnaissance d’une confession religieuse, en y réduisant un ensemble de personnes qu’il devrait d’abord regarder comme des individus, Emmanuel Macron révèle une fois de plus4 l’idée qu’il se fait de la Nation, ramenée par là à un conglomérat de molécules convictionnelles. Dans le multiculturalisme qui semble avoir ses faveurs, l’association politique ne réunit pas seulement des citoyens, elle reconnaît politiquement des communautés, qui au mieux se côtoient. Mais elles peuvent aussi se faire face : on en a pris l’effrayante mesure récemment avec les gigantesques et violentes manifestations scandant des slogans antisémites au Royaume-Uni, aux USA, en Irlande, en Australie. Auprès d’elles les modestes rassemblements islamo-gauchistes français ne tiennent pas la route. Quant à ceux d’« ultra droite », mobilisés du reste sur d’autres motifs et soigneux de ne laisser apparaître aucun slogan antisémite, ils font encore plus pâle figure. Bien peu de commentateurs remarquent que les Français se tiennent plutôt bien à cet égard, comparés à leurs homologues des pays de « tolérance » à modèle anglo-saxon.

La République française en effet et jusqu’à nouvel ordre n’est pas un contrat ni un deal passé avec tels ou tels groupes, telles ou telles communautés, ce n’est pas un amas de grumeaux confessionnels ou identitaires. C’est une association de citoyens qui s’efforcent d’énoncer, de rendre possibles et de défendre les droits de tous, y compris le droit de former des communautés – confessionnelles ou pas -, pourvu qu’aucune n’ait d’efficience politique, pourvu qu’aucune n’impose à quiconque contre son gré une norme particulière excédant la loi commune.

Notes

2 – Enseignement moral et civique.

3 – Lire à ce sujet l’éditorial d’Emmanuel Debono « Feu sur la laïcité » (en ligne ce 9 décembre sur le site LEDDV) qui s’appuie en outre sur un alarmant sondage effectué auprès des Français musulmans.

4 – On rappellera notamment : sa présence ès qualités, largement médiatisée, à la messe de septembre 2023 célébrée par le pape François à Marseille ; en 2018 le discours aux évêques où il fut question de « réparer le lien abîmé entre l’Église et l’État » ; en septembre 2017 la célébration des 500 ans de la Réforme ; puis, lors d’une rencontre officielle avec les responsables de 6 religions en décembre de la même année, les propos s’inquiétant d’une « radicalisation » de la laïcité – ce qui invite à considérer des militants laïques qui n’ont jamais menacé personne comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Voir à ce sujet mon article de janvier 2018 https://www.causeur.fr/emmanuel-macron-laicite-radicalisation-societe-148783 .

La violence à l’école

À propos des récentes décisions du ministre de l’Éducation nationale qu’il approuve, Jean-Michel Muglioni rappelle quelques mots d’Alain qui, en 1909, écrit qu’il faudrait pacifier les lycées en y restaurant la discipline.

Il arrive que l’actualité soit révélatrice.

Le nouveau ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse veut secouer les recteurs et l’administration qui n’a pas su, c’est le moins qu’on puisse dire, lutter contre le harcèlement scolaire. Est ainsi révélée non pas l’incurie, mais la politique délibérée de l’administration. J’ai cru comprendre qu’on allait dorénavant pouvoir changer un harceleur d’établissement : jusque là, semble-t-il, le harcelé avait intérêt à déménager.

L’ancienne rectrice en poste à Versailles vient de présenter ses « excuses » pour la lettre que ses services ont adressée à des parents qui signalaient le harcèlement dont leur fils était victime : cette lettre les accusait de dénonciation mensongère et les menaçait de poursuites judiciaires. Leur fils s’est suicidé. Il est révélateur que la même administration qui flatte généralement les parents d’élèves et abandonne à eux-mêmes les professeurs ait refusé d’écouter les parents d’un élève harcelé. Elle prétend que c’était pour défendre les professeurs : sans doute le peu d’habitude qu’elle a de les défendre explique-t-il cette honteuse méprise !

J’oubliais ! J’ai entendu la rectrice parler des « usagers » des établissements scolaires ! Il n’y a plus dans les écoles des élèves ou des étudiants, mais des usagers. Michel Rocard, il est vrai, avait parlé du stock d’enseignants. Les mots ont un sens.

Le ministre veut un « électrochoc à tous les niveaux » dans la lutte contre le harcèlement scolaire. A-t-il la moindre idée de la violence qui règne aujourd’hui dans les écoles, les collèges et les lycées, et qui n’est jamais avouée ? La situation est telle que je ne vois pas comment rétablir la paix et rendre l’instruction réellement obligatoire. Je dis bien l’instruction et non la présence dans un établissement scolaire… Et pour qu’on ne s’imagine pas que je suis nostalgique d’une école révolue, voici la conclusion d’un propos d’Alain du 18 février 1909.

« Si j’étais directeur de l’enseignement secondaire, je m’occuperais de pacifier les lycées [c’est-à-dire alors de la sixième à ce que nous appelons la terminale]. J’y arriverais, parce que je rendrais les chefs responsables de tous les désordres. Et nous n’aurions que trois cents élèves à renvoyer dans toute la France pour rétablir partout l’ordre, le silence et le respect. Telle est la réforme qu’il faudrait faire »1.

Ce propos est anachronique : Alain professeur dénonce le chahut qu’il voit gangrener les lycées. Au lieu de s’occuper sans cesse des programmes, « je m’occuperais uniquement de restaurer la discipline dans les lycées, écrit-il. Tout le monde connaît le mal, personne n’ose en parler. » Certes, la violence d’aujourd’hui n’a rien de commun avec le chahut d’antan, sinon qu’on n’ose pas en parler, et que les élèves n’en sont pas les principaux responsables. Mais ne regrettons pas le temps du chahut !

 

1 – On trouve ce propos dans le petit volume des Éditions Mille et une nuits intitulé : L’instituteur et le Sorbonagre, 50 propos sur l’école et la République. [NdE . Pour aller plus loin, on consultera le site de référence « Philosophe Alain » https://philosophe-alain.fr/ ].

Visite du pape : Emmanuel Macron va à Marseille, pas en France

L’annonce récente de la présence du président de la République ès qualités à la messe que célébrera le pape François à Marseille le 23 septembre donne à la France Insoumise l’occasion de sortir de l’ornière où l’avait plongée l’interdiction de l’abaya par le ministre de l’Éducation nationale.

Quel coup politique intelligent que ce nouveau grand écart ! Vraiment quelle lucidité. Alors que la France Insoumise s’embourbait dans un islamo-gauchisme aveuglant, le président de la République ne trouve rien de mieux que de reprendre l’ambiguïté d’une politique du « en même temps » en matière de laïcité : selon une annonce dont la presse fait état ce matin, il assistera ès qualités à la messe que célébrera le pape au Stade Vélodrome de Marseille le 23 septembre.

La France Insoumise, embourbée depuis plusieurs semaines dans son soutien à l’intégrisme musulman à visée politique, saisit l’occasion pour enfourcher le cheval de la laïcité, la main sur le cœur : un président de la République ne devrait pas agir ainsi, il y a deux poids deux mesures, on persécute les musulmans et on caresse les catholiques dans le sens du poil, etc.

Effectivement un président de la République ne devrait pas agir ainsi. Il est normal et compréhensible qu’un haut magistrat public, notamment le président, assiste à un office religieux dans le cadre d’un hommage à un policier, à un soldat, à un professeur, à un agent public, il est normal aussi qu’il puisse pratiquer un culte en tant que personne privée. Mais il n’a pas à reconnaître l’existence d’un culte par sa présence officielle non motivée par une obligation politique. « Oui mais Untel et Untel (Giscard, De Gaulle) le faisaient » – et alors ? une erreur n’est pas un motif pour être réitérée.

Quant à l’argument du « pape chef d’État » auquel la puissance publique doit rendre les honneurs de son rang, il ne vaut pas pour une cérémonie religieuse : il suffirait, pour satisfaire cette obligation protocolaire, que le président accueille solennellement, à son arrivée, ledit chef d’État. A fortiori il ne s’applique pas en l’occurrence pour cette visite. On rappellera en effet que le pape lui-même a précisé qu’il ne s’agit pas d’une visite d’État, en déclarant  « Je vais à Marseille, pas en France » – déclaration qui pourrait avoir un petit relent de désinvolture si le pape était tant que cela un « chef d’État ». Mais même les bons apôtres n’osent pas dire que pour cette messe « le président Macron va à Marseille, pas en France » – car la formule emprunterait alors une signification qui dépasse la simple génuflexion.

Le nucléaire européen sous influence allemande (par Gérard Petit)

On apprend tout récemment que l’Allemagne poursuit avec un certain succès ses négociations avec Bruxelles afin d’obtenir des aides publiques pour la construction de centrales à gaz et à hydrogène1. Ce n’est que le énième épisode d’une politique européenne énergétique qui pose clairement la question d’une hégémonie allemande en Europe. À ce sujet, la revue en ligne Telos a publié le 28 juillet cet éclairant article de Gérard Petit2. Mezetulle remercie l’auteur et la revue pour leur aimable autorisation de reprise.

Les orientations données aux politiques européennes de transition énergétique posent directement la question d’une hégémonie allemande en Europe. Baptisées de noms comme « Green Deal », « Fit for 55 » ou « RePowerEU », qui les inscrivent dans une vision prospective guidée par l’impératif de transition énergétique, ces politiques doivent en effet beaucoup à l’Allemagne et à son puissant lobbying qui a polarisé fondamentalement tout le dispositif européen, lui permettant même de remettre en discussion des orientations, voire des décisions prises, qui dévieraient de sa ligne – ou de ses intérêts. Chacun se souvient du revirement tragi-comique qui a vu Berlin bloquer le texte sur l’interdiction de vente des véhicules essence ou diesel au-delà de 2035, en sortant de son chapeau l’échappatoire des e-carburants pour protéger son industrie automobile.

Spolier le nucléaire

Il en va de même de la place faite au nucléaire dans la démarche de transition et, plus fondamentalement, de la légitimité de la place de la filière dans les mix électriques, en contravention formelle avec les traités (Rome, Maastricht) qui affirment et réaffirment le principe de subsidiarité en matière de choix énergétiques.

Un biais redoutable consiste à spolier le nucléaire d’aides financières, institutionnelles ou privées, pour son exploitation et pour son développement. L’Allemagne, via des institutions européennes obéissantes, s’y emploie depuis des années, avec une efficacité redoutable, sans que la France ait vraiment regimbé, même quand ses primes intérêts étaient en jeu.

Dernier avatar de cette guerre ouverte, une évolution du texte « Net Zero Industry Act » par les eurodéputés, dans lequel le rapporteur (allemand, membre du PPE) propose de faire coïncider le périmètre des technologies considérées comme prioritaires avec celui de la fameuse Taxonomie, mais en en excluant le nucléaire !

Pour mémoire, le nucléaire ne figurait dans la Taxonomie que sous des conditions extraordinairement restrictives : n’étaient en effet « tolérés » que les réacteurs de la « Génération 4 » et les SMR3, ce qui excluait donc le nucléaire existant et les réacteurs, de type EPR ou équivalent, en cours de construction ou projetés, ainsi, de facto, le programme de relance français.

La France se trouve ainsi particulièrement exposée, sinon spécifiquement visée. Comment regarder autrement l’attitude d’un Exécutif européen qui dispose, sans ciller, que le nucléaire « n’est pas stratégique » s’agissant des technologies dont compte user le continent pour honorer ses ambitieux (comprendre « irréalistes ») objectifs en matière de rejets de gaz à effets de serre ?

À cet égard, on peut soutenir que le paravent anti-nucléaire brandi par l’Allemagne, comme la promotion de l’hydrogène vert, ont servi commodément à cacher d’autres visées, moins idéologiques et plus pragmatiques, comme l’affaiblissement d’un concurrent français, compétitif sur certains segments grâce au coût de production peu élevé de l’électricité nucléaire, mais aussi à camoufler la honteuse « okölogischer Verrat » (trahison écologique) qui se cache derrière l’« Energiewende » (transition énergétique).

De la suite dans les idées

En Allemagne, pour la production d’électricité, le choix d’un couple EnRs-gaz4, en appui sur le charbon importé et sur l’abominable lignite local, effectué dès les mandatures Schröder (1998), a été justifié d’entrée de jeu comme un moyen d’éradiquer le nucléaire (qui contribuait alors pour un tiers à l’alimentation électrique du pays). Cette option radicale (instaurée par une loi de 2001), a immédiatement et durablement trouvé son public, travaillé depuis l’époque de la guerre froide par les mouvement pacifistes et anti-nucléaires.

L’industrie, le tertiaire et les ménages allemands étaient déjà très utilisateurs de gaz, mais dans le discours, le risque d’une dépendance accrue à la source russe (déjà la principale source, allemande de gaz et de pétrole car abondante et bon marché) a été commué en opportunité économique. Le mantra opposable à toute suspicion étant : « les Russes auront toujours besoin de nous vendre leur gaz et leur pétrole ».

Parallèlement au déploiement des éoliennes et des panneaux PV, les fermetures successives des réacteurs allemands ont constitué autant de jalons de crédibilité de la démarche, surtout quand on mettait ostensiblement au rebut des machines puissantes et modernes, riches encore d’au moins vingt ans de potentiel. Ainsi, les trois dernières unités arrêtées au printemps 2023, qu’on avait quand même dû prolonger de quelques mois, pour cause de passage de l’hiver dans un contexte de pénurie de gaz consécutive à la guerre en Ukraine.

Pour autant, une telle politique, fortement questionnée par le contexte géopolitique et par une opinion qui commence à s’interroger, n’a pas changé d’un iota. Les intérêts stratégiques en jeu restent en effet les mêmes : élimination progressive de l’électronucléaire sur la plaque européenne pour raccourcir un levier efficace de concurrence industrielle et pour conserver, voire augmenter, les possibilités de déploiement des EnRs de facture allemande, sur le sol européen, dont la France, cliente aveugle et fidèle.

Ce schéma est adoubé par un puissant lobby gazier, grand bénéficiaire de l’intermittence et qui a su rapidement se ressourcer en aval de la retraite de Russie. De même, les quatre majors historiques allemandes5 qui se partagent la production-distribution d’électricité et pâtirent trop longtemps de l’efficacité de l’anachronique EDF étatique, peuvent y trouver leur compte (sans bien sûr oublier Engie, en embuscade).

Mais le cynisme (que d’aucuns qualifieront de pragmatisme, voire de rigueur idéologique, habillé du rhénan « ordolibéralisme ») va bien au-delà, puisque, dans le même temps, l’Allemagne a dû s’appuyer davantage sur ses centrales brûlant du charbon et du lignite (+ 10% en un an, et 2 fois plus de CO2 émanant de chaque kWh produit que la France) pour assurer ses besoins et même pour exporter son courant, la France étant d’ailleurs acheteuse, compte tenu de l’ampleur inédite, mais augurée passagère, de l’indisponibilité de ses réacteurs. Une telle configuration, aux effets encore outrés par le retard à la mise en service de l’EPR de Flamanville, a forcément nui au crédit du nucléaire, et plus généralement de celui de la France, dans le bras de fer européen actuel.

L’Allemagne, pour arriver à ses fins, s’appuie, si nécessaire, sur un groupe constitué de pays affidés, dont l’Autriche et le Luxembourg sont les membres les plus véhéments. Plus surprenant, la Belgique se prête au jeu alors qu’elle vient de prolonger de dix ans deux de ses réacteurs, de même que l’Espagne, pays nucléaire qui ne se hâte pas d’en sortir.

Les masques sont tombés depuis longtemps

Un tel positionnement, qui est largement celui des institutions européennes (Commission, Parlement et même Conseils) suggère fortement que l’objectif prioritaire n’est pas de décarboner le continent, mais de profiter d’une situation favorable à la promotion des EnRs, pour tenter d’éradiquer le nucléaire. Et force est de constater le résultat : une réduction effective des flottes nucléaires existantes en Europe et une entrave efficace à leur renouvellement, les tendances mondiales étant d’ailleurs strictement inverses, ce qui devrait interroger.

Pourtant, ces substituts au nucléaire n’en sont pas vraiment car, intermittents, ils sont obligés de s’appuyer sur de solides « béquilles pilotables » (dans le jargon des professionnels de l’équilibre du réseau électrique), pour garantir la continuité du service, et sans surprise, continuer à assurer une part importante de la production électrique (gaz charbon et lignite en Allemagne, gaz et nucléaire en Espagne, hydraulique en Scandinavie, gaz et nucléaire en France)

Au discrédit de l’Allemagne, ses émissions de GES sont parmi les premières mondiales (en valeur absolue et per capita), tout particulièrement s’agissant de la production d’électricité. Le pays se présente néanmoins comme le modèle à suivre alors qu’il est éminemment non généralisable, car contraignant déjà fortement les réseaux de ses voisins pour gérer les « bouffées renouvelables » quand le vent souffle fort ou que le soleil brille par trop, sans parler de l’incidence de telles situations sur le marché européen de l’électricité.

Malgré les présentations surréalistes des thuriféraires de cette politique, l’échec est patent si on considère les progrès accomplis en matière de réduction des émissions de GES, qui demeurent bien modestes et réversibles, au regard des colossales sommes investies dans le déploiement des EnRs.

La France trahie par les siens ?

Face à une Commission clairement antinucléaire et à un Parlement sous forte influence verte, la position française (et celle de « l’Alliance nucléaire »6 qu’elle a créée) est constamment attaquée, chaque nouvelle discussion afférente tournant à son désavantage. Même la très petite victoire indirecte, trop amplement saluée par notre Exécutif, sur la production d’hydrogène avec de l’électricité nucléaire, se trouve en fait vidée de son objet par des codicilles bloquants.

À cet égard, on peut s’interroger sur le positionnement des représentations françaises dans les différentes instances européennes, car soutenir le nucléaire ne semble être le premier objectif d’aucune, y compris celle liée au parti majoritaire français. Nombre de votes qui se conforment à la logique politique des groupes d’appartenance au Parlement Européen sont, de fait hostiles au nucléaire, parfois en contradiction avec les positions des partis français auxquels ces députés sont adhérents. Restent les Conseils européens, où les positions françaises, même affirmées et réitérées, n’arrivent toujours pas à bousculer les positions allemandes. L’appui des pays de « l’Alliance nucléaire » pourrait changer la donne, mais rien n’est acquis.

Notes

2 – [NdE] Gérard Petit est ingénieur en génie atomique, retraité d’EDF. Lire la publication originale de l’article dans la revue Telos : https://www.telos-eu.com/fr/le-nucleaire-europeen-sous-influence-allemande.html

3 – Réacteurs de génération 4 : ces réacteurs doivent apporter des avancées notables en matière de développement énergétique durable, de compétitivité économique, de sûreté et de fiabilité et de résistance à la prolifération et aux agressions externes (d’après la SFEN). SMR : Small Modular Reactor :  réacteur nucléaire à fission, de taille et puissance plus faibles que celles des réacteurs conventionnels, fabriqué en usine et transporté sur le site d’implantation pour y être installé (d’après la SFEN).

4 – [NdE] EnRs : énergies renouvelables.

5 – Appelons-les par leurs anciens noms, plus représentatifs de leur implantation régionale : Bayernwerk, EnBW (Bade-Wurtemberg), Preussen Elektra et RWE (Rhénanie-Westphalie).

6 – « L’Alliance nucléaire »: pays réunis à l’initiative de la France pour un soutien au déploiement du nucléaire en Europe : la Bulgarie, la Croatie, l’Estonie, la Finlande, la Hongrie, les Pays-Bas, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovénie, la Slovaquie et la Suède. Dans le camp opposé, s’est constituée l’association des « Amis des renouvelables » : le Luxembourg, l’Autriche, l’Espagne, la Grèce, Malte, le Danemark, l’Estonie, le Portugal, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Lettonie, la Slovénie, l’Irlande et la Belgique, certains pays faisant partie de deux cohortes.

« Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski » d’Aline Girard, lu par Philippe Foussier

Avec le livre Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski (éd. Pont9, 2023), Aline Girard signe une enquête fouillée sur Samuel Grzybowski, personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans l’association Coexister. L’auteur montre comment les ambitions communautaristes et « interconvictionnelles » du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant.

Coexister, Convivencia, la Primaire populaire… On pourrait en citer bien d’autres, de ces structures dirigées ou inspirées par Samuel Grzybowski. Secrétaire générale d’Unité laïque, Aline Girard signe là une enquête fouillée sur ce personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans Coexister, une association qui a obtenu en quelques années une respectabilité et une notoriété saisissantes. L’auteur montre clairement comment les ambitions idéologiques du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant. Il s’est rapidement imposé au centre d’un réseau qui a ouvertement pour objectif de servir le soft power américain. Comme le note Jean-Pierre Sakoun dans la préface de ce petit livre aussi dense que documenté, « à travers think tanks, fondations philanthropiques, multinationales socialwashed et greenwashed, toute la politique des États-Unis concourt à fournir à la nébuleuse de l’interconvictionnel, du community organizing et du social business les moyens de son emprise progressive sur la société française ».

Ingénierie socio-politique de l’interconvictionnel

Coexister, que Samuel Grzybowski fonda en 2009, est probablement la structure la plus connue de ce réseau dans lequel l’intéressé joue un rôle majeur. Mouvement de jeunesse « interconvictionnel », l’association entend proposer « une nouvelle façon d’appréhender la diversité de religions et de convictions ». Elle ne met pas son drapeau dans sa poche et affiche sa défiance à l’égard d’une laïcité française décrite comme « laïciste », préférant de loin un modèle tel qu’il prévaut dans l’univers anglo-saxon, fondé sur la coexistence communautaire et confessionnelle. Regroupant des jeunes croyants de différentes confessions, Coexister entend démontrer que cette approche est adaptée aussi à la France, quand bien même une majorité de ses citoyens se déclare agnostique ou athée. Mais qu’importe, Samuel Grzybowski, à l’image de ces Young Leaders distingués en masse par les États-Unis pour constituer des relais de sa vision du monde de l’organisation des sociétés, sait que le multiculturalisme a le vent en poupe et il surfe ainsi sur une vague porteuse.

« Par le biais de ces ONG, lobbies, think tanks et organisations philanthropiques dotés de financements privés considérables et spécialisés dans l’ingénierie socio-politique, les États-Unis installent un nouvel ordre du monde en répandant leur modèle de société », explique Aline Girard. Il n’est pas anodin que cette entreprise idéologique se déploie tandis que l’islamisme avance parallèlement ses pions et se heurte, dans ses versions frériste ou salafiste notamment, à la laïcité française et au-delà à la notion de citoyenneté républicaine qui ne reconnaît, à l’inverse des pays anglo-saxons, que des individus et non des groupes, qu’ils soient fondés sur l’ethnie ou sur la religion. Car les réseaux entretenus par Coexister et ses ramifications trouvent dans les ambitions de l’islamisme des relais efficaces, comme l’auteur le démontre avec précision. On n’est ainsi pas surpris de retrouver en 2015 l’incontournable Grzybowski signataire d’un appel deux jours après le massacre du Bataclan, côtoyant visiblement sans gêne aucune le rappeur Médine, celui-là même qui appelle à crucifier les « laïcards » et à l’application de la charia. Le CCIF, officine frériste dissoute depuis par décret, figure aussi dans cet aréopage de signataires.

Lexique clérical

Si on entend un peu moins Samuel Grzybowski depuis quelques mois, il était néanmoins apparu sur le devant de la scène politique en amont de la dernière élection présidentielle. Il fut en effet l’un des principaux initiateurs de la Primaire populaire, qui entendait désigner le candidat unique de la gauche à ce scrutin. On se souvient peut-être des conditions particulièrement fantaisistes dans lesquelles cette aventure s’était fait connaître, écartant des candidats pourtant déclarés (Poutou, Roussel, Arthaud…), en retenant certains qui n’étaient pas candidats (Ruffin notamment) ou bien encore imposant leur présence à d’autres qui ne voulaient pas y participer (Mélenchon, Hidalgo, Jadot…).

Finalement, au terme d’une procédure particulièrement obscure, avec un mode de financement et des comptes qui laisseraient perplexe la moins sourcilleuse des associations anticorruption mais avec l’insolite caution de jadis honorables radicaux de gauche, ce fut Christiane Taubira qui fut désignée puis prestement lâchée en rase campagne par des soutiens qui, quelques semaines avant, semblaient l’entourer d’une intense ferveur avant que l’observation attentive des sondages ne fasse cesser leurs génuflexions. Comme l’avait d’ailleurs commenté le candidat EELV Yannick Jadot, cette Primaire populaire « était devenue un gag ». Assurément une pantalonnade dont ceux qui y apportèrent leur concours ne sortirent pas grandis, et les électeurs sans doute encore un peu plus dégoûtés par cette manière de faire de la politique et plus encore de jouer avec la démocratie. Pressentant sans doute le crash, Samuel Grzybowski quitta courageusement l’entreprise avant la démonstration patente de son échec.

Quelle que soit la structure dans laquelle Samuel Grzybowski reviendra dans l’actualité, nul doute que l’ancrage idéologique auquel il a arrimé son action demeurera, prônant « le glissement progressif d’une éthique de la justice sociale à visée universaliste à une éthique de la sollicitude comme sensibilité et pratique morale ». On y retrouvera à coup sûr une logorrhée très identifiée :

« Il excelle dans ce discours aux connotations religieuses qui, sans que l’on y prenne garde, insidieusement, cléricalise la langue depuis des décennies, installant un lexique de substitution qui envahit pensées et paroles : bien commun, bienveillance, sollicitude, humilité, respect mutuel, vulnérabilité, dévouement, tolérance, compassion, réparation, repentance, etc. Dans ce système sémantique, l’impératif du care n’est pas loin d’être l’équivalent de la vertu théologale de la charité ».

Par la démonstration étayée que ce petit livre nous propose, Aline Girard nous permet d’identifier clairement les choix de société qui nous sont offerts : céder à cette offensive communautariste et néo-libérale ou lui préférer l’universalisme républicain.

Aline Girard, Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski, préface Jean-Pierre Sakoun, Pont 9, 2023, 120 p.

Susceptibles d’être envahis à tout moment par la barbarie, tous les territoires sont « perdus »

En novembre 2005, j’ouvrais le blog « Mezetulle » en pleine période de violences urbaines. Je republie ci-dessous l’article qui leur était consacré. Dix-huit ans plus tard, et alors que les violences n’ont fait que croître en intensité et en extension territoriale, qu’elles s’inscrivent dans une série d’exactions criminelles et d’attentats séparatistes revendiquant la haine de la France et des institutions républicaines, je le juge encore trop « bisounours », émaillé de bienpensances et de génuflexions. J’y ai inséré plusieurs notes, datées, qui signalent quelques décalages avec le moment présent.
Aujourd’hui il apparaît clairement que les causes générales1 et profondes des graves désordres – dont certains s’apparentent à des actes de guerre2 – ont un faible rapport avec un dénuement social3. Aujourd’hui plus que jamais il est clair que nous avons affaire à des casseurs de haute intensité qui n’ont rien de « populaire ». L’abandon dont sont « victimes » les jeunes voyous assoiffés de satisfactions immédiates est celui de l’interdit civilisateur que ni leurs aînés ni l’école n’ont été capables de leur imposer quand ils y étaient encore accessibles4.

Mais, au-delà de l’analyse présentée dans le texte de 2005 dont on peut reprendre les grandes lignes en les accentuant, demeurent sa thèse (ce n’est pas un mouvement populaire) et sa ligne politique (diviser afin d’isoler les casseurs).

Toute comparaison avec un mouvement populaire est impertinente, les casseurs sont les ennemis du peuple dont ils détruisent délibérément la sécurité, la liberté et la seule richesse (les services publics – ou ce qu’il en reste car les services publics sont la cible depuis des décennies d’autres « casseurs » très civilisés en col blanc). Il convient donc de résister aux tentatives lénifiantes d’« unification » comme celles que tentent aujourd’hui la France insoumise, divers mouvements « de gauche », EELV, ainsi que les plus politiques des islamistes. Il convient de souligner et de renforcer la distinction entre les casseurs et le peuple afin que les casseurs ne se sentent « nulle part comme un poisson dans l’eau ». À cet effet, la force publique est indispensable et il est nécessaire de la soutenir, mais ce n’est pas suffisant. Un point de rupture est franchi duquel aucun citoyen ne peut se détourner en se contentant d’appeler gentiment à un « retour au calme » qui passerait l’éponge sur les discours victimaires culpabilisants et sur la culture de l’excuse en rouvrant la boîte à subventions – autant d’encouragements pour les casseurs.

Car il n’y aura pas de « retour ». On ne peut plus parler de territoires perdus sous forme de « zones ». Tous les territoires sont perdus dès qu’ils sont à tout moment susceptibles d’être conquis par la barbarie. Certains pourront penser peut-être à se protéger par une contre-barbarie locale, mais c’est le même danger. L’émiettement féodal – encouragé par une Europe qui ne répugne pas à prospérer sur la dissolution des nations – risque de resurgir sur les ruines du modèle républicain que nous n’osons pas défendre, faute de volonté politique pour réarmer ou restaurer celles des fonctions essentielles de l’État qui ont été le plus abîmées ou détruites : police, justice, instruction publique, contrôle des flux migratoires, monopole de l’énergie, santé publique5. La paix républicaine n’est pas un calme passif, lequel ne peut être perçu que comme une proie ou un terrain de jeux : c’est le fruit de l’effort civique que chaque citoyen, à son niveau et selon ses moyens, est appelé désormais à fournir, y compris en s’éloignant des forces politiques auxquelles il avait cru naguère pouvoir s’en remettre.

Texte publié en 20056  avec des notes ajoutées en 2023

Masqués7, nocturnes, masculins, armés, ravageurs, homicides, aphasiques. Non, ce n’est pas une troupe de l’ombre sortie des enfers dans un film catastrophe qui répond à cette liste de qualificatifs, mais un déplorable réel. Décrire ainsi les casseurs qui sévissent depuis maintes nuits n’est sans doute pas politiquement correct, mais même si on peut allonger la liste, comme on allonge un amer avec de l’eau, aucune accumulation de diluants (adolescents, égarés, désoeuvrés, désespérés, assoiffés et privés de consommation) ne peut atténuer ni invalider l’horreur qu’elle véhicule.

Confondre cette horreur avec ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une population n’est pas seulement une sottise, c’est une faute morale et politique. C’est pourtant ce que font, avec des mots infâmes, quelques irresponsables : au lieu de traiter cette barbarie comme une excroissance, ils l’érigent en noyau et en normalité, ils en font une sinistre avant-garde autour de laquelle ils tissent un peuple fantasmatique qui exaspère la population réelle.

Tout ce qui solidarise les casseurs avec la population qui les entoure est inique et dangereux. Cette coalisation s’effectue par des opérateurs d’identification : les mots infâmes, les « gros mots »8. Ils émanent de deux sources. Ainsi, émanant de la source répressive, le mot « racaille » stigmatise et cimente tout le monde : gros mot de droite. Mais le mot « jeunes », émanant de la source bien pensante compassionnelle, blanchit tout le monde – qu’on ajoute « défavorisés » et voici les casseurs promus en héros : gros mots bien-pensants.

Il importe au contraire de souligner la division entre le peuple et les casseurs, de refuser le processus d’identification. C’est pourquoi le vocabulaire juridique est encore le meilleur : il qualifie sans créer de substances, il émiette, isole et ne construit pas de conglomérats. Il faut donc parler de délinquants, de tentatives de meurtre, d’atteintes graves à l’ordre public et à la sécurité, de mise en danger de la vie d’autrui, de destruction systématique de biens et d’équipements publics et privés9. Il faut diviser, et pour diviser les mots discriminants doivent l’emporter sur la glu des gros mots.
Il faut que les casseurs ne se sentent nulle part « comme des poissons dans l’eau ».

Aussi toute comparaison, même rhétorique, avec un mouvement populaire ou même une révolte, est elle-même inique. Un mouvement populaire peut être violent, mais personne dans le peuple n’en craint la violence car elle s’exprime toujours dans un cadre, dans un « service d’ordre ». Un mouvement populaire s’attache à créer des solidarités qui ne reposent ni sur des lieux ni sur des identifications substantielles (d’ethnie, de religion, de sexe, d’âge) mais sur des analyses et des revendications claires, exprimées dans la langue commune à tous. Il s’adresse à des interlocuteurs désignés ; il s’expose et s’affiche en plein jour, à visage découvert, dans le centre des villes10. Il se déplace pour témoigner, il se « dépayse ». Il réunit hommes et femmes, jeunes et vieux. Or ici nous avons l’aphasie, le repli sur des territoires considérés comme des chasses gardées11, l’obscurité, l’exclusivité masculine12. Le terme « émeute » n’est même pas approprié, ce sont des explosions muettes qui prennent la forme de la barbarie et qui s’avancent masquées.

Tout a été dit sur les causes sociales de ces explosions : toutes choses justes auxquelles on ne peut que souscrire13. Il faut cependant ajouter que la forme barbare suppose aussi des causes de type culturel, surtout lorsqu’elle s’empare de pré-adolescents (on en a eu un avant-goût avec les incidents qui ont émaillé les manifestation lycéennes l’hiver dernier). La forme barbare, c’est l’aphasie, c’est l’habileté à utiliser les technologies disponibles, c’est l’absence de tout interdit, c’est l’état de nature plus la profusion des moyens (téléphones mobiles, cocktails molotov, armes), c’est l’usage des techniques sans la civilisation.

Une civilisation suppose non pas une culture uniforme, mais s’articule en régimes culturels à l’intérieur desquels peuvent se développer des contre-cultures de façon pas nécessairement licite mais toujours organisée et réflexive. Or nous avons assisté durant les 30 dernières années, avec l’effondrement des partis ouvriers et la régression des syndicats de revendication, à la disparition de la culture populaire. Les adolescents n’ont aucun modèle populaire qui peut les nourrir, qu’ils peuvent discuter. En dehors des clips télévisés où se déploie le culte de l’argent et de la vie faciles, en dehors de la « glisse », des fringues et des incantations islamistes, rien qui puisse se présenter comme digne d’imitation – et surtout pas l’école où une politique constante depuis 30 ans s’acharne à dépouiller les enseignants de toute autorité, de tout prestige.

Le poignant appel des femmes qui circule ces jours-ci, au-delà de son aspect pathétique, l’avoue naïvement : « nous exigeons que nos enfants rentrent à la maison ! » disent-elles. Mais comment ceux de qui on n’a jamais rien exigé lorsqu’ils avaient l’âge d’intérioriser un interdit, comment ceux qui n’ont appris qu’à se conduire en caïds vis à vis de leurs « vieux » et de leurs soeurs pourraient-ils obtempérer à une exigence aussi tardive et dérisoire ?

Ce n’est pas le modèle républicain d’intégration qui est ici en panne14 mais tout simplement la volonté et le simple courage d’éduquer. On ne voit pas du reste que cette fureur s’étende à tous ceux qui dans les « quartiers » souffrent de discrimination, d’exclusion, de pauvreté. On ne voit pas non plus qu’elle saisisse les filles15, tout aussi – sinon plus – « défavorisées », pas plus que les « jeunes » issus de vagues migratoires pourtant plus récentes, venant notamment d’Asie.

Sans doute certaines zones urbaines sont-elles livrées au communautarisme intégriste, mais elles sont aussi le territoire de bandes maffieuses développant ce qu’on appelle par euphémisme des « économies parallèles », trafics et rackets en tous genres. Alors « à qui profite le crime? » : à un véritable modèle de terreur dont l’infrastructure est le trafic et dont la superstructure est tenue par l’intégrisme. C’est l’alliance des ayatollahs et des dealers qui se déchiffre dans le seul message sans paroles, mais clair, envoyé par les casseurs : « la police, l’école, les pompiers, les bus, les médecins, les crèches, les hôpitaux, les magasins16, les entreprises, on n’en veut pas ; on veut être chez nous, laissez-nous trafiquer, opprimer, terroriser comme bon nous semble et tenez-vous à l’écart, n’entrez pas »17.

Notes

1– Je ne me sens pas autorisée à commenter l’occasion qui a déclenché les violences de ces derniers jours : personne ne peut rester indifférent à la mort d’un jeune homme lors d’un contrôle de police, fût-il un délinquant ; personne n’a le droit de décider, avant enquête et surtout jugement, que le policier auteur du coup de feu mortel s’est conduit délibérément en meurtrier. Le président de la République, en déclarant immédiatement ce geste « inexcusable » (« «Nous avons un adolescent qui a été tué, c’est inexplicable, inexcusable.» 28 juin, Marseille), s’est permis de piétiner la distinction des pouvoirs.

2– On se contentera de citer l’attaque du domicile du maire de l’Haÿ les Roses à la voiture-bélier enflammée dans la nuit du 1er au 2 juillet https://www.lefigaro.fr/politique/emeutes-apres-la-mort-de-nahel-le-domicile-du-maire-de-l-hay-les-roses-vise-par-une-voiture-en-feu-sa-femme-hospitalisee-20230702 , et les appels au meurtre entendus à Sannois le 29 juin – voir un bref sommaire sur BFM TV https://www.dailymotion.com/video/x8m802o

3– David Lisnard, président de l’AMF (Association des maires de France) faisait remarquer le 3 juillet sur Europe 1, à propos des politiques de la ville, que « les violences ont été presque proportionnelles à l’argent injecté » https://www.europe1.fr/emissions/L-interview-de-7h40/attaque-chez-le-maire-de-lhay-les-roses-on-ne-peut-pas-baisser-les-bras-confie-david-lisnard-4192133 . Sur un autre plan, on lira avec intérêt l’article d’Olivier Galland dans Télos (1er juillet) « Les ingrédients des émeutes de 2005 sont toujours là » https://www.telos-eu.com/fr/les-ingredients-des-emeutes-de-2005-sont-toujours-.html

4– Voir l’analyse de Iannis Roder « Nous payons aujourd’hui une absence générale d’autorité » https://www.lexpress.fr/societe/education/iannis-roder-nous-payons-aujourdhui-une-absence-generale-dautorite-STHKV573IVFG5GD2QEGS2ZWPKQ/

5– L’armée a été replacée dans le champ de vision par la guerre en Ukraine.

6– Toujours accessible en ligne sur le blog d’archives Mezetulle http://www.mezetulle.net/article-1254249.html publié aussi dans Marianne n° 448 du 19 nov. 2005, p. 30-31.

7– [2023] Voir infra note 10.

8– [Note de 2005] Jean-Claude Milner, Les Noms indistincts, Paris, Seuil, 1983.
– [Ajout de 2023] Je prenais mes distances avec le mot « racaille », utilisé notoirement par Nicolas Sarkozy, et pensant, comme je le dis dans le texte, qu’il amalgame grossièrement l’ensemble des résidents des banlieues, réalisant ainsi une coalition qu’il importe de briser – il faudrait donc réserver le terme de « racaille » à ceux que j’appelle ici « casseurs ». On doit toujours avoir à l’esprit que nombre de ces résidents, notamment des jeunes élèves, travaillent, respectent les lois, mais ne peuvent le faire sans contradiction et sans subir le poids très violent du communautarisme ; comme le dit Iannis Roder (voir texte cité note 4) « Beaucoup font des études, trouvent un travail mais finissent aussi par quitter ces quartiers. Notamment ceux qui ont grandi dans des cités qui sont des lieux où une contre-société, avec parfois une d’économie parallèle, a fini par s’installer, sans parler des normes religieuses et culturelles qui pèsent essentiellement sur les filles. S’ils veulent sortir de ce fonctionnement un peu tribal et s’émanciper, il leur faut partir. C’est ce qu’ont fait beaucoup de mes anciens élèves. Ceux qui restent se maintiennent, parfois malgré eux, dans ce fonctionnement très sclérosé et fermé. » .

9– [2023] J’ajoute : tentatives de meurtre et d’assassinat, pillages.

10– [2023] Ceci n’est plus vrai. 1° Les casseurs s’exposent de manière très voyante sans crainte d’être identifiés, avec la quasi-certitude de ne pas être punis  – beaucoup d’entre eux sont mineurs, et la plupart agissent manifestement en émulation, par rivalité avec d’autres casseurs, c’est à qui sera le plus violent, le plus ostensible. 2° Le centre des villes non seulement n’est pas épargné mais est devenu un objectif, notamment dans les actes de pillage : autant de fonds d’écran prestigieux qui s’affichent sur les réseaux sociaux.

11– [2023] Phrase bien rassurante – le mythe du repli – qu’il faudrait récrire : il n’est pas un point du territoire national qui soit aujourd’hui hors d’atteinte par sa nature, à moins d’être lui-même contrôlé par une bande plus puissante capable d’en imposer aux casseurs brouillons, mais qui adopterait, en fait, le même fonctionnement.

12– [2023] Les femmes ne répugnent pas à participer activement aux pillages. Elles sont toujours extrêmement minoritaires dans les attaques violentes ayant pour but des destructions lourdes et employant des armes. Les agents de ces attaques semblent plutôt fonctionner à l’adrénaline et faire appel au code de l’honneur d’une « masculinité toxique » – étrangement, les néoféministes intersectionnelles semblent ne pas s’en rendre compte…

13– [2023] On pouvait peut-être encore y souscrire en 2005. Est-ce le cas en 2023 ? Voir la note 3.

14– [2023] Il a été mis délibérément en panne notamment par une politique de destruction de l’école publique et par un discours culpabilisateur qui s’acharne à répandre la détestation de la France. C’était déjà le cas en 2005.

15– [2023] Là encore, le discours victimaire d’intimidation séparatiste a fait des « progrès » depuis 2005, mesurables notamment par l’extension du port du voile.

16 – [2023] Le commerce en tant qu’affichage de l’ascension sociale et que marqueur d’intégration. Mais les magasins à piller sont tout de même bons à prendre… tant qu’ils sont approvisionnés.

17– [2023] Peut-on raisonner encore en termes de « zones » qui seraient relativement étanches ? Je pensais en 2005 que ce morcellement était un des derniers degrés de l’effondrement de la cité. On voit aujourd’hui que cela peut aller plus bas encore. Les casseurs ne disent pas « n’entrez pas », mais « nous entrons là où vous avez encore l’illusion de vous croire chez vous : tout est à nous ». Cf supra note 11.

Retraites. « Quand la réforme sera adoptée, il ne se passera rien » : vraiment ?

Le matin du 20 mars, quelques heures avant le rejet de la motion de censure par l’Assemblée nationale, le politologue Dominique Reynié, directeur de la Fondation pour l’innovation politique, était invité à Europe 1 par Dimitri Pavlenko au sujet du projet de loi sur la réforme des retraites présenté par le gouvernement, et du mouvement social qui s’y oppose depuis fin janvier avec une grande ampleur. Un peu étonnée par certains de ses propos, je réécoute l’enregistrement, disponible sur le site d’Europe 11.

Sur les manifestations contre le projet de réforme des retraites soutenu par le gouvernement, D. Reynié déclare qu’il y a « survalorisation de phénomènes microscopiques non significatifs ». J’ai bien entendu : ces manifestations dont certaines ont dépassé 1,5 million de personnes, c’est « microscopique » quand on songe qu’il y a 48,7 millions d’électeurs… Voilà comment on balaie en quelques secondes d’un revers de main un mouvement exemplaire par son ampleur, sa durée, sa détermination et sa maîtrise. Mais pour en avoir le cœur net avant d’embrigader dans le consentement tous les électeurs qui jusqu’à présent n’ont pas manifesté ostensiblement, le meilleur moyen ne serait-il pas d’appeler ceux-ci aux urnes ? Un référendum, vous n’y pensez pas, surtout après avoir évité le vote exprès des députés en recourant à l’article 49.3 de la Constitution –  l’hypothèse référendaire, bien sûr, n’est même pas effleurée.

Il y a plus étonnant encore dans cette interview. À la fin (6’45), Dominique Reynié prend le risque d’une double prédiction avec un aplomb sidérant.

« Vous verrez, quand la réforme sera adoptée, il ne se passera rien ».

Eh bien nous pouvons dès aujourd’hui vérifier cette première prédiction, puisque le projet de loi est « considéré comme adopté »3 . À supposer que, à la suite du rejet de la motion de censure, la loi soit validée par le Conseil constitutionnel et promulguée ; à supposer aussi qu’aucun RIP2 n’intervienne dans les 9 mois. Effectivement, après le rejet de la motion de censure « il ne se passe rien » ! Enfin, il ne se passe rien du côté de l’initiative gouvernementale et de ses soutiens : ni retrait de la loi (qui n’est pas encore promulguée), ni dissolution de l’Assemblée, ni convocation des électeurs à un référendum, pas même un remaniement ministériel. Rien de significatif. En revanche, du côté du mouvement social il se passe des choses. Une journée d’action est déjà prévue pour demain 23 mars. Et l’intervention du Président de la République aujourd’hui ne semble pas avoir mis un point final à la mobilisation sociale et politique : à entendre les commentaires c’est le moins qu’on puisse dire.

Mais est-ce bien du gouvernement et de ses soutiens que Dominique Reynié voulait parler en disant « il ne se passera rien » ? Probablement pas, puisqu’il ajoute immédiatement, avançant alors la deuxième prédiction :

« … et les Français, dans quelques mois, peut-être un peu plus, seront rassurés que la réforme ait eu lieu, je prends les paris ».

Ouf, quel soulagement de devoir travailler plus longtemps en se disant que forcément, vous savez, on ne pouvait pas trouver de financement ailleurs (« there is no alternative » comme disait Maggie). Parler de soulagement est même un peu faible : c’est tout juste s’il ne faudra pas dire merci pour cette réforme courageuse.

Et Dimitri Pavlenko de relever avec à-propos : « Prenons date avec ce pronostic ».

Notes

2 – Référendum d’initiative partagée (article 11 de la Constitution), appelé communément « Référendum d’initiative populaire ». Voir https://www.vie-publique.fr/fiches/23968-en-quoi-consiste-le-referendum-dinitiative-partagee-rip . Pour une discussion du RIP, dont l’une des conditions est très difficile à satisfaire (recueillir la signature d’un dixième du corps électoral), voir l’article de François Braize qui plaide plutôt en faveur d’un RIC (Référendum d’initiative citoyenne) https://www.mezetulle.fr/ric-ta-mere-par-f-b/

3 – Précisons que la loi n’a pas été à proprement parler votée, mais que, à la suite du rejet de la motion de censure, « le projet de loi est considéré comme adopté », selon les termes de l’article 49.3 de la Constitution.

« Chaos » de Stéphane Rozès, lu par Samuël Tomei

Stéphane Rozès est l’un de nos politologues les plus intéressants en ce qu’il ne craint pas de marcher hors du « cercle de la raison » tracé autour d’eux par ceux, élites économiques, dirigeants politiques, qui négligent voire nient l’inconscient collectif français. Son dernier livre d’entretiens avec Arnaud Benedetti, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022), offre des éléments neufs et stimulants pour analyser le décrochage français.

Alors que dans sa jeunesse trotskiste il avait pu voir la réalité à travers le prisme de l’idéologie, c’est, à l’inverse, une fois qu’il a rompu avec la facilité du prêt-à-penser, fort de plus de trente-cinq ans d’analyses et de conseils pour le compte aussi bien d’entreprises que de partis, de capitaines d’industrie que de ministres ou de présidents, que Stéphane Rozès s’est peu à peu forgé une grille d’analyse propre. À gauche comme à droite on donne le plus souvent une explication socio-économique de la crise morale que traverse la France (ce qui évoque ce que disait Ferdinand Buisson du socialisme et du libéralisme : tous deux fondent leur philosophie sur les choses). On croit ainsi que pour remédier à la crise des gilets jaunes, au sentiment de déclassement des Français moyens, il suffirait d’améliorer le pouvoir d’achat, d’injecter tant de millions ou de milliards dans tel ou tel secteur… Économisme, matérialisme qui, aux yeux de l’auteur, ne permet pas de comprendre le délitement du monde et le pessimisme des Français.

Une grille de lecture imaginariste

Selon Stéphane Rozès, ni l’économie ni les idées ne sont le moteur de l’histoire, mais ce sont les peuples. Il estime que « le bas fait le haut » – « Je pensais que les gens pour qui je travaillais et qui décidaient pesaient sur le réel, or ils n’étaient que des acteurs plus ou moins efficients de l’imaginaire de leur peuple, les élus locaux de l’esprit des lieux [lire les pages sur « l’esprit nantais » !] et les chefs d’entreprise de leur identité ». À la différence de Marcel Gauchet ou de Pierre Manent, l’auteur soutient que les peuples n’entendent pas faire leur deuil du politique, que la crise politique est d’abord issue de la déstabilisation des imaginaires des peuples. En effet, pour lui, ce sont les soubassements culturels qui façonnent les sociétés, ce que ne saisissent plus la plupart des dirigeants (et de citer un François Hollande n’en démordant pas : aux yeux de l’ancien président, c’est l’économie qui fait la société).

L’individu procède ainsi de l’imaginaire de son peuple, lequel le précède. Et « les unités compétitives, les régions qui se développent, les nations qui se maintiennent sont celles qui sont cohérentes entre leurs représentations imaginaires et leurs modalités d’accès au réel sans cesse changeant ». Plus précisément, l’imaginaire imprègne tous les secteurs d’une société et toutes les activités humaines : « Chaque imaginaire tisse et colore différemment l’articulation entre le bon [le long terme], le juste [le moyen terme ou les rapports sociaux] et l’efficace [le court terme]. […] L’approche imaginariste se distingue du matérialisme et de l’idéalisme en ce que le cours des choses résulterait de la façon harmonieuse ou dysfonctionnelle dont les communautés humaines s’approprient le réel en articulant leur matrice imaginaire pérenne avec ses manifestations changeantes. »

On pourra reprocher à cette approche son déterminisme. L’auteur s’en défend : « Mon analyse […] repose sur une combinatoire et sur la mise en mouvement de cette combinatoire ». Sa conception de l’histoire n’est pas linéaire mais plutôt cyclique, plus exactement « en spirale » : l’histoire ne revient pas mais « remonte », reflux toujours singulier quand bien même composé des mêmes figures archaïques.

L’imaginaire français

En France, pour Stéphane Rozès, il existe un continuum imaginaire entre la fille aînée de l’Église, Descartes, la monarchie et la République. On peut avancer qu’il s’inscrit ici dans la continuité de trois grands noms : Clemenceau dont on pourrait élargir la fameuse formule pour dire de l’histoire de France qu’elle est un bloc1 ; Péguy, pour qui « la République une et indivisible, c’est notre royaume de France »2 ; et Marc Bloch dont on cite tant la phrase, depuis plusieurs années – mais n’est-ce pas la révélation d’une faille ? –, selon laquelle « il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération »3.

L’auteur part du constat que la France a toujours constitué un archipel et que pour tenir ensemble, pour encadrer ce qui est nommé notre dispute commune, il lui faut un imaginaire projectif et universaliste, grâce auquel dénaturaliser nos différences, dépasser nos singularités initiales. On pense un peu à Régis Debray pour qui aucun système ne peut se clore à l’aide de ses seuls éléments intérieurs4, il faut un facteur cohésif (pour « faire d’un tas un tout »), en France le monarque, incarnation de l’État qui précède, qui fait la nation – un chef dépositaire et acteur de l’imaginaire national. C’est ce qui peut expliquer que les Français peuvent tout à la fois dénigrer les hommes politiques et sacraliser le politique. Alors que tant d’élus s’efforcent, dans l’exercice de leurs fonctions, de mimer le peuple, s’accoutrent comme « les gens », torturent la grammaire et la syntaxe, Stéphane Rozès souligne fort à propos que « […] pour être proche des Français, il ne faut pas parler comme eux, se comporter comme eux, mais au contraire respecter un écart entre la dimension spirituelle de la fonction et les contraintes temporelles de l’exercice ».

Si le Président ramène la fonction à l’homme, « au nom d’une conception américaine de la proximité, ce que fit Nicolas Sarkozy, non seulement on ne gagne pas en proximité, mais l’on perd en sacralité et en conséquence en autorité ». Le président Hollande, pour sa part, « aura tellement banalisé la fonction présidentielle, se comportant souvent comme le premier secrétaire du PS et l’ami des journalistes, qu’il se priva […] de sa ressource symbolique » au point de ne pouvoir se représenter en 2017. L’actuel chef de l’État apparaît à Stéphane Rozès comme « scindé » du fait de sa capacité à « dire un jour quelque chose et l’autre jour l’inverse » et « jamais il ne se sera indexé sur le génie français, sur son peuple, la nation, pour peser sur l’extérieur, Berlin et Bruxelles, et faire bouger les mailles qui nous enserrent et [nous] étouffent peu à peu ». Arnaud Benedetti surenchérit : M. Macron « incarne comme un comédien joue un personnage. Il effleure mais n’habite pas », à la différence des de Gaulle, Pompidou, Mitterrand et, dans une certaine mesure, Chirac.

Et si, pour Stéphane Rozès, « les Français veulent un souverain, […] une autorité, […] un Jupiter », on aurait dès lors aimé une réflexion sur la plus républicaine de nos républiques, la IIIe, la plus longue jusqu’à présent, pendant laquelle on s’est au contraire toujours méfié de l’homme providentiel, de la présence d’un homme fort à la tête de l’État où, à part peut-être Poincaré – qui d’ailleurs n’a cessé de pester contre son impuissance –, on n’élisait que des inaugurateurs de chrysanthèmes (Clemenceau, faiseur de présidents, se vantait de toujours « voter pour le plus bête »).

Reste que la grandeur de la France repose sur une donnée culturelle : « Notre universalisme est la condition nécessaire pour se penser Français. » L’auteur reprend la controverse entre Montesquieu et Condorcet. Entre le premier qui pense, selon Catherine Kintzler, « qu’on peut dégager le normatif à partir du positif », et le second qui pense « l’objet politique comme fondé sur un droit naturel irréductible du point de vue de ses principes et de sa légitimité à un objet social »5, qui décèle chez son aîné une tentation qu’on nommerait de nos jours « relativiste » (Charles Coutel6), Stéphane Rozès choisit la « raison impure7 de Montesquieu de préférence à la « raison pure » de Condorcet (qui, donc, ne veut pas se fonder sur ce qui est mais sur ce qui doit être). Et cette grandeur de la France « tient à la nécessité que l’on ait quelque chose à dire sur tout et n’importe quoi ». L’auteur, plutôt que de s’appuyer sur de grands discours de nos hommes illustres sur la France éclaireuse du monde, évoque avec subtilité le « bas » (celui qui, on l’a vu, « fait le haut ») et mentionne Cioran et Marx, impressionnés par la vie des bistrots où l’on dispute de tout, par ce mode de sociabilité qui pourrait être la cellule de base de la vie démocratique d’une nation si politique. Il aurait pu reprendre la formule du radical Arthur Ranc pour qui les cafés sont le salon de la démocratie.

Le sucre néolibéral dans les trois moteurs de l’imaginaire français

L’imaginaire français aurait trois moteurs : projection dans le temps, projection dans l’espace et incarnation. Or plusieurs éléments grippent ces trois moteurs.

Le capitalisme financier, par sa structure contingente, nous empêche de nous projeter dans le temps ; notre soumission à l’Union européenne, cheval de Troie de la globalisation néolibérale, nous interdit de nous projeter dans l’espace, l’Europe n’est pas la France en grand ; quant au déficit d’incarnation, il est la résultante, selon l’auteur, des deux premiers blocages : « L’État relayant une gouvernance néolibérale européenne conforme à l’imaginaire allemand, il se retourne contre la nation et son imaginaire », ajoutant que « les élus de la nation accompagnent ce processus en devenant les communicants d’un cours des choses qui nous échappe […] ». La question de la souveraineté est ici centrale, la souveraineté non comme fin mais comme moyen.

Après d’autres, Stéphane Rozès distingue bien le libéralisme du néolibéralisme. Le premier n’est pas incompatible avec les souverainetés nationales tandis que le second, « indexé sur la globalisation économique, prétend [les] contourner et [les] dépasser », en « substitu[ant] au gouvernement des hommes l’administration des choses ». Le new public management en constitue la pratique. Or ce dernier, devenu l’unique mode d’action de nos dirigeants d’entreprise et de nos dirigeants politiques, heurte l’imaginaire français qui fait, lui, prévaloir la pensée sur la technique et la finalité sur le processus – ce qui, cela aurait mérité un développement, a des conséquences dramatiques dans le monde universitaire et en explique pour une bonne part l’effondrement. Ce néo-libéralisme est la matrice de l’Union européenne et dès 1992 Stéphane Rozès perçoit que le compromis bancal entre l’imaginaire français, universaliste, et l’imaginaire allemand, procédural, va entraîner la perte de l’Europe. Les nouvelles institutions sont « indexées », pour reprendre un mot qu’affectionne l’auteur, sur l’ordo-libéralisme allemand. La procédure l’emporte sur la politique. On fait donc fausse route depuis des dizaines d’années et il faut voir le succès du Rassemblement national comme un symptôme, comme « l’expression de la privation de la maîtrise du destin de la France, de la souveraineté nationale ». Ce diagnostic sur le sentiment du peuple de ne plus avoir prise sur son destin, alors que c’est la « suprême fonction politique », avait été établi dès 1990 par Marcel Gauchet8, soit deux ans avant la ratification du traité de Maastricht – qui ne faisait que poursuivre la logique impulsée dans les années 1950 par « l’inspirateur » Jean Monnet, dénoncée par Pierre Mendès France qui avait voté « non » au Traité de Rome en 1957. Stéphane Rozès avertit : « Si on veut éviter le repli des peuples et le chaos, il faut mettre les institutions de l’Union européenne en cohérence avec le génie européen » ; pour cela, il faut que « chaque peuple [fasse] prospérer son modèle, [mette] en place des alliances et [des] projets européens protecteurs et ambitieux pour peser dans le monde ».

Sans illusions, le politologue estime que le plus probable, « c’est que nous allions au pire ». La meilleure façon, néanmoins, d’éviter le chaos consisterait tout d’abord à s’efforcer de le penser, de le nommer quitte à reconnaître par là un « échec générationnel », celui d’intellectuels formés au Progrès, à l’optimisme, dont le devoir ultime serait la lucidité. Rozès rejoint Quinet qui écrivait à Pauliat depuis son exil helvétique en novembre 1867 : « Nier le mal, ce n’est pas le combattre. La force consiste, au contraire, à le voir, le sentir, le montrer dans toute sa laideur, pour le détruire ».

Stéphane Rozès, Chaos – Essai sur les imaginaires des peuples, Entretiens avec Arnaud Benedetti, Paris, Cerf, 2022, 221 p.

Notes

1 – Lors de la séance du 29 janvier 1891, Clemenceau se veut clair et net : la pièce de Victorien Sardou, Thermidor, est contre-révolutionnaire et on se cache derrière Danton pour attaquer la République. Il reproche à Joseph Reinach d’être monté à la tribune pour « éplucher » la Révolution, prendre ceci, rejeter cela. Or, dit-il : « que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc », un bloc « dont on ne peut rien distraire », ajoute-t-il au milieu d’exclamations à droite et d’applaudissements à gauche.

2 – Charles Péguy, L’Argent suite, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade », Tome III), p. 935. Péguy ajoute que « rien n’est aussi monarchique, et aussi royal, et aussi ancienne France » que cette formule, « la République une et indivisible », sortie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

3 – Marc Bloch, L’étrange défaite – Témoignage écrit en 1940, in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard (Quarto), 2006, p. 646.

4 – Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 255-272.

5 – Catherine Kintzler, « Condorcet, critique de Montesquieu ».

6 – Charles Coutel (Prés.), Politique de Condorcet, Paris, Payot, 1996, p. 83-86.

7 – Formule de Paul Vernière, citée par Robert Niklaus, « Condorcet et Montesquieu, conflit idéologique entre deux théoriciens rationalistes », Dix-huitième siècle, Année 1993, n° 25, p. 399-409, p. 400.

8 – Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 226-227 (article paru dans Le Débat, n° 60, mai-août 1990, sous le titre : « Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes »).

McKinsey et « les évolutions du métier d’enseignant »

Il y a un an, le Sénat interrogeait le directeur associé senior de McKinsey France, « responsable du pôle Secteur public », au sujet d’un contrat commandé par le gouvernement sur « les évolutions du métier d’enseignant » (coût du contrat : 496 800 euros, quand même). Un tweet de Publi Sénat diffusait le 22 janvier 2022 une vidéo où ce responsable, dans sa réponse quelque peu balbutiante à la sénatrice Eliane Assassi, considère comme interchangeables les termes « secteur de l’enseignement » et « marché de l’enseignement »1.
Grâce à la persévérance d’un citoyen, on peut à présent lire trois des documents constituant le « rapport ». C’est édifiant, mais pas vraiment étonnant.

En effet, une demande de communication de documents a été faite à ce sujet par David Libeau il y a un an auprès du Ministère de l’Éducation nationale dans le cadre du droit d’accès à l’information. Le service de presse du Ministère a répondu le 11 janvier 232.

David Libeau a récemment (15 janvier 2023) publié sur son blog un billet retraçant la chronologie de ces textes et (« cerise sur le gâteau ») faisant état du soupçon de plagiat qui pèse sur eux3. L’auteur donne dans son article un lien de téléchargement permanent des fameux rapports.

Le texte principal, intitulé  « Document de référence. Éclairer les évolutions du métier d’enseignant », est chapeauté par une note de synthèse qui montre sur quelle conception adaptative de l’école tout cela est appuyé. Il s’agit de conformer en fonction d’attentes renvoyant à des propositions politiques considérées comme évidentes et qui sont toujours dépendantes d’une définition élaborée en haut lieu (produire du « bien-être » et du « développement humain », des « compétences » sources de croissance, en installant tout cela, bien sûr, dans la « diversité » et l’« inclusion », etc.). Les notions de liberté et d’émancipation d’une part, d’autonomie des savoirs de l’autre, sont étrangères à ce texte – qui s’en étonnera ?

Quant aux deux autres documents « Modèle de gestion » et « Valorisation du mérite », c’est l’application mécanique (toujours les mêmes grilles) de recettes de management apprêtées pour un ministre de l’Éducation en demande de gestion discriminante du personnel selon le « mérite » – l’astuce, à grand renfort d’ « équipes » et de « projets d’établissement » étant de produire l’illusion d’une autogestion consentie. Le tout baigné dans le jargon techno dont on nous rebat les oreilles depuis des décennies.

Pour badigeonner des projets pédagogistes (apparus dès les années 1970-80) d’un vernis managérial, c’est un peu cher. D’autant plus que la traduction du moment proprement politique de cette « évolution » en novlangue technocratique est affichée depuis belle lurette4.

Notes

4 – Voir, entre autres, sur Mezetulle, « Les risques calculés du néo-libéralisme » (C. Kintzler), « Comment ruiner l’école publique ? » (M. Perret), « Les pédagogies innovantes : heurts et malheurs » (S. Duffort), « Libéralismes et éducation » (S. Duffort), « OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine » (F. Boudjahlat), « Le School Business » (V. Lemaître). On écoutera et on lira aussi avec profit les conférences et articles de Nico Hirtt sur « l’approche par compétences », la « classe inversée », etc.