Faut-il soigner les vieux ? Relire La Fontaine

Revenant sur un propos souvent entendu ces derniers temps selon lequel on serait en train de « sacrifier » les jeunes à la survie des vieux, Jean-Michel Muglioni nous propose de relire une fable de La Fontaine.

J’éprouve de l’agacement à entendre quelques plus jeunes se plaindre que la politique gouvernementale sacrifie les jeunes et devrait laisser mourir les plus vieux, qui de toute façon n’en ont pas pour longtemps et devraient comprendre que leur disparation est dans l’ordre des choses. Rien n’est plus banal en effet que de mourir d’un virus. Je ne discuterai pas l’argument scientifique de médecine publique qui fonde, paraît-il, leur discours, mais je me contente de proposer aux lecteurs de Mezetulle de rafraîchir leur mémoire par la lecture de cette fable célèbre :

Le Vieillard et les trois jeunes hommes

Un octogénaire plantait.
« Passe encor de bâtir ; mais planter à cet âge ! »
Disaient trois Jouvenceaux, enfants du voisinage :
Assurément il radotait.
« Car, au nom des Dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu’un patriarche il vous faudrait vieillir.
À quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?
Ne songez désormais qu’à vos erreurs passées ;
Quittez le long espoir et les vastes pensées ;
Tout cela ne convient qu’à nous.
– Il ne convient pas à vous-mêmes,
Repartit le Vieillard. Tout établissement
Vient tard, et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier ? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d’un second seulement ?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :
Eh bien ! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui :
J’en puis jouir demain, et quelques jours encore ;
Je puis enfin compter l’aurore
Plus d’une fois sur vos tombeaux. »
Le Vieillard eut raison ; l’un des trois Jouvenceaux
Se noya dès le port, allant à l’Amérique ;
L’autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la République
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisième tomba d’un arbre
Que lui-même il voulut enter ;
Et, pleurés du Vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

Jean de La Fontaine, Fables, Livre XI (1698)

10 thoughts on “Faut-il soigner les vieux ? Relire La Fontaine

  1. Sablier Joubert Nathalie

    Merci, Monsieur Muglioni, je cherche bien trop souvent à mon goût, des arguments susceptibles de convaincre, où tout du moins, de faire réfléchir.

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    1. FRANCIS HAAG

      Bonjour monsieur Muglionni, bonjour Nathalie,
      Les fables pour expliquer, critiquer, c’est bien aussi, mais je ne suis pas sûr que cela suffise à convaincre… L’humour en tout cas permet de prendre du recul et si on ne rit pas, ou si on sourit pas, c’est qu’on ne sait pas en prendre. C’est en tout cas agréable à lire comme une courte histoire (surtout quand c’est La Fontaine ou Voltaire aussi) et ça fait au moins réfléchir.
      Je me permets de vous envoyer celle-ci, sur le même sujet brûlant et d’autres, qui devrait vous en rappeler une autre : j’ai été forcé d’actualiser !

      Les animaux indemnes de la peste

      Un mal nouveau et cruel
      Invisible et plein de zèle
      Attaquait sans discernement,
      Le bon, la brute ou le truand,
      « Punition démentielle
      Tout droit tombée du ciel,
      Représailles fantastiques »
      Clamaient tous les fanatiques,
      « Pour une vie dissolue,
      Rien de moins et rien de plus,
      Contre ces mécréants
      Sans Bible ou sans Coran,
      Ces athées, ces homos, déistes, adultères
      Ceux qui rient un peu trop, ceux qui prient de travers
      Tous de faux bouc-émissaires,
      Au bûcher les vraies sorcières ! »

      Ce mal ne frappait pas les animaux,
      « Vous valez mieux qu’eux, mais craignez leurs maux :
      Moi L’Abbé, je vous prie de ne pas imiter
      Par indifférence l’aveugle Humanité.
      Un seul d’entre eux suffit ici
      S’il est l’Elu ou le Messie,
      Mais j’ai pensé qu’il valait mieux
      Eviter de torturer Dieu :
      Que celui qui a le plus mal agit,
      Sauve les humains en donnant sa vie.
      Que chacun parle avec franchise
      Et livre aux autres sa hantise.
      Je commence, soyez sans indulgence,
      Et jugez moi en votre âme et conscience.
      J’ai sur les mains un peu de votre sang,
      Mais qui est ici vraiment innocent ?
      Des pulsions qui m’agitent, je vous plains,
      Et je pleure ce dernier pangolin,
      Que m’avait-il fait ? C’est à peine s’il m’a vu.
      Je mérite la mort et l’accepte pourvu,
      Que chacun tout d’abord témoigne en vérité
      Pour tous ceux qu’il aura violemment tourmentés,
      Afin qu’en toute justice
      Le plus coupable périsse. » 

      «Rabin, dit le renard, un pauvre pangolin ?
      Est-ce vraiment si mal ? Pour moi c’est en tout bien.
      Car vous avez cher Imam
      Certainement sauver l’âme
      D’un animal très empoté,
      envieux et qui eut comploté. »
      Alors le Lion et les autres puissants,
      Dirent sans crainte leurs crimes de sang,
      Même le Chat avoua,
      Qu’il jouait avec ses proies.
      Lors, des plus terribles actions
      Ne jaillît que peu d’émotion,
      On se comprend entre semblables
      Le pire devient justifiable.
      Un vieux singe survînt alors
      Bien connu pour son esprit fort.
      Les bêtes se souvenaient
      Des libertés qu’il prenait
      En imitant par ses grimaces
      Du monde les actions de grâce.
      « J’ai bien vu dans l’assemblée
      Que certains étaient troublés,
      Mais je n’en ai aucun regret
      Et c’est cela que j’avouerais. »
      Par tous l’ancêtre fut maudit,
      Juger le pire des bandits :
      « Blasphémer, sans remord ?
      Il mérite la mort ! »
      Aussitôt dit, aussitôt fait
      On mena le singe au gibet.
      La corde au cou, il dit à tout ces assassins
      « Si j’avais su, je n’aurais fait que des dessins. »

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  2. Lhuillery Alain

    Merci Monsieur .
     » La jeunesse est le temps d’étudier la sagesse, la vieillesse le temps de la pratiquer ». ( J.J. Rousseau)
    Laissez-nous pratiquer.. vous verrez plus tard pour réduire l’instruction de la jeunesse sacrifiée..
    Ah, on me dit que c’est déjà en route..!!
    Alain Lhuillery

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    1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

      Vous avez raison, nous ne sommes pas nombreux à nous plaindre de l’abandon de la jeunesse par l’école, abandon avec la complicité active de la société civile et des parents. Jeunesse en effet sacrifiée pour de bon, cette fois-ci, et cela depuis longtemps.

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  3. Alain CHAMPSEIX

    « Qu’on ne remette pas la philosophie à plus tard parce qu’on est jeune, et qu’on ne se lasse pas de philosopher parce qu’on se trouve vieux. Il n’est en effet, pour personne, ni trop tôt ni trop tard lorsqu’il s’agit d’assurer la santé de l’âme (…). Par conséquent, doivent philosopher aussi bien le jeune que le vieillard, celui-ci afin qu’en vieillissant il reste jeune sous l’effet des biens, par la gratitude qu’il éprouve à l’égard des événements passés, et celui-là, afin que, tout jeune qu’il soit, il soit aussi un ancien par son absence de crainte devant ce qui va arriver. » Epicure, « Lettre à Ménécée », trad. P.-M. Morel.
    Même si l’on laisse de côté un instant (mais juste un très court instant !), ce qui est dit ici de la philosophie, ce texte, où chaque mot importe, montre ce qu’a d’inexact la séparation entre la jeunesse et l’âge plus avancé : elle fait manquer l’essence et de l’une et de l’autre. Il y a une manière d’aborder l’être humain, avec des catégories trop faciles, qui fait passer à côté de ce qui importe : l’âme. Notons qu’Epicure ne nie pas qu’il y a des différences d’âge, il n’est pas cet adepte moderne de l’éternelle jeunesse, mais il explique qu’elles sont une richesse et non un handicap et, surtout, qu’il y a un rapport intime entre elles. Décidément, il n’y a pas les jeunes d’un côté et les vieux de l’autre mais une société humaine. Personnellement, lorsque j’étais jeune, je me plaisais toujours à la compagnie de personnes plus âgées que moi.
    Par ailleurs, la vieillesse ne se définit pas par rapport à la mort car comme le rappelle La Fontaine dans sa fable, épicurien en ce sens, celle-ci peut intervenir à n’importe quel âge et même avant la naissance (enfants morts-nés). Tout au plus elle indique que NOUS ne sommes pas un assemblage d’atomes indestructible (divin). Qu’est-ce qui existe ? Le présent et lui seul. Même si l’ on a du mal à postuler l’immortalité de l’âme (et comment pourrait-il en être autrement puisqu’un postulat de la raison pure pratique n’a rien d’empirique ?), une chose demeure certaine : l’esprit est sans rapport avec la mort, celle-ci est sans rapport avec lui, il est non mortel.

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  4. Alain CHAMPSEIX

    POST-SCRIPTUM : si l’on considère une moyenne et si l’on met donc de côté ce qui ravage parfois des populations entières (cataclysmes, guerres, pandémies comme les pestes, génocides), il est vrai que la vie humaine a malgré tout une certaine durée qui la rend apte à s’enrichir et à apprendre. Tirons-en la conclusion : vouloir mettre sur la touche les personnes les plus âgées revient à se détourner de cette vérité. Il est tout de même saisissant que c’est en même temps que l’on interdit aux jeunes d’apprendre vraiment, qu’on leur vole par conséquent leur jeunesse (cf. le sort de ce que l’on n’ose plus appeler l’école publique), et que l’on interdit aux vieux de vivre. Il s’agit de la même logique en réalité. C’est abominable.

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  5. John Sheppard

    L’idée d’un confinement sélectif des personnes à risque, essentiellement les vieux et les personnes de santé particulièrement fragile, revient par vagues, tels un sombre serpent de mer, parfois jusque dans la bouche de gens présumés avisés et sages (*). Cela m’amène à deux réflexions opposées.
    Pour ce qui est de l’inutilité sociale des vieux, comment ne pas relire ou revoir (* *) avec émotion « l’homme qui plantait des arbres », cette nouvelle où Giono montre que jusque dans l’âge le plus avancé l’homme peut oeuvrer pour l’humanité dans le plus total désintéressement personnel. Et sans tous ces Papis et Mamies qui gardent les petits-enfants, beaucoup d’actifs pourraient-ils travailler, y compris en télé-travail ?
    Pour ce qui est de la mise à l’écart des bouches inutiles, on peut se remémorer avec horreur le programme « Aktion T4 » (* * *) d’Hitler et s’interroger sur notre proximité ou notre éloignement d’un eugénisme, même « soft ».

    (*) tel l’épidémiologiste Martin Blachier, habituellement plus prudent :
    https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/confinement/coronavirus-vers-unreconfinementinevitable_4154725.html
    (* *) https://www.youtube.com/watch?v=n5RmEWp-Lsk
    (* * *) https://fr.wikipedia.org/wiki/Aktion_T4

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  6. marc thibault

    Oui, mais en gros l’argument c’est celui de jean Dutourd: « ah ah voyez, ils m’ont attaqué les petits sots, je les ai enterrés et ceux là encore, ils m’ont attaqué, je les enterrerai tous. »

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    1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

      La Fontaine aurait été amusé par votre remarque.
      La fin de sa fable est une sorte de pirouette qui ne manque pas d’ironie, et sans doute ne se serait-il pas de lui-même lancé dans cette polémique sur le rapport de la jeunesse et de la vieillesse !

      Voici une autre méditation sur ce rapport, qui peut égayer notre confinement.
      Le vieux Corneille avait adressé des stances à la Du Parc qui l’avait éconduit. Brassens en reprit trois strophes, pour conclure par la réponse de l’actrice imaginée par Tristan Bernard :
      « Peut-être que je serai vieille
      Répond Marquise, cependant
      J’ai vingt-six ans mon vieux Corneille
      Et je t’emmerde en attendant. »

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  7. BINH

    Bonjour.
    Si l’article était motivé par la covid19 en cours, il peut être intéressant de rappeler à ceux qui doutent de l’intérêt de soigner les vieux, que tout le monde est touché par cette pandémie : les jeunes aussi, donc ! L’argument est certes cynique, mais il peut faire réfléchir les adeptes de l’égoïsme méthodologique. Les jeunes développent des symptômes différents, en effet, mais on ne sait pas aujourd’hui s’ils ne sont pas moins graves potentiellement, dans la durée (pathologies épidermiques, neurologiques, intestinales) que ceux vécus par les vieux aujourd’hui . On peut aussi rappeler aux égoïstes ou autres ségrégationnistes (ou darwinistes sociaux), que l’on est toujours, à terme, le plus faible d’un autre: même l’arrogant, sûr de sa force et de sa santé, rencontrera bien un jour son maître en pureté sanitaire ou vitale, et donc son maître en exclusion . Et pour finir en arguments cyniques, il faut aussi rappeler que les soins prodigués en unités gériatriques (ou en EHPAD) aident énormément la médecine à mieux comprendre les réactions du corps humain face à l’agression du sars-cov2 : soigner les vieux aiderait à mieux soigner les jeunes. Finalement, on s’aperçoit bien qu’il est toujours efficace et utile (sinon moral…) à la société globale, pour traiter des problèmes généraux (ici: la santé humaine, jeunes et vieux confondus), en médecine comme en d’autres problématiques sociales, de savoir résoudre des problèmes ponctuels, apparemment plus évidents ou plus urgents. Merci.

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