Andrei J. a assisté le 4 mars à un concert de l’Orchestre de chambre de Paris, donné à la Cité de la musique. La critique qu’il nous livre ci-dessous fait état d’une sorte de déception. Non que l’interprétation musicale ait été mauvaise, mais les choix de programmation et les conditions de la prestation restaient à son avis en deçà des objectifs ambitieux en matière d’inclusivité et de diversité que toute institution culturelle devrait se proposer aujourd’hui.
L’orchestre de chambre de Paris (OCP) donnait le 4 mars dernier, à la Cité de la musique, un concert sur le thème suivant : « Inspirations folkloriques »1. On s’étonne de ce titre de la part d’une institution particulièrement attachée à promouvoir toutes les cultures sur un pied d’égalité, à rompre avec les vieux schémas hiérarchisants. Le titre de ce concert peut en effet choquer en ce qu’il recèle un point de vue méprisant vis-à-vis de cultures locales trop longtemps dominées et qui n’ont plus à l’être, trop longtemps ravalées au rang de « folklores » comme certaines langues minoritaires sont réduites au rang de « dialectes ». On n’a pas encore assez fait descendre la musique prétendument savante – occidentale – de son piédestal : en quoi une symphonie de Beethoven serait-elle supérieure à une danse jouée par le violoneux d’un village des Carpathes ? Aussi, « Expressions des diversités » eût été un titre plus acceptable.
En outre, on s’étonne du choix des compositeurs, Béla Bartók et György Ligeti, deux mâles et qui plus est blancs, hétérosexuels et… décédés – alors qu’il y a tant de jeunes compositeurs et compositrices à découvrir. C’est pourtant la mission que s’est fixée l’orchestre de chambre de Paris, mission qui est celle de la Philharmonie de Paris, à l’avant-garde en la matière. Cet orchestre, partant du constat que « les femmes demeurent très minoritaires dans la composition » et pour « pallier cet écueil » a créé une Académie des jeunes compositrices, « dédiée [sic] à de jeunes musiciennes qui n’osent pas franchir le pas de la composition ». Le site internet de l’orchestre précise : « Académie pluriannuelle, elle est un incubateur [sic : comme il s’agit de femmes, ce mot risque de renvoyer le lecteur non émancipé, non aux éléments de langage du monde de l’entreprise capitalo-globaliste mais à l’image d’une couveuse…] pour de jeunes créatrices et une opportunité de se former à l’écriture pour orchestre. »
En outre, le programme distribué à l’entrée de la salle de concert souligne que l’orchestre de chambre de Paris est un « acteur musical engagé dans la cité » et qu’il « développe une démarche citoyenne [sic] s’adressant à tous » – belle éthique, même si le rédacteur a cru bon d’employer ici un masculin générique, invisibilisant dès lors pas moins de la moitié de l’humanité !
Il est spécifié qu’il s’agit d’un « des orchestres permanents les plus jeunes de France » ; il est question ici non de l’âge de l’orchestre (quarante ans !), mais de la moyenne d’âge des musiciens – et s’il est vrai qu’on a pu regretter la présence de deux instrumentistes mâles blancs proches de la cinquantaine voire l’ayant dépassée, les autres restent très jeunes et donc vigoureux dans la virtuosité et ouverts aux autres. Surtout, peut-on lire, l’OCP est « le premier orchestre français réellement paritaire ». Soit, il n’empêche que ce soir-là il était dirigé par un mâle blanc, jeune, certes, même s’il approche de la quarantaine… Pourquoi si systématiquement encore éviter de confier les rôles de direction aux femmes ? Sont-elles donc moins capables de manier la baguette que les hommes ? Pourquoi n’avoir pas donné la direction de la moitié du concert à une cheffesse d’orchestre ? (Et pourquoi n’a-t-on pas programmé les œuvres d’une jeune compositrice issue de l’Académie des jeunes compositrices susmentionnée, pour équilibrer Bartok ou pour faire le pendant à Ligeti ?) On objectera que le concerto pour violon a été interprété par une femme (aux traits féminins toutefois d’un autre temps, celui de la domination masculine, avec ce maquillage et cette longue robe vert pâle… on se serait cru au XXe siècle). Ensuite, la liste des membres de l’orchestre révèle que la parité n’est pas respectée puisqu’on compte 60 % de femmes et 40 % d’hommes. Toutefois, comme l’a courageusement dit Christiane Taubira, forte de son statut de femme certes cis mais racisée (et de poétesse maudite), « il est temps maintenant que les hommes fassent l’expérience de la minorité » (Libération, 29 janvier 2018). On regrettera au passage que les trois premières personnes de l’orchestre soient désignées comme « solo supersoliste », « violon solo », « co-solo », au lieu de « sola supersoliste », « violon sola » et « co-sola » puisque ce sont des femmes.
On saluera les efforts de l’orchestre de chambre de Paris dans la voie du réalisme sociétaliste wokiste. Mais il faut aller plus loin. Jusqu’ici, l’OCP marque son attachement à une conception binaire de la race humaine qui serait donc divisée en deux blocs irréductibles : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Il faudra à l’avenir prendre en considération la non-binarité, la fluidité de genre (ce qui amènera certes à complexifier nos opérations de comptage). En effet, il serait bon qu’à la fin de la brochure chaque nom soit assorti de la mention (en anglais, pour que tout le monde comprenne) He, She, It ou Other, que soient indiquées l’appartenance racisée ainsi que les options spirituelles (s’iel en a) du·de la musicien·ne. Car autant qu’on a pu le voir, il n’y avait pas beaucoup de musicien·ne·s issu·e·s des minorités visibles sur scène. De même, on aimerait bien savoir où les situer sur l’échelle LGBTQIA+++ car la sur-représentation d’hétéronormé·e·s cis-genre poserait problème pour une institution qui se prévaut d’œuvrer dans le cadre du néo-progressisme déconstructiviste2. C’est qu’au même moment, dans une autre salle, se produisait YUNGBLUD auteur-compositeur-interprète britannique de vingt-cinq ans et du signe zodiacal du Lion, qui a eu le courage, en décembre 2020, de faire son coming out en tant que pansexuel et poly-amoureux (même s’il semble, d’après la presse spécialisée, avoir un penchant pour les personnes qui menstruent). Quand donc les membres des orchestres, les chefs et les cheftaines d’orchestre dévoileront-iels ainsi leur intimité et ses fluctuations afin de nous rassurer, afin que nous nous sentions toutezétous (ou toustes) représenté·e·s ?
Donner des œuvres de Bartok et Ligeti reprenant les musiques de la diversité est une bonne chose, même si leur réinterprétation par la musique dite savante a, nous y avons fait allusion, quelque chose de condescendant – n’eût-il pas mieux valu faire jouer un groupe de Roumaines et de Roumains dans leurs costumes traditionnels, avec leurs instruments à elleux ? Mais, ici aussi, il faut aller plus loin et tirer les conclusions, il serait temps, de l’œuvre majeure de Susan MacClary, dont la traduction a été publiée par la Philharmonie de Paris et qui se trouve en bonne place à l’entrée de la librairie de la salle des concerts, Ouverture féministe, Musique, genre, sexualité3. Donc de déconstruire la musique occidentale « savante ». Enfin on réécrit les chefs-d’œuvre de la littérature pour les rendre lisibles (Roald Dahl n’est qu’un début). Eh bien, il faut recomposer les chefs-d’œuvre de la musique occidentale pour les rendre audibles (« entendables » disent aujourd’hui les journalistes). Après les réécriveurs et réécriveuses, nous avons besoin de recompositeurs et recompositrices pour expurger la musique « classique » de tous ses aspects hétéro-patriarco-dominants. Ainsi, par exemple, on ne devrait plus pouvoir représenter la IXe symphonie de Beethoven sans en avoir arasé toutes les aspérités masculines puisque, comme l’a si bien montré Mme McClary, « la Neuvième Symphonie de Beethoven est probablement le meilleur exemple dans le domaine musical des pulsions contradictoires qui ont régi la culture patriarcale depuis les Lumières »4 – biffons la réexposition dans le premier mouvement (« un épisode affreusement violent de l’histoire de la musique ») comme le compositeur lui-même a biffé la dédicace de la IIIe à Bonaparte !
Or, de la même manière, pendant que nous étions en train de compter le nombre d’hommes et de femmes dans l’orchestre de chambre de Paris pour vérifier s’il était bien paritaire (encore une surprésence mâle au pupitre des cuivres, décidément ! Les femmes manquent-elles donc de souffle aux yeux de l’équipe artistique, pourtant majoritairement féminine ?), il nous a semblé entendre de ces épisodes violents ou angoissants qu’il eût fallu, donc, supprimer ou recomposer.
Et le triomphe fait aux musicien·n·es, à l’issue du concert, montre qu’il reste à réaliser un gros et long et dur travail d’éveil, de pénétration des idées nouvelles.
Notes
2 – À ce sujet, cf. : https://calenda.org/1033802
4 – Id.