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« La nature en train de se révolter » avec une épidémie de Covid-19 ? 

L’humilité vicieuse des adorateurs du chagrin

Chaque jour apporte son lot d’inepties médiatisées, et ce n’est pas nouveau. Mais quand elles sont proférées par des doctes, elles n’en sont que plus désolantes. Je n’en croyais pas mes oreilles ce matin : « la nature est en train de se révolter » ! Cette déclaration publique à propos de la diffusion du coronavirus SARS-CoV-2 n’est pas d’un gourou, elle n’émane pas d’un esprit tourmenté qui se livre à la mentalité magique – comme nous le faisons tous par moments car ça fait du bien même si nous n’y croyons pas vraiment –, mais très sérieusement d’un sociologue ayant pignon sur rue. Les adorateurs du chagrin reprennent force et vigueur et prêchent l’humilité : il ne faut pas irriter les dieux.

Jean Viard, directeur de recherche associé au CNRS, interrogé par Sonia Mabrouk sur l’antenne d’Europe 1 le 13 avril1, déclare : « On n’a peut-être pas respecté la nature comme elle le méritait et elle est en train de se révolter ». Ce n’est évidemment pas une plaisanterie (qui serait de très mauvais goût en ce moment), ce n’est pas non plus une image (qu’il aurait de toute façon fallu souligner comme telle) , c’est sérieux et le lexique n’est pas en reste : la nature « mérite » le « respect » et si on ne la « respecte » pas, elle fait les gros yeux, elle ne réagit même pas comme le ferait un fauve entravé qui brise ses liens, non elle « se révolte » tel un dieu offensé. On nage en plein anthropomorphisme, on n’est même pas au niveau d’une théologie dans laquelle un dieu transcendant, peu regardant sur les détails, poursuit des calculs qui nous échappent et qui rendent nos malheurs nécessaires.

On a presque honte de rappeler que la nature n’est pas une personne (et pour utiliser une tournure anthropomorphique : qu’elle s’en fout), que les lois naturelles s’appliquent nécessairement quand bien même il n’y aurait aucun esprit pour les découvrir et les formuler. La loi de la chute des corps, c’était pareil avant Galilée. La nature n’a pas de droits, elle ne réclame rien, n’en veut à personne, n’exige aucun culte : elle existe, elle continue à exister, à Tchernobyl et ailleurs2. Ce que nous souhaitons, c’est une nature à notre convenance, c’est un état de la nature qui soit vivable et si possible agréable pour notre espèce3 : cet état n’est pas plus « respectable » qu’un autre mais souhaitable pour nous, et pour l’obtenir, le maintenir, le développer, nous avons besoin de connaissances et de techniques. Il est impossible de transgresser les lois de la nature : on ne peut la commander qu’en lui obéissant comme le disait Bacon4, c’est-à-dire en l’étudiant par la science et en l’utilisant ou en en prévenant les effets indésirables par les techniques ainsi éclairées.

Mais cette pandémie a un effet d’aubaine pour une cabale de dévots qui reprend force et vigueur. Les adorateurs du chagrin retrouvent les incantations immémoriales : il ne faut pas irriter les dieux.

Pour revenir aux déclarations entendues ce matin, ce tissu d’absurdités s’autorise, pour faire bonne mesure et montrer qu’on est savant, d’une allusion en forme de démenti à un passage de Descartes  : non « nous ne sommes pas maîtres et possesseurs de la nature ». L’allusion à un passage connu du Discours de la méthode (6e partie) véhicule une approximation, car l’expression exacte de Descartes est « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »5. Un petit « comme » … ça fait une (petite ?) différence en effet. Mais n’entrons pas dans les subtilités de l’explication de texte philosophique qui nous entraîneraient dans l’exposition et la discussion de ce qu’on pourrait appeler une sorte de scepticisme épistémologique cartésien6. Non que cela dépasse le sociologue moyen qui a fait des études supérieures et qui a forcément appris à lire de près, rencontré les grandes critiques classiques de la pensée anthropomorphique et du finalisme, et étudié un peu de philosophie des sciences : cela heurte les idéologues moralisateurs persuadés que l’homme armé de ses techniques est un démiurge toujours mauvais. Il me suffira de souligner que Descartes parle principalement dans ce passage des progrès de la médecine dont on peut espérer, grâce au développement des connaissances scientifiques, une amélioration et un allongement de la vie humaine – et cela en 1637. Or c’est exactement ce qui s’est produit ultérieurement.

Oui Jenner et Pasteur, pour ne prendre que ces exemples, se sont heureusement rendus, grâce à la connaissance, « comme maîtres et possesseurs de la nature » en matière de maladies infectieuses. Et qu’attendons-nous des équipes de biologistes, virologistes, infectiologistes, épidémiologistes, généticiens, etc., partout mobilisés dans le monde aujourd’hui, partout acharnés à l’étude, sinon une meilleure connaissance de la nature du virus, de ses modes de transmission, de ce qui peut l’affecter et le détruire, de la durée de la contagiosité de la maladie qu’il provoque, de la nature des anticorps qui lui font obstacle ? Choses qui, une fois connues plus amplement, permettront de l’éviter, de le neutraliser une fois qu’il est présent dans un organisme humain, de s’en garantir avant sa survenue, d’en épuiser la propagation, bref de s’en rendre « comme maîtres et possesseurs ». Quel bel encouragement que de leur dire : « la nature se révolte, on ne l’a pas assez respectée » ! Ou, comme l’a fait hier (12 avril, dimanche de Pâques), un évêque – mais qui lui au moins était dans son rôle – : « un minuscule virus nous a mis un genou en terre », avant de conclure comme Mme Michu mais avec les grandes orgues « on est peu de chose quand même »… !

S’agenouiller devant un morceau d’ARN enrobé d’une petite couche de graisse ? Non merci. Lorsque je me lave les mains au savon qui s’attaque à cette couche de graisse, lorsque je frotte mes poignées de porte à l’alcool, je livre le virus à la destruction : j’utilise une loi naturelle que la science a découverte. J’essaie, à mon infime niveau, de me rendre « comme maître et possesseur » d’une parcelle de nature, de commander à une nature aveugle en obéissant à ce que la science enseigne à ce sujet.

Les chercheurs n’ont que faire de cette humilité vicieuse7 prêchée aujourd’hui de tous côtés, et qu’il ne faut pas confondre avec la modestie. On s’humilie en s’abaissant devant quelqu’un que l’on croit à tort supérieur à soi ou devant une puissance aveugle à laquelle on prête des propriétés signifiantes. On est modeste quand on ne se croit ni au-dessus ni au-dessous de personne, quand on doute de soi-même, quand on se sait sujet à l’erreur et quand on sait aussi qu’on ne peut compter que sur ses propres forces et qu’il serait désastreux de ne pas y recourir, désastreux de s’en remettre à je ne sais quelle triste et jalouse puissance extérieure surplombante. C’est ce doute audacieux et raisonné qui, toujours, rend possibles le savoir et la libération qui en dépend.

Notes

2 – Voir l’article du regretté Didier Deleule sur le site d’archives : http://www.mezetulle.net/article-nucleaire-de-quelle-nature-parle-t-on-par-d-deleule-70101538.html

3 – Voir Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel (Paris, Fayard, 2019), p. 92-103.

4 – « […] on ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant », Francis Bacon, Novum Organum, éd. M. Malherbe et J.-M. Pousseur. Paris, PUF, 1986, p. 87.

5 – Sur les idées faussement attribuées à Descartes, on lira Denis Kambouchner Descartes n’a pas dit, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

Voici ce que Descartes écrit dans la 6e partie du Discours de la méthode.
« Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes: car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »

6 – Descartes ne croit pas que les modèles explicatifs en physique puissent atteindre une vérité du même ordre que celle des propositions mathématiques. Il considère qu’un modèle peut être retenu lorsqu’il rend compte de manière suffisante d’un ensemble de phénomènes et qu’il permet, sous conditions d’accessibilité, l’action technique. Nous ne pouvons donc pas prétendre être maîtres de la nature , ce qui serait prétendre agir comme Dieu, mais nous pouvons simuler l’obtention d’effets par des voies que nous maîtrisons mais dont nous ne pouvons assurer qu’elles sont celles de Dieu ni même qu’elles seraient comparables à celles de Dieu : nous ne pouvons donc que « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Voir Principes de la philosophie, IV, art. 204, où Descartes donne l’exemple de deux montres qui fonctionneraient correctement mais selon des mécanismes totalement différents.

7 – L’expression « humilité vicieuse » est empruntée à Descartes, Les Passions de l’âme, art. 159. Remarquablement cohérent, Jean Viard n’en rate pas une dans son itv du 13 avril : « cela nous rend humbles » dit-il aussi.