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À la mémoire de Robert Badinter : Condorcet contre la peine de mort

Le 9 février 2024, Robert Badinter est mort. Tout le monde sait qu’il fut l’artisan de l’abolition de la peine de mort en 1981. En 1785, Condorcet avait exposé un argument décisif en faveur de l’abolition1. Je ne connais pas d’argument plus puissant, et à la vérité je considère qu’il est le seul à avoir force décisive. Ce petit article s’efforce de l’expliquer et de le commenter – à la mémoire de Robert Badinter.

En 1785, Condorcet expose au roi de Prusse Frédéric II les grandes lignes de son ouvrage Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix2. La thèse de l’Essai est qu’il convient de rechercher, dans toute décision prise par un scrutin, la probabilité la plus grande d’obtenir une décision vraie et juste.

Plus la décision est grave, plus elle a de conséquences restrictives sur les droits, plus la forme du scrutin doit donner des garanties relatives à cette probabilité. Condorcet construit conjointement le concept d’exigence de pluralité en fonction de la gravité de la décision. On n’exigera pas la même pluralité selon la nature de la décision, son ampleur et surtout ses effets.

« On pourrait même alors, et la justice semble l’exiger, distinguer entre les lois qui rétablissent les hommes dans la jouissance de leurs droits naturels, celles qui mettent des entraves à ces droits […].Dans le premier cas, la simple pluralité doit suffire ; une grande pluralité paraît devoir être exigée pour celles qui mettent des bornes à l’exercice des droits naturels de l’homme »3.

Lorsqu’il est question de juger un accusé et de punir un coupable, la raison exige donc que la décision soit prise en vertu de procédures et de formes donnant le maximum de garanties sur la culpabilité de l’accusé. S’agissant de l’application d’une sentence capitale, et même si on exige l’unanimité, la nature de la peine étant irréversible et privant l’homme du plus fondamental de ses droits naturels, l’erreur judiciaire est sans remède et il est impératif de l’éviter.

Il faudrait donc obtenir une certitude absolue, exempte de toute possibilité d’erreur même très faible, quant à la vérité de la décision rendue, non pas dans tel ou tel cas particulier, mais en regard de la forme par laquelle la décision est prise. Or cela est impossible : aucune forme, aucune procédure n’est capable ici de produire une certitude absolue. Donc il faut regarder le principe même de la peine de mort comme injuste, non seulement pour des motifs de sentiment ou de dignité, mais surtout pour des motifs accessibles par voie purement rationnelle. La peine de mort est absolue, elle doit réclamer des décisions dont la garantie de vérité est absolue par leur procédure. Son rejet apparaît comme le résultat du calcul probabiliste, et c’est ainsi que Condorcet l’explique à Frédéric II :

« L’un [il s’agit des résultats de l’Essai] conduit à regarder la peine de mort comme absolument injuste, excepté dans les cas où la vie du coupable peut être dangereuse pour la société. Cette conclusion est la suite d’un principe que je crois rigoureusement vrai : c’est que toute possibilité d’erreur dans un jugement est une véritable injustice, toutes les fois qu’elle n’est pas la suite de la nature même des choses, et qu’elle a pour cause la volonté du législateur »4 .

L’exception « dans les cas où la vie du coupable peut être dangereuse pour la société » apparaît comme une concession peu vraisemblable puisqu’elle consisterait à récuser en amont de la décision, et pour des motifs particuliers, le principe même d’évitement absolu de l’erreur pour pouvoir recourir à la peine capitale : mais alors en vertu de quelle procédure et conformément à quelle exigence ?

La détermination du juste et de l’injuste se voit alors rapportée ici à celle de l’estimation de l’erreur. Ce n’est pas que l’erreur, en elle-même, soit injuste : elle peut en effet se produire quelles que soient les précautions prises pour s’en garantir. Elle est injuste lorsqu’elle résulte d’une décision dont on sait que la forme par elle-même produit la possibilité d’erreur :

« Ainsi, par exemple, il n’est pas injuste de punir un homme, quoiqu’il soit possible que ses juges se soient trompés, en le déclarant coupable ; et il le serait de le punir lorsqu’il n’a contre lui qu’une pluralité qui ne donne pas une assurance suffisante de son crime. Dans le premier cas, on n’est pas injuste en jugeant d’après une probabilité qui expose encore à l’erreur, parce qu’il est de notre nature de ne pouvoir juger que sur de semblables probabilités. Dans le second, on le serait, parce qu’on se serait exposé volontairement à punir un homme sans avoir l’assurance de son crime. Dans le premier cas on a, en punissant, une très grande probabilité de la justice de chaque acte en particulier ; dans le second, on sait que dans cet acte particulier on commet une injustice »5.

Dans une autre lettre à Frédéric II, Condorcet répond à une objection courante : que faire devant le crime atroce ou exceptionnel ? Pour éviter une faible probabilité d’erreur judiciaire, faut-il laisser en vie l’infanticide, le tortionnaire, l’auteur d’atrocités ? :

« Une seule considération m’empêcherait de considérer la peine de mort comme utile, même en supposant qu’on la réservât pour des crimes atroces : c’est que ces crimes sont précisément ceux pour lesquels les juges sont le plus exposés à condamner des innocents. L’horreur que ces actions inspirent, l’espèce de fureur populaire qui s’élève contre ceux qu’on en croit les auteurs, troublent trop souvent la raison des juges,magistrats ou jurés »6.

L’atrocité du crime ne peut être invoquée pour faire exception : car cette exception reposerait sur l’introduction d’un motif passionnel. Il s’agirait alors d’exclure le moment rationnel de la prise de décision. La justice ne se rend pas par identification ou empathie – il ne faut pas oublier que ces dernières peuvent être à double sens7.

Notes

1 – Argument que ne manquent pas de reprendre Elisabeth et Robert Badinter dans leur livre Condorcet, un intellectuel en politique, Paris, Fayard, 1988, chap. IV, 17 « Contre la peine de mort ».
On trouvera un exposé et un commentaire du raisonnement de Condorcet dans Catherine Kintzler Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Minerve, 2022 3e éd.(1re éd. 1984), chap. II, 4 « La justice prouvée par le calcul » ; le présent article s’en inspire.

2 – Paris, de l’Imprimerie royale, 1785.

3Essai sur l’application de l’analyse…, Discours préliminaire, p. XVI.

4 – Au Roi de Prusse, 2 mai 1785.

5 Essai sur l’application de l’analyse…, Discours préliminaire, p. XXI. C’est moi qui souligne.

6 – Au Roi de Prusse, 19 septembre 1785.

7 – Comme le pogrom du 7 octobre 2024 perpétré par le Hamas l’a tragiquement montré. Des assassins tortionnaires hurlant de joie ne se seraient pas vantés publiquement des atrocités qu’ils ont commises s’ils n’avaient pas cherché à susciter (avec un certain succès, faut-il le rappeler ?) des mouvements d’approbation et d’identification à leur barbarie.

Écouter l’émission spéciale « L’Heure philo » (France-Inter) du 9 février, avec Catherine Kintzler, Éric Orsenna et Frédéric Worms, dont une grande partie a été consacrée à l’abolition de la peine de mort : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-philo/l-heure-philo-du-vendredi-09-fevrier-2024-4740694

« Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité? » : podcast CK pour « France souveraine »

 Le mouvement « France souveraine » m’a invitée à enregister un podcast sur la laïcité. L’enregistrement est publié aujourd’hui.
On peut y accéder par ce lien direct :

Catherine Kintzler : Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité ?

Voir la liste des podcasts  : https://www.francesouveraine.fr/infos/podcasts/

« L’itinéraire philosophique du jeune Eric Weil » d’Alain Deligne, lu par Jean-François Robinet

En février 2023, Mezetulle faisait brièvement état de la parution du monumental ouvrage d’Alain Deligne L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris (Presses du Septentrion, 2022). Jean-François Robinet1 en livre ici une lecture plus approfondie et se demande s’il y a rupture ou continuité entre le jeune Éric Weil des années 1930 et le philosophe de la maturité des années 1950.

On connaît relativement bien la vie d’Éric Weil (1904-1977) dans sa partie française (1933- 1977) avec ses différentes étapes : la participation au séminaire d’Alexandre Kojève sur Hegel, sa vie de prisonnier de guerre (1940-45), sa participation à la revue Critique avec Georges Bataille, sa carrière universitaire. En revanche, on connaît beaucoup moins bien la partie allemande (1904-1933). L’ouvrage pour le moins substantiel (805 pages) d’Alain Deligne comble cette lacune. Il nous éclaire sur la formation du jeune Éric Weil et son ancrage dans l’Allemagne des années 1920-1930. Il s’agit de penser le passage du jeune Weil au Weil de la maturité, celui qui écrit la Logique de la philosophie, publié en France en 1950. Certes, le Weil de la maturité ne se déduit pas de ses premières études, mais il peut mieux se comprendre, y compris à travers ce qu’il refuse de ses premières orientations. Alain Deligne ponctue son ouvrage de multiples réflexions sur les raisons qui peuvent expliquer la mécompréhension dont la philosophie weilienne a souffert lors de sa réception dans les années 1950-1960.

Gilbert Kirscher a écrit la préface du livre, où il explique l’originalité et l’intérêt de l’ouvrage. Il propose aussi à la fin de l’Introduction une chronologie complète de la vie d’Eric Weil.

Le livre comprend deux parties. Dans la première « Introduction » (p. 21 à 242), Alain Deligne fait la description détaillée de la vie d’Éric Weil de 1922 à 1933 : les cours qu’il a suivis à l’université, les professeurs qu’il a connus, sa vie d’étudiant, ses débuts dans la vie active, le contexte historique. Il commente de manière compréhensive les différentes étapes du parcours de formation du jeune Éric Weil. Dans la seconde « Anthologie » (p. 289 à p. 791), Alain Deligne publie 21 textes relativement courts qui vont de 1924 à 1936. Dans ces textes figurent des articles déjà publiés, mais aussi des manuscrits et des tapuscrits avec des ratures. Ces textes, qui « dormaient » dans l’Institut Éric Weil à Lille, Alain Deligne a dû d’abord les recopier, puis les traduire en français pour en donner une édition critique. Il les place à chaque fois dans leur situation d’émergence2.

Quels sont les éléments de la formation du jeune Éric Weil ? Étudiant en philosophie, il assiste à de nombreux cours sur les grands auteurs et sur l’histoire de la philosophie. Comment Éric Weil s’oriente-t-il ? Sur quel auteur porte-t-il son intérêt ? Comment comprend-il l’intérêt de la philosophie en général ? Nous distinguerons dans les 21 textes de l’Anthologie deux types de textes, ceux qui portent sur l’histoire de la philosophie et l’histoire des idées, ceux qui portent sur la philosophie comme telle.

Après des études secondaires au lycée de sa ville natale de Parchim (Mecklembourg) Éric Weil suit un an d’études de médecine. Puis il s’oriente vers la philosophie avec deux matières secondaires : la philologie allemande et l’analyse mathématique qu’il étudie aux universités de Hambourg et de Berlin. À l’Université de Hambourg Éric Weil suit les cours de Cassirer avec lequel il va finalement faire sa thèse de doctorat. Alain Deligne nous explique qu’à cette époque « toute une branche de la philosophie, néokantienne, longtemps guidée par des intérêts cognitifs en logique, mathématiques et physique, se tournait maintenant vers un autre type de philosophie, la philosophie de la culture. Cassirer était le représentant-type de cette évolution » (p. 78-79). Dans les années 1920 Cassirer produit son œuvre majeure : La Philosophie des formes symboliques en trois volumes : La langue (1923), La pensée mythique (1925), La Phénoménologie de la connaissance (1929). La culture couvre tous les domaines de l’existence : le mythe, le langage, la religion, l’histoire, la science, l’art, etc. Ce qui est commun à tous ces domaines est l’action de l’esprit humain qui donne forme au monde à travers le langage, milieu universel dans lequel s’effectue la compréhension. Chaque forme symbolique a sa propre logique et constitue une orientation. Ainsi dans le mythe le monde est vécu de manière sympathique, dans la religion le monde est divisé en deux, dans la science le monde est pensé comme objet d’analyse, etc. La culture se différencie en de multiples cultures avec comme finalité interne le développement de « la personnalité libre ». Éric Weil a-t-il écrit la Logique de la philosophie pour donner plus de cohérence à l’articulation des données culturelles et pour sortir du modèle restrictif des Lumières ?

En suivant son maître Cassirer, le jeune Éric Weil va s’intéresser aux philosophes de la Renaissance. Ces auteurs se trouvent à un moment décisif de l’histoire de la philosophie. Ils héritent du thème antique du cosmos, ils participent évidemment à la religion chrétienne et ils ont l’intuition d’une incompatibilité entre la nécessité cosmique et la liberté humaine. Ce qui se voit particulièrement dans la question de la magie et de l’occultisme. Éric Weil présente sa thèse La théorie de Pomponazzi sur l’homme et le monde en 1928, il a 24 ans. Pomponazzi se réclame d’Aristote. Dieu est le premier moteur du cosmos, partagé en monde sidéral et en monde terrestre. L’âme humaine est liée au corps, ce qui va à l’encontre du dogme chrétien de l’immortalité de l’âme. Donc le destin de l’homme se joue dans l’ici-bas. Pomponazzi critique les croyances aux miracles et aux prodiges. Ces croyances s’expliquent par l’imagination, l’espoir ou l’ignorance humaine. Il accorde toutefois une place à l’astrologie à partir de la cosmologie aristotélicienne et stoïcienne qui pose que le monde obéit à une nécessité générale et que le monde sidéral a un effet sur le monde terrestre en fonction d’affinités qualitatives. Éric Weil montre qu’il y a dans la philosophie de Pomponazzi une tension entre la cosmologie antique et sa philosophie morale qui annonce la liberté au sens moderne.

Dans l’Anthologie, la plupart des textes publiés par Alain Deligne portent sur l’occultisme. « Philosophie de la Renaissance et astrologie » date de 1929. « Pour la philosophie, la question de l’essence et de la signification de l’astrologie ainsi que de la magie débouche sur le problème de la liberté de la volonté […]. La question est donc de savoir si une éthique est seulement possible, à partir du moment où l’astrologie est une science et que la magie est une technique scientifique » (p. 497). Les croyances superstitieuses ne sont pas le fait d’une mentalité archaïque définitivement dépassée. « La superstition, ce sont les dimensions de la conception mythique du monde, la survivance souterraine d’une pensée qui, dans notre culture, qui est une culture de l’entendement, n’a pas droit à l’existence et qui cependant resurgit de temps à autre avec la force de l’inné » (p. 531), dit Éric Weil dans « notre superstition quotidienne » paru en 1931. Ajoutons sur la même question les textes sur deux auteurs épris d’occultisme : Friedrich von Gagern (1921) et Justinus Kerner (1932).

Les autres textes témoignent du fait qu’Éric Weil est un bon étudiant en philosophie. Citons quelques thèmes : « Fiches de lecture d’ouvrages commentés sur Platon et le néoplatonisme » (1920), « la critique kantienne de la faculté de juger et l’idée de fin dans le système aristotélicien » (1925), « Newton » (1932), « la place du Beau dans la philosophie de Plotin » (1932), « Hegel sur la littérature » (1935)….

En ce qui concerne la philosophie, quatre textes sont remarquables, dans l’ordre chronologique : « l’étudiant salarié », « sur la philosophie », « esprit et vie », « lexique ».

« L’étudiant salarié », conférence radiophonique prononcée à Berlin en 1930, est peut-être le texte le plus intime d’Éric Weil. Il parle à la première personne, ce qui est rare. Il énumère les différents « petits boulots » qui lui ont permis de gagner sa vie pour faire ses études : travailleur dans une fonderie, secrétaire dans une perception, précepteur d’un jeune Russe, employé de banque, représentant en produits cosmétiques, employé dans une librairie…. Gagner sa vie et en même temps faire des études universitaires est pour le moins difficile. Mais au-delà de son cas personnel, Éric Weil voit dans cette situation un côté positif pour la société. « Le salariat estudiantin me semble, tout compte fait, être la voie qui mène à la guérison de l’un des pires maux dans la structure sociale de notre peuple. Je veux parler de la dangereuse opposition entre ce qu’on appelle les gens cultivés et ceux qui ne le sont pas, entre ‘universitaires’ et ‘peuple’» (p. 657). Être intellectuel ce n’est pas vivre dans un monde à part !

« Sur la philosophie » est un texte bref de 1931. Il récuse deux orientations : la théorie de la science et la théorie de l’existence (au sens des existentialistes). « Quand je philosophe je veux quelque chose de bien précis […]. Je veux savoir comment j’en viens à moi, pour le dire plus simplement : je cherche le salut de l’âme […]. Je m’enquiers d’elle [de l’âme] comme possibilité réelle. La philosophie est cette question et en tant que telle, toute philosophie est philosophie pratique » (p. 569).

En 1932 Éric Weil s’entretient à la radio de Berlin avec Rudolph Kayser, écrivain et historien de la littérature. Rudolph Kayser adresse un reproche banal à la philosophie. La philosophie est éloignée de la vie concrète des gens, elle est abstraite. Seule la littérature est capable de dire la vie et les sentiments. Citons ce passage du dialogue :

« Kayser : Vous (les philosophes) élucubrez, vous théorisez (Ihr spintisiert, Ihr theorisiert) et ce n’est pas ainsi que vous en viendrez à configurer artistiquement la vie, qui est justement de nos jours tout à la fois si brûlante, si intéressante, douloureuse, et excitante.

Weil : Mais tu ne peux pas attribuer à la philosophie les mêmes tâches qu’à l’art ou à la littérature. La philosophie, tu le sais bien, ne veut en aucun cas configurer la vie au sens où le fait l’artiste, mais elle ne veut pas non plus théoriser sur elle, elle veut au contraire – en un mot – comprendre (begreifen) la vie » (p. 474).

Dans son lexique (1934-1935) Éric Weil définit ainsi la philosophie. « L’homme est toujours dans la vérité, car il est. Seulement il ne la connaît pas. […] S’il doit y avoir philosophie, c’est-à-dire vérité, le problème est donc de savoir comment le philosophe est possible, c’est-à-dire en tant que vivant qui se saisit sous le critère de la vérité, en d’autres termes, participant à la raison, sans pourtant être raison. Si la question ne peut être résolue, ou bien la philosophie est une illusion, ou bien le Je est contingent » (p. 764-765).

Maintenant comment comprendre le rapport entre le jeune Éric Weil des années 1930 et le Weil de la maturité des années 1950 ? Y a-t-il continuité ou rupture ? Sur cette question les spécialistes discutent. Alain Deligne critique l’article de Max Lejbowicz3, où ce dernier opte pour la discontinuité. « Si l’on suit l’œuvre de Weil dans ses tendances le plus importantes, on ne peut séparer de manière aussi forte, comme le fait Max Lejbowicz, entre le Weil des années trente et le Weil de la maturité, pour lequel ses intérêts antérieurs seraient devenus étrangers »4.

Il y a certes une continuité apparente. En 1938 Weil soutient à l’École Pratique des Hautes Études sa thèse en français : « La critique de l’astrologie chez Pic de la Mirandole ». Il semble continuer le travail entrepris en Allemagne sous la direction d’Ernst Cassirer et de Max Dessoir sur les auteurs de la Renaissance. Mais son inspiration générale n’est plus la même. L’arrivée d’Hitler au pouvoir l’a obligé à quitter l’Allemagne et à considérer les choses autrement. « Il arrive en philosophie que les maîtres involontaires vous enseignent plus que tant de maîtres qui le sont expressément. Mon maître involontaire fut Adolf Hitler » a-t-il confié à un ami italien. Désormais il se rapporte à l’histoire et non plus à la culture, témoin son article décisif de 1935 « De l’intérêt que l’on prend à l’histoire ». Il écrit la Logique de la philosophie pendant la guerre. Dans ce livre il recense les philosophies fondamentales en les radicalisant (« les catégories ») et il les ordonne en fonction de l’opposition entre la raison (discursive) et la violence. Nous assistons bien à un changement de paradigme. C’est pourquoi nous sommes tentés de dire qu’il y a deux Weil. On ne peut pas déduire la Logique de la philosophie du travail du jeune Éric Weil. Entre les années 1920-30 et les années 1940-50, Éric Weil effectue un acte de création qui relève du génie.

Merci à Alain Deligne pour ce travail rigoureux et documenté, qui nous permet de suivre l’itinéraire du jeune Éric Weil et de prendre ainsi la mesure de l’innovation créatrice de Weil dans son système. Lui seul pouvait écrire ce livre du fait de sa double culture, française (il a été étudiant en philosophie à l’université de Lille) et allemande (il a fait toute sa carrière comme enseignant-chercheur à l’université de Münster).

Notes

1 – Jean-François Robinet est professeur honoraire de philosophie en CPGE (classes préparatoires aux Grandes écoles).

2 – [NdE] Voir le sommaire dans l’article de février 2023.

3 – Max Lejbowicz, « Éric Weil et l’histoire de l’astrologie » in Cahiers Éric Weil I, Presses universitaires de Lille, 1987.

4 – « Die Philosophie Eric Weils » in Yves Bizeul (éd.), Gewalt, Moral und Politik bei Eric Weil, 2004, Münster, 2006, p. 49.

« Le terrorisme islamiste a de nouveau frappé l’école de la République » (communiqué de l’APPEP)

Je reproduis ci-dessous le communiqué publié le 14 octobre par l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public à la suite de l’attentat terroriste dans un lycée d’Arras. J’y souscris entièrement.

« L’attentat terroriste d’Arras.

« Alors que les professeurs s’apprêtent à commémorer le 16 octobre le troisième anniversaire de la mort de leur collègue Samuel Paty, le terrorisme islamiste a de nouveau frappé l’École de la République.

« Un professeur de lettres, Dominique Bernard, a été tué à l’arme blanche sur le perron de la cité scolaire Gambetta-Carnot à Arras par un ancien élève de l’établissement qui a également blessé trois autres membres du personnel éducatif, dont un grièvement [1].

« L’Appep tient à exprimer sa solidarité à la famille et aux proches de Dominique Bernard, à ses trois collègues blessés, à l’ensemble des personnels ainsi qu’aux élèves de l’établissement.

« Elle partage la sidération et l’inquiétude légitimes des professeurs. Ce nouvel attentat confirme en effet que l’École publique est une des principales cibles du fanatisme islamiste.

« L’Appep redoute le climat de peur qui risque de s’installer dans les établissements. Comment les élèves peuvent-ils s’instruire lorsque la menace de nouvelles violences plane ? Comment les professeurs peuvent-ils exercer sereinement leur métier quand ils savent qu’ils peuvent être des cibles ?

« L’Appep encourage les professeurs à ne céder ni à la terreur ni à l’auto-censure, et à ne pas s’isoler de leurs collègues. Elle les appelle à poursuivre leur travail de transmission des savoirs et de construction du jugement critique. Elle rappelle à quel point celui-ci est décisif pour lutter contre l’obscurantisme et le fanatisme.

« L’Appep attend du ministère qu’il protège et soutienne les professeurs dans l’exercice de ces missions.

[1] En l’état actuel de nos informations. »

Lire le communiqué sur le site de l’APPEP.

Archives Jacques Muglioni en ligne

Le site Septembre, à l’issue d’un gros travail qui se poursuivra, a mis en ligne les Archives Jacques Muglioni. On y trouve aussi bien des textes de jeunesse, publiés dans des journaux de gauche ou d’extrême gauche que les textes publiés par exemple dans la revue de l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public), et les notes qu’il adressait au ministre en tant qu’inspecteur général. On y voit que les combats d’aujourd’hui sont très anciens.

Comme le dit le texte de présentation, « Le lecteur découvrira peut-être ici qu’il y a parfois plus de pensée dans un humble corrigé de dissertation que dans un bruyant traité, plus d’intelligence dans le choix de morceaux choisis que dans un spectaculaire commentaire de l’actualité contemporaine. Chacun choisit sa scène. Et l’apparente modestie de l’espace que Jacques Muglioni s’est reconnu comme sien ne lui a interdit ni de partager de précieuses réflexions avec ses élèves, ni d’être reconnu et admiré par certains de ses anciens élèves qui ont atteint un tout autre degré de reconnaissance publique ou académique. »

Outre un menu qui donne accès à des références biographiques, à une bibliographie et bien sûr aux différentes catégories de textes accessibles en ligne –  articles très nombreux dont beaucoup inédits,  cours et corrigés, interventions publiques -,  plusieurs index facilitent la circulation. Une rubrique est consacrée à des textes sur Jacques Muglioni.

Voici un extrait du Discours prononcé par Jacques Muglioni lors du Colloque des professeurs de philosophie dans les Ecoles normales, École normale d’Auteuil mai 1981 (publié dans les Actes du colloque, Paris, CNDP, 1982 et dans la revue Humanisme 2020/3, n°328 et 2020/4 n° 329 (version intégrale en ligne https://septembre.space/archives-jacques-muglioni/category/Discours ) :

« L’instruction seule est la garantie de l’éducation vraie. Loin de prétendre commander directement les volontés et d’inspirer irrésistiblement les actions, l’instruction se propose seulement, mais essentiellement, de permettre à l’élève de se munir de capacités liées à la faculté de comprendre, et dont il fera ensuite à ses propres fins un libre usage. Pour mieux la déconsidérer, on s’applique à la confondre avec une accumulation passive d’informations. Et c’est bien le sens dérisoire que retiennent des expressions telles que « la transmission » ou « le contrôle des connaissances », où s’efface le vrai sens d’instruire qui veut dire bâtir, assembler, ranger, mettre en ordre. Avec ce mot, on peut dire en latin : dresser des tables (instruere mensas), monter sa maison (instruere domum), ranger l’armée en ordre de bataille (instruere exercitum). En terme de droit, instruire c’est mettre une cause en état d’être jugée. L’instruction primaire a toujours en principe pour objet de mettre l’enfant en état de lire, d’écrire, de compter, pour que, par ces capacités mêmes, il soit en mesure de conduire sa vie d’homme et de remplir ses devoirs, comme d’exercer ses droits, de citoyen. L’instruction est toute l’assise de l’éducation républicaine. Si donc cette idée était périmée, ce ne serait pas seulement une conception de l’enseignement qui aurait vécu. »

Archives Jacques Muglioni

 

Conférence CK en ligne « Laïcité : ordre des raisons et structures »

Conférence en ligne

Séminaire du LAIC (Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines)

https://association-laic.org/

« Laïcité : ordre des raisons et structures »

Catherine Kintzler

Jeudi 25 mai 2023, 18h-19h15

Mon objet est d’exposer la proposition théorique par laquelle j’ai tenté d’élucider l’idée laïque moderne et d’y réfléchir. C’est une démarche qui s’apparente à un modèle déductif et qui, dans son déploiement, se laisse volontiers représenter de manière structurale.

Un noyau conceptuel initial était nécessaire. Celui-ci remonte à la philosophie politique de la fin du XVIIe siècle qui, en établissant la séparation entre foi et loi, pose la question de la nature du lien politique : faut-il le penser sur le modèle du lien religieux ? Un premier dispositif structurant réorganise le champ de la tolérance et fait apparaître la différence laïque. Une série de propriétés en découle, qui mène à un second dispositif structurant – la dualité du régime laïque dont on tire l’idée de « respiration laïque ». Cela permet d’esquisser une réflexion sur la question de l’individualisme et sur la notion de laïcité scolaire.

Participer à la réunion Zoom

https://us06web.zoom.us/j/87972711432?pwd=eUxSNk9qMlkvVUY2QXhvdFU1Zm9lUT09

ID de réunion : 879 7271 1432
Code : 656629

 

Un site internet de référence consacré au philosophe Alain

Quelle meilleure date qu’un dimanche de Pâques pour annoncer le lancement du nouveau site consacré au philosophe Alain ? Créé par l’Association des amis d’Alain, soutenu par l’Institut Alain, il présente sur sa page d’accueil des textes selon l’actualité, par exemple aujourd’hui un beau texte intitulé « La fête de Pâques » qui commence ainsi :

« Il faut être déjà avancé dans l’astronomie pour célébrer dans la nuit de l’année la naissance du Sauveur ; la Noël n’appartient pas à l’enfance humaine. Au contraire, la fête de Pâques fut toujours et partout célébrée. Sous tant de noms, d’Adonis, d’Osiris, de Dionysos, de Proserpine, qui sont la même chose que le Mai, la Dame de Mai, Jacques le Vert, et tant d’autres dieux agrestes, il faut au temps des primevères célébrer la résurrection : cette métaphore nous est jetée au visage. Et, par contraste, ces retours du froid sont des flèches de passion. Au matin, après une nuit de glace, la mort est énergiquement affirmée ; les tendres pousses sont réduites à la couleur de la terre et des arbres nus ; quelque chose est consommé. Espoirs trompés, pénitence, et quelquefois révolte, comme en cette fête des Rameaux où la foule porte des branches de buis et de sapin ; cette forte mimique entrelace l’espoir, la déception et l’impatience en couronne printanière. Naïf poème, sans aucune faute. » [lire la suite sur le site]

Des Propos d’Alain sont classés par thèmes accessibles par un menu : Bonheur, Politique, Nature, Littérature, Guerre, Esthétique, Religion, Sagesse, Éducation, Économie, Hasard, et une série de Propos traduits en anglais.

Outre des textes du philosophe, parfois difficiles à se procurer, et des témoignages de son temps comme celui de Jaurès, on y trouvera des études petites ou grandes sur Alain, sa pensée, ses prises de position politiques, sur son époque, etc. – entre autres cet article de Jean-Michel Muglioni « Le philosophe Alain et le féminisme ».

L’actualité des publications et des interventions (conférences, colloques…) y est passée en revue. Un podcast audio permet d’écouter des interventions.

philosophe-alain.fr

« L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil » d’Alain Deligne

Avec L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris (Presses universitaires du Septentrion, 2022), Alain Deligne livre un travail considérable qui fera référence. Les textes de jeunesse d’Eric Weil jusqu’alors inédits1 sont traduits et publiés en édition bilingue. Ils sont précédés d’une étude substantielle de près de 300 pages qui en retrace l’histoire, en analyse le contenu et présente une biographie intellectuelle d’Éric Weil. Le tout accompagné d’une préface et d’une chronologie d’Éric Weil par Gilbert Kirscher, d’un lexique et d’un index des noms.

On pourra juger de l’ampleur de cette somme en consultant ci-dessous son sommaire.

C’est peu de dire que ces textes présentent un intérêt intrinsèque, mettant sous les yeux du lecteur la grande diversité des objets étudiés par le jeune Éric Weil – par exemple : les zones grises « en marge de la philosophie », comme l’occultisme et la superstition, là où « l’intelligible n’est pas purement rationnel », la Renaissance italienne, les questions économico-politiques, sans parler des objets philosophiques classiques (Kant, Hegel, Platon et les néoplatoniciens) et de la découverte, initiée par Cassirer, de la théorie du langage de Wilhelm von Humboldt. Il faut ajouter qu’ils éclairent aussi l’œuvre substantielle ultérieure de Weil sous l’angle de l’exil, du passage, du dépaysement, de la traduction – toutes expériences sur lesquelles Alain Deligne, lui-même homme du passage et théoricien de la traduction, a longuement médité et souvent écrit2.

Ce faisant, ce travail gigantesque saisit l’unité profonde d’une œuvre trop peu lue, ponctuée par le moment décisif qui en 1933, avec l’accession de Hitler à la Chancellerie, engagea de manière encore plus décisive l’expérience weilienne de l’exil et de l’étrangeté, la réflexion de Weil sur la violence et sur ce qui se présente comme irréductible à la raison. Comme l’écrit Gilbert Kirscher en conclusion de sa préface, « il permet de mieux voir ce qui fait la continuité de l’attitude philosophique de Weil : l’attention, la curiosité, l’ouverture d’esprit devant ce qui étonne et paraît absurde, dénué de sens à première vue, depuis les faits les plus insignifiants jusqu’aux plus tragiques, la volonté de comprendre, en somme. »

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Alain Deligne, L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris, publié avec le soutien de l’institut Éric Weil, Presses universitaires du Septentrion, 2022, 805 pages.

Sommaire

Préface par Gilbert Kirscher.
Avant-propos.
I. Le contexte culturel et historique. 1 – Weil au lycée et le sens des humanités. 2 – Les lieux d’étude.
II. De la médecine à la philosophie. 1 – Renoncement à la spécialisation médicale. 2 – Premiers pas en philosophie. 3 – La part faite aux sciences. 4 – Weil germaniste à Berlin et Hambourg.
III. Penser la Renaissance italienne. 1 – La Bibliothèque Warburg. 2 – Le style philosophique de Weil. 3 – Histoire et Science de l’art. 4 – Études néoplatoniciennes. 5 – En marge de la science et de la philosophie.
IV . Interventions radiophoniques. 1 – Esprit et Vie. Un dialogue sur Philosophie et Littérature. 2 – Hegel. 3 – L’étudiant salarié. 4 – Questions de didactique universitaire.
V. Nouvelles avancées. 1 – Heidelberg. La Dissertation sur Pomponazzi (1462-1525). 3 – D’autres Renaissants italiens : Telesio et Campanella. 4 – Sur Schleiermacher : problèmes d’esthétique et de système. 5 – Le livre de Krüger sur Kant (1931).
VI. L’exil forcé. 1 – La préférence pour l’histoire. 2 – Deux contemporains immédiats : Ritter et Koyré.
VII. Conclusion.
VIII. Textes en annexe.
IX. Relevé des cours fréquentés à Hambourg et Berlin.
X. Chronologie d’Éric Weil (par Gilbert Kirscher).

Anthologie. Textes de jeunesse, présentés et traduits par Alain Deligne.

I. La Fiancée de Corinthe.
II. Sur la théorie de la catharsis.
III. La critique kantienne de la faculté de juger téléologique et l’idée de fin dans le système aristotélicien.
IV. Logique mathématique et logique des mathématiques.
V. Esprit et Vie – Un dialogue sur philosophie et littérature.
VI. Philosophie de la Renaissance et astrologie.
VII. Fiches de lecture d’ouvrages commentés sur Platon et le néoplatonisme.
VIII. Notre superstition quotidienne.
IX. Recension d’Erich Weil sur le Ficin de Walter Dress.
X. Un émetteur-radio à l’université ? Réserves émises à propos d’une appropriation de Monsieur Jolowicz.
XI. « Sur la philosophie ».
XII. Bernardino Telesio, De rerum natura juxta propria principia / Campanella, De sensu rerum et Magia.
XIII. L’étudiant salarié.
XIV. Friedrich von Gagern.
XV. Justinus Kerner.
XVI. Newton.
XVII. Walter Dubislav, « La philosophie mathématique actuelle ».
XVIII. La place du Beau dans la philosophie de Plotin.
XIX. Rudolph Odebrecht : le système de l’esthétique schleiermacherienne.
XX. Lexique.
XXI. Hegel sur la littérature (texte original).
Transcription du texte.
Ouvrages d’Éric Weil.
Index des noms.

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1 – Conservés à l’Institut Éric Weil, université de Lille https://institut-eric-weil.univ-lille.fr/

2 – On peut consulter la version française de la bibliographie d’Alain Deligne sur le site de l’université de Münster https://www.uni-muenster.de/Romanistik/Organisation/Lehrende/Deligne/Publications/index.html

Déconstruire, dit-elle

Il y a un peu plus d’un an était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture1, colloque que la bonne presse s’était empressée de condamner avant même sa tenue2. Les pourfendeurs de ce mauvais colloque décidèrent d’en organiser un second, un bon, intitulé Qui a peur de la déconstruction ? du 19 au 21 janvier 2023. Pour y faire écho, Anne-Emmanuelle Berger, « professeure émérite d’études de genre » et Denis Kambouchner, professeur émérite de philosophie, ont été les invités de Géraldine Muhlmann, le 27 janvier 2023, à l’émission Avec philosophie sur France Culture3. André Perrin a écouté l’émission.

On se souvient sans doute qu’au début du mois de janvier 2022 était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture, colloque dont la bonne presse n’avait pas attendu qu’il se tînt pour en instruire le procès, le juger et le condamner4. Ainsi, deux jours avant son ouverture, le 5 janvier, Le Monde publiait une tribune dans laquelle 74 universitaires expliquaient « pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier, constitue une caricature de son objet car il conduit à observer pour ne rien voir ». Dans les jours qui suivirent le colloque, trois autres articles du même quotidien validèrent la préscience de nos 74 universitaires : ce que les précurseurs tenaient d’un savoir transcendantal, les suiveurs purent le confirmer d’un savoir empirique. Mais cela ne suffisait pas et les pourfendeurs du mauvais colloque décidèrent d’en organiser un second, un bon, intitulé Qui a peur de la déconstruction ? du 19 au 21 janvier 2023. C’est ce qui vaut à deux d’entre eux, Anne-Emmanuelle Berger, « Professeure émérite d’études de genre » et Denis Kambouchner, professeur émérite de philosophie, d’être les invités de Géraldine Muhlmann, le 27 janvier 2023, à l’émission Avec philosophie sur France Culture.

Celle-ci s’ouvre sur un épisode comique. À peine sa productrice a-t-elle donné la parole à la coorganisatrice du bon colloque que celle-ci sort l’artillerie lourde : « Le syntagme Déconstruire la déconstruction est, en fait, emprunté à Éric Zemmour ». Un peu sonnée, Géraldine Muhlmann, qui n’a manifestement pas l’habitude d’être présentée comme une émule d’Éric Zemmour, réagit : « Il faut que je rectifie parce que je crois que … Déconstruire la déconstruction, c’est le titre de notre émission … »5. Anne-Emmanuelle Berger la rassure en lui disant qu’elle ne doute pas de la pureté de ses intentions, mais cela ne suffit pas et la productrice d’Avec philosophie, visiblement ébranlée, reviendra d’elle-même sur le sujet à la 41e minute en confessant, penaude : « Je ne me souvenais pas du tout que c’était une expression d’Éric Zemmour ». Personne n’aura la cruauté de lui répondre que les grands esprits se rencontrent … Reste à savoir si l’épisode a été utile à Mme Berger : s’est-elle rendu compte que tirer argument contre une expression de ce qu’elle a été utilisée par Zemmour, alors que la même expression l’a été aussi par quelqu’un qui est aux antipodes de Zemmour, c’est faire exploser son argument en plein vol ?6 La suite va montrer que non.

Le pluralisme étant la règle du service public, et celle de France Culture en particulier, Géraldine Muhlmann passe un bref extrait (1 minute) d’une interview de Nathalie Heinich (de 25’12’’ à 26’’12’). La sociologue y expose que, selon une étude publiée par l’Observatoire du décolonialisme7, 50% des intitulés des activités universitaires – colloques, journées d’études, séminaires, ateliers – comportent des termes empruntés au wokisme et que cette vague théorique s’accompagne, sur le plan pratique, de la cancel culture, venue des États-Unis, qui consiste à priver de parole, par des actions militantes, ceux qui ne pensent pas dans cette ligne. La productrice demande alors à Mme Berger de réagir à ce propos :

« Comment réagissez-vous à ce propos de Nathalie Heinich qui suggère que des gens en France n’arriveraient pas à mener leurs travaux parce qu’ils seraient confrontés à une chape de plomb woke ? »

C’est seulement à la fin d’une tirade qui s’étend de 26’32’’ à 32’ qu’Anne-Emmanuelle Berger répond à la question qui lui a été posée et elle le fait dans les termes suivants :

« Moi, je ne suis pas partisane d’ailleurs des opérations coup de poing, si vous voulez, quand elles ont lieu, mais elles sont, je dirais grossies. Moi qui suis en France en Études de genre, je peux vous dire que les études de genre sont bien plus menacées d’être « cancelées », et l’ont été de tout temps et le sont encore, que la grande tradition philosophique ».

Mme Berger nous dit donc d’abord qu’elle n’est pas favorable aux actions violentes de commandos, sans aller toutefois jusqu’à les condamner fermement, ni même mollement ; ensuite que ces actions ont été exagérées par ceux qui en ont été victimes ; enfin que les véritables victimes de la « cancel culture », les plus menacées, ce sont elle et ses semblables, les spécialistes des études de genre. Pour autant, elle ne nous donne pas le moindre exemple des persécutions qu’elle a subies. En 2017, il s’était trouvé 1937 intellectuels « progressistes » pour signer une pétition réclamant que le prix Pétrarque soit retiré à Nathalie Heinich au motif qu’elle serait homophobe et antiféministe. Mme Berger a-t-elle dû supporter une semblable cabale ? Une douzaine d’années plutôt, une pétition de même nature avait été signée pour demander qu’Alain Finkielkraut fût chassé de France Culture ; trois ans plus tard, des centaines d’universitaires demandaient une « enquête approfondie » contre l’historien Sylvain Gouguenheim8 ; en 2014, 230 intellectuels et universitaires appelaient à boycotter les Rendez-Vous de Blois pour protester contre l’invitation faite à Marcel Gauchet d’y prononcer la conférence inaugurale. Quels sont les professeurs d’études de genre qui ont dû subir la même chose, et de la part de qui ? Quels sont les noms des intellectuels « conservateurs » ou « réactionnaires » qui ont pétitionné pour demander leur exclusion de l’université, de la radio, de la télévision ? Où peut-on lire leurs pétitions ? Des activistes ont empêché par la violence que Sylviane Agacinski, accusée elle-aussi d’homophobie, puisse donner une conférence à l’université de Bordeaux, d’autres qu’Alain Finkielkraut puisse le faire à Sciences Po, le linguiste Jean Szlamowicz a été interdit de conférence dans sa propre université, Caroline Eliacheff et Céline Masson ont vu leurs conférences empêchées ou perturbées par la violence à Lille, à l’université de Genève, à Bruxelles où elles ont été injuriées et aspergées d’excréments par des activistes qui les accusaient de « transphobie » : où et quand un spécialiste d’études de genre a-t-il été victime de cette « cancellisation » ? Mme Berger ne nous le dit pas – et pour cause.

Cependant, cette « réponse » à la question de Géraldine Muhlmann a été précédée d’un développement particulièrement instructif dont je résume les trois moments. Le premier prend la forme d’une reductio ad zemmourium :

« Natalie Heinich parle d’idéologie identitaire et, comme je le disais au début de l’émission, le slogan Déconstruire la déconstruction relève justement d’une idéologie identitaire qui est l’idéologie identitaire de la francité, de la rationalité française pure, encore une fois l’expression vient de Zemmour ».

Dans un second temps, Mme Berger explique que la déconstruction est combattue comme « le parti de l’étranger ». Elle est vue, ce qui est paradoxal, comme venant des États-Unis. Aux États-Unis, dans les années 90, un procès avait déjà été fait à ladite déconstruction par des médias conservateurs qui lui attribuaient l’origine de ce qu’on appelait alors non pas le wokisme, mais la political correctness. Autrement dit, Nathalie Heinich reproduit un discours qui vient de l’étranger, d’un de « ces étrangers honnis », en l’occurrence l’Amérique.

Plusieurs arguments se télescopent étrangement dans ce passage confus. Nathalie Heinich ayant rappelé que la cancel culture est d’origine américaine, ce qui est difficilement contestable, et des médias conservateurs américains ayant attribué à la déconstruction l’origine du wokisme, la sociologue est à la fois convaincue d’antiaméricanisme, puisqu’elle n’aime pas la cancel culture, et de philoaméricanisme, puisqu’elle reproduit un discours américain, mais, semble-t-il, dans une version conservatrice, pour ne pas dire « trumpiste ». Cependant, la xénophobie de Nathalie Heinich et de ses semblables ne s’arrête pas à la haine de l’Amérique, elle va beaucoup plus loin comme le montre le troisième moment de l’argumentaire qui vaut la peine, lui, d’être reproduit textuellement :

« Dans La pensée 68, donc, l’ouvrage commis par Luc Ferry et Alain Renaut, il est question là encore des origines étrangères de cette pensée contemporaine décriée, du nietzschéisme de Foucault, du heideggerianisme de Derrida, du freudisme de Lacan, du marxisme de Bourdieu, autrement dit tous ces Allemands ou ces Juifs allemands qui font revenir le spectre de 68 et, vous le savez, la figure iconique de 68, c’était Dany Cohn-Bendit, justement un Juif allemand etc. À cela s’ajoute à mon avis, et c’est pour cela qu’on a fait de la déconstruction encore une fois la super figure de cet hôte indésirable, de ce virus étranger qui attaque le corps propre, s’ajoute à tout cela le fait que Derrida, même si on ne le dit pas directement, est un penseur qui vient de ladite périphérie, c’est-à-dire d’Algérie, qui est juif, etc., et qui donc porte sur lui en quelque sorte toutes les marques d’un étranger ».

Dans l’ouvrage de Ferry et Renaut, les chapitres consacrés aux penseurs qui ont, selon ses auteurs, inspiré la « pensée 68 » s’intitulent : Le nietzschéisme français (Foucault), L’heideggerianisme français (Derrida), Le marxisme français (Bourdieu) et Le freudisme français (Lacan). Ainsi, rappeler dans le titre d’un chapitre que Derrida a été un grand lecteur de Heidegger ou que le psychanalyste Lacan a subi l’influence du fondateur de la psychanalyse, qui était lui aussi « Allemand », cela revient à dénoncer le parti de l’étranger et c’est faire preuve de germanophobie. C’est en quelque sorte se comporter comme Mélenchon lorsqu’il tweete à l’intention d’Angela Merkel : « Maul zu, Frau Merkel ! »9 ou lorsque sur son blog, il traite la députée européenne Ingeborg Grässle de « caricature de boche de bande dessinée »10. Mais c’est bien pire encore car, parmi ces Allemands, il y a des Juifs, des Juifs allemands qui ont préparé mai 68 et dont le rejeton iconique est Daniel Cohn-Bendit, lui aussi Juif allemand, comme par hasard ! Tout s’explique ! Ferry et Renaut ne sont pas seulement germanophobes, ils sont antisémites. Et puis, cerise sur le gâteau, Derrida est lui-même un Juif qui vient d’Algérie, un Juif séfarade. La preuve n’est-elle pas rapportée que ceux qui critiquent sa philosophie de la déconstruction sont des xénophobes, anti-arabes et antisémites ?

Personne ne songe à faire observer à Mme Berger qu’Éric Zemmour a en commun avec Jacques Derrida d’être un Juif originaire d’Algérie et de lui demander si, au fond, ce n’est pas cela qu’on lui reproche, « même si on ne le dit pas directement ».

Rendons justice à Denis Kambouchner. Après la diatribe de Mme Berger, il prend la parole pour dire que, tout hostile qu’il est au livre de Ferry et Renaut, il n’y a rien trouvé ni contre l’Étranger, ni contre le Juif. Il faut remercier Denis Kambouchner d’avoir sauvé l’honneur. Mais il faut aussi remercier Anne-Emmanuelle Berger de nous avoir donné une aussi belle illustration de la nature, de la méthode et des vertus de cette pensée déconstructrice dont elle fait la promotion et dont elle est une des plus éminentes représentantes.

Notes

1 – [NdE] Les Actes de ce colloque sont actuellement en voie de publication. On peut écouter l’intégralité des enregistrements sur le site de l’Observatoire du colonialisme et des dérives identitaires : https://decolonialisme.fr/les-conferences-du-colloque-que-reconstruire-apres-la-deconstruction-les-enregistrements/

4 – [NdE] Voir les références notes précédentes.

5 – [NdE] Effectivement, le titre de l’émission a changé comme on peut le constater sur le site de France Culture (voir le lien note 3).

6 – On pourrait penser à la réfutation socratique par l’argument  et oppositum (cf. Victor Goldschmidt Les Dialogues de Platon). Mais Mme Berger n’est manifestement pas lectrice de Platon : à 45’18’’, elle fait remonter à Kant le refus de la doxa et de l’argument d’autorité …

7 – Xavier-Laurent Salvador, Jean Szlamowicz, Andrea Bikfalvi, « Le décolonialisme, c’est 50,4% » https://decolonialisme.fr?p=3590 .

8 – [NdE] voir sur le site d’archives « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs » http://www.mezetulle.net/article-le-medieviste-et-les-nouveaux-inquisiteurs-par-a-perrin-30483836.html repris par André Perrin dans Scènes de la vie intellectuelle en France, Paris : Toucan, 2016 https://www.mezetulle.fr/parution-livre-dandre-perrin-scenes-de-vie-intellectuelle-france/ .

9 – Le 7 décembre 2014.

10 – Le 8 décembre 2014.

La laïcité dans tous ses états

Commentaire de l’émission « Répliques » du 12 novembre 22

À peine terminais-je d’écouter le « podcast » de l’émission Répliques (La laïcité : état des lieux) du 12 novembre 2022, où Alain Finkielkraut avait invité Iannis Roder et Jean-Fabien Spitz1, à peine me disais-je que la pseudo-argumentation de Jean-Fabien Spitz méritait quelques commentaires bien sentis que, relevant mes messages, je trouve cet article envoyé par André Perrin ! Fidèle au style caustique et précis dont il nous a déjà régalés dans plusieurs livres2 – mentionnons le tout récent Postures médiatiques (L’Artilleur, 2022) – l’auteur y reprend, en les démontant, les sophismes et inexactitudes que Jean-Fabien Spitz a égrenés tout au long de l’émission.

Le samedi 12 novembre 2022, l’émission Répliques, sur France Culture, avait pour titre La laïcité : état des lieux. Alain Finkielkraut y avait invité Iannis Roder, professeur d’histoire en réseau d’éducation prioritaire, à Saint-Denis, depuis 23 ans, et Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie politique. Des interventions de Iannis Roder, on ne dira rien ici, sinon qu’elles furent de part en part lumineuses, justes et vraies. De celles de son interlocuteur, la suite permettra de juger. Celui-ci dénonce « l’intégrisme républicain » de ceux qui prétendent interdire le port d’un vêtement : en France comme en Iran, on doit pouvoir être libre de porter le voile ou de ne le porter pas. Iannis Roder répond alors (7’13’’) que « L’interdiction du port du voile n’existe que dans le cadre de l’école et dans le cadre du fonctionnariat ». Spitz lui lance alors avec superbe : « Les élèves ne sont pas des fonctionnaires, Monsieur ! ». Ce à quoi Iannis Roder répond sobrement : « J’ai dit et ».

Ce qu’avait dit Iannis Roder était parfaitement exact. Le port du voile, en France, n’est proscrit que dans deux cas : aux élèves, dans les établissements de l’enseignement public, écoles, collèges et lycées, où ils sont presque tous mineurs et aux fonctionnaires, dans les espaces relevant de l’autorité de l’État. Cependant son interlocuteur, bien que philosophe de profession, préfère lui attribuer mensongèrement une sottise qu’il est évidemment plus facile de réfuter qu’une vérité de fait.

Un peu plus loin, (7’45’’) Iannis Roder fait valoir que la loi de 2004, dans la mesure où elle permettait de soustraire certaines jeunes filles aux pressions qu’elles subissaient, était une loi protectrice. Réponse de Jean-Fabien Spitz, qui se veut sarcastique : « J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte. J’apprends ça avec bonheur ».

Ainsi donc, M. Spitz découvre seulement aujourd’hui qu’entre le fort et le faible, c’est parfois la liberté qui opprime et la loi qui libère. Jusque-là, il croyait probablement que la vraie liberté était celle du renard libre dans le poulailler libre. Sur les rapports de la liberté et de la loi, il n’a, tout au long de sa carrière, rien appris ni de Spinoza, ni de Locke, ni de Rousseau, ni de Kant. Jusque-là il savait, et sans doute du haut de sa chaire enseignait, que toute loi est scélérate, qui exerce quelque contrainte sur la liberté des uns ou des autres, en interdisant par exemple le travail des enfants, en imposant aux employeurs de verser un salaire minimum aux salariés, ou en obligeant les citoyens à payer des impôts. Comme si le chemin de la liberté passait par la contrainte !

Alain Finkielkraut ayant alors évoqué La Boétie et la servitude volontaire (7’54’’), M. Spitz répond : « La servitude volontaire est omniprésente dans cette société. On pourrait la repérer à la façon dont les gens sont asservis à des marques commerciales, par exemple, y compris à l’intérieur de l’école […] Il y a de multiples formes d’emprise dans cette société, pas seulement celle que la loi dénonce ». M. Spitz ignore manifestement, ou il feint d’ignorer, qu’à l’intérieur de l’école, les chefs d’établissements sont amenés à interdire d’autres tenues que le voile, des tenues que justement les modes ou les codes de la société extérieure tendent à imposer aux élèves, les « crop-tops » par exemple, interdictions qui soulevaient l’indignation d’une autre grande philosophe libérale, Géraldine Mosna-Savoye, le 15 septembre 2020, sur les ondes de France Culture : « c’est précisément ce qui se joue aujourd’hui avec le corps des femmes, et tous les corps d’ailleurs : ce que l’on peut en montrer ou pas ne devrait, je crois, rien à voir (sic) avec la convenance à un ordre moral extérieur quel qu’il soit, dont le bienfondé restera toujours à démontrer ». Sur les rapports de la liberté et de la loi, Jean-Fabien Spitz est éloigné des conceptions de Spinoza, de Locke, de Kant et de Rousseau, mais il est proche de la pensée de Géraldine Mosna-Savoye. Les grands esprits se rencontrent.

Il est ensuite question de la circulaire que le ministre de l’Éducation nationale a adressée aux recteurs sur la multiplication dans les établissements scolaires des tenues manifestant une appartenance religieuse, comme les Abayas et les Qamis. La réplique de M. Spitz ne se fait pas attendre. Au moment du vote de la loi de 1905, dit-il, Aristide Briand s’est opposé à ce que, comme certains le proposaient, le port de la soutane fût interdit dans l’espace public. Notre philosophe se rend ici coupable du sophisme appelé ignoratio elenchi : la circulaire de Pap Ndiaye ne vise pas à interdire le port de l’Abaya dans l’espace public, mais dans la seule enceinte de l’école tandis que les anticléricaux de 1905 ne prétendaient pas proscrire le port de la soutane dans les lycées et collèges, ce à quoi peu d’élèves auraient pensé vraisemblablement, mais dans la totalité de l’espace public. Le même sophisme sera réitéré un peu plus tard, à 14’37’’, Jean-Fabien Spitz déclarera : « Dans les années cinquante, 25 à 30% des gens étaient communistes. On pouvait se promener dans la rue avec un insigne, la faucille et le marteau. Fallait-il l’interdire ? ». Signalons à notre philosophe qu’on a toujours le droit d’arborer cet insigne dans la rue, et même d’y manifester en portant un drapeau rouge et en chantant L’Internationale. Avec un peu de bon sens, on pourrait comprendre que ce qui est parfaitement légitime dans la rue ne l’est pas forcément dans une salle de classe. Cependant Spitz poursuit à 12’11’’ :

« Je voudrais ajouter quelque chose, c’est que maintenant la loi est interprétée. C’est-à-dire, c’étaient des signes religieux ostensibles, maintenant ce sont des signes religieux ostentatoires – ce n’est pas tout à fait la même chose – ensuite ce sont des signes religieux par destination. Qu’est-ce qu’un signe religieux par destination ? C’est un signe qu’on interprète comme religieux à partir d’autres comportements de l’élève. C’est une chasse à l’homme, ou plutôt, une chasse à la femme ».

Ici, M. Spitz étale son ignorance juridique. La notion de destination est courante en droit, non seulement en droit civil, comme en témoigne la notion d’« immeuble par destination », mais aussi en droit pénal, comme l’atteste la notion d’ « arme par destination ». Si vous revenez de la quincaillerie avec des fourchettes et des couteaux de cuisine dans votre sac à provisions, vous ne contrevenez à aucune loi ; mais si vous vous rendez à une manifestation avec, dans votre poche, les mêmes couteaux ou les mêmes fourchettes, vous êtes passible du tribunal correctionnel aux termes de l’article 132-75 du code pénal. C’est le contexte et le comportement du sujet qui guident l’interprétation. Rien de nouveau là-dedans, par conséquent, et pas plus de chasse à l’homme que de chasse à la femme de la part des magistrats qui interprètent la loi.

Oui, il est important d’interpréter, comme la suite va le montrer. Pour étayer l’affirmation selon laquelle « on a le droit de manifester ses opinions dans une République », Spitz invoque la loi fondamentale : « Et la Constitution même dit que la République respecte toutes les croyances ». Il est beau de citer l’article 1er de la Constitution, mais il est vain de le faire si on ne prend pas la peine d’expliquer en quel sens la République respecte toutes les croyances3. Dès lors que toutes les croyances sont mises à égalité sous le rapport du respect qui leur est dû, il est clair que ce n’est pas le contenu de ces croyances qui peut faire l’objet de ce respect. La République reconnaît à tous les individus le droit de croire ce qu’ils veulent, même des sottises, et de le dire, mais cela ne signifie pas qu’elle proclame un respect égal dû à la vérité et à l’erreur. C’est la raison pour laquelle le droit de dire des sottises, ou le devoir de respecter celles-ci, n’est pas le même dans la rue et dans l’école. Les élèves ont le droit de croire que la terre est creuse et que le capitaine Dreyfus était coupable, mais les professeurs de physique et d’histoire n’ont ni le devoir de respecter ces croyances dans leur contenu, ni le droit de les professer eux-mêmes. De surcroit, dire que la République respecte toutes les croyances ne nous dit rien de la traduction juridique de ce respect. De ce que certains croient que la femme doit être soumise à l’homme, ou que le voile protège sa pudeur des regards lubriques des mâles, et de ce que la République respecte ces croyances, on pourrait déduire que le voile peut être porté à l’école ? Soit. Mais de ce que certains croient à la théorie du « ruissellement », d’autres à la théorie du « grand remplacement », et de ce que la République respecte ces croyances, puisqu’elle les respecte toutes, quelles conséquences juridiques doit-elle alors en tirer ?

Alain Finkielkraut ayant cité une phrase de Péguy, Spitz en fait le commentaire suivant : « Lorsque Péguy écrit que l’instituteur doit être le représentant de l’humanité, je crois comprendre que l’humanité inclut […] des penseurs religieux. L’islam nous a transmis un certain nombre d’objets culturels très importants, on ne peut pas le nier. Pourquoi exclure ce qui fait partie de la culture humaine ? ». Où M. Spitz a-t-il vu que l’islam était exclu de l’école ? Le réduit-il au port du voile par les femmes ? Ignore-t-il que les programmes d’histoire font toute sa place à la civilisation musulmane ? Ignore-t-il qu’Avicenne et Averroès figurent dans la liste des auteurs au programme de philosophie et que la proscription du voile en classe n’interdit pas davantage leur étude que celle de la Kippa n’empêche l’étude de Maïmonide et de Levinas, ou que celle de la croix chrétienne ne s’oppose à ce que l’on y explique saint Augustin, Pascal et Ricœur ?

La discussion s’engage ensuite sur les causes de la montée en puissance de l’intégrisme islamique. À 27’54’’, Jean-Fabien Spitz intervient : « Le phénomène de la prégnance de ce que vous, vous appelez l’intégrisme islamiste, dont je ne nie absolument pas l’existence, parmi certains milieux musulmans en Europe, pas seulement en France, bien sûr, par exemple a son pendant dans un pays que je connais bien qui est le Brésil où les sectes évangéliques ont gagné une influence extrême parmi les populations des favelas. Ces idéologies extrémistes, parce que là il s’agit d’un intégrisme religieux, peuvent être encore plus dangereuses que l’islamisme, d’une certaine façon ». Spitz nous dit que l’intégrisme évangélique peut être encore plus dangereux que l’islamisme d’une certaine façon, mais il ne nous dit pas de quelle façon. Ces évangélistes ont-ils égorgé des prêtres catholiques en plein office, comme le Père Hamel à Saint-Etienne du Rouvray ? Ont-ils décimé la rédaction d’un hebdomadaire anticlérical ? Se sont-ils livrés à des tueries de masse dans une salle de concert de Copacabana ou au stade Maracanã ? Dans quel État du Brésil font-ils régner une terreur comparable à celle des Talibans en Afghanistan ? Ou à celle de Daech en Syrie ? Ou à celle de Boko Haram au Nigeria ? Quel État du Brésil a connu de leur fait ce que l’Algérie a vécu de 1991 à 2002 ? M. Spitz ne nous le dit pas. Il est regrettable qu’un professeur de philosophie se préoccupe si peu d’administrer la preuve de ce qu’il avance.

Alain Finkielkraut interroge ensuite Jean-Fabien Spitz sur les « lois scélérates » qu’il dénonce dans le livre qu’il vient de publier. Celui-ci lui répond (32’57’’) que ce sont des lois qui restreignent les libertés publiques et il en donne l’exemple suivant :

« On en a un exemple à Poitiers récemment où des associations qui ont à leur programme un enseignement sur la désobéissance civile ont été privées, ou sont menacées d’être privées, de leurs subventions parce qu’elles mettent ceci à leur programme alors que la désobéissance civile fait partie de la charte européenne des droits de l’homme. C’est quelque chose qui est reconnu comme un droit, la désobéissance civile, lorsque qu’on pense qu’une loi est une loi qui est une loi porteuse d’oppression ».

M. Spitz a-t-il pris la peine de lire le texte qu’il cite ? Aucun des 54 articles de la charte des droits fondamentaux de l’union européenne ne consacre un droit à la désobéissance civile, ni n’en fait la moindre mention. Si M. Spitz interprète de cette manière l’article 10-2 de ladite charte, il étale, une fois encore, son incompétence juridique, et doublement. Cet article dispose en effet que « Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ». D’une part, il y est question de l’objection de conscience et non de la désobéissance civile, ce qui n’est pas du tout la même chose. Comme en témoigne aussi bien la jurisprudence de la commission européenne des droits de l’homme que celle de la Cour européenne des droits de l’homme, l’objection de conscience concerne essentiellement le refus d’accomplir le service militaire dans les pays où il est obligatoire. Dans des débats récents, elle a également concerné le droit des médecins à refuser de pratiquer l’avortement, mais jamais elle n’a concerné la désobéissance civile au sens où celle-ci serait un droit de désobéir à une loi lorsqu’on pense qu’elle est « porteuse d’oppression ». D’autre part, l’article 10-2 subordonne ce droit au principe de subsidiarité : il n’est reconnu que dans les limites des « lois nationales qui en régissent l’exercice ». Quelle loi française reconnaît un tel droit de désobéir aux citoyens ? M. Spitz ignore également que même un auteur aussi favorable à la désobéissance civile qu’Albert Ogien reconnaît que sa légalisation est impossible, qu’elle ne peut pas « être un droit reconnu »4. Mais supposons un instant que M. Spitz ait raison. Supposons qu’une loi européenne, primant sur les lois françaises, fasse obligation à notre république de subventionner des associations qui préconisent la désobéissance aux lois de la République. Le propre d’une règle de droit, ce qui la distingue par exemple d’une règle morale, c’est d’être coercitive, c’est-à-dire assortie d’une contrainte. C’est donc contrainte et forcée par la loi européenne que la République française devrait assurer la liberté que M. Spitz revendique, celle de désobéir aux lois qui lui paraissent mauvaises. Ne s’exposerait-il pas alors aux sarcasmes d’un philosophe qui lui dirait : « Comment, comment ? J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte. J’apprends ça avec bonheur » ?

Jean-Fabien Spitz ayant, tout au long de l’émission, manifesté son hostilité à l’enseignement privé, on aurait pu penser que ce républicain libéral, puisque c’est ainsi qu’il se définit, avait une dent contre le « privé ». Il n’en est rien, comme une dernière séquence permettra de s’en assurer. Iannis Roder s’étonne de ce qu’il ait dit : « Je ne comprends pas que l’on pénalise des médecins qui feraient des certificats de virginité »5. Cela ne revient-il pas à faire de la femme une marchandise qui doit être pure pour être consommée ? Réponse de Spitz : « C’est une affaire privée ! C’est une affaire privée ! ». Et de prendre une comparaison : si une femme n’accepte de m’épouser que si je lui prouve, certificat de fertilité à l’appui, que je pourrai lui faire des enfants, c’est une affaire privée ! C’est une affaire privée !

La fin éclaire le début. C’est le même libéralisme qui fonde le droit des jeunes filles musulmanes d’arborer à l’école un signe de sujétion et celui des hommes de leur réclamer un certificat médical de virginité. On aura compris que pour ne pas être intégriste, le républicanisme ne doit pas seulement être libéral, mais ultralibéral.

Notes

1 – Enregistrement intégral à écouter sur le site de France-Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/repliques-du-samedi-12-novembre-2022-5866040 . Emission à l’occasion de la publication par Iannis Roder de La jeunesse française, l’école et la République (L’Observatoire) et par Jean-Fabien Spitz de La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique (Gallimard).

2Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat (L’Artilleur, 2016) ; Journal d’un indigné. Magnitude 7 sur l’échelle de Hessel (L’Artilleur, 2019 ; recension sur Mezetulle) et, chez le même éditeur, Postures médiatiques. Chronique de l’imposture ordinaire, 2022. André Perrin a également publié de nombreux articles sur Mezetulle.

3 – Voir sur ce point Catherine Kintzler « Du respect érigé en principe » Mezetulle 16 septembre 2017.

4 – Albert Ogien « La désobéissance civile peut-elle être un droit ? » Droit et société 2015/3 N°91 p.592

5 – Sur cette question, voir Catherine Kintzler « Cachez cette virginité que je ne saurais voir » Marianne 2 juin 2008 et Mezetulle 8 juin 2008.

À la mémoire d’Edith Fuchs

J’apprends par Jean-Michel Muglioni le décès d’Edith Fuchs. Comme le dit Marie Perret dans son message aux adhérents de l’APPEP1, Edith Fuchs « a été un artisan infatigable de la promotion de l’enseignement de la philosophie et du modèle républicain de l’instruction publique ». Par son savoir toujours renouvelé aux meilleures sources, sa présence d’esprit, sa gaieté et sa fermeté de pensée, Edith Fuchs incarnait la figure exemplaire du professeur tel qu’on le souhaite pour ses propres enfants et sur laquelle la destruction systématique de l’instruction publique s’acharne depuis quarante ans. Puisse son souvenir redonner du courage aux professeurs qui sont encore, malgré tout, dans les classes.

Edith Fuchs a signé plusieurs ouvrages :

  • Entre chiens et loups : dérives politiques dans la pensée allemande du XXe siècle préface de Bernard Bourgeois, Paris : Le Félin 2011 (Recension sur Mezetulle par Jean-Michel Muglioni )
  • Écritures d’Auschwitz : défiguration et transfiguration de l’histoire, préface d’Emmanuel Faye, Paris : Delga, 2014.
  • L’humanité et ses droits, Paris : Kimé, 2020. (Recension sur Mezetulle par Jean-Michel Muglioni)

Elle a traduit Spinoza and the case for philosophy d’Elhanan Yakira sous le titre Spinoza. La cause de la philosophie, Paris : Vrin, 2017.

Elle a préfacé Hitler par lui-même d’après son livre « Mein Kampf » de Charles Appuhn, Paris : Kimé, 2021 (Recension sur Mezetulle par C. Kintzler )

Mezetulle s’honore d’avoir accueilli de nombreux articles de sa main. On y retrouve le goût de la formule caustique, l’esprit alerte et ironique qui faisaient de sa conversation un régal.

Sur le site d’archives :

Sur l’actuel site :

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1– Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public.

Vous avez dit « laïcité positive » ?

En parlant de « laïcité positive » le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye reprend un terme fréquemment utilisé pour réclamer à la laïcité – qu’on juge rigide et trop intransigeante – des « accommodements », une « ouverture »1. Ce terme, que Nicolas Sarkozy avait cru bon de promouvoir à plusieurs reprises2, suggère par lui-même l’aspect politique qui gouverne son emploi. L’adjectif « positive » induit en effet un champ sémantique où prendrait place, à l’opposé, une « laïcité négative » qu’il s’agirait de combattre, de réduire et peut-être même d’effacer3. Mais la thèse d’une « laïcité négative » ne tient pas debout : car la laïcité a posé plus de libertés que ne l’a jamais fait aucune religion. On n’a pas à demander à la laïcité d’être « positive » : c’est aux religions qu’il appartient de le devenir en renonçant à leurs prétentions à l’exclusivité intellectuelle et politique.
Examinons donc ce que certains appellent hâtivement un concept : la notion de « laïcité positive ». De quelque côté qu’on la prenne, on débouche sur un vide intellectuel.

Laïcité : négativité ou minimalisme ?

Il faut d’abord éclaircir l’emploi des termes « négatif » et « positif ».

On peut entendre par là une quantité et une forme de contenu au sens doctrinal. De ce point de vue, il n’y a effectivement rien de plus minimal que la laïcité. Elle n’est pas une doctrine, puisqu’elle dit que la puissance publique n’a rien à dire s’agissant du domaine de la croyance et de l’incroyance, et que c’est précisément cette abstention qui assure la liberté de conscience, celle de croire, de ne pas croire, d’avoir ou non une religion, de renoncer à une religion ou d’en changer. Ce n’est pas non plus un courant de pensée au sens habituel du terme : on n’est pas laïque comme on est catholique, musulman, stoïcien, bouddhiste, etc. Au contraire : on peut être à la fois laïque et catholique, laïque et musulman, etc. La laïcité n’est pas une doctrine, mais un principe politique visant à organiser le plus largement possible la coexistence des libertés. Qu’on me pardonne ce gros mot : les philosophes parleraient d’un « transcendantal » – condition a priori qui rend possible l’espace de liberté occupé par la société civile. Ce n’est pas ici le lieu de refaire toute la théorie : je l’ai proposée ailleurs de manière détaillée et je me permets d’y renvoyer les lecteurs4.

Confondre minimalisme et négativité, c’est soit une erreur soit une faute. C’est une erreur si la confusion a pour origine une méconnaissance. C’est une faute si, malgré la connaissance, elle s’impose sous une figure de rhétorique qui sonne alors comme une déclaration d’hostilité. Dans les deux cas, il est opportun et urgent de rappeler le fonctionnement du concept de laïcité.

La laïcité pose la liberté

Maintenant, regardons quels sont les effets du minimalisme dont je viens de parler. On découvre alors un autre angle pour éclairer les termes « négatif » et « positif », en les rattachant à une question décisive. Il s’agit de l’effet politique et juridique : celui-ci est-il producteur de droit et de liberté?

On pourra aisément montrer que c’est précisément par son minimalisme que le principe de laïcité est producteur, positivement c’est-à-dire du point de vue du droit positif, de libertés concrètes. C’est en effet à l’abri d’une puissance publique qui s’abstient de toute inclination et de toute aversion en matière de croyances et d’incroyances que les religions, mais aussi d’autres courants de pensée, peuvent se déployer librement dans la société civile. Les citoyens sont donc à l’abri d’un État où régnerait une religion officielle ou un athéisme officiel mais aussi, ne l’oublions pas, ils sont à l’abri les uns des autres. En s’interdisant toute faveur et toute persécution envers une croyance ou une incroyance, la puissance publique laïque les admet et les protège toutes, y compris celles qui n’existent pas, pourvu qu’elles consentent à respecter la loi commune.

Il n’y a donc rien de plus positif à cet égard que la laïcité. Elle pose bien plus de libertés politiques et juridiques que ne l’a jamais fait aucune religion en position de pouvoir ou ayant l’oreille complaisante du pouvoir. Car une autre confusion doit être dissipée. Si quelques messages religieux aspirent à une forme de libération métaphysique et morale, aucune religion n’a été en mesure de produire la quantité de libertés positives engendrées par la plate-forme juridique minimaliste de la Révolution française – première occurrence du concept objectif de la laïcité même si le mot apparaît plus tard. Du reste ce n’est pas la préoccupation essentielle des religions, qui ne sont heureusement pas réductibles à leurs aspects juridiques.

Quelle religion a institutionnalisé la liberté de croyance et d’incroyance, la liberté d’apostasie ? Laquelle a, ne disons pas instauré, mais seulement accepté de son plein gré le droit des femmes à disposer de leur corps, à échapper aux maternités non souhaitées ? Laquelle a été prête sans la contrainte de la législation civile à reconnaître celui des homosexuels à vivre tranquillement leur sexualité et à se marier ? Laquelle accepte une législation sur le droit pour chacun de mourir selon sa propre conception de la dignité et de la liberté ? Laquelle reconnaît de son plein gré la liberté de prononcer des propos qui à ses yeux sont blasphématoires ? Inutile de citer l’affaire des caricatures, l’assassinat de Théo Van Gogh, l’attentat contre Charlie-Hebdo, pas besoin de rappeler les lapidations, ni de remonter au procès de Galilée ou au supplice du Chevalier de La Barre : les exemples sont légion, jadis, naguère et aujourd’hui. Aucune des libertés positives que je viens de citer n’a été produite par une religion, directement, en vertu de sa propre force, de sa propre doctrine et par sa propre volonté : toutes ont été concédées sous la pression de combats et d’arguments extérieurs, et sous la pression de législations qui ont rompu avec la légitimation religieuse et qui ont eu le courage d’affronter les injonctions religieuses.

On me citera comme contre-exemples l’ex-URSS ou la Pologne, où la religion a été un ciment pour résister au despotisme : mais la liberté religieuse heureusement rétablie y a été réclamée contre un État pratiquant lui-même une forme de religion officielle exclusive. Une religion persécutée a besoin de la liberté de conscience et de croyance ; elle a raison de lutter pour l’obtenir, mais elle ne la produit pas par elle-même, elle n’est pas elle-même le principe d’une liberté qui vaut pour tous : elle la désire pour elle, ou tout au plus pour ceux qui ont une religion, exclusivement – sa générosité propre ne s’étend pas au-delà5. Benoît XVI a rappelé dans un de ses discours en 2008 à Paris6 que, à ses yeux, il n’y pas de culture véritable sans quête de Dieu et disponibilité à l’écouter. Il a bien sûr le droit de le penser et de le dire, mais on a aussi le droit de rappeler que ce principe n’est pas en soi inoffensif : il suffit de lui (re)donner la force séculière pour prendre la pleine mesure de sa violence.

Il appartient aux religions de devenir positives et non-exclusives

La laïcité n’a donc pas à devenir positive : elle l’a toujours été, elle est un opérateur de liberté. Davantage : la positivité des libertés n’est possible que lorsque les religions renoncent à leur programme politique et juridique, que lorsqu’elles se dessaisissent de l’autorité civile, de l’exclusivité spirituelle et de la puissance civile auxquelles certaines prétendent toujours et avec quelle force. Autrement dit, pour que l’association laïque puisse organiser la coexistence des libertés et par conséquent assurer la liberté religieuse, il est nécessaire que les religions s’ouvrent au droit positif profane en renonçant à leur tentation d’hégémonie spirituelle et civile.

Il convient donc d’inverser les injonctions à la « positivité » : c’est la laïcité qui est fondée à demander aux religions de devenir positives et de renoncer à l’exclusivité tant intellectuelle que politique et juridique, de renoncer à faire la loi. L’histoire des rapports entre la République française et le catholicisme témoigne que c’est possible. Elle témoigne aussi que dans cette opération les religions sont gagnantes. Car elles ne gagnent pas seulement la liberté de se déployer dans la société civile à l’abri des persécutions ; en procédant à ce renoncement elles montrent qu’elles ne sont pas réductibles à de purs systèmes d’autorité ni à un droit canon ou à une charia auxquels il serait abusif de les restreindre, elles montrent qu’elles sont aussi et peut-être avant tout des pensées. Et à ce titre, elles sont conviées dans l’espace critique commun de libre examen ouvert par la laïcité.

Notes

1 – Pap Ndiaye, entretien au Monde, 13 octobre 2022, « Il faut faire de la pédagogie et défendre une laïcité positive, et non synonyme de contrainte ou d’interdiction » . L’usage du terme « laïcité positive » par le personnel politique (voir note suivante) est probablement issu d’une lecture mal digérée d’un bref texte de Paul Ricœur, distinguant une « laïcité d’abstention » propre à l’État et une « laïcité de confrontation » s’exerçant par le libre débat dans la société civile. Paul Ricœur « Laïcité de l’État et laïcité dans la société » La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Hachette/Pluriel, 1995, pp. 194-195, en ligne sur le site de l’APPEP https://www.appep.net/table-des-matieres/chapitre-ii-du-mot-a-lidee/ii-11-laicite-de-letat-et-laicite-dans-la-societe/ . Dans ce texte en effet, Ricœur maintient la distinction entre État et société civile et ne suggère nullement qu’il faudrait s’appuyer sur la « laïcité de confrontation » pour réclamer l’assouplissement et même l’effacement de la laïcité constitutive, organique, de la République française. Il oppose deux champs, il ne réclame nullement leur brouillage.

3 – Ce faisant, il s’agit aussi de flatter la perception spontanément « négative » dont fait état une classe d’âge (voir l’ouvrage de Iannis Roder La jeunesse française, l’école et la république, Paris : L’Observatoire, 2022) pour laquelle la laïcité se réduirait à un ensemble d’« interdits ». Comme si la laïcité n’était pas profondément libératrice. Et comme si, plus largement, le concept même d’interdit n’était pas constitutif de la liberté du citoyen.

4 – Notamment le livre Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2022 4e éd. (2014). Pour un aperçu, on pourra lire sur ce site « La dualité du régime laïque » https://www.mezetulle.fr/la-dualite-du-regime-laique/ , l’entretien avec Laurent Ottavi en deux parties dans La Revue des Deux mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ . En vidéo : entretien avec Jean Cornil (CLAV, Bruxelles) https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/

5 – Et bien souvent, une fois au pouvoir politique ou en mesure de l’influencer significativement, elle s’empresse de mettre en place une législation rétrograde et négatrice de liberté. L’exemple de l’Iran est à méditer.

6 – Discours de Benoît XVI au Collège des Bernardins, Paris, 12 septembre 2008 : « Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable. » https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2008/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20080912_parigi-cultura.html

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[N.B. Ce texte reprend partiellement un article que j’ai publié en septembre 2008 sur mon ancien site http://www.mezetulle.net/article-23196913.html ]

Les « deux plus grandes idées » de l’histoire humaine : un livre de Linda Zagzebski

Saisir le monde dans son unité ; saisir son propre esprit. Telles sont les deux idées qui ont gouverné la pensée humaine d’après Linda Zagzebski (née en 1946), une philosophe américaine réputée qui a publié il y a quelques mois The Two Greatest Ideas. How our grasp of the universe and our minds changed everything1. Dans certaines civilisations, la coexistence de ces deux idées universelles a été plutôt harmonieuse (elles ont pu d’ailleurs se fondre l’une dans l’autre sous l’empire de la « non-dualité » : « je suis le monde ») ; en Occident, elle a pris un tour conflictuel. D’où des confusions intellectuelles et des désaccords culturels.

Harmonie

Selon l’autrice, la première grande idée s’est imposée au cours du Ier millénaire avant Jésus-Christ et a dominé les périodes antique et médiévale. C’est l’idée selon laquelle l’esprit peut saisir le monde. Cette idée paraîtra déjà moins vague si l’on précise que l’esprit humain saisit le monde comme une unité. Dès lors, Linda Zagzebski peut « convoquer » Thalès, Héraclite aussi bien que Parménide ; Pythagore au premier chef. Il y a un premier principe au fondement de toutes les choses, et l’esprit humain peut le découvrir.

Cette première idée, l’art l’a illustrée, en particulier les cathédrales : « Une cathédrale était une image de la création. Elle dépeignait le commencement du monde et sa fin, faisait le portrait des principales figures de l’histoire humaine, et affichait le grand récit de la Rédemption. Même l’orientation de l’église avait une signification cosmique. » L’art était le produit d’un « génie diffus » (Émile Mâle) ; le point de vue personnel de l’artiste était sans intérêt, même à ses propres yeux. Pour Aristote, la poésie épique se distingue par l’universalité de ses énoncés : « L’individu est important, écrit Linda Zagzebski, pour ce qu’il révèle de quelque chose qui pourrait arriver à quelqu’un d’autre. » L’autrice voit dans La Divine Comédie (cette « Summa en vers », a-t-on pu dire) une expression particulièrement puissante de la première grande idée. Le monde est une unité, un tout organique. Nous nous connaissons nous-mêmes par l’intermédiaire de l’univers et de ce que tout le monde en connaît.

Sous le règne de la première idée, la moralité est conçue comme un accord vivant avec le monde, un sentiment d’harmonie avec l’univers. L’épanouissement humain, tel que l’entend Aristote, est déterminé par la nature humaine en tant qu’elle fait partie de la nature comme un tout. Linda Zagzebski relève que la première idée n’a pas disparu quand la seconde l’a supplantée ; selon elle, l’amour intellectuel de Dieu chez Spinoza en est le témoignage. Sous le règne de la première idée, l’unité du savoir résultait de l’unité du monde. L’autrice regrette la fragmentation qui a accompagné la perte de son prestige : « Il est malheureux que nous insistions souvent sur la division des domaines du savoir au lieu de cultiver le genre d’esprit qui maintient en vie la première grande idée. C’est ce genre d’esprit qui peut révolutionner la pensée humaine. »

Autonomie

Selon Linda Zagzebski, la première grande idée a décliné au profit de la seconde après deux mille ans de domination. La période charnière est la Renaissance dans l’art et la littérature ; le XVIIe siècle pour la philosophie et la science. Certes, les hommes ont toujours réfléchi sur leurs esprits mais l’injonction de l’oracle de Delphes (« connais-toi toi-même ») n’était pas une invitation à l’introspection : on ne considérait pas que la saisie de soi-même différât par nature de la saisie de l’univers par l’esprit. La révolution de la subjectivité se produisit donc d’abord dans les arts. C’est, d’après l’autrice, dans la Florence du XVe siècle que l’art « commença à exprimer ce qui était à l’intérieur de l’artiste plutôt que ce qui était en dehors de lui ». La découverte de la perspective favorisa la prise en compte de différents points de vue. L’originalité en art devint une valeur importante ; désormais, l’imagination de l’artiste lui permettait de traduire « sans les contraintes d’une vue commune de la réalité » ce qu’il voyait ou ressentait. En littérature, le roman s’imposa peu à peu comme la forme principale d’expression du moi. Cervantès inventa les personnages, c’est-à-dire des figures imaginaires qui n’étaient plus des types. Contrairement au héros épique, le personnage de roman n’a pas pour fonction d’incarner les valeurs d’une culture.

Avec la chute de la théologie et l’essor de la science, la philosophie devait changer. Le rôle de Descartes, à cet égard, a été souvent souligné : il s’agissait pour lui, écrit Linda Zagzebski, d’exposer une méthode qui soutînt la science empirique et laissât de côté la métaphysique spéculative. C’est presque un lieu commun d’affirmer qu’avec Descartes la philosophie ne commence plus par la métaphysique mais par l’épistémologie. L’autrice va jusqu’à dire que, du point de vue philosophique, la seconde grande idée provient de Descartes : le monde est clairement séparé de l’esprit et l’esprit doit représenter le monde à partir de ses propres contenus et ressources. Mais la seconde idée, ajoute-t-elle, est tout aussi fondamentale pour l’empirisme anglais du XVIIIe siècle, y compris dans sa version idéaliste (Berkeley). D’après Linda Zagzebski, Kant cherche à concilier les deux grandes idées mais c’est la seconde qui l’emporte chez lui : si l’esprit humain peut saisir le monde tel qu’il lui apparaît, il ne peut saisir le monde en soi. « Pour beaucoup de philosophes, ce fut le dernier clou dans le cercueil de la première grande idée. »

« L’univers », sous le règne de la première idée, « était perçu comme une unité avec une structure rationnelle qui déterminait à la fois les lois physiques et morales. » Avec la seconde idée, la raison garde son importance comme fondement de la morale mais elle se déplace : l’autonomie individuelle détrône l’harmonie avec l’univers. Kant est l’agent principal de cette transformation. Le concept moral de base n’est plus l’épanouissement ou la vertu (Aristote) mais l’obligation. Quant au contrat social, c’est, selon l’autrice, la forme que prend la moralité quand elle est fondée ultimement sur l’autorité que les individus ont sur eux-mêmes. Hume fut, d’autre part, un grand promoteur de la seconde idée en renforçant la distinction subjectif/objectif ; le bien et le mal ne sont pas dans le monde mais dans l’esprit humain.

Linda Zagzebski souligne les attaques qu’a subies la seconde idée au XXe siècle : inconscient freudien, construction sociale du moi, philosophie féministe, philosophie de la race, du genre. De l’idée générale que notre subjectivité « est en partie construite par des discours extérieurs à l’esprit et servant parfois à maintenir le pouvoir de quelqu’un d’autre » a pu naître un profond scepticisme.

Conflits

La première grande idée fait de chacun de nous une personne et la seconde un moi. Boèce a proposé de la personne cette définition devenue classique : « une substance individuelle de nature rationnelle ». La valeur de la personne est alors la valeur de la rationalité (qui distingue les êtres humains des autres animaux). C’est une première conception de la « dignité ». Il y en a une autre, qui s’attache au caractère unique, irremplaçable, de chacun d’entre nous, et qui est née du développement de la seconde grande idée : la valeur du moi est la valeur de la subjectivité. Mais si celle-ci est distincte de la rationalité, elle n’en est pas pour autant détachée : « Notre subjectivité est précieuse, écrit Linda Zagzebski, par la manière dont elle est reliée à la valeur de la rationalité. » Il y a là une tension qu’il doit être possible d’atténuer si les deux grandes idées elles-mêmes peuvent être conciliées.

Selon l’autrice, la seconde idée a mis l’accent sur les droits individuels au détriment des vertus, qui ont cessé d’être des exigences publiques. Mais la tension demeure, comme l’actualité nous le montre chaque jour. Cependant, d’une façon générale, tout élément de la moralité qui n’implique pas une violation de la loi tend à être considéré aujourd’hui comme une affaire purement privée. D’après Linda Zagzebski, le langage des droits (lesquels sont « opposables » à tous) est intrinsèquement contentieux ; il laisse peu de place au compromis. Elle voit dans l’avortement un bon exemple de la façon dont le langage des droits a affecté une question de politique publique. L’expression de certaines valeurs a cédé la place au conflit violent entre deux positions revendiquées comme des droits : le droit à la vie contre le droit au libre choix. De même, en ce qui concerne les discours racistes ou dégradants, on assiste à un clash entre les tenants de la liberté d’expression et les partisans d’un droit à ne pas être offensé. C’est pourquoi, note l’autrice, la notion de civilité (ainsi que d’autres vertus comme l’humilité, les vertus intellectuelles) regagne du terrain. En France, l’affaire du « mariage pour tous » peut être regardée comme ayant opposé les deux grandes idées. Ceux qui manifestaient contre le mariage pour tous tenaient à une certaine vision du monde et de leur place dans le monde, ils ne pensaient pas principalement en termes de droits.

La façon dont Linda Zagzebski relie la cohabitation des deux grandes idées à des conflits sociétaux ou politiques contemporains est sans doute l’aspect le plus intéressant de son livre. Si elle déplore l’effacement de la première grande idée, elle est loin d’être une adversaire de la seconde. Elle tient la reconnaissance des droits humains individuels pour « l’un des plus grands accomplissements de l’ère moderne » et voit dans l’autorité découlant du gouvernement de soi le meilleur antidote à la tyrannie. La seconde idée nous permet de voir la valeur de toute personne, qu’elle possède pleinement ou non les propriétés auxquelles nous accordons du prix chez les êtres humains comme espèce – on songe, en premier lieu, aux personnes handicapées. Mais Linda Zagzebski pense que le recours au seul langage des droits rend plus difficile la résolution de nombreux désaccords.

Certaines questions politiques essentielles révèlent le conflit – ou au moins la coexistence – des deux grandes idées. Par exemple, lorsqu’on parle d’éthique environnementale, on peut se demander si la nature a une valeur intrinsèque ou si toute chose vivante pourrait être détruite dans le cas où il ne resterait plus, tout près d’expirer, qu’un seul être humain sur la Terre (« argument du dernier homme »). Pour l’autrice, la nature a une valeur en soi : « Il me semble que la réponse au changement climatique est un exemple de la nécessité de concevoir certaines questions morales par référence aux vertus et aux responsabilités plutôt qu’aux droits. » En la matière, la position « progressiste » rejette la seconde idée, que la position « conservatrice » embrasse. Les personnes favorables à l’avortement sont « du côté » de la seconde idée. La liberté d’expression, plutôt associée aux conservateurs, est fondée sur la seconde idée, de même que le droit de détenir des armes. Durant la pandémie de COVID-19, les défenseurs des mesures restrictives de liberté venaient plutôt de la gauche. Au contraire, pour ce qui est du mariage homosexuel, le rejet de l’autonomie appartenait aux conservateurs. Quant aux identités de groupe (identité religieuse, ethnique, de genre, etc.), elles sont le plus souvent défendues par la gauche – à l’exception de l’identité nationale. Tout cela montre que bien des désaccords politiques ont des racines beaucoup plus profondes que les oppositions partisanes habituelles. C’est, selon Linda Zagzebski, parce que nous nous relions tous à la fois à la valeur d’harmonie et à la valeur d’autonomie. D’où des contradictions inextricables.

Vue d’ensemble

Sommes-nous à même d’embrasser toute la réalité ? Cette question, qui occupe un chapitre de l’ouvrage, peut sembler plus abstraite. Linda Zagzebski remarque que la subjectivité est un problème pour la première grande idée, qui doit l’inclure si elle veut englober l’ensemble de la réalité. Mais la seconde idée n’est pas mieux parvenue à accomplir cette tâche. Deux « solutions » peuvent, selon l’autrice, être envisagées. On peut d’abord partir du subjectif pour arriver à la réalité totale. C’est-à-dire commencer par les contenus de son propre esprit et construire graduellement une conception du monde objectif, puis une conception plus large qui inclue les deux. C’est ce que le philosophe anglais Bernard Williams appelait « la conception absolue de la réalité ». On peut aussi partir d’une conception du monde objectif et y ajouter ensuite notre subjectivité. L’autrice recourt ici à une analogie avec une carte : sur une carte, on ne voit pas tout mais on doit pouvoir dire où se situerait tel ou tel élément si la carte était plus détaillée. Or, on se demande bien où se trouverait la subjectivité sur la carte de la réalité : « Nous n’avons jamais le parfum des fleurs ou la sensation de la brise en zoomant sur la carte. Cela rend très difficile de voir comment pourrait réussir l’approche partant du dehors vers le dedans pour placer la subjectivité au sein d’une conception objective préalable. »

Ce qu’il nous faut, écrit Linda Zagzebski, c’est « penser à un certain état conscient comme à un objet et le reconnaître [au moyen de la mémoire] comme celui-là même que nous avons d’abord expérimenté en tant que sujets ». Ainsi pourrons-nous introduire notre objet de réflexion dans une conception objective totale antérieurement formée. Le fait, ajoute-t-elle, qu’une conception ait des constituants temporels ne l’empêche pas d’être une conception unique (c’est bien ce qui se passe pour la causalité, par exemple).

Un jour viendra

Reste une question qui pourrait prendre la forme d’une troisième grande idée : l’intersubjectivité. Il y a, en effet, de multiples subjectivités à inclure dans une conception globale de la réalité. Linda Zagzebski estime que cette question a été beaucoup moins étudiée dans l’histoire occidentale que les deux grandes idées. Selon elle, il a fallu attendre la phénoménologie du début du XXe siècle pour que des progrès notables soient réalisés dans l’investigation de l’intersubjectivité. Notre capacité à saisir un autre esprit ne dérive ni de notre capacité à saisir les objets physiques ni de notre capacité à saisir notre esprit ; elle dépend du fonctionnement de l’imagination. Ainsi, dans l’empathie, nous nous projetons dans les sentiments de quelqu’un d’autre. Par exemple, j’expérimente en imagination la profonde douleur que peut ressentir une autre personne, ce qui me fait rester toujours à quelque distance de cette douleur. Cependant, comme l’a relevé Heidegger, c’est seulement quand quelque chose se brise dans le partage d’une expérience que l’empathie est nécessaire : « Nous habitons un monde commun que nous avons appris ensemble à interpréter », écrit Zagzebski. Elle souscrit à ce que déclare Husserl dans ses Méditations cartésiennes : nous n’aurions pas le concept d’un monde objectif sans expérience intersubjective.

Linda Zagzebski distingue trois sortes de raisons. Les « raisons de troisième personne » sont celles que chacun doit pouvoir considérer. Les « raisons de première personne » sont des éléments de la subjectivité des gens (souvenirs, idées, émotions…) qui vont leur faire adopter telle ou telle croyance : « Nous ne pouvons comprendre une autre personne sans saisir son point de vue à la première personne. » Il y a enfin des « raisons de seconde personne » : des raisons que chacun de nous peut proposer à quelqu’un en tant qu’il est un « tu » (ce ne sont pas des conseils). L’autrice appelle de ses vœux une révolution de la subjectivité qui serait de l’ampleur de la révolution scientifique du XVIIe siècle. Elle souhaite même – terminologie presque inquiétante – le développement de quelque chose comme des « technologies de la subjectivité ». Le but ultime, qui sans doute ne pourrait être atteint que par Dieu, serait « l’omnisubjectivité » : la propriété d’un esprit qui pourrait saisir toutes les perspectives subjectives de tous les êtres conscients, y compris de lui-même.

« Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. » (Pascal) La première idée, qui doit par définition inclure les deux autres, demeure la plus grande, conclut Linda Zagzebski, au terme d’un livre d’une grande richesse intellectuelle.

1 – Linda Trinkaus Zagzebski, The Two Greatest Ideas. How our grasp of the universe and our minds changed everything, Princeton University Press, 2021.

Parménide est parmi nous (sur un livre de S. Mumford)

Dans son livre Absence and Nothing. The Philosophy of What There is Not1, Stephen Mumford, professeur de métaphysique à l’université de Durham (Angleterre), défend ce qu’il appelle un « parménidisme modéré » (« soft Parmenideanism »). Se réclamer de Parménide, c’est considérer que le non-être n’est pas.

Mumford relève que le non-être est le premier problème philosophique qui s’est posé dans la tradition occidentale. Il distingue dans ce qu’il nous reste du poème de Parménide sept affirmations principales :

  1. Le non-être n’est pas quelque chose.
  2. Il n’y a pas de degrés de l’être.
  3. De rien ne peut venir quelque chose.
  4. Le non-être est inconnaissable.
  5. La réalité constitue un plein unique.
  6. Le non-être ne peut être ni pensé ni nommé.
  7. Ni le mouvement ni le changement ne sont possibles.

Cette dernière thèse, Mumford l’écarte sans détour : la réalité du mouvement et celle du changement sont trop évidentes pour qu’on puisse les nier. Il rejette aussi, pour l’essentiel, l’avant-dernière affirmation ; il n’adhère aux propositions 3, 4 et 5 que selon une certaine interprétation ; il souscrit totalement aux deux premières. D’une façon générale, l’auteur soumet la reconnaissance d’une entité négative à deux conditions : il faut qu’elle soit à la fois indispensable et irréductible à quelque chose de positif.

Propriétés négatives et non-entités

Selon Mumford, il n’y a pas de propriétés négatives. Il conteste la thèse d’un auteur (Nick Zangwill) selon laquelle les propriétés négatives ne peuvent être écartées parce qu’elles ont un « rôle causal et métaphysique déterminant ». Pour Zangwill, les propriétés négatives sont certes moins réelles que les positives (le non-rouge est moins réel que le rouge) mais elles n’en sont pas moins la condition nécessaire de propriétés positives. Par exemple, vous n’avez pas de parapluie, alors vous êtes mouillé. Mumford n’est pas d’accord : ce n’est pas une propriété négative (le fait de ne pas avoir de parapluie) qui vous mouille, c’est la pluie. Il préfère retenir ici une vérité « contrefactuelle » : si j’avais eu un parapluie, je serais resté sec. En outre, nous avons vu que Mumford (avec Parménide) ne peut admettre des degrés différents de réalité. « L’existence, écrit-il, n’est pas une question de grandeur ou d’importance : un grain de poussière peut exister tout autant que la tour Eiffel. »

Ajoutons que l’existence de prédicats négatifs n’implique pas celle de propriétés négatives. Tout au long de son livre, Mumford doit se battre avec les apparences grammaticales : « I see nobody on the road » (Lewis Carroll). Les apparences, et aussi les jeux. Voici ce qu’écrit Ovide dans L’Art d’aimer :

« Si, comme il arrive, il vient à tomber de la poussière sur la poitrine de la belle, que tes doigts l’enlèvent ; s’il n’y a pas de poussière, enlève tout de même celle qui n’y est pas : tout doit servir de prétexte à tes soins officieux. »

Après les propriétés négatives, les non-entités : Pégase, le Père Noël, le cercle carré, Oliver Twist, le plus grand nombre premier, la montagne d’or, etc. On peut être tenté de leur accorder quelque existence ; ce sont autant d’objets de pensée. C’est pourquoi Alexius Meinong distinguait la subsistance de l’existence. Selon Mumford, cette conception a quelque chose de plausible – les pensées existent alors même qu’elles s’appliquent à des objets qui n’existent pas. Mais il en résulte deux problèmes d’après lui : d’une part, cela revient à postuler des degrés dans l’être ; d’autre part, aucune théorie de la référence (voir plus bas) ne peut s’en accommoder.

L’auteur passe en revue les non-entités envisageables. Les trous comme les ombres ne sont pas des entités négatives mais des entités immatérielles. Au-delà d’une limite donnée, il n’y a pas de « non-objet » qu’il s’agirait de réifier. Il n’y a pas non plus de « non-événements ». « Il est clair que s’il y avait des non-occurrences, il y en aurait alors bien plus que d’occurrences : le monde semblerait surpeuplé de non-événements ». Pensons aux « non-anniversaires » de Lewis Carroll, encore lui. Mumford note que l’Occident a longtemps éprouvé une sorte d’aversion pour le zéro. Selon l’auteur, on peut utiliser le zéro sans avoir à en faire quelque chose : « Les raisons pour lesquelles on a besoin du zéro sont instrumentales plutôt que métaphysiques. » Quant aux nombres négatifs, ils ne le sont pas pour tout le monde. Si mon solde bancaire est de – 1 000 €, cela correspond pour ma banque à une créance bien réelle, bien positive.

Parménide demeure.

L’absence

« Ton absence est entrée chez moi », écrit Yves Duteil dans une chanson émouvante où il évoque la disparition prématurée de sa mère. Pour Mumford, l’absence explique mais elle ne cause pas : en réifiant les absences, on prend leur rôle épistémique pour un rôle métaphysique. C’est encore, selon l’auteur, à un contrefactuel qu’il faudrait recourir : cette personne serait-elle présente, je ne serais probablement pas triste. Mumford estime que les deux phrases suivantes ne sont pas simplement deux façons différentes d’exprimer la même chose : (1) « Le manque d’eau a tué les plantes. » (2) « Les plantes sont mortes parce qu’elles n’ont pas eu d’eau. » Selon lui, il n’y a pas de causalité négative. Le contraire menacerait Parménide – à condition d’adhérer au principe qui veut qu’avoir un pouvoir causal est la marque de la réalité. Si, affirme Mumford, nous permettons aux absences d’être des causes, alors nous ne pourrons arrêter une avalanche de causes pour un même effet : les plantes auraient survécu si elles avaient été arrosées par le voisin, par Barack Obama, par la reine d’Angleterre, par Elvis Presley (il est mort mais cela ne rend pas faux l’énoncé selon lequel mes plantes auraient survécu s’il les avait arrosées), etc. Bien sûr, il serait étrange que la reine d’Angleterre arrose mes plantes mais la normalité n’est pas un bon critère selon Mumford ; la causalité est une chose et la responsabilité en est une autre.

L’auteur aborde aussi la question de l’absence sous un angle tout différent : celui de la perception de l’absence (à cette occasion, il s’amuse à passer du chapitre 5 au chapitre 7 !).

C’est aux premiers regards portés,
En famille, autour de la table,
Sur les sièges plus écartés,
Que se fait l’adieu véritable.
(Sully Prudhomme)

Comment peut-on voir quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas là ? Sartre a évoqué cette situation où j’entre dans un café et je ne vois pas Pierre. Selon certaines théories perceptuelles, les absences seraient perçues directement sans être inférées. D’après certaines théories cognitives, vous ne pouvez pas voir l’ordinateur absent (vous l’avez posé sur une table de café et vous vous en êtes imprudemment éloigné) mais vous pouvez voir qu’un ordinateur est absent. Cette conception ne convient pas à Mumford : une croyance n’est pas quelque chose qu’on ressent. Or, c’est ce caractère phénoménal qui importe à ses yeux. En tout cas, conclut-il, « la perception de l’absence ne requiert la réalité d’aucune absence perçue ». Parménide n’est toujours pas menacé.

Possibilités

Là encore, le langage est trompeur. En parlant de possibilités (c’est la même chose pour les absences), on traite la possibilité comme une chose. Substantiver, c’est réifier. Le problème avec les possibilités, c’est que certaines semblent plus réelles que d’autres. Par exemple, je peux me rendre à Londres le week-end prochain mais il me sera beaucoup plus difficile de me propulser sur la Lune par mes propres forces. Le but de Mumford est d’expliquer cette distinction sans réifier le néant. Il n’est pas un adepte du « réalisme modal », pour lequel ce qui est simplement possible dans notre monde est une réalité dans quelque autre monde concret. Selon lui, cette théorie est « extravagante du point de vue quantitatif ». Il n’adhère pas non plus à un « réalisme des pouvoirs » (le pouvoir, par exemple, qu’a un morceau de sucre de se dissoudre dans l’eau) : « Ce serait une erreur de tenir pour réelle la manifestation avant qu’elle ne se produise. » Pour Mumford, les vérités de la possibilité ne peuvent avoir pour fondation que l’unique réalité que nous connaissons : le monde naturel dont nous sommes une part. « Elles [les possibilités] peuvent être réelles ou vraies dans le sens où elles sont fondées dans ce qu’il y a, sans posséder elles-mêmes un être quelconque, parce qu’elles sont des fictions. »

La référence vide

Pour Parménide, on ne peut parler de ce qui n’existe pas. C’est une position difficilement tenable selon Mumford. Elle nous interdirait une phrase comme : « Les licornes n’existent pas. » Partons de ce qu’on appelle « l’axiome de l’existence » : ce à quoi nous référons existe. Pourtant, nous renvoyons fréquemment à des objets non existants – des références vides – et nous énonçons à leur propos des affirmations vraies ou fausses. « Ulysse était marié à Pénélope » est vrai ; « Holmes était marié à Watson » est faux. Le premier Russell distinguait l’être de l’existence : l’être appartiendrait à n’importe quel objet de pensée. Mumford rejette cette distinction. Meinong, quant à lui, invoquait la « subsistance » de choses (comme les cercles carrés) n’ayant ni être ni existence. On peut aussi considérer que le Père Noël renvoie à l’idée de Père Noël, mais alors « Le père Noël n’existe pas » devient faux. Aucune théorie de la référence, précise l’auteur, n’est crédible si elle situe le référent dans la tête de celui qui réfère : « Les pensées sont privées alors que la signification et le langage sont publics. »

Pour Mumford, la distinction à opérer est entre la référence et le fait d’être à propos de quelque chose (aboutness). Cette dernière propriété n’entraîne pas l’existence, contrairement à la référence, qui est une relation réelle. Il devient possible de dire qu’il y a des choses qui n’existent pas. Ainsi, « on peut espérer la paix dans le monde, même si elle ne doit jamais advenir ». Lorsque nous parlons d’objets non existants, nous nous engageons dans une fiction, nous prenons part à une forme de simulacre : la référence est alors simulée. Certains énoncés, n’étant pas internes à la fiction, sont littéralement vrais : « Oliver Twist est un personnage créé par Dickens. » En effet, ici la référence est simulée mais pas la vérité elle-même de l’énoncé. Dans d’autres cas, la référence n’est pas simulée mais défaillante : le locuteur ne fait pas semblant, il ignore la non-existence de ce dont il parle. C’est ainsi que Le Verrier pouvait essayer sans y parvenir de référer à Vulcain.

En résumé, Parménide n’avait sur ce sujet qu’à moitié raison. Certes, nous ne pouvons référer à ce qui n’est pas, mais nous pouvons le penser et le nommer.

Affirmer et nier

Stephen Mumford se pose la question des « vérités négatives ». Il prend l’exemple d’une phrase qui est vraie presque à chaque fois qu’on la prononce : « Il n’y a pas d’hippopotame dans la pièce. » Qu’y a-t-il dans le monde qui rende vrai cet énoncé ? Et que reste-t-il alors de l’idée que la vérité dépend de l’être ? Les solutions qui ont pu être proposées ne convainquent pas l’auteur. En particulier, Mumford n’est pas sûr que chaque vérité négative soit une vérité dont la négation est exclue par quelque chose qui existe. Il semble que nous soyons dans une impasse. Ce problème est lié à la relation que nous établissons entre l’assertion et la dénégation. L’auteur rejette la « thèse de l’équivalence », d’après laquelle une dénégation n’est rien d’autre qu’une assertion (l’assertion d’une négation). L’assertion et la dénégation ont des fonctions différentes. Notamment, nier ce qui est faux n’est pas la même chose que viser directement à la vérité. La dénégation est un acte moins risqué que l’assertion, l’engagement du locuteur y est moindre. La thèse de l’équivalence est trompeuse du point de vue épistémologique : ne pas croire que Dieu existe (agnosticisme), ce n’est pas la même chose que croire que Dieu n’existe pas (athéisme). L’assertion peut fournir une raison d’agir, la dénégation une raison de ne pas agir. La négation présuppose une affirmation, explicite ou implicite.

Ce dernier point est sujet à caution. Il y a eu dans l’histoire, relève Mumford, des tentatives pour réduire la négation à la question de la fausseté ou au fait de nier ce qui a été dit précédemment. On en est venu parfois à tenir les énoncés négatifs pour des énoncés métalinguistiques. Pour Bergson, la négation est une attitude adoptée par l’esprit, un jugement sur un jugement. Mumford récuse ce point de vue ; un énoncé négatif n’est pas moins relatif au monde qu’une affirmation. « La porte n’est pas rouge » est autant à propos de la porte que « La porte est rouge ». Quant au fait de dénier non-p, il n’est pas équivalent à la simple affirmation de p. « Je n’ai pas dit que X n’était pas dans la pièce » ne signifie pas « X était dans la pièce ».

En conclusion, la négativité n’est pas une caractéristique du monde mais de la façon dont nous pensons et parlons à propos du monde. Pour l’essentiel, Parménide avait raison et il trouve aujourd’hui en Stephen Mumford un défenseur éloquent. Le non-être n’est toujours pas.

1 – Stephen Mumford, Absence and Nothing. The Philosophy of What There is Not, Oxford University Press, 2021.

Pour un réalisme renouvelé – un livre de J. Benoist lu par T. Laisney

Le philosophe français Jocelyn Benoist vient de publier en anglais Toward a Contextual Realism1, un essai dans lequel il défend un « réalisme contextuel » ou, plus précisément, l’idée que le réalisme ne peut être que contextuel. La réalité, selon lui, c’est ce à quoi nous avons affaire. Et cela – qu’il s’agisse de ce qui est perçu, de ce qui est dit ou de ce qui est pensé –, seul le contexte permet de le déterminer.

Un bâton droit plongé dans l’eau

L’apparence ne s’oppose pas à la réalité ; elle en fait partie. Ainsi les prétendues « illusions perceptuelles » appartiennent-elles, selon Jocelyn Benoist, à la réalité de la perception. Il rappelle ce qu’écrit Maurice Merleau-Ponty au sujet de l’illusion d’optique de Müller-Lyer. Deux segments sont de la même longueur mais l’observateur désigne celui avec les pointes vers l’intérieur comme plus long que l’autre. Certains en déduisent que nous ne pouvons voir les choses comme elles sont réellement. Ce n’est pas ce que pense Merleau-Ponty : « Les deux segments de droite, dans l’illusion de Müller-Lyer, ne sont ni égaux ni inégaux, c’est dans le monde objectif que cette alternative s’impose. Le champ visuel est ce milieu singulier dans lequel les notions contradictoires s’entrecroisent parce que les objets – les droites de Müller-Lyer – n’y sont pas posés sur le terrain de l’être, où une comparaison serait possible, mais saisis chacun dans son contexte privé comme s’ils n’appartenaient pas au même univers2. » Mais alors verrions-nous une ligne comme étant inégale à elle-même ? Non, répond Merleau-Ponty : « Dans l’illusion de Müller-Lyer, l’une des lignes cesse d’être égale à l’autre sans devenir « inégale » : elle devient « autre »3. » Il n’y a donc pas d’illusion ici, selon Benoist, mais au contraire « un contact plein et entier avec la réalité dans toute sa particularité ». C’est simplement que nous voyons deux lignes dans des contextes différents.

La réalité est ce quelle est, c’est sa définition, affirme à plusieurs reprises Jocelyn Benoist. « L’apparence du bâton quand il est dans l’eau, écrit-il, est, en un certain sens, une partie de la réalité du bâton : un bâton est une chose qui, plongée dans l’eau, a cette apparence. » Cet aspect du bâton n’est pas moins réel que ce qu’on voit en d’autres circonstances. Ce caractère « radical » de la perception, Benoist l’étend à l’expérience de l’hallucination, certes moins « objective » mais toujours marquée au sceau de la réalité pour celui qui l’éprouve4 : « Ce qui est halluciné est exactement ce qui est vu – ou, plus souvent – entendu. » Jocelyn Benoist rejette donc le point de vue « disjonctiviste » selon lequel il existe d’une part de véritables perceptions et de l’autre des expériences d’une nature différente qui ne nous relient pas à la réalité. L’auteur reconnaît que sa position est peut-être excessive pour ce qui est de l’hallucination, un concept « nébuleux » selon lui. De fait, le réalisme postule l’existence d’entités indépendantes de nos représentations ; est-il encore concerné dans le cas d’expériences purement subjectives ?

Une étudiante à Chicago

L’auteur considère que la distinction entre contextualisme et relativisme est « absolument nécessaire ». Il nous en convainc à partir d’un exemple emprunté à la philosophie du langage, domaine où le contextualisme s’est le plus tôt illustré. Charlotte, qui travaille à sa thèse, ne quitte pratiquement plus la bibliothèque de l’université de Chicago. D’où cette phrase qu’elle prononce : « Non, je ne suis pas à Chicago. » Ce qu’elle veut dire, c’est que, certes elle est à Chicago, mais pas en mesure d’en profiter. Devant un énoncé de ce genre, le tenant du contextualisme va chercher ce qui est concrètement en jeu dans le contexte considéré. « En eux-mêmes, écrit Benoist, les mots ne disent rien. Nous disons quelque chose en les employant. » Charlotte ne peut prétendre qu’elle n’est pas à Chicago, elle y est objectivement. Mais ce n’est pas sous cet angle qu’elle voit les choses. Le critère d’évaluation de Charlotte a beau être subjectif, cela n’empêche pas que nous puissions – en mettant en œuvre ce qu’on appelle une « théorie de l’esprit » – objectiver son propos, qui signifie : « Vu mes attentes, ce n’est pas Chicago ! » Après tout, bien des phrases (« La France n’est plus la France », par exemple) ne peuvent acquérir un sens qu’à la lumière (ou l’obscurité !) d’un contexte particulier.

Là est toute la différence – et même l’antagonisme – entre le contextualisme et le relativisme. Le contextualisme est un principe d’objectivité : le rôle du contexte est de fixer le contenu, pas de le rendre instable. Pour une situation donnée, tout le problème est de savoir de quoi il est question. Le contexte précède le contenu, lequel conditionne la valeur de vérité. Avec le relativisme, c’est tout autre chose : la valeur de vérité peut varier alors que le contenu reste le même. Jocelyn Benoist y insiste, il n’y a rien qui soit un demi-contenu : « il est essentiel au point de vue contextualiste que rien de ce qui est dit ou pensé ne manque de détermination ». Certes, il y a des phrases dont le contenu n’a pas à être contextualisé – « Les chiens sont des mammifères » –, mais ce n’est pas le cas le plus fréquent ; en général, une phrase n’acquiert de valeur de vérité que lorsqu’elle est énoncée en une occasion particulière. Le perspectivisme (ou « contextualisme indexical ») constitue une forme faible du contextualisme ; dans le « contextualisme radical », le contenu est absolument dépendant du contexte.

Il y a du lait dans le frigo

Soit l’exemple donné par Jocelyn Benoist : « Il y a du lait dans le frigo ». En fonction du contexte, nous pouvons être confrontés à des significations très différentes. Peut-être : « Si tu veux du lait, il y a une bouteille dans le frigo. » Ou bien : « Attention, il y a du lait renversé dans le frigo. » Selon l’auteur, l’erreur anti-contextualiste consiste à croire qu’il y a un facteur commun à toutes les façons de penser cette pensée. Benoist s’attaque alors à une question délicate : ce qui est vrai du langage l’est-il de l’esprit, en quel sens une pensée peut-elle être dite « contextuelle » ? Bien que l’auteur ne présente pas le problème en ces termes, cela pourrait revenir – si du moins c’est encore la communication linguistique qui est en jeu, mais une pensée ne s’extériorise pas forcément – à passer du destinataire de l’énoncé au locuteur. Contrairement au premier, celui-ci n’a pas à déterminer le contenu au moyen du contexte : par hypothèse, ce qu’il dit, ce qu’il pense, est fixé dans son esprit.

Pourtant, certains philosophes (François Recanati, en particulier) estiment que la détermination des contenus de pensée dépend autant du contexte que celle des contenus langagiers5. Pour Jocelyn Benoist, la pertinence est le critère d’évaluation des pensées : « la pertinence constitue une caractéristique logique se rapportant à la contextualité de la pensée ». En effet, une pensée dépourvue de toute pertinence ne serait plus une pensée ; « on ne peut, écrit l’auteur dans un autre livre6, faire l’économie de la question de l’enracinement du discours tenu dans la réalité. C’est-à-dire : de son adéquation à la situation (réelle) dans laquelle la question se pose à nous de dire cette réalité ». Mais aussi de la penser. La manière dont les choses comptent ou non dans certains contextes fait donc partie de leur réalité : « Si l’on veut connaître l’étendue d’une pensée, on doit considérer la façon dont elle est pensée. C’est l’équivalent du contextualisme linguistique dans la sphère du mental. » « L’analyse correcte, affirme encore Jocelyn Benoist, c’est-à-dire le détail conceptuel d’une pensée, dépend du contexte. » Finalement, d’après l’auteur, le contextualisme n’appartient à la philosophie du langage que parce que celui-ci est le médium dans lequel la pensée s’exprime contextuellement.

Que peut-il y avoir de nouveau ?

Dans le dernier chapitre7 de l’ouvrage, Jocelyn Benoist propose une critique du Nouveau Réalisme, en particulier de ses deux figures principales : Markus Gabriel et Maurizio Ferraris. L’auteur remarque que la réalité, en tant que telle, n’a rien de spécialement nouveau. Et son caractère prétendument « virtuel » à l’ère d’internet est un leurre : « Nous vivons, bien sûr, comme nous l’avons toujours fait, dans un monde réel, matériel. » Quant au réalisme, il ne peut, par essence, être plus nouveau que son objet. Mais, concède Benoist, rien n’exclut qu’il s’exprime aujourd’hui d’une manière inédite. À condition de ne pas oublier que la réalité est ce qu’elle est : « Le Nouveau Réalisme, à moins qu’il n’ait dérobé son nom, tiendra à préserver cette vérité immuable contre – je l’espère – toute forme d’insanité moderne, postmoderne, ou post-postmoderne. »

Pour le philosophe allemand Markus Gabriel, tout existe sauf le monde lui-même (peut-être cela n’aurait-il pas de sens de dire que le monde existe). Jocelyn Benoist juge cette ontologie8 beaucoup trop accueillante : selon lui, la « capacité de distinguer entre ce qui existe et ce qui n’existe pas en contexte est une exigence fondamentale d’un réalisme authentique ». Si tout existe, alors rien n’existe ; pour l’auteur, Markus Gabriel fragilise à l’extrême le concept d’existence en l’étendant à ce point. Benoist distingue soigneusement, pour sa part, l’être réel (la chose) et l’être intentionnel (l’objet de ma représentation) et ne fait pas de place au second dans son ontologie. Selon lui, les licornes n’existent pas et les personnages de fiction non plus. Pourtant, ces derniers n’appartiennent-ils pas à la réalité entendue comme ce à quoi nous avons affaire ? Peut-être pourrions-nous accueillir Mme Bovary dans notre ontologie, fût-ce en recourant à un « opérateur de fictionnalité » qui permettrait d’attribuer une valeur de vérité (le vrai, ici) à une phrase comme : « Conformément au roman de Flaubert, Emma Rouault a épousé Charles Bovary. » Après tout, en quoi une hallucination est-elle plus réelle, plus objectivable, que la relation que je peux entretenir avec Emma Bovary ? Benoist, qui préfère en rester à un réalisme plus traditionnel et au « sens robuste de la réalité » qu’invoquait Russell, ne voit pas les choses ainsi : pour lui, Madame Bovary existe mais Madame Bovary n’existe en aucune façon.

Le philosophe italien Maurizio Ferraris, quant à lui, s’oppose au culturalisme du postmodernisme. Sur ce point, Jocelyn Benoist l’approuve. La nature est une part de la réalité. Mais ce qui le gêne, c’est l’idée que la réalité sociale serait « construite » ; ne risque-t-on pas ainsi de dissocier trop radicalement deux réalités qu’il faut surtout rapprocher ? « Nature et culture, affirme l’auteur, sont deux genres de réalité, mais elles appartiennent à une seule et même catégorie : la réalité. » Il prend cet exemple : l’État allemand n’est pas moins réel que le peuple allemand, et le peuple allemand pas moins réel que les êtres humains qui le constituent. D’après Benoist, la réalité du monde social est tout aussi solide que celle de la nature. Et le social est immédiatement réel : je ne peux décider, écrit-il, si c’est un policier ou non qui frappe à ma porte ! La réalité sociale est déterminée par les conventions et les pratiques partagées qui la structurent. La réalité est ce qu’elle est : en cela, elle ne peut jamais être « construite ».

D’autre part, la réalité comporte plusieurs dimensions : « Si je traite un cadavre comme un pur corps physique, alors sa réalité sociale – le fait qu’il doive être inhumé, etc. – est tout simplement invisible. Quelqu’un qui fait cela a fermé son esprit à une dimension entière de la réalité. » La conception de Ferraris, selon Benoist, s’explique peut-être par la volonté légitime de distinguer la norme d’avec la réalité, chose que l’ancien réalisme ne faisait pas – au risque de l’essentialisme. La réalité est juste ce qu’elle est, elle peut se conformer (ou non) à une norme donnée mais elle ne se confond jamais avec elle. C’est ainsi que la vérité se distingue de la réalité. Jocelyn Benoist est partisan d’un réalisme « capable d’inclure les diverses dimensions de la réalité qui sont capturées par des normes variées dans différents contextes ».

Voilà quelques aperçus d’un livre particulièrement éclairant sur ce que nous pouvons partager si nous ne sacrifions pas à ce que l’auteur appelle « l’esprit métaphysique », si nous ne bâtissons pas un mur entre l’esprit et le monde.

Notes

1 – Jocelyn Benoist, Toward a Contextual Realism, Harvard University Press, 2021.

2 – Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 12.

3Ibid., p. 18.

4 – Renversant l’ordre habituel des choses, Hippolyte Taine (que Benoist ne cite pas) allait jusqu’à dire que la perception extérieure n’est autre qu’une « hallucination vraie » (De l’intelligence, t. 2, p. 13).

5 – Voir François Recanati, Langage, discours, pensée (leçon inaugurale du Collège de France), Collège de France / Fayard, 2020, p. 39 et s.

6 – Jocelyn Benoist, L’adresse du réel, Vrin, coll. « Moments philosophiques », 2017, p. 51.

7 – Ce chapitre est, à peu de chose près, la traduction du chapitre II de L’adresse du réel.

8 – Par laquelle le Nouveau Réalisme se rapproche de l’Ontologie Orientée vers l’Objet (OOO), telle que Graham Harman, notamment, a pu l’exposer.

Cogitations métaphysiques (sur un livre de John Heil)

Nombreuses, dans la sphère de la philosophie analytique, sont les introductions à la métaphysique. Celle1 que vient de faire paraître le philosophe américain John Heil (né en 1943) voudrait nous convaincre du caractère « inévitable » de cette discipline dans notre réflexion quotidienne. Évoquons quelques-uns des thèmes que le livre décline.

Temps

Dans ce genre d’ouvrage, on est à peu près sûr d’avoir un chapitre sur le temps et, au sein de ce chapitre, une discussion des thèses de John McTaggart (1866-1925). Cet auteur distinguait deux « séries » temporelles, la série A et la série B. La série B situe les événements en relation les uns avec les autres, et non en fonction du regard qu’on porte sur eux. Jacques Chirac a été élu président de la République française en 1995 et Nicolas Sarkozy en 2007 ; la première occurrence sera toujours antérieure à la seconde, cette relation est indépendante du locuteur. Pour la série A, c’est une tout autre histoire. Elle contient le passé, le présent et le futur, et on ne peut guère se passer d’elle quand on envisage la question du temps. Or, d’après McTaggart, la série A est incohérente, et donc le temps est irréel : selon le moment où on le considère, chaque événement devrait être à la fois futur, présent et passé, ce qui n’a pas de sens !

Cette conception est plutôt déroutante. Selon John Heil, l’erreur de McTaggart consiste à penser que rien d’autre que le passage du temps ne mérite d’être appelé le temps. Or, c’est ce passage, et non le temps lui-même, qui est irréel. Dans le même ordre d’idée, l’auteur relève que la métaphore du fleuve est trompeuse : elle fait de nous des spectateurs alors qu’en réalité nous ne sommes pas sur le bateau mais sur la rive: nous faisons partie de la scène. Le « temps qui passe » est une pure apparence.

Propriétés

La question centrale de la métaphysique est d’ordre ontologique : quelles sortes d’entités existent ? Une première approche peut nous faire discerner des objets, des propriétés et des relations : « Les substances sont des objets possédant des propriétés variées et entretenant les unes avec les autres des relations variées. » Il y a encore des événements et des processus. On peut voir dans les nombres et les ensembles des entités abstraites. Fondamentalement, il y a des substances, lesquelles ont des propriétés. Les unes ne peuvent exister sans les autres. Mais comment concevoir ces propriétés ? Peut-être sont-elles des universaux, c’est-à-dire des entités répétables. Selon le philosophe australien David Armstrong (1926-2014), chaque universel est « entièrement présent » dans chacune de ses instanciations, idée que John Heil avoue avoir du mal à comprendre : « entièrement présent » semble signifier « présent ici et nulle part ailleurs », écrit-il.

L’auteur oppose à ce « réalisme immanent » un « réalisme transcendant », celui qui caractérise les formes platoniciennes. Heil évoque encore les « accidents individuels » d’Aristote et les « modes » de Descartes. Ces derniers sont des modifications, au contraire des tropes, qui constituent des parties. La philosophie analytique fait une large place aux tropes : chaque trope est un « individu », ce qui veut dire que le rouge de cet objet est distinct du rouge de cet autre objet. D’autre part, John Heil ne partage pas le point de vue de certains philosophes selon lequel les essences sont des entités. Il y a deux types d’essence : celle qui fait que je suis un être humain ; celle qui fait que je suis l’être particulier que je suis.

Objets

Déterminer ce qu’est un objet est un autre problème, notamment parce qu’il y a des objets complexes : leur parties sont elles-mêmes des objets. N’importe quelle collection peut-elle constituer un objet ? John Heil distingue à cet égard : les nihilistes, pour qui il n’existe pas d’objets composés ; les universalistes, qui comptent toute collection pour un objet ; et les auteurs qui opposent les objets authentiques à ceux qui ne possèdent aucune unité. Heil prend l’exemple d’une « entité » plutôt singulière (si l’on peut dire), qu’il appelle « Bruce ». Bruce est un objet hétéroclite, la réunion du tombeau du général Grant, d’un caillou se trouvant à la surface de la Lune et d’une balle de golf gisant au fond d’un plan d’eau à St Andrews. Certes, Bruce manque d’unité mais il est très difficile, selon l’auteur, de distinguer les objets véritables des usurpateurs. Aucune collection n’est plus réelle qu’une autre ; seulement, certaines attirent davantage l’attention, parmi lesquelles les espèces naturelles.

Il y a des « objets coïncidants », par exemple une statue et la quantité de cuivre qui la constitue : les deux font le même poids. Ce point mène l’auteur à une question rarement absente des introductions à la métaphysique : celle de l’identité personnelle. Nous ne sommes pas notre corps, la composition n’est pas l’identité (on pense ici à l’hylémorphisme, dont l’auteur parle ailleurs dans le livre). Ce ne sont pas les mêmes critères de persistance et d’identité, écrit Heil, qui s’appliquent à notre corps et à nous. Selon l’auteur, notre sens de ce qu’est une personne n’est pas univoque, mais varie en fonction du domaine considéré : médical, psychologique, légal, politique, religieux, etc.

Causalité

Parmi les relations, John Heil s’arrête sur la causalité. Il oppose deux conceptions à ce sujet. Selon une première façon de voir, la causalité est une relation asymétrique, non réflexive et transitive. Hume ajoute qu’un événement A est accompagné d’un événement B en vertu d’une « conjonction constante » (et non d’une connexion nécessaire). Heil préfère une autre conception. Quand le sucre se dissout dans le thé, les deux éléments collaborent pour produire cet effet. Ils ont des pouvoirs (ou « dispositions ») réciproques qui, mis ensemble, apportent quelque chose de nouveau. Même chose pour l’interaction de deux boules de billard. Dès lors, la causalité est symétrique. Ce sont les propriétés des objets qui leur confèrent de tels pouvoirs. Ces deux conceptions sont incarnées respectivement, selon John Heil, par Hume, pour qui la causalité n’est rien d’autre qu’une corrélation, et par Aristote, qui adopte une position réaliste en matière de causalité. Cette position explique, ultimement, les lois de la nature. Les lois décrivent, ce sont les pouvoirs qui gouvernent.

Modalité

La modalité est un autre passage obligé des livres de philosophie analytique traitant de métaphysique. Les concepts modaux sont relativement peu nombreux : nécessité, contingence, possibilité, impossibilité, réalité. David Lewis (1941-2001) – on a dit de lui qu’il était le plus grand métaphysicien depuis Leibniz – envisageait la modalité sous l’angle des « mondes possibles » (expression à laquelle John Heil préfère celle des « univers alternatifs »). Dire qu’une chose est nécessaire, c’est dire qu’elle existe dans tous les mondes possibles ; dire qu’une chose est possible, c’est dire qu’elle existe dans un monde au moins, etc. Lewis recourt aux seules possibilités logiques : quelque chose est possible logiquement s’il peut être décrit sans contradiction. Par exemple, que les cochons volent est une possibilité logique, même si ce n’est pas une réalité d’expérience.

David Lewis endosse un « réalisme modal » difficile à partager : pour lui, les mondes possibles sont aussi réels que celui que nous nous trouvons habiter. Pour Heil, les univers alternatifs ne sont pas des entités concrètes, ce sont des constructions logiques appartenant au règne des abstracta. Mais il parvient à faire sens de la conception de Lewis : le réalisme modal signifie que les possibilités logiques sont ce qu’elles sont tout à fait objectivement. « Parce que l’espace entier des possibilités logiques dépasse les capacités intellectuelles et imaginatives de l’homme, il est ce qu’il est indépendamment de nous. »

Libre arbitre

Il y a encore le « problème difficile de la conscience », mais j’en ai parlé il y a quelques mois dans une autre recension2. Le libre arbitre est une autre question classique de la philosophie analytique (pas seulement d’elle). La liberté de nos actes peut nous apparaître comme une évidence, mais, comme l’écrit John Heil : « Quand il vous faut une raison de douter de quelque chose qui semble plausible, tournez-vous vers la philosophie. » Cependant, puisque la physique nous apprend qu’un élément peut périr spontanément, ne serait-il pas envisageable que la spontanéité nous fasse échapper nous aussi à la nécessité ? La réponse de John Heil est intéressante. Certes, si notre volonté pouvait agir spontanément, cela la libérerait de la gangue causale ; mais cela compromettrait la liberté de choix d’une autre manière : un choix qui ne serait pas influencé par des raisons antérieures ne serait plus notre choix.

L’auteur rappelle les trois approches qu’a fait naître la question du libre arbitre. Pour les « incompatibilistes durs », le libre arbitre est une illusion. Mais cette position extrême peut inspirer les mêmes réserves que celle des sceptiques intégraux : « De même que sur le champ de bataille il n’y a pas d’athées, il n’existe pas d’incompatibilistes pratiquants. » Pour les « libertariens », le libre arbitre est un donné : comment ne pas reconnaître que, en certaines occasions au moins, nous choisissons librement après délibération ? Pour les « compatibilistes », le libre arbitre est compatible avec le déterminisme.

Réconciliation

La position de John Heil, ici comme dans d’autres domaines qu’il aborde dans son livre, se veut réconciliatrice ; selon lui, on ne peut se dérober à l’exigence de réconcilier l’apparence et la réalité. Pour ce qui est du libre arbitre : notre choix est libre mais les vérifacteurs (truthmakers) soutenant cette vérité – ce que c’est pour nous d’avoir choisi ce que nous avons choisi en cette circonstance – pourraient bien ne rien inclure qui échappe au déterminisme. Heil fait souvent appel dans l’ouvrage à cette notion – qui appartient à la philosophie analytique – de « vérifacteur ». Un vérifacteur est ce qui dans le monde rend vrai un énoncé vrai. C’est parfois très simple : ce qui rend vrai l’énoncé « la neige est blanche », c’est que la neige est blanche.

Reprenant des expressions de Wilfrid Sellars (1912-1989), Heil entend réconcilier l’image manifeste et l’image scientifique du monde, en montrant qu’il n’y a qu’une réalité, qu’on peut décrire de diverses façons. Il faut sans doute pour cela adopter une conception hiérarchique de la réalité. L’objet de tous les jours est réel mais moins fondamental que l’objet scientifique. Il y a donc différents degrés de réalité : la physique est à la base, puis on a la biologie, la psychologie, les diverses sciences sociales. Chaque niveau dépend des précédents sans qu’on puisse l’y réduire. Heil définit sa propre position en ces termes : « L’image scientifique rend compte de la nature des vérifacteurs des vérités en jeu dans l’image manifeste. »

C’est la présence de vérifacteurs qui nous prémunit contre le verbalisme – les mots que nous utilisons pour décrire des objets ne correspondent pas forcément à des propriétés – et qui nous permet d’assumer tel ou tel réalisme (on peut, par exemple, être réaliste en ce qui concerne les objets matériels sans l’être à l’égard des nombres). Vous êtes réaliste quand vous estimez qu’un jugement est relatif à des choses telles qu’elles sont et indépendamment de la façon dont vous les concevez. L’existence de Bruce s’en trouvera probablement menacée.

Ainsi l’auteur nous offre-t-il, avec cette introduction, un exemple convaincant de ce qu’il appelle – après d’autres – une métaphysique « ontologiquement sérieuse ».

Notes

1 – John Heil, What is Metaphysics ?, Polity Press, 2021.

« L’Immunité, la vie » de Marc Daëron, lu par C. Kintzler

Proposant une réflexion épistémologique qui puise aux meilleures sources contemporaines mais aussi – et il s’en réclame à juste titre – à la grande tradition française de philosophie des sciences de Claude Bernard à François Jacob, de Gaston Bachelard à Georges Canguilhem et à François Dagognet, le livre de Marc Daëron L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie1 s’adresse aussi bien aux spécialistes de l’immunologie qu’à un grand public éclairé qui ne rechigne pas à l’effort intellectuel et qui même en redemande. En l’occurrence, cela en vaut vraiment la peine car on a affaire ici à un ouvrage de référence qui éclairera et fera penser tout lecteur, que ce soit par la minutie d’un savoir sur un objet « pointu » et que l’actualité ne cesse de mettre en lumière, que par l’ampleur et la profondeur de sa réflexion philosophique.

Sortir d’une conception fondamentalement téléologique

C’est à partir de faits polémiques que l’auteur s’interroge, allumant dès une magistrale introduction le moteur qui fait fonctionner le livre. Le système immunitaire est ordinairement pensé, et largement vulgarisé, comme un ensemble de fonctions protectrices, tantôt arsenal défensif contre des hôtes indésirables, tantôt appareil de détection du « soi » et du « non-soi ». Or il arrive que ce prétendu « système de défense » rende malade et même tue (maladies auto-immunitaires, « orages » immunitaires), il arrive qu’il soit régulièrement aveugle à ce qu’il est censé « voir » – un « non-soi » pourtant massif habitant le « soi » (le microbiote pèse deux kilos, sans parler de cet « étranger » qu’est l’embryon) -, ou encore qu’il ouvre tout simplement la porte à des « ennemis » (facilitation des cellules tumorales).

Longtemps, écrit l’auteur, « on a pensé qu’il suffirait de trouver des réponses à ces questions ». La thèse avancée est que ces questions n’appellent peut-être pas de réponses, mais plutôt un changement de perspective qui les fera passer du statut de questions à celui de moments de la théorie. Il faudrait cesser de penser le système immunitaire comme un système de défense, sortir d’une vision finaliste qui place l’effet en position de principe, rompre avec les analogies et les métaphores militaires qui confondent illustration et explication. En somme, récuser le moment téléologique pour proposer « une autre immunologie » rendant compte des faits naguère polémiques et renoncer, en renouant avec la rigueur du minimalisme scientifique, à la surabondance des images qui font obstacle à la pensée.

Le moment pionnier et l’émergence ultérieure du finalisme

La première partie du livre, intitulée « La défense », déploie ce que, par facilité, on pourrait qualifier un historique, et cela en deux séquences. D’abord le temps des défricheurs et des pionniers – Pasteur, Koch, Metchnikoff, Ehrlich -, avec ses affrontements sur fond de rivalité franco-allemande entre théorie cellulaire et théorie humorale, entre perspective physiologique et perspective chimique. Puis la constitution au XXe siècle, notamment avec la conceptualisation des anticorps, d’un système immunitaire pensé sous régime de protection et de défense.

Parler d’histoire est pourtant une facilité contre laquelle l’auteur avertit le lecteur. Il s’agit plutôt d’une recherche en forme de remontée, menée aujourd’hui sur le statut et l’effectivité d’une discipline en plein développement. L’objet n’est pas de retracer des origines ni de dérouler une continuité, mais, sous un regard sélectif du fait même qu’il est instruit, de faire apparaître et de réactiver les moments décisifs, parce que problématiques, de la mise en route de la pensée2.

En elle-même la lecture de ces deux séquences est passionnante, et, au moment de leur articulation, l’apparente continuité qui les enchaîne est fissurée par des remarques qui nous mettent la puce à l’oreille et font sonner le thème principal. C’est que le raisonnement en termes de combat n’est pas nécessaire pour caractériser la démarche de Pasteur et celle de Metchnikoff, l’un s’intéressant à une relation fondamentale associant l’hôte et ses microbes, l’autre aux aux relations entre les cellules qui constituent un organisme vivant. Quant à Ehrlich, la vie est pour lui une affaire de substances chimiques. Parallèlement, Darwin, sollicité à tort pour accréditer une vision anthropomorphique, parle de coadaptation, d’une « lutte pour l’existence » et non d’une lutte des vivants les uns contre les autres.

On voit alors qu’une conception fondamentalement téléologique accompagne l’immunologie flamboyante du dernier quart du XXe siècle et du début du XXIe siècle, y compris dans ses avancées scientifiques comme la théorisation de la distinction entre immunité innée et immunité acquise. Elle l’accompagne si bien qu’elle finit par s’imposer sans qu’on s’en alarme comme on devrait le faire, car le finalisme est une surabondance, un maximalisme de la pensée avide d’harmonie et d’équilibre. Cette première partie s’achève sur une critique grinçante et alerte du « mythe fondateur » de la « science du soi et du non-soi » devenue « la science de tous les dangers » : elle rappellera aux philosophes la lecture roborative de l’Appendice de la première partie de l’Ethique de Spinoza.

L’affectation réciproque des corps, un cadre minimaliste

Intitulée « Logiques du vivant » en une claire allusion à François Jacob, la deuxième partie opère le retournement à la manière d’un levier en revenant sur la notion même d’être vivant, combinant le rappel des connaissances fondamentales et l’appel à la réflexion philosophique où Spinoza, penseur de l’affectation réciproque des corps, est superbement sollicité.

Un être vivant n’est pas une forteresse, mais une sorte de « boucle rétroactive » qui, comme Claude Bernard l’avait montré, ne maintient son milieu intérieur qu’au prix de relations constantes avec son milieu extérieur. Tellement que, dans cette structure d’échanges, la dégradation est constitutive et réciproque : les échanges ne s’effectuent pas selon un modèle commercial où des sujets restent extérieurs aux objets, l’être vivant est lui-même dans la boucle de l’échange qui le constitue et qu’il constitue, c’est un processus où le corps vivant et son activité sont à la fois cause et résultat. Un tel fonctionnement circulaire explique certes la tentation du finalisme, mais à la différence du finalisme il n’érige pas l’inversion causale en principe et il s’en tient à une démarche scrupuleusement immanentiste. Et ce qui vaut de manière synchronique peut se dire aussi diachroniquement, à l’échelle vertigineuse de l’évolution qui est toujours une coévolution. Ces systèmes de réciprocité que sont les phénomènes vivants n’existent qu’au prix d’un fonctionnement incessant, dont l’équilibre est nourri de déséquilibres, modifiant « les autres » autant, ou plutôt parce qu’ils sont modifiés par eux.

Ainsi le cadre conceptuel pour « une nouvelle immunologie » dépouillée de ses oripeaux finalistes est dressé en termes d’interaction, de relations mutuelles et d’ajustements.

C’est dans la troisième partie, intitulée significativement « Le compromis », que ce cadre minimaliste est mis à l’épreuve des recherches les plus actuelles et dans leur détail.

Court-traité d’immunologie en 20 propositions

Que fait ce fameux « système immunitaire » ? il réagit. Mais réagir ici ne signifie pas simplement répondre à un stimulus. La réaction immunitaire réagit à la fois à et sur un stimulus. Non seulement cette thèse « cadre » avec l’ensemble des connaissances que nous avons actuellement sur le vivant, non seulement c’est une option épistémologique faisant l’économie de toute excursion conceptuelle hétérogène au champ des phénomènes eux-mêmes (minimalisme et immanentisme), ce qui la rend éminemment falsifiable, mais encore elle permet d’intégrer ce qui paraissait aberrant dans le cadre précédent, et d’expliquer notamment que certaines réponses « protègent » tandis que d’autres peuvent être pathogènes. Il faut donc et il suffit, pour cerner le phénomène immunitaire, de décrire ces fonctionnements en allers-retours et de s’efforcer de les ordonner.

Réduit en vingt propositions, un court-traité d’immunologie s’ouvre alors et expose les éléments et concepts principaux rendant compte du fonctionnement détaillé du système immunitaire, avec de nombreux schémas très éclairants. L’examen suit un ordre raisonné qui se déploie en trois catégories : les cellules (propositions 1-3), la stimulation (4-11), les réponses (12-20). Le fonctionnement « rétrograde » et circulaire des réponses immunitaires a pour pivot le concept de récepteur, et on apprend au passage que ce fonctionnement est principalement dû à la forme des molécules.

Le tour de force du livre apparaît particulièrement dans ce moment. Il n’est pas seulement de s’adresser aussi bien aux spécialistes exigeants qu’aux lecteurs généralistes, il est de ne pas les dissocier, et d’inviter les uns comme les autres à oser aborder sans préjugé ce qu’ils auraient pu rejeter ou négliger – que ce soit par humilité ou par orgueil – comme étant au-dessus ou au-dessous de leur capacité. Plusieurs niveaux de lecture peuvent se pratiquer, et aucun d’entre eux n’entraîne le lecteur dans une impasse qui le ferait renoncer à son effort : une lecture en survol se sait confortée par le détail rigoureux des contenus exposés, et réciproquement un arrêt minutieux pour comprendre telle ou telle étape ne perd pas de vue l’ensemble du propos.

Qu’est-ce qu’un système biologique ?

À la sortie de ce tunnel bien balisé et remarquablement éclairé, la macro-interrogation, nourrie et non pas alourdie par ces investigations, prend toute son ampleur : au fond pourquoi peut-on parler de « système immunitaire » et qu’est-ce qu’un système biologique ? Un système biologique est une représentation qui nous permet d’imaginer comment fonctionne un être vivant. Une lumineuse comparaison-distinction entre le système nerveux central et le système immunitaire – deux systèmes ayant la relation pour objet, permettant à un organisme de percevoir le monde extérieur et intérieur et d’y répondre – met les idées au net. Outre que le système immunitaire n’a pas d’anatomie analogue au système nerveux central, outre qu’il est plus plastique, qu’il est stimulé par des molécules biologiques, une différence essentielle attire l’attention du lecteur : ce système n’est pas seulement affecté par ce qui le stimule, il affecte aussi, et directement, les stimuli.

Ces caractéristiques lui donnent une remarquable capacité d’adaptation, qui doit se comprendre en termes de coadaptation. « Mettre en route une réponse immunitaire, c’est d’une part se modifier soi-même et d’autre part modifier les autres, c’est s’adapter aux autres et adapter les autres à soi. » Il ne s’agit plus d’une réaction à sens unique, dirigée « contre » quelque chose. L’immunité est un compromis relationnel et réciproque qui se pense non pas comme une relation binaire entre deux protagonistes, mais comme une relation entre tous les êtres vivants coprésents à un moment donné. Ce n’est pas un état qu’on posséderait (ou non) mais un processus fait d’instabilités surmontées tant bien que mal, « au mieux un équilibre transitoire », un « compromis toujours renégocié ».

L’infini du vivant. « L’immunité n’est pas une protection, c’est une condition d’existence »

Dans cette perspective, un vaccin n’est pas une arme, mais un moyen de faire basculer l’équilibre dans un sens souhaitable. Les agents pathogènes ne sont pas des tueurs, ils sont simplement incompatibles avec la vie de leur hôte : il n’y a aucun but, aucune stratégie, aucun projet dans le fait de vivre sa vie. Il est compréhensible, dans un tel schéma, que les instabilités ne soient pas toujours et nécessairement surmontées, que l’état d’équilibre précaire soit rompu, et que le compromis soit manqué – parce que le système est débordé, parce qu’il suscite une surabondance de réactions, parce qu’il met en place des mécanismes facilitateurs… Nous pouvons vivre avec nos parasites, avec des allergènes, avec nos cancers, nous pouvons guérir d’une infection, mais la relation peut se détériorer et l’équilibre se rompre. La troisième partie se termine sur un constat :

« L’immunité que négocie ce système est un moindre mal. Elle n’est ni sans risques ni sans inconvénients. Elle n’évite pas toujours la maladie, et parfois c’est elle qui en est la cause. La maladie est le prix à payer pour l’immunité. […] L’immunité n’est pas une protection, c’est une condition d’existence. »

Si « la vie avec les autres » n’est pas « un long fleuve tranquille », elle n’est pas pour cela une guerre qui ne connaîtrait sur son théâtre que des combats singuliers et héroïques mettant aux prises un organisme avec un microcosme d’où surgissent des ennemis. La réflexion sur l’immunité nous contraint à regarder l’infini du vivant en nous rendant attentifs à la dimension macrocosmique que nous ne voyons pas parce qu’elle nous englobe et nous met en abyme. Mais là encore, nulle métaphysique encombrante n’a vocation à insuffler du sens dans cet univers infini, sens qui ne serait qu’un obstacle de plus à son intelligibilité. Il n’y a ici ni causes finales, ni signification, ni projet, ni message, ni signes, et procéder à de telles projections serait « faire délirer la nature » avec nous en s’interdisant de la comprendre. La science repose sur ce courage de penser les yeux grands ouverts.

Marc Daëron a écrit un grand livre qui peut et doit se lire plusieurs fois parce qu’il invite à s’éclairer sous plusieurs angles. Je le place pour ma part aux côtés des ouvrages de notre époque qui ont été pour moi un événement de pensée, ouvrages dont on sort changé et auxquels il est urgent de se nourrir pour trouver et retrouver une santé intellectuelle, avec le plaisir de penser et de lire. Soutenu par une écriture limpide et souvent élégante, chaque lecteur de L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie se sent sollicité, convié à aller au-dessus de lui-même, là où il ne s’attendait pas à être.

Notes

1 – Marc Daëron, L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie, préface d’Anne Marie Moulin, Paris : Odile Jacob, 2021, 384 p. Marc Daëron a été notamment directeur de recherche à l’INSERM et à l’Institut Pasteur où il a dirigé le Département d’immunologie, il est chercheur émérite depuis 2012 et associé à plusieurs laboratoires de recherche. Auteur, avec Eric Vivier, de L’Immunothérapie des cancers (Odile Jacob, 2019). Voir CV et publications http://cvscience.aviesan.fr/cv/744/marc-daeron .

2Un exemple classique : Marc Daëron souligne la différence épistémologique et expérimentale entre Jenner et Pasteur, le premier élargissant le champ d’un phénomène naturellement donné, le second soumettant délibérément et artificiellement un micro-organisme à une modification qui en atténue la virulence.

Marc Daëron, L’Immunité, la vie. Pour une autre immunologie, préface d’Anne Marie Moulin, Paris : Odile Jacob, 2021, 384 p.

Comment se construit le progrès moral (sur un livre de P. Kitcher, lu par T. Laisney)

Dans son dernier livre, Moral Progress1, le philosophe Philip Kitcher (né en 1947), professeur émérite à l’université Columbia de New York, défend une conception pragmatiste du progrès en matière morale. Trois exemples emblématiques – l’abolition de l’esclavage, l’extension des possibilités pour les femmes et l’acceptation des relations homosexuelles – lui servent de fil rouge.

Les vérités morales se construisent

Philip Kitcher entend appliquer à la morale le credo pragmatiste selon lequel les vérités se construisent plutôt qu’elles ne se découvrent. Il s’oppose ainsi à l’idée (Discovery View) que le progrès moral consisterait en un changement cognitif : pour lui, il ne s’agit pas de remplacer des croyances fausses par des croyances qui seraient plus proches de la vérité morale. En effet, Kitcher n’épouse aucune forme de réalisme moral, il pointe, par exemple, les « propositions métaphysiquement extravagantes » de Derek Parfit dans ce domaine. Certes, on a peu à peu découvert l’injustice de l’esclavage, de la discrimination à l’égard des femmes, de la persécution des homosexuels. Mais ce que rejette Kitcher, c’est l’existence préalable d’une « réalité morale ».

Cela dit, comme le remarque une commentatrice (le texte de Kitcher est suivi des commentaires de trois de ses collègues, auxquels il répond ensuite), l’esclavage n’a-t-il pas toujours été un mal, qu’il y ait eu ou non des abolitionnistes pour le mettre en cause ? La position de Kitcher ne convient probablement pas à toutes les situations morales. Infliger un traitement cruel à une personne est un mal ; est-ce que cela ne fait pas partie des choses qu’on ne peut pas ne pas savoir ?

Quoi qu’il en soit, Kitcher propose une alternative à la conception qu’il critique : « Au lieu de voir le progrès comme un type de changement cognitif, centré sur des modifications de croyance visant à se conformer le plus possible à un standard préalable, indépendant, je suggère que les individus et les sociétés réalisent un progrès moral dans la mesure où ils amendent leurs pratiques morales pour surmonter les problèmes qui se posent à eux. » Selon Kitcher, les jugements moraux vrais sont le produit et non la source d’un progrès moral.

Kitcher récuse le caractère téléologique du progrès moral. Il distingue le progrès vers (to) et le progrès à partir de (from), qu’il appelle le progrès pragmatique : « Le progrès pragmatique consiste à résoudre des problèmes et à surmonter des limitations » ; il n’est pas guidé par une destination finale déterminée à l’avance, mais poursuit des objectifs locaux. De même, écrit Kitcher, l’apprenti pianiste fait des progrès sans avoir l’idée d’un exécutant idéal dont il devrait peu à peu s’approcher.

Philip Kitcher adopte – un peu comme Philip Pettit dans The Birth of Ethics2 – une conception évolutionniste de la morale, qu’il a longuement développée dans un ouvrage précédent3. Il souligne que « la vie humaine a été structurée par des exigences morales depuis des dizaines de milliers d’années ». Parodiant une formule célèbre4, il ajoute que pour lui Platon est une note de bas de page dans l’histoire de la moralité. Un certain nombre de philosophes distinguent – sous l’influence, en particulier, de Bernard Williams – la morale (ce que les gens doivent faire) de l’éthique (quel genre de personne ils veulent être). Tout en retenant cette distinction, Kitcher ne croit pas, contrairement à Williams, que les questions éthiques soient premières : elles n’ont guère de sens au cours des stades initiaux du projet moral, et quand elles apparaissent elles sont le fait d’un petit groupe de privilégiés.

Le contractualisme démocratique

Pour que la morale (puis l’éthique) progresse, nos ancêtres ont donc mis en œuvre, écrit Kitcher, une véritable technologie sociale. L’idée principale de l’auteur est que l’investigation morale ne peut se passer d’une méthode : « Sans méthodologie morale, la métaphysique morale est impuissante. » La première étape réside dans l’identification d’un problème moral. À ce propos, Kitcher examine la pertinence de l’idée (Berkeleyan View) qu’être un problème, c’est être reconnu comme un problème. Il faut se méfier de cette idée : dans les trois exemples paradigmatiques qui courent au fil du livre, certaines façons de voir aujourd’hui rejetées eussent-elles été universellement admises, les situations n’en auraient pas moins été objectivement problématiques. Un changement peut être nécessaire sans que cette nécessité soit encore reconnue.

Dans les trois exemples, les transitions menant de la surdité morale à la reconnaissance trahissent une structure commune. D’abord, la rancœur est privée, et les protestations n’entraînent rien d’autre que des sanctions. Puis la voix des opprimés devient plus audible. Une victime ou quelqu’un d’autre entame ce que Kitcher appelle une conversation publique.

La méthode de Kitcher comprend onze points, dont je relève seulement quelques traits. Une situation est tenue pour problématique si une investigation morale la reconnaît comme telle. L’existence d’un problème est subordonnée à la condition suivante : n’importe qui placé dans les circonstances en question chercherait à obtenir un soulagement. Autre point essentiel, dans une conversation idéale, les perspectives de toutes les parties prenantes sont représentées.

Un commentateur observe avec justesse que, dans la conversation « idéale » envisagée par Kitcher, les participants doivent reconnaître la valeur morale de ceux avec qui ils délibèrent ; ainsi, Kitcher rend compte du progrès moral en recourant implicitement à la notion de vérité morale, ce qui constitue une pétition de principe. On ne se débarrasse pas si facilement du « réalisme moral » !

Une telle méthodologie est l’expression de ce que Kitcher appelle le « contractualisme démocratique ». Ce principe, qu’il tient pour ancestral, a été d’après lui peu à peu abandonné : notre pensée morale est dominée par l’affirmation d’autorités individuelles, qu’il s’agisse de divinités ou de leurs représentants mondains, d’autorités religieuses ou profanes – les éthiciens professionnels, par exemple, se substituant aux prêtres. Peut-être, suppose l’auteur, la division du travail a-t-elle mené à cette répartition des tâches. Toujours est-il que la morale contemporaine, selon Kitcher, est l’héritière de cette répudiation du contractualisme démocratique. Voici une phrase qui peut résonner fortement aujourd’hui : « Si les actions étaient toujours soumises à un examen public, la difficulté serait grandement atténuée, peut-être disparaîtrait-elle entièrement. »

Obstacles et perspectives

Qu’est-ce qui s’oppose essentiellement au progrès moral ? Selon Kitcher, il y a un obstacle en quelque sorte naturel, et deux obstacles qu’on pourrait qualifier de culturels. Le problème originel (l’ur-problem, ainsi qu’il le désigne) réside dans l’aptitude psychologique limitée des êtres humains à partager les perspectives d’autrui. La moralité s’est constituée à partir et contre cet obstacle fondamental, qui ne cesse d’entraver le passage de l’indifférence (voire de l’hostilité) à la coopération.

Cet obstacle naturel favorise de manière évidente des dynamiques d’exclusion qui sont autant de nouveaux obstacles au progrès moral. S’y ajoute l’obstacle peut-être le plus difficile à surmonter, que Kitcher appelle la « fausse conscience » : il arrive que les membres d’un groupe considèrent que les « idéaux du moi » engendrés au sein de la communauté par l’évolution de la vie éthique ne sont pas pour eux. La fausse conscience, sous le masque de laquelle c’est encore l’exclusion qui est à l’œuvre, a pu être particulièrement efficace dans le cas des discriminations à l’encontre des femmes ; les oppresseurs faisaient valoir que « la plupart des femmes » ou les « femmes normales » (c’est-à-dire celles qui souscrivaient à leurs vues) ne se plaignaient pas et même appréciaient les rôles que la tradition leur avait assignés. Ainsi les femmes qui « pensaient bien » servaient-elles à discréditer les autres.

Les commentateurs qui s’expriment dans le livre relèvent dans la position de Kitcher un certain manque de réalisme. L’un d’eux note que l’histoire du progrès moral n’a pas été fondamentalement une histoire de la « conversation » mais plutôt du pouvoir. Un autre juge que la conversation idéale est empêchée par des structures sociales de domination profondément ancrées. En réponse, Kitcher admet que des combats violents ont été essentiels dans les exemples qu’il a choisis. Mais il propose d’agir sur la base d’un optimisme modéré – les institutions diminueront, dans certains cas, le rôle du pouvoir et celui de la violence – et de le pousser aussi loin que possible. Kitcher prône l’avènement d’une société deweyienne, qui permettra, grâce à un ensemble inédit d’institutions5, que les progrès moraux soient plus systématiques et plus solides.

Philip Kitcher ne craint pas d’être taxé d’optimisme. Il conclut même par une utopie. Nous sommes en 2250, l’enquête morale deweyienne fait désormais partie intégrante de toutes les sociétés humaines. Les pessimistes (qui préféraient se dire « réalistes ») ont été démentis.

Notes

1 – Philip Kitcher, Moral Progress (The Munich Lectures in Ethics), Oxford University Press, 2021.

2 – Philip Pettit, The Birth of Ethics. Reconstructing the Role and Nature of Morality, Oxford University Press, 2018. Voir la rencension publiée par Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/une-autre-genealogie-de-la-morale/

3 – Philip Kitcher, The Ethical Project, Harvard University Press, 2011.

4 –  « The safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato ». Alfred North Whitehead, Process and Reality (1929), [p. 39 Free Press, 1979] .

5 – Qu’il déclinera probablement dans un prochain livre.

Un regard sur la conscience : « Galileo’s Error » de Philip Goff lu par T. Laisney

Avec cette recension de l’ouvrage de Philip Goff, Galileo’s Error. Foundations for a New Science of Consciousness (Vintage Books, 2020), Thierry Laisney nous plonge dans une tradition un peu déroutante et familièrement étrange – du moins pour nous les « continentaux » – de réflexions que livre la philosophie anglo-saxonne depuis trois siècles.

La conscience pour nous n’est pas un mystère. Mais, si elle est la chose la plus familière, la seule que nous connaissions avec certitude, rien n’est plus difficile que de l’intégrer dans notre image scientifique du monde. Selon le philosophe britannique Philip Goff, auteur de Galileo’s Error1, c’est dans le panpsychisme que réside la solution à ce problème tellement ardu.

Science avec ou sans conscience

D’après l’auteur, c’est à cause de Galilée que nous sommes confrontés à une telle difficulté. En effet, Galilée a retiré la conscience du domaine de l’investigation scientifique. Dans le monde qu’il décrit, les objets matériels n’ont pas de qualités sensibles (couleur, odeur, goût, etc.) ; ils n’ont que les caractéristiques (taille, forme, lieu, mouvement) que le langage des mathématiques peut traduire. Où se trouvent alors les qualités subjectives ? Dans l’âme. Cela fait quatre siècles que le dualisme galiléen (objets matériels d’un côté, âmes de l’autre) imprègne notre vision des choses. « Galilée, écrit Goff, est le père de la physique, mais il n’a jamais cherché qu’à nous fournir une description partielle de la réalité. » Délibérément, il nous a abandonné le problème de la conscience, autrement dit de l’expérience subjective.

Comment corriger cette « erreur », ou plutôt cette omission ? Selon l’auteur, trois remèdes peuvent être envisagés : le dualisme naturaliste ; le matérialisme ; le panpsychisme, selon lequel « la conscience est une propriété fondamentale et omniprésente du monde matériel ».

Un dualisme pourra-t-il en corriger un autre ? Philip Goff remarque que le dualisme, c’est-à-dire l’opposition entre des esprits immatériels et des choses physiques, est puissamment ancré en nous, ce qui ne plaide, ajoute-t-il, ni pour sa vérité ni pour sa fausseté. Selon le partisan le plus connu du « dualisme naturaliste », le philosophe australien David Chalmers (à qui l’on doit l’expression devenue fameuse « The Hard Problem »), la plupart des explications qu’on a pu donner de la conscience ne faisaient que se centrer sur des phénomènes comportementaux (« easy problems », « faciles » seulement par comparaison !) ; en réalité, il existerait des lois psycho-physiques particulières régissant les interactions entre l’esprit et le monde matériel – les neurosciences ne pouvant, quant à elles, expliquer que des corrélations entre certains états physiques et certains états de conscience.

De nombreux philosophes se sont employés à montrer la fausseté du dualisme (dont les tenants, en défense, ont notamment recouru à la mécanique quantique) ; pour Philip Goff, rien ne permet de dire que le dualisme est absurde mais cette conception satisfait moins que d’autres théories de la conscience à l’exigence de simplicité, essentielle en science (c’est ainsi, par exemple, que la théorie de la relativité d’Einstein a été préférée à celle de Lorentz).

Réfutation du matérialisme

Quant au matérialisme, on peut, selon Philip Goff, le réfuter tout en restant dans son fauteuil. L’usage du seul principe de non-contradiction pour écarter une hypothèse s’observe dans d’autres domaines, et l’auteur nous en offre deux illustrations. La première est relative au « voyage dans le temps », notion qui n’implique pas contradiction mais exige seulement qu’on adopte une théorie éternaliste. Cette théorie s’oppose au présentisme : selon elle, tous les événements sont également réels ; il s’agit d’une sorte d’égalitarisme temporel qui combat un « chauvinisme chronologique », lequel pourrait rejoindre – l’auteur ne le dit pas – le racisme, le sexisme, le spécisme, le validisme, voire le chosisme. Toujours est-il que, si le voyage dans le temps n’est pas logiquement impossible, l’idée de modifier le passé, elle, est contradictoire : elle mène à deux versions différentes de l’Histoire, ce qui n’a pas de sens. Autre exemple, c’est par le seul raisonnement que Galilée fut à même de prouver que le poids d’un objet n’affecte pas sa vitesse de chute, contrairement à ce qu’affirmait la physique aristotélicienne. Aucune expérience n’est nécessaire pour le montrer. Posons-nous la question de savoir si, attaché à un objet léger, un objet lourd verra sa chute accélérée ou ralentie. La conception que Galilée détrône conduit à deux réponses contradictoires.

C’est la même méthode, d’après Goff, qu’il faut employer contre le matérialisme. L’auteur commence par rappeler des expériences de pensée célèbres. Celle de Thomas Nagel, d’abord, qui s’est demandé ce que ça fait d’être une chauve-souris. On ne le saura jamais, quelque étendue que puisse être notre connaissance des chauves-souris. L’histoire de Mary, ensuite, cette neuroscientifique de génie qui connaît tout sur le phénomène de la couleur mais qui depuis toujours vit enfermée dans une pièce dépourvue de toute couleur. Un jour, elle est enfin libre et l’expérience qu’elle fait alors de la couleur lui apporte quelque chose de tout à fait nouveau. Ces expériences de pensée montrent que l’affirmation selon laquelle la réalité peut être capturée complètement dans le langage quantitatif de la physique est contredite par l’existence d’une conscience qualitative.

Selon Goff, la possibilité purement logique des zombies – ces créatures qui se comportent comme n’importe qui mais ne sont pas conscientes – permet de réfuter le matérialisme. Comme je ne peux pas prouver que telle personne n’est pas un zombie, les zombies sont logiquement possibles (logiquement seulement, comme le sont, par exemple, les cochons volants ; les cercles carrés, eux, sont impossibles à tous égards) et le matérialisme ne peut être vrai. Le matérialisme est la conception qui veut que les états cérébraux soient identiques aux expériences subjectives (ils ne se « contentent » pas de les produire, comme le laisse croire une vue erronée du matérialisme). Mais alors si les expériences et les états cérébraux sont identiques, ils ne peuvent – en vertu du principe d’identité – exister séparément. Or, le cas des zombies prouve que, d’un point de vue logique, ils le peuvent. Donc le matérialisme est faux.

L’illusionnisme – la croyance que la conscience est une illusion – est tout aussi faux selon Philip Goff. Ce serait une façon d’effacer toutes les difficultés, mais comment voir une illusion dans ce qui nous est le plus immédiat et le plus familier ? L’illusionnisme est incohérent : je pense consciemment, donc l’illusionnisme est faux. Une nouvelle digression offre à l’auteur l’occasion d’affirmer que les ordinateurs ne pensent pas. Tout au plus pourraient-ils être programmés pour croire qu’ils ont des sensations et des expériences.

Le panpsychisme

Matérialiste repenti, l’auteur est aujourd’hui un ardent défenseur du panpsychisme, une théorie qui commence à être prise au sérieux depuis quelques années. Les panpsychistes pensent que les constituants fondamentaux du monde physique sont conscients ; ils ne pensent pas que s’exerce partout une conscience comme la nôtre. Il est « possible que la lumière de la conscience ne s’éteigne jamais complètement, mais plutôt décline à mesure que se réduit la complexité organique ». Et ce continuum s’étend jusqu’à la matière inorganique. Selon Philip Goff, le panpsychisme, qui évite les impasses du dualisme et du matérialisme, est en mesure de faire entrer la conscience dans notre image scientifique du monde.

L’auteur rappelle que, il y a près d’un siècle, Russell et Eddington ont été des pionniers dans ce domaine. Selon eux, les équations de la physique n’expliquent pas ce que sont les propriétés fondamentales (masse, distance, force, etc.) du monde matériel ; elles se bornent à les désigner pour définir leurs relations. La physique est un instrument de prédiction : elle ne nous dit pas ce qu’est la matière mais uniquement ce qu’elle fait. « Il y a un réel sens dans lequel nous n’avons aucune idée de ce que sont l’hydrogène et l’oxygène, et donc nous n’avons aucune idée de ce qu’est l’eau ! », écrit Goff. C’est le « problème des natures intrinsèques ».

Eddington, influencé par Russell (dont la position, le « monisme neutre », est un peu différente), résout en même temps le problème de la conscience et celui des natures intrinsèques en postulant que c’est la conscience qui constitue la nature intrinsèque de la matière (pour lui, les propriétés physiques d’une particule sont elles-mêmes des formes de conscience). Selon Philip Goff, il n’y a pas d’autre candidat que la conscience pour remplir cette fonction, et le panpsychisme présente aussi l’avantage de la simplicité. Il ne définit aucune expérience subjective par quelque chose qui serait extérieur à cette expérience. On n’est pas obligé, bien sûr, d’être aussi convaincu que l’auteur par ce deus ex machina. Mais, pour s’opposer au panpsychisme, il faudrait selon lui « une raison de supposer que la matière a deux sortes de nature intrinsèque plutôt qu’une seule ». Trois siècles après que Galilée eut retiré du monde matériel les qualités sensibles, Russell et Eddington ont donc, selon Goff, trouvé le moyen de les y remettre.

La difficulté la plus notable rencontrée par le panpsychisme semble être le « problème de la combinaison » : comment, à partir de micro-éléments conscients, parvenir à quelque chose comme un cerveau humain ? Ce problème, souligne Goff, est moins difficile que celui auquel le matérialisme doit faire face ; ici, on « ne fait que » passer de qualités subjectives (simples) à d’autres qualités subjectives (complexes). Relativement à ce « problème de la combinaison », les « réductionnistes » s’opposent aux « émergentistes ». Pour les premiers, toute la diversité de la nature est réductible aux propriétés et arrangements des particules fondamentales. Pour les seconds, il s’agit au contraire – le tout étant plus que la somme des parties – de découvrir ce qui donne naissance à des touts émergents. C’est ce dernier programme qui, selon l’auteur, est le plus prometteur.

Quoi qu’il en soit, Philip Goff résume en ces termes son propre manifeste (il précise qu’une révolution serait nécessaire pour qu’il soit adopté) : « Le but d’une science post-galiléenne serait de formuler la théorie la plus simple et la plus économique en mesure de rendre compte à la fois des données quantitatives de la physique – connues par l’observation et l’expérimentation – et de la réalité des qualités subjectives – connues par notre appréhension immédiate de notre propre expérience. »

Quelques implications

Philip Goff imagine un guide cosmique dans lequel notre monde serait présenté ainsi : « Un univers physique dont la nature intrinsèque est constituée par la conscience. Vaut le détour ». Il examine quelques implications de sa conception panpsychiste. À propos de la crise climatique, il remarque d’abord que le climato-scepticisme est dû à une conception fausse du savoir. Le savoir n’est pas la certitude et, en la matière, le consensus de 97 % des scientifiques est plus que suffisant. Ailleurs dans l’ouvrage, Goff cite cette phrase magnifique de Locke : « Celui qui, dans les circonstances ordinaires de la vie, n’admettrait rien d’autre que l’évidence d’une démonstration ne serait sûr que d’une chose dans ce monde, c’est de périr très vite. » Ensuite, et pour en venir au panpsychisme, l’auteur note que notre propension à agir face au changement climatique est de toute façon très limitée : notre vision dualiste invétérée n’y serait-elle pas pour quelque chose ? Le dualisme, selon Goff, engendre une relation malsaine avec la nature, en créant une séparation irrémédiable entre les êtres humains et tous les autres, et en déniant à la nature une valeur intrinsèque. « Pour un enfant élevé dans une vision panpsychiste du monde, écrit-il, étreindre un arbre conscient pourrait être aussi naturel que de caresser un chat. » Il semble que « les plantes communiquent, apprennent et se souviennent. Je ne vois pas de raison autre qu’un préjugé anthropocentrique pour ne pas leur reconnaître une vie consciente qui leur soit propre ».

Un autre avantage du panpsychisme par rapport au matérialisme, c’est qu’il est compatible avec le libre arbitre. L’auteur n’exclut pas que le libre arbitre soit une illusion, mais il souligne que rien ne prouve qu’il le soit. La thèse déterministe juge qu’il n’y a pas de moyen terme entre un comportement déterminé (non libre) et un comportement entièrement livré au hasard. Or, ce moyen terme existe selon Goff : ce sont les choix libres impliquant une sensibilité à des considérations rationnelles. Plutôt qu’ils ne les déterminent, il se pourrait que les événements passés exercent une pression sur les entités physiques présentes, celles-ci demeurant libres d’accepter ou non cette pression. Plus les formes de vie sont simples, plus les comportements deviennent prévisibles. Cette idée m’a fait penser à la thèse du philosophe français Émile Boutroux (1845-1921) – on pourrait célébrer cette année le centenaire de sa mort – qui, pour sauvegarder la liberté de l’homme, affirme que la nécessité n’est pas la seule loi qui régisse le monde phénoménal et que tout est affaire de gradation : « dans les mondes inférieurs, la loi tient une si large place qu’elle se substitue presque à l’être ; dans les mondes supérieurs, au contraire, l’être fait presque oublier la loi » (De la contingence des lois de la nature, 1874).

Selon Philip Goff, le panpsychisme pourrait aussi apporter son éclairage à la question si difficile de savoir ce qui peut fonder dans la réalité une vérité morale. Si l’hypothèse mystique – relayée par le panpsychisme – qui fait s’effondrer la distinction sujet/objet est vraie, alors « l’objectivité éthique est fondée dans la nature de la réalité », puisque la croyance en la séparation totale des êtres n’est plus de mise. « Le sadique est objectivement dans l’erreur exactement au même titre que celui qui prétend que la terre est plate : l’un comme l’autre ont une vue fausse de la réalité. »

La conclusion de cet ouvrage fortement argumenté est empreinte d’idéalisme : « Mon espoir, écrit Goff, est que le panpsychisme puisse aider les êtres humains à sentir de nouveau qu’ils ont une place dans l’univers. » Alors, ajoute-t-il, nous pourrons rêver – et réaliser peut-être – un monde meilleur.

1 – Philip Goff, Galileo’s Error. Foundations for a New Science of Consciousness, Vintage Books, 2020.

Le livre d’Edith Fuchs « L’Humanité et ses droits »

C’est en allant à l’encontre du déni d’humanité aujourd’hui répandu – par réduction de l’homme à l’animal ou à la machine -, c’est en cultivant rationnellement l’indignation philosophique envers le retour des idéologies identitaires, c’est aussi en réfléchissant à l’inhumanité propre aux hommes que l’ouvrage d’Edith Fuchs1 s’alimente aux plus grands penseurs pour s’interroger sur l’idée d’humanité, en soutenir l’unité et l’universalité, en examiner l’introduction dans le droit.

On sait que dans le Théétète, Socrate brosse un portrait du philosophe, où l’on peut lire ceci : « Qu’est-ce, au reste, que cela peut bien être, un homme ? à une semblable nature que peut-il convenir de faire ou de subir, qui le différencie des autres ? Voilà ce qu’il [le véritable philosophe] cherche, voilà l’objet qu’il se donne tant de mal à explorer soigneusement »2. Edith Fuchs ne cite pas ces mots, mais elle connaît son Platon, et s’interroge sur la notion d’humanité. Tout l’ouvrage L’Humanité et ses droits est soutenu par une colère proprement philosophique. Car non seulement elle n’oublie jamais à quel point l’humanité a été ou s’est elle-même martyrisée, particulièrement au XXe siècle, mais elle voit que les pires crimes, ceux qu’on a nommés crimes contre l’humanité, n’ont pas mis fin à un mépris de l’humanité qui caractérise une grande part des ouvrages considérés aujourd’hui encore comme philosophiques et toujours reconnus comme tels dans les universités. Au lieu de se donner le beau rôle de dénonciateur des insuffisances des Platon, Aristote, Descartes, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, Husserl, Merleau-Ponty, Sartre, elle trouve chez eux la plus forte et la plus profonde expression de ce qu’est l’humanité – et cela par l’examen des difficultés que ces pensées affrontent explicitement. La lecture qui nous est proposée des philosophes est ainsi très exactement le contraire de celle des auteurs célébrés qui, comme Heidegger ou Arendt, ont tout fait pour discréditer la philosophie.

Une première partie examine les différents sens de la notion d’humanité. Il est réconfortant de lire une défense de l’humanité qui ose rappeler qu’être homme n’est pas seulement vivre une vie animale, qu’assimiler l’homme à l’animal ou à la machine, le réduire à son ADN ou au cerveau conçu comme une machine informatique, tout cela revient au même : c’est nier son humanité. Et là-dessus Edith Fuchs peut suivre par exemple Descartes qu’elle comprend parce qu’elle l’a lu au lieu d’en donner une caricature comme font trop de partisans des neurosciences ou la plupart des « amis des bêtes ». Mais là encore il faut avoir la patience de ne pas réduire une philosophie à quelques termes en -isme.

Dans la même veine que Entre Chiens et Loups – Dérives politiques dans la pensée allemande du XXe siècle3 la seconde partie de l’ouvrage est la critique de « l’antiphilosophie » de Nietzsche et de Spengler, et de la « fabrique de l’inhumain ».

La troisième partie examine la difficile question de l’introduction de la notion d’humanité dans le droit, à partir de la notion de crime contre l’humanité, rappelant à quels débats elle a donné lieu. Et là encore, connaître les textes philosophiques sur la question du droit naturel, par exemple, permet à Edith Fuchs de tenir un discours solide pour montrer comment s’est instituée une cour de justice internationale. « …cette invention difficile du Droit que fut Nuremberg a fait jurisprudence. Là peut-être mieux qu’ailleurs vaudrait le mot de Freud : la voix de la raison est faible, mais elle finit par se faire entendre ». p.125.

La dernière partie s’intitule : Déclarer les droits de l’homme et du citoyen. C’est qu’il faut toujours revenir à 1789 pour comprendre l’enjeu d’une déclaration de l’humanité de l’homme, et ceci que l’universalité humaine a pour fondement la liberté. Ce chapitre examine à grands traits les plus importantes critiques des droits de l’homme et leur répond. Il montre que l’universalité de ces droits, « loin de bafouer la particularité individuelle, n’a de sens qu’à la reconnaître ». Mais là encore, pour comprendre, pour ne pas se méprendre sur les rapports du particulier et de l’universel, il est conseillé d’apprendre un peu de philosophie. Nourrie des lectures de la tradition philosophique, Edith Fuchs échappe aux illusions de son époque.

Notes

1– Edith Fuchs, L’Humanité et ses droits, Paris, Kimé, 2020.

2 – 174b, trad. Robin, Pléiade II p.132

3– Voir la recension sur le site d’archives : http://www.mezetulle.net/article-reflexions-sur-entre-chiens-et-loups-d-edith-fuchs-par-j-m-muglioni-121085502.html 
Voir aussi, sur le présent livre L’Humanité et ses droits, l’étude de Franck Lelièvre sur le site de l’académie de Normandie  http://philosophie.spip.ac-rouen.fr/spip.php?article554 .