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La compassion d’Arte envers les islamistes en Tunisie

La chaîne de télévision Arte a diffusé le 4 novembre 2014 une émission sur Ennahdha, le parti de la renaissance islamique tunisien. Le téléspectateur qui connaît un peu la Tunisie ne peut qu’être étonné de la naïveté avec laquelle l’histoire d’Ennahdha est présentée : comme s’il n’y avait pas eu une lutte violente et très serrée par laquelle les Tunisiens (et d’abord les Tunisiennes), presque tous musulmans, se sont opposés à l’islamisation de leur pays. Ce documentaire, présenté dans le site de l’émission comme donnant « longuement la parole à des hommes (et à une femme) plus souvent dénoncés qu’écoutés dans les médias occidentaux[1]» reflète l’incapacité de la France et de l’Europe à s’opposer à l’islamisme.

 

Arte a diffusé une émission qui présente Ennahdha comme la victime des despotismes successifs de Bourguiba et de Ben Ali, et comme un parti respectueux des principes démocratiques.

Le despotisme de Bourguiba

Il est vrai que le régime de Bourguiba était despotique et que le despote, quelque éclairé qu’il ait été, liquidait ses opposants. Mais les islamistes d’alors s’opposaient-ils au despotisme, comme l’affirme l’annonce de l’émission, ou bien à la politique de libération des femmes (le code du statut personnel) et à au refus d’enfermer la société tunisienne dans les mœurs imposées par eux ? Sait-on en France que Bourguiba, du moins au début de son règne, voulait qu’on soit libre de ne pas jeûner pendant le ramadan et qu’on puisse travailler, allant jusqu’à dire que c’était le nouveau jihad : la guerre sainte, sortir du sous-développement non pas seulement économique mais intellectuel ? Les propos de Bourguiba, aujourd’hui, passeraient en France pour islamophobes.

Ben Ali et l’islamisme

Il est vrai aussi que Ben Ali a persécuté les islamistes, et avec la plus extrême violence. Mais c’est une des raisons pour laquelle la France et les autres pays dits occidentaux l’ont soutenu. Il a interdit toute forme d’opposition politique, et l’expérience m’a même montré que comparativement, l’époque de Bourguiba était libérale : jamais du temps de Bourguiba je n’ai vu un Tunisien se retourner pour voir s’il était écouté lorsqu’il m’adressait la parole ; sous Ben Ali, chacun se savait surveillé. Il en est résulté, ce que nos politiques ont pourtant été incapables de voir, quoique cela ait crevé les yeux, que l’islamisme, à partir des mosquées, a été la seule opposition organisée au régime – qui lui-même déjà soutenait les interdictions liées au ramadan et ne permettait la vente d’alcool qu’au fond de quelques supermarchés (où du coup il y avait affluence…). On sait en outre depuis plusieurs millénaires que les persécutions font des martyrs, c’est-à-dire des témoins dont le souvenir assure la propagation de leur foi.

Le mépris général à l’égard des musulmans

Le mépris à l’égard des Tunisiens et des musulmans dont sont coutumiers les « occidentaux » ne consiste-t-il pas d’abord à croire qu’une fois libérés de la dictature politique, ils ne peuvent que tomber sous la dictature religieuse ? Car en quel sens Ennahdha est-elle une renaissance modérée ? Elle n’a jamais caché qu’il s’agissait d’islamiser la société trop occidentale de la Tunisie. Et, comme Arte, nos gouvernants sont prêts à abandonner les Tunisiens à cette islamisation. L’échec des printemps arabes semble aller de soi chez nous pour la plupart des médias. À une amie tunisienne qui lui disait qu’il ne comprenait rien à la situation tunisienne et qu’il fallait s’opposer à Ennahdha, un politique européen de centre gauche a reproché d’avoir une conception ontologique de l’islam politique, puisqu’elle ne voyait pas que les islamistes étaient devenus fréquentables.

Ce que Arte ne dit pas

Donc une révolution inattendue renverse la dictature tunisienne et permet au chef des islamistes de retourner chez lui : Arte nous fait pleurer sur son histoire. Mais on ne nous dit rien ni de la manière dont son parti a gagné les premières élections « libres » (tous les mouvements islamistes savent séduire les plus pauvres en distribuant de l’argent, par exemple), ni de sa politique. Rien sur la présence en Tunisie de milices islamistes venues d’ailleurs, parlant un autre arabe que les Tunisiens et ayant une autre conception de leur religion que les Tunisiens. Rien du Qatar. Rien sur les pressions exercées contre les femmes pour qu’elles cessent d’être habillées et de vivre à l’européenne. Rien sur la présence en Tunisie de femmes dont le visage est totalement caché, ce qui est contraire aux traditions du pays et choque le plus grand nombre. Rien sur l’étudiante qui a enlevé le drapeau salafiste hissé en haut de l’université. Rien sur le combat mené par notre collègue, le doyen Habib Kazdaghli, contre la politisation de l’université, contre le port du niqab par les étudiantes, etc. Il a, finalement, gagné le procès qui lui était intenté – car c’est lui qui a d’abord été accusé ! – et deux étudiantes qui l’accusaient ont été légèrement condamnées[2] : sa victoire est-elle due à Ennahdha ou à la pression du peuple contre son gouvernement ?

Une constitution gagnée de haute lutte

Rien non plus sur ce qui a fait que la première assemblée à majorité relative islamiste a dû voter une constitution libérale sur des points essentiels. L’émission d’Arte pourrait laisser penser que cette constitution répond aux vœux d’Ennahdha, parti modéré et démocratique, comme le prouverait le fait qu’une fois battue aux élections, elle accepte la décision populaire. On se garde bien de dire au téléspectateur qu’il a fallu, pour faire céder Ennahdha sur la constitution, que l’Assemblée soit assiégée à Tunis pendant des mois, que les femmes se relaient pour apporter à manger aux assiégeants, etc., bref, que ce qu’il y a de conforme à l’état de droit dans la nouvelle constitution tunisienne ne vient nullement d’Ennahdha et de sa modération mais seulement de sa défaite.

Mauvaise gestion ou échec d’une islamisation délibérée ?

Il est vrai que la gestion d’Ennahdha a été désastreuse, comme le dit la présentation de l’émission et comme le reconnaissent certains de ses partisans interviewés par Arte. Mais faut-il considérer comme une erreur de gestion la complicité d’Ennahdha avec des islamistes qui perpétuent des crimes sur le territoire de la Tunisie ? Avec les assassins des chefs de partis de gauche ? Laisser se mettre en place des écoles maternelles islamistes pour commencer le bourrage de crâne, où les petites filles sont voilées, est-ce une erreur de gestion ? On se demande quels Tunisiens, quelles Tunisiennes les journalistes d’Arte ont interrogés. Ont-ils séjourné en Tunisie sans remarquer que le prêche des mosquées est diffusé par des haut-parleurs hurlants de telle sorte que nul ne peut y échapper ? Savent-ils que dans la partie la plus luxueuse des constructions nouvelles sur le lac de Tunis, construite par le Qatar, les hôtels ne proposent pas d’alcool et les femmes doivent être voilées ?

La prétendue modération d’Ennahdha

Pourtant, le discours d’Ennahdha est clair : prendre le pouvoir d’abord par la voie démocratique et à partir de là peu à peu, par la persuasion et non par la violence, islamiser la société tunisienne. Qui ne voit pas que la persuasion est en l’occurrence violence, comme l’est toujours le prosélytisme religieux ? Et qui ne sait pas que la religion, dans cette affaire, ce n’est pas la religiosité intérieure, la croyance personnelle, mais l’organisation de tous les instants de la vie publique et privée en fonction d’une religion et de sa pire interprétation ?

Le sens de la laïcité oublié

L’émission d’Arte est un bel exemple d’une inconscience assez générale en France : on a oublié qu’il a fallu des siècles de lutte sanglante pour que l’Église catholique cesse d’imposer à tous ses rites, pour qu’elle cesse de régenter les mœurs de chacun en toute chose – et l’affaire dite du mariage pour tous a même montré qu’elle recommencerait si le rapport de force ne l’en empêchait. C’est au demeurant pourquoi on peut penser que vouloir que l’Europe et la France revendiquent leurs racines chrétiennes repose sur la même illusion que la défense de l’islamisme dit modéré.

Aider les musulmans libres !

Et comme on m’accusera d’islamophobie, j’ajouterai que mon propos est en plein accord avec ce que disent et font mes amis, Tunisiennes musulmanes ou Tunisiens musulmans. Même en France il faut aux femmes musulmanes du courage pour refuser le voile[3]. Le plus grave est peut-être qu’on en tirera la leçon qu’il faut choisir entre le front national et l’acceptation de l’islamisme politique.

Notes

[1]              Sur http://www.arte.tv/guide/fr/050697-000/ennahdha-une-histoire-tunisienne on trouve :

«  Ennahdha – Une histoire tunisienne mardi 04 novembre à 22h40 (70 min)

« Combien de Tunisiens auront-ils voté pour Ennahdha lors des législatives du 26 octobre ? En 2011, après deux décennies de persécutions, le parti de Rached Ghannouchi avait pris sa revanche en arrivant en tête des premières élections démocratiques jamais organisées dans le pays, avec 38 % des voix. Mais en un peu moins de trois années, sa gestion désastreuse de la transition a entraîné son rejet par une partie de la population, dans des proportions que seul ce nouveau scrutin pourra révéler. Le recul ou le maintien du parti islamiste en constitue en tout cas l’un des enjeux majeurs.

« Complexité

« Dans ce film, ce sont les principales figures du mouvement qui retracent son histoire, de sa naissance en 1978, en réaction à la dérive autocratique du régime de Bourguiba, jusqu’à la proclamation de la nouvelle Constitution issue de la révolution, en janvier 2014. À cette date, les islamistes acceptent de quitter le pouvoir pour apaiser la tension qui grandit dans le pays. Et c’est le premier intérêt de ce remarquable documentaire que de donner longuement la parole à des hommes (et à une femme) plus souvent dénoncés qu’écoutés dans les médias occidentaux : Rached Ghannouchi, mais aussi le vibrionnant Abdelfattah Mourou, cofondateur du parti, qui n’a pas de mots assez durs pour l’épisode gouvernemental ; les deux ex-Premiers ministres Hamadi Jebali et Ali Layaredh qui, sous Ben Ali, ont payé leur engagement de longues années de prison ; et plusieurs députés que l’on suit dans leur circonscription, notamment face à des électeurs furieux. Nourri d’archives et de nombreuses séquences sur le vif tournées pendant plus d’un an, ce portrait de groupe, ni à charge ni à décharge, restitue à la fois la complexité d’un islam politique hésitant entre plusieurs voies et l’enjeu historique de la période charnière que la Tunisie est en train de vivre. »

[2]              Il a reçu en avril 2014, à Amsterdam, le prix du courage de penser, décerné par le réseau international Scholars at Risk. Il a été réélu doyen et la liste qu’il parraine pour le Conseil scientifique de la faculté a remporté les élections. Cf. http://scholarsatrisk.nyu.edu et http://www.rfi.fr/afrique/20130502-tunisie-doyen-faculte-lettres-manouba-acquitte. Le lecteur pourra lui-même s’informer pour ajouter à cette liste d’autres exemples propres à éclairer la politique d’Ennahdha.

[3]              Cf. la question des accompagnatrices de sorties scolaires. Une République réellement laïque doit imposer que ces accompagnatrices quittent le voile et tout signe religieux : car l’enseignement doit rester laïque, y compris lorsqu’il se déplace, et il faut aussi les aider à lutter contre la pression dont elles sont victimes.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle

Lettre ouverte au monde musulman d’A. Bidar

Dans son numéro daté du 3 octobre, l’hedbomadaire Marianne publie la « Lettre ouverte au monde musulman » d’Abdennour Bidar, philosophe et spécialiste de l’islam. En un superbe tutoiement à la fois majestueux et familier, cette adresse au monde musulman le somme d’entrer dans le travail critique que beaucoup appellent sans oser le dire. Il rappelle que sans ce travail – effectué douloureusement il n’y a pas si longtemps, entre Renaissance et Lumières, par et sur le christianisme, mais toujours fragile et demandant vigilance – une religion qui se veut hégémonique enfante des monstres et enterre sa part de lumière.

Il faut lire ce texte de haut vol, admirable par sa lucidité, son courage, sa fermeté, son profond humanisme. Mezetulle en reprend ici quelques extraits et invite ses lecteurs à télécharger l’intégralité du texte (lien à la fin de ce billet).

Abdennour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman, extraits

Cher monde musulman, je suis un de tes fils éloignés qui te regarde du dehors et de loin – de ce pays de France où tant de tes enfants vivent aujourd’hui. Je te regarde avec mes yeux sévères de philosophe nourri depuis son enfance par le taçawwuf (soufisme) et par la pensée occidentale. Je te regarde donc à partir de ma position de barzakh, d’isthme entre les deux mers de l’Orient et de l’Occident !

Et qu’est-ce que je vois ? Qu’est-ce que je vois mieux que d’autres sans doute parce que justement je te regarde de loin, avec le recul de la distance ? Je te vois toi, dans un état de misère et de souffrance qui me rend infiniment triste, mais qui rend encore plus sévère mon jugement de philosophe ! Car je te vois en train d’enfanter un monstre qui prétend se nommer État islamique et auquel certains préfèrent donner un nom de démon : DAESH. Mais le pire est que je te vois te perdre – perdre ton temps et ton honneur – dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes errances, de tes contradictions, de ton écartèlement entre passé et présent, de ton incapacité trop durable à trouver ta place dans la civilisation humaine.

Que dis-tu en effet face à ce monstre ? Tu cries « Ce n’est pas moi ! »,« Ce n’est pas l’islam ! ». Tu refuses que les crimes de ce monstre soient commis en ton nom (hashtag #NotInMyName). Tu t’insurges que le monstre usurpe ton identité, et bien sûr tu as raison de le faire. Il est indispensable qu’à la face du monde tu proclames ainsi, haut et fort, que l’islam dénonce la barbarie. Mais c’est tout à fait insuffisant ! Car tu te réfugies dans le réflexe de l’autodéfense sans assumer aussi et surtout la responsabilité de l’autocritique. Tu te contentes de t’indigner alors que ce moment aurait été une occasion historique de te remettre en question ! Et tu accuses au lieu de prendre ta propre responsabilité […]

[…]

Les racines de ce mal qui te vole aujourd’hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre – et il en surgira autant d’autres monstres pires encore que celui-ci tant que tu tarderas à admettre ta maladie, pour attaquer enfin cette racine du mal !

Même les intellectuels occidentaux ont de la difficulté à le voir : pour la plupart ils ont tellement oublié ce qu’est la puissance de la religion – en bien et en mal, sur la vie et sur la mort – qu’ils me disent « Non le problème du monde musulman n’est pas l’islam, pas la religion, mais la politique, l’histoire, l’économie, etc. ». Ils ne se souviennent plus du tout que la religion peut être le cœur de réacteur d’une civilisation humaine ! Et que l’avenir de l’humanité passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité tout entière ! Saurons-nous tous nous rassembler, à l’échelle de la planète, pour affronter ce défi fondamental ? La nature spirituelle de l’homme a horreur du vide, et si elle ne trouve rien de nouveau pour le remplir elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent – et qui comme l’islam actuellement se mettront alors à produire des monstres.

L’intégralité du texte est téléchargeable sur le site de l’association Egale.
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