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Heidegger, ou peut-il y avoir une philosophie nazie ?

Jean-Michel Muglioni revient, après Edith Fuchs1, sur la manière dont ses admirateurs défendent Heidegger. Pourraient-ils admettre qu’on le disqualifie pour son nazisme sans qu’une part importante d’eux-mêmes ne soit du même coup rejetée ? Pour certains, toute une vie de travail, d’écriture et d’enseignement se trouverait remise en cause. Il leur faut donc dépenser des trésors de subtilité pour se justifier eux-mêmes. Que peut en penser le profane, n’ayant pas la compétence académique requise pour maîtriser le corpus heideggérien et tout ce qui s’y rapporte ? Rien ne l’oblige à se fier au jugement des clercs : il lui est permis de juger par lui-même et de conclure qu’on ne peut être à la fois philosophe et nazi.

 

Qui peut juger l’affaire Heidegger ?

L’exercice de la citoyenneté et le travail académique ont partie liée, pour le meilleur et pour le pire. Ce blog s’adresse à tout citoyen qui réfléchit, et les auteurs qui s’y risquent parfois à parler de ce qu’on appelle l’actualité tentent de ne pas se départir de la rigueur académique. Ainsi la question du rapport de la pensée de Heidegger et du nazisme est à la fois politique et philosophique, elle concerne autant le citoyen que le spécialiste universitaire de la philosophie. Or comment y comprendre quoi que ce soit sans lire Heidegger, ce qui est, on en conviendra, d’une grande difficulté ? Le citoyen doit-il s’en remettre aux spécialistes qui ont consacré leur vie à l’étude de son œuvre ? Ou n’est-il pas permis de se demander si, sans leur obscurité volontaire, Heidegger et de ses admirateurs, auraient eu l’audience qu’on sait ?

Une hypothèse impossible

Être et temps a eu un succès sans égal depuis sa parution en 1927. Même après la guerre, quand tout est devenu plus clair, Heidegger a été vénéré par un très grand nombre de philosophes de profession, eux-mêmes considérés comme représentatifs de leur temps, qui sont déjà comme lui objets de thèses au même titre que Platon ou Descartes : Heidegger est inscrit au programme officiel de l’Éducation nationale. Lui-même et ses plus célèbres lecteurs sont des auteurs reconnus, de telle sorte qu’il est impossible de soutenir que son œuvre est une construction intellectuelle destinée à donner au nazisme une base idéologique. Qui oserait supposer que son dessein était de faire passer par-dessus bord tout une part de la culture philosophique et littéraire universelle de Platon à Husserl, avec surtout Descartes et les Lumières ? Que c’est d’abord à la raison qu’il s’en prend ? Que les sciences positives sont, elles aussi, l’objet de ce nettoyage culturel ? Je ne l’oserai pas, sachant que cette hypothèse serait tenue pour un contresens sur sa pensée. Je demande donc seulement qu’on en imagine les conséquences : qu’est-ce que la postérité retiendrait des représentants de la philosophie au XXe siècle, en France particulièrement ? Un historien dirait peut-être que telles étaient les pensées de cette sombre époque, celle de 1914, des génocides, du stalinisme, etc., mais ce serait un naufrage sans égal dans l’histoire de la philosophie. On comprend donc qu’il y ait beaucoup de résistance et une mobilisation d’une partie de la communauté universitaire et médiatique pour défendre Heidegger.

En quel sens Heidegger est irréfutable

L’hypothèse que je viens d’envisager n’a de sens que si l’on admet que les travaux des historiens et des philologues, qui établissent que Heidegger a été nazi dans ses fonctions et dans ses écrits, sont recevables2. Or ils sont irrecevables – Edith Fuchs le rappelle – si l’on soutient avec Heidegger que leur méthode relève précisément du type de rationalité auquel il s’oppose. Cette hypothèse, formulée en langage vernaculaire, n’entre pas dans la machine herméneutique, je veux dire dans le système d’interprétation et le jargon heideggériens, sinon pour y être broyée.

La sincérité de ses admirateurs

Mais il y a pire. Ses admirateurs sont réellement convaincus que Heidegger est le plus grand penseur du XXe siècle, ou même le plus grand penseur depuis Platon, que lui seul nous permet de comprendre la dérive (commencée avec Platon), le « destin » qui a abouti à ce que le XXe siècle a de pire (il s’agit en clair de l’histoire de la philosophie et de l’histoire des sciences considérée comme la ruine de la pensée) ; certains trouvent sous la rubrique « pensée de la technique » de quoi comprendre le désastre écologique qui ravage en effet la planète, etc. Et il arrive qu’ils admettent, n’étant pas à un paradoxe près, que seul Heidegger permet de « penser » Auschwitz, ce qui est une manière de « sauver » son antisémitisme. La sincérité de ces interprètes qui souvent ont consacré leur vie et leur enseignement à cette œuvre est incontestable, et rien n’est plus sérieux que leurs travaux.

Le jugement du clerc ou celui de la conscience ?

Toutefois la sincérité et le sérieux des inquisiteurs catholiques et des universitaires nazis ou staliniens est aussi certaine. Il y a sincérité et sincérité. Kant a écrit qu’il faudrait dire en face à l’inquisiteur qui fait brûler pour hérésie un homme par ailleurs bon citoyen, qu’il n’a pas consulté sa conscience3, puisqu’il fait prévaloir sur son devoir élémentaire de ne pas mettre à mort un innocent son interprétation de textes qu’il considère comme sacrés. Kant ne demande pas qu’on passe sa vie à chercher si cette interprétation est ou non discutable ; il ne demande pas que pour ce faire on consulte les clercs au lieu de sa conscience. Osons opposer la conscience de l’homme et du citoyen à l’érudition et à l’apparence de profondeur de l’œuvre et des études heideggériennes : que chacun se demande simplement s’il est possible que « le plus grand penseur du XXe siècle » ait été nazi et antisémite convaincu jusqu’à la fin de sa vie. Mais peut-être conclura-t-on que s’il en est ainsi, la philosophie ne vaut pas une heure de peine.

L’allemand de Heidegger

Que les profanes ne se laissent donc pas impressionner. La langue de Heidegger a quelque chose d’oraculaire ou d’hiératique, qui rend tout dialogue impossible : à ce que vous comprenez et que vous exprimez dans votre langue, on objecte toujours une autre interprétation, plus profonde. Si vous trouvez qu’un mot appartient au vocabulaire antisémite du nazisme, on vous dit que dans le contexte il a un tout autre sens et on le traduit de façon à lui ôter cette mauvaise connotation. Ainsi Weltjudentum ne signifierait pas chez Heidegger, comme partout en Allemagne, juiverie mondiale, mais monde juif planétarisé. Les traductions officielles fabriquées dans ce style « dénazifié » ne peuvent que tromper les lecteurs qui ne lisent pas l’allemand et qui pourraient découvrir ce que l’allemand de Heidegger a de commun avec la langue du troisième Reich décrite par Victor Klemperer.

Le judaïsme serait-il l’impensé de Heidegger ?

Edith Fuchs l’a bien vu : la rhétorique des défenseurs de Heidegger est terrifiante. Elle transforme les bourreaux en victimes et les victimes en coupables. Au colloque Heidegger et les juifs tenu à la Bibliothèque nationale de France, en janvier 2015, il a été soutenu que le judaïsme aurait, à son insu, nourri Heidegger. Le judaïsme est donc l’impensé du penseur de l’impensé de la philosophie, ce qui en fin de compte fait de son antisémitisme et de son nazisme une conséquence dudit judaïsme, si du moins on admet qu’il y a une cohérence de sa pensée. C’est toujours le même renversement.

Une étrange manière d’étiqueter des hommes

Mais cela ne suffit pas. Il y aurait des juifs parmi les lecteurs et interprètes célèbres de Heidegger, et ce serait la preuve que son antisémitisme ne disqualifie pas sa pensée. Je ne demande pas si ces étudiants, ces lecteurs et ces écrivains qu’on dit « juifs » ne seraient pas eux aussi dans l’illusion ; je demande ce qu’on entend alors par « juifs ». Parce qu’enfin nombre d’entre eux ne sont pas de religion juive et ne considèrent pas que leur pensée doive quelque chose au judaïsme de certains de leurs ancêtres. Imagine-t-on un colloque où Voltaire et ses admirateurs seraient rangés parmi les penseurs chrétiens ? Si donc le colloque Heidegger et les juifs à la Bibliothèque nationale de France, en janvier 2015, a pu dans une certaine mesure montrer le nazisme et l’antisémitisme de Heidegger, l’usage qui y est fait de la catégorie « juif » a quelque chose d’effrayant.

La philosophie, recherche académique ou sagesse ?

Tout jugement porté sur Heidegger et le rapport de sa pensée à sa prise de position politique repose sur l’idée qu’on se fait de la philosophie. Il me faut donc préciser sur quoi repose mon propre propos.

Pierre Hadot distingue la philosophie antique de la philosophie telle qu’on l’entend souvent aujourd’hui. Selon lui, depuis Socrate au moins, la philosophie est d’abord « une option existentielle ». Quand même on ne présenterait pas ce choix de vie comme une décision arbitraire et qu’on le considèrerait comme toujours fondé sur la volonté de comprendre, il est vrai que pour les anciens la philosophie est sagesse, tandis qu’aujourd’hui le philosophe, lorsqu’il est consulté dans les médias comme un oracle, est un intellectuel dont le « mode de vie » n’importe pas plus que celui d’un mathématicien. De même les diplômes universitaires de philosophie ne prennent pas plus en compte le choix existentiel des candidats « philosophes » que s’il s’agissait de futurs historiens ou physiciens, alors qu’entrer dans une « école » philosophique signifiait dans l’Antiquité qu’on en adoptait les règles de vie. Pierre Hadot voit dans le christianisme l’origine de cette rupture entre philosophie et sagesse. Si la décision du chrétien est fondée sur la révélation, son mode de vie n’est plus dans le même rapport avec le discours philosophique que la vie philosophique des Anciens. Cette séparation du discours philosophique et du mode de vie explique qu’on en soit venu à tenir des discours platoniciens ou aristotéliciens « séparés des modes de vie qui les inspiraient4 », de telle sorte qu’ils ont été « ramenés au rang de simple matériel conceptuel utilisable dans les querelles théologiques ». Ainsi, « lorsque la philosophie moderne conquerra son autonomie au XVIIe siècle, et surtout au XVIIIe siècle », c’est-à-dire s’affranchira de la tutelle de la théologie, « elle aura toujours tendance à se limiter à ce point de vue ». Faudrait-il en conclure que la philosophie est devenue une sophistique au service de la théologie ou de la politique ? Mais Pierre Hadot ajoute : « J’ai bien dit ″elle aura toujours tendance″, car, en fait, comme nous aurons à le redire, la conception originelle et authentique de la philosophie gréco-romaine ne sera jamais totalement oubliée ». Par exemple je soutiendrais moi-même qu’à cet égard Descartes est plutôt un Ancien qu’un Moderne. L’Éthique de Spinoza, autre exemple, lie bien dès son titre la philosophie à la vie, et sa dernière partie, De la liberté humaine, s’achève sur la béatitude.

Heidegger n’est pas philosophe

Lorsque les défenseurs de Heidegger continuent de voir en lui un grand penseur alors même qu’ils reconnaissent son nazisme et son antisémitisme, ils sont donc loin de l’idée antique – « originelle et authentique » – de la philosophie. Si le discours heideggérien peut donner lieu à un enseignement universitaire, Heidegger n’est pas pour autant philosophe au sens où Aristote, Kant ou Hegel, sont philosophes. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que d’un côté soit mise en œuvre par Heidegger une grande érudition et une grande subtilité herméneutique (une grande habileté dans l’interprétation des textes religieux, poétiques et philosophiques), érudition et travail d’interprétation qui font impression, sans que d’un autre côté la pensée ainsi développée éclaire jamais le « penseur » ou quiconque sur ce qu’il convient ou non de faire pour vivre humainement. Un tel « penseur » peut sans contradiction avoir collaboré au pire des régimes, il peut même avoir continué après sa défaite à justifier ce qu’il a de pire. Si l’on considère la philosophie, je ne dis pas comme une discipline universitaire exercée moyennant salaire, car ce n’est pas le mobile de Heidegger et de la plupart de ses admirateurs, mais comme un discours sans lien avec la pratique de la vie, alors il n’y a aucune contradiction à admettre que Heidegger est un grand penseur et qu’il est nazi. Mais si la philosophie est indissolublement volonté de comprendre et de vivre selon ce qu’on comprend, alors le nazisme de Heidegger ne peut plus être considéré seulement comme une sorte d’erreur ou d’errance : alors nous nous trouvons devant le plus grand désastre moral et intellectuel.

 

Notes

1 Voir l’article d’Edith Fuchs : Heidegger et « l’impensé judaïque » ?

2 Par exemple dans l’ouvrage collectif, Heidegger, le sol, la communauté, la race, sous la direction d’Emmanuel Faye, Beauchesne, Paris, 2014, le chapitre 4, Le maquillage d’un texte : à propos d’une conférence de Heidegger de 1938, par Sidonie Kellerer.

3 Kant La religion dans les limites de la simple raison, IV partie, 2e section, le n°4 est intitulé : la conscience comme fil conducteur en matière de foi – AK VI 185 sq.

4 Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Folio-Essais Gallimard 1995 p.380.

@ Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2015.