Les « Suppliantes » d’Eschyle à la Sorbonne et la question de la diction, réponse à Sabine Prokhoris

Accueillir le remarquable texte de Sabine Prokhoris – après avoir accueilli la comédie-bouffe de François Vaucluse1 – c’était la moindre des choses que Mezetulle puisse faire afin de témoigner son indignation face à la campagne qui a réclamé la censure des Suppliantes d’Eschyle au printemps 2019 à Paris. Ce fut aussi une manière de manifester mon soutien et mon estime au travail du metteur en scène Philippe Brunet et de la troupe de théâtre antique Demodocos qui ont pu enfin représenter la pièce le 21 mai à la Sorbonne – représentation à laquelle j’ai assisté.
Le texte qui suit fait état de quelques désaccords avec l’analyse et l’appréciation présentées par Sabine Prokhoris dans l’article « Les Suppliantes au présent ». Les propos que j’y tiens, dont certains visent aussi la représentation telle que je l’ai vue, sont à mes yeux inséparables de mon soutien, précisément parce qu’ils entendent maintenir l’espace critique ouvert dont une opposition anathématisante d’ordre moral a voulu priver Philippe Brunet et sa troupe.

Chère Sabine,

Nous avons assisté toutes deux à la représentation des Suppliantes d’Eschyle le 21 mai 2019 à la Sorbonne, avec, je pense, une émotion analogue. Au début de ton article, le rappel que tu fais des obstacles qui ont été indignement édifiés contre l’existence même du travail de Philippe Brunet et de sa troupe est salutaire. Cette représentation a, pour toutes sortes de raisons, remis les choses à l’endroit. Et Mezetulle s’honore d’avoir accueilli ton beau texte après celui, d’un tout autre genre, de la comédie-bouffe de François Vaucluse.

Je souscris entièrement à la thèse d’une expérience de théâtre. En vivant cette représentation chacun a pu faire l’épreuve du caractère fondamental, fondateur, de l’opération d’étrangéisation sans laquelle aucune langue ne pourrait dépasser le stade de l’idiome ni proposer, à la faveur de l’échange, de la traduction, en mettant sa propre singularité à la dimension de l’humanité, une émancipation vers l’universalité des œuvres sur l’océan de la littérature. Et sans cette étrangéisation de la langue, personne ne saurait, vraiment, ce qu’est une langue : c’est une des raisons pour lesquelles il faut lire les poètes et aller au théâtre. Car les poètes nous réapprennent la langue à laquelle nous croyons « coller », parce qu’ils nous la rendent étrange, parce qu’ils nous en décollent et de ce fait nous rendent désireux et aptes à nous frotter à d’autres langues.

C’est précisément la raison pour laquelle je me permets de faire état d’un désaccord au sujet de la lecture que tu donnes, dans la fin de ton texte, du livre (qui n’est pas un « opuscule »!) de Jean-Claude Milner et François Regnault Dire le vers2. Il me semble que ta lecture repose principalement sur un malentendu.

L’essentialisation de la langue. Relire Dire le vers de Milner et Regnault

Lorsque Milner et Regnault avancent l’idée de l’homogénéité entre le vers alexandrin classique et la langue française, c’est tout le contraire d’une thèse d’enracinement et les taxer d’adopter une « vision identitaire » est tout simplement faux, outre que c’est insinuer impertinemment et hors de propos ici une critique qui les placerait, à contre-emploi, aux côtés de ceux qui entendaient censurer la représentation de la pièce.

Regardons d’un peu plus près l’idée d’homogénéité vers/langue, puisque c’est là-dessus que tu t’appuies. Je lis pour ma part cette thèse de manière minimaliste, à la lumière de l’ensemble du livre Dire le vers : il s’agit de dire le vers en faisant appel aux lois de la langue, en écartant le recours à ce que les classiques auraient appelé les « forces occultes » d’un art ésotérique (forcément toujours disparu!!). C’est tout le contraire d’une homogénéité de terroir, d’identification imaginaire, se référant à une tradition qui reposerait sur une transmission implicite, une chaîne mimétique. Je reviendrai tout à l’heure sur la question du modèle oral de la transmission avec l’appel à Rousseau. Nous avons affaire, tout au contraire, au recours à une connaissance claire et distincte, transmissible universellement par voie d’explication et de monstration raisonnées, connaissance qui n’a rien de substantialiste. Toute langue observe des lois qu’autrefois les grammairiens et aujourd’hui les linguistes s’efforcent de formuler et de théoriser par le recours à l’expérimentation, à la variation, à la substitution, lois qu’on enseigne explicitement (du moins le devrait-on) dans les classes…. Tu épingles, au sujet de ces lois, la formule « lesquelles permanent »3 : il faut être de mauvaise foi pour comprendre ici que les auteurs croient à l’existence transcendante d’une langue française éternelle ; il suffit de lire le livre pour voir qu’ils expriment une stabilité (que personne à ma connaissance n’a jusqu’à présent réfutée) entre la langue classique (l’alexandrin du XVIIe siècle) et la langue moderne (l’alexandrin du XVIIe siècle dit au XXe siècle). Stabilité que Brassens attestait en disant qu’il appliquait la prosodie de Lully, stabilité qui conditionne aujourd’hui l’intelligibilité toujours active de « la langue de Molière » par les francophones, et j’irai même jusqu’à dire stabilité attestée par le verlan et les inversions d’accentuation voulues dans beaucoup de formes du rap.

Il n’y a donc aucune essentialisation, et avancer que le structuralisme (en l’occurrence dans sa version strictement linguistique, principalement phonologique) est une ontologie me semble une thèse tellement forte (énorme) qu’elle perd toute efficience scientifique : elle ne désigne rien en détail, elle n’explique rien, et j’ai bien peur que sa fonction soit de mettre un « gros mot » infamant dans le circuit. Mais il ya plus gros encore : aller jusqu’à rattacher cette prétendue ontologie (attribuée à Lacan) à Heidegger… là je dois dire que les bras m’en tombent. Tant de fiel entre-t-il dans les hostilités entre chapelles freudiennes ?

Lois du vers, lois de la langue : homogénéité et étrangeté

Reprenons le terme homogénéité. N’y aurait-il pas dans ton propos une confusion entre « homogénéité » et « coïncidence » ? Soyons un peu plus précis sur les concepts. Oui le vers est homogène à la langue en ce sens qu’il ne fait appel à aucun autre matériau que ceux qui entrent dans la composition de la langue. C’est bien un segment de langue comme le disent les auteurs : il est du reste reconnu par les locuteurs comme tel. Il lui est également homogène en ce sens que les lois immanentes qui le gouvernent en tant que vers sont dérivables de celles qui gouvernent la langue.  Mais de ce que le vers est un segment de langue et qu’il fonctionne (en tant que vers) selon la langue, faut-il en conclure qu’il y a entière superposition, coïncidence entre vers et langue ? Nullement : car si les locuteurs le reconnaissent comme segment de langue, ils le reconnaissent aussi comme vers, ils l’entendent, et ces deux reconnaissances ne sont pas coïncidentes : le livre montre qu’elles peuvent entrer en conflit4. Tout le livre est parcouru explicitement par cette question et se construit, non pas sur une coïncidence irénique et forcée entre vers et langue, mais tout au contraire sur les décalages entre l’application des lois du vers et celle des lois de la langue, sur leur friction, et donc sur la singularité du vers au sein de la langue, autrement dit sur sa familière étrangeté. De sorte que la théorie de la diction s’y présente comme un système de « stratégies » où il s’agit, par une diction réglée de manière scalaire, de proposer des compromis, des transactions face à ces décalages. On ne peut mieux dire que le vers étrangéise la langue, la bouscule et la met hors d’elle tout en conservant son intimité avec elle… Tu déplaces du reste la question en insinuant (en une rapide pétition de principe qui s’autorise d’une citation de Meschonnic5) que les auteurs assimilent « vers » et « poésie » ; non seulement ils ne le font pas, mais leur attribuer cette idée (ce dogme) c’est laisser croire qu’ils seraient assez incultes pour ignorer l’existence d’écrits didactiques en vers, et pour n’avoir lu ni Aristote, ni Lucrèce, ni Horace, ni Boileau.

Les choix de diction : l’étrangeté de la langue va-t-elle jusqu’à sa défiguration ?

S’agissant des choix prosodiques présentés lors de la représentation du 21 mai pour faire sentir l’étrangeté et la singularité des moments « psalmodiés »6 par l’exportation de la métrique grecque sur un texte en français, il aurait fallu d’abord se demander si c’est vraiment possible. Comment plaquer une métrique fondée principalement sur la durée des sons sur une prosodie où c’est le décompte des syllabes, la rime et l’accent qui sont constitutifs7? Mais à supposer que cette question soit résolue, je pense que les choix effectués pour ces moments intenses excédaient leur objet : tu dis toi-même que les spectateurs, pour pouvoir comprendre ce qui se disait, étaient obligés alors de lire le texte… pourtant dit en français8 ! L’étrangeté de la langue me semble perceptible en effet si elle est introduite sur fond de reconnaissance possible : c’est ainsi qu’un locuteur perçoit « l’étrangeté » d’un accent, et ainsi qu’il entend le vers – il l’entend comme familière étrangeté, comme décalage, comme objet isolable et précieux au sein de la prose ordinaire. Or ce jour-là et dans ces passages de haute tenue l’oreille était larguée au point qu’il fallait sans cesse recourir au texte écrit.

J’ai tenté d’identifier ce qui n’était plus un décalage : les accents étaient systématiquement déplacés avec emphase sur les syllabes atones, les syllabes accentuables étant en revanche systématiquement et excessivement désaccentuées, ce qui rendait le français non plus étrange mais méconnaissable. Tout se passait comme si on s’était persuadé que le français devait être défiguré, que c’était un ennemi (laissons donc cette position aux indigénistes et autres « intersectionnels » qui eux sont essentialistes !). Plus fort que le rap qui introduit ses contretemps prosodiques en évitant la systématicité (et aussi la désaccentuation outrancière) qui toucherait au contresens. Plus fort que Rameau qui s’amuse à faire des fautes de prosodie dont l’effet bizarre, en déplaçant la langue de manière souvent drôle, n’en annule ni l’identification sonore par l’auditeur, ni l’intelligibilité. Le 21 mai, on a bien compris que c’était exprès certes, mais ce n’était ni reconnaissable ni intelligible – d’où les bruits de pages tournées qui envahissaient et rythmaient l’espace sonore précisément aux moments où l’oreille aurait dû être prioritairement sollicitée par la scène. Une diction plus soutenue que dans la prose ordinaire, des ports de voix tendus et quelques écarts prosodiques choisis pour ne pas tomber dans l’évocation ronronnante d’une versification déjà connue, auraient eu à mon avis l’effet souhaité. Mais tu as raison d’ajouter que les conditions de la représentation n’étaient pas celles dont on pouvait rêver : je m’associe donc à toi pour souhaiter que ce travail soit poursuivi… sans être persécuté.

L’oralité et la thématique identitaire, l’appel à Rousseau

J’élargis maintenant le propos en revenant à la question de l’oralité dans la transmission, qui à mon avis n’est guère éloignée d’une thématique « identitaire » et qui en tout cas est apte à la célébrer. Tu fais appel, à juste titre, à Rousseau. Il se trouve que je connais assez bien le texte de l’Essai sur l’origine des langues. Il y a bien longtemps que dès mon premier livre sur Rameau j’ai réfléchi sur ce texte extra-lucide mais aussi un peu effrayant9. Je me contenterai de rappeler un aspect ici : la célébration par Rousseau de la vocalité, de l’oralité, du sonore, renvoie à une conception anti-intellectualiste, antimatérialiste qui l’oppose fortement à Rameau. Pour Rousseau, la musique (et les langues) nous touchent non par leurs propriétés articulatoires, mais par leur rattachement à leur origine psychique, leur moment « chaud » pourrait-on dire, moment animé. L’animé, c’est ce qui vient de l’âme, de la psyché. Le schème vocal est prégnant et premier : il précède la consonne sourde, abstraite et analytique. La vocalité est liée au souffle, elle est animation au sens propre : son essence est pneumatique, elle se module, s’infléchit sans se scinder, sans rencontrer d’obstacle. La primauté du mélodique est d’inflexion et de souffle, d’exhalaison : c’est ultérieurement que cette étoffe continue et souple est découpée par des divisions discrètes et sourdes qui la rendent articulée et susceptible d’analyse. Or Rousseau est très cohérent : il faut lire les derniers chapitres de l’Essai sur l’origine des langues et faire le rapprochement avec la Lettre à d’Alembert pour prendre la mesure des conséquences de cette conception sur la façon de penser les sociétés et l’association politique, mais aussi sur le théâtre et les arts en général. Le culte de l’oralité, du souffle, du plein-air, de la voix sonore, de l’éloquence antique, c’est aussi la célébration d’un modèle archaïque de transmission, c’est aussi la haine du théâtre moderne « spectacle exclusif » qui se tient dans un lieu clos où – comble de perversion – les femmes (adeptes du chuchotement et maîtresses des salons) ont l’ascendant. Il faut lire Rousseau jusqu’au bout. Alors, et parce qu’il faut prendre ce très grand esprit au sérieux, on peut préférer, comme je le fais, le vibratoire au pneumatique, l’articulé au souffle vocalique, l’explicite des alphabets analytiques à l’implicite de l’oralité et des hiéroglyphes, la discussion même feutrée à l’accent oratoire « énergique » des places publiques, le théâtre obscur et séparateur à la fusionnelle fête villageoise, l’urbanité sophistiquée à la féroce spontanéité des identités enracinées.

Chère Sabine, continuons, si tu le veux bien, à entretenir cet espace critique qui nous tient à cœur : c’est à mon avis la meilleure manière de résister aux censeurs de tout poil ! Avec toute mon estime et mon amitié.

Notes

1 – Sabine Prokhoris « Les Suppliantes au présent« . François Vaucluse « Arbitres de la race, comédie bouffe« .

2 – Lagrasse : Verdier, 2008, nouvelle édition revue et augmentée (1re édition Paris : Seuil, 1987)

3 – Citation que tu fais de la p. 14 de Dire le vers.

4Dire le vers, p. 16 « En vérité, le vers a une nature double. D’une part, il a sa phonologie propre qui le caractérise comme vers, mais, d’autre part, il suit la phonologie générale de la langue. D’où une contradiction éventuelle : bien que les règles caractéristiques du vers soient homogènes à des règles générales de la langue, elles n’en sont pas moins distinctes. Le fait que, dans un vers, les unes et les autres subsistent côte à côte peut créer des conflits. Or, il ne faut céder ni sur le vers ni sur la langue. »

5 – Tu écris en effet, en prétendant dénoncer un dogme avancé par les auteurs « L’opposition poésie (vers)/prose pour commencer » : mais c’est toi qui décides par cette formule pour le moins rapide que vers = poésie ! Les auteurs incriminés opposent vers et prose…

6 – Les moments non psalmodiés étaient à mon avis une réussite totale : on suivait parfaitement la pièce, sans pour autant être plongé dans une ambiance de « proximité » contraire au principe même du théâtre. Les masques n’y étaient pas pour rien, évidemment.

7 – Pour plus de détails, on consultera la discussion « Sur la comparaison entre la poésie française et la poésie antique » dans Dire le vers, p. 216 et suiv.

8 – Cela n’a rien à voir, comme tu sembles le suggérer, avec le sous-titrage pratiqué à l’opéra, où ce n’est pas la langue mais la musique (et souvent, mais il ne faut pas le dire, la très mauvaise diction de certains chanteurs) qui occulte la langue. Ici l’effet produit était bien de rendre la langue des locuteurs présents dans la salle non seulement étrange mais hors de toute possibilité d’identification.

9 – Toute une partie du livre Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique (Paris : Minerve, 2011 3e éd. – 1983) est consacrée à la fois à la défense et à la critique de Rousseau. Je me permets de renvoyer, entre autres travaux publiés, à ma présentation et à l’annotation de l’Essai sur l’origine des langues (Paris : GF, 1993), à « Musique, voix, intériorité et subjectivité : Rousseau et les paradoxes de l’espace », in Musique et langage chez Rousseau, éd. Claude Dauphin, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Oxford : Voltaire Foundation, 2004 :08, p. 3-19, et en ligne sur ce site « Bossuet, Nicole et Rousseau : la critique du théâtre », 2007.

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2019

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