À la mémoire de Robert Badinter : Condorcet contre la peine de mort

Le 9 février 2024, Robert Badinter est mort. Tout le monde sait qu’il fut l’artisan de l’abolition de la peine de mort en 1981. En 1785, Condorcet avait exposé un argument décisif en faveur de l’abolition1. Je ne connais pas d’argument plus puissant, et à la vérité je considère qu’il est le seul à avoir force décisive. Ce petit article s’efforce de l’expliquer et de le commenter – à la mémoire de Robert Badinter.

En 1785, Condorcet expose au roi de Prusse Frédéric II les grandes lignes de son ouvrage Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix2. La thèse de l’Essai est qu’il convient de rechercher, dans toute décision prise par un scrutin, la probabilité la plus grande d’obtenir une décision vraie et juste.

Plus la décision est grave, plus elle a de conséquences restrictives sur les droits, plus la forme du scrutin doit donner des garanties relatives à cette probabilité. Condorcet construit conjointement le concept d’exigence de pluralité en fonction de la gravité de la décision. On n’exigera pas la même pluralité selon la nature de la décision, son ampleur et surtout ses effets.

« On pourrait même alors, et la justice semble l’exiger, distinguer entre les lois qui rétablissent les hommes dans la jouissance de leurs droits naturels, celles qui mettent des entraves à ces droits […].Dans le premier cas, la simple pluralité doit suffire ; une grande pluralité paraît devoir être exigée pour celles qui mettent des bornes à l’exercice des droits naturels de l’homme »3.

Lorsqu’il est question de juger un accusé et de punir un coupable, la raison exige donc que la décision soit prise en vertu de procédures et de formes donnant le maximum de garanties sur la culpabilité de l’accusé. S’agissant de l’application d’une sentence capitale, et même si on exige l’unanimité, la nature de la peine étant irréversible et privant l’homme du plus fondamental de ses droits naturels, l’erreur judiciaire est sans remède et il est impératif de l’éviter.

Il faudrait donc obtenir une certitude absolue, exempte de toute possibilité d’erreur même très faible, quant à la vérité de la décision rendue, non pas dans tel ou tel cas particulier, mais en regard de la forme par laquelle la décision est prise. Or cela est impossible : aucune forme, aucune procédure n’est capable ici de produire une certitude absolue. Donc il faut regarder le principe même de la peine de mort comme injuste, non seulement pour des motifs de sentiment ou de dignité, mais surtout pour des motifs accessibles par voie purement rationnelle. La peine de mort est absolue, elle doit réclamer des décisions dont la garantie de vérité est absolue par leur procédure. Son rejet apparaît comme le résultat du calcul probabiliste, et c’est ainsi que Condorcet l’explique à Frédéric II :

« L’un [il s’agit des résultats de l’Essai] conduit à regarder la peine de mort comme absolument injuste, excepté dans les cas où la vie du coupable peut être dangereuse pour la société. Cette conclusion est la suite d’un principe que je crois rigoureusement vrai : c’est que toute possibilité d’erreur dans un jugement est une véritable injustice, toutes les fois qu’elle n’est pas la suite de la nature même des choses, et qu’elle a pour cause la volonté du législateur »4 .

L’exception « dans les cas où la vie du coupable peut être dangereuse pour la société » apparaît comme une concession peu vraisemblable puisqu’elle consisterait à récuser en amont de la décision, et pour des motifs particuliers, le principe même d’évitement absolu de l’erreur pour pouvoir recourir à la peine capitale : mais alors en vertu de quelle procédure et conformément à quelle exigence ?

La détermination du juste et de l’injuste se voit alors rapportée ici à celle de l’estimation de l’erreur. Ce n’est pas que l’erreur, en elle-même, soit injuste : elle peut en effet se produire quelles que soient les précautions prises pour s’en garantir. Elle est injuste lorsqu’elle résulte d’une décision dont on sait que la forme par elle-même produit la possibilité d’erreur :

« Ainsi, par exemple, il n’est pas injuste de punir un homme, quoiqu’il soit possible que ses juges se soient trompés, en le déclarant coupable ; et il le serait de le punir lorsqu’il n’a contre lui qu’une pluralité qui ne donne pas une assurance suffisante de son crime. Dans le premier cas, on n’est pas injuste en jugeant d’après une probabilité qui expose encore à l’erreur, parce qu’il est de notre nature de ne pouvoir juger que sur de semblables probabilités. Dans le second, on le serait, parce qu’on se serait exposé volontairement à punir un homme sans avoir l’assurance de son crime. Dans le premier cas on a, en punissant, une très grande probabilité de la justice de chaque acte en particulier ; dans le second, on sait que dans cet acte particulier on commet une injustice »5.

Dans une autre lettre à Frédéric II, Condorcet répond à une objection courante : que faire devant le crime atroce ou exceptionnel ? Pour éviter une faible probabilité d’erreur judiciaire, faut-il laisser en vie l’infanticide, le tortionnaire, l’auteur d’atrocités ? :

« Une seule considération m’empêcherait de considérer la peine de mort comme utile, même en supposant qu’on la réservât pour des crimes atroces : c’est que ces crimes sont précisément ceux pour lesquels les juges sont le plus exposés à condamner des innocents. L’horreur que ces actions inspirent, l’espèce de fureur populaire qui s’élève contre ceux qu’on en croit les auteurs, troublent trop souvent la raison des juges,magistrats ou jurés »6.

L’atrocité du crime ne peut être invoquée pour faire exception : car cette exception reposerait sur l’introduction d’un motif passionnel. Il s’agirait alors d’exclure le moment rationnel de la prise de décision. La justice ne se rend pas par identification ou empathie – il ne faut pas oublier que ces dernières peuvent être à double sens7.

Notes

1 – Argument que ne manquent pas de reprendre Elisabeth et Robert Badinter dans leur livre Condorcet, un intellectuel en politique, Paris, Fayard, 1988, chap. IV, 17 « Contre la peine de mort ».
On trouvera un exposé et un commentaire du raisonnement de Condorcet dans Catherine Kintzler Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Minerve, 2022 3e éd.(1re éd. 1984), chap. II, 4 « La justice prouvée par le calcul » ; le présent article s’en inspire.

2 – Paris, de l’Imprimerie royale, 1785.

3Essai sur l’application de l’analyse…, Discours préliminaire, p. XVI.

4 – Au Roi de Prusse, 2 mai 1785.

5 Essai sur l’application de l’analyse…, Discours préliminaire, p. XXI. C’est moi qui souligne.

6 – Au Roi de Prusse, 19 septembre 1785.

7 – Comme le pogrom du 7 octobre 2024 perpétré par le Hamas l’a tragiquement montré. Des assassins tortionnaires hurlant de joie ne se seraient pas vantés publiquement des atrocités qu’ils ont commises s’ils n’avaient pas cherché à susciter (avec un certain succès, faut-il le rappeler ?) des mouvements d’approbation et d’identification à leur barbarie.

Écouter l’émission spéciale « L’Heure philo » (France-Inter) du 9 février, avec Catherine Kintzler, Éric Orsenna et Frédéric Worms, dont une grande partie a été consacrée à l’abolition de la peine de mort : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-philo/l-heure-philo-du-vendredi-09-fevrier-2024-4740694

2 thoughts on “À la mémoire de Robert Badinter : Condorcet contre la peine de mort

  1. Braize

    Chère Catherine
    Tout à fait d’accord avec vous. Cet argument fondamental est décisif contre la peine de mort sauf à se ficher de voir par erreur de quelques uns (faillibles) la société toute entière supprimer un innocent. Et fût-ce pour la mise en oeuvre de la volonté générale exprimée par la Loi pénale.
    Comment serait-ce possible pour un citoyen éclairé des lumières de la raison ?
    Bien amicalement
    F Braize

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  2. Marc Pavlopoulos

    Très bel article, merci, et argument splendide.
    Je me demande toutefois quel effet il peut avoir sur des partisans d’une justice dissuasive. J’entends par là celles et ceux pour qui la peine n’a pas pour but de rétribuer un acte, mais de dissuader d’autres de commettre un acte semblable. Or n’est-ce pas très souvent cette posture-là qui motive les partisans de la peine de mort? Car de fait, il n’y a pas plus terrible dissuasion que de montrer par l’exemple qu’on prendra la vie de qui commettra tel ou tel crime. De ce point de vue-là, qu’importe l’erreur judiciaire ? Le jugement n’est de toute façon pas normé par la vérité, mais par une idée d’ordre social et politique.
    J’ajoute que malheureusement, ce point de vue général sur la justice et, plus largement, sur les politiques publiques, se répand et se normalisé. On en a un exemple tout récent avec la loi sur l’immigration votée il y a quelques semaines au Parlement, qui permet d’incarcérer de plus en plus d’innocents (dans les centres de rétention administrative), dans le but avoué de dissuader d’autres étrangers de venir dans notre pays. Certes la peine encourue n’est pas la mort, mais le raisonnement est le même.

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