« Qui a peur de Roman Polanski ? » de Sabine Prokhoris (lu par C. Kintzler)

En examinant le dossier des accusations portées contre Roman Polanski, Sabine Prokhoris n’entend pas seulement instruire le procès de « la toute-puissance irréfléchie des médias » et montrer comment celle-ci « a accouché de toutes sortes d’inepties destructrices présentées comme des ‘vérités’ incontestables » (Qui a peur de Roman Polanski?, Paris, Le Cherche Midi, 2024, p. 10). Elle n’entend pas seulement poursuivre l’investigation lucide et courageuse du fanatisme induit par le mouvement #Metoo1. Elle n’entend pas seulement démonter, pièce à pièce, les procédés de fabrication d’une image de prédateur sulfureux. Elle propose, par un chemin de traverse qui « prend les choses autrement », de parcourir la question de la vérité dans l’œuvre même de Polanski – exemple éminent de la puissance élucidatrice de l’art.

« On m’a accusé de tout, sauf d’être innocent »
(Le personnage de Jake Gittes dans Chinatown, cité p.160.)

La corrélation entre deux axes qui s’entrecroisent et s’entresuivent, l’un de démontage circonstancié, l’autre consacré à la puissance voyante du travail artistique, structure ce livre très riche et s’effectue sous la figure de ce que l’auteur appelle « le paradoxe shakespearien ». Ce paradoxe désigne l’ensemble des opérations poétiques par lesquelles l’artiste révèle la vérité en mobilisant l’imagination et les effets d’illusion2  – ce qui est le contraire d’une falsification.

Inscrit dans ce moment emblématique initial, le livre déploie, en de multiples chassés-croisés, le miroir pervers où se forge l’image cauchemardesque d’un réprouvé sulfureux, réfléchissant sous forme de grimace et à contresens un travail créateur qui donne à voir et à toucher le vrai.

« Par quels procédés le cauchemar du fake, comme issu du pseudo-film d’un pseudo-Polanski, a-t-il pu prospérer et, tel un mérule rongeant son existence, venir menacer jusqu’à l’indispensable espace de respiration créatrice qui sa vie durant lui a permis de vivre, et de survivre au pire ? »

À partir du traitement judiciaire initialement inique3 de l’affaire Samantha Geimer, on suit pas à pas la progression de la « machine à fantasmes » qui fabrique de toutes pièces le personnage malsain d’un violeur en série. Peu importe que l’infraction initiale, remontant à plus de 45 ans, n’ait pas reçu la qualification de « viol », peu importe que le seul fondement de cette tapageuse et interminable traînée de casseroles soit une série d’accusations, peu importe qu’un « témoin majeur » se soit rétracté par écrit. La « preuve par le soufre » et par le volume accusatoire fonctionne, refluant même jusqu’au meurtre de Sharon Tate en 1969, pourtant parfaitement élucidé et dont l’habillage mystico-hippie est une complète affabulation. La légende s’imprime d’un personnage trouble, malfaisant – et pourquoi pas satanique – d’autant plus qu’elle nourrit « la tranquille conviction que Polanski est un monstre ». Ne faut-il pas, en effet, une bonne dose de complicité avec « les forces du mal » pour laisser entrevoir la face sombre de l’Amérique en une « ironie ravageuse »4 ?

C’est dans ces accueillants filets, consolidés par le moment #Metoo, que tombe en 2019 « la nouvelle affaire Polanski » : la photographe Valentine Monnier accuse Roman Polanski de l’avoir violée en 1975. Sabine Prokhoris se livre à un minutieux et éblouissant démontage des procédés, tantôt grossiers (comme la photo de Paris Match qui montre Valentine Monnier jeune fille alors qu’elle a 63 ans aux côtés de Roman Polanski pris à son âge réel), tantôt subreptices (comme l’introduction insidieuse de l’indicatif à la place du conditionnel, ou l’usage privilégié du prénom pour la prétendue victime), de manipulation et de falsification employés par les médias et relayés par une partie non négligeable des responsables politiques.

Le livre se poursuit par une analyse, éclairée par multiples références littéraires où le lecteur puisera une nourriture consistante, de l’œuvre de Polanski – du Bal des Vampires à J’accuse, de The Ghost Writer à Chinatown, du Couteau dans l’eau à Répulsion, de Rosemary’s Baby au Pianiste. Analyse qui commence, comme il se doit, par un commentaire du Macbeth et placée sous le signe de l’enquête et de la vérité, laquelle apparaît non pas sous forme autocratique, dogmatique et finalement rassurante, mais frappée de la charge d’angoisse qui en est la pierre de touche et qu’un humour navrant et lucide fait fulgurer.

Sabine Prokhoris montre, en chaque occasion, l’entrelacement et la complicité de la littéralité et de l’inventivité, confirmant une fois de plus que

« loin de nous détourner du réel, la création artistique nous y rattache passionnément, profondément, au-delà et en dépit des déconvenues et douleurs que l’existence peut nous infliger. À condition que l’on ne cherche pas à s’évader de cette ‘autre dimension’ – celle de l’art – par des forçages interprétatifs qui la falsifieront. S’y perdront autant la fiction que la réalité. » (p. 147).

Elle souligne en quoi l’enquête est un ressort constant des films de Polanski et en quoi, dans nombre d’entre eux, la question des falsifications et de leurs procédés forme la trame de l’intrigue (notamment The Ghost Writer, J’accuse, Chinatown).

Le livre se termine sur Promenade à Cracovie5 et sur l’histoire de son boycott en France sous le rouleau compresseur du retournement victimaire par la déferlante #Metoo. Celle-ci n’hésite pas à reprendre sans vergogne, en la pervertissant, la célèbre formule « J’accuse » ; il faut sortir de cet ultime fake – ce pseudo-film d’un pseudo Roman Polanski – en rappelant que Zola, dans son manifeste, n’accusait pas l’accusé, mais les accusateurs.

Notes

1 – Cf. Le Mirage #Metoo (Le Cherche Midi, 2012), recension sur Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/le-mirage-metoo-de-sabine-prokhoris-lu-par-c-kintzler/ Voir aussi l’article https://www.mezetulle.fr/metoo-prenons-garde-aux-sirenes/

2 – On en trouve la théorisation dans l’esthétique classique française, notamment dans les Discours sur le poème dramatique de Corneille, l’Art poétique et les Épîtres de Boileau.

3 – Dérive judiciaire mise en évidence par le tribunal régional de Cracovie. La traduction intégrale de la « Motivation du jugement définitif […] rendu le 30 octobre 2015 » (refus de la demande d’extradition de R. Polanski formée par des USA) est annexée au livre de Sabine Prokhoris, en un volume de 336 pages préfacé par les avocats Delphine Meillet et François Zimeray. Accessible en ligne : https://www.calameo.com/read/0047097988f2028c6d650?authid=uqk96lvJTsXa

4 – Cf. Rosemary’s Baby où à travers les conventions du genre fantastique s’inscrit la vérité de la vertu factice et de la « gentillesse » mièvre de l’Amérique.

5 – Documentaire de Anna Kokoszka-Romer et Mateusz Kudla.

Sabine Prokhoris, Qui a peur de Roman Polanski ? Paris, Le Cherche Midi, 2024.

1 thoughts on “« Qui a peur de Roman Polanski ? » de Sabine Prokhoris (lu par C. Kintzler)

  1. Thierry Foucart

    On peut lire aussi le passage consacré à cette « affaire » PolanskI par André Perrin dans son essai Postures médiatiques (ed. L’Artilleur).

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.