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Les « élites » et la langue française : un problème avec l’accord, surtout au féminin ?

Le matin du 16 décembre 2021, Agnès Pannier-Runacher (ministre de l’Industrie) était invitée sur Europe 1 par Sonia Mabrouk à débattre avec Damien Abad (président du groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale).
Elle avait bien travaillé son intervention, y compris dans son aspect rhétorique.

On s’en rend compte dès les trois premières minutes du face-à-face en entendant la répétition1 évidemment préparée d’une formule d’attaque qui donne aussi l’occasion à la ministre de répéter une faute d’accord malheureusement audible :  « La réforme de la SNCF, Les Républicains en ont parlé, Emmanuel Macron l’a fait [sic]. La réforme du chômage, Les Républicains en ont parlé, Emmanuel Macron l’a fait [sic]. La réforme de la fiscalité, Les Républicains en ont parlé, Emmanuel Macron l’a fait [sic]. Et je pourrais ainsi continuer […] ». Ouf non, ne continuez pas ou alors passez à un objet de genre non-marqué (dit masculin)… 2

Agnès Pannier-Runacher avait naguère, le 6 janvier 2020 au moment de l’évasion de Carlos Ghosn, inventé le verbe « extradier » (ou moins probablement « extradire ») – répété là aussi, sous deux formes conjuguées, dans un entretien avec Jean-Jacques Bourdin toujours disponible sur Figaro Live . Bon prince et fidèle à la déontologie de la profession, le journal en ligne lui épargna élégamment la faute en lui attribuant les formes correctes « Nous n’extraderons pas » et « La France n’extrade jamais ses nationaux »… mais en commettant lui-même à deux reprises la faute d’accord que je signalais ci-dessus : « La secrétaire d’État chargé [sic] de l’économie, Agnès Pannier-Runacher, s’est exprimé [sic] sur la fuite de Carlos Ghosn » !

Y aurait-il un problème avec l’accord du participe passé, tout particulièrement au genre marqué (dit féminin) ?  Encore une invisibilisation des femmes ? tout ça serait dû au patriarcat machiste et à son intériorisation ? Non sans doute, car on entend et on lit aussi, y compris de la part des « élites » diplômées, des accord fautifs au féminin laborieusement commis à des fins bien-pensantes de survisibilité, comme « elle s’est offerte un cadeau », « elle s’est prise les pieds dans le tapis », « je me suis permise de… », « elle s’est mise du fard à paupières ». On ajoutera pour faire bonne mesure, car ce n’est pas du participe passé et la cause des femmes y est difficilement décelable, « on a placé la barre très haute » et « cette idée n’a rien de nouvelle » .

En résumé : mettre obstinément le féminin là où il n’a rien à faire, le faire disparaître là où il faudrait le mettre… On se torture les méninges pour aboutir à des formulations aberrantes alors qu’il suffirait de se souvenir de ses leçons de grammaire (qui sont aussi des leçons de logique). Encore faudrait-il que ces leçons aient existé, qu’elles aient fait l’objet d’un enseignement ample et suivi tout au long de la scolarité, et que leur « oubli » soit sanctionné par les examens nationaux et les exercices pratiqués par les « élites » dans les Grandes écoles. Voilà pourquoi je penche plutôt pour une autre explication, plus massive : « il n’y a pas de culture française ».

Notes

1 – Figure de style dite anaphore – on se souvient de celle employée par F. Hollande « Moi président… ». La vidéo du débat A. Pannier-Runacher / D. Abad est disponible sur le site d’Europe 1 : https://www.europe1.fr/emissions/linterview-politique-de-8h20/bilan-du-quinquennat-le-face-a-face-entre-agnes-pannier-runacher-et-damien-abad-4082891

2 – Et ne venez pas me dire que dans ma transcription je commets la faute que je prétends dénoncer, et qu’il faudrait écrire « La réforme, ils en ont parléE » !

« Iel », qui est-ce : une personne ou un person ?

Je profite du coup de com réussi par Le Robert en ligne (peut-on écrire aussi La Roberte ? ou mieux : L·e·a Robert·e ?) avec le prétendu pronom personnel « iel » pour rappeler quelques articles publiés par Mezetulle sur l’écriture dite inclusive. On en trouvera la récapitulation et les références dans le dossier « L’écriture inclusive séparatrice. Faites le test bisous à tous deux ».

Et voici, en outre, quelques remarques sur la nouveauté « iel ».

La définition proposée en ligne est la suivante :

« RARE. Pronom personnel sujet de la troisième personne du singulier et du pluriel, employé pour évoquer une personne quel que soit son genre. L‘usage du pronom iel dans la communication inclusive. – REM. On écrit aussi « ielle, ielles » »1

Trois passages me semblent importants et montrent qu’il s’agit d’un concentré de contradictions reposant sur une méthode forcée.

1° « Rare ». Comprendre : « nullement attesté dans l’usage courant, utilisé seulement par les militants et sympathisants de la mouvance woke ». Comme le fait remarquer Bernard Cerquiglini, entre autres linguistes2, « rare » s’applique en général à des termes anciens qui tombent en désuétude. C’est le contraire ici. Un coup de force inverse la méthodologie pratiquée par un dictionnaire de la langue. En principe c’est l’usage répandu qui fait entrer un terme dans le dictionnaire, ici c’est une décision ultra-minoritaire qui prétend imposer ses thèses en dictant une novlangue. De l’aveu même des responsables du dictionnaire, l’usage du terme est considéré comme prévisionnel. Mais sa présence n’atteste-t-elle pas qu’on en attend un effet performatif ?

2° « évoquer une personne » : voilà un usage (attesté et très courant) extensif du genre dit féminin pour désigner quiconque, quel que soit son genre… N’eût-il pas fallu l’éviter ici, ch·e·è·r·e Robert·e (pas facile avec ce fichu accent) ? Car le substantif « personne » employé ici montre que le concept de genre dans la langue est dissocié de la notion socio-politique ainsi que du concept de sexe biologique. Qui peut croire qu’une victime, une fripouille, une canaille soient nécessairement de genre féminin ? Qui peut croire que la girafe, la panthère, la taupe ne désignent que des femelles3 ? Poursuivons : si le genre dit féminin dans la langue (en français genre marqué) peut avoir une valeur extensive, cela est encore plus courant pour le genre dit masculin (genre non-marqué), et c’est même la règle générale. « Colette est un des plus grands écrivains de langue française du XXe siècle » : heureusement qu’on ne la compare pas uniquement aux femmes. Ah oui, mais il y a l’énoncé scélérat « le masculin l’emporte sur le féminin » qu’on ne peut plus apprendre aux petites filles. Eh bien effectivement, on n’a pas à dire cela aux élèves. Car on n’est pas obligé d’épouser les fantasmes du père Bouhours4, et on devrait énoncer plus justement : « en grammaire, lorsque les deux genres se rencontrent, le genre non-marqué l’emporte sur le genre marqué » – ce qui est parfaitement logique. D’ailleurs le genre non-marqué assure parfois la fonction d’un neutre : « il pleut », « il est recommandé de prendre un parapluie ».

3° La fin de la définition nous offre le bouquet final de ce petit feu d’artifice de contradictions et de mauvaise foi : on écrit aussi « ielle, ielles », histoire de réintroduire une distinction, sous la forme d’un scrupule, d’une super bonne intention qui vient bousculer la précédente. Et puis qui « on » ? Et on reste très sérieux (onne reste très sérieuse, oups, non je corrige : on·ne·s rest·e·ent très sérieu·x·s·e·s) en continuant à parler d’inclusion5 !

Ajoutons une question simple qui fâche parce qu’elle rappelle que toute langue est articulée, formée d’unités de plusieurs niveaux qui fonctionnent et sont comprises en relation les unes avec les autres. En l’occurrence, il s’agit d’unités grammaticales : le pronom personnel s’emploie dans une séquence, une proposition. Quand on veut l’expliquer, on ne se contente pas d’une définition qui isole le mot, on fait une phrase : « iel est venu hier » ou « iel est venue » ? Passe encore avec cet exemple, car ça ne s’entend pas. Mais « iel est idiot » ou « idiote » ?

Ici, il est recommandé de prendre un parabêtise : on s’en fera un plaisir.

Notes

2 – Voir Le Figaro du 19 novembre 2021, p. 21.

3 – Les langues « vertueuses » qui ont un neutre (wouaouh, quelle chaaannnce!) ne l’utilisent pas comme la moraline woke le souhaiterait : en allemand comme en anglais, la désignation d’une personne déterminée s’effectue avec des pronoms personnels genrés. Rappelons aussi qu’en allemand, das Weib (la femme) est neutre, et qu’en anglais on parle d’un bateau en disant « she » et non « it »… C’est drôle quand même : les langues ont leurs propres lois ! Ce que M. Jourdain découvre, quelques linguistes dévorés par le militantisme et la haine de la langue l’oublient.

4 – Grammairien du XVIIe siècle qui a cru bon d’énoncer la règle d’extensivité grammaticale du non-marqué par la célèbre formule « le masculin l’emporte sur le féminin ». Quelle aubaine pour un néo-féminisme ignorant et rempli de haine pour la langue française : adoptons vite ce machisme projeté sur la langue ! Sur d’autres aspects d’un prétendu sexisme de la langue, voir l’article d’André Perrin « La langue française, reflet et instrument du sexisme ?« .

Vous avez dit « maîtrise de la langue » ?

Cent-t-euros ou cent-z-euros ?

Il est plutôt drôle d’entendre et de voir les chaînes de radio et télévision à forte audience faire état d’une enquête IPSOS effectuée pour le Projet Voltaire1 au sujet de l’importance de la maîtrise de la langue française dans les attentes prioritaires des employeurs. Ces mêmes chaînes qui, à longueur de journée, submergent leurs auditeurs d’erreurs de langue, de confusions, d’approximations et de prononciations fautives parfois comiques, sans parler des laborieux anglicismes2.

On ne les chicanera pas trop sur ce qui va peut-être passer dans l’usage, comme par exemple la construction fautive « se rappeler de », ou l’utilisation croissante du verbe « profiter » à l’absolu. Et on ne froncera pas trop le sourcil, scrogneugneu, à propos des confusions entre « opportunité » et « occasion »,  « problématique » et « problème », « exonérer » et « exempter ». Que « circonvolution » remplace « circonlocution » est amusant, et ce déplacement n’« impacte » (pardon : n’affecte) pas le sens. On mettra sur le compte d’une forme de préciosité friande d’euphémismes l’usage de « compliqué » à la place de « difficile », et sur celui d’une forme de cuistrerie (qui « priorise » – oups : préfèrece qui est long et moche plutôt que ce qui est bref et élégant) l’usage de « décrédibiliser » à la place de « discréditer », et il est presque sûr que choisir « envahissement » plutôt que « invasion » ne tient pas à une nuance de sens. Préciosité encore, le juvénile emploi, à la fois enthousiaste et réservé, de « trop » à la place de « très », qui ne serait pas déplacé sur une carte du Tendre.

Mais il arrive que la cuistrerie, en quête de surenchère, ne rechigne pas devant le barbarisme, parlant de « mandature » à la place de « mandat » ; j’ai même entendu « paralysation » à la place de « paralysie », et « opportunistique » à la place d’« opportun » !

Innombrables et agaçants sont les pléonasmes grammaticaux « c’est de X dont il est question » ; « nous nous rendons à X, nous y attend notre correspondant.. » ; « Ce médicament, nous allons en détailler ses propriétés ». Les fautes d’accord relèvent parfois d’une application à faire le contraire de ce qui conviendrait ; ainsi, après avoir entendu ce matin un politologue parler des « mesures qui ont été pris [sic] », je lis sur le site de la même chaîne que « Jacqueline, retraitée, a dégotée [sic] un petit contrat de travail », constatant que même la langue familière s’est pris les pieds dans le tapis d’une féminisation aveugle qui me corrigerait à grand renfort de moraline en m’enjoignant d’écrire ici « prise » ! Quant à la proposition interrogative indirecte, elle est en voie de disparition, remplacée par l’interrogative directe soigneusement parée de son inversion et de son point d’interrogation à l’écrit, « on se demande pourquoi l’interrogative indirecte est-elle si rare… ? ».

Certaines confusions et substitutions sont génératrices de faux sens et de contresens. On connaît la fameuse « solution de continuité ». Ou encore l’usage équivoque de « tout » avec une double négation, malheureusement fréquent dans les textes administratifs où l’on rencontre par exemple la formule « tout dossier incomplet ne sera pas traité », ce qui signifie qu’au moins un dossier incomplet sera traité. Revenons au langage courant. On se demande si ceux qui parlent de l’« isolation » des personnes âgées proposent de les entourer d’une couverture de laine de roche. Plus gênant : « compter avec » et « compter sur » ont des sens opposés ; quand j’entends par exemple que telle équipe de football, à quelques minutes du coup de sifflet final et alors que le score était nul, n’avait pas « compté sur » le but marqué in extremis par un joueur adverse, je conclus que ledit joueur, se révélant un allié inespéré, a marqué contre son camp et que ladite équipe a gagné contre toute attente, alors que le commentateur voulait dire le contraire. Et combien de fois a-t-on entendu qu’il fallait « minimiser » la propagation d’un virus alors que, pour la réduire, il serait mieux de commencer par la connaître et donc… ne pas la minimiser ? Effacer une tâche ne devrait pas être trop épuisant, mais desceller une anomalie demande sans doute un effort plus grand (peut-être avec l’aide de l’inévitable levier dont usent et abusent les discours politiques ?).

L’annonce récente de l’indemnité-inflation de 100 euros a ouvert à l’oral la foire à l’évitement de liaison. Présentateurs de médias audiovisuels et personnel politique – même du plus haut niveau -, nombreux sont ceux qui la réitèrent obstinément jour après jour. Introduisant un prudent et discret coup de glotte entre « cent » et « euros » qui leur évite aussi bien « cent-t-euros » que « cent-z-euros », ils avouent non seulement qu’ils ne savent pas écrire les nombres en toutes lettres, mais qu’ils savent qu’ils ne le savent pas. On les entend aussi dire à longueur de journée « quatre-vingts / habitants » ou « trois cents / euros ». Certains même élargissent en règle leur prudente ignorance, allant jusqu’à prononcer 10 euros « dix / euros ».

Quant aux langues étrangères pourtant proches et enseignées, c’est un festival. L’anglais que nos semi-doctes affectent de savoir et de prononcer est étrangement et consciencieusement maltraité dans le titre du journal The Guardian prononcé « Gouardian ». Que l’allemand soit particulièrement victime d’une ignorance abyssale n’étonnera personne ; la célèbre Mannschaft (surnom en langue allemande de l’équipe nationale de football utilisé régulièrement par les francophones) apparaît régulièrement sous le vocable laborieux de « man (comme dans maman !) / schaft », et les Peter d’outre-Rhin, systématiquement appelés « Piter », sont déplacés par-delà la Manche (qui se prononce tchanneul, of course, alors que jusqu’à une époque récente la BBC en version française s’appelait elle-même Bé Bé Cé). Mais la plus belle perle de zèle anglophone que j’ai entendue à la radio reste tout de même la prononciation du titre du quotidien allemand Die Welt littéralement massacré en « daille ouelt ».
Vraiment, ces demi-habiles à l’anglomanie prétentieuse devraient méditer la sentence : A looser is a loser who can’t spell « loser »3.

Reste que cent-z-euros ou cent / euros, même dans la poche d’un âne, ne feront ni plus ni moins que cent-t-euros.

Notes

1https://www.projet-voltaire.fr/enquetes/ipsos-certificat-voltaire/ . On notera que l’un des chapitres est présenté ainsi (p. 6 du pdf) : « Les compétences en français, top [sic] priorité des employeurs, loin devant la maîtrise de l’anglais ». Ce titre est l’exemple du contraire de ce qu’il dit. En lisant cela, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que c’est un pied-de-nez d’IPSOS à son client.

2Mezetulle n’est évidemment pas à l’abri d’erreurs et reçoit volontiers les signalements. J’essaie autant que possible d’éviter les fautes, et, lorsqu’il y en a, de les corriger et de ne pas les réitérer. Je saisis ici l’occasion de remercier chaleureusement Thierry Laisney qui relit fidèlement les publications avec un œil de lynx et qui m’épargne bien des bévues !

La French Bank et la Team 3e degré

En ce moment, sur les chaînes de radio francophones de grande écoute, circule une publicité de la « French Bank » (comme son nom ne l’indique pas c’est une filiale de la Banque postale) fondée sur l’usage de l’anglais. Faut-il se fâcher ? À l’écoute du message, non car ce dernier se présente sous les apparences d’une autodérision. Et puis, à une écoute plus attentive, si, on peut se fâcher. Vraiment.

Dialogue (restitué de mémoire) :

  • Lui : « Qu’est ce que tu fais encore sur ton écran ? Tu regardes un film en streaming ? Tu écoutes une track ? Ou tu postes une story ? ».
  • Elle : « Mais non, je regarde mon solde sur l’appli1 Ma French Bank ! »

Les grincheux s’offusquent : scrogneugneu, que d’anglais ! Mais non, les grincheux, vous démarrez trop vite, calmez-vous, montrez que vous n’êtes pas si obtus, quittez ce 1er degré, et rejoignez-nous dans l’équipe (pardon, la Team) 2e degré en appréciant l’humour véhiculé par ce message : c’est d’abord de « Lui » (le père- ou du moins l’aîné – se voulant ironique s’adressant à une adolescente intoxiquée aux écrans) qu’on se moque. Non, l’adolescente (cible privilégiée de Ma French Bank) n’est fascinée ni par le streaming, ni par les tracks d’un enregistrement audio, et elle ne passe pas son temps à publier des stories… Elle réplique du tac au tac : loin de cette double addiction (aux activités connectées et au lexique globish qui les accompagne), elle, brave petite secrétaire à qui on ne la fait pas, consulte son écran pour du sérieux – la banque. Ouf, comme c’est drôle. Et comme c’est rassurant. Et comme l’auditeur, inclus flatteusement dans la Team 2e degré, est intelligent !

Sauf que l’annonceur roule la Team 2e degré dans la farine. Car en l’occurrence l’activité non addictive et sérieuse Ma French Bank, si elle regarde le globish de haut, recourt de bon à l’anglais pour se dire et, suprême perversité digne d’une Team 3e degré, pour dire qu’elle est française.

1– En principe, le diminutif « Appli » très français, en ce qu’il porte l’accent tonique sur la dernière syllabe accentuable, devrait être remplacé par « App » conformément aux options linguistiques djeunn-globish-bougliboulga effectuées de manière insistante par le site Ma French Bank (compte WeStart, KissKissBankBank, Let’s Cagnotte, We Partage, Mon French Mag…) ; on s’interroge aussi bien sur l’orthographe que sur le sens de « Une App totale contrôle ». Mais je restitue ce dialogue de mémoire et je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu ce passage.

Lettre ouverte sur l’écriture inclusive. Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique

Le Dr Yves Namur, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, a envoyé à Mezetulle la « Lettre ouverte sur l’écriture inclusive » que cette académie a publiée le 28 juin 2021. C’est avec grand plaisir, et en remerciant Yves Namur pour son attention toute spéciale, que je la reproduis ci-dessous1.

Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique
Lettre ouverte sur l’écriture inclusive

Comme il est inscrit dans ses statuts, « l’Académie donne son avis dans les domaines de son ressort, de sa propre initiative, à la demande de l’Exécutif ou à celle de tout autre pouvoir public ». Ainsi entend-elle donner aujourd’hui un avis sur ce qui est communément appelé « écriture inclusive ».

Au préalable, l’Académie s’accorde à dire que si la langue en elle-même n’est nullement sexiste, les discours des usagers peuvent l’être, et qu’il ne faut pas confondre écriture (manière de s’exprimer par l’écrit) et orthographe inclusives (graphie propre à l’orthographe).

Elle tient aussi à rappeler qu’un discours inclusif conférant aux femmes une juste représentation dans la société contemporaine est une nécessité légitime et que la féminisation des noms de métiers et de fonctions est à encourager comme l’attestait déjà Le Bon Usage (2016) d’André Goosse2.

L’Académie rappelle les deux caractères fondamentaux du signe linguistique : l’arbitraire et la linéarité. Les conséquences de cet arbitraire sont que la langue ne représente pas directement le réel et ne détermine pas la pensée, dans la mesure où les locuteurs d’une même langue peuvent exprimer des conceptions très différentes. Quant à la linéarité, certaines pratiques de l’écriture inclusive, dont le point médian et les « néologismes morphologiques » créés par amalgames (celleux), exigent un décryptage empêchant une lecture linéaire essentielle à la compréhension d’un texte (exemple : tou·te·s ou tou·t·es sénateur·rice·s, usant de segments inexistants). L’Académie se prononce clairement contre ces formes contre-intuitives et très instables.

L’Académie constate par ailleurs qu’analyser la question du genre grammatical à travers certains préjugés historiques aboutit à une impasse et à une idéologie destructrice. De nombreux moyens (lexicaux, épicènes et contextuels) sont à notre disposition pour préserver la place légitime de la femme dans le discours.

De surcroît, la tentative d’imposer une « novlangue » relève d’une pratique inquiétante qui créera paradoxalement de l’exclusion en matière d’apprentissage et d’enseignement de la langue française chez les usagers déjà les plus défavorisés.

En conséquence, l’Académie recommande la lecture d’Inclure sans exclure (édité par la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2020) d’Anne Dister et Marie-Louise Moreau3, ouvrage de qualité sur le sujet, une synthèse respectant le fonctionnement propre de la langue ainsi que la place des femmes dans le discours.

Une communication de notre confrère Jean Klein, accessible sur le site de l’ARLLF4, développe le sujet tant au point de vue historique que linguistique.

Bruxelles, ce 28 juin 2021

Notes de l’éditeur

1– Le texte est également accessible sur le site de l’Académie https://www.arllfb.be/actualite/ecriture_inclusive.pdf . On rappellera aussi la Lettre ouverte (7 mai 2021) sur l’écriture inclusive d’Hélène Carrère d’Encausse et Marc Lambron en ligne sur le site de l’Académie française https://www.academie-francaise.fr/actualites/lettre-ouverte-sur-lecriture-inclusive

2 – André Goosse, Maurice Grevisse, Le Bon Usage, éd. De Boeck Supérieur, 2016. Voir le site https://www.grevisse.fr/ouvrage/9782807300699-le-bon-usage

3 – Anne Dister et Marie-Louise Moreau. (2020). Inclure sans exclure. Les bonnes pratiques de rédaction inclusive. Bruxelles : Direction de la Langue française – Service général des Lettres et du Livre – Fédération Wallonie-Bruxelles. Ouvrage accessible en pdf sur www.languefrancaise.cfwb.be

Voir le dossier récapitulatif des articles en ligne sur Mezetulle au sujet de l’écriture inclusive

 

L’écriture « inclusive » séparatrice : mise à jour du dossier, juillet 2021

Faites le test « Bisous à tous deux »

Une annonce de la municipalité de Lyon1 a relancé le débat sur l’écriture dite « inclusive » – en y ajoutant la question d’une officialisation de ladite écriture. Je propose à la fin de ce billet une récapitulation, régulièrement mise à jour, des articles publiés sur Mezetulle (l’ancien et le nouveau) à ce sujet et aussi de quelques autres sur la féminisation des termes.
Le test ci-dessous « Bisous à tous deux » (il s’agit d’un test écrit, sans aucun risque de contamination !) révèle que l’écriture « inclusive » et généralement la novlangue acharnée à séparer les sexes non seulement sont exclusives, mais qu’elles procèdent à une « invisibilisation » : un comble !

Tout récemment, en écrivant un mél à un couple ami – composé, cela a son importance, d’un homme et d’une femme – je me suis rendu compte non seulement que je ne pouvais pas m’adresser à eux comme couple en pratiquant l’écriture inclusive, mais aussi que la diffusion de celle-ci risque de rendre difficile une expression vraiment inclusive même pour ceux qui ne la pratiquent pas.

« Chers tous deux » : c’est ainsi que j’ai l’habitude de commencer les courriels que je leur envoie. Mais la novlangue politiquement correcte réclamant la spécification sexuée jette le discrédit sur cette formule, au motif qu’elle « invisibilise » le féminin. Si cette novlangue se répand et devient norme, l’usage extensif (désignant les deux genres et en l’occurrence les deux sexes) au pluriel du genre non-marqué (dit improprement masculin) ne sera plus compris. De sorte que la formule « Chers tous deux » se ratatinera sur un sens intensif ; elle ne pourra être utilisée que pour s’adresser à deux personnes de sexe masculin…

Bien sûr je peux pratiquer l’évitement absolu et écrire « Cher X, chère Y », mais je pourrais aussi bien m’adresser ainsi à deux personnes ne formant pas un duo (en l’occurrence un couple). Parler d’un duo composé d’un homme et d’une femme ou s’adresser à lui : c’est vraiment le moment d’être inclusif ! Alors essayons de recourir à l’écriture inclusive et voyons si elle inclut tant que ça.

Je me lance. Pas facile. En plus il y a ce fichu accent sur « chère »2… . En plus qu’est-ce que je vais faire de ce « t » qui n’apparaît pas au pluriel du genre non-marqué (« tous ») et qui apparaît au genre marqué aussi bien au singulier qu’au pluriel (« toute » – « toutes ») ?
J’évite la difficulté technique en optant pour la simplification : d’emblée je mets l’ensemble au pluriel, singeant ainsi l’écriture normale, mais en y introduisant les signes « inclusifs ». J’écris donc « Chers·ères tous·tes deux ». Ouf, ça semble tenir la route !

Mais on n’a pas avancé pour autant. Avec cette formulation chiffrée, je ne m’adresse pas davantage à deux personnes de sexe différent : je ne fais que reproduire et figer cette fois dans l’écriture, par un encodage savant, la difficulté que je signalais plus haut. Une fois décryptée, l’écriture inclusive va en effet me faire dire successivement et lourdement d’abord « chers tous deux » mais cette fois au sens intensif et restrictif ( = deux personnes de sexe masculin), puis « chères toutes deux ». Comme les deux formules ne sont pas articulées par un opérateur logique (« et » / « ou ») on pourra comprendre que je m’adresse, non pas à deux mais à quatre personnes, deux à deux. On comprendra aussi que quelle que soit l’hypothèse (deux ou quatre) aucune ne peut désigner un duo hétérosexué.

Autrement dit en privant le genre non-marqué (dit masculin) de la fonction extensive, cette écriture en restreint l’usage : ce genre non-marqué ne désigne plus alors que le masculin, le vrai de vrai, celui qui a des couilles. Résultat machiste plutôt comique d’une amputation linguistique. En prétendant enrichir et préciser la langue, on l’appauvrit3.

Avec « Chers·ères tous·tes deux » le duo formé de deux personnes de sexe différent est « invisibilisé » ! On s’adresse soit à un duo homosexué dont le sexe est indéterminé (hypothèse de l’opérateur logique manquant « ou »), soit à deux duos homosexués de sexe différent (hypothèse de l’opérateur logique manquant « et »), mais en aucun cas à un duo formé d’un homme et d’une femme.

Résultat de ces tentatives : on ne sait plus comment s’y prendre, si on veut pratiquer l’écriture dite « inclusive », pour désigner conjointement un couple ou un duo de personnes dont l’une est de sexe masculin et l’autre de sexe féminin4. Alors qu’avec un genre extensif5 c’était tout simple, intelligible par tous, économique et élégant. On me fera remarquer que la formule habituelle (« Chers tous deux ») , n’inclut pas le duo homosexué féminin, auquel cas on emploiera bien sûr « Chères toutes deux ». Mais elle est, comme je viens de le montrer, plus « inclusive » que la formule cryptée en novécriture « Chers·ères tous·tes deux » qui fait disparaître l’usage extensif d’un genre.

CQFD : l’écriture dite inclusive est exclusive – et en cette occurrence sa belle volonté de « visibilité » la voue à un sexisme délirant qui ici fait obstacle à la désignation de couples hétérosexués. Strictement partageuse elle sépare les sexes, et n’envisage pas qu’on puisse les inclure dans un même genre, non seulement lorsqu’on les rassemble dans un groupe pas forcément pair (« chers lecteurs, chers auditeurs, chers amis, chers adhérents.. »), mais aussi quand on les considère en duo ou quand ils se réunissent en paires amoureuses. On peut s’interroger sur les prétendus objectifs de « visibilisation » et de « diversité » impliquant une telle discrimination.

Que faudra-t-il comprendre désormais au sujet des « amants désunis » du poème de Prévert dont il est dit qu’ils vivaient « tous les deux ensemble » ?
Et faites gaffe quand vous écrirez « bisous à tous deux » dans un sms.

Récapitulation

« Lettre ouverte sur l’écriture inclusive » de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (13 juillet 2021). Lettre publiée par l’ARLLF le 28 juin 2021, envoyée à Mezetulle par son secrétaire perpétuel le Dr Yves Namur.

« Les laissés-pour-compte de l’écriture inclusive : un problème linguistique et social« , 26 septembre 2020. Version intégrale de la tribune rédigée par Yana Grinshpun , Franck Neveu , François Rastier et Jean Szlamowicz, signée par 47 linguistes, publiée par Marianne.net le 18 sept.

« Écriture inclusive et séparatisme linguistique » par François Rastier (10 août 2020)

« Le sexe et la langue » de Jean Szlamowicz, lu par Jorge Morales (2 juin 2019)

« L’écriture inclusive pour les malcomprenant·e·s » par CK (9 oct 17)

« Féminisation, masculinisation et égalité(E) » par Mezetulle (1er avril 2017)

« La langue française : reflet et instrument du sexisme ? » par André Perrin (28 oct. 2014)

« Madame le président et l’Académie française » par CK (15 oct. 2014)

« Novlangue : comment dit-on « la victime » au masculin ? » par CK (4 août 2014)

Sur le site d’archives :

« La langue est-elle sexiste? » par Jorge Morales (18 sept. 2014)

« Humanité, différence sexuelle et langue » par Alain Champseix (21 août 2014)

Les auteurs qui publient dans Mezetulle ont aussi écrit :

Sabine Prokhoris , « Le trompe-l’œil de l’écriture inclusive » Libération  14 décembre 2017.
François Rastier « Écriture inclusive et exclusion de la culture », Cités n°82, 2020/2, p. 136-148.

Notes

1 – Adoption de l’écriture dite inclusive par la municipalité. Voir par exemple https://www.lyonmag.com/article/108960/lyon-les-elu-e-s-de-la-majorite-adoptent-l-ecriture-inclusive  juillet 2020.

2 – Je repense à la réplique du personnage incarné par Jean-Pierre Bacri dans le film d’Agnès Jaoui Le Goût des autres. Entendant les premiers mots de Bérénice, il soupire : « P… en plus, c’est en vers ! ». Eh oui, p…, le français est une langue accentuée !

3 – On a vu dans un précédent article que le genre non-marqué (dit « masculin ») n’a pas le monopole de cette fonction extensive puisqu’il existe en français bien des substantifs de genre marqué (dit « féminin »), comme « la personne », « la victime », qui la remplissent.

4 – Effet restrictif et discriminant que produisent aussi les formules d’un personnel politique s’obstinant à réitérer la séparation avec « celles et ceux », « toutes et tous », « nombreuses et nombreux ». Mais ajoutons une note rassurante : il en faudra sans doute davantage pour rendre les lecteurs insensibles à la subtilité d’une Amélie Nothomb lorsqu’elle écrit à la page 10 de son roman Frappe-toi le cœur (Paris : Albin Michel, 2017) : « Le plus beau garçon de la ville s’appelait Olivier. […] Gentil, drôle, serviable, il plaisait à tous et à toutes. Ce dernier détail n’avait pas échappé à Marie. » On ne peut ramener plus nettement et plus drôlement la formule faussement inclusive tous et toutes à sa fonction séparatrice.

5 – Voir la note 3.

François Rastier à l’ENS-Lyon : la meute et le conférencier (par Jean Szlamowicz)

Analyse rhétorique d’une hystérie idéologique

Jean Szlamowicz1 a assisté à la conférence « Race et sciences sociales » que François Rastier a donnée à l’ENS de Lyon le 24 novembre 2020. Après de multiples attaques à la suite de la publication d’une série d’articles dans Non Fiction2, la conférence de François Rastier a de nouveau été l’occasion de protestations et d’assauts « qui avaient peu à voir avec un débat normal ». L’auteur en livre ici l’analyse, qu’il fonde sur l’examen de leurs « techniques argumentatives », lesquelles n’ont d’autre objet que de faire taire toute contradiction et de mettre en place une idéologie d’éradication de la culture.

François Rastier, sémanticien, auteur entre autres de monographies sur Heidegger et Primo Levi, a récemment été victime d’attaques pour ses articles parus dans Non Fiction portant sur les dérives des sciences sociales vers le militantisme décolonial3. Ces attaques ont été le préambule de protestations contre sa conférence à l’ENS-Lyon (24 novembre 2020, « Race et sciences sociales »), dénoncée par un communiqué inter-associatif de l’ENS. La conférence s’est tenue, mais il a dû subir des assauts lors du débat qui a suivi qui avaient peu à voir avec un débat normal étant donné leur caractère outrancier. La violence des attaques s’est poursuivie sur Twitter et — ce qui prend une ampleur se rapprochant de la censure — par l’ENS même qui a refusé de mettre en ligne sa conférence et s’était initialement refusée à la lui fournir. Il l’a finalement obtenue, mais elle n’est pas diffusée sur le site de l’ENS comme c’est l’usage4. Comment en arrive-t-on à la damnatio memoriae dans une institution censément garante d’une réflexion intellectuelle de haut niveau ?

Nous avions déjà réagi à la pauvre argumentation qui avait suivi la publication des articles de François Rastier dans un article intitulé « Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique »5. Le présent article en est le prolongement et se concentre à nouveau sur les techniques argumentatives (je n’ai pas dit les arguments, qui sont aux abonnés absents)6.

Stratégie rhétorique de base

Quand la rhétorique a uniquement pour objectif de délégitimer l’adversaire et ne se soucie ni d’en dévoiler l’argumentation ni de faire valoir les idées qu’on lui oppose éventuellement, on tombe dans un dispositif discursif qui n’a plus rien à voir avec le cadre de la discussion raisonnée telle qu’elle se pratique dans la recherche.

Nous l’avions déjà noté7, la caricature des arguments de François Rastier et l’hyperbolisation des critiques contreviennent fondamentalement au débat qui n’a, dès lors, plus lieu d’être. Si les attaques ne reposent que sur l’agressivité et non la démonstration, alors la mauvaise foi bloque la possibilité d’un échange et la production de la pensée — ne reste qu’un pugilat rhétorique sans intérêt. C’est d’autant plus troublant que le communiqué préalable à la conférence8, les réactions des personnes présentes et les attaques sur Twitter affichent une incompréhension complète des propos de François Rastier.

La paraphrase excessive et axiologisée, en résumant la pensée de François Rastier par des raccourcis réduits à des mots clés (« homophobe », « nazi », « dérive droitière »), en déforme le contenu. En effet, au lieu de rendre compte des propos incriminés, il s’agit uniquement de les qualifier de manière négative : cette condensation mal intentionnée repose sur le déni des propos réellement tenus et de leur intention argumentative.

Nous avons remarqué, en temps réel, une incroyable surdité de personnes qui, même face au démenti et aux explications patientes de François Rastier, répétaient les mêmes reproches sans entendre ni comprendre les réponses.

Association incantatoire et allusion déformante

Quand un tweet9 se déclare écœuré par « un flot ininterrompu de références nazies », l’allusion suffit à associer la conférence au nazisme, alors qu’elle en constituait précisément une critique. Un tel rapprochement allusif, en commettant un contresens volontaire, porte la malhonnêteté et la mauvaise foi au pinacle.

En effet, François Rastier retrace la généalogie philosophique des idées contemporaines, qu’il fait remonter, via Derrida, à Heidegger qui masquait dans le jargon philosophique un principe völkisch, c’est-à-dire un ancrage ontologique dans l’expression du peuple, spécifiquement allemand. En résulte un projet de destruction de la rationalité propre aux sciences de la culture qui, selon le point de vue heideggerien, sont à remplacer par l’exaltation mystique du génie du peuple. François Rastier montre comment le projet heideggerien s’incarne aujourd’hui dans la célébration identitaire et le retour du racialisme dans le champ politique, citant effectivement des auteurs pour qui « la race, cela existe ».

Évidemment, cette conception de la race est sociale et non plus génétique : ce tour de passe-passe assez faible continue néanmoins à se fonder sur la couleur de peau, articulant ainsi par un binarisme que rien ne justifie factuellement une opposition entre « Blancs » et « Racisés », polarisation simpliste, ethnocentrique, trompeuse et sans la moindre prise en compte des variations socio-historiques (comme si toutes les sociétés occidentales étaient les mêmes, comme si le reste du monde était exempt de racisme, etc.). La philosophie de la déconstruction pratique ainsi des dénonciations sélectives de l’oppression, lesquelles ne visent que l’Occident. À cet égard, la seule mention du « post-colonialisme » est en soi frauduleuse en ce qu’elle conceptualise l’idée de colonisation par l’article défini : la colonisation implique qu’il n’y en a qu’une et promeut ainsi l’idée manichéenne d’un Occident malfaisant tout en taisant l’incidence qu’une telle théorie devrait accorder à l’impérialisme ottoman, chinois ou islamique. Il en va de même de « l’esclavage », dont l’article défini renvoie là aussi au seul commerce triangulaire et non à la généralité de la pratique esclavagiste dans l’histoire de l’humanité — et à sa continuité contemporaine, notamment dans des contextes islamiques (Mauritanie, Soudan, Libye…).

Il s’agit donc d’associer une connotation de négativité au nom de François Rastier auquel on reproche simultanément un « point Godwin » et de procéder à des « rapprochements « à la louche » entre le nazisme de Heidegger, les propos de Houria Bouteldja, le terroriste Carlos ou encore les Principes de la communauté chez Pétain ». Ses propos, loin d’être « à la louche », procèdent justement de l’analyse des textes et sont étayés par des citations et des propos de penseurs décoloniaux revendiquant une lecture raciale s’appuyant sur un vocabulaire explicitement essentialisant (« blanchité », « racisé »). L’emploi de la locution « à la louche » a deux effets : par son registre, la formule discrédite le conférencier, comme s’il ne méritait pas une analyse plus fouillée ; par l’expression imagée et hyperbolique, on lui impute une approximation qu’on s’abstient ainsi de démontrer précisément parce que la formulation en souligne l’évidence. Ce niveau de langue a donc une véritable efficace argumentative et permet de brûler les étapes de la démonstration pour directement accuser un discours et une personne.

Dans le communiqué inter-associatif des étudiants de l’ENS (voir documents en Annexe 2 ci-dessous), on note l’accusation d’une « conception discriminatoire des sciences sociales ». Que peut bien signifier discriminatoire dans ce contexte ? Le propos critique de François Rastier est justement — comme en témoigne sa conférence elle-même — de replacer l’humanisme, les données, la méthode au cœur des sciences sociales afin qu’ils ne se transforment pas en chantier d’essentialisation du genre et de la race. Comment peut-on lui imputer un discours inverse ? En quoi est-ce « une lecture passéiste et réactionnaire » ? Ces derniers adjectifs ont-ils la moindre portée apodictique ?

Le conférencier est par ailleurs qualifié comme étant « une des voix minoritaires mais sur-médiatisées ». Considérer François Rastier comme surmédiatisé par rapport aux militants décoloniaux que sont Houria Bouteldja ou Rokhaya Diallo relève, là encore, de la mauvaise foi. Ou alors, je ne m’étais pas aperçu de l’omniprésence télévisuelle de mon collègue. C’est évidemment un argument d’autorité inversé qui valide les opposants en les posant comme victimes d’un courant dominant omniprésent.

Remarquons aussi l’allusive accusation de « contradictions logiques » qui sont d’autant moins démontrées qu’elles ne sont même pas citées. Le tweet a ceci d’efficace qu’il permet l’indignation sans avoir à s’en expliquer…

L’accumulation d’épithètes négatives (« nazi », « réactionnaire », « surmédiatisé », « passéiste ») crée un effet d’abondance qui vaut argument en lui-même. On parle en rhétorique de conglobation pour caractériser cette façon de décliner la même idée de multiples manières. Ici, le procédé permet de produire de la négativité par association. Mêmes faibles, les arguments finissent par paraître irrésistibles du fait de leur seul déploiement quantitatif.

La délation cool

Le tweet déjà cité et reproduit sur Academia s’accompagnait d’une image de pompe à merde. L’écœurement n’est pas un argument et l’hyperbole dont il témoigne entend délégitimer le discours, comme si l’image scatologique était le seul équivalent pensable au discours tenu durant la conférence. Mais pourquoi pas, après tout ? Le procédé imagé et potache pourrait refléter une forme d’humour si son systématisme ne trahissait une volonté d’éviter l’argumentation pour privilégier la pure indignation morale. C’est du reste l’un des thèmes de la conférence que d’avoir souligné l’utilisation du pathos comme argument, de l’émotion comme principe et de la leçon de morale comme axe fondateur.

Le langage familier, voire ordurier, n’est pas innocent. C’est précisément parce qu’il abolit le registre scientifique ou philosophique qu’il acquiert une fonction argumentative : en ne se plaçant pas sur le terrain langagier du conférencier, on dénie à ce dernier la spécificité de son expression et on lui substitue un niveau de langue avilissant. L’image se substitue à l’argument. La figuration de l’abject tient lieu de démonstration.

Corollaire scandaleux, ces divers commentaires se livrent sans vergogne à des clichés âgistes qui contredisent toutes les prises de position soi-disant ouvertes, pluralistes et généreuses des militants. On frémit de constater qu’ils peuvent délégitimer quelqu’un non pour ses arguments mais pour son âge : on peut deviner ce que seraient les réactions si on disqualifiait quelqu’un pour son poids, son sexe, sa couleur de peau. Mais, pour l’âge, tout est permis : le sémanticien est donc qualifié de « papy » (avec orthographe modernisée ?), ce qui laisse penser toute l’affection que les normaliens peuvent avoir pour leurs propres grands-parents.

Ils rappellent que François Rastier est une « personne retraitée de 75 ans continuant de se prévaloir du titre réglementaire de ‘directeur de recherches émérite au CNRS’, comme si ce titre était décerné à vie ». Proposent-ils donc qu’on lui dénie toute existence sociale ? Qu’on appose une date de péremption sur ses futures conférences ? Il n’est pas le seul visé puisqu’il fait partie de ces « universitaires du siècle dernier » qu’il s’agit de conspuer. L’argument de la nouveauté, nul et non avenu sur le plan intellectuel, est pourtant revendiqué de façon redoublée (« renouveau des sciences sociales », « la recherche contemporaine », « en prise avec son époque »). Croire que la nouveauté serait la preuve de quoi que ce soit, c’est croire en une religion du progrès qui se confond avec l’âge que l’on a. Visiblement, ce sont les hormones du narcissisme social qui parlent ici. N’ont-ils donc pas conscience que leur jeunesse est appelée à se périmer ?

Un niveau de langue et de péjoration où l’on décrit une pensée à l’aide de qualificatifs comme connerie, bête, nauséabond fait l’ellipse de la démonstration. L’intensité descriptive mime l’indignation comme si elle était au-delà de toute démonstration. Mais l’ironie et l’hyperbole ne sont pas des arguments. Certes, ce ne sont pas non plus des traits d’expression indignes car les figures de style ne sont pas en soi à condamner — est-il seulement possible de s’exprimer sans hyperbole ou sans ironie ? Le problème est qu’elles constituent ici un masquage argumentatif, transférant les idées dans l’inargumentable et l’indicible. Si l’on est en droit de juger qu’une idée est « une connerie », il faut normalement le prouver si l’on se situe dans le débat d’idées. Or, le propre de ces discours est qu’ils jugent mais ne débattent pas. Ils ne s’adressent qu’à leurs « potes ». C’est un discours de la connivence et non de la démonstration. Le problème est qu’il est public et qu’il revendique une censure sans avoir d’autre étayage que la seule indignation de son entre-soi idéologique.

L’aveuglement sémiotique

Cette indignation signalétique est en outre assortie d’une bonne dose d’ignorance. Les militants confondent les mots et les choses. Quand François Rastier parle du concept de race pour en évoquer le caractère éventuellement fragile, on lui rétorque « alors vous niez le racisme ». François Rastier a beau expliquer que les identités ne sont pas des essences, les militants croient que les mots désignent des choses. Les concepts sont des constructions sémantiques et culturelles, grammaticales et idéologiques. C’est peine perdue que de tenter une clarification tant il n’est pire sourd que celui qui refuse d’entendre ce qui contrecarre ses préjugés. On notera donc que ces gens-là ne font pas de différence entre onomasiologie (partir d’une idée) et sémasiologie (partir de l’examen du signe linguistique). On peut étudier « le racisme », mais il faut, tout de même, comprendre que le mot racisme a des usages variés… Cela fait quelques décennies que l’on a parlé de linguistic turn pour cette conscience de la matérialité langagière des concepts philosophiques.

Mais, réagissant avec la virulence pavlovienne d’idéologues qui prennent les mots pour des signaux, ils aboient en retour « nazi », « homophobe », « connerie » et prétendent que pour François Rastier, « le racisme n’existe pas » alors qu’il expliquait la nuance entre le concept et la chose. On entend les militants répéter : « C’est une construction sociale », sans que cela participe d’un propos autre que mécanique. Car, dans la société, qu’est-ce qui pourrait relever d’autre chose que de l’élaboration culturelle et échapper à ce diagnostic ? Depuis la culture des petits pois jusqu’à l’antisionisme, qu’est-ce qui n’est pas une construction sociale ?

On aussi entendu des reproches proférés dans une langue pseudo-technique, mal maîtrisée et prétentieuse. Un auditeur jouait les donneurs de leçons en confondant « épistémique » et « épistémologique », ignorant des usages du mot différents en philosophie et en linguistique. Sa question acerbe mais peu claire lui permit de se déclarer peu satisfait de la réponse. Il n’utilisait de toute manière sa formulation contournée que pour faire chic, pour donner une impression de hauteur dédaigneuse. C’est assez mal venu quand on parle à un sémanticien tel que François Rastier avec l’œuvre qu’on lui connaît !…

L’argument d’autorité

La récurrence d’accusations d’incompétence a priori est un topos de la critique militante dans le champ de la recherche universitaire. Il faut toujours accuser l’autre d’incompétence. Le communiqué considère donc que François Rastier est « invité sur une thématique extérieure à son champ de spécialité »10.

Un champ de spécialité indique une connaissance qui peut effectivement être mal maîtrisée par d’autres et il est normal qu’un expert en statistiques, par exemple, puisse corriger l’usage profane fautif qui serait fait de données par des non-spécialistes11. Cela ne constitue pas pour autant un talisman sanctifiant une parole, sauf à considérer que seuls les étudiants de Sciences Po auraient le droit de parler de politique.

Qu’un linguiste s’exprime sur la méthodologie des sciences de la culture ne semble pas sortir de son champ. Et on ne voit pas pourquoi un physicien, un biologiste ou un économiste n’auraient pas le droit, eux, d’en parler. Si on considère que les domaines sont étanches entre eux, il va falloir interdire à beaucoup de gens de parler de beaucoup de choses — et au passage considérer que les gens sans diplômes n’ont le droit de s’exprimer sur rien. Il est surprenant de voir des étudiants décider de qui a le droit de parler de quoi. Cette conception hautaine et technocratique du savoir n’est qu’une confiscation de l’argument d’autorité par une caste de donneurs de leçons. A exhiber un tel mépris , les normaliens ne se grandissent pas.

Les spécialités intellectuelles impliquent une expertise, pas des pouvoirs magiques ni une infaillibilité doctrinale : tous les économistes, historiens, linguistes n’ont pas la même vue sur tous les sujets. L’argument ad hominem est donc non seulement infondé, mais mesquin et prétentieux. Venant d’étudiants, l’argument d’autorité est même passablement risible et largement auto-invalidant.

Pire encore, les attaques qui ont visé François Rastier ont pris la forme de mises en cause s’attaquant à la respectabilité de sa personne. Avant même que la conférence n’ait eu lieu, on a pu lire une virulente diatribe anonyme de la « revue d’idées » (sic) nommée Argus qui a publié sur sa page Facebook les propos suivants, à la fois agressifs, dénués d’arguments concrets et à la syntaxe surprenante :

« François Rastier est un linguiste émérite : qu’a-t-il de pertinent à dire sur ce thème ? […] Ce genre de propos invite à la radio, dans des feuilles de chou médiocres et sur des plateaux grimant un bar PMU fantasmé, il ne devrait pas ouvrir les portes de l’ENS, qui fait partie des institutions visées par ces propos d’une brutalité rare. La question du Conf’Apéro est importante, elle est traitée par de nombreuses recherches, non parce qu’il s’agit de répondre à un agenda politique que traiter avec nuance, minutie et précision une question centrale pour la compréhension du monde sociale. Les propos de F.Rastier et consorts sur la question n’en prennent pas compte. Ils sont d’une médiocrité insupportable et l’ENS de Lyon ne devrait pas les valider. » (sic) (voir publication Facebook dans les documents en Annexe 2 ci-dessous).

Argument d’autorité, argument ad personam, apodioxe : c’est là toute la panoplie rhétorique de la bassesse. L’exhibition de l’exaspération s’autorise de son indignation pour ne ressasser qu’une évidence agonistique incapable de se fonder en raison : ces opposants ne sont pas d’accord avec François Rastier, mais l’enflure hyperbolique et insultante de leur propos est la seule justification qu’ils parviennent à donner à leur désaccord.

L’hémiplégie idéologique ou la censure revendiquée

« Nous sommes attaché.es à la promotion d’une recherche pluraliste, […] dès lors il n’est pas acceptable que notre école […] donne sa caution à la dérive droitière de quelques chercheurs-euses s’exprimant à tort et à travers sur des sujets de société : l’exigence d’une institution universitaire n’est pas celle des plateaux télévisés ou des essais d’extrême droite »

Une simple remarque : dans la même phrase, on revendique au nom du pluralisme de ne pas inviter des conférenciers au motif d’une étiquette qu’on leur attribue. Une telle logique est, en soi, dirimante.

De plus, considérer que des concepts-épouvantail aussi simplistes que l’étiquetage « droite » et « extrême droite » constituent un fondement de consensualité, c’est avoir le narcissisme de croire que tout le monde possède le même système de valeurs et de référence. On pourra se reporter à l’ouvrage de Simon Epstein Un paradoxe français : Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (2008, Albin Michel) pour explorer l’inanité de telles catégories. Outre le caractère peu opérant de ces notions, qui ne sont d’ailleurs utilisées ici que pour leur valeur d’insulte, François Rastier est justement occupé à dénoncer les dérives totalitaires, antisémites et racialistes de sciences sociales qui se fondent sur l’identitarisme et un sentiment de supériorité morale et non plus sur un protocole méthodologique vérifiable et falsifiable.

On note aussi le chantage désormais bien établi consistant à réclamer une réponse et un débat a priori : « Nous regrettons l’invitation de ce chercheur à s’exprimer sans contradiction possible ». Cette lamentation attristée fait mine d’être victime d’une parole omnipotente écrasant la liberté d’expression… dans un communiqué réclamant sa censure ! Leur partialité est telle qu’elle ne se rend même pas compte de sa contradiction.

Il s’agit là d’un artifice d’intimidation. Cela revient à considérer que toute prise de parole (adverse, bien sûr…) devrait être accompagnée d’une tutelle permettant de l’annuler et ne saurait se formuler que dans un cadre imposé et nécessairement conflictuel. C’est une conception du débat dénuée d’horizon heuristique, qui relève du spectacle et de la confrontation et ne cherche pas véritablement à construire une pensée dans le dialogue. Si chacun devait s’exprimer sous la surveillance d’un adversaire malveillant en maraude, on imagine assez le peu de conférenciers qui accepteraient une telle pression. C’est bien un rôle de surveillance et de milice intellectuelle que s’octroient ces partisans de la liberté académique, de l’émancipation et de l’esprit critique (ce sont les termes qu’ils choisissent pour se représenter : les mots du marketing idéologique, créateurs d’un consensus manipulateur — qui serait contre ces notions ?).

La démarche consistant à vouloir faire taire quelqu’un pour les opinions qu’on lui attribue témoigne d’une conception totalitaire puisqu’on ne tolère en fait que les opinions qu’on partage. Une conception aussi limitée du pluralisme ne peut aboutir qu’à la radicalisation et à l’exclusion : l’adversaire est nécessairement une ordure à éliminer (le mot ordures est revenu dans les tweets). Cette absence de demi-mesure est le signe même de la radicalité et du fondamentalisme. Le décolonialisme en est donc déjà là. De la Sainte Ligue jusqu’à l’islamisme, en passant par le nazisme et le stalinisme, les idéologies radicales n’envisagent pas la différence d’opinion comme tolérable. C’est précisément en cela que de telles idéologies doivent être combattues par les démocraties dont le principe place le débat au centre de la dynamique politique.

Dans ces formations discursives intolérantes (comme chez Heidegger), il n’y a pas de débat, il n’y a que des vérités. C’est précisément ce dispositif que François Rastier avait rappelé en montrant que les cultural studies devenues militantes posaient un rapport de domination a priori et le déclinaient, proposant de vérifier des préjugés et non de construire des données et des interprétations selon une méthode. Le militantisme décolonial et inclusiviste de ceux que j’appellerai désormais les « déconstructeurs » n’est que la sempiternelle reconduction d’un discours qui s’auto-valide, discours prophétique qui, ivre de sa vertu, propose ni plus ni moins d’éliminer jusqu’à la mémoire de ses adversaires. Cancel culture, c’est-à-dire l’idéologie de l’éradication.

En une forme de manifestation involontairement exemplaire, les propos et les comportements des militants, ainsi que leurs pressions sur les institutions — dont on attend qu’elles parviennent enfin à s’extraire de leur lâcheté — constituent la démonstration même de leur nocivité agressive qui précarise la liberté d’expression. C’est donc bien une preuve patente que les militants se réclamant de la déconstruction décrite par François Rastier n’ambitionnent pas de faire œuvre scientifique, mais de faire taire toute contradiction.

Annexes

1 – Quelques écrits de François Rastier

2 – Documents

  • Vidéo de la conférence de François Rastier sur la chaîne Youtube du Réseau de Recherche contre le racisme et l’antisémitisme https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE
  • Communiqué interassociatif contre la venue de F. Rastier à l’ENS (copie d’écran) :

  • « Argus, revue d’idées »
    Publié le 24 novembre à 9h34 sur la page Facebook de la revue
    « Argus participe au communiqué inter-associatif contre la venue de François Rastier à l’ENS de Lyon pour une « Conf’apéro » sur le thème : « Race et sciences sociales ».

Nous sommes les premiers à à se battre pour un débat d’idées, pour la transmission du savoir et la lecture des oeuvres d’autrui. Or, nous sommes alors les premiers à dire que ces éléments s’inscrivent toujours dans un contexte, entre certains groupes sociaux et bel et bien selon un rapport de force. Ces choses là sont acquises y compris dans les éthiques de la discussion les plus consensuelles comme celle d’Habermas.

François Rastier est un linguiste émérite : qu’a-t-il de pertinent à dire sur ce thème ? Il y est intéressé en raison de sa participation au Manifeste des 100, tribune signée par d’anciens et anciennes universitaires et beaucoup d’essayistes contre « l’islamo-gauchisme » rampant au sein de l’ESR français autour de ces questions.

Ce genre de propos invite à la radio, dans des feuilles de chou médiocres et sur des plateaux grimant un bar PMU fantasmé, il ne devrait pas ouvrir les portes de l’ENS, qui fait partie des institutions visées par ces propos d’une brutalité rare. La question du Conf’Apéro est importante, elle est traitée par de nombreuses recherches, non parce qu’il s’agit de répondre à un agenda politique que traiter avec nuance, minutie et précision une question centrale pour la compréhension du monde sociale.

Les propos de F.Rastier et consorts sur la question n’en prennent pas compte. Ils sont d’une médiocrité insupportable et l’ENS de Lyon ne devrait pas les valider.

Ici, ce n’est pas François Rastier en tant que chercheur qui est invité, c’est le polémiste. L’ENS de Lyon n’a pas à inviter un polémiste qui attaque et méprise un monde qui l’a pourtant soutenu et nourri. »

Notes

1– Linguiste, traducteur, auteur de Le sexe et la langue (2018, Intervalles – voir la recension sur Mezetulle par Jorge Morales) et de Jazz Talk. Approche lexicologique, esthétique et culturelle du jazz (2021, PUM).

2Mezetulle a fait état le 1er décembre de cette série de 4 articles parus sur Non Fiction, dont on trouvera les références ici : https://www.mezetulle.fr/sexe-race-et-sciences-sociales-quatre-etudes-de-francois-rastier/

3Voir la note précédente.

4La vidéo de la conférence de François Rastier est en ligne sur la chaîne Youtube du Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme (RRA Université de Picardie Jules Verne) : https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE

5 – Jean Szlamowicz « Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique », Perditions idéologiques, 22 novembre 2020 https://perditions-ideologiques.com/2020/11/22/nouvelles-techniques-de-surveillance-et-de-denonciation-ideologique/

6 – Je le fais à partir de ma prise de notes de la conférence et des éléments publiés sur Twitter [voir notamment les documents à l’Annexe 2 ci-dessus] et sur le site Académia (plateforme Hypothèse.org https://academia.hypotheses.org/28984 ) qui reproduit, non sans prendre ses distances, le communiqué interassociatif, et qui fournit également le lien vers la présentation de la conférence sur le site de l’ENS Lyon.

7 – Voir référence à la note 4.

9 – Voir les documents ci-dessus en Annexe 2.

10 – On notera que Lilian Thuram peut parler de « pensée blanche » à l’EHESS sans qu’on lui fasse de remarque sur son champ de compétence.

11 – On peut par exemple reprocher à des non-linguistes de ne pas connaître certains fondements du savoir linguistique… Ce qui ne change rien au fait que des linguistes soient également capables de sortir des âneries en rupture avec le savoir établi, par exemple les inclusivistes, comme je le démontre dans « L’inclusivisme est un fondamentalisme ».

Les laissés-pour-compte de l’écriture inclusive : un problème linguistique et social

Cette tribune, rédigée par les linguistes Yana Grinshpun (Sorbonne Nouvelle), Franck Neveu (Sorbonne Université), François Rastier (CNRS), Jean Szlamowicz (Université de Bourgogne) et signée par de nombreux autres linguistes (voir liste à la fin du texte), a été publiée par Marianne.net le 18 septembre sous le titre « Une « écriture excluante » qui « s’impose par la propagande » : 32 linguistes listent les défauts de l’écriture inclusive » ». C’est avec plaisir, l’ayant reçue de ses auteurs, que Mezetulle en propose ici la version intégrale et enrichit son dossier sur le sujet.

Avec les remerciements de Mezetulle à Yana Grinshspun et à Marianne.

Présentée par ses promoteurs comme un progrès social, l’écriture inclusive n’a paradoxalement guère été abordée sur le plan scientifique, la linguistique se tenant en retrait des débats médiatiques. Derrière le souci d’une représentation équitable des femmes et des hommes dans le discours, l’inclusivisme désire cependant imposer des pratiques relevant d’un militantisme ostentatoire sans autre effet social que de produire des clivages inédits. Rappelons une évidence : la langue est à tout le monde.

Les inclusivistes partent du postulat suivant : la langue aurait été « masculinisée » par des grammairiens durant des siècles et il faudrait donc remédier à l’« invisibilisation » de la femme dans la langue. C’est une conception inédite de l’histoire des langues supposant une langue originelle « pure » que la gent masculine aurait pervertie, comme si les langues étaient sciemment élaborées par les locuteurs. Quant à l’« invisibilisation », c’est au mieux une métaphore mais certainement pas un fait objectif ni un concept scientifique.

Nous relèverons simplement ici quelques défauts constitutifs de l’écriture inclusive et de ses principes.

— La langue n’a pu être ni masculinisée, ni féminisée sur décision d’un groupe de grammairiens, car la langue n’est pas une création de grammairiens — ni de grammairiennes. Ce ne sont pas les recommandations institutionnelles qui créent la langue, mais l’usage des locuteurs. L’exemple, unique et tant cité, de la règle d’accord « le masculin l’emporte sur le féminin » ne prétend posséder aucune pertinence sociale. C’est du reste une formulation fort rare, si ce n’est mythique, puisqu’on ne la trouve dans aucun manuel contemporain, ni même chez Bescherelle en 1835. Les mots féminin et masculin n’ont évidemment pas le même sens appliqués au sexe ou à la grammaire : trouver un quelconque privilège social dans l’accord des adjectifs est une simple vue de l’esprit.

— Si la féminisation est bien une évolution légitime et naturelle de la langue, elle n’est pas un principe directeur des langues. En effet, la langue française permet toujours de désigner le sexe des personnes et ce n’est pas uniquement une affaire de lexique, mais aussi de déterminants et de pronoms (« Elle est médecin »). Par ailleurs, un nom de genre grammatical masculin peut désigner un être de sexe biologique féminin (« Ma fille est un vrai génie des maths ») et inversement (« C’est Jules, la vraie victime de l’accident »). On peut même dire « un aigle femelle » ou « une grenouille mâle »…

La langue n’est pas une liste de mots dénués de contexte et d’intentions, renvoyant à des essences. Il n’y a aucune langue qui soit fondée sur une correspondance sexuelle stricte. Autrement, le sens des mots serait déterminé par la nature de ce qu’ils désignent, ce qui est faux. Si c’était le cas, toutes les langues du monde auraient le même système lexical pour désigner les humains. Or, la langue n’a pas pour principe de fonctionnement de désigner le sexe des êtres : dire à une enfant « Tu es un vrai tyran » ne réfère pas à son sexe, mais à son comportement, indépendant du genre du mot.

— Les formes masculines du français prolongent à la fois le masculin (librum) et le neutre (templum) du latin et font donc fonction de genre « neutre », c’est-à-dire par défaut, ce qui explique qu’il intervienne dans l’accord par résolution (la fille et le garçon sont partis), comme indéfini (ils ont encore augmenté les impôts), impersonnel (il pleut), ou neutre (c’est beau). Il n’y a là aucune domination symbolique ou socialement interprétable. Quand on commande un lapin aux pruneaux, on ne dit pas un.e lapin.e aux pruneaux

— La langue a ses fonctionnements propres qui ne dépendent pas de revendications identitaires individuelles. La langue ne détermine pas la pensée — sinon tous les francophones auraient les mêmes pensées, croyances et représentations. Si la langue exerçait un pouvoir « sexiste », on se demande comment Simone de Beauvoir a pu être féministe en écrivant en français « patriarcal ». L’évidence montre que l’on peut exprimer toutes les pensées et les idéologies les plus antithétiques dans la même langue.

— En français, l’orthographe est d’une grande complexité, avec ses digraphes (eu, ain, an), ses homophones (eau, au, o), ses lettres muettes, etc. Mais des normes permettent l’apprentissage en combinant phonétique et morphologie. Or, les pratiques inclusives ne tiennent pas compte de la construction des mots : tou.t.e.s travailleu.r.se.s créent des racines qui n’existent pas (tou-, travailleu-). Ces formes fabriquées ne relèvent d’aucune logique étymologique et posent des problèmes considérables de découpages et d’accords.

— En effet, les réformes orthographiques ont normalement des objectifs d’harmonisation et de simplification. L’écriture inclusive va à l’encontre de cette logique pratique et communicationnelle en opacifiant l’écriture. En réservant la maîtrise de cette écriture à une caste de spécialistes, la complexification de l’orthographe a des effets d’exclusion sociale. Tous ceux qui apprennent différemment, l’écriture inclusive les exclut : qu’ils souffrent de cécité, dysphasie, dyslexie, dyspraxie, dysgraphie, ou d’autres troubles, ils seront d’autant plus fragilisés par une graphie aux normes aléatoires.

— Tous les systèmes d’écriture connus ont pour vocation d’être oralisés. Or, il est impossible de lire l’écriture inclusive : cher.e.s ne se prononce pas. Le décalage graphie / phonie ne repose plus sur des conventions d’écriture, mais sur des règles morales que les programmes de synthèse vocale ne peuvent traiter et qui rendent les textes inaccessibles aux malvoyants.

— On constate chez ceux qui la pratiquent des emplois chaotiques qui ne permettent pas de produire une norme cohérente. Outre la prolifération de formes anarchiques (« Chere.s collègu.e.s », « Cher.e.s collègue.s », etc.), l’écriture inclusive est rarement systématique : après de premières lignes « inclusives », la suite est souvent en français commun… Si des universitaires militants ne sont pas capables d’appliquer leurs propres préceptes, qui peut le faire ?

— L’écriture inclusive, à rebours de la logique grammaticale, remet aussi radicalement en question l’usage du pluriel, qui est véritablement inclusif puisqu’il regroupe. Si au lieu de « Les candidats sont convoqués à 9h00 » on écrit « Les candidats et les candidates sont convoqué.e.s à 9h00 », cela signifie qu’il existe potentiellement une différence de traitement selon le sexe. En introduisant la spécification du sexe, on consacre une dissociation, ce qui est le contraire de l’inclusion. En prétendant annuler l’opposition de genre, on ne fait que la systématiser : l’écriture nouvelle aurait nécessairement un effet renforcé d’opposition des filles et des garçons, créant une exclusion réciproque et aggravant les difficultés d’apprentissage dans les petites classes.

Outre ses défauts fonctionnels, l’écriture inclusive pose des problèmes à tous ceux qui ont des difficultés d’apprentissage et, en réalité, à tous les francophones soudain privés de règles et livrés à un arbitraire moral. La circulaire ministérielle de novembre 2017 était pourtant claire et, tout en valorisant fort justement la féminisation quand elle était justifiée, demandait de « ne pas faire usage de l’écriture dite inclusive » : des administrations universitaires et municipales la bafouent dans un coup de force administratif permanent. L’usage est certes roi, mais que signifie un usage militant qui déconstruit les savoirs, complexifie les pratiques, s’affranchit des faits scientifiques, s’impose par la propagande et exclut les locuteurs en difficulté au nom de l’idéologie ?

Texte signé par 49 linguistes (26 septembre 2020) :

Jacqueline Authier-Revuz (Sorbonne nouvelle), Jeanne-Marie Barbéris (Université Paul Valéry, Montpellier), Elisabeth Bautier (Paris 8-St Denis), Mathieu Avanzi (Sorbonne Université), Samir Bajric (Université de Bourgogne), Sonia Branca-Rosoff (Sorbonne Nouvelle), Louis-Jean Calvet (Université d’Aix-Marseille), André Chervel (INRP/Institut Français de l’Education), Christophe Cusimano (Université de Brno), Henri-José Deulofeu (Université d’Aix-Marseille), Anne Dister (Université Saint-Louis, Bruxelles), Pierre Frath (Univesité de Reims), Jean-Pierre Gabilan (Université de Savoie), Jean-Michel Gea (Univesité de Corte), Jean Giot (Université de Namur), Corinne Gomila (Université de Montpellier), Astrid Guillaume (Sorbonne Université) , Pierre Le Goffic (Sorbonne Nouvelle), Georges Kleiber (Université de Strasbourg), Mustapha Krazem (Université de Lorraine), Danielle Manesse (Sorbonne Nouvelle), Luisa Mora Millan (Université de Cadix), Michèle Noailly (Université de Brest), Thierry Pagnier (Paris 8- St Denis), Xavier-Laurent Salvador (Paris 13-Villetaneuse), Georges-Elia Sarfati (Université d’Auvergne), Agnès Steuckardt (Université Paul Valéry, Montpellier) , Georges-Daniel Véronique (Université d’Aix-Marseille), Chantal Wionet (Université d’Avignon), Anne Zribi-Hertz (Paris 8- St Denis), Jean-Louis Chiss (Sorbonne Nouvelle), Corinne Gomila (Université Montpellier), Fabrice Issac (Université Sorbonne Paris Nord), Pierre-André Buvet (Université Sorbonne Paris Nord), Aurelio Pincipato(Università degli Studi Roma Tre), Monique Lambert (Université Paris 8), Jean-Jacques Vincensini (Université François Rabelais-CESR ), Marie-Louise Moreau (Université de Mons), Mariagrazia Margarito (Université de Turin), Stella Retali-Medori (Université de Corse Pasquale Paoli), Dominique Lafontaine ( Université de Liège), Guy Jucquois (Univeristé Catholique Louvain), Georges Legros (Université de Namur), Guy Laflèche (Université de Montréal), Catherine Fuchs( Laboratoire LATTICE (UMR 8094), Martine Willems ( Université Saint-Louis Bruxelles), Jacques Maurais (Ancien coordonnateur de la recherche à l’Office québécois de la langue française), Silvia Lucchini (Université catholique de Louvain), Lionel Meney (Université Laval, Québec).

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Écriture inclusive et séparatisme linguistique

François Rastier examine les postulats, les incohérences, les contradictions et les difficultés de l’écriture dite « inclusive ». Il montre comment ce nouveau conformisme édifie un monde de substitution en recourant à la magie incantatoire et à son corollaire moralisateur, le tabou linguistique. Ainsi, un séparatisme militant et rudement injonctif s’affirme et entend disposer exclusivement, en la pliant à ses objectifs particuliers, d’une langue qui appartient pourtant à tous ceux qui en usent.

De longue date, des mouvements politiques ou religieux veulent modifier la langue pour affirmer leurs objectifs et imposer leur influence, aussi bien par des interdits que par des prescriptions. Ce fut le cas en Allemagne du mouvement nationaliste de la Sprachreinigung (littéralement nettoyage de la langue), qui voulut éradiquer de la langue allemande les mots d’origine étrangère. Opposant en règle générale une langue militante à la langue commune, ces mouvements ne sont pas démocratiques, car la langue commune est indéniablement un bien commun qu’aucun groupe ne peut s’approprier. Le plus souvent, ils se limitent à des jargons de cercle qui multiplient les signes de reconnaissance, et même dans des régimes tyranniques, les efforts pour officialiser une langue de bois ne survivent pas aux forces politiques qui l’imposent.

À présent, des mouvements identitaires, raciaux, sexuels ou religieux ont repris le combat linguistique pour bannir des mots, en imposer d’autres (souvent euphémiques), et vont même jusqu’à vouloir modifier la syntaxe et les graphies.

Quelques normes inclusives

La municipalité de Lyon et d’autres administrations, divers départements universitaires, des grandes écoles, sans parler de partis et d’associations, utilisent et recommandent l’écriture dite inclusive.

Le Livre blanc égalité femmes-hommes : de la déclaration d’intention à l’expérimentation (3 juin 2020) se fonde sur la charte signée par la Conférence des grandes écoles et la Conférence des présidents d’université à l’initiative des ministres Geneviève Fioraso et Najat Vallaud-Belkacem le 28 janvier 2013. Rédigée en écriture inclusive, cette charte, toujours en vigueur, la légitime.

Le Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes, (HCE), instance consultative auprès du Premier ministre, a publié en 2015 un guide pratique toujours proposé en page d’accueil et qui promeut, plus explicitement encore, sous forme de recommandations numérotées, l’écriture inclusive.

Cette forme d’écriture s’appuie sur trois postulats qui dépassent la question de l’orthographe : la langue détermine la pensée ; la langue française est machiste1 ; il faut donc modifier la langue française pour qu’elle devienne féministe.

La référence théorique, rappelée en première phrase du Manuel d’écriture inclusive édité par « l’Agence de communication d’influence » Mots-clés, est notamment la conception du « discours » formulée par Michel Foucault : « Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (p. 4, citation tirée de L’ordre du discours, 1971, p. 12). Cette conception purement sophistique du discours ne peut cependant prétendre modeler la langue. Faire du discours, quel qu’il soit, le lieu d’une lutte politique pour la prise du pouvoir fait de son usage une éristique constante — et suppose en outre une conception totalitaire du pouvoir, qui s’exercerait sans la médiation d’institutions et indistinctement sur tous.

Aussi ces postulats sont-ils erronés, car toute langue peut exprimer toutes les pensées les plus contradictoires ; il en découle qu’aucune langue n’est par elle-même machiste ou féministe, socialiste ou totalitaire ; en outre, la catégorie grammaticale du genre n’a rien de commun avec la sexualité, et les sociétés qui parlent des langues sans genre, comme le persan ou le japonais, ne souffrent pas moins de discriminations que d’autres ; enfin, l’évolution d’une langue n’obéit pas aux décisions réglementaires ni aux pressions de groupes militants.

1. Les premières modifications exigées portent sur le lexique, notamment pour la féminisation des noms de métier. Le lexique de toute langue est ouvert et évolue avec les usages : les archères et les grutières en témoignent. Au demeurant, chaque femme reste libre de se faire désigner par la forme de son choix : préfet ou préfète, chef ou cheffe, auteur, auteure ou autrice, etc.

2. En deuxième lieu, on exige l’abolition de la règle d’accord qui voudrait que dans les énumérations, le genre grammatical masculin l’emporte sur le genre grammatical féminin : Les paquets et les lettres sont arrivés (et non arrivées).

Cette règle se justifie car le genre masculin en français est non-marqué et se prête donc à des emplois neutres ou impersonnels : ex. il pleut ; il a été trouvé un porte-monnaie ; c’est vrai ; je le pense2. À cela le Guide pratique du Haut Conseil oppose : « En français, le neutre n’existe pas : un mot est soit masculin, soit féminin » (p. 8). Cependant beaucoup de mots français, comme les adverbes, n’ont pas la catégorie du genre. D’autre part le neutre reste bien attesté : par exemple, des pronoms comme ça ou on sont neutres. Le rapport conclut cependant par une affirmation, « Le masculin n’est pas plus neutre que le suffrage n’a été universel jusqu’en 1944 » (ibid.), qui assimile bizarrement l’usage grammatical et la loi électorale.

La règle s’appuie sur des précédents qui auraient été obscurcis par les grammairiens masculinistes, notamment deux vers de Racine : « Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête » et « Ce peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos louanges », qui évoquent plutôt la licence poétique où l’euphonie a sa part ; et cette plaisanterie de la Sévigné, à l’intention d’un ami grammairien enrhumé : « Je la suis aussi […] je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement »3. Ces maigres exemples ne suffisent pas à réviser l’histoire de la langue ni à imposer à présent une règle de proximité.

Rappelons que l’on ne peut conclure du genre grammatical au sexe biologique, ni a fortiori au gender imaginaire, inférences sans fondement linguistique mais non sans enjeux fantasmatiques. La professeure Éliane Viennot stigmatise cette « règle scélérate » (sic) et a mis en ligne pour l’abolir une pétition qui fait appel à l’émotion sans trop s’embarrasser des faits linguistiques4.

Par exemple, au lieu de Les relevés et les feuilles d’impôts sont arrivés, il faudrait écrire sont arrivées, par égard pour la féminité des feuilles d’impôts et pour mettre fin à l’oppression masculiniste des relevés. Les fondements « épistémologiques » de cette prise de position transparaissent dans ce propos d’Éliane Viennot : « on a nommé e féminin le e non-accentué et e masculin le e correspondant au son é — qu’on se met parallèlement à doter d’un accent (tant il est vrai, sans doute, que l’homme se caractérise par un petit quelque chose en plus, qui monte quand il est dur) »5.

Quoi qu’il en soit des promesses de ce symbolisme évocatoire, l’accord de proximité n’est pas employé par ses tenants de façon cohérente. Le manuel du Haut Conseil à l’Égalité propose un exemple rassurant, Les hommes et les femmes sont belles, qui accrédite au passage un stéréotype laudatif souvent jugé sexiste. Il se garde de pratiquer et même d’évoquer l’accord de proximité pour les mots désignant des inanimés, des abstraits, ce qui suggère que l’application conséquente de la règle en soulignerait le ridicule.

3. Enfin, nous l’avons vu, l’introduction d’une ponctuation particulière, tantôt le point dit médian, tantôt le point intercalaire, tantôt le tiret, tantôt le slash, permettrait de décliner dans un même mot les différents genres : ex. tou.te.s6. Cette prescription va cependant à l’encontre d’un principe fondamental des langues : dans une position déterminée, on ne peut avoir qu’un seul signe, que ce soit à l’oral ou à l’écrit ; d’où l’usage des redoublements, comme les adresses du type Françaises, Français. Français.e.s serait imprononçable — ou ralentirait inutilement la lecture. La situation empire encore pour des formules comme des acteur.ice.s blanc.he.s (Unef-Sorbonne).

En outre, des contradictions militantes s’exacerbent et contribuent à la multiplication des dialectes inclusifs. Les inclusivistes mainstream (notamment LGBT) affirment l’inexistence du masculin générique et a fortiori du neutre, pour parvenir à un binarisme tel que tout mot serait féminin ou masculin, et séparent donc dans la graphie, par des points, le masculin du féminin comme dans tou.te.s. Symboliquement, dans l’hypothèse controuvée que les genres grammaticaux représentent les sexes, ils parviennent ainsi à les séparer. Par cette opération, ils réalisent symboliquement la sombre prophétie de Vigny : « Les deux sexes mourront chacun de son côté »7.

De fait, en écriture inclusive, des formules banales qui incluent les deux sexes ne peuvent être écrites : Catherine Kintzler a montré que l’écriture inclusive ne pouvait permettre de désigner un couple hétérosexuel par une formule comme Chers tous deux. C’est là une des conséquences de ses principes séparatistes8.

En revanche, les auteurs refusant tout binarisme — souvent au nom des TQI : trans, queers et intersexes — adoptent une stratégie opposée : multiplier les formes neutres et les graphies syncrétiques. Ils promeuvent ainsi des formes comme toustes (mélange de tous et de toutes) iel (mélange fusionnel de il et elle), voire des flexions comme aex9.

En somme, pour contrôler les usages linguistiques, des voies complémentaires s’ouvrent. À l’oral, on peut multiplier des formules où les unités se suivent dans un ordre stéréotypé. Le figement peut se poursuivre jusqu’à la création de sigles comme LGBTBQI+, ou CC du PCUS, qui valent ensuite comme des signaux de reconnaissance.

Les composés néologiques sont un puissant moyen de figement – et d’intimidation pseudo-théorique : ex. hétéropatriarcal. À son tour, hétéropatriacal entre dans des séries péjoratives comme capitalisme hétéropatriarcal, fréquentes chez des auteurs comme Paul Beatriz Preciado.

L’écrit se prête bien à ces codifications quand elles exploitent la sémiotique graphique, en usant par exemple de capitales encomiastiques pour le E du féminin10 ; ou pour certains mots, comme BLACK dans le New York Times : « The Times has changed its style on the term’s usage to better reflect a shared cultural identity »11. On se demande pourquoi la ségrégation typographique positive du mot BLACK refléterait une « identité culturelle », qui plus est ; mais peu importe : dans les chancelleries de jadis, les capitales étaient utilisées pour les titulatures des souverains.

On ignore encore quel bénéfice les femmes pourraient tirer de ces usages, à moins de penser que l’orthographe puisse comme par magie transformer la réalité sociale. D’ailleurs, de nombreuses firmes usent dans leur communication de l’écriture inclusive, sans pour autant concéder l’égalité salariale. Partageant à présent les mêmes principes managériaux, les administrations comme les entreprises ont perçu le bénéfice qu’elles pouvaient tirer, pour accroître leur contrôle social, d’un nouveau conformisme aux dehors charitablement paternalistes ou plutôt maternalistes.

Les politiciens ne sont pas en reste : par exemple, le président chilien Sebastian Piñera s’est adressé publiquement à « todos, todas y todes » (todes étant un neutre néologique en espagnol) pour ne pas oublier les queer, trans et intersexes, alors que l’IVG n’est toujours pas légalisée ; de même en Argentine, où la communication du président péroniste Alberto Fernández n’oublie pas l’inclusivisme.

L’écrivaine argentine Claudia Piñeiro concluait cependant en mars 2019 son éloge du langage inclusif au 8e Congrès international de la langue espagnole : « Quoi de mieux que transformer la langue pour faire la révolution ? »12. Lui répondant par avance, Ludwig Hevesi avait raillé un poète italien anti-impérialiste contraint de célébrer un empereur allemand : « Ne pouvant chasser les Césars, il fit du moins sauter les césures »13.

À ce compte, par magie inclusive, les présidents argentin et chilien, l’un péroniste, l’autre milliardaire pinochétiste, seraient révolutionnaires.

La sombre prophétie de Malraux selon laquelle ce siècle serait mystique risque de s’avérer sur le mode dégradé de la superstition. Comme l’époque est aux panacées de savants providentiels, aux remèdes salvateurs snobés par les élites, qui sait si l’écriture inclusive n’est pas une de ces thériaques ?

Sa première indication est celle d’une rectification de la pensée : dans un plaidoyer, un promoteur de l’écriture inclusive souligne qu’en user « c’est s’astreindre à penser la mixité, la diversité ». Cette astreinte de la pensée permettrait paradoxalement l’émancipation, ce qui évoque le schème quelque peu ascétique d’un exercice spirituel14.

En outre, la formule inclusive est évocatoire, puisqu’elle inclurait les femmes dans le langage. Ainsi, elle fonctionne tout à la fois comme un signal dénotatif (le –e désignerait la femme), mais aussi comme un symbole magique, puisque la formule en vient à inclure ce qu’elle désigne. Le texte inclusif devient un petit monde de substitution qui révolutionne le monde injuste.

Toutefois, les femmes ne sont pas incluses pour autant, car parler de quelque chose ou de quelqu’un n’est pas l’inclure, de même que le taire n’est pas l’exclure. Nous retrouvons ici un vieil usage superstitieux du langage, le mantra évocatoire. Il s’inverse cependant dans un autre usage, celui du tabou linguistique, puisque à mesure que des formules sont prescrites, d’autres sont interdites. Par exemple une étudiante argentine déclare : « Quand je dis “todos” au lieu de “todes”, j’ai l’impression de mal faire car avec “todos”, je n’inclus pas tout le monde, alors je me corrige tout de suite » (Montoya, loc. cit.). Une fois la culpabilité reconnue par la croyante, la correction, par un barbarisme ou néologisme neutre, entraîne la suppression de la forme plurielle, jugée peccante.

Ignace de Loyola ne manque pas de rappeler que les évocations malignes doivent être chassées. Il aura été entendu, et, prudente, l’Association nord-américaine des joueurs de Scrabble (Naspa) entend bannir 225 mots ayant trait au genre, à l’origine ethnique ou à l’orientation sexuelle de la liste des termes utilisés en compétition. L’exaltation de certains mots se double ainsi de la condamnation de bien d’autres.

Revenons à présent du genre grammatical au sexe qu’il est supposé représenter, pour préciser quelle image symbolique de la société dessine l’écriture inclusive.

(i) La prohibition d’usages communs du masculin est liée, souvent explicitement, à la dénonciation du patriarcat — du moins le patriarcat « blanc », apparemment le seul à vouloir tout dominer. Une guerre semble se perpétuer, du Scum manifesto de 196715 aux manifestations de juillet 2020 avec le slogan : «  un violeur à l’Intérieur, sortons les sécateurs ». L’émasculation serait une victoire finale.

(ii) On prohibe de fait l’hétérosexualité, dans la mesure où l’on ne peut désigner par une expression inclusive un couple composé d’un homme et d’une femme. Dans une logique identitaire, il reste impossible de concevoir que deux personnes de sexes différents puissent être complémentaires : d’où l’opprobre jetée sur l’hétérosexualité, création patriarcale. Quand cette logique s’applique à la langue, elle exclut alors les formes qui pourraient désigner syncrétiquement les deux genres et évoqueraient ainsi des copulations exécrables.

(iii) On crée une indistinction de genre, et, croit-on, de sexe par des formes neutres ou syncrétiques. Ce programme peut être rattaché à celui de la déconstruction, qui après l’inversion des valeurs, promeut l’indistinction catégorielle16.

Opérant une ségrégation imaginaire des sexes, mais bien réelle des scripteurs et des lecteurs, l’écriture inclusive reste omniprésente dans la cancel culture, et il n’est plus de tribune dénonciatrice qui ne se pare de ses marques. Les cibles sont des variables, mais le discours varie moins encore que les incriminations : elles agrègent race, sexe, genre, religion et domination de manière à constituer des camps affrontés.

Bien que cela dépasse le propos de cette note, rappelons enfin que des distinctions fondatrices pour la linguistique semblent souverainement ignorées par les réformateurs : entre le signe linguistique et le signal ; entre la langue et l’écriture17 ; entre le morphème et la chaîne de caractères ; entre une langue et un code ; entre sens et référence ; enfin entre description et imposition de normes. Les théoriciens de l’écriture inclusive à la française sont d’ailleurs des spécialistes de littérature et de stylistique : autrices ou auteurs de thèses sur Marguerite de Navarre, Balzac, Sarraute, etc., ils développent une vision évocatrice du langage, sans s’arrêter outre mesure à son fonctionnement effectif.

À mesure que l’entreprise scientifique se voit récusée, le mythe peut s’édifier.

Quelques difficultés

L’écriture inclusive suscite des difficultés pour les non-militants : les enfants en apprentissage, puisqu’elle rompt avec les règles de prononciation et de ponctuation qu’ils sont en train d’acquérir — et les associations de parents d’élèves y sont donc unanimement opposées ; les étrangers qui se heurtent à des usages mystérieux ; les lecteurs qui ont des difficultés de déchiffrement, pourcentage non négligeable ; les dyslexiques et les dyspraxiques ; enfin les simples lecteurs. L’Association pour la prise en compte du handicap dans les politiques publiques (Aphpp) a d’ailleurs saisi l’Association des maires de France ainsi que la nouvelle Défenseure des droits, Claire Hédon. Les études disponibles relèvent en effet des difficultés de lecture et d’écriture.

Paradoxalement, l’écriture dite inclusive exclut donc la majorité. En outre, les différents groupes prescripteurs ont des usages incohérents entre eux, et les normes dites inclusives ne sont presque jamais observées de façon régulière : une association de parents d’élèves a ainsi détaillé comment un texte de l’Inspection académique de Lyon ne parvenait pas à respecter de manière continue les principes de l’écriture inclusive qu’il prônait pourtant. Quand même les partisans de l’écriture inclusive hésitent et varient, à plus forte raison ce mode d’écriture insécurise les rédactrices et rédacteurs à qui leurs tutelles l’imposent18.

L’écriture inclusive se réduit donc à des signes de reconnaissance pour des communautés militantes, qu’elles soient politiques, sexuelles ou religieuses — dans le cas des féministes islamiques19. Elle apparaît alors comme fédératrice, sinon « intersectionnelle » : par exemple, dans son communiqué de presse du 23 mars 2019, l’Unef-Sorbonne Université s’indignait20 que « des acteur.ice.s blanc.he.s » puissent porter des masques ou maquillages sombres dans la mise en scène d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes. Ce syndicat se félicita ensuite que des voies de fait aient empêché physiquement la tenue du spectacle : cette atteinte aux libertés universitaires et à la liberté de création, coup de semonce d’une cancel culture en France, fut saluée par divers manifestes en écriture inclusive, dont celui des 343 Racisé.e.s.

Des « communautés » sont certes libres d’exprimer ce genre de prétentions, mais non de faire pression pour les imposer ; toutefois, elles ont pour ce faire trouvé des relais dans différentes organisations. Leurs usages et leurs éléments de langage sont repris par divers organismes et administrations. Des personnalités importantes donnent l’exemple. Préfaçant avec enthousiasme un collectif décolonial intitulé Sexualités, identités et corps colonisés (éditions du CNRS, 2019), Antoine Petit, président du CNRS, déclare que « la race est devenue la nouvelle grille de lecture du monde sur laquelle s’intègre la grille de genre ». Ce genre se donne à voir quand il évoque « les relations entre anciens colonisateurs.trices et ex-colonisé.e.s » (p. 13). Donnant un dernier gage, il évoque aussi les chercheur.e.s, inventant au passage le mot chercheure au détriment de chercheuse, jusqu’alors attesté — preuve supplémentaire que l’écriture inclusive multiplie les barbarismes.

Soutenu par des organismes officiels, une sorte de séparatisme militant se fait jour. Écrit par Laélia Véron et Maria Candea, un manuel promu par la Direction générale à la langue française et aux langues de France, la DGLFLF, s’intitule ainsi Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique. L’ouvrage promeut une conception politique de la langue, notamment celle qui préside à l’écriture inclusive, comme au chapitre 5 « Masculinisation et féminisation du français. La langue comme champ de bataille » et au chapitre 6 « Langue française et colonialisme. La langue comme étendard ? ».
Champ de bataille, étendard, une conception polémique s’affirme. La DGLFLF finance en outre un podcast édifiant animé par les mêmes auteures : Parler comme jamais21.

Le français toutefois n’appartient à personne mais à tous ceux qui en usent et aucun groupe ne peut prétendre en disposer à sa guise. Le principe selon lequel chaque « identité » doit s’inscrire dans la langue est évidemment un facteur de division.

Pourquoi politiser la langue ?

Dans la recherche comme dans l’enseignement, chacun reçoit régulièrement des messages administratifs en écriture inclusive. Des revues, des colloques intègrent l’écriture inclusive dans leur feuille de style. Des appels d’offres, des profils de poste sont rédigés ainsi, contraignant de fait ceux qui répondent à faire de même, si bien que des ruptures d’égalité se font jour au profit des partisans de l’écriture inclusive. Bref, même enrobée de bons sentiments, la doctrine inclusive n’est ni cool, ni progressiste, ni émancipatrice, car elle crée et entretient des confusions sur la langue comme sur la société.

En 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts, encore vilipendée par Éliane Viennot, consacrait le français comme langue officielle ; et la République, garante de l’unité nationale, a maintenu ce principe, comme en témoigne l’article 2 de la Constitution. L’emploi d’une langue commune et l’accord sur ses usages sont des facteurs importants d’unité — et les querelles artificielles restent un facteur de division.

Derrière le prétexte charitable de rendre les femmes « visibles », il s’agit bien à présent, comme l’affirme par ailleurs Norman Ajari, philosophe et idéologue décolonial, de « Casser la République en deux »22. L’écriture inclusive devient un moyen de contribuer à ce programme mobilisateur.

Élaborée et diffusée par des groupes militants LGBT, puis reprise par divers organismes, l’écriture inclusive, même s’il est trop tôt pour en parler au passé, aura été un des ces multiples « sujets de société » qui font l’ordinaire des médias et des réseaux sociaux. Mais elle aura détourné l’attention des problèmes fondamentaux, qu’il s’agisse des droits à l’éducation et au travail, des inégalités salariales et même du contrôle des naissances — au motif qu’il ne concerne pas les LGBT23.

L’écriture inclusive devient de plus en plus politisée. Le premier acte majeur du nouveau maire écologiste (EELV) de Lyon aura été de faire adopter par sa majorité l’usage de l’écriture inclusive. Un député de l’opposition, membre du Rassemblement national, Sébastien Chenu, a déposé le 28 juillet une proposition de loi « visant à interdire l’usage de l’écriture inclusive par toute personne morale ou privée bénéficiant d’une subvention publique ». Ce dépôt donne par contraste une caution « de gauche » aux partisans de l’écriture inclusive et permet au Rassemblement national de se poser en principal défenseur des principes de l’unité républicaine. Peu importe que ce projet vienne ou non en débat, l’effet d’aubaine est là : une division peut s’installer au plan politique entre une écriture « blanche » et une écriture « intersectionnelle », pour participer d’un affrontement spéculaire des extrêmes au détriment de la plupart des citoyens.

Le Premier ministre a récemment annoncé la préparation d’une loi contre les séparatismes. On ignore si elle tiendra compte du séparatisme linguistique, mais déjà règne une sorte d’anarchie bureaucratique qui voit s’opposer en faveur de l’écriture inclusive la charte Fioraso-Vallaud Belkacem de 2013, le rapport 2015 du Haut Conseil pour l’Égalité, des pratiques de la DGLFLF et, d’autre part, contre son usage, l’Académie française et les services du Premier ministre. Peu importe ici l’activité législative, les usagers de la langue française attendent de toutes façons une clarification. Une position publique unifiée donnerait un signal utile pour appuyer tous ceux qui dans la société civile refusent par souci d’unité de se voir imposer des normes inutiles et discriminatoires.

Si l’action publique devait être éclairée sur un tel sujet, il ne serait pas discourtois d’enquêter auprès des linguistes, des pychologues du développement, des orthophonistes notamment ; mais, à considérer leur communication, les décideurs du CNRS et des agences de moyens semblent acquis à l’écriture inclusive et l’on peut douter qu’ils financent des projets de recherche qui risqueraient de refroidir l’enthousiasme.

Épilogue

Qu’un parti politique ait pris pour nom Génération.s et pour sigle G·s mérite enfin l’attention. S’agit-il d’inclure plusieurs générations ou de faire de ce point intermédiaire un signe de ralliement des multiples mouvements qui affichent leur inclusivité ? Quelle conception de la politique se profile ainsi ? Une approche véritablement politique, au sens démocratique du terme, du langage conduirait à le dépolitiser, en évitant de faire d’un jargon un « étendard » sur un « champ de bataille ». Après tout, le langage, du moins en démocratie, sert aussi à parler avec ses ennemis, alors que les régimes extrémistes n’en usent que pour les stigmatiser inlassablement — et pour imposer leurs usages aux citoyens qui n’en peuvent mais. Au demeurant, le fait que le langage inclusif puisse se voir adopté par des firmes dangereuses, des politiciens d’extrême droite et des islamistes montre que ses attendus populistes ne sont pas incompatibles avec des politiques répressives.

Quoi qu’il en soit, deux constats laissent perplexe.

  • Aucun organisme inclusiviste, officiel ou non, n’emploie l’écriture inclusive de façon cohérente et continue. Par exemple, le parti Génération.s orthographie son propre nom de trois façons différentes sur son site officiel. Ses fondateurs disent son nom tantôt en détachant les syllabes [ʒe.ne.ʁa.sjɔ̃], tantôt en énonçant, comme en dictée, Génération point S.
  • Aucun des manifestes et manuels déjà nombreux que nous avons étudiés ne suit ses propres recommandations : soit elles ne sont pas véritablement applicables, soit elles ne servent qu’à formuler des signes de ralliement. Par les méthodes de la linguistique de corpus, on pourrait en outre montrer que les formes inclusives (mis à part les exemples) se concentrent au début des textes, tout particulièrement dans le premier décile, ce qui suggère une fonction d’affichage.

Bizarrement, alors qu’ils prônent une hypercorrection inclusive, les pratiquants ne dédaignent pas les solécismes et ne s’inquiètent pas des barbarismes que l’écriture inclusive leur permet de produire, comme, nous l’avons vu, chercheure sous la plume du président du CNRS. Par exemple, le Haut Conseil à l’Égalité écrit : « Constatant l’inapplication de la première circulaire de 1986, le Premier ministre a réitérée [sic] cette obligation dans une circulaire du 6 mars 1998 […] » (pour une analyse, voir supra Kintzler, note 3).

La récente pétition demandant « l’abrogation » de la proposition de loi déposée par le Rassemblement national contre l’écriture inclusive fut rédigée par une coach en écriture inclusive, qui répète : « Il est important de répéter et répéter les choses et les mots justes afin de s’en imprégner, de connaître leur sens, leur histoire et de les comprendre. S’en imprégner pour que l’inconscient ne croit [sic] plus en cette règle qui affirme que le masculin l’emporte sur le féminin »24.

Inutile de chagriner encore le lecteur par un étalage de bévues qui pourraient n’être qu’un indice de dérégulation parmi tant d’autres : récurrentes, elles ne sont pas de simples coquilles ou négligences, mais elles deviennent significatives, puisque ici les prescriptions militantes et le mépris des conventions communément admises se complètent. Si les inclusivistes ne peuvent ou ne veulent appliquer leurs propres normes, pourquoi appliqueraient-ils les autres ? Ils semblent vouloir aussi en édicter pour s’affranchir des autres.

Dans tous les courants identitaires, les normes externes paraissent insupportables : c’est le pouvoir qui est en jeu, comme le souligne justement Raphaël Haddad, auteur d’un manuel inclusif. En effet, la vocation du français inclusif semble bien être de remplacer le français standard, et comme l’écrit Alphératz, auteure d’un autre manuel : « Si les manuels et les grammaires deviennent inclusives, la distorsion de la régularité risque d’affecter non plus les discours, mais aussi la langue, où la régularité (le français standard) pourrait devenir distorsion, et la distorsion (le français inclusif) régularité » ( loc. cit., p. 67)25.

Si la dictature des identités individuelles et collectives pousse chacune à édicter ses propres normes et à s’affranchir des autres, l’incorrection et l’hypercorrection peuvent aller de pair et relever d’un même projet « révolutionnaire » conduit dans une irresponsabilité communicative. Un principe de bon plaisir militant met alors en jeu le principe de réalité : dans toute tradition culturelle, il est crucial de pouvoir établir, au sens philologique du terme, les documents à interpréter de façon à les objectiver de manière critique, et à les instituer ainsi en biens communs qui puissent être transmis. C’est précisément ce que refuse l’idéologie déconstructionniste, qui prône en la matière une incurie stratégique, en invoquant au besoin l’ouverture infinie des interprétations.

Avec la correction de la langue, qu’il s’agisse de l’orthographe, mais aussi du lexique et de la syntaxe, c’est non seulement la tradition culturelle qui est en jeu, mais aussi la culture comme mouvement international de création des œuvres artistiques ou théoriques. Or, traditionnellement, dans le courant de la déconstruction dont se recommandent les principaux théoriciens de l’inclusivisme, la culture est suspecte à divers titres et se voit accusée tantôt d’être juive, et/ou coloniale donc blanche, et/ou masculiniste. Voici par quels biais principaux.

(i) Heidegger fit d’abord cette déclaration identitaire dans son discours du rectorat : « Le monde spirituel d’un peuple n’est pas la superstructure d’une culture, non plus que l’arsenal des connaissances et des valeurs utiles, mais la puissance de la plus profonde préservation de ses forces issues de la terre et du sang »26. Le monde spirituel s’oppose à la culture, car elle ne définit aucune identité, à la différence de la terre et du sang, selon l’idéologie Blut und Boden. La culture reste en quelque sorte déracinée, autant dire qu’elle est un instrument des Juifs : « S’approprier la ’’culture’’ comme instrument de pouvoir, s’en prévaloir et se donner pour supérieur, c’est fondamentalement un comportement juif » 27.

(ii) S’appuyant sur Heidegger, Derrida élabora le programme de déconstruction qui euphémise mais radicalise la destruction (Destruktion ou Abbau) que prônait le maître. Derrida a en effet transposé et étendu la récusation heideggérienne de la culture, en postulant sa « colonialité essentielle » 28, ce qui vise évidemment la colonisation occidentale. Dès lors, il pose que l’« inculture radicale » devient une « chance paradoxale »29 . Il inverse ainsi le préjugé colonialiste qui faisait des peuples conquis des peuples sans culture.

(iii) L’oppression coloniale et l’oppression machiste vont de pair, comme l’a établi la théorie de l’intersectionnalité. Déjà Valerie Solanas assurait que la culture « permet aux hommes de se glorifier de leur faculté d’apprécier « ’’les belles choses’’, de voir un bijou à la place d’une crotte » (op.cit., p. 19). Elle en concluait : « La vénération pour ’’l’Art’’ et la ’’Culture’’ distrait les femmes d’activités plus importantes et plus satisfaisantes, les empêche de développer activement leurs dons, et parasite notre sensibilité de pompeuses dissertations sur la beauté profonde de telle ou telle crotte » (op. cit., p. 20). Le livre de Solanas est toujours présenté comme un « must-read absolu »30 (Les Inrocks, 2019) et Avital Ronell, philosophe post-féministe heideggérienne, dans sa longue introduction à une réédition récente (Verso Books, 2016), convoque à son propos Derrida et Butler – sans parler de Médée et d’Antigone.

Ainsi, dans les programmes identitaires que développent la déconstruction et les Cultural Studies qui en sont issues, l’incurie prend la valeur programmatique d’un combat contre la culture. Cet arrière-plan n’est pas toujours perceptible pour les partisans de l’écriture inclusive, mais elle ne prend tout son sens, si l’on peut dire, que dans cette guerre sans fin.

N.B. — J’ai plaisir à remercier ici Yana Grinshpun.

Notes

1 – À moins de postuler un sexisme systémique, on peut d’autant moins incriminer la langue française pour en proposer une réforme idéologique qu’il n’y a pas de lien de détermination entre des catégories grammaticales et les représentations du monde ; et même si un Français rêveur peut toujours broder sur la féminité gracieuse de la Lune et la virilité sévère du temps, un Allemand exalté pourra toujours faire l’inverse à partir de der Mond et die Zeit.

2 – Une remarque analogue pourrait être formulée pour le pluriel. Dans Julie et Vincent sont arrivés, l’accord paraît porter atteinte à l’individualité en faisant primer le groupe sur l’individu. Ne faudrait-il pas alors écrire, par accord de proximité : Julie et Vincent sont arrivé ?

3[NdE] Menagiana ou Les bons mots et remarques critiques, historiques, morales & d’érudition de monsieur Menage tome 1, éd. de 1729, Paris, Vve Delaulne, p. 87. Voir à ce sujet la lettre de Voltaire à Mme du Deffand du 30 mars 1775, extrait publié par Mezetulle à la fin de cet article : https://www.mezetulle.fr/feminisation-masculinisation-et-egalitee/ .

4 – Employant le langage de l’indignation, elle fait appel à la désobéissance civile. En ligne : https://www.change.org/p/nous-ne-voulons-plus-que-le-masculin-l-emporte-sur-le-f%C3%A9minin.

5Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014 et 2017, nouvelle édition augmentée, p 18). Créditons ce petit mythe d’origine d’un humour délicat. Le Manuel du Haut Conseil recommande l’ouvrage de Mme Viennot, qui a d’ailleurs participé à son élaboration.

6 – Cette ponctuation multiplie les barbarismes : par exemple tou n’est pas un mot de la langue.

7 – « La colère de Samson », v.3. Voici le contexte : « La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome ; / Et se jetant, de loin, un regard irrité, / Les deux sexes mourront chacun de son côté. » (Les Destinées, Paris, Lévy, 1864, p. 87).

8 – Voir « L’écriture « inclusive » séparatrice. Faites le test « Bisous à tous deux » : https://www.mezetulle.fr/lecriture-inclusive-separatrice-faites-le-test-bisous-a-tous-deux/

9 – Dans sa Grammaire du français inclusif, Alpheratz forge ainsi ces formes de neutre singulier : amiralx, digitalx, principalx, certan, écrivan, human, députæ, harcelæ, spécialisæ, bial ou béal (neutre de beau), homosexuæl (Paris, Vent Solars, 2018, Préface de Philippe Monneret).

10 – Exemple : « nous sommes aussi salariéEs, chômeuSEs et précaires, socialement femmes et hommes, noirEs, blancHEs, immigréEs… mais aucunE d’entre nous n’est homme blanc catholique hétérosexuel riche et en bonne santé » (Pascale Berthault, « Des féminismes face aux discriminations », in Annie Bureau, Françoise Collin, Corinne Deloy et al. Féminismes II Des femmes et du politique, Les nouvelles formes de mobilisation, Paris, Éditions de la BPI, 2005, p. 44-47 ; ici p. 44). L’intertexte moliéresque se trouve dans Le Bourgeois gentilhomme, III, 12.

11Why We’re Capitalizing Black, 5 juillet 2020. Cette décision fut ensuite rapportée.

12 – Angeline Montoya, « Quand je dis “todos”, je me corrige tout de suite » : le langage inclusif prend racine en Argentine », Le Monde, 10 octobre 2019.

13Almanaccando. Bilder aus Italien, Stuttgart, Bonz, 1888, p. 87.

14 – Dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, le lecteur consultera avec profit dans le chapitre « De l’examen général de conscience », la section « De la parole », §39.

15 – SCUM est l’acronyme de Society for Cutting Up Men, société pour émasculer les hommes. L’auteur de ce manifeste, Valerie Solanas, propose de « supprimer le sexe masculin » (p. 5) par des mesures eugéniques. Joignant le geste à la parole, elle tenta d’assassiner Andy Warhol, pourtant gay. Et Christiane Rochefort commença ainsi sa préface à l’édition française : « Il y a un moment où il faut sortir les couteaux. » (Paris, Zanzara athée, 2005, p. 3).

16 – Voir, au besoin, celle de l’auteur, « Écriture inclusive et exclusion de la culture », Cités, 2020/2, N° 82, pp. 137-148.

17 – Voir en particulier Jean Szlamowicz Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive, féminisation et autres stratégies militantes de la bien-pensance, suivi de Xavier-Laurent Salvador : « Archéologie et étymologie du genre » (pp. 137-185), Paris, Intervalles, 2018.

18 – Pour le point médian au clavier : sur GNU/Linux : AltGr + × (du pavé numérique) ou AltGr + ⇧ Maj + , ou encore AltGr + ; sur Mac OS X : Alt + ⇧ maj + F ; sur Windows : Alt+0183  ou Alt + 00B7.

19 – Une tribune mémorable dénonçait naguère l’islamophobie : « Nous, homos, lesbiennes, gays, bi·es, trans, intersexes, queers, pédés, gouines, refusons l’instrumentalisation raciste, islamophobe et néolibérale de nos vies et de nos combats. » (Libération 15 juin 2018). Rappelons que le media internet d’Al Jazeera, AJ+, emploie l’écriture inclusive : sur sa page Facebook on peut lire : « média inclusif qui s’adresse aux générations connectées et ouvertes sur le monde. Éveillé.e.s. Impliqué.e.s. Créatif.ve.s ». AJ+ participe en apparence de l’enthousiasme LGBT, alors que le Qatar, idéologiquement contrôlé par les Frères musulmans, criminalise l’homosexualité, passible du fouet et/ou de la prison. Sur Al Jazeera en arabe, un éditorialiste a qualifié l’homosexualité de « signe de la décadence occidentale », à propos de la tuerie islamiste d’Orlando qui a fait 50 morts dans un club gay, ce qui la justifie au passage. En outre, le prédicateur vedette d’Al Jazeera, Al Qaradawi, justifie l’excision des fillettes. Le militantisme de cette chaîne s’accommode aussi çà et là de contenus négationnistes.

20 – Non sans de multiples erreurs d’orthographe : un exemple, par deux fois le mot pièce se voit accordé au masculin, alors que les inclusivistes dénoncent la « règle scélérate » qui privilégierait le masculin.

21 – « Parler comme jamais » est un podcast de Binge Audio animé par Laélia Véron, avec la collaboration scientifique de Maria Candea, enseignante-chercheuse à l’université de Paris 3 et en soutien avec [sic] la Délégation générale à la langue française et aux langues de France ». On trouve dans ces podcasts d’utiles recommandations normatives, comme : La « Reco de Maria » (Candea) : « évitez d’utiliser ’’pute’’, préférez ’’sous-merde’’ ». Binge audio produit aussi Kiffe ta race, animé par la militante décoloniale Rokhaya Diallo, à laquelle Laélia Véron se réfère volontiers (voir par exemple https://twitter.com/laelia_ve/status/1242788416644952066).

22 – « Je me félicite que la République soit cassée en deux. Ce n’est pas suffisant, il faut encore la jeter au fleuve, et la laisser couler comme la tête coupée de Colomb. […] L’ère de la non-violence est derrière nous […] La pensée décoloniale casse tout en deux : les statues, la société, la République. » (Norman Ajari, «La pensée décoloniale casse la République en deux», 13 juin 2020, par Rachida El Azzouzi, en ligne, consulté le 15 juin : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/130620/norman-ajari-la-pensee-decoloniale-casse-la-republique-en-deux?). Ajari confond au passage la mort de Colomb et le mythe d’Orphée.

23 – Voir : « Nous mettons en cause les genres masculin et féminin, c’est-à-dire qu’on cherche à démolir le système de genre. Ce point de départ a des conséquences sur la façon d’aborder les choses. Par exemple, les droits à la contraception et à l’IVG ne sont pas dissociables de l’assignation du genre féminin à la maternité. La lutte pour ces droits doit se penser sans perdre de vue le cadre dans lequel il se situe : l’horizon est l’abolition de la féminité comme construction politique » (Pascale Berthault, op. cit., p. 47). Dans cette théologie politique, l’extinction de la féminité correspond ainsi à une damnatio de la femme, qui ne serait qu’une création de l’hétéropatriarcat. Cette damnatio rappelle l’ancestrale misogynie des sectes gnostiques qui ont voulu faire de la femme, frappée de fécondité, une création du Démon. Elle ne peut se racheter que par une conversion bienvenue : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », proclamait Monique Wittig, figure historique tutélaire du courant « néoféministe » (cf. La pensée straight, [1978], 2001). Le soutien inclusiviste à la cause féministe n’est donc pas sans ambiguïtés.

24https://www.change.org/p/assembl%C3%A9e-nationale-abrogation-de-la-proposition-de-loi-visant-%C3%A0-interdire-l-usage-de-l-%C3%A9criture-inclusive. La proposition de loi ne sera peut-être jamais mise en discussion, mais peu importe : signée depuis sa mise en ligne par un millier de personnes chaque jour, la pétition commence par un tweet accusateur en style quasi-présidentiel : #MâleFait #TrèsMâleFait même !!!

25 – « Français inclusif : du discours à la langue ? », Le Discours et la langue, vol. XI, no 1, 2019, p. 53-74 ; ici p. 67. L’auteure ajoute : « Fondé [sic] sur un sentiment de la langue et une éthique, l’inclusivité linguistique de genre se constate internationalement » (p. 72). Cette masculinisation est doublement surprenante.

26Gesamtausgabe, Francfort sur le Main, Klostermann, 2000, t. 16, p. 112.

27 – « Die “Kultur” als Machtmittel sich anzueignen und damit sich behaupten und eine Übergelenheit vorgeben, ist im Grunde ein jüdisches Gebahren » (GA 95, p. 326).

28Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 69.

29 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 88. Les Juifs ne sont évidemment pas nommés, mais les suprématistes blancs américains les accusaient d’être responsables de la traite, thèse reprise par les Black Muslims et à présent diffusée dans l’idéologie décoloniale.

30Matthieu Foucher, « 15 textes cultes pour comprendre les luttes LGBTQ+ », Les Inrocks, 28 juin 2019, en ligne.

Coup d’œil sur une grammaire du XVIIIe siècle

Au hasard d’une visite au Marché du livre ancien et d’occasion (qui se tient tous les week-ends dans le quinzième arrondissement de Paris), je me suis procuré les Principes généraux et raisonnés de la grammaire française de Pierre Restaut (1696-1764). Cet ouvrage, dont la première édition remonte à 1730, connut un immense succès jusqu’au début du XIXe siècle. Mon exemplaire porte une date évocatrice : M. DCC. LXXXIX.

La grammaire de Restaut se présente sous la forme de demandes et de réponses, ce qui la rend plus « vivante ». Elle reprend presque exactement le titre du livre fameux dont elle partage l’ambition logique et philosophique : la Grammaire générale et raisonnée d’Arnauld et Lancelot (1660), plus connue sous le nom de « Grammaire de Port-Royal ». L’auteur part du principe que si l’on « possède par raisonnement ce que les langues ont de commun entre elles », passer à une langue étrangère « ne sera plus alors qu’un jeu de mémoire ». Si aujourd’hui on souligne (parfois) combien la connaissance du latin est utile à celle du français, Restaut, à l’inverse, nous dit avoir travaillé « surtout pour les jeunes gens que l’on destine à étudier la langue latine ». Ce qui lui donne, comme nous le verrons, une raison de plus de conférer à sa grammaire un caractère particulièrement « latinisant ».

Qu’est-ce qu’un nom ?

Le lecteur du XXIe siècle pourra être étonné d’apprendre qu’il existe deux sortes de noms : les noms substantifs et les noms adjectifs. En effet, même s’il lui arrive aussi d’en faire des substantifs, Restaut utilise les mots « substantif » et « adjectif » en tant qu’adjectifs. Qu’est-ce qui fait alors l’unité du nom ? Le nom est, de la façon la plus générale, un mot qui désigne l’objet de notre pensée. Le nom substantif désigne un objet déterminé sans égard pour ses propriétés ; le nom adjectif exprime une idée qui « ne devient claire et distincte, que quand on joint la qualité à une chose déterminée ». Ils s’opposent l’un à l’autre comme la substance à l’accident. Étant donné qu’« il n’y a presque pas de manière d’être qui n’ait rapport à quelque manière de faire », chaque adjectif donne naissance à un adverbe.

Restaut pose une question qui, à l’époque même où il écrit, paraît absurde à des grammairiens moins conservateurs que lui : y a-t-il des cas dans notre langue ? Puisque en français les terminaisons des noms ne changent pas suivant leur fonction dans la phrase, il est forcé de répondre par la négative ; mais c’est à contrecœur. Les cas traduisent des rapports entre les mots ; or, le français exprime bien de tels rapports ; donc « nous appelons cas en français, ce qui répond aux cas des Grecs et des Latins ». Selon Restaut, c’est par le recours aux articles – il oublie les prépositions – que le français fera apparaître ces rapports. Ainsi l’auteur pourra-t-il décliner à loisir.

Exemple :

Nominatif le prince
Accusatif le prince
Génitif du prince
Datif au prince
Ablatif du prince
Vocatif ô prince

Comme l’infinitif d’un verbe se rapproche d’un nom substantif, Restaut nous propose aussi :

Nominatif Lire est une bonne occupation
Accusatif Je veux lire
Génitif j’ai envie de lire
Datif je passe mon temps à lire
Ablatif je viens de lire

Confusion dans les articles

Si ce qu’écrit Restaut sur l’article défini (le, la, les) ne heurte pas notre conception actuelle, il est très difficile de comprendre pourquoi il fait de de et à des « articles indéfinis » (alors même que pour Port-Royal, des décennies plus tôt, comme pour nous aujourd’hui, l’article indéfini n’est autre que un, une, des). L’explication semble la suivante : pour Restaut, il faut qu’un nom soit précédé d’un article pour que son « cas » apparaisse ; j’obtiens un génitif (« la grâce de Dieu ») ou un datif (« une offrande à Dieu ») en utilisant un « article indéfini » lorsque le nom qui suit ne requiert pas la présence d’un article défini.

Mais ces « particules déclinatives » (comme les appelle encore Marmontel à l’extrême fin du XVIIIe siècle) se transforment, selon Restaut, en prépositions – ce qu’en réalité elles ne cessent jamais d’être – quand elles précèdent l’article défini (la préposition et l’article défini s’amalgamant alors souvent pour former ce qu’on appelle un article contracté) : le livre du maître, parler au maître. On voit où les excès déclinatoires de Restaut le mènent lorsqu’il énonce que les articles partitifs sont formés des génitifs des articles définis (« du pain ») ou des articles indéfinis (« d’excellente viande ») quand ces génitifs deviennent des nominatifs ou des accusatifs. Quant à l’article un, une, ce n’est qu’à la fin de son livre que l’auteur concède : « on pourrait le regarder comme un véritable article indéfini ».

Confusion dans les pronoms

On n’y pense pas toujours, mais en français contemporain il y a une catégorie grammaticale (une « partie du discours » ou encore une « partie d’oraison », comme on disait sous l’Ancien Régime) qui se décline véritablement : celle des pronoms personnels. Dans leur ensemble, les pronoms sont des mots destinés, écrit Restaut, à « éviter la répétition des noms, qui seroit ennuyeuse ». Considérons, par exemple, le groupe nominal « le chant de l’oiseau » et remplaçons-le par un pronom personnel. Cela donne :

Nominatif Il me ravit
Accusatif Je le célèbre
Génitif Sa beauté est grande
Datif J’y prête attention
Ablatif Je vous en parle

Observons le génitif : je n’ai pas utilisé un pronom mais le déterminant (ou « adjectif ») possessif sa. Conformément au point de vue de Restaut, j’ai jugé que « sa beauté » était l’équivalent de « la beauté de lui » – précisons que certains, comme il ne s’agit pas d’une personne, opteraient pour « La beauté en est grande ». Ainsi, Restaut (après Port-Royal) estime que mon, ton, son, etc. sont des « pronoms possessifs », ce qui est tout de même difficilement défendable : ce sont des adjectifs (aujourd’hui, on préfère dire « déterminants ») possessifs. Plus généralement, cette notion d’adjectif (de déterminant) fait défaut à l’auteur, même s’il s’en rapproche lorsque, parlant de ce qu’il appelle les « pronoms démonstratifs » (ce, ces, celui, ceux, etc.), il remarque qu’avant un nom substantif ce sont « plutôt des espèces d’adjectifs ». De même, quel, dans une phrase comme « Quel ami est venu te voir ? », « devrait plutôt être regardé comme un nom adjectif, que comme un pronom ».

À propos de ce qu’il appelle les « pronoms conjonctifs », Restaut dit qu’« on les joint toujours à quelque verbe dont ils sont le régime [c’est-à-dire le complément d’objet direct ou indirect] » : me, te, le, la, se, lui, nous, vous, leur, les, en, y. Restaut répéte, à leur sujet, qu’il ne peut y avoir de déclinaison sans article : « Ces pronoms se déclinent-ils ? Non : en ce qu’on n’y joint aucun article. » S’ajoutant à cette idée saugrenue, une approche purement formelle de ces pronoms (leur contiguïté avec le verbe) conduit l’auteur à en faire une catégorie à part (alors que ce sont des pronoms personnels) et lui interdit ainsi de présenter clairement la seule déclinaison véritable qu’offre la langue française.

Verbe et participe

Le chapitre consacré au verbe est un autre lieu de considérations philosophiques. « Le verbe est un mot dont le principal usage est de signifier l’affirmation. » Il n’y a donc qu’un verbe dans toute la langue, être : « les autres ne sont que ce même verbe, être, avec différentes modifications ». « Pierre court » signifie « Pierre est courant » ; « Pierre étudie », « Pierre est étudiant », etc. Cette réduction logique de toutes les propositions à la forme sujet-attribut prévaudra jusque tard dans le XIXe siècle. Si l’on veut distinguer parmi les verbes, il y en a donc de deux sortes (sans compter les verbes auxiliaires) : être est substantif, tous les autres verbes sont adjectifs. De même que le nom substantif signifie l’objet sans égard à ses qualités, de même être ne signifie que l’affirmation sans attribut. L’attribut et la qualité appartiennent respectivement au verbe et au nom adjectifs.

Au sein des verbes adjectifs, la distinction la plus importante est entre les verbes actifs (nos transitifs directs) et les verbes neutres (intransitifs et transitifs indirects). Il y a deux sortes de verbes actifs parce qu’il y a deux sortes d’actions : les actions réelles ou matérielles (briser, regarder) ; les actions produites par un principe spirituel (aimer, connaître). Il en résulte pour Restaut une distinction terminologique, où d’autres grammairiens du XVIIIe siècle ont vu – on les comprend – une source de confusion : la chose à laquelle aboutit l’action matérielle est appelée le sujet de l’action ; la chose à laquelle se rapporte une action spirituelle est l’objet de l’action.

Par définition, le participe participe à la fois de la nature du verbe et de celle de l’adjectif. Il en est de deux sortes : les participes actifs (nos participes présents) et les participes passifs (nos participes passés). Comme aujourd’hui, les participes actifs (qui, par nature, ont un complément, un « régime ») sont, contrairement aux adjectifs verbaux, « indéclinables » (invariables). Mais il y a des exceptions, que le temps a effacées. Par exemple : « une humeur répugnante à la mienne ». Ou encore : « dépendants de », « tendante à », etc.

Accords divers

Quant aux participes passifs (passés) employés avec l’auxiliaire avoir, ils sont « ordinairement déclinables, quand ils sont précédés de leur régime absolu [complément d’objet direct] ». C’est la règle actuelle. Mais Restaut relève l’exception qu’a inspirée à certains grammairiens (Vaugelas, notamment) l’inversion du sujet et du verbe : « les difficultés qu’a provoqué sa négligence ». Cette exception, peu conforme à la logique, n’a plus cours aujourd’hui ; Restaut, quant à lui, s’en remettait à ce que déciderait l’usage.

Pour ce qui est de l’accord du participe passé des verbes qu’on n’appelait pas encore « pronominaux » (mais, selon les cas, « réfléchis » ou « réciproques »), Restaut note que les règles en sont calquées sur celles du participe passé précédé de l’auxiliaire avoir, la question étant de savoir si le « régime absolu » est placé ou non avant le verbe : « ils se sont bâti des villes » ; « les lois qu’ils se sont prescrites ». Les verbes que nous appelons « essentiellement pronominaux » (pronominaux par essence), Restaut les qualifie de verbes réfléchis « par l’expression » (et non « par la signification »). Pour justifier que, dans ce cas, l’accord se fait avec le sujet (« ils se sont évanouis », « elles se sont enfuies »), l’auteur remarque : « les pronoms conjonctifs qui y sont joints ne signifient rien, cependant, on [les] regarde comme étant à l’accusatif ».

Sur le participe passé, Restaut est éclairant également lorsqu’il oppose les deux exemples suivants : dans « la résolution que j’ai prise d’aller à la campagne », l’accord se fait parce que les deux verbes conservent chacun, séparés l’un de l’autre, leur signification propre ; ce qui n’est pas le cas pour « les désordres qu’ils avaient résolu d’éviter ». Il y a une autre règle défendue par Restaut, toujours en vigueur, et difficile, me semble-t-il, à justifier. « Ce jour est un de ceux qu’ils ont consacré aux larmes » : l’accord est au singulier à cause du sens « distinctif » (et non « énumératif ») de un.

S’agissant du genre, la règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » – les grammairiens ne l’ont jamais exprimée en ces termes – est justifiée ainsi par Restaut : « Le masculin étant plus noble que le féminin [argument habituel à l’époque mais dont on aimerait avoir l’explication], on met ordinairement au masculin, ou l’on employe avec la terminaison masculine, l’adjectif qui se rapporte à plusieurs substantifs de divers genres. » Exemple : « Mon frère et ma sœur sont contents ». Mais Restaut est favorable à ce qu’on appelle de nos jours l’« accord de proximité » : l’adjectif se met au féminin quand il « touche immédiatement le substantif » : « un pouvoir et une autorité absolue » (où le nombre est concerné en plus du genre). Même chose dans le cas d’une proposition relative : « le goût et la noblesse avec laquelle cet acteur joue ». Moins « ouvert » par ailleurs, Restaut considère que le mot auteur n’a pas de féminin ; l’usage d’autrice était pourtant répandu au XVIe siècle – et il reprend vie depuis quelques années.

Toujours au chapitre du genre, et à celui des pronoms, il opère une distinction intéressante : le est indéclinable quand il se rapporte à un nom adjectif (« j’ai été malade et je le suis encore », dira une femme) ; déclinable quand il se rapporte à un nom substantif (« Vous êtes la malade pour laquelle on m’a fait venir ? – Oui, je la suis). Mme de Sévigné se prononçait pour le la même dans le premier cas : « je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement »1.

Dernières remarques

En définitive, la grammaire de Restaut est plus latinisante qu’elle n’est seulement conservatrice. Elle accorde une importance démesurée à la déclinaison, mais elle prend ses exemples en français ; Port-Royal les empruntait au latin. Conscient des difficultés de l’orthographe française, Restaut n’est pas hostile à sa simplification. En particulier, il ne lui paraît pas nécessaire que la graphie des mots se souvienne à tout prix de leur étymologie. D’autre part, il préfère la formulation « je dois la respecter » à « je la dois respecter », et il « annonce » la réforme de 1990 en préconisant l’invariabilité du participe passé laissé avant un infinitif : « les malades que vous avez laissé mourir ». Restaut a, par ailleurs, la lucidité de voir en l’usage « l’arbitre souverain de l’orthographe, aussi bien que du langage ».

Dans son Dictionnaire portatif des règles de la langue française (1770), le grammairien Demandre écrivait que « la cause des déclinaisons françaises est perdue pour toujours », et il était sévère à l’égard de ceux qui s’obstinaient à la soutenir. Mais l’application des déclinaisons à l’étude de notre langue est-elle si absurde ? Lorsqu’on explique l’accord du participe passé des verbes pronominaux, et qu’on distingue « ils se sont regardés » et « ils se sont parlé », n’est-il pas plus instructif d’évoquer respectivement l’accusatif et le datif que de regarder seulement si tel ou tel verbe se construit ou non avec une préposition ?

Autre exemple : est-il sans intérêt de constater que le pronom relatif dont peut commander le génitif (« la maison dont je suis propriétaire ») comme l’ablatif (« la façon dont les choses se sont passées ») ? Dernier exemple, parmi tant d’autres : ne peut-on pas rendre compte de l’ambiguïté d’une phrase comme « Il aime mieux Arthur que toi » (deux significations possibles : il aime mieux Arthur que tu n’aimes Arthur ; il aime mieux Arthur qu’il ne t’aime) en évoquant le nominatif et l’accusatif ? Sans la connaissance des cas, disait la Grammaire de Port-Royal, « on ne saurait bien entendre la liaison du discours, qui s’appelle construction ».

L’étude de notre langue sous l’angle historique est passionnante, et elle ne peut qu’affermir notre connaissance du français tel qu’on l’écrit, tel qu’on le parle aujourd’hui.

1 – [NdE] Voir à ce sujet la Lettre de Voltaire à Mme du Deffand dont un extrait est cité à la fin de cet article publié sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/feminisation-masculinisation-et-egalitee/#une-lecon-de-grammaire-par-voltaire

« Les Troubadours » de Gérard Le Vot, lu par Jean-Yves Bosseur

L’art des troubadours représente une alliance véritablement alchimique de la musique et de la poésie, du chant et de la langue. C’est ce que démontre avec une particulière pertinence et de manière très étayée Gérard Le Vot dans son ouvrage Les Troubadours, les chansons et leur musique (XIIe-XIIIe siècles)1, sans aucun doute le plus complet à ce jour dans un tel domaine.

Ce qui est particulièrement remarquable dans ce livre, c’est que son auteur parvient à équilibrer avec justesse les apports des deux domaines concernés, en l’occurrence la littérature et la musique, une qualité si rare qu’il convient de la souligner ici. G. Le Vot retrace de façon très vivante et toujours convaincante selon quelles modalités et en quelles circonstances une telle forme d’expression a pu apparaître puis se développer en Occitanie, évoque ses personnalités marquantes (Bernart de Ventadorn, Guiraut de Bornelh, Arnaut Daniel…) et explore bien sûr la nature profonde des thématiques de leurs chansons, notamment la fin’amor, mettant l’accent sur la symbolique volontiers complexe qui en émane.

Cette double identité qui caractérise la pratique des troubadours – ces poètes-musiciens – est un phénomène très rare dans la culture occidentale qui, tout au long de l’histoire, s’est progressivement orientée dans le sens d’une spécialisation des modes d’expression, ce qui a donné lieu à des cloisonnements devenus de plus en plus étanches entre les disciplines artistiques. De plus, les chants témoignent d’un profond ancrage dans la mémoire ancestrale du pays qui les a vus se déployer. L’enjeu est bien le fécond dialogue entre tradition et création, entre des individus qui ont marqué de leur sceau ce genre si particulier et le contexte global qui l’a accueilli, accordant à ses acteurs un statut tout à fait singulier.

Il était également important d’envisager les problématiques relatives aux modes de transmission d’une telle tradition, de ses rapports avec les systèmes de notation (neumatiques, carrées…) qui existaient à l’époque témoignant d’une relation souvent vécue comme ambiguë entre l’oralité et l’écriture. La flexibilité et la variabilité inhérentes à ce type de pratique sont donc au centre d’observations qui s’avèrent tout à fait nécessaires, si l’on veut éviter de figer un genre aussi dynamique et diversifié dans un moule trop dogmatique. Par ailleurs, G. Le Vot n’omet nullement de parler des trobairitz, troubadours au féminin, trop souvent négligées jusque récemment.

Le lecteur trouvera ainsi dans ce livre les réponses aux questions qu’il peut être amené à se poser quant aux formes sur lesquelles reposaient les chants, avec de précieuses analyses des principes de versification, de rime, de strophe… ainsi que du vocabulaire mélodique qui leur était intimement associé.

Il est incontestable que cette somme d’informations et de réflexions fera date en célébrant, avec la rigueur qui s’impose, un genre qui, sept cents ans plus tard, continuera à fasciner des poètes comme Louis Aragon, Ezra Pound, Raymond Queneau ou Jacques Roubaud.

En fait, il faudra attendre le XXe siècle, avec notamment l’avènement de la poésie sonore, pour qu’une telle fusion entre la musique du son et la musique du verbe connaisse une nouvelle forme d’accomplissement de la part d’une seule et même personne. C’est ce sur quoi insiste le médiéviste Paul Zumthor, qui relie volontiers la pratique de celle-ci à l’art des trouvères et des troubadours, puis des grands rhétoriqueurs du Moyen Âge, observant par ailleurs le désir d’un retour à l’oralité chez les poètes et d’un retour au parlé chez les musiciens.

 

1 – Gérard Le Vot, Les Troubadours, les chansons et leur musique (XIIe-XIIIe siècles), Paris : Minerve, 2019, 396 pages.
Jean-Yves Bosseur, qui signe cette recension, est compositeur et musicologue, ancien directeur de recherche au CNRS. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la musique et l’art contemporains, parmi lesquels John Cage, Musiques et arts plastiques, Le Collage d’un art à l’autre, Musique et contestation, la création contemporaine dans les années 1960. Site internet https://jeanyvesbosseur.fr/

©Jean-Yves Bosseur, Mezetulle, 2019.

Les « Suppliantes » d’Eschyle à la Sorbonne et la question de la diction, réponse à Sabine Prokhoris

Accueillir le remarquable texte de Sabine Prokhoris – après avoir accueilli la comédie-bouffe de François Vaucluse1 – c’était la moindre des choses que Mezetulle puisse faire afin de témoigner son indignation face à la campagne qui a réclamé la censure des Suppliantes d’Eschyle au printemps 2019 à Paris. Ce fut aussi une manière de manifester mon soutien et mon estime au travail du metteur en scène Philippe Brunet et de la troupe de théâtre antique Demodocos qui ont pu enfin représenter la pièce le 21 mai à la Sorbonne – représentation à laquelle j’ai assisté.
Le texte qui suit fait état de quelques désaccords avec l’analyse et l’appréciation présentées par Sabine Prokhoris dans l’article « Les Suppliantes au présent ». Les propos que j’y tiens, dont certains visent aussi la représentation telle que je l’ai vue, sont à mes yeux inséparables de mon soutien, précisément parce qu’ils entendent maintenir l’espace critique ouvert dont une opposition anathématisante d’ordre moral a voulu priver Philippe Brunet et sa troupe.

Chère Sabine,

Nous avons assisté toutes deux à la représentation des Suppliantes d’Eschyle le 21 mai 2019 à la Sorbonne, avec, je pense, une émotion analogue. Au début de ton article, le rappel que tu fais des obstacles qui ont été indignement édifiés contre l’existence même du travail de Philippe Brunet et de sa troupe est salutaire. Cette représentation a, pour toutes sortes de raisons, remis les choses à l’endroit. Et Mezetulle s’honore d’avoir accueilli ton beau texte après celui, d’un tout autre genre, de la comédie-bouffe de François Vaucluse.

Je souscris entièrement à la thèse d’une expérience de théâtre. En vivant cette représentation chacun a pu faire l’épreuve du caractère fondamental, fondateur, de l’opération d’étrangéisation sans laquelle aucune langue ne pourrait dépasser le stade de l’idiome ni proposer, à la faveur de l’échange, de la traduction, en mettant sa propre singularité à la dimension de l’humanité, une émancipation vers l’universalité des œuvres sur l’océan de la littérature. Et sans cette étrangéisation de la langue, personne ne saurait, vraiment, ce qu’est une langue : c’est une des raisons pour lesquelles il faut lire les poètes et aller au théâtre. Car les poètes nous réapprennent la langue à laquelle nous croyons « coller », parce qu’ils nous la rendent étrange, parce qu’ils nous en décollent et de ce fait nous rendent désireux et aptes à nous frotter à d’autres langues.

C’est précisément la raison pour laquelle je me permets de faire état d’un désaccord au sujet de la lecture que tu donnes, dans la fin de ton texte, du livre (qui n’est pas un « opuscule »!) de Jean-Claude Milner et François Regnault Dire le vers2. Il me semble que ta lecture repose principalement sur un malentendu.

L’essentialisation de la langue. Relire Dire le vers de Milner et Regnault

Lorsque Milner et Regnault avancent l’idée de l’homogénéité entre le vers alexandrin classique et la langue française, c’est tout le contraire d’une thèse d’enracinement et les taxer d’adopter une « vision identitaire » est tout simplement faux, outre que c’est insinuer impertinemment et hors de propos ici une critique qui les placerait, à contre-emploi, aux côtés de ceux qui entendaient censurer la représentation de la pièce.

Regardons d’un peu plus près l’idée d’homogénéité vers/langue, puisque c’est là-dessus que tu t’appuies. Je lis pour ma part cette thèse de manière minimaliste, à la lumière de l’ensemble du livre Dire le vers : il s’agit de dire le vers en faisant appel aux lois de la langue, en écartant le recours à ce que les classiques auraient appelé les « forces occultes » d’un art ésotérique (forcément toujours disparu!!). C’est tout le contraire d’une homogénéité de terroir, d’identification imaginaire, se référant à une tradition qui reposerait sur une transmission implicite, une chaîne mimétique. Je reviendrai tout à l’heure sur la question du modèle oral de la transmission avec l’appel à Rousseau. Nous avons affaire, tout au contraire, au recours à une connaissance claire et distincte, transmissible universellement par voie d’explication et de monstration raisonnées, connaissance qui n’a rien de substantialiste. Toute langue observe des lois qu’autrefois les grammairiens et aujourd’hui les linguistes s’efforcent de formuler et de théoriser par le recours à l’expérimentation, à la variation, à la substitution, lois qu’on enseigne explicitement (du moins le devrait-on) dans les classes…. Tu épingles, au sujet de ces lois, la formule « lesquelles permanent »3 : il faut être de mauvaise foi pour comprendre ici que les auteurs croient à l’existence transcendante d’une langue française éternelle ; il suffit de lire le livre pour voir qu’ils expriment une stabilité (que personne à ma connaissance n’a jusqu’à présent réfutée) entre la langue classique (l’alexandrin du XVIIe siècle) et la langue moderne (l’alexandrin du XVIIe siècle dit au XXe siècle). Stabilité que Brassens attestait en disant qu’il appliquait la prosodie de Lully, stabilité qui conditionne aujourd’hui l’intelligibilité toujours active de « la langue de Molière » par les francophones, et j’irai même jusqu’à dire stabilité attestée par le verlan et les inversions d’accentuation voulues dans beaucoup de formes du rap.

Il n’y a donc aucune essentialisation, et avancer que le structuralisme (en l’occurrence dans sa version strictement linguistique, principalement phonologique) est une ontologie me semble une thèse tellement forte (énorme) qu’elle perd toute efficience scientifique : elle ne désigne rien en détail, elle n’explique rien, et j’ai bien peur que sa fonction soit de mettre un « gros mot » infamant dans le circuit. Mais il ya plus gros encore : aller jusqu’à rattacher cette prétendue ontologie (attribuée à Lacan) à Heidegger… là je dois dire que les bras m’en tombent. Tant de fiel entre-t-il dans les hostilités entre chapelles freudiennes ?

Lois du vers, lois de la langue : homogénéité et étrangeté

Reprenons le terme homogénéité. N’y aurait-il pas dans ton propos une confusion entre « homogénéité » et « coïncidence » ? Soyons un peu plus précis sur les concepts. Oui le vers est homogène à la langue en ce sens qu’il ne fait appel à aucun autre matériau que ceux qui entrent dans la composition de la langue. C’est bien un segment de langue comme le disent les auteurs : il est du reste reconnu par les locuteurs comme tel. Il lui est également homogène en ce sens que les lois immanentes qui le gouvernent en tant que vers sont dérivables de celles qui gouvernent la langue.  Mais de ce que le vers est un segment de langue et qu’il fonctionne (en tant que vers) selon la langue, faut-il en conclure qu’il y a entière superposition, coïncidence entre vers et langue ? Nullement : car si les locuteurs le reconnaissent comme segment de langue, ils le reconnaissent aussi comme vers, ils l’entendent, et ces deux reconnaissances ne sont pas coïncidentes : le livre montre qu’elles peuvent entrer en conflit4. Tout le livre est parcouru explicitement par cette question et se construit, non pas sur une coïncidence irénique et forcée entre vers et langue, mais tout au contraire sur les décalages entre l’application des lois du vers et celle des lois de la langue, sur leur friction, et donc sur la singularité du vers au sein de la langue, autrement dit sur sa familière étrangeté. De sorte que la théorie de la diction s’y présente comme un système de « stratégies » où il s’agit, par une diction réglée de manière scalaire, de proposer des compromis, des transactions face à ces décalages. On ne peut mieux dire que le vers étrangéise la langue, la bouscule et la met hors d’elle tout en conservant son intimité avec elle… Tu déplaces du reste la question en insinuant (en une rapide pétition de principe qui s’autorise d’une citation de Meschonnic5) que les auteurs assimilent « vers » et « poésie » ; non seulement ils ne le font pas, mais leur attribuer cette idée (ce dogme) c’est laisser croire qu’ils seraient assez incultes pour ignorer l’existence d’écrits didactiques en vers, et pour n’avoir lu ni Aristote, ni Lucrèce, ni Horace, ni Boileau.

Les choix de diction : l’étrangeté de la langue va-t-elle jusqu’à sa défiguration ?

S’agissant des choix prosodiques présentés lors de la représentation du 21 mai pour faire sentir l’étrangeté et la singularité des moments « psalmodiés »6 par l’exportation de la métrique grecque sur un texte en français, il aurait fallu d’abord se demander si c’est vraiment possible. Comment plaquer une métrique fondée principalement sur la durée des sons sur une prosodie où c’est le décompte des syllabes, la rime et l’accent qui sont constitutifs7? Mais à supposer que cette question soit résolue, je pense que les choix effectués pour ces moments intenses excédaient leur objet : tu dis toi-même que les spectateurs, pour pouvoir comprendre ce qui se disait, étaient obligés alors de lire le texte… pourtant dit en français8 ! L’étrangeté de la langue me semble perceptible en effet si elle est introduite sur fond de reconnaissance possible : c’est ainsi qu’un locuteur perçoit « l’étrangeté » d’un accent, et ainsi qu’il entend le vers – il l’entend comme familière étrangeté, comme décalage, comme objet isolable et précieux au sein de la prose ordinaire. Or ce jour-là et dans ces passages de haute tenue l’oreille était larguée au point qu’il fallait sans cesse recourir au texte écrit.

J’ai tenté d’identifier ce qui n’était plus un décalage : les accents étaient systématiquement déplacés avec emphase sur les syllabes atones, les syllabes accentuables étant en revanche systématiquement et excessivement désaccentuées, ce qui rendait le français non plus étrange mais méconnaissable. Tout se passait comme si on s’était persuadé que le français devait être défiguré, que c’était un ennemi (laissons donc cette position aux indigénistes et autres « intersectionnels » qui eux sont essentialistes !). Plus fort que le rap qui introduit ses contretemps prosodiques en évitant la systématicité (et aussi la désaccentuation outrancière) qui toucherait au contresens. Plus fort que Rameau qui s’amuse à faire des fautes de prosodie dont l’effet bizarre, en déplaçant la langue de manière souvent drôle, n’en annule ni l’identification sonore par l’auditeur, ni l’intelligibilité. Le 21 mai, on a bien compris que c’était exprès certes, mais ce n’était ni reconnaissable ni intelligible – d’où les bruits de pages tournées qui envahissaient et rythmaient l’espace sonore précisément aux moments où l’oreille aurait dû être prioritairement sollicitée par la scène. Une diction plus soutenue que dans la prose ordinaire, des ports de voix tendus et quelques écarts prosodiques choisis pour ne pas tomber dans l’évocation ronronnante d’une versification déjà connue, auraient eu à mon avis l’effet souhaité. Mais tu as raison d’ajouter que les conditions de la représentation n’étaient pas celles dont on pouvait rêver : je m’associe donc à toi pour souhaiter que ce travail soit poursuivi… sans être persécuté.

L’oralité et la thématique identitaire, l’appel à Rousseau

J’élargis maintenant le propos en revenant à la question de l’oralité dans la transmission, qui à mon avis n’est guère éloignée d’une thématique « identitaire » et qui en tout cas est apte à la célébrer. Tu fais appel, à juste titre, à Rousseau. Il se trouve que je connais assez bien le texte de l’Essai sur l’origine des langues. Il y a bien longtemps que dès mon premier livre sur Rameau j’ai réfléchi sur ce texte extra-lucide mais aussi un peu effrayant9. Je me contenterai de rappeler un aspect ici : la célébration par Rousseau de la vocalité, de l’oralité, du sonore, renvoie à une conception anti-intellectualiste, antimatérialiste qui l’oppose fortement à Rameau. Pour Rousseau, la musique (et les langues) nous touchent non par leurs propriétés articulatoires, mais par leur rattachement à leur origine psychique, leur moment « chaud » pourrait-on dire, moment animé. L’animé, c’est ce qui vient de l’âme, de la psyché. Le schème vocal est prégnant et premier : il précède la consonne sourde, abstraite et analytique. La vocalité est liée au souffle, elle est animation au sens propre : son essence est pneumatique, elle se module, s’infléchit sans se scinder, sans rencontrer d’obstacle. La primauté du mélodique est d’inflexion et de souffle, d’exhalaison : c’est ultérieurement que cette étoffe continue et souple est découpée par des divisions discrètes et sourdes qui la rendent articulée et susceptible d’analyse. Or Rousseau est très cohérent : il faut lire les derniers chapitres de l’Essai sur l’origine des langues et faire le rapprochement avec la Lettre à d’Alembert pour prendre la mesure des conséquences de cette conception sur la façon de penser les sociétés et l’association politique, mais aussi sur le théâtre et les arts en général. Le culte de l’oralité, du souffle, du plein-air, de la voix sonore, de l’éloquence antique, c’est aussi la célébration d’un modèle archaïque de transmission, c’est aussi la haine du théâtre moderne « spectacle exclusif » qui se tient dans un lieu clos où – comble de perversion – les femmes (adeptes du chuchotement et maîtresses des salons) ont l’ascendant. Il faut lire Rousseau jusqu’au bout. Alors, et parce qu’il faut prendre ce très grand esprit au sérieux, on peut préférer, comme je le fais, le vibratoire au pneumatique, l’articulé au souffle vocalique, l’explicite des alphabets analytiques à l’implicite de l’oralité et des hiéroglyphes, la discussion même feutrée à l’accent oratoire « énergique » des places publiques, le théâtre obscur et séparateur à la fusionnelle fête villageoise, l’urbanité sophistiquée à la féroce spontanéité des identités enracinées.

Chère Sabine, continuons, si tu le veux bien, à entretenir cet espace critique qui nous tient à cœur : c’est à mon avis la meilleure manière de résister aux censeurs de tout poil ! Avec toute mon estime et mon amitié.

Notes

1 – Sabine Prokhoris « Les Suppliantes au présent« . François Vaucluse « Arbitres de la race, comédie bouffe« .

2 – Lagrasse : Verdier, 2008, nouvelle édition revue et augmentée (1re édition Paris : Seuil, 1987)

3 – Citation que tu fais de la p. 14 de Dire le vers.

4Dire le vers, p. 16 « En vérité, le vers a une nature double. D’une part, il a sa phonologie propre qui le caractérise comme vers, mais, d’autre part, il suit la phonologie générale de la langue. D’où une contradiction éventuelle : bien que les règles caractéristiques du vers soient homogènes à des règles générales de la langue, elles n’en sont pas moins distinctes. Le fait que, dans un vers, les unes et les autres subsistent côte à côte peut créer des conflits. Or, il ne faut céder ni sur le vers ni sur la langue. »

5 – Tu écris en effet, en prétendant dénoncer un dogme avancé par les auteurs « L’opposition poésie (vers)/prose pour commencer » : mais c’est toi qui décides par cette formule pour le moins rapide que vers = poésie ! Les auteurs incriminés opposent vers et prose…

6 – Les moments non psalmodiés étaient à mon avis une réussite totale : on suivait parfaitement la pièce, sans pour autant être plongé dans une ambiance de « proximité » contraire au principe même du théâtre. Les masques n’y étaient pas pour rien, évidemment.

7 – Pour plus de détails, on consultera la discussion « Sur la comparaison entre la poésie française et la poésie antique » dans Dire le vers, p. 216 et suiv.

8 – Cela n’a rien à voir, comme tu sembles le suggérer, avec le sous-titrage pratiqué à l’opéra, où ce n’est pas la langue mais la musique (et souvent, mais il ne faut pas le dire, la très mauvaise diction de certains chanteurs) qui occulte la langue. Ici l’effet produit était bien de rendre la langue des locuteurs présents dans la salle non seulement étrange mais hors de toute possibilité d’identification.

9 – Toute une partie du livre Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique (Paris : Minerve, 2011 3e éd. – 1983) est consacrée à la fois à la défense et à la critique de Rousseau. Je me permets de renvoyer, entre autres travaux publiés, à ma présentation et à l’annotation de l’Essai sur l’origine des langues (Paris : GF, 1993), à « Musique, voix, intériorité et subjectivité : Rousseau et les paradoxes de l’espace », in Musique et langage chez Rousseau, éd. Claude Dauphin, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Oxford : Voltaire Foundation, 2004 :08, p. 3-19, et en ligne sur ce site « Bossuet, Nicole et Rousseau : la critique du théâtre », 2007.

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2019

Que veut dire « protéger le mode de vie européen ? »

La nouvelle présidente de la Commission européenne a chargé le futur commissaire à l’immigration de « protéger notre mode de vie européen ». Elle est heureusement invitée à s’en expliquer par le président du Parlement européen. Jean-Michel Muglioni se demande en quel sens on peut parler d’un mode de vie commun à tous les Européens, en dehors de la présence de supermarchés sur tout le continent. Que sont devenues l’Europe de la liberté de conscience, et la riche diversité de ses peuples, de ses régions et de leurs modes de vie ?

L’uniformisation de l’Europe

Voilà peut-être institué un Commissariat à l’european way of life, avec pour tâche la protection du mode de vie européen. On voit tout ce qu’implique la volonté de qualifier ainsi la politique de l’immigration. Les immigrés polonais ou italiens qui ont afflué en France depuis le XIXe siècle avaient-ils en effet le même mode de vie que les Français d’alors ? Je ne crois pas que ma femme de ménage ait eu dans sa jeunesse portugaise un mode de vie comparable au mien ni à celui qu’elle a aujourd’hui. Un Finlandais et un Crétois ont-ils le même mode de vie ? Le continent européen a-t-il cessé d’être formé de peuples différents les uns des autres ? Une Europe avec un mode de vie unique aurait perdu sa diversité, qui lui était essentielle. Et il est vrai qu’on trouve aujourd’hui les mêmes produits dans les supermarchés de tout le continent, marché commun en un sens moins européen qu’américain. De là une unification des mœurs, qui gomme peu à peu les différences. Aujourd’hui un Français est moins dépaysé à Londres qu’il y a cinquante ans. Partout en Europe, les mêmes magasins de prêt-à-porter… Parler d’un mode de vie européen, comme on a dit qu’il y avait un mode de vie américain, l’american way of life, c’est peut-être simplement reconnaître que celui-ci s’est étendu à l’Europe et qu’en cela, par conséquent, cette Europe n’a pas grand-chose d’européen. Il est donc à craindre que la Commission européenne soit chargée de gérer l’américanisation de l’Europe, admise par exemple en Allemagne, mais qui en France irrite autant qu’elle séduit. Cette uniformisation n’est pas pour rien dans le renouveau des régionalismes et des nationalismes. Les inventeurs de cette notion confuse de « protection du mode de vie européen » veulent sans doute aller au-devant de telles revendications identitaires, mais ils ne feront ainsi que les exacerber.

L’idée européenne

On m’objectera que la Commission ne prétend pas définir l’Europe par le marché mais par certains principes politiques et juridiques. Dans ce cas, à quoi bon un commissariat spécial chargé de l’immigration pour les défendre et les faire respecter, puisque ces principes concernent toutes les activités européennes ? On peut penser qu’ils sont plus dangereusement remis en cause par la politique de certains États de l’Union que par l’immigration, et ces États ne sont pas par hasard les plus opposés à l’immigration.

Qu’est-ce que la spécificité de l’Europe ? Qu’est-ce qui est proprement européen ? Non pas un territoire et les modes de vie qui y ont cours ; rien qui relève de ce qu’on appelle l’identité culturelle, pas même une communauté de valeurs, mais une idée : l’idée extraordinaire que toute valeur peut être l’objet de critique, et qu’aucune croyance, aucune appartenance ne définit un homme ou un lieu. Et du même coup on comprend qu’une telle exigence proprement spirituelle puisse animer des hommes dont les mœurs sont fort différentes dans des pays qui n’ont pas la même histoire, ni la même religion, ni les mêmes institutions : ils sont « européens » même au-delà de l’Europe si la liberté de penser et de vivre sans être assujettis à des coutumes et des croyances locales ou régionales leur est accordée. La géographie n’explique pas seule que l’Europe soit depuis des siècles une terre d’immigration qui ne se définit pas par un mode de vie, mais par la capacité d’accueillir en son sein des hommes qui n’ont pas le même mode de vie.

Ce n’est pas la première fois que l’Europe trahit l’Europe. Cette liberté y a été conquise de haute lutte, et il y a eu des guerres civiles et religieuses. Après la révocation de l’édit de Nantes, les protestants français se sont réfugiés en Angleterre, en Hollande, dans les États allemands. La Seconde Guerre mondiale fut un combat contre l’idée nazie d’une Europe fondée sur l’appartenance et la race. L’oppression coloniale a été elle-même une autre forme de trahison. L’intitulé « protection du mode de vie européen » va dans le même sens : au lieu de réaffirmer l’exigence d’universalité comprise dans l’idée de la liberté, la Commission semble vouloir imposer un mode de vie comme feraient des colons.

Universalité et diversité

Je me souviens avoir entendu naguère un célèbre ministre de la Culture se réjouir de ce que, de Bari au nord de l’Europe, les universités soient parvenues à s’unifier, et si je ne me trompe, il ajoutait qu’ainsi l’enseignement de la psychiatrie serait enfin partout le même. Peut-être cet exemple est-il une invention de mon mauvais esprit. Mais cela fait froid dans le dos : l’uniformisation de la recherche et de l’enseignement en psychiatrie ! Une Europe sans une diversité d’universités où l’on parle des langues différentes, où chacune est susceptible d’être l’objet de la critique des autres, une Europe où les écoles n’auraient plus chacune sa spécificité et sa tradition, ses modes de vie et même ses rites, une telle Europe ne serait plus l’Europe. Il est donc à craindre que la protection du mode de vie européen signifie l’accomplissement de l’uniformisation de l’Europe, régression inouïe.

Si l’humanité n’avait qu’une langue, elle ignorerait que ses images et ses classifications ne sont pas universelles mais particulières : elle croirait sa langue naturelle. Au contraire les différentes façons de parler des mêmes choses dans une langue et dans une autre font prendre conscience de la particularité de chacune et du même coup nous permettent de nous élever à l’universel, c’est-à-dire de formuler dans une langue particulière une pensée qui ne se réduit pas à ce que la particularité de cette langue exprime. Les grandes langues européennes communiquent entre elles par la traduction des grandes œuvres que chacune a pu produire : leur diversité les ouvre les unes sur les autres et sur toutes celles du monde, elle les libère de tout enfermement régionaliste. Ainsi, sans la constitution au cours de l’histoire de diverses Nations, il n’y aurait jamais eu d’Europe, c’est-à-dire un monde où il est possible de ne pas rester prisonnier de son appartenance à un peuple, une région ou un milieu particulier. Imaginer que l’Europe se définisse par un mode de vie, c’est renoncer à l’idée européenne.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019

Le retour du fascisme ?

Analyse du livre d’Emilio Gentile « Chi è fascista »

En proposant une analyse de l’ouvrage récent d’Emilio Gentile Chi è fascita1, Samuël Tomei rappelle, non sans humour, que l’usage prétendument générique, en réalité imaginaire, analogique et projectif, du terme « fasciste » n’a pas attendu la seconde moitié du XXe siècle pour qualifier tout régime autoritaire ou tout dirigeant nationaliste avec en prime un avertissement au sujet d’un retour « des années les plus sombres de notre histoire ». Cet usage idéologique, confusionniste et moralisateur s’érige aujourd’hui à peu de frais en « antifascisme » ; il relève d’une paresse intellectuelle prétentieuse et aveugle qui brandit une démocratie de façade impuissante face aux oligarchies.

Nombreux sont ceux, et non des moindres, qui prédisent le retour des « années les plus sombres de notre histoire » – les années 1930-1940, car l’histoire commence pour eux avec le XXe siècle –, à savoir le retour du fascisme avec ces dirigeants « populistes » ou « illibéraux » : hier Berlusconi, Renzi, aujourd’hui Orbán, Salvini, Bolsonaro, Trump (à propos duquel Alastair Campbell, ex-conseiller d’Anthony Blair, évoque Adolf Hitler, tout en nuançant son propos, si l’on peut dire : « Je ne dis pas qu’il va tuer six millions de personnes. Je dis que les graines du fascisme sont semées. Si nous ne faisons pas attention, nous nous dirigeons vers un endroit sombre et dangereux. » (cité par The Guardian, 22 juillet 2019) ), sans oublier, bien sûr, Poutine ou le nouveau Premier ministre britannique Boris Johnson… On se souvient qu’à la veille du référendum sur le traité de Maëstricht, le directeur du Monde, alors considéré à l’étranger comme le quotidien français de référence, avertissait l’électeur : « Un “non” au référendum serait pour la France et l’Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée de Hitler au pouvoir. » (Jacques Lesourne, Le Monde, 19 septembre 1992). Nous aurions alors échappé de justesse au pire et, pour l’éviter à nouveau, une bonne décennie plus tard, il a fallu contourner le « non » français au « traité constitutionnel » européen grâce au traité de Lisbonne qui en reprenait les dispositions dans un autre ordre.
Au lendemain des élections européennes de 2019, les commentateurs s’inquiètent de la montée des forces obscures. Le même journal Le Monde a d’ailleurs pris soin, dans ses graphiques et autres camemberts, d’attribuer la couleur brune au Rassemblement national, parfois c’est le noir – toujours cette piqûre de rappel : le fascisme menace.
Or on commémore le centenaire de la fondation, le 23 mars 1919, à Milan, des Faisceaux de combat.
À l’heure, donc, où nous semblons sur le point de vivre un grand recommencement, un des tout meilleurs spécialistes du fascisme, Emilio Gentile, dans un bref mais dense et roboratif ouvrage, répond à la question : « Qui est fasciste ? » (reprise du titre d’un article de Benedetto Croce, du 29 octobre 1944).
L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue stimulant entre l’historien et un interlocuteur fictif.

Tous fascistes

Court l’idée qu’il existerait un fascisme générique que la langue anglaise écrit fascism, avec une minuscule, pour le distinguer du Fascism italien, spécifique, avec une majuscule. Si bien qu’ont été tour à tour qualifiés de fascistes Juan Perón, Charles de Gaulle, Richard Nixon… le régime grec des colonels ; on a évoqué le « fascisme rouge » de la gauche extraparlementaire, parlé d’« involution fasciste » du régime chinois après la répression de la place Tienanmen en 1989 ; on est allé jusqu’à dénoncer le « fascisme moyen-oriental » des Saddam Hussein, Bachar el Assad… L’auteur aurait pu ajouter Nasser (qui à son tour considérait les baasistes comme des fascistes). Et l’on n’a pas attendu la seconde moitié du XXe siècle pour taxer tout régime autoritaire, tout dirigeant nationaliste de fasciste.

Dès la scission de 1921, en effet, les communistes italiens entendent non seulement combattre le fascisme au pouvoir mais encore le semi-fascisme des socialistes réformistes (Gramsci, au comité central d’août 1924) ; ces derniers, au même moment, reprochent aux communistes de pratiquer très subtilement un « classisme de type fasciste ». Staline impose en 1929 le concept de « social-fascisme » pour dénoncer les réformistes, coupables d’avoir, selon Togliatti, « des bases idéologiques communes » avec le parti national fasciste – n’ont-ils pas en commun l’invocation du Risorgimento et le refus d’éliminer la bourgeoisie et le régime capitaliste ? Pour les communistes, sont par conséquent fascistes les séides de Mussolini mais également les antifascistes non communistes. Tout change quand Staline, en 1934, impose à la IIIe Internationale l’union des socialistes et des communistes contre Mussolini et Hitler.

Mais le virage opéré est si marqué qu’il prend une forme pour le moins déroutante en Italie : Emilio Gentile rappelle qu’après la conquête de l’Éthiopie, au moment de la plus forte adhésion des Italiens au fascisme, Mario Montagnana, l’un des fondateurs du PCI, affirme en plein comité central, en août 1936, que les communistes doivent avoir le courage d’admettre qu’ils ne se proposent pas d’abattre le fascisme : « Nous voulons améliorer le fascisme parce que nous ne pouvons pas faire plus. Liberté, paix, un meilleur salaire, voilà ce que nous devons obtenir aujourd’hui. » Lors d’une réunion ultérieure, constatant l’inefficacité de l’antifascisme, il soutient « qu’il faut que nos camarades deviennent les dirigeants des dirigeants fascistes ». L’interlocuteur imaginaire de Gentile n’en croit pas non plus ses oreilles et suggère qu’on a là affaire à un cas forcément isolé. L’historien répond qu’il n’en est rien, que cette opinion a été discutée et même considérée comme compatible avec l’antifascisme communiste ! Déjà en août 1935, le comité central du Parti et ses principaux dirigeants, dont Togliatti, signaient même un manifeste contenant un « appel aux frères en chemise noire » pour réaliser l’union de tous les Italiens, indiquant que les communistes faisaient leur le programme fasciste de 1919, « programme de paix, de liberté, de défense des intérêts des travailleurs » ; enfin, ils s’inscrivaient dans la filiation du Risorgimento honni la veille encore… Les socialistes eurent beau jeu de rejeter cette main tendue, Nenni considérant comme « équivoque, inacceptable et inutile » la réconciliation entre fascistes et non-fascistes.

Tout le monde est-il donc le fasciste d’un autre ? Le fascisme est-il à ce point de tous lieux et de tous temps ? (Et encore l’auteur ne cite-t-il pas Roland Barthes selon qui « la langue est fasciste »…)

Astoriologia, astrologia…

Emilio Gentile forge, pour définir cette tendance à voir ressurgir périodiquement le fascisme, le néologisme d’astoriologia (littéralement : a-historiologie) qui désigne « un nouveau genre de narration historique fortement mêlé d’imagination et qui est à l’histoire ce que l’astrologie est à l’astronomie » – il joue sur la ressemblance entre les deux mots en italien : astoriologia et astrologia. Selon l’astoriologia, « le passé historique est continuellement adapté aux désirs, aux espoirs, aux peurs actuels » au détriment de l’analyse des faits. Or, en avançant que l’histoire certes ne se répète pas mais revient sous d’autres formes, « il est facile de découvrir des analogies qui démontrent l’existence d’un « fascisme éternel », et de faire des pronostics sur son retour périodique. Mais les analogies de l’astoriologia sont aussi inconsistantes que celles de l’astrologie ». Cette pratique fait paraître semblables des phénomènes profondément différents.

Ainsi de Gaulle, on l’a vu, a-t-il été, par une certaine gauche – le lecteur français se souvient des ambiguïtés de Mitterrand dans Le Coup d’État permanent2 –, considéré comme fasciste parce que « nationaliste traditionnel », chef charismatique convaincu d’incarner la nation, parce qu’il institua un pouvoir exécutif fort, qu’il fit récurremment appel au peuple à travers des référendums et qu’il poursuivit une politique de puissance visant à donner à la France un rôle mondial. Reste que fasciste, il ne l’était pas, selon Gentile, « parce que le président général reconnaissait la tradition révolutionnaire de la France, l’intangibilité de la souveraineté populaire, le suffrage comme unique légitimation du pouvoir et, même s’il méprisait les partis, il n’a jamais proposé leur suppression » – il en a même fondé un et qui n’avait pas vocation à se substituer aux autres par la violence. Pour savoir ce qu’est un fasciste, il n’est aux yeux de l’auteur que d’en appeler à l’histoire.

Différence de nature entre le fascisme de 1919 et celui de 1921

L’adjectif « fasciste » a précédé le substantif, tous deux dérivés du mot fascio, faisceau, synonyme au XIXe siècle d’association au sein de la gauche républicaine et populaire : il existe des faisceaux ouvriers dans le Nord de l’Italie, des faisceaux de travailleurs siciliens – c’est de leur agitation que naîtra, en 1893, le mot « fasciste ». L’expression « mouvement fasciste » est reprise par Benito Mussolini le 24 janvier 1915 : les Faisceaux d’action soutiennent l’intervention de l’Italie, membre de la Triplice, auprès des alliés français et britanniques. C’est le 22 mai 1919 que le même Mussolini, à Fiume, emploie le mot dans sa forme substantivée, quand il évoque « le devoir du fascisme, en train de devenir l’âme et la conscience de la nouvelle démocratie nationale ».

Emilio Gentile considère que 2019 est un « faux centenaire » car il y a solution de continuité entre le fascisme de 1919, le fascisme diciannovista (dix-neuviémiste) et le fascisme de 1921, qu’il nomme « fascisme historique ».

Les fascistes de 1919-1920, en effet, ne sont pas anticapitalistes ni populistes ni non plus révolutionnaires car ils prônent la collaboration des classes. Ils excluent une conquête insurrectionnelle du pouvoir et prônent l’abolition du Sénat, la représentation des catégories productives à la Chambre des députés, l’instauration du suffrage féminin, l’abaissement de l’âge du droit de vote à dix-huit ans et la décentralisation régionale. Le fascisme dix-neuviémiste, se voulant une élite aristocratique, se considère comme un anti-parti politique, réformiste, libertaire et provisoire. Le 6 avril 1920, Mussolini plaide pour l’individu contre l’État, « Moloch à l’aspect effrayant » : « À nous qui sommes prêts à mourir pour l’individualisme, il ne reste […] que la religion désormais absurde mais toujours consolatrice de l’Anarchie ». On mesure ce qui sépare ce Mussolini de celui qui sera quelques années plus tard le Duce statolâtre d’un régime totalitaire.

Aussi, selon Gentile, le fascisme de 1919, loin d’être une préfiguration du fascisme historique, est-il plutôt une reprise, ajournée, du mouvement interventionniste de 1915. Il est facile de trouver des analogies entre ce fascisme et bien des mouvements politiques contemporains même si l’on voit vite, à supposer que nos sonneurs d’alarme songent à ce fascisme-ci, que nulle assimilation globale ne saurait tenir. Ils se réfèrent de toute façon au fascisme de 1921. Si le fascisme historique a évolué au fil du temps, on peut tout de même recenser les caractères essentiels de ce qui fut « un processus continu », aux antipodes du phénomène réactionnaire, traditionaliste et pro-catholique souvent décrit. L’auteur les synthétise à la fin de son livre.

Le fascisme a ainsi tout d’abord une dimension organisationnelle : mouvement de masse interclassiste, « parti milice » investi d’une mission de régénération nationale, il se considère en guerre contre ses adversaires politiques et vise au monopole du pouvoir par la violence et donc la destruction de la démocratie parlementaire. Le fascisme a ensuite une dimension culturelle : fondé sur le jeunisme, le virilisme, le militarisme, le futurisme, il est « une idéologie à caractère anti-idéologique et pragmatique », populiste, qui se veut anti-matérialiste, anti-individualiste, anti-libérale, anti-marxiste et anti-capitaliste ; il vise à forger un « homme nouveau » dans toutes ses dimensions, une nouvelle race d’Italiens adeptes d’une religion laïque dont la figure centrale est le Duce (« qui a toujours raison »…) ; il s’agit, « à travers l’État totalitaire, de réaliser la fusion de l’individu et des masses dans l’unité organique et mystique de la nation comme communauté ethnique et morale », racisme et antisémitisme étant la conséquence de cette révolution anthropologique. Enfin le fascisme revêt une dimension institutionnelle : État hiérarchique, policier, ayant recours à la terreur organisée contre ses opposants ; parti unique, organe de la « révolution continue » ; organisation corporatiste de l’économie dépourvue de liberté syndicale. Pour ce qui est de la politique étrangère, le fascisme a une « vocation impérialiste et belliqueuse » visant à « la création d’un nouvel ordre et d’une nouvelle civilisation ».

Or le fascisme est la combinaison de toutes ces composantes et, puisque solidaires les unes des autres, en prendre une ou quelques-unes pour traiter un adversaire politique de fasciste est malhonnête et revient à banaliser le phénomène. À cette aune, s’il n’est pas question de justifier celles de leurs actions que la morale républicaine réprouve, il est non seulement sans fondement mais ridicule de voir de nouveaux fascistes en Orbán, Trump, Renzi, Di Maio, Berlusconi, Le Pen, Salvini, Johnson… Gentile ne prétend pas qu’il n’y ait plus de fascistes depuis 1945, mais le sont ceux qui se veulent les héritiers du fascisme historique.

En finir avec une délétère paresse intellectuelle

Par conséquent, considérer qu’on assiste à un retour du fascisme en Italie, en Europe ou ailleurs dans le monde n’a pour Emilio Gentile aucun sens historique ni politique.

On ajoutera que les antifascistes d’aujourd’hui sont à la fois prétentieux et aveugles. Aveugles car, pour reprendre Péguy, ils ne voient pas ce qu’ils voient ; prétentieux car ils prennent la pose du Résistant à très peu de frais (dévalorisant par là même la Résistance historique). Surtout, ils sont paresseux car ils ne se donnent pas la peine d’analyser en profondeur des phénomènes nouveaux et donc de trouver le meilleur moyen de les combattre.

Pour en revenir à Emilio Gentile, dans d’autres ouvrages il a mis en garde contre une démocratie de façade mobilisant les électeurs à intervalles réguliers, le pouvoir étant exercé de fait par des oligarchies productrices d’inégalités et de corruption ; « le vrai danger, ce ne sont pas les fascistes, réels ou supposés, mais les démocrates sans idéal démocratique ». Or cet idéal n’est-il pas battu en brèche à la fois par la droite ethniciste et par la gauche intersectionnelle (racialiste, sexiste et différentialiste) – avers et revers de la même médaille ? – dans leur rejet commun d’une citoyenneté transcendant les différences naturelles (qu’il n’est pas question de nier, au contraire, mais qui ne doivent pas créer de droits particuliers), dans leur rejet du patriotisme cosmopolite, de la nation civique, bref de l’idéal laïque et démocratique des républicains ?

Notes

1 – Emilio Gentile, Chi è fascista, Bari-Roma, Laterza, 2019.

2 – « Et qui est-il, lui, de Gaulle ? duce, führer, caudillo, conducator, guide ? À quoi bon poser ces questions ? Les spécialistes du Droit constitutionnel eux-mêmes ont perdu pied et ne se livrent que par habitude au petit jeu des définitions. J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus […] » (François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, Paris, 10/18, 1993 (Plon, 1964), p. 99.

© Samuël Tomei, Mezetulle, 2019.

« Le sexe et la langue » de Jean Szlamowicz, lu par Jorge Morales

L’essai du linguiste Jean Szlamowicz Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive, féminisation et autres stratégies militantes de la bien-pensance (Paris, Intervalles, 2018)1 analyse doctement les outils idéologiques de l’inclusivisme, dernier avatar d’une novlangue prenant prétexte de la défense des femmes pour imposer une réforme morale inspirée par l’idéologie de la déconstruction. Il examine les interprétations militantes et fantaisistes qui projettent sur la grammaire des questions sociales, politiques et culturelles. Il faut donc que la rationalité linguistique remette les points sur les « i », redonne son sens à la fonction de la langue, qu’elle écrase l’infâme diabolisation morale des contradicteurs afin de mieux combattre les « gardiens de prison qui pensent que leur surveillance [n]ous libère ».

Genre grammatical et « visibilité »

Jean Szlamowicz étudie méthodiquement un certain nombre de préjugés fondés sur la confusion entre langue et discours, forme et référent, fonctionnement grammatical et fonctionnement socio-culturel, sexe biologique et genre grammatical. En effet, la langue est l’outil de la pensée et non son contenu. Penser consiste effectivement à utiliser la langue, mais celle-ci ne tient aucun propos par elle-même (p. 45) : elle donne forme au réel mais ne le conditionne pas à la manière d’une croyance (p. 40). Elle n’est donc pas une entreprise d’étiquetage graphique et n’a pas pour objectif de marquer l’identité sexuelle (p. 65). Si l’écriture n’est pas la langue, alors son fonctionnement structurel n’a rien à voir avec l’idée de « représentation » ou de « visibilité ».

L’auteur tord le cou au manichéisme genré en démontrant que la question de la « visibilisation » n’a aucun rapport avec la langue car elle « ne repose pas sur la “visibilisation” de quoi que ce soit » (p. 56) et « ne représente rien ni personne » : « seul un caprice idéologique totalitaire peut envisager de la mettre au pas de ses préférences » (p. 15). Ainsi, prendre le genre grammatical au pied de la lettre équivaut à introduire du sexe là où il n’y en a pas. Le mot « patrimoine », par exemple, n’implique pas de prééminence masculine, il n’est pas plus « masculin » que patrie et Patricia qui possèdent la même racine et qui sont féminins (p. 42). Qu’un homme puisse être une « crapule » ou une « vedette » n’implique aucune représentation féminine (p. 50), de même que la phrase « elle est professeur » ou « elle est médecin » ne pose aucun problème pour identifier la fonction et l’attribuer à une femme2 (p. 58) ; les noms ne servent pas systématiquement à désigner directement des objets, il n’y a donc aucune logique linguistique à féminiser pour féminiser (p. 76).

C’est que le genre grammatical désigne parfois des propriétés extralinguistiques comme le sexe et parfois pas du tout. Donner de la visibilité à un signe linguistique « féminin » (la lettre « e ») afin de faire avancer la cause des femmes n’a aucun sens sur le plan linguistique et orthographique (p. 101 et 113). L’orthographe étant un système de signes parfois arbitraires mais conventionnels dont le but est de « représenter » les sons de la langue (p. 132). Ainsi, une écriture qui n’est pas prononçable est une incroyable régression pratique3 (p. 120). Ce n’est donc pas le mot qui conditionne la pratique mais l’inverse (p. 19) car « la langue ne “dit” rien, c’est son usage qui produit une pensée » (p. 25).

La langue française, qui est une langue analytique, ne possède pas de neutre, mais le genre non marqué, le générique « masculin », a très souvent la fonction du neutre en matière de désignation d’animés humains4. C’est surtout le cas du pluriel dont la véritable fonction est de regrouper sans distinguer et sans discriminer5, il est par nature « inclusif »6 (p. 57). Sa fonction est similaire au « on » qui élimine toute référence à une personne précise. Ainsi la phrase « quand on gobe n’importe quelle théorie à la mode, forcément on est naïf » (p. 62).

Le « féminin », le genre marqué, pour sa part, signale plutôt une personne spécifique. On peut donc affirmer que le genre grammatical « masculin » est une forme par défaut ; il désigne l’homme qui se ne trouve nulle part, il est banal, général, indifférent et inclusif, tandis que le genre grammatical « féminin » fait souvent appel à un référent extralinguistique, il est singulier, spécifiant et exclusif. Il s’agit là de faits linguistiques et non d’injustices sociales. L’argument qui consiste à dire que le masculin générique « invisibilise » les femmes ne tient pas, l’existence des formes impersonnelles le démontre : la phrase « il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille » contribuerait-elle à la valorisation de l’homme et à la domination des femmes ? (p. 61). De même, l’absence de genre grammatical dans une langue (par exemple les langues finno-ougriennes et altaïques) n’est pas une garantie d’égalité politique et sociale entre les sexes7.

Les deux genres grammaticaux s’opposent donc structurellement dans un but de classification des mots : ils nuancent le discours grâce à leurs propriétés formelles et non en vertu d’un quelconque privilège octroyé au sexe masculin. Le genre grammatical sert donc à distinguer des catégories de mots, il ne dit pas la vérité ontologique du monde. Quand on dit « chef d’orchestre » on pense a priori à un homme… mais la langue française n’y est pour rien ! Ce sont les conditions sociales qui sont exprimées au moyen de la langue et non la langue qui aligne les sociétés sur son système grammatical ; la grammaire ne décide pas de l’état de la société.

Le genre grammatical est un formalisme linguistique, une affaire de classifications, de fonctions et d’accords. Il n’a de sens que dans un système grammatical et non social (p. 51-52). Il mêle des questions de stylistique ou de contexte qui n’ont rien à voir avec l’égalité (p. 58). Souhaiter l’égalité représentative dans la langue n’est donc qu’une lubie militante qui n’a rien à voir avec la grammaire8.

Le discours sur la langue n’est pas la langue

L’un des arguments principaux des défenseurs de « l’écriture inclusive » consiste à citer les propos masculinistes des grammairiens Vaugelas (1647), Bouhours (1675) ou Beauzée (1767) afin de prouver qu’une norme machiste (« le masculin l’emporte sur le féminin » car « le genre masculin est réputé le plus noble ») régit historiquement la langue française de l’intérieur. Ce raisonnement anachronique oublie que « noble », « masculin » et « féminin » ne sont pas des concepts identiques selon les sociétés et les époques et que l’ordre social d’Ancien Régime était lié à la noblesse dont la transmission était masculine ; or ce temps est révolu depuis longtemps. Ce n’est pas parce que tel penseur exprime les normes de la société ou les représentations sociales de son temps que la langue se plie, dans son fonctionnement, à ses opinions (p. 109-110). En effet, ordre grammatical et ordre moral ne coïncident pas, il s’agit de deux systèmes disjoints.

L’évolution qui a permis aux femmes d’exercer des métiers de pouvoir n’a donc rien à voir avec la grammaire (p. 84) ; ce n’est pas la langue qui a empêché des vocations mais les normes sociales. Aussi pourrait-on établir une liste de métiers modestes et ingrats (borin, chatraire, falot, éboueur…) et montrer leur absence de féminin (p. 85). L’idée que les mâles auraient confisqué les fonctions les plus élevées, dans la langue, est donc sans fondement. Car la réalité historique est indépendante de la grammaire : une langue évolue en fonction de critères fonctionnels et pragmatiques et non moraux, le véritable élément décisif est l’usage (p. 78). C’est pourquoi la bipartition radicale inclusiviste nous empêche de comprendre l’histoire ainsi que la complexité des phénomènes linguistiques. Ce qui pose problème dans la plupart des cas de féminisation forcée des mots n’est pas une supposée résistance machiste à l’évolution de la langue, mais la convergence de difficultés d’ordre linguistique : la morphologie des mots, les doublons, l’absence de traditions professionnelles ou l’existence de la forme « masculine » générique (p. 82).

La mémoire des mots

Les mots ont une mémoire et sont en même temps porteurs d’oubli. La langue est un processus qui s’inscrit sur le temps long, ses principes organisateurs sont liés à des structures indépendantes dont les mécanismes sont souvent dus au hasard ou à des raisons d’ordre pratique. Le fonctionnement des mots est motivé par une multiplicité de causes qui dévoilent certes les configurations de la société. Cela veut dire que c’est le mouvement social qui dicte sa nécessité à la langue et non l’inverse. Si la langue est « en retard » par rapport aux évolutions de la société, si elle semble résister au changement, c’est parce qu’elle est le produit de l’usage et non de décisions théoriques (p. 93). C’est précisément parce que les mentalités évoluent que la langue se transforme sans cesse et que personne ne peut contrôler le rythme de cette évolution.

L’écriture est conservatrice – au sens propre et non au sens moral du terme – car sa transmission est fondée sur la séquence : permanence, changement. L’histoire de l’écriture (et en général de toute notation) est justement l’histoire d’une conservation (p. 103). La fixité structurelle de la langue (notamment sa morphologie) est le moteur de sa subtile transformation : la langue change sans cesse (cela n’est ni négatif ni positif) sans changer ses fondements (p. 43).

Ainsi, l’étude de l’étymologie, le plurilinguisme et la traduction comparée mettent à mal l’inclusivisme postmoderne. Ils montrent que les langues ne conditionnent pas la description du réel ni la pensée puisqu’il n’y en a pas deux qui découpent le réel de la même manière. Les personnes bilingues ne sont pas schizophrènes dans leurs représentations des genres lorsque ces derniers divergent ou changent de forme dans les différentes langues qu’elles parlent9. La langue n’a pas d’emprise sur elles, elle ne pense pas à leur place.

Remettre les points sur les « i »

Le livre de J. Szlamowicz démontre que la langue n’est ni coupable, ni mal intentionnée, ni réactionnaire, ni sexiste10. Sa fonction n’est pas de réparer des injustices réelles ou supposées. La langue n’est pas une institution sociale mais un fait social (p. 128), une règle de grammaire n’est pas une décision de justice mais la formulation d’une règle observée. La langue ne relève donc pas de l’égalité et une pratique sociologisante de la grammaire est contraire à toute science linguistique.

L’inclusivisme est une nouvelle forme de sexisme, une technocratie morale mue par un anticonformisme qui n’est comme souvent qu’un conformisme. Ceux qui s’érigent en nos nouveaux directeurs de conscience veulent à tout prix faire de leurs désirs une réalité objective, ils plaquent sur la langue leurs projections personnelles. En s’immisçant dans la grammaire, ils entendent également contrôler les pensées par le biais de graphies idéologiques qui leur servent d’outils de propagande. Il s’agit surtout de « s’inventer un flic pour faire semblant de s’en libérer – surtout quand on a prétention à devenir le nouveau flic de la grammaire » (p. 84).

Notes

1Cet essai est suivi d’un texte de Xavier-Laurent Salvador : « Archéologie et étymologie du genre » (p. 137-185).

4 – Même s’il existe également des « féminins » génériques comme personne, victime ou recrue.

5 – Certains mots changent de genre grammatical au pluriel comme orgues, amours. Ce changement de forme n’implique aucune représentation féminine et n’altère pas leur caractère générique.

6 – Voir le texte de C. Kintzler « Faites le test “Bisous à tous deux” » : http://www.mezetulle.fr/ecriture-inclusive-separatrice-dossier/

7 – Voir André Perrin « La langue française : reflet et instrument du sexisme ? » http://www.mezetulle.fr/langue-francaise-reflet-instrument-du-sexisme/

8 – Cette erreur de raisonnement sous-tend une volonté d’inscrire la parité homme-femme dans la langue ; elle est fondée sur la confusion entre symétrie et égalité et sur un anti-structuralisme linguistique qui cherche à adapter la langue aux évolutions sociales. Le progressisme lexical est un écueil dans lequel tombent d’excellents linguistes comme Bernard Cerquiglini (Le La ministre est enceinte ou la grande querelle de la féminisation des noms, Seuil, 2018).

9 – Le monstre du Loch Ness est désigné au féminin en anglais (She is Nessie). L’allemand utilise l’article défini neutre pour nommer la femme (Das Weib). Ce n’est pas parce qu’en italien on vouvoie toutes les personnes au féminin (Signore, l’ho chiamata ieri) que les Italiens ont une représentation « féminine » de la politesse. Ce n’est pas parce que le mot « musicien » n’a pas de forme féminine en espagnol, qu’il est générique (« músico »), que les musiciennes n’existent pas dans le monde hispanique ou qu’elles sont « invisibilisées » par la langue espagnole.

« Puisque », ou la fausse évidence

Dans les ouvrages consacrés à la langue française, la conjonction de subordination puisque est souvent opposée à la locution conjonctive parce que : contrairement à la seconde, la première introduirait une cause déjà connue du destinataire de l’énoncé. En réalité, puisque a moins à voir avec la cause qu’avec la justification.

Cause, raison et modalité

Certes, cette distinction entre puisque et parce que n’est pas totalement dépourvue de pertinence. Si un professeur annonce à ses étudiants : « Il n’y aura pas cours la semaine prochaine puisque je me rends à un colloque », il fera preuve d’une certaine méconnaissance de la langue (ou de son adhésion au solipsisme). S’il emploie parce que, il n’encourra pas le même reproche. Autre exemple, où cette fois « la cause est connue du destinataire » : « Je t’ai attendu à la sortie puisqu’on devait prendre le métro ensemble. » Ici, puisque renvoie à quelque chose qui, semble-t-il, a été convenu entre les locuteurs. D’où son aspect polémique : tu savais pertinemment qu’on devait prendre le métro ensemble ; pourquoi, dès lors, si tu es sorti le premier, ne m’as-tu pas attendu ? Plutôt que de simplement rappeler une cause, l’utilisateur de puisque enjoint à son interlocuteur de souscrire à un raisonnement présenté comme imparable.

Il se peut d’ailleurs, lorsqu’on emploie puisque, que la cause ne soit pas connue du destinataire. C’est de toute façon, la cause une fois énoncée, à l’évidence d’une relation qu’on lui demande d’adhérer : « Les pompiers ne devraient plus tarder puisqu’on les a appelés il y a cinq minutes. » Dans les deux cas, puisque (qui, au cours de l’Histoire, a pu s’écrire puis que, avec parfois un donc se glissant entre les deux) nous ramène à quelque chose de déjà établi, implicitement ou explicitement ; qu’est-ce qui précède alors puisque et lui confère un tel crédit ?

Considérons plus précisément la distinction entre parce que et puisque. Voici deux énoncés tout à fait acceptables :

  1. Les enfants sont allés à pied à l’école parce qu’il n’y avait pas de bus.
  2. Les enfants sont allés à pied à l’école puisqu’il n’y avait pas de bus.

Ce qui distingue ces deux énoncés, c’est moins – répétons-le – la question épistémique (mon interlocuteur connaît ou non la cause de ce trajet pédestre) que la nature du lien que je vise à établir entre deux éléments. La seconde phrase peut très bien être adressée à quelqu’un qui ignorait que ce jour-là la neige avait empêché les bus de circuler. Seulement, en utilisant puisque, ce n’est plus à la neutralité objective d’une explication que je recours, mais à une implication logique (puisque est un peu comme un si plus persuasif) à laquelle s’ajoute une dimension modale (la modalité se rapporte au caractère nécessaire ou possible d’une proposition) : il a bien fallu que les enfants aillent à l’école à pied puisqu’il n’y avait pas de bus (cette dimension modale s’accompagnant souvent d’une coloration affective particulière de l’énonciation). Cela peut se traduire ainsi : p → □q (une proposition implique la nécessité d’une autre proposition). Puisque se sent une telle force de persuasion qu’il se verrait volontiers en instrument de la logique modale. C’est pourquoi la proposition principale à laquelle il est subordonné contient souvent un verbe (falloir, devoir) exprimant la nécessité :

« Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade, / Il faut des médecins, il faut des avocats. » (La Fontaine, Fables, XII, 25)

L’utilisateur de puisque n’assume pas la « cause » que cette conjonction introduit : il la présente comme allant de soi. Mais puisque, loin d’exprimer une cause, peut aller (comme si) jusqu’à introduire un explicandum, l’explicans étant énoncé ensuite. Si nous renversons les termes de notre exemple, cela donne :

  1. Puisque les enfants sont allés à pied à l’école, c’est qu’il n’y avait pas de bus.

Ici, une des causes possibles (l’absence de bus) est transformée en condition suffisante par l’utilisation de puisque, lequel précède immédiatement la mention de la conséquence plutôt que celle de la cause !

Différents types de raisonnement

D’une façon générale, plutôt qu’à un « pourquoi ? » puisque répond à la question : « qu’est-ce qui m’autorise ou me conduit à dire que ? ». Dans une phrase comme : « Puisque tu veux tout savoir, elle a démissionné », puisque n’introduit en rien la cause de la proposition principale mais la justification d’une énonciation : puisque tu veux tout savoir, je te dis qu’elle a démissionné.

Parmi les divers emplois de puisque, il se rencontre ainsi des versions « faibles ». Parfois, puisque (auquel pourraient alors se substituer des parenthèses ou des tirets, ou encore la locution adverbiale en effet) ne fait qu’étayer une proposition en l’explicitant sous un jour particulier. Dans l’exemple suivant, il pourrait se traduire par « comme nous le montre le fait que », « comme nous permet de le dire le fait que » :

« Quoique l’Ancien Régime soit encore bien près de nous, puisque nous rencontrons tous les jours des hommes qui sont nés sous ses lois, il semble déjà se perdre dans la nuit des temps. » (Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution)

Autre exemple de puisque dans sa version faible, où l’on aboutit à une quasi-tautologie :

« Puisque épos signifiait discours chez les Grecs, un poème épique était donc un discours. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

De même, quand on utilise le tour « puisque c’est de lui qu’il s’agit » après avoir dit quelque chose de quelqu’un qu’on n’a pas d’abord nommé, le « puisque » est superflu, il précise et ne justifie pas.

Puisque ramenant à une chose qui est censée avoir déjà été admise, il arrive que les auteurs s’en servent pour renvoyer à ce qu’ils ont eux-mêmes affirmé antérieurement. En voici deux exemples tirés du Dictionnaire philosophique de Voltaire :

« Puisque nous avons parlé de la préférence qu’on peut donner quelquefois aux modernes sur les anciens, on oserait présumer ici que l’Art poétique de Boileau est supérieur à celui d’Horace. »
« Puisque nous avons cité Platon sur l’amour, pourquoi ne le citerions-nous pas sur le beau, puisque le beau se fait aimer ? »

Un autre exemple encore, emprunté à Rousseau (Du contrat social) :

« Je n’entends point par tout cela qu’il faille avoir des esclaves ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prouvé le contraire. »

Dans de nombreux cas, puisque pourrait facilement être remplacé par une locution conjonctive (d’allure plus objective) comme « alors même que », « étant donné que », « du moment que », « vu que », comme dans cet exemple extrait de l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales :

« Mais pourquoi mourrons-nous de la mort spirituelle, puisque nous avons un remède si souverain [la confession] ? »

Puisque est souvent au service d’un raisonnement a fortiori : puisque p est vrai, alors q est vrai à plus forte raison. En voici trois exemples :

– « Comment de toy pourrais-je estre content ? / Qui apprendra ton cœur d’estre constant / Puis que le mien ne le luy peult apprendre ? » (Extrait d’un des sonnets de La Boétie insérés dans les Essais de Montaigne)
– « Comment peut-on répondre de ce qu’on voudra à l’avenir, puisque l’on ne sait pas précisément ce que l’on veut dans le temps présent ? » (La Rochefoucauld, Maximes)
– « Je ne donnerai que cet exemple de l’aveuglement des traducteurs et des commentateurs : puisque Brunoy, le plus impartial de tous, s’est égaré à ce point, que ne doit-on pas attendre des autres ? » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

D’autre part, puisque prête facilement son concours à l’argument d’autorité :

« ainsi nous devons croire aux incubes et aux succubes, puisque nos maîtres y ont toujours cru ». (Ibid.)

On rencontre aussi ce que j’appellerai le « puisque faute de grives », le puisque de la résignation :

– « Puisque nous ne la pouvons aveindre [la grandeur], vengeons-nous à en médire. » (Montaigne, Essais, III, 7)
– « Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique)

Retour à la modalité

Revenons à ce qui m’apparaît comme le trait le plus significatif de puisque : son aptitude (ou sa prétention) modale. Première hypothèse, dont nous avons déjà vu des exemples, une proposition implique la nécessité d’une autre proposition (p → □q). Mais, comme nous l’avons également suggéré, la nécessité peut s’appliquer, dans d’autres cas, à l’implication elle-même : □(p → q). Puisque p, c’est que q. (La plaisanterie énonçant que la principale cause de divorce est le mariage joue sur la confusion entre cause et implication nécessaire.) En voici l’exemple rêvé, expression du fatalisme :

« On aperçoit dans ses écrits [ceux de Goethe] une philosophie dédaigneuse, qui dit au bien comme au mal : cela doit être, puisque cela est. » (De Staël, De l’Allemagne)

Autre exemple où une implication de ce genre est formulée en termes explicites :

« Cette chambre était nécessairement composée de membres amovibles, puisque tous avaient d’autres emplois : de sorte que qui était juge à Paris à la Toussaint, allait commander les troupes à la Pentecôte. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

Dernier exemple, pris dans la même œuvre :

« Il faut que le plaisir de gouverner soit bien grand, puisque tant de gens veulent s’en mêler. »

Autre cas (et nouvel opérateur modal), une proposition implique la possibilité d’une autre proposition : p →◇q. En voici un exemple (dans le cadre d’un raisonnement a fortiori) :

« Ainsi puisque vingt-cinq ans après elle eut un roi de Cérare pour amant, elle [Sarah] avait pu avec vingt-cinq ans de moins inspirer quelque passion au pharaon d’Égypte. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

Autre exemple, issu de la même œuvre, où le verbe devoir ne traduit pas la nécessité mais la probabilité :

« Les chars devaient être en usage longtemps avant la guerre de Troie, puisque Homère ne dit point que ce fut une invention nouvelle. »

Rhétorique

Pour mieux emporter l’adhésion, la proposition principale dont dépend la subordonnée introduite par puisque use de tout l’arsenal rhétorique : phrases de type exclamatif (même lorsqu’elles se concluent par un point d’interrogation purement oratoire) ou de type injonctif ; tournures comme « il ne faut pas s’étonner » ou « ce n’est pas merveille ». La forme négative (interro-négative, en particulier) est très présente ; il s’agit, pour reprendre une distinction d’Oswald Ducrot, de négation polémique et non descriptive : une négation qui implique que le locuteur contredit une affirmation préalable (le plus souvent implicite) ou supposée. Voici un exemple d’injonction négative :

« Ne nous étonnons pas que l’homme, avec tout son orgueil, naisse entre la matière fécale et l’urine, puisque ces parties de lui-même, plus ou moins élaborées, plus souvent ou plus rarement expulsées, plus ou moins putrides, décident de son caractère et de la plupart des actions de sa vie. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

Exemple de question oratoire :

« Que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ? » (Bossuet, Sermon sur la mort et brièveté de la vie)

Autre exemple de question oratoire (ou « rhétorique »), recourant celle-ci à la forme interro-négative :

« Puisque l’admiration pour le beau se rapporte toujours à la Divinité, et que l’élan même des pensées fortes nous fait remonter vers notre origine, pourquoi donc la puissance d’aimer, la poésie, la philosophie, ne seraient-elles pas les colonnes du temple de la foi ? » (De Staël, De l’Allemagne)

Certaines tournures de la conversation familière (où puisque est d’ailleurs concurrencé par si) font l’ellipse de la proposition principale (ce à quoi il s’agit d’adhérer ayant été énoncé plus tôt). Premier cas : « Puisque je te le dis ! », où l’énonciateur demande à son interlocuteur de lui faire confiance intuitu personae. C’est une sorte d’argument d’autorité dans lequel on invoque sa propre autorité. Second cas : « Puisque tu le dis… », où, sans dissimuler une certaine réticence, un locuteur consent à souscrire au propos d’un autre au seul nom de la confiance qu’il peut avoir en ce dernier.

Tous ces exemples nous ont menés assez loin de l’idée de cause à laquelle on rattache trop souvent puisque. Cette conjonction, dans un contexte où sont mis en œuvre tous les artifices de la rhétorique, fait de la proposition qu’elle ouvre une justification : justification d’une autre proposition pour laquelle il importe de recueillir l’adhésion d’un interlocuteur ou d’un lecteur. À chacun, devant un puisque, de se rendre ou non à l’évidence suggérée (ou assénée) par ce connecteur puissamment argumentatif. L’opération dans son ensemble constitue une implication déguisée, dont la logique modale – ici fortement teintée de subjectivité – peut assez bien rendre compte. Puisque je vous le dis… il faut me croire !

Mais que veut donc dire « or » ?

Au sein de la famille des conjonctions de coordination (mais, ou, et, donc, or, ni, car), c’est en général donc qui est présenté comme un intrus : il fonctionne comme un adverbe (notamment par son caractère déplaçable1). La singularité de la particule or n’est pas de même nature2 : elle réside dans la difficulté qu’il y a à cerner sa valeur sémantique.

Première approche

Dans certains dictionnaires ou grammaires, or se voit curieusement assigner une fonction d’opposition ou de concession. Mais l’usage ne confirme pas cette façon de voir. Ailleurs, on parle – ce n’est pas faux mais insuffisamment précis – de mise en relief. Finalement, les ouvrages doivent souvent se contenter, quand ils définissent or, d’évoquer un rôle de transition, ce qui est tout de même un peu vague. L’étymologie pourra-t-elle nous éclairer ? Le Dictionnaire général de la langue française de Hatzfeld et Darmesteter nous apprend qu’or vient « du latin populaire hora, contraction familière pour hac hora, à cette heure ». D’où le sens : « au point où en est le raisonnement ». Dans le même ordre d’idée, le Robert énonce aujourd’hui que la conjonction or « marque un moment d’une durée, d’un raisonnement ». Et Littré parlait d’une « conjonction qui sert à lier la mineure d’un argument à la majeure, et dont la signification est une dérivation de celle de ore, maintenant ». Ainsi, or se retrouve dans lors, alors, lorsque, dorénavant, désormais, etc. Comme le montre cette définition, c’est par le biais du syllogisme qu’on parvient le plus souvent à saisir le sens d’or. Pour mieux comprendre cette « particule conjonctive », il n’est peut-être pas inutile de partir d’exemples du langage courant ; puis d’en examiner l’emploi chez l’un de nos plus grands écrivains.

De la vie quotidienne au syllogisme

J’ai pris des billets pour Aix-en-Provence.
Or, la réunion se tient finalement à Marseille.
Il faut donc que je modifie ma réservation.

On voit bien qu’or n’introduit pas ici une contradiction. Le fait que la réunion se tienne à Marseille ne contredit pas le fait que j’aie réservé des billets pour Aix. Or annonce plutôt un fait qui vient contrarier la corrélation que j’avais établie entre deux autres faits, ou plus exactement entre un fait et un désir : acheter des billets de train pour Aix-en-Provence ; me rendre à une réunion déterminée. Le lieu prévu pour la réunion ayant changé, ma stratégie s’écroule. Or permet de faire échec à une (possible) contradiction : celle qui consisterait à me satisfaire d’un billet pour Aix alors que mon but (qui n’a pas changé) est de me rendre à une réunion qui, en définitive, aura lieu à Marseille. Or annonce un changement d’orientation.

Autre exemple. On s’était dit qu’on se retrouverait à la bibliothèque jeudi ; or, jeudi est un jour férié ; donc, il faudra trouver un autre moment. Là encore, pas de contradiction mais un changement de plan. Il semble qu’or ne puisse se saisir que dans le cadre d’une opération mentale tripartite : ; or ; donc p est à reconsidérer. P exprimait quelque chose qui cesse d’être possible (ou adéquat, dans le premier exemple).

Or intervient souvent dans des circonstances conflictuelles. Tu m’avais promis de faire quelque chose ; or, tu ne l’as pas fait ; ma confiance en toi s’en trouve altérée. La proposition introduite par or ne contredit pas la première (il y a bien eu promesse) ; elle énonce que cette promesse n’a pas été tenue. La conclusion est en quelque sorte elliptique. Elle sous-entend une proposition d’ordre général qu’on pourrait formuler ainsi : la non-exécution d’une promesse entache la confiance qu’on peut avoir en la personne qui s’en est rendue « coupable ».

Cette opération tripartite évoque évidemment le syllogisme. Mais de quelle façon le changement que nous venons d’associer à l’usage d’or s’y retrouve-t-il ?

Les animaux sont mortels.
Or, les hommes sont des animaux.
Donc, les hommes sont mortels.

La deuxième proposition (mineure) ne contredit pas la première ; et elle ne modifie en rien sa justesse ou sa pertinence. Que fait donc alors cet or ? Il nous fait passer du genre à l’espèce, préparant la conclusion selon laquelle un groupe déterminé entre dans le champ d’application d’une proposition plus générale (la majeure). Donc, s’il y a changement, c’est dans l’orientation du regard : le changement n’affecte plus ici un fait ou un rapport mais le regard que nous portons sur une proposition. Nous étions partis des animaux et nous « découvrons » que nous allons mourir – changement radical du regard. Pour les logiciens de Port-Royal, l’une des prémisses d’un syllogisme contient sa conclusion et l’autre fait voir cette relation. Le syllogisme, qui repose sur l’axiome selon lequel deux termes identiques à un troisième sont identiques entre eux, a pour but de montrer une identité qui n’apparaît pas immédiatement. De façon plus lâche, or a pour but d’attirer l’attention sur la conséquence (laquelle n’a pas forcément besoin d’être explicitée) qu’entraîne la mise en relation de deux éléments.

On le voit, la valeur nettement argumentative de cette conjonction lui confère une particulière proximité avec la logique, même si or ne peut se ramener facilement (contrairement à et, ou, donc…) à la logique formelle proprement dite. Ce qui distingue, en tout cas, le langage naturel de la logique, c’est son caractère elliptique : on saute des étapes, on mise sur l’implicite, la présupposition. Par exemple, le raisonnement de la bibliothèque, s’il était parfaitement explicite, deviendrait : nous devions nous voir à la bibliothèque jeudi ; or, jeudi est férié ; or, les bibliothèques sont fermées les jours fériés ; donc, la bibliothèque où nous devions nous voir sera fermée ; donc, nous ne pourrons nous y rencontrer ; donc, si nous voulons nous y retrouver, il faut choisir un autre jour. Heureusement, la conversation usuelle fait l’économie de quelques-unes de ces étapes !

Chez Pascal

La valeur argumentative de la conjonction or me conduit à considérer son emploi chez le plus grand des écrivains logiciens : Pascal (il aurait mieux aimé qu’on lui reconnût la qualité de « géomètre »). Contrairement à la plupart de ses contemporains, qui leur préfèrent en général l’asyndète, Pascal multiplie les connecteurs propositionnels (puisque, c’est pourquoi, de sorte que, mais, donc, ainsi, car, cependant, non pas…). Certes, il use aussi de l’ellipse : « Diseur de bons mots, mauvais caractère. » Comme l’écrit le critique Victor Giraud, sa pensée « est si rapide qu’elle brûle constamment les étapes […] et supprime les intermédiaires, les mots inutiles ou peu utiles »3 . Mais un autre commentateur4 souligne que le « mathématicien de génie » qu’est Pascal « semble incapable de se départir un seul instant du besoin de démontrer ».

Lorsqu’on parle d’un « marqueur discursif » comme or, sémantique et pragmatique sont, plus que jamais, difficiles à distinguer. Or, chez Pascal, est souvent l’expression d’une mise en garde. Premier exemple, dans lequel il s’agit de contrecarrer une identification fallacieuse, et donc d’établir une distinction (entre le sentiment qu’on éprouve à l’égard du fait de s’être trompé et celui qu’on éprouve en se rendant compte qu’on n’a pas abordé une question sous tous ses angles). A ≠ B :

« Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité. Il se contente de cela, parce qu’il voit qu’il ne se trompait pas, et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on n’a pas de honte de ne pas tout voir ; mais on ne veut pas s’être trompé. »

Autre exemple de mise en garde contre une possible confusion (entre preuve et sentiment), dans lequel, comme dans plusieurs autres cas que je recense ici, la conclusion est implicite :

« Les principales raisons des Pyrrhoniens sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité. »

À l’inverse des deux premiers cas, il s’agit dans l’exemple suivant de s’opposer à une distinction trompeuse, donc d’établir une égalité (entre la gravité du mensonge et celle de l’abus de la vérité). A = B :

« Les astrologues, les alchimistes, etc., ont quelques principes ; mais ils en abusent. Or, l’abus des vérités doit être autant puni que l’introduction du mensonge. »

Mise en garde nous avertissant du caractère radical de la conséquence qui vient d’être dégagée :

« Il n’est question [dans l’esprit de finesse] que d’avoir bonne vue : mais il faut l’avoir bonne ; car les principes en sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes ; et ensuite l’esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus. »

Dans l’exemple suivant, or met fin à l’incertitude relative au sens d’une implication logique (pq ou qp ?) :

« J’aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites-vous, si j’avais la foi. Et moi je vous dis que vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté ces plaisirs. Or c’est à vous à commencer. Si je pouvais je vous donnerais la foi : je ne le puis, ni par conséquent éprouver la vérité de ce que vous dites : mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs, et éprouver si ce que je dis est vrai. »

Or intervient régulièrement dans le cadre d’une réduction à l’absurde, opération par laquelle on montre la fausseté d’une proposition en prouvant qu’elle amène à contredire une autre proposition déjà reconnue :

« Le dessein de Dieu est plus de perfectionner la volonté que l’esprit. Or la clarté parfaite ne servirait qu’à l’esprit, et nuirait à la volonté. […] Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie et découvert en partie ».

Voici deux autres exemples de raisonnement par l’absurde, qui peuvent, comme le précédent, s’exprimer sous la forme de syllogismes hypothétiques :

« Il y en a de faux et de vrais [des miracles]. Il faut une marque pour les connaître ; autrement ils seraient inutiles. Or, ils ne sont pas inutiles, et sont au contraire fondements. »

« Les hommes doivent à Dieu de recevoir la religion qu’il leur envoie ; Dieu doit aux hommes de ne pas les induire en erreur. Or, ils seraient induits en erreur, si les faiseurs de miracles annonçaient une doctrine qui ne parût pas visiblement fausse aux lumières du sens commun, et si un plus grand faiseur de miracles n’avait déjà averti de ne pas les croire. »

Une hypothèse (résultant d’un « comme si ») ayant été faite, or introduit la mention de ses conséquences et concourt ainsi à démontrer qu’elle confirme ce pour quoi elle a été imaginée :

« Je vois qu’ils [quelques objets plaisants] ne m’aideraient pas à mourir : je mourrai seul : il faut donc faire comme si j’étais seul : or si j’étais seul, je ne bâtirais pas des maisons, je ne m’embarrasserais point dans les occupations tumultuaires ; je ne chercherais l’estime de personne, mais je tâcherais seulement à découvrir la vérité. »

Mise en garde – aboutissant à une élucidation – contre la croyance selon laquelle plusieurs entités pourraient répondre à une caractérisation déterminée. Autrement dit, réduction de l’extension d’un concept (ici, celui d’un être qui est en nous et qui n’est pas nous) à un élément unique. E = {a} :

« La vraie et unique vertu est de se haïr ; car on est haïssable par sa concupiscence ; et de chercher un être véritablement aimable, pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Or il n’y a que l’Être universel qui soit tel. Le Royaume de Dieu est en nous ; le bien universel est en nous, et n’est pas nous. »

Mise en garde contre l’erreur qui consisterait à inclure un élément dans un ensemble auquel il ne peut manifestement pas appartenir. a ∉ E :

« Les athées doivent dire des choses parfaitement claires. Or il faudrait avoir perdu le sens pour dire qu’il est parfaitement clair que l’âme est mortelle. Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic : mais il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. »

Dans l’exemple suivant (où la conclusion est énoncée avant les prémisses), il s’agit d’affirmer qu’un élément (Montaigne) appartient à l’ensemble qui vient d’être défini (l’ensemble de ceux qui ne se soucient pas de mourir chrétiennement). a ∈ E :

« On peut excuser ses sentiments [ceux de Montaigne] un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie, mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort ; car il faut renoncer à toute piété, si on ne veut au moins mourir chrétiennement : or il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre. »

Le dernier mot

Se faire chercheur d’or dans les Pensées de Pascal permet de comprendre un peu mieux cette particule insaisissable. Le lien qu’elle établit entre deux propositions ne se réduit pas au clin d’œil sémantique indistinct que constitue trop souvent le point-virgule. Or met sous tension un énoncé – impossible, inadéquat, insuffisant ou dont la portée doit être mise au jour – qui se résumerait sans cela, au mieux à un aphorisme, au pire à une assertion caduque. Or opère un changement d’orientation, or prolonge, précise et parfois rectifie, or signifie : je n’ai pas fini, j’ajoute quelque chose qui fera regarder autrement ce que je viens de dire et d’où résultera une nouvelle affirmation. C’est un outil d’éveil critique : l’énoncé qui précède or n’a jamais le dernier mot.

 

Notes

1 – On peut dire (ou écrire) aussi bien : Donc, il s’est abstenu que Il s’est donc abstenu.

2 – Cependant, la présence éventuelle d’une virgule après or n’est pas sans rapprocher cette conjonction de donc.

3 – Victor Giraud, Pascal. Œuvres choisies, Paris, Hatier, 1930, p. 571.

4 – Henri Margival, éditeur des Pensées (Paris, De Gigord, 1928, 8e éd., XLIX).

L’oreille et la langue

Sur la notion de « faute »

Nombreuses sont les publications qui se donnent pour but d’aider leurs lecteurs à ne plus faire aucune « faute » en matière de langue. Mais, se contentant de dresser un catalogue, elles interrogent rarement la notion même de « faute », comme si les fautes en question allaient de soi, comme si leur nature ou leur gravité n’étaient pas ce qui importait. Pour se demander ce qu’est une faute, et en proposer une amorce de typologie, il pourra être utile de partir de l’examen de quatre volumes publiés sous l’égide de l’Académie française entre 2014 et 20171. Nous verrons qu’il y a faute et « faute » : on gagne parfois à placer le terme entre guillemets.

Confusions

Il y a des fautes incontestables, celles qui résultent d’une confusion entre deux mots (ou deux locutions) qui se ressemblent par leur forme et qu’on appelle des paronymes. Si un auteur vous dédie un de ses livres, vous y attacherez plus de prix que s’il vous le dédicace. L’adhérence des pneus à la route est distincte de l’adhésion d’un militant à une cause. Si vous avez la chance d’avoir un professeur à la fois compréhensible et compréhensif, vous pourrez apprécier chez lui deux qualités bien différentes. On parlera de l’acception d’un mot mais de l’acceptation d’une condition ; on préférera en général un compte rendu partiel à un compte rendu partial. Ou bien encore on se perdra en conjectures sur les causes de telle ou telle conjoncture. Et on évitera de dire qu’un élément dénote (au lieu de détonne) dans un ensemble. Par ailleurs, on n’oubliera pas que d’ailleurs ne doit pas être confondu avec une locution qui lui ressemble ; on veillera aussi à ce que mettre à jour ne remplace pas indûment mettre au jour.

L’homonymie (la paronymie peut être définie comme une homonymie incomplète) donne lieu également à des erreurs : ne pas écrire qu’un air est emprunt de mélancolie. La satire est loin des satyres et les gènes de la gêne. Le plus grave a lieu lorsque la logique (dont nous reparlerons) n’a pas été en mesure d’empêcher la confusion née de l’homophonie. La plupart des jeunes gens écrivent aujourd’hui : Je ne pourrais assister au cours cet après-midi, alors même que le conditionnel n’a rien à faire là-dedans. Parfois aussi, on n’associe pas à un verbe qui admet des sens et des constructions différentes la préposition que requiert le contexte. Participer peut se construire avec deux prépositions, à et de, mais combien de fois la seconde se substitue illégitimement à la première ! Un autre verbe (moins utilisé) provoque des erreurs, c’est ressortir : on lit Cela ressort de ses attributions à la place de Cela ressortit à ses attributions (on peut d’ailleurs éviter ce verbe difficile et employer relever de) ; je vous sais gré de le noter (et non je vous suis gré). En résumé, l’homophonie et la paronymie produisent bel et bien des fautes, qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause en tant que fautes.

Maladresses

D’autres fautes sont des maladresses d’expression. Parmi elles, les pléonasmes se taillent la part du lion. Évitons de dire ou d’écrire que la température est chaude (élevée), que Brahms était un compositeur de musique, que mon interlocuteur s’est borné seulement à me répondre quelques mots, ou qu’il m’a souhaité ses vœux. Mais on rencontre d’autres genres de maladresses. Au chapitre des prépositions mal employées, l’un des volumes que j’ai épluchés critique la construction suivante : Il est plus grand par rapport à moi. Mais j’avoue que je n’ai jamais entendu cette formulation. Il y a longtemps, en revanche, que la locution au niveau de remplace malencontreusement en matière de, en ce qui concerne. Plus récemment, la locution adverbiale au final a supplanté le préférable finalement (ou en définitive). Depuis peu, le déroulé remplace assez curieusement le traditionnel déroulement. Dans un registre encore plus jargonnant, la modeste différence est menacée par un différentiel inattendu ; de même, le simple problème par une problématique hors sujet. La substitution de mandature à mandat ne semble pas non plus pertinente. Tout cela, plutôt que de nous ramener à la question des paronymes, traduit une tendance au néologisme2 inutile, à l’extension au langage courant de termes plus techniques à l’origine (spécifique, par exemple, l’emporte aujourd’hui sur particulier).

Combats d’arrière-garde

Mais il est un vaste domaine où nous suivrons moins volontiers les auteurs de ces volumes dans leur dénonciation de prétendues « fautes ». En premier lieu, on ne s’étonnera pas que le « bon usage de la langue française » soit réfractaire à l’importation de nombreux mots étrangers, anglais en particulier puisque c’est bien là que le « problème » se pose. Sont incriminés, parmi beaucoup d’autres : best-of, burn-out, buzz, cash, coach, deadline, listing, pitch, single, timing, le verbe twitterÀ propos de speed, il nous est dit : « évitons absolument de faire du nom anglais speed un adjectif français ». Quant au verbe relooker, il serait le « fruit des amours monstrueuses d’un verbe anglais et d’un préfixe […] français » ; mais il n’est pas nouveau que les emprunts « se francisent […] en adaptant leur forme à la physionomie de notre langue3 ». S’il est vrai que certains anglicismes paraissent inutiles (dispatcher quand on a répartir ; step by step pour pas à pas), il serait dommage de les écarter tous et de se priver ainsi du côté délibérément lapidaire qu’ont beaucoup d’entre eux. Les puristes n’ont pas assez confiance en notre langue : elle n’a rien à craindre, au fond, de ces divers emprunts.

Faut-il, d’autre part, résister à toute force au développement de la polysémie ? Les mots n’ont pas ne varietur un nombre d’acceptions déterminé. Ce n’est pas tant qu’ils changent de sens ; ils en acquièrent de nouveaux. C’est pourquoi les auteurs ont probablement tort de refuser qu’improbable puisse vouloir dire insolite ; de ne pas tolérer qu’on renseigne des formulaires aussi bien que des personnes ; que quelque part signifie d’une certaine façon ; qu’on parle d’un restaurant confidentiel ; qu’avatar soit, dans certains cas, synonyme de péripétie ; qu’un retour soit aussi une réponse, une réaction ; qu’évident soit devenu un concurrent de facile, et ultime de suprême ; qu’on dise que la météo (au lieu du temps) a été mauvaise la semaine dernière : par métonymie, cela peut très bien se justifier. Toutes ces acceptions nouvelles, l’usage, seul maître en la matière, les a consacrées – et le dictionnaire le suit.

Même chose pour le caractère transitif ou non des verbes. Les puristes voudraient qu’échanger ne puisse jamais être intransitif, mais l’usage les dément depuis un bon moment : Nous avons échangé tout l’été, nul besoin d’un complément d’objet. Inversement, les mêmes puristes souhaiteraient qu’exploser demeure intransitif, mais malheureusement pour eux il est désormais possible qu’un athlète explose un record. Peut-on se rappeler de quelque chose ? Si l’on s’arrête au sens du verbe rappeler, la préposition ne paraît pas à sa place. Mais l’usage a balayé cette considération ; les deux verbes pronominaux se rappeler et se souvenir étant synonymes, une construction unique s’est imposée : on se rappelle de quelque chose comme on se souvient de quelque chose. Le même type d’analogie syntaxique est né du rapprochement des emplois de pallier (à) et de remédier à. Quand l’oral exige des locuteurs un effort trop grand pour qu’une règle soit observée, c’est que cette règle a cédé à un usage contraire : l’oreille doit nous guider, et non l’application d’un savoir livresque. En matière de langue, il est erroné de prétendre qu’une faute sans cesse réitérée n’en demeure pas moins une faute. La summa divisio, pour revenir à elle, entre verbes transitifs et intransitifs doit donc être assouplie : « nous répugnons à murer les verbes dans deux catégories isolées4 ». En voici une autre illustration, soulignée par le linguiste Aurélien Sauvageot :

« On entend et on lit encore : au commencement de sa carrière, au début de sa carrière, et la synonymie des deux locutions est telle qu’on entend même employer désormais le verbe débuter comme équivalent de commencer : ‟Quand débutez-vous vos conférences ?” Cette innovation, qui provoque naturellement l’indignation des puristes, est la preuve que le sujet parlant ne fait plus de différence entre commencer et débuter parce qu’il n’en fait plus entre commencement et début5. »

Les puristes sont également hostiles à toute forme de conversion : pour eux, un mot appartient à une catégorie grammaticale déterminée et il ne doit pas en changer. Pourtant, ces déplacements sont incessants dans la langue : par exemple, un adjectif devient un nom ou un adverbe (le périphérique, il chante faux). On s’étonne donc du rejet par nos auteurs du mental comme nom (« cet emploi substantivé est fautif ») ou de celui de citoyen comme adjectif (un engagement citoyen) ; ou encore de leur refus que les participes passés vécu ou ressenti puissent être admis parmi les substantifs.

Logique de la langue et logique tout court

Y a-t-il une limite à partir de laquelle il est légitime de résister aux innovations langagières ? Si une telle limite existe, il semble qu’elle doive être de nature logique. Mais de quelle logique s’agit-il ? Deux logiques bien distinctes peuvent être ici mises en avant : une logique intrinsèque à la langue ; et une logique extrinsèque, la logique tout court. Prenons un exemple : est-il logique que le participe passé employé avec l’auxiliaire avoir s’accorde avec le complément d’objet direct lorsque celui-ci l’a précédé dans la phrase ? La décision que j’ai prise ne les a pas enchantés. Si l’on disait et que l’on écrivît : La décision que j’ai pris ne les a pas enchanté, on ne se ferait pas moins bien comprendre ; l’accord du participe passé, comme le notait en 1929 le linguiste suisse Henri Frei, « n’est nullement indispensable à l’intelligence de la phrase6 ». La règle en question, même si elle est bien établie aujourd’hui, n’a pas toujours été en vigueur ; elle a sa logique – et son charme – mais c’est une logique purement grammaticale.

D’autres règles sont dictées, non plus par la convention, mais par la raison elle-même. On aura beau faire et beau dire, il faudra attendre longtemps avant de pouvoir se déplacer en vélo. C’est un non-sens d’affirmer qu’on commémore un anniversaire (au lieu d’un événement). L’homme dont on envie les succès ne devrait jamais être remplacé par l’homme dont on envie ses succès – on rejoint ici la maladresse du pléonasme (C’est de lui dont je vous parle appartient à la même catégorie). Redoublements intempestifs, rentrer et rajouter ne devraient pas se substituer si souvent à entrer et ajouter. Si dire deux fois la même chose est maladroit (voire impropre), dire deux choses qui se contredisent est carrément fautif : choisir au hasard, par exemple, pose problème, ou encore s’avérer faux. Et puis il y a des distinctions auxquelles il serait dommage de renoncer. En voici un exemple intéressant (même s’il n’est pas très souvent appliqué) : Elle est la plus timide des filles de sa classe (on la compare à d’autres) ; C’est le jour de l’examen qu’elle a été le plus timide (on la compare à elle-même en d’autres circonstances).

Il me semble qu’il faut résister à certaines fautes logiques (sans oublier cependant qu’il y a dans le langage « quelque chose d’irréductible à la logique7 ») et tenir aux distinctions utiles. D’ailleurs, la langue fait souvent triompher la logique du sens sur celle de la grammaire. Si vos filles vous adressent une carte postale – ou un texto, c’est plus vraisemblable –, préférons qu’elles écrivent : On est bien arrivées plutôt que On est bien arrivé. Le rejet de cet indéfini impraticable s’opère pourtant au mépris des règles grammaticales les plus élémentaires. (Les puristes pourront faire remarquer que, dans ce cas, il vaut mieux employer le pronom personnel nous, mais c’est alors l’usage qui se trouve méprisé.)

Un cas intéressant est celui de la locution conjonctive après que. L’usage la fait suivre du subjonctif mais la grammaire exige l’indicatif, pour des raisons qui ne sont pas dépourvues de toute logique : l’indicatif est le mode de la réalisation, et puisque, par hypothèse, on mentionne une chose qui s’est effectivement produite… Après avant que, le subjonctif, mode de l’éventualité, s’impose au contraire. Mais le « malheur » est que ces deux locutions sont trop proches l’une de l’autre pour que l’usage accepte de les faire obéir à deux régimes distincts. Comme pour se rappeler (de), les efforts que demande l’emploi « correct » de la locution après que sont un peu trop grands pour qu’on tienne absolument à la faire suivre de l’indicatif. En pareil cas – où le respect de la règle relève de ce que les linguistes appellent l’hypercorrection – il vaut mieux céder, tolérer au moins que les autres se conforment à l’usage et en tout cas ne pas y voir de faute.

Il y a déjà plusieurs siècles qu’on admet l’accord dont la phrase suivante offre un exemple : Ce réalisateur est l’un de ceux qui a eu le plus de succès cette année. Cette tolérance peut sembler curieuse grammaticalement. Pour ce qui est du sens, c’est comme si, après avoir considéré un individu comme faisant partie d’un ensemble, on oubliait cet ensemble et qu’on ne retînt, dans sa singularité, que celui sur lequel on veut attirer l’attention. De même, ce n’est ni la grammaire ni la logique générale qui explique qu’on puisse écrire l’une comme l’autre de ces phrases sans commettre de faute : Les spectateurs ont laissé leur manteau au vestiaire ; Les spectateurs ont laissé leurs manteaux au vestiaire. Certes, il n’y a qu’un manteau par spectateur, mais, selon le regard qu’on porte sur la situation, la pluralité pourra être préférée à la première façon de voir les choses.

Les auteurs de ces volumes nous déconseillent d’employer promettre (au lieu d’assurer) pour quelque chose qui appartient au passé : Je vous promets que j’ai fait le nécessaire la semaine dernière. On pourrait leur opposer ce qu’en disait Henri Frei : « En réalité, promettre pour assurer est une figure, et rejeter une figure comme illogique, c’est rejeter toute figure, car toute figure est illogique par définition8. »

Registres

Reste la question des niveaux (ou registres) de langue : il n’est pas possible de voir des fautes là où l’usager recourt simplement à une langue orale plus qu’écrite, à un registre familier plutôt que soutenu. C’est d’abord oralement qu’une langue existe. Contrairement à ce qu’affirment nos auteurs, la voiture à Julie n’est pas une expression fautive, elle est seulement populaire. La locution prépositionnelle histoire de (histoire de voir ce que ça donnera) est parfaitement valable, et on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas dire, par exemple : c’est plié. À propos de la locution en mode, les auteurs critiquent un énoncé qui est non seulement correct mais savoureux : Il lui a répondu en mode « cause toujours ». Et lorsqu’ils recommandent de visiter un pays plutôt que de le faire (Nous avons fait la Grèce l’été dernier), ils semblent négliger que la connotation, si ce n’est la signification, n’est pas la même dans les deux cas. Il y a près de deux ans, une « primaire de la droite et du centre » avait opposé en finale deux candidats qui s’exprimaient différemment l’un de l’autre. Le premier pouvait dire : (Y) faut pas oublier ; le second (je ne sais pas si c’est l’une des raisons de sa défaite) parlait une langue qui n’est en usage nulle part : Il ne faut pas-z-oublier. Comme l’écrivent les auteurs d’un livre déjà ancien : « À la tradition normative est liée […] la confusion de la langue française avec la seule langue littéraire et écrite9 ».

Mais les décennies passent et les puristes demeurent, en dépit des linguistes qui ont su faire entendre un autre son de cloche. Voici comment l’auteur que j’ai déjà cité deux fois exposait sa démarche en 1929 :

« Adoptant l’état d’esprit de l’observateur qui se refuse à corriger ce qui est, je me suis penché sur la vie des signes avec le seul souci de l’objectivité, pour rechercher en quoi les fautes sont conditionnées par le fonctionnement du langage et comment elles le reflètent, car il est bien improbable, ami lecteur, que vous fassiez des fautes pour le simple plaisir d’être incorrect10. »

Henri Frei, pour qui les fautes servent dans de nombreux cas « à prévenir ou à réparer les déficits du langage correct », s’attachait dans ce livre à « déterminer les fonctions que ces fautes ont à satisfaire », fonctions qu’il déclinait en besoin d’assimilation, besoin de différenciation, besoin de brièveté, besoin d’invariabilité et besoin d’expressivité.

Trente ans plus tard, Pierre Guiraud concluait ainsi l’un de ses ouvrages :

« Si un jour on devait dire : des vitrails, vous disez, du bon tabac11, la cravate que j’ai mis ou même je sais pas, tous ces monstres qui violent une oreille façonnée par l’école et par la mode contribueraient à faire du français une langue plus simple, plus pure et plus universelle12. »

Mais le conservatisme est plus puissant en matière de langue que partout ailleurs. Événement comporte deux accents aigus et combatif ne prend qu’un t ; certains des locuteurs qui ont appris ces règles (ou ces exceptions) ne veulent pas (même après la réforme de 1990) qu’on y renonce. Plus une graphie est bizarre et plus elle leur est chère : ils ont le sentiment d’en garder jalousement le secret. Les auteurs des volumes que nous avons examinés ont parfois raison d’invoquer le « génie » – c’est-à-dire le caractère propre – de la langue française. Mais si – en rejetant systématiquement les emprunts, les acceptions et les constructions nouvelles, ainsi que les tours plus familiers – on y recourt sans discernement, on oublie que le génie d’une langue comprend aussi la façon dont elle évolue.

Notes

1Dire, ne pas dire. Du bon usage de la langue française, éd. Philippe Rey.

2 – « Néologisme » signifie mot nouveau mais aussi acception nouvelle.

3 – Albert Dauzat, Le génie de la langue française, Paris, Payot, 1943, p. 121.

4Ibid., p. 268.

5 – Aurélien Sauvageot, Portrait du vocabulaire français, Paris, Larousse, 1964, p. 78.

6 – Henri Frei, La grammaire des fautes, Presses universitaires de Rennes, 2011 [1929], p. 229.

7 – Benedetto Croce, « La philosophie du langage », in Essais d’esthétique, Paris, Gallimard, 1991, p. 234.

8Henri Frei, op. cit., p. 303.

9 – Émile Genouvrier et Jean Peytard, Linguistique et enseignement du français, Paris, Larousse, 1970, p. 85.

10 – Henri Frei, op. cit., p. 8.

11 – En prononçant le c.

12 – Pierre Guiraud, La syntaxe du français, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 1962, p. 126.

© Thierry Laisney, Mezetulle 2018.

Michel Sénéchal, l’art du chant et de la diction

Le chanteur Michel Sénéchal est mort le 1er avril – quelques articles parcimonieux dans la presse et un silence presque total sur les chaînes de tv de grande écoute. Je tiens tout particulièrement à célébrer sa mémoire.

Entendre Michel Sénéchal dans le rôle-titre de Platée à l’Opéra comique de Paris en 1977 (voir l’extrait vidéo ci-dessous) fut pour moi une révélation, un plongeon dans l’esthétique de l’opéra classique français du XVIIIe siècle. Ce ravissement, loin de me paralyser, fit que je me jetai avec avidité sur des textes dont certains m’étaient familiers mais qu’il fallait relire sous un autre angle et surtout d’une autre oreille – à commencer par ceux de Jean-Jacques Rousseau qui fut tout au long de mes méditations mon instituteur malveillant et lucide. Quelques années plus tard, portée par la stimulation intellectuelle et artistique qui entoura le tricentenaire de Rameau, je publiais mon premier livre, Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique. Et ce fut le début d’une longue route qui me mena de découverte en découverte, d’émerveillement en émerveillement.

J’ai rencontré Michel Sénéchal à cette époque, dans une des nombreuses rencontres tables rondes après spectacle qui se tenaient alors. Nous étions côte à côte, et je l’entends encore s’exclamer, me prenant à témoin au sujet de Platée : « Mais cet opéra, c’est d’abord du théâtre ! »

Oui c’est d’abord du théâtre, oui il y a du texte, et ce texte doit être dit sans qu’on l’escamote, qu’on le réduise en bouillie, qu’on lui fasse violence en décomposant les nasales, en faisant systématiquement les liaisons ou en n’en faisant aucune, en accentuant bêtement tout ce qu’on croit être important, ce qui sont des manières (il y en a hélas d’autres) de l’excuser d’être en français1.

Il faut entendre Michel Sénéchal chanter et dire un texte en langue française pour comprendre à la fois les subtilités et l’évidence de la diction, pour comprendre que la musique ne s’impose pas en dépit du texte, mais grâce à lui – y compris pour le démentir ou l’élargir. On comprend tout, on entend les vers, on comprend que l’ornement mesuré n’est pas un vain ornement…

(à voir aussi directement sur le site EnScènes)

C’est d’une oreille rafraîchie par le style de Michel Sénéchal qu’on pourra réentendre ou entendre les chanteurs attachés à cette belle tradition – entre autres, et toutes générations confondues : Nicolaï Gedda, Laurence Dale, Jean-Philippe Lafont, Luc Coadou, Alain Zaepffel, Jérôme Corréas.

À écouter la série de cinq émissions « Hommage à Michel Sénéchal » sur France-musique (« Arabesques » de François-Xavier Szymczak) du 9 au 13 avril  2018. https://www.francemusique.fr/emissions/arabesques/arabesques-du-lundi-09-avril-2018-60075

On lira une intéressante notice sur le site Forum Opera https://www.forumopera.com/actu/michel-senechal-1927-2018-limmortelle-grenouille et l’article de Christophe Huss dans Le Devoir https://www.ledevoir.com/culture/musique/524334/michel-senechal-un-tenor-de-caractere

1 Voir à ce sujet Dire le vers de Jean-Claude Milner et François Regnault (Paris : Seuil, 1987, nouvelle édition augmentée Lagrasse : Verdier, 2008).

Publications récentes de C. Kintzler

Comment dit-on « laïcité » en allemand ?

Deux récentes publications de Catherine Kintzler sur l’école et la reprise d’un entretien, traduit en allemand, sur la laïcité.

« Condorcet, le savoir libérateur », dans Les Grands Penseurs de l’éducation, sous la direction de Martine Fournier, Auxerre : Sciences humaines édition, 2018, p. 39-41. Ce volume rassemble des contributions consacrées à une bonne trentaine de penseurs et de pensées de l’éducation et de l’école depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Chaque contributeur a fait l’effort d’une présentation concise, avec un encadré supplémentaire abordant un aspect plus particulier.

« École, liberté, culture, humanités », dans le dossier d’hommage à Jean Zay coordonné par Jacques Garat, publié par la revue Humanisme n° 318 (février 2018). On pourra y lire les contributions de Florence Sautereau, Sébastien Clerc, Nico Hirtt et Charles Coutel.

La germaniste que je fus pendant mes études a eu l’occasion de se rafraîchir la mémoire et a trouvé dans ses souvenirs scolaires de quoi apprécier l’excellente traduction en allemand de la première partie de l’entretien de la Revue des Deux Mondes, traduction publiée dans Frei Denken n°1/21 2018, revue de l’Association suisse des Libres Penseurs (Freidenker-Vereinigung der Schweiz), p. 7 et suivantes. Le titre de l’entretien « Laizität in Frankreich » – ainsi que le site internet de l’association – nous permet de vérifier que, contrairement à une idée répandue et à ce que proposent les traducteurs automatiques, « laïcité » en allemand ne se dit ni « Säkularismus » ni « Laizismus » mais « Laizität » !
Lire le texte allemand en suivant ce lien : https://frei-denken.ch/news/2018-03-20/laizitaet-mehr-freiheiten-hervorgebracht-als-jede-religion-politischer-macht