Coronavirus 2020 – point alpha

Anne Baudart propose cette brève, intense et belle réflexion – où affleure sa longue fréquentation de la philosophie ancienne – sur l’épidémie de Covid-19 comme « point zéro », « point alpha dans un alphabet qui reste à écrire », moment critique d’appel à s’examiner et à tisser, peut-être, « une autre toile ».

La crise sanitaire due à l’action ravageuse du coronavirus se distribue selon plusieurs spectres : médical, économique et social, politique et éthique, mais aussi spirituel et religieux. Quels en seront les effets durables ? Nul ne peut le prédire, sauf à élaborer des hypothèses interprétatives fragiles, sujettes à la remise en cause, à peine formulées. Les corps, les cœurs, les esprits comme les sociétés n’en peuvent sortir indemnes. L’enfermement de la population mondiale, l’arrêt de la plupart des activités, engendrent quasi nécessairement un retour vers soi à titre individuel et collectif, poussent à une évaluation de ce que furent nos vies dans leur déroulé et leurs objectifs, jusqu’à ce point zéro auquel nous sommes confrontés depuis le 17 mars 2020 en France. Point zéro qui pourrait être pour chacun et pour tous un point alpha dans un alphabet qui reste à écrire dès aujourd’hui.

Leçon de sagesse avant tout. Ce qui nous frappe nous appelle à « relire le relié » de nos économies, de nos modes de vie, de parler, de penser, pour certains, de prier. Religieux et non religieux, croyants et non croyants ont à s’examiner, se reprendre, se redresser tant qu’ils le peuvent, tisser une autre toile que celle qui les a menés là où ils sont, à proximité du néant, dans une culture de mort, sans véritable signifié, sans signifiant.

Scénario d’apocalypse, disent les uns, promesse de renouveau, espèrent les autres, sidération laissant sans voix un grand nombre, interrogation lancinante pour tous, petits ou plus grands. Que seront les lendemains de l’affaissement de notre modèle planétaire livré aux caprices et variations du marché, à l’aveuglement des conduites, à la domination de quelques-uns, possesseurs de richesses sans frein ? Qui serons-nous après ce coup d’arrêt porté à nos usages les plus familiers, les plus anodins ? Disparus, ils nous laissent démunis et dans l’obligation de reconstruire les fils d’un monde désagrégé, en voie d’anéantissement lent et sournois ? Le virus qui frappe l’univers humain depuis près de six mois, nous contraint à poser la seule question qui vaille : qui et que sommes-nous devenus aujourd’hui ? Sommes-nous responsables de ce qui advient à un titre ou à un autre ? Pourquoi l’infiniment petit frappe-t-il de plein fouet le monde des hommes, sinon pour qu’à l’image du déluge, au temps de Noé, à l’enfermement dans l’arche avec les siens et les autres, il se reconfigure, recouvre vitalité, sens et finalité ? Du confinement mondial imposé sortira-t-il, un matin neuf, une nouvelle création dont un virus invisible et tueur aura été le facteur déclenchant ? Il pourrait alors détenir une vertu cathartique à l’échelle de la partie et du tout, de l’individu et du collectif. Être vecteur de sens et de raison régénérés, après avoir menacé d’extermination la planète hébergeant les hommes ? L’aléa d’un virus, nouvel opérateur de salut, si toutefois nous y consentons ?

Cette entrée a été publiée par le dans Lecture, philosophie générale, littérature, histoire, Revue.

Pour citer cet article

URL : https://www.mezetulle.fr/coronavirus-2020-point-alpha/ "Coronavirus 2020 – point alpha", par Anne Baudart, Mezetulle, 30 mars 2020

A propos de Anne Baudart

Anne Baudart, agrégée de philosophie, est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment : 'Naissances de la philosophie politique et religieuse', Poche-Le Pommier, 2e éd. augmentée d’une préface ; 'Socrate et Jésus', Poche-Le Pommier, 2018, 2e éd. augmentée d’une postface.

6 thoughts on “Coronavirus 2020 – point alpha

  1. jean-ollivier

    sur les trottoirs de la philosophie… la situation aux USA

    Le coronavirus crée de nouveaux problèmes et amplifie les anciens. Un exemple: les hôpitaux américains ont depuis longtemps du mal à évacuer (discharge) en toute sécurité les patients sans abri [en bon français des SDF] (homeless). Ce calcul déjà difficile devient angoissant lorsque la nécessité d’isoler les patients se heurte à la pression de la pandémie sur le système de santé.

    Si un sans-abri a le Covid-19 mais ne nécessite pas d’hospitalisation, les médecins peuvent envoyer le patient dans un refuge (shelter) ou dans la rue, où il pourrait propager le virus, ou bien le garder à l’hôpital, occupant un lit dont d’autres ont besoin. L’un ou l’autre chemin pourrait exacerber le bilan du virus. Le CDC a recommandé un logement en isolement (isolation housing) pour les sans-abri avec Covid-19, et certains endroits tentent de le créer. Note du traducteur : ça veut dire que rien n’existe à ce jour….

    Pensez maintenant à tous les problèmes sociaux auxquels les États-Unis étaient confrontés il y a trois mois, avant que quiconque ait jamais entendu parler du Covid-19 : un demi-million de sans-abri. Plus de 2 millions de personnes incarcérées. Des dizaines de millions de personnes souffrant de problèmes de santé mentale ou de toxicomanie non traités. Près de 28 millions dépourvus d’assurance santé. Et 40% des ménages ont moins de 400 $ d’économies d’urgence.

    Ce ne sont pas de petites nuisances aux franges de la pandémie. Ce sont des problèmes sociaux au cœur de l’Amérique en 2020. Chacun aggrave le défi de répondre au virus, et chacun peut être aggravé par la pandémie et le chaos économique qui sont déjà en cours.

    Tout comme le virus représente la plus grande menace pour les personnes souffrant d’autres problèmes de santé, les maladies existantes d’une société peuvent peut-être amplifier les dommages qu’elle peut causer. Nous ne savons pas encore à quel niveau ils s’élèveront. Mais il n’est pas trop tôt pour demander : à quoi ressemble la guérison? – John Tozzi (Bloomberg news 31_03_2020) ma traduction est strictement utilitaire Jean-ollivier

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  2. Lhuillery Alain

    Merci Madame pour cette réflexion. Je me permets deux passages du » Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien » de Vladimir Jankélévicth .
    « Faut-il le redire? C’est quand le savoir est complet, minutieux, sans lacunes, que son insuffisance est la plus irritante; c’est quand il ne manque rien qu’il manque l’essentiel!… l’imposture des gloires scandaleuses et la surestimation de l’apparence laissent souvent dans l’ombre l’essence spirituelle du message… c’est l’exubérance et la surabondance des images qui déterminent les malentendus et fabrique une science désaxée. L’apparence hypertrophiée éclipse la vérité »
    « Seule la bonne intention devance le virus filtrant de la tentation… Ce qu’il faut faire pour vouloir ? Ici nous devons dire enfin ce mot de tout, ce premier mot risque fort d’être à la fois un secret de Polichinelle et une vérité de La Palice.. ce mot de tout qui désigne une très fine pointe et un centre impalpable, ce je-ne-sais-quoi autour duquel nous n’avons cessé de tourner et que nous retrouverons après bien des circuits:
    Pour vouloir il n’est pas nécessaire d’être un athlète, il ne faut que le vouloir. Mais il faut le vouloir. » . Pazelle.

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  3. Nicolas Poirot

    Merci pour ces questionnements. Sans vouloir polémiquer, je questionnerais aussi volontiers les raisons qui peuvent, en ce grand moment d’inquiétude, tous nous pousser au genre d’hyperbole que l’on trouve dans cette phrase : « Être vecteur de sens et de raison régénérés, après avoir menacé d’extermination la planète hébergeant les hommes ? ». Est-il raisonnable de croire que ce coronavirus est en mesure d’exterminer, si ce n’est la planète, l’espèce humaine ? Ne nous ramène-t-il pas simplement devant une finitude qui est notre condition même ? Pour le reste, ne convient-il pas de garder aussi le sens des proportions et de rester quelque peu géomètre ? Lorsqu’il s’agit de théorie du moins. Car pour la pratique, nous conviendrons de sortir masqués.

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  4. Lio

    Deuil au pays des Zombies

    Ça avait pourtant bien commencé au début. J’avais écouté le Président, je m’étais retrouvé par un beau dimanche de fin d’hiver dans un isoloir de la Rome Française sous les regards médusés de nos antiques colonisateurs qui vivaient confinés depuis 15 jours.
    Il eut suffi d’un tremblement, d’un mouvement, d’un sifflement même simplement d’une odeur nauséabonde pour prendre conscience physiquement de ce qu’il se tramait. Une guerre déclarée à l’infiniment petit, à l’invisible.
    On voyait bien des chiffres de contaminés et ce beau soleil, des cas toujours plus nombreux et puis aussi des morts mais si peu… 3.333 en Chine, c’est le Printemps. C’est beaucoup des vieux, des fragiles. Les jeunes sont morts à Tiananmen, par centaines selon les autorités qui étaient au premier rang, par milliers selon les observateurs… mais 3.333 c’est pas beaucoup, les oiseaux chantent et puis c’est loin le pays du pangolin. Ils ont pas dû le cuire assez longtemps. L’air se purifie spectaculairement depuis qu’ils ont arrêté les usines. Impossible deuil de notre liberté chérie, Egalité disparue dans les résidences secondaires, les rayons pillés outrageusement, élans de Fraternité envers les soignants quoique. Alpha au pays des zombies.

    ps : La Choule me manque… I am back !
    Welcome to Rugby les Pins

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