Dans un livre récemment paru, Grief. A Philosophical Guide1, Michael Cholbi, professeur à l’université d’Édimbourg, propose une théorie du deuil. Selon lui, l’intérêt proprement philosophique du deuil a été trop rarement perçu – les Anciens, en particulier, l’ont surtout considéré comme une marque de faiblesse. Apprendre à mourir n’est pas la même chose qu’apprendre à survivre à la mort des autres.
Qui perdons-nous ?
Comprendre le deuil, selon l’auteur, c’est d’abord savoir qui peut le susciter en nous. Deux êtres humains meurent chaque seconde dans le monde : nous ne pouvons vivre un deuil pour chacun d’entre eux. Cette année, j’ai été profondément affecté par la mort accidentelle d’une enfant que je n’avais jamais vue mais dont je connais les parents. Ce n’était pas un deuil mais la confrontation avec une réalité destructrice de sens. Pour qu’il y ait deuil, il faut qu’il y ait relation. D’après Michael Cholbi, l’intimité n’est pas nécessaire : la mort d’un artiste, par exemple, peut nous endeuiller. Je me souviens de ce jour de Noël 1977 où mon père nous a dit que c’était un peu comme perdre quelqu’un de sa famille. Il parlait de Charlie Chaplin, qui l’avait accompagné depuis les années vingt du siècle dernier. On peut vivre aussi le deuil d’un parent biologique qu’on n’a pas connu. Le deuil, selon l’auteur, ne requiert pas non plus l’attachement ou l’amour. On peut même être endeuillé par la mort d’un ennemi, d’une personne qui nous a déçu ou indigné. C’est une des observations les plus intéressantes de Cholbi : le deuil renvoie moins à des réalités qu’à des aspirations. C’est peut-être à cela que fait allusion cette maxime de La Rochefoucauld : « On perd quelquefois des personnes qu’on regrette plus qu’on n’en est affligé, et d’autres dont on est affligé et qu’on ne regrette guère. »
L’auteur parvient à cette définition : « La mort d’une personne nous conduit à vivre un deuil quand cette personne occupe une place identifiable dans la façon dont nous comprenons nos préoccupations, nos vies, et nous-mêmes. » Cholbi emprunte à la philosophe américaine Christine Korsgaard la notion d’identité pratique, « qui vous fait trouver, écrit Korsgaard, votre vie digne d’être vécue et vos actions dignes d’être poursuivies ». Ces identités pratiques sont des engagements, des valeurs, des préoccupations… qui donnent forme et direction à nos vies et nous définissent dans un sens pratique (et non métaphysique). Or, beaucoup d’éléments de nos identités pratiques impliquent celles d’autres personnes ; elles sont donc investies dans leur existence. D’où l’aspect désorientant du deuil : « J’ai perdu une partie de moi-même. » Après la mort de sa femme, C. S. Lewis (l’auteur des Chroniques de Narnia) écrit dans A Grief Observed : « Personne ne m’avait jamais dit que le chagrin pouvait ressembler autant à la peur. » Saint Augustin, après la mort d’un ami (Confessions, livre 4, chap. 4) : « Ainsi je devins importun à moi-même en m’interrogeant sans cesse et demandant à mon âme pourquoi elle était triste et me troublait de la sorte, à quoi elle ne savait que répondre ».
Que vivons-nous ?
L’auteur nous mène ainsi de l’identification de la personne qui nous endeuille à la reconnaissance de certains des caractères du deuil. À ce propos, une distinction qu’il établit ne semble pas pertinente. Selon lui, il faut expliquer à la fois pourquoi une même personne peut vivre des deuils différents et pourquoi une même personne peut susciter des deuils différents. En réalité, ces deux questions n’en font qu’une, chaque deuil étant fonction d’une relation déterminée. Le deuil, observe Cholbi, n’est pas une sensation. Il cite Wittgenstein, qui, dans ses Recherches philosophiques, évoque l’étrangeté d’une phrase comme : « Pendant une seconde, il a ressenti un chagrin profond » (par opposition avec « une douleur violente »). Le deuil a un objet précis, ce n’est donc pas non plus une humeur ; c’est plutôt, selon Cholbi, une « méta-émotion », « sorte de structure émotionnelle qui influe sur notre façon de réagir au monde ».
Le deuil est moins une émotion qu’un processus, caractérisé par la diversité des émotions qui le constituent. Sans la reprendre à son compte, l’auteur rappelle la fameuse (et contestée) théorie des cinq étapes du deuil – déni, colère, marchandage, dépression, acceptation – due à la psychiatre suisse Elisabeth Kübler-Ross. Le deuil est une activité (comme tente de le dire, en français, la malencontreuse expression « faire son deuil »), un entrelacement de sentiment et d’action selon Michael Cholbi. Il le compare à l’improvisation musicale, qu’il semble concevoir, assez curieusement, comme la liberté d’apporter différentes modifications à une partition préexistante.
Le deuil est un processus d’attention active : « le défunt occupe une proportion anormale de la conscience de celui qui l’a perdu ». Après avoir identifié l’objet matériel du deuil – la mort d’une personne en laquelle le « survivant » a investi son identité pratique –, l’auteur se demande quel en est l’objet formel, c’est-à-dire ce qui explique que nous ayons une réaction de deuil. Cet objet formel ne peut être, si l’on veut qu’il s’applique à tous les cas, la perte subie par le disparu : le caractère « souhaitable » d’un décès n’empêche évidemment pas qu’il y ait deuil. S’agit-il alors de la perte de bien-être éprouvée par celui qui reste ? Non plus, selon Cholbi, bien que cette option nous rapproche davantage de ce qu’il tient pour le caractère fondamentalement égocentré du deuil (à distinguer de l’égoïsme pointé, par exemple, par La Rochefoucauld : « les morts ont l’honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants »). En réalité, c’est la transformation de notre relation avec la personne disparue qui constitue l’objet formel du deuil. Il est rare – c’est sans doute l’affirmation la plus réconfortante de l’ouvrage – que cette transformation soit une destruction pure et simple de la relation, et ce indépendamment de toute croyance en une vie après la mort. L’auteur estime d’ailleurs que la présence d’une telle croyance renforce sa thèse. En effet, croire que le défunt n’a pas cessé d’exister n’empêche en rien le chagrin et le deuil ; cela montre bien que c’est dans la transformation de la relation que réside l’essence du deuil.
Que gagnons-nous ?
Quelque douloureux que puisse être le deuil, il y a en lui quelque chose de positif. C’est ce que Cholbi appelle le paradoxe du deuil. Confronté à la perte d’un proche, personne, note-t-il, n’envierait à Meursault, le personnage de L’étranger de Camus, son total détachement ; on verrait plutôt dans son attitude le signe d’une profonde aliénation. Mais quel est donc le but de l’activité de deuil ? L’auteur évoque d’abord la dimension rétrospective du deuil. Nous construisons nos identités pratiques autour de l’existence d’autres personnes. Or, leur existence est contingente, et nous l’oublions. Le deuil, pour Cholbi, met en évidence la vulnérabilité et la contingence ultime de nos identités pratiques. Qui était-il, qui était-elle pour moi ? Le deuil est « un chemin épistémique privilégié vers notre passé. En l’absence de deuil, nous risquons d’être irréversiblement dépossédés de notre histoire personnelle ». Et puis il y a l’autre dimension, celle qui est tournée vers l’avenir : le deuil nous conduit, alors que nous subissons une « perte de coordonnées » plus ou moins prononcée, à nous réorienter dans un monde que la mort d’un autre a modifié. Cholbi trouve plus fructueux de voir dans ces deux dimensions deux éléments d’une même activité, à laquelle pourrait faire écho la question : « Qui serai-je à la lumière de ce que j’ai été ? »
Ce qu’il y a de bon dans le deuil, d’après l’auteur, c’est donc la connaissance de soi : de nos valeurs, de nos émotions, de nos aptitudes, de ce qui nous rend heureux. Ainsi le deuil est-il, par excellence, une entreprise philosophique. Envisageant de possibles objections, Cholbi précise que sa conception n’implique pas que le soi soit un objet stable, et qu’elle ne prive pas le deuil de son caractère émotionnel. À la question de savoir en quoi la connaissance (ou, peut-être, la compréhension) de soi est une bonne chose, il répond qu’elle a à la fois une valeur instrumentale (elle nous permet de mieux savoir ce que nous voulons) et une valeur intrinsèque. L’auteur achève de résoudre ce qu’il a appelé « le paradoxe du deuil » en montrant que la douleur est une partie de la route par laquelle on arrive à la connaissance de soi. Il y a une unité organique entre ce que le deuil peut apporter de bon et les épreuves qui le parsèment.
Dernières remarques
Michael Cholbi examine encore la question de la rationalité du deuil. Il s’oppose au point de vue selon lequel le deuil serait a-rationnel et également à l’idée qu’il serait nécessairement irrationnel. Il conteste, en particulier, un auteur qui croit pouvoir discerner dans le deuil une contradiction insoluble entre une croyance (« il est mort ») et un désir (« je voudrais qu’il soit vivant »). En fait, cette croyance n’est pas forcément présente, non plus que ce désir. Selon Cholbi, le deuil est rationnel de manière contingente. Certaines émotions (la culpabilité, notamment) semblent ne pas correspondre à l’objectivité de la perte, si cela a un sens de parler ainsi. L’irrationnalité, écrit l’auteur, s’observe surtout lorsqu’il s’agit, pour des personnes qui vivent une crise d’identité, de faire des choix concernant le mourant ou la personne qui vient de mourir.
Un philosophe (Robert Solomon) a parlé d’un devoir de deuil. Si un tel devoir existe, on ne sera pas étonné que pour Michael Cholbi on ne puisse s’en acquitter qu’envers soi-même. Mais cela suppose qu’on admette l’existence de devoirs dus à soi-même et qu’on attribue à la connaissance de soi la qualité d’un devoir.
On ne sera pas étonné non plus que Cholbi nous invite à résister à la médicalisation du deuil. Le deuil, selon lui, n’est pas un ensemble de symptômes à traiter ; c’est bien plutôt leur absence qui signerait une santé mentale défaillante. Pour l’auteur, le deuil prouve que les deux critères – émotions négatives et fonctionnement affaibli – jugés nécessaires pour qu’il y ait désordre mental ne sont pas suffisants. D’autre part, la médicalisation (dans un domaine où les attentes sociales sont déjà suffisamment pesantes) aurait sur les endeuillés des conséquences prescriptives qui pourraient entraver leur processus de reconstruction et risqueraient d’aboutir à une identification de l’endeuillé avec son deuil. Bien sûr, ajoute Cholbi, la médecine a un rôle précieux à jouer quand le deuil mène à une pathologie.
On peut avoir quelque réticence à suivre l’auteur dans certaines de ses assertions un peu trop rationalisantes, par exemple lorsqu’il prétend que le deuil doit être, qualitativement et quantitativement, approprié à son objet. Il n’en a pas moins écrit un livre éclairant et parfois même consolateur. Je comprends mieux désormais pourquoi on peut vivre le deuil d’une personne qu’on n’aimait pas et je suis conforté dans l’idée qu’une relation se transforme mais ne disparaît pas. On parle souvent d’une « présence », et ce n’est pas un mot usurpé. Je ne me souviens pas d’un proche : il ou elle continue d’être là.
1 – Michael Cholbi, Grief. A Philosophical Guide, Princeton University Press, 2021.