Au moment du débat budgétaire, Mezetulle reçoit cette analyse de Thierry Foucart sur l’impôt plancher sur la fortune (la « taxe Zucman »). Même si ce projet semble avoir pris un peu de plomb dans l’aile à l’ouverture du débat, il n’est pas impossible qu’il revienne sous d’autres formes. Et en tout état de cause, il est toujours bon, pour le citoyen et le contribuable, d’être éclairé sur la nature de l’impôt, ses modes de calcul, ses motifs et ses conséquences.
L’impôt plancher sur la fortune (couramment appelé IPF ou taxe Zucman) est un prélèvement annuel sur le patrimoine du petit nombre de contribuables dont le patrimoine dépasse cent millions d’euros. Il complète l’impôt sur le revenu de façon que le total atteigne 2 % du patrimoine. Si cette taxe était appliquée, le détenteur d’un patrimoine de cent millions d’euros paierait donc un impôt total de deux millions d’euros (2 % du patrimoine y compris le patrimoine professionnel), sans compter l’impôt sur la fortune immobilière. Cette taxe, adoptée par l’Assemblée nationale le 20 février 2025, a été rejetée par le Sénat, et est actuellement au centre d’un débat virulent à l’Assemblée nationale.
Deux taux calculés différemment
Ses partisans la justifient en comparant le taux d’imposition moyen des riches (0,1 % de la population) à celui des ultrariches (0,0002% les plus riches de la population). Il est de 46 % dans le premier cas, et de 26 % dans le second1. Ils en déduisent une injustice fiscale : les ultrariches sont relativement moins taxés que les riches. En fait, ils comparent deux taux d’imposition moyens calculés de façon différente.
Les revenus considérés dans le calcul classique du taux moyen d’imposition sont les revenus disponibles (salaires, loyers, dividendes distribués etc.), imposés suivant le barème de la loi de finance. Dans le cas particulier des ultrariches, on y ajoute les dividendes non distribués, réinvestis dans l’entreprise ou dans une holding pour calculer le revenu « économique ». Le taux moyen d’imposition des riches est le rapport entre l’impôt et le revenu disponible, celui des ultrariches le rapport entre l’impôt et le revenu économique. Le revenu économique étant toujours largement supérieur au revenu disponible des ultrariches, le taux moyen de ces derniers est inférieur à celui des riches. La comparaison de ces deux taux n’a aucun sens.
L’optimisation fiscale
Un autre argument avancé par les économistes favorables à cette taxe est l’optimisation fiscale par les ultrariches, qui consiste à défiscaliser des dividendes non distribués par la création de holdings : « Dans les pays européens, cette optimisation passe par la création de holdings familiales, dans lesquelles les dividendes s’accumulent à l’abri du fisc »2.
Cet argument mérite des explications. Une holding est une société dite “mère” qui regroupe les participations détenues par ses actionnaires dans d’autres sociétés dites “filles”. Les dividendes accumulés dans cette holding sont des bénéfices non distribués des entreprises “filles”, et à ce titre, ont été diminués de l’impôt sur les sociétés avant d’être remontés dans la société “mère”, mais sont exemptés d’impôt sur le revenu (la flat tax) tant qu’ils y restent. Ils peuvent être réinvestis dans d’autres sociétés de la holding, comme si les dividendes non distribués étaient réinvestis dans la société qui les a produits (ce qui est la norme).
La difficulté est surtout l’intégration de biens non professionnels dans les holdings familiales, dont l’entretien et la valorisation sont financés par des sommes exonérées de l’impôt sur le revenu. C’est un privilège réservé aux ultrariches dont les biens personnels peuvent être “filles” d’une holding familiale. La mesure envisagée par le nouveau premier ministre (une taxe de 2 % sur le capital des holdings) aurait pu être différente, et consister à exclure les biens familiaux non productifs de ce système, limitant l’avantage fiscal au réinvestissement dans les sociétés qui en font partie. Une holding aurait alors une fiscalité proche de celle des contrats d’assurance-vie dans lesquels les plus-values sont compensées par les moins-values pour aboutir à une plus-value (ou une moins-value) globale fiscalisée en cas de rachat.
Des effets secondaires
L’IPF ou la taxe envisagée par le premier ministre aurait évidemment des effets secondaires. On craint les départs à l’étranger des ultrariches (l’Italie offre actuellement des avantages fiscaux très importants à ceux qui s’y installent). Ces départs éventuels, soumis à des conditions fiscales préalables (l’exit tax) que certains envisagent de renforcer, s’expliquent par l’obligation de désinvestir pour payer l’IPF. En effet, leurs patrimoines ne sont pas constitués d’argent liquide disponible – sur des livrets d’épargne, des comptes en banque ou des comptes à terme – mais en majorité de participations dans des sociétés cotées en bourse ou non. Le paiement de l’impôt risque de les obliger à céder une partie de ces participations.
Des économistes favorables à cette taxe ont pris conscience de cette difficulté et proposent que « le paiement de l’impôt pourrait se faire en nature, en cédant des titres de leur entreprise à l’État. »3 Ce serait une nationalisation sans indemnisation, et, pour assurer le remboursement de la dette et le financement de la transition écologique, l’État devrait les revendre. Que ce soit l’État ou l’ultrariche qui vende, quelle est la différence ? À qui ? À un autre ultrariche ? Et quelle serait la réaction du personnel ?
Justification économique et financière ou justification morale et sociale ?
La fiscalité des ultrariches est confrontée à deux conflits de nature différente. Le premier est économique et financier : le débat autour de l’IPF en est le signe. Le second relève de la justice sociale : est-il normal que des particuliers puissent se constituer un patrimoine immense ? Ces deux conflits ne sont pas indépendants : en appelant la justice sociale pour justifier l’IPF, le risque est de l’instrumentaliser. C’est ce que les partisans de l’IPF ont fait.
Si on considère l’inégalité des richesses comme injuste à partir d’un certain niveau, comment justifier les gains obtenus par les loteries du genre Euromillions, de plusieurs centaines de millions d’euros (aux États-Unis, les gains peuvent dépasser le milliard de dollars), dont le seul mérite du gagnant est la chance, et qui sont financés par les pertes des autres joueurs, ce qui est exactement le contraire des ultrariches qui, en développant leur patrimoine professionnel, contribuent à la richesse de tous ?
Dans le contexte d’urgence actuel, la seule justification rationnelle de l’IPF comme de tout autre prélèvement supplémentaire sur le revenu ou toute réduction des dépenses est la situation politique et financière de la France, qui impose de diminuer la dette publique pour assurer l’avenir.
Exemple : Un chef d’entreprise “ultrariche” dont le patrimoine total est de cent millions d’euros perçoit des revenus d’un million d’euros par an (salaire + dividendes distribués) et paie un impôt sur son revenu disponible de 350 000 € (35 %) compte tenu de la flat tax sur les dividendes perçus). Son taux moyen d’imposition est de 35 %. Les dividendes non distribués qui auraient pu lui être versés, sont d’un million d’euros. Son revenu “économique” est de deux millions, et le taux moyen d’imposition au sens de la taxe Zucman est de 17,5 %.
Le chef d’entreprise devra supporter un prélèvement de façon que le total atteigne deux millions : où va-t-il trouver les 1,65 millions d’euros qui lui manquent ?
Notes
1 – Note n°92 de l’Institut des Politiques Publiques, 2016 (actualisée au 7 juin 2023) : « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? » Url : https://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2023/06/Note_IPP_Billionaires-version-actualisee.pdf
2 – « Avec l’impôt sur les ultrariches, la France peut montrer la voie au reste du monde » : le plaidoyer de sept Prix Nobel d’économie pour la taxe Zucman. Publié le 07 juillet 2025 à 12h00, modifié le 24 septembre 2025 à 14h21 Abhijit Banerjee, Daron Acemoglu, Esther Duflo, George Akerlof, Joseph Stiglitz, Paul Krugman et Simon Johnson.
3 – Taxe Zucman : « Exclure les biens professionnels reviendrait à vider l’impôt de sa substance et à exonérer les plus grandes fortunes de l’impôt censé les cibler », tribune de dix économistes, Le Monde du 2 octobre 2025,