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Concentration des richesses, inégalités des revenus : peut-on les mesurer ?

Brandir des chiffres n’est pas une garantie d’objectivité. Mezetulle l’a remarqué sur un exemple simple : les résultats électoraux ou de consultations, où l’on présente des pourcentages en passant sous silence leur base de calcul1. Thierry Foucart2 examine ici des sujets qui, pour être plus complexes, n’en sont pas moins importants relativement à leurs enjeux puisqu’il s’agit d’apprécier les concentrations de patrimoine et les écarts de revenu et d’émettre des avis nécessairement politiques sur la répartition des richesses, bien souvent « mesurée » à une aune idéologique.

La réduction d’inégalités de patrimoines et de revenus considérées comme trop fortes pour être justes est au cœur de la politique économique et sociale des démocraties. La concentration des richesses mesure ces inégalités, mais les propriétés des paramètres qui l’évaluent sont mal connues et l’interprétation de leurs valeurs souvent abusive et même parfois malhonnête. Il s’agit ici d’expliquer les conditions qui doivent être vérifiées pour assurer la validité scientifique des résultats obtenus. Elles concernent la définition des concepts de patrimoine, de revenu, et les propriétés mathématiques des paramètres.

Patrimoine, revenu : des comparaisons hétérogènes

Définition du patrimoine

Madinier et Malpot (1979) définissent le patrimoine de la façon suivante : « parmi les diverses définitions concevables du patrimoine, cette étude en retient une relativement étroite, celle qui correspond en principe à l’assiette de l’impôt sur les successions et qui serait probablement aussi celle d’un éventuel impôt sur la fortune : en ce sens, le patrimoine d’une personne est constitué par l’ensemble des éléments aliénables et transmissibles qui sont sa propriété à un instant donné ». C’est cette définition que Thomas Piketty a utilisée dans Le Capital au xxie siècle, en la mettant à jour (Piketty, 2013).

Pour évaluer la concentration du patrimoine, il est nécessaire de fixer la valeur monétaire des biens qui le constituent, afin de permettre les échanges commerciaux. On peut penser au prix du marché, mais ce prix n’a de sens qu’au sein du marché où le bien est négociable, si les fonds sont transférables, et si la jouissance des biens est assurée. Par exemple, estimer la valeur d’un appartement à Paris par son prix n’a pas le même sens sur le marché parisien que sur le marché occidental, aucun sur le marché chinois. Un Français ne peut jouir d’un appartement à Pékin, ni un Chinois à Paris. La valeur marchande est parfois variable dans de grandes proportions, et le prix de l’immobilier, qui a augmenté considérablement depuis 2000, est une mesure très discutable parce que les achats se font largement à crédit, et que la baisse des taux d’emprunt compense la hausse des prix : le prix d’achat intérêts compris est très différent du prix de vente. Le prix de revient pourrait être une solution : c’est le cas de l’immobilier neuf. Mais cela n’a aucun sens dans le cas d’une œuvre d’art, dont le prix sur le marché peut varier du simple au double ou inversement entre deux transactions et qui n’intéresse que les collectionneurs. Il y a donc des conditions de bon sens à respecter, et parfois c’est impossible. L’évaluation que l’on obtient est très approximative.

L’estimation d’un patrimoine dépend du pays dans lequel il se trouve. Le prix de la terre agricole est un exemple d’hétérogénéité. Il est de l’ordre de 7 000 € l’hectare en France, de 40 000 € en Belgique, de 60 000 € en Flandre. Dans d’autres pays, en Afrique en particulier, la terre agricole est un bien commun et n’est donc pas comptée dans les patrimoines privés. Les sous-sols peuvent contenir d’immenses richesses pour les uns, aux États-Unis par exemple, et être sans valeur pour d’autres, comme en France où le sous-sol appartient à l’État. En Allemagne, l’immobilier est nettement moins cher qu’en France, et en province, nettement moins cher qu’à Paris. Au Royaume-Uni, la propriété foncière individuelle est rare et la location par bail emphytéotique beaucoup plus fréquente qu’en France. La retraite par capitalisation augmente fortement le patrimoine par rapport à la retraite par répartition pour une même pension. Dans certains pays, il n’y a pas de système de retraite. Les différences de structure des patrimoines à travers le monde sont innombrables, et les comparaisons internationales entre les patrimoines n’ont guère de sens.

La concentration du patrimoine, déjà difficile à évaluer du fait de son hétérogénéité, est liée aussi à de nombreux facteurs qui lui sont étrangers, en particulier à l’héritage et à la démographie de chaque pays. En Italie, au Canada, il n’y a pas de droits de succession, à Cuba, il n’y a pas d’héritage. Dans certains pays musulmans, la part d’héritage des filles est la moitié de celle de leur frères. Dans une population donnée, les jeunes ont épargné moins longtemps que les vieux. Les premiers paient encore les crédits souscrits pour acheter un logement, tandis que les seconds les ont remboursés plus ou moins complètement. Ils n’ont pas encore reçu d’héritage, à l’inverse des seconds, mais, étant en général moins nombreux, recevront une part plus élevée. Les répartitions par âge étant très différentes entre les pays, quand on compare les concentrations des patrimoines dans deux populations différentes, on en compare en même temps les démographies. Madinier et Malpot considèrent qu’il est impossible d’éliminer les effets de ce facteur.

On ne peut donc comparer directement les évaluations de patrimoines dans des pays très différents, ni dans un même pays à des époques éloignées l’une de l’autre. Une homogénéisation est indispensable, mais elle n’est pas toujours possible.

Définition du revenu

La définition du revenu n’est pas plus simple que celle du patrimoine parce qu’il est tout aussi hétérogène. Il ne se limite pas à l’argent perçu à la fin du mois et doit être complété par les prestations sociales qui ne sont pas les mêmes dans chaque pays. Comment évaluer les revenus en nature  ? L’accès aux transports en commun, à l’électricité, à l’eau, à la santé, à l’école ? Le revenu en nature n’est pas mesurable. L’économie non observée (ENO), qui regroupe les activités échappant à l’enregistrement statistique ainsi qu’à la réglementation fiscale et sociale, assure une part beaucoup plus élevée de la production des richesses dans les pays du sud que du nord de l’Europe. En 2003, le rapport de l’économie non observée au PIB atteignait 14,8 % en Italie, 1,3 % en Suède en 2000 (Adair, 2009). On en ignore la répartition dans la population.

Pour pouvoir analyser la concentration des revenus dans les pays de l’Union européenne, on définit le revenu initial, le revenu disponible et le niveau de vie d’un foyer de la façon suivante :

  • Le revenu initial ou revenu avant redistribution (c’est-à-dire avant transferts sociaux et fiscaux), comprend les revenus d’activité salariée et indépendante et revenus de remplacement (chômage, préretraite, retraite et pension d’invalidité), ainsi que les pensions alimentaires et revenus du patrimoine, nets de cotisations sociales sauf la CSG et la CRDS.
  • Le revenu disponible est le revenu initial augmenté des prestations sociales reçues (allocations familiales, aide au logement, etc.) et diminué des impôts versés.
  • Le niveau de vie est le rapport entre le revenu disponible (après redistribution) et le nombre d’unités de consommation (UC) calculé en attribuant 1 UC au premier adulte du ménage, 0,5 UC aux autres personnes de 14 ans ou plus et 0,3 UC aux enfants de moins de 14 ans.

Une étude de Rousselon et Viennot (2020) donne un exemple précis de l’erreur résultant de la comparaison de revenus non homogènes :

« Le débat économique est émaillé d’allusions à un niveau élevé des inégalités avant redistribution en France […]. Cette organisation [l’OCDE] publie en effet un indicateur d’inégalités de marché (market income) pour lequel la France apparaît particulièrement inégalitaire. […] Cet indicateur présente toutefois une difficulté importante pour un exercice de comparaison internationale, puisque les revenus considérés excluent les retraites publiques, mais incluent les retraites privées obligatoires, ce qui fausse la comparabilité entre pays ayant fait des choix de système de retraite distincts. […]. Cela peut aussi introduire un biais lié aux différences de pyramides des âges ».

Comment mesurer la concentration et la répartition des richesses ?

Il existe deux classes de paramètres pour mesurer la concentration des richesses.

Les quantiles

La première répond à la question suivante : que représentent les richesses des 10 % foyers les plus riches en France par rapport au total ? Et des 10 % les moins riches ?

Le calcul consiste à classer les foyers suivant les valeurs croissantes de leurs richesses, et à définir des classes rassemblant un pourcentage fixé de l’effectif total qu’on appelle « quantiles ». Les centiles contiennent 1 % de l’effectif total, les déciles 10 %, les quintiles 20 %, etc. On calcule la richesse de chaque classe considérée que l’on rapporte à la richesse totale. Par exemple, le premier décile constitués de 10 % foyers les moins riches possède 5 % de la richesse totale, le second décile 7 %, le neuvième 25 % et le dixième 35 %. La somme de ces pourcentages est égale à 100 %. La mesure utilisée fréquemment pour mesurer l’inégalité des richesses est le rapport des richesses du dernier quantile à celles du premier : c’est le rapport interquantile. Un rapport interdécile égal à 7, comme dans le cas précédent (=35 % / 5 %), signifie que les 10 % les plus riches disposent en moyenne de sept fois ce dont disposent les 10 % les plus pauvres. Le premier quintile (20 % de la population) rassemble des deux premiers déciles et possède 12 % des richesses, le cinquième 60 %. Le rapport interquintile est égal à 5 (= 60 % / 12 %), ce qui signifie que les 20 % les plus riches disposent de 5 fois la richesse des 20 % les plus pauvres.

Le rapport augmente lorsque le pourcentage considéré diminue. Les foyers étant classés suivant les valeurs croissantes de leurs richesses, les 1 % les plus pauvres sont en moyenne plus pauvres que les 10 % les plus pauvres, et les 1 % les plus riches sont en moyenne plus riches que les 10 % les plus riches. Le rapport intercentile est donc toujours supérieur au rapport interdécile, lui-même supérieur au rapport interquintile, etc.

Le rapport interdécile augmente beaucoup lorsque les richesses du premier décile diminuent légèrement. Il augmente aussi lorsque celles du dernier décile sont nettement plus grandes. Reprenons l’exemple précédent.

  • Si les 10 % les moins riches possèdent 3 % des richesse totales au lieu de 5 %, le rapport interdécile est égal à 11,67 (= 35% / 3 %) au lieu de 7.
  • Si les 10 % les plus riches possèdent 40 % des richesses totales au lieu de 35 %, le rapport interdécile passe de 7 à 8 (= 40 % / 5 %).

On pourrait dire, de façon provocatrice, que, pour diminuer la concentration dans les pays riches, il suffirait d’arrêter l’immigration en provenance des pays pauvres et de cesser de soigner les riches vieux pour répartir plus vite leur patrimoine entre leurs héritiers.

Ces rapports sont difficiles à interpréter. La concentration des richesses n’est pas (sauf dans certains pays) le résultat d’une spoliation dont les auteurs seraient légalement condamnables, mais celui d’une réussite professionnelle qui profite à tous. Fixer une valeur du rapport interdécile au-delà de laquelle la concentration est injuste est une démarche de justice sociale subjective et par suite discutable.

La figure ci-dessous montre la concentration des niveaux de vie dans six pays européens et de la zone euro mesurée par les rapports interquintiles après redistribution des richesses pendant la période 2004-2019 :

Rapports interquintiles des niveaux de vie de six pays européens
(Source : Insee)

La comparaison entre ces concentrations demande de la prudence compte tenu des différences entre les politiques migratoires, les démographies et les richesses produites par l’économie non observée de chacun de ces pays. L’Italie et l’Espagne ont des rapports plus élevés que les autres pays considérés ; ils ont aussi une fraude fiscale et sociale beaucoup plus forte. Le rapport interquintile de la Suède est le plus faible de tous, mais les richesses produites par l’économie non observée y sont très faibles et la politique migratoire qu’elle a menée est très différente de celle des autres pays.

Plus intéressante est l’évolution de chacun de ces rapports. La concentration des richesses a légèrement augmenté en France de 2004 à 2010, et s’est stabilisée ensuite, contrairement à ce que l’on entend souvent. Les variations sont faibles, et peu significatives. La forte hausse de la concentration en Allemagne, en 2019, mériterait d’être analysée. L’analyse des rapports interdéciles pourrait conduire à des conclusions différentes.

Le coefficient de concentration de Gini

La seconde classe de paramètres est celle des coefficients de concentration, qui tiennent compte de l’ensemble des valeurs observées. Le coefficient de Gini est le plus classique.

Gini généralise la démarche précédente en utilisant la courbe de Lorenz, qui, à chaque pourcentage des foyers classés suivant les valeurs croissantes de leurs richesses, associe le pourcentage des richesses détenue par rapport aux richesses totales. La figure ci-dessous représente la courbe de Lorenz calculée sur 50 observations :

  • L’axe des abscisses représente les pourcentages d’observations classées par valeurs croissantes.
  • L’axe des ordonnées représente le rapport de la somme des observations pour chaque pourcentage à la somme totale.

Courbe de concentration (50 valeurs)
d10 / d1 = 11,2 g = 0,348

On lit sur cette courbe la richesse possédée par le premier décile (environ 2 % pour 10 % en abscisse) et possédée par le dixième décile (environ 15 % = 1 – 85 % en ordonnée pour 90 % = 1 – 10 % en abscisse). Gini compare cette courbe à deux courbes caractéristiques de distributions extrêmes :

  • l’équirépartition (toutes les observations sont égales). C’est la diagonale du carré.
  • la concentration totale (toutes les observations sont nulles sauf une). Ce sont les deux côtés du carré sous la diagonale.

Le coefficient de concentration de Gini est l’aire de la zone grisée, multipliée par 2 pour varier de 0 (équirépartition) à 1 (concentration totale). La pratique habituelle consiste à considérer que la concentration est faible lorsque sa valeur est proche de 0 et forte lorsqu’elle est proche de 1, mais, comme dans le cas des rapports interquantiles, il n’existe pas de règle pour fixer une valeur en dessous de laquelle le coefficient montre une concentration acceptable, et au-dessus de laquelle elle est trop forte.

Ses propriétés mathématiques sont “faibles”. L’article de Wikipédia sur le coefficient de concentration montre l’ambiguïté de son utilisation :

« l’indice de Gini ne permet pas de tenir compte de la répartition des revenus. […]. Si 50 % de la population n’a pas de revenu et l’autre moitié a les mêmes revenus, l’indice de Gini sera de 0,5. On trouvera le même résultat de 0,5 avec la répartition suivante, pourtant moins inégalitaire : 75 % de la population se partage de manière identique 25 % du revenu global d’une part, et d’autre part le 25 % restant se partage de manière identique le 75 % restant du revenu global »3.

On peut donner beaucoup d’autres exemples :

  • Deux courbes de Lorenz symétriques par rapport à la seconde diagonale du carré ont la même aire et donnent un coefficient de Gini et des rapports interdéciles égaux avec des répartitions pourtant très différentes4.
  • Les rapports interdéciles de deux distributions peuvent être différents pour un même coefficient de Gini.
  • Deux coefficients de Gini peuvent être différents pour des rapports interdéciles égaux.

Rousselon et Viennot (2020) ont aussi mesuré dans leur article la contribution d’une mesure sociale à la concentration des revenus en observant la variation du coefficient de Gini suivant qu’elle est appliquée ou non. C’est une démarche originale et particulièrement efficace parce que les calculs sont effectués, avec la même méthode, sur des données ne différant que par la prise en compte ou non de la mesure sociale considérée. L’interprétation est difficile si l’ordre des foyers classés par valeurs croissantes du revenu disponible est modifié, puisque les déciles ne rassemblent pas alors les mêmes foyers : l’enrichissement relatif des uns déclasse alors les autres.

Des « arguments quantitatifs » manipulables

La mesure de la concentration donne un chiffre apparemment simple à interpréter. Lorsque sa valeur confirme une intuition ou une opinion a priori, elle la renforce au point de la transformer en vérité scientifique sans analyse critique et rationnelle. C’est la même difficulté que celle qui conduit à confondre causalité et corrélation.

Elle offre un argument quantitatif trop utile pour ne pas être cité à l’appui d’une idéologie, même si elle n’a pas de sens. L’association Oxfam (comme d’autres) n’hésite pas à manipuler ce concept pour attirer des subventions ou des dons. On lit sur son site5 :

« Le constat d’Oxfam est sans appel : si la société est globalement plus riche, elle est incapable d’offrir une vie meilleure au plus grand nombre. En 2020, les 1 % les plus riches possèdent plus de deux fois les richesses de 6,9 milliards de personnes, soit 90% de la population mondiale. En France, les 10 % les plus riches détiennent plus de la moitié des richesses nationales quand les 50 % les plus pauvres se partagent moins de 10 % du gâteau. »

Oxfam analyse la concentration des richesses sans se préoccuper de leur production ni de leur hétérogénéité. Les richesses, créées surtout par les nouvelles technologies, sont produites par une petite minorité de la population mondiale qui s’est effectivement beaucoup enrichie, mais qui n’a spolié personne. Au contraire, l’invention du téléphone mobile a profité aux deux tiers de la population mondiale, les progrès de la médecine contribuent fortement à l’amélioration de la santé dans les pays pauvres, etc. Il est évident que certaines populations souffrent de la faim, de la guerre, mais cela n’a rien à voir avec la révolution technologique actuelle menée par cette petite minorité et qui profite à tout le monde. Et c’est justement pour cette raison que ceux qui développent ces nouvelles technologies s’enrichissent. L’argent qu’ils accumulent est réinvesti dans d’autres entreprises et produisent d’autres richesses, ou dans des fondations comme la fondation Bill et Melina Gates qui est le second donateur de l’OMS, après l’Allemagne et avant les États-Unis. On lit aussi sur ce site : « Nous sommes toutes et tous les perdant·e·s [sic] de ce modèle économique défaillant et sexiste qui sert les intérêts d’une minorité d’hommes blancs ultra-privilégiés ». L’idéologie d’Oxfam est la théorie critique de la race6. Doit-on en déduire que les dons que reçoit cette association sont destinés en priorité aux femmes et aux populations jadis colonisées par les pays européens ?

Oxfam n’est pas tenue de respecter les normes de scientificité qu’elle n’est pas censée connaître. Par contre, la neutralité idéologique et politique des chercheurs en sciences de l’homme et de la société et plus généralement des intellectuels est une exigence incontournable. L’erreur de bonne foi est toujours possible et excusable – personne n’y échappe – , mais la malhonnêteté intellectuelle est impardonnable. Elle est ancienne (Benda, 1927) et malheureusement fréquente (Boniface, 2011).

Cette conclusion ne préjuge pas de la valeur de l’objectif poursuivi : « Quand un orateur, grâce à la simple magie des mots et d’une voix d’or, persuade son auditoire de la justesse d’une mauvaise cause, nous sommes fort congrûment scandalisés. Nous devrions éprouver la même appréhension chaque fois que nous voyons employer les mêmes tours, étrangers à la question, pour persuader les gens de la justesse d’une bonne cause » (Huxley,1952).

Références

  • Adair P., 2009, « Économie non observée et emploi informel dans les pays de l’Union européenne. Une comparaison des estimations et des déterminants », Revue économique, 2009/5 (vol. 60), p. 1117-1153.
  • Benda J., 1927 (éd. 1975), La trahison des clercs, Grasset, Paris.
  • Boniface P., 2011, Les intellectuels faussaires, Gawsewitch éditeur, Paris.
  • Huxley A., 1952, Les Diables de Loudun (trad. Jules Castier), p. 27, Plon, Paris.
  • Madinier P., Malpot J-J, 1979, « La répartition du patrimoine des particuliers », Économie et statistique, N°114, Le patrimoine national. p 77-93.
  • Piketty T., 2013, le Capital au xxie siècle, Le Seuil, Paris. Rousselon J., Viennot M., 2020, « Inégalités primaires, redistribution : comment la France se situe en Europe », note d’analyse n°97, France-Stratégie, p.5.

N.B .L’auteur tient à la disposition des lecteurs une feuille Excel calculant les rapports interdéciles et interquintiles, le coefficient de Gini d’une série de valeurs et traçant la courbe de Lorenz.

Notes

1 – Voir Paris, « votation » tarification véhicules lourds : ni scrutin, ni sondage

2 – Thierry Foucart est agrégé de mathématiques et habilité à diriger des recherches. Il se consacre depuis sa retraite de l’Université à l’épistémologie dans les sciences humaines et sociales.

4 – On trouvera un exemple dans la feuille Excel disponible.

Le nucléaire européen sous influence allemande (par Gérard Petit)

On apprend tout récemment que l’Allemagne poursuit avec un certain succès ses négociations avec Bruxelles afin d’obtenir des aides publiques pour la construction de centrales à gaz et à hydrogène1. Ce n’est que le énième épisode d’une politique européenne énergétique qui pose clairement la question d’une hégémonie allemande en Europe. À ce sujet, la revue en ligne Telos a publié le 28 juillet cet éclairant article de Gérard Petit2. Mezetulle remercie l’auteur et la revue pour leur aimable autorisation de reprise.

Les orientations données aux politiques européennes de transition énergétique posent directement la question d’une hégémonie allemande en Europe. Baptisées de noms comme « Green Deal », « Fit for 55 » ou « RePowerEU », qui les inscrivent dans une vision prospective guidée par l’impératif de transition énergétique, ces politiques doivent en effet beaucoup à l’Allemagne et à son puissant lobbying qui a polarisé fondamentalement tout le dispositif européen, lui permettant même de remettre en discussion des orientations, voire des décisions prises, qui dévieraient de sa ligne – ou de ses intérêts. Chacun se souvient du revirement tragi-comique qui a vu Berlin bloquer le texte sur l’interdiction de vente des véhicules essence ou diesel au-delà de 2035, en sortant de son chapeau l’échappatoire des e-carburants pour protéger son industrie automobile.

Spolier le nucléaire

Il en va de même de la place faite au nucléaire dans la démarche de transition et, plus fondamentalement, de la légitimité de la place de la filière dans les mix électriques, en contravention formelle avec les traités (Rome, Maastricht) qui affirment et réaffirment le principe de subsidiarité en matière de choix énergétiques.

Un biais redoutable consiste à spolier le nucléaire d’aides financières, institutionnelles ou privées, pour son exploitation et pour son développement. L’Allemagne, via des institutions européennes obéissantes, s’y emploie depuis des années, avec une efficacité redoutable, sans que la France ait vraiment regimbé, même quand ses primes intérêts étaient en jeu.

Dernier avatar de cette guerre ouverte, une évolution du texte « Net Zero Industry Act » par les eurodéputés, dans lequel le rapporteur (allemand, membre du PPE) propose de faire coïncider le périmètre des technologies considérées comme prioritaires avec celui de la fameuse Taxonomie, mais en en excluant le nucléaire !

Pour mémoire, le nucléaire ne figurait dans la Taxonomie que sous des conditions extraordinairement restrictives : n’étaient en effet « tolérés » que les réacteurs de la « Génération 4 » et les SMR3, ce qui excluait donc le nucléaire existant et les réacteurs, de type EPR ou équivalent, en cours de construction ou projetés, ainsi, de facto, le programme de relance français.

La France se trouve ainsi particulièrement exposée, sinon spécifiquement visée. Comment regarder autrement l’attitude d’un Exécutif européen qui dispose, sans ciller, que le nucléaire « n’est pas stratégique » s’agissant des technologies dont compte user le continent pour honorer ses ambitieux (comprendre « irréalistes ») objectifs en matière de rejets de gaz à effets de serre ?

À cet égard, on peut soutenir que le paravent anti-nucléaire brandi par l’Allemagne, comme la promotion de l’hydrogène vert, ont servi commodément à cacher d’autres visées, moins idéologiques et plus pragmatiques, comme l’affaiblissement d’un concurrent français, compétitif sur certains segments grâce au coût de production peu élevé de l’électricité nucléaire, mais aussi à camoufler la honteuse « okölogischer Verrat » (trahison écologique) qui se cache derrière l’« Energiewende » (transition énergétique).

De la suite dans les idées

En Allemagne, pour la production d’électricité, le choix d’un couple EnRs-gaz4, en appui sur le charbon importé et sur l’abominable lignite local, effectué dès les mandatures Schröder (1998), a été justifié d’entrée de jeu comme un moyen d’éradiquer le nucléaire (qui contribuait alors pour un tiers à l’alimentation électrique du pays). Cette option radicale (instaurée par une loi de 2001), a immédiatement et durablement trouvé son public, travaillé depuis l’époque de la guerre froide par les mouvement pacifistes et anti-nucléaires.

L’industrie, le tertiaire et les ménages allemands étaient déjà très utilisateurs de gaz, mais dans le discours, le risque d’une dépendance accrue à la source russe (déjà la principale source, allemande de gaz et de pétrole car abondante et bon marché) a été commué en opportunité économique. Le mantra opposable à toute suspicion étant : « les Russes auront toujours besoin de nous vendre leur gaz et leur pétrole ».

Parallèlement au déploiement des éoliennes et des panneaux PV, les fermetures successives des réacteurs allemands ont constitué autant de jalons de crédibilité de la démarche, surtout quand on mettait ostensiblement au rebut des machines puissantes et modernes, riches encore d’au moins vingt ans de potentiel. Ainsi, les trois dernières unités arrêtées au printemps 2023, qu’on avait quand même dû prolonger de quelques mois, pour cause de passage de l’hiver dans un contexte de pénurie de gaz consécutive à la guerre en Ukraine.

Pour autant, une telle politique, fortement questionnée par le contexte géopolitique et par une opinion qui commence à s’interroger, n’a pas changé d’un iota. Les intérêts stratégiques en jeu restent en effet les mêmes : élimination progressive de l’électronucléaire sur la plaque européenne pour raccourcir un levier efficace de concurrence industrielle et pour conserver, voire augmenter, les possibilités de déploiement des EnRs de facture allemande, sur le sol européen, dont la France, cliente aveugle et fidèle.

Ce schéma est adoubé par un puissant lobby gazier, grand bénéficiaire de l’intermittence et qui a su rapidement se ressourcer en aval de la retraite de Russie. De même, les quatre majors historiques allemandes5 qui se partagent la production-distribution d’électricité et pâtirent trop longtemps de l’efficacité de l’anachronique EDF étatique, peuvent y trouver leur compte (sans bien sûr oublier Engie, en embuscade).

Mais le cynisme (que d’aucuns qualifieront de pragmatisme, voire de rigueur idéologique, habillé du rhénan « ordolibéralisme ») va bien au-delà, puisque, dans le même temps, l’Allemagne a dû s’appuyer davantage sur ses centrales brûlant du charbon et du lignite (+ 10% en un an, et 2 fois plus de CO2 émanant de chaque kWh produit que la France) pour assurer ses besoins et même pour exporter son courant, la France étant d’ailleurs acheteuse, compte tenu de l’ampleur inédite, mais augurée passagère, de l’indisponibilité de ses réacteurs. Une telle configuration, aux effets encore outrés par le retard à la mise en service de l’EPR de Flamanville, a forcément nui au crédit du nucléaire, et plus généralement de celui de la France, dans le bras de fer européen actuel.

L’Allemagne, pour arriver à ses fins, s’appuie, si nécessaire, sur un groupe constitué de pays affidés, dont l’Autriche et le Luxembourg sont les membres les plus véhéments. Plus surprenant, la Belgique se prête au jeu alors qu’elle vient de prolonger de dix ans deux de ses réacteurs, de même que l’Espagne, pays nucléaire qui ne se hâte pas d’en sortir.

Les masques sont tombés depuis longtemps

Un tel positionnement, qui est largement celui des institutions européennes (Commission, Parlement et même Conseils) suggère fortement que l’objectif prioritaire n’est pas de décarboner le continent, mais de profiter d’une situation favorable à la promotion des EnRs, pour tenter d’éradiquer le nucléaire. Et force est de constater le résultat : une réduction effective des flottes nucléaires existantes en Europe et une entrave efficace à leur renouvellement, les tendances mondiales étant d’ailleurs strictement inverses, ce qui devrait interroger.

Pourtant, ces substituts au nucléaire n’en sont pas vraiment car, intermittents, ils sont obligés de s’appuyer sur de solides « béquilles pilotables » (dans le jargon des professionnels de l’équilibre du réseau électrique), pour garantir la continuité du service, et sans surprise, continuer à assurer une part importante de la production électrique (gaz charbon et lignite en Allemagne, gaz et nucléaire en Espagne, hydraulique en Scandinavie, gaz et nucléaire en France)

Au discrédit de l’Allemagne, ses émissions de GES sont parmi les premières mondiales (en valeur absolue et per capita), tout particulièrement s’agissant de la production d’électricité. Le pays se présente néanmoins comme le modèle à suivre alors qu’il est éminemment non généralisable, car contraignant déjà fortement les réseaux de ses voisins pour gérer les « bouffées renouvelables » quand le vent souffle fort ou que le soleil brille par trop, sans parler de l’incidence de telles situations sur le marché européen de l’électricité.

Malgré les présentations surréalistes des thuriféraires de cette politique, l’échec est patent si on considère les progrès accomplis en matière de réduction des émissions de GES, qui demeurent bien modestes et réversibles, au regard des colossales sommes investies dans le déploiement des EnRs.

La France trahie par les siens ?

Face à une Commission clairement antinucléaire et à un Parlement sous forte influence verte, la position française (et celle de « l’Alliance nucléaire »6 qu’elle a créée) est constamment attaquée, chaque nouvelle discussion afférente tournant à son désavantage. Même la très petite victoire indirecte, trop amplement saluée par notre Exécutif, sur la production d’hydrogène avec de l’électricité nucléaire, se trouve en fait vidée de son objet par des codicilles bloquants.

À cet égard, on peut s’interroger sur le positionnement des représentations françaises dans les différentes instances européennes, car soutenir le nucléaire ne semble être le premier objectif d’aucune, y compris celle liée au parti majoritaire français. Nombre de votes qui se conforment à la logique politique des groupes d’appartenance au Parlement Européen sont, de fait hostiles au nucléaire, parfois en contradiction avec les positions des partis français auxquels ces députés sont adhérents. Restent les Conseils européens, où les positions françaises, même affirmées et réitérées, n’arrivent toujours pas à bousculer les positions allemandes. L’appui des pays de « l’Alliance nucléaire » pourrait changer la donne, mais rien n’est acquis.

Notes

2 – [NdE] Gérard Petit est ingénieur en génie atomique, retraité d’EDF. Lire la publication originale de l’article dans la revue Telos : https://www.telos-eu.com/fr/le-nucleaire-europeen-sous-influence-allemande.html

3 – Réacteurs de génération 4 : ces réacteurs doivent apporter des avancées notables en matière de développement énergétique durable, de compétitivité économique, de sûreté et de fiabilité et de résistance à la prolifération et aux agressions externes (d’après la SFEN). SMR : Small Modular Reactor :  réacteur nucléaire à fission, de taille et puissance plus faibles que celles des réacteurs conventionnels, fabriqué en usine et transporté sur le site d’implantation pour y être installé (d’après la SFEN).

4 – [NdE] EnRs : énergies renouvelables.

5 – Appelons-les par leurs anciens noms, plus représentatifs de leur implantation régionale : Bayernwerk, EnBW (Bade-Wurtemberg), Preussen Elektra et RWE (Rhénanie-Westphalie).

6 – « L’Alliance nucléaire »: pays réunis à l’initiative de la France pour un soutien au déploiement du nucléaire en Europe : la Bulgarie, la Croatie, l’Estonie, la Finlande, la Hongrie, les Pays-Bas, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovénie, la Slovaquie et la Suède. Dans le camp opposé, s’est constituée l’association des « Amis des renouvelables » : le Luxembourg, l’Autriche, l’Espagne, la Grèce, Malte, le Danemark, l’Estonie, le Portugal, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Lettonie, la Slovénie, l’Irlande et la Belgique, certains pays faisant partie de deux cohortes.

Quelle école voulons-nous ?

Jean-Michel Muglioni revient une nouvelle fois sur cette affirmation : enseigner est devenu impossible – il faudrait dire est interdit – parce que des considérations psychologiques, sociologiques et économiques priment sur le contenu du savoir. Pour décider de ce que c’est qu’enseigner, on consulte donc des cabinets de conseil et jamais les maîtres ou les professeurs dont on sait qu’ils savent enseigner et connaissent réellement ce qu’ils ont à enseigner.

Apprendre, instruire n’est plus la finalité de l’école : il faut former des hommes pour qu’ils acquièrent les « compétences » requises par le marché du travail. Je ne demande pas qu’on me croie : les plus raisonnables de mes amis voient l’état de déliquescence de l’école, du primaire à l’université, mais ils ne croient ni mon diagnostic, jugé trop pessimiste, ni mon étiologie. Je demande seulement qu’on examine et qu’on s’interroge, sans attendre que je propose des remèdes à la catastrophe. Je ne cherche pas des électeurs.

La violence à l’école

Beaucoup de familles mettent leurs enfants dans une école privée : est-ce parce qu’elles fuient la réalité sociale de leur pays, comme l’a dit – il y a plus de vingt ans – une principale de collège à une de mes connaissances qui voulait que son enfant retrouve le sommeil qu’il avait perdu en fréquentant un établissement où régnait la violence ? Cette principale récitait la leçon qu’elle avait apprise en « formation » et qu’elle avait bien comprise. Elle considérait donc non pas que l’école reflète la violence de la société, mais qu’elle doit la refléter. Qu’instruire dans un milieu protégé du monde extérieur puisse pacifier, qui en a aujourd’hui la conviction ? Lorsqu’on semble s’alarmer de la situation, c’est que la France est mal placée dans les classements internationaux qui jugent les écoles en fonction de leur contribution à la bonne marche de l’économie. Les remèdes alors proposés sont la cause du mal : on réforme l’école selon les injonctions de cabinets de conseil1, et non pas selon les conseils d’hommes qui maîtrisent leur savoir et savent l’enseigner. Et – ironiquement ? – on prétend que ces « conseillers » suivent des méthodes scientifiques ! Qu’est-ce donc que faire évoluer le métier d’enseignant, sinon, depuis longtemps, tout faire pour qu’il disparaisse ? À quoi bon des agrégés, c’est-à-dire des professeurs maîtrisant une discipline, pour s’occuper d’élèves qu’on ne veut pas instruire ? Une cause générale suffit à l’expliquer : l’obsession de l’économie a détruit petit à petit, au moins depuis les débuts de la Ve République, jusqu’à l’idée d’instruction publique et même d’instruction tout court. Dès lors, pourquoi les meilleurs étudiants, ceux qui maîtrisent un savoir, se précipiteraient-ils pour entrer dans des écoles où prétendre savoir est une faute et un manque de respect envers les élèves, leurs parents et l’administration ? On ne veut plus de professeurs. On dira que j’exagère, je le sais. La vérité est dure à entendre.

Notre richesse nous endort

Le pire est sans doute que cette obsession et la subordination de toute décision politique à des impératifs économiques ont contribué au développement sans pareil de nos contrées. Notre richesse n’a jamais été si grande. Les moins favorisés n’ont jamais eu autant de temps libre, alors qu’autrefois le travail dévorait toute leur vie. Cette richesse, qui aux yeux de nos ancêtres passerait pour un luxe, je sais qu’elle est mal répartie – mais n’est-ce pas le propre de la richesse d’être mal répartie, car si tout le monde était riche, il n’y aurait que des pauvres. Et je prends ici le risque de dire, sans m’en justifier, que la notion de redistribution a un sens, mais non celle de partage des richesses : obligeons les riches à contribuer au bien commun, mais ne les empêchons pas d’être riches ! Notre abondance énerve, au premier sens du terme, elle endort, et elle endort même là où elle n’est pas arrivée : la colonisation, la mondialisation et toujours l’immigration, auxquelles nous devons une grande part de cette abondance, ont réussi à donner aux peuples envahis et exploités qui n’en ont pas bénéficié les mêmes désirs qui font considérer la croissance comme le bien suprême. L’homme du Moyen Âge croyait au ciel et édifiait des cathédrales. Nous construisons partout les mêmes supermarchés et les mêmes aéroports. Faut-il regretter la tyrannie de l’Église sur les consciences ? Le poids de l’idéologie « économiste » l’a remplacé. Les États dont toute la politique a pour finalité l’accroissement de leur puissance économique sont pris dans une concurrence européenne et internationale : notre économie – dont, je le répète, je ne nie pas qu’elle nous ait enrichis ou, par exemple, qu’elle soutient une médecine dont je profite – est une économie de guerre : l’actuelle supériorité militaire des États-Unis d’Amérique tient à la puissance de leur économie. Pourquoi s’intéresserait-on au savoir et aux humanités ? Offrir à qui le veut un véritable enseignement du latin et du grec n’est pas rentable. « À quoi ça sert ? » Même, à quoi bon offrir un enseignement des mathématiques à ceux qui n’en feront pas un usage professionnel ? La recherche recherche-t-elle la vérité ou la puissance ? Elle est au service de l’économie – d’autant qu’il lui faut bien de l’argent pour avancer.

La démoralisation universelle

Du primat de l’économie résulte la servilité. La République, qui n’est rien que par le courage du citoyen, n’a pas sa place dans un monde réduit au marché qui nourrit le nihilisme européen. Quel remède ? Supprimer le marché n’a pas de sens, puisqu’il n’y a pas d’humanité sans marché, et lui donner sa juste place paraît aujourd’hui impossible : la moindre décision engage la planète entière et aucun pays ne peut plus dans ces conditions avoir sa propre politique sans risquer la faillite. Tant que les critiques du libéralisme n’auront pas montré quelle organisation du monde – et non pas seulement de leur canton – ils proposent, le pire du libéralisme économique s’imposera partout. En ce sens Trotski avait raison de penser que la révolution est universelle ou qu’elle n’est pas. Et jusqu’à présent la nécessité de tenir compte du désastre écologique ne suffit pas à éveiller les hommes. Au contraire, les voilà fétichistes. La déesse nature ne vaut pas mieux que les déesses industrie et économie.

L’oubli du sens du travail

Dans un tel monde, enseigner est conçu comme un acte de communication qui doit préparer chaque enfant et chaque étudiant au marché tel qu’il est. On ne prépare plus les hommes à la guerre (du moins chez nous, ce qu’on peut considérer comme un bien), mais à l’entreprise – sans laquelle, certes, il n’y a ni production, ni rien qui assure la subsistance et le bien-être. On ne s’étonnera pas que, ne se voyant proposer d’autre avenir que la production, les hommes préfèrent refuser le travail et qu’ils attendent la retraite avec impatience. On ne s’étonnera pas qu’ils s’imaginent eux-mêmes esclaves. Ils ont oublié que, l’esclavage ayant été aboli, chacun doit prendre sa part de travail et donc de peine. Ils ont oublié, trop de discours leur ont fait oublier, que travailler est d’abord coopérer au bien commun et non, comme on dit, « se réaliser » ou chercher à s’enrichir. L’expression rebattue de « valeur travail » révèle que la vraie signification du travail est méconnue. Et comme l’école n’instruit pas et ne propose rien qui convienne à des hommes, elle ne les prépare pas au temps libre que laisse aujourd’hui chez nous l’organisation du travail, elle les livre aux industries des loisirs. Et aux psychologues. Deux immenses marchés. Plus il y a de temps libre et plus le temps de la retraite s’allonge, plus le mal-être affectera des hommes. Nouveau paradoxe : le problème de notre temps, plus encore que celui des conditions de travail, est celui de l’usage du temps libre.

La croyance au déterminisme social est autoréalisatrice

Ce qui compte pour l’homme, ce qui est humainement essentiel, bref, ce qui a une valeur, ne dépend pas du marché. L’école ne s’y intéresse plus. Elle n’a donc rien à enseigner. De là son échec, aujourd’hui reconnu, mais faussement attribué à des causes sociales : les enfants d’un milieu pauvre échoueraient parce qu’ils sont pauvres, déterminisme social oblige. Puis-je proposer une autre hypothèse, paradoxale encore, mais moins méprisante ? La croyance au déterminisme social est autoréalisatrice. Revenons à l’élémentaire : si un élève ne sait rien, son milieu n’en est pas la cause, peut-être l’école a-t-elle tout simplement oublié de l’instruire et de s’en donner les moyens. Non pas de l’argent, mais une organisation qui permette à chacun d’être réellement pris en main sans avoir besoin comme aujourd’hui de trouver chez lui des répétiteurs. Pourquoi ce qui devrait aller de soi n’est-il pas admis, sinon parfois en paroles ? Je me souviens qu’il fallait naguère interdire les « devoirs à la maison » pour ne pas favoriser ceux qui pouvaient être aidés chez eux : on ne voyait pas qu’alors, d’autant qu’on ne faisait déjà pas grand-chose en classe, les parents qui le pouvaient donnaient un autre enseignement à leurs enfants ou payaient un répétiteur. On ne voyait pas, on ne voit pas que moins on est exigeant dans les écoles, plus l’écart s’accroît entre ceux qui sont suivis chez eux et les autres. L’école est le lieu de la reproduction sociale quand elle n’est pas l’école, c’est-à-dire quand elle n’instruit pas. Mais une vulgate sociologique a fait croire que par sa nature même l’école reproduisait les inégalités et qu’il fallait donc qu’elle cesse d’être elle-même. Et – je l’ai encore récemment entendu dire à la radio – la culture dite classique serait « élitiste » et « bourgeoise ». Donc pourquoi l’enseigner ? Où l’on voit que l’idéologie, ce terme étant pris au sens que lui donne Marx, invente toutes les ruses pour justifier, par un argument en apparence favorable aux plus démunis, une politique qui les abandonne à eux-mêmes.

Informer n’est pas instruire

Le préjugé sociologiste qui veut qu’on reproduise nécessairement son milieu et que la culture soit une affaire de classe n’explique pas tout. Le refus d’enseigner, d’instruire, vient de ce qu’on ne sait plus ce que c’est que savoir : on se contente d’informations, sans donner à l’enfant, ou même à l’étudiant, l’occasion de comprendre ce qui distingue savoir et croire, savoir et simplement être informé de ce que d’autres ont prouvé et savent. S’il s’agit seulement de « formation » et de « compétence », à quoi bon comprendre des « formules » qu’il suffit d’appliquer ? On n’enseigne plus le calcul mais les mathématiques à l’école primaire : cette ambition n’empêche pas ou même elle fait qu’à la fin de ses études un élève ne sait pas ce que c’est qu’une démonstration. Les philosophes commençaient autrefois leur exposé par la distinction de la connaissance par ouï-dire et de la connaissance rationnelle. Ce n’est plus la mode. Ne sachant plus ce que c’est que savoir, comment saurait-on ce qui doit être appris et su pour être un homme libre, et comment saurait-on l’enseigner ? Donc trop d’enfants ne savent pas lire. Trop n’ont pas la moindre idée de ce qui distingue une opinion et une vérité scientifique. La mise à la disposition des hommes de résultats scientifiques sans ce qui leur donne sens a fait oublier l’idée même de science et beaucoup refusent donc non sans raison toute confiance en une science qu’ils ont apprise comme une opinion officielle à laquelle il fallait adhérer. Le succès de nos techniques a « ringardisé » la culture. Nos machines remplacent celles d’hier : pourquoi l’école et les études en général auraient-elles la finalité qui les définit depuis l’Antiquité ?

L’école libre

Cependant, des hommes incultes dont on s’est évertué à étouffer l’esprit sont encore des hommes : ils attendent confusément autre chose que ce qu’on leur présente comme le seul but possible de la vie. Aussi se précipitent-ils d’abord vers de faux biens et sont-ils prêts à croire le premier charlatan venu. De là le succès des réseaux sociaux, des complotistes et des fanatismes religieux. Il faudrait une révolution intellectuelle pour sortir d’une telle situation. Il faudrait une école qui contrebalance l’influence des médias et de la publicité. Une école qui ait le courage de s’opposer aux parents d’élèves et aux pouvoirs de toute sorte, une école libre, c’est-à-dire capable de se donner à elle-même sa loi au lieu de la recevoir du monde extérieur. Une école que la puissance publique protège de toutes les pressions sociales, sociétales, économiques, religieuses. Une école fondée sur cette conviction qu’apprendre a un sens par soi-même et non pas seulement en vue d’autre chose. Le politique qui proposerait cette révolution serait immédiatement renvoyé par ses électeurs.

« Il n’y a de science que par une école permanente » – les défenseurs de l’école citent souvent ces mots par lesquels Bachelard conclut son ouvrage La Formation de l’esprit scientifique – avec une telle école, « …les intérêts sociaux seront définitivement inversés : la Société sera faite pour l’École et non l’École pour la Société ». De même tout homme doit pouvoir tout au long de sa vie continuer à s’instruire. Il faut pour cela qu’il ait commencé à s’instruire à l’école, et l’école ne sera pas l’école tant qu’elle se laissera soumettre aux impératifs socio-économiques.

P.S. J’oubliais : par-dessus le marché, si j’ose dire, l’école nouvelle, n’instruisant pas, est incapable d’atteindre le but qu’elle se propose, préparer au travail dans l’entreprise.

La culture est-elle inessentielle ?

En méditant sur les conditions du « second confinement » et sur le sens qu’on peut donner à l’expression « activités essentielles », Jean-Michel Muglioni inscrit sa réflexion dans la question philosophique du luxe et rencontre, tout aussi classiquement, celle de la chaîne du travail. Une situation d’urgence impose des priorités qui ne reposent pas sur des jugements de valeur mais sur des nécessités d’un autre ordre.

Comment juger quand on est incompétent ?

Je prends le risque de me prononcer ici sur des choses sur lesquelles je n’ai aucune compétence particulière, n’étant ni spécialiste de médecine et d’épidémiologie, ni capable de dire quelles sont les meilleures décisions politiques qui peuvent être prises en cas de pandémie. Mais l’ignorance dans certains domaines n’empêche pas de voir que les arguments des uns et des autres sur la place publique sont sinon frauduleux, du moins oiseux. Et sur le fond de l’affaire, peut-être y a-t-il tout de même un certain nombre de principes de la vie en commun qu’un citoyen peut se rappeler à lui-même.

Contrairement aux journalistes que je vois et que j’entends tous les jours, je ne suis pas capable de dire si les décisions prises par les divers gouvernements européens sont les bonnes, de même que je ne sais pas si le sélectionneur d’une équipe de football a choisi les meilleurs joueurs et la meilleure tactique, quand les commentateurs semblent le savoir mieux que lui. Je ne parle pas des critiques que les diverses oppositions politiques font aux gouvernements en place quels qu’ils soient : si par malheur ceux-ci disaient que 2+2 font 4, ils soutiendraient – du moins chez nous – que cela fait 5. J’ai entendu le journaliste Claude Weill dire que pour faire admettre la nécessité de se vacciner il suffirait presque que le président de la République dise qu’il ne faut pas se vacciner. Je peux paraître d’autant plus librement prendre la défense des gouvernants que je n’ai moi-même jamais approuvé la politique française et européenne, et cela depuis longtemps. Que dire dans ces conditions ?

En quel sens la culture est-elle essentielle ?

Aujourd’hui retraité, hier professeur, auparavant étudiant, élève et simple enfant, j’ai toujours reçu du travail des autres ce qui a assuré mes conditions matérielles d’existence. L’eau que je bois et qui monte jusque chez moi, les bêtes dont le lait et la viande me nourrissent, les plantes et le pain que je mange, l’électricité qui m’éclaire, les énergies qui me chauffent, la maison que j’habite, les routes que j’emprunte, les véhicules que j’utilise, et je pourrais continuer cette liste : rien de tout cela n’a été produit par moi. Mon salaire m’a permis d’en jouir, et je peux penser sans trop de scrupules qu’il n’a pas été volé à ceux qui ont travaillé pour moi, dans la mesure où mon enseignement a contribué à leur instruction ou à celle de leurs enfants. Je le sais, dans une société où l’on ne voudrait produire que le strict nécessaire, les beaux-arts, la philosophie et les sciences même seraient bannies : il faut donc accorder qu’il n’est pas contraire à la justice de dire qu’artistes, savants, philosophes, vivent du travail des autres. Ainsi toute société humaine suppose une part de luxe, si par luxe on entend tout ce qui dépasse le strict nécessaire. En ce sens, vivre humainement est un luxe en tout ce par quoi l’humanité dépasse l’animalité. Il faut donc dire que ce qu’on appelle la culture est essentiel au sens strict du terme.

Le régime imposé en cas de pandémie

Il peut toutefois arriver qu’une situation d’urgence soit telle que l’organisation de la société, pour maintenir la production du nécessaire sans lequel vivre deviendrait impossible, physiquement impossible, doive provisoirement arrêter certaines de ces activités par lesquelles pourtant l’humanité est elle-même. Je dis provisoirement, et pour permettre un retour à la vraie vie, puisqu’un arrêt définitif signifierait la fin de l’humanité. C’est ainsi qu’un malade s’impose parfois un régime dans l’espoir de pouvoir retrouver la santé.

Soit donc une pandémie. Je n’en sais qu’une chose avec certitude : elle ne s’étend que par les contacts des hommes entre eux. En l’absence de vaccin et de remède, on ne peut y mettre fin, ou du moins la ralentir, qu’en limitant le plus possible ces contacts. Or il est impossible de les supprimer tous sans que tout s’écroule. Tenons-nous-en à l’élémentaire. Il faut manger, donc il faut que chacun puisse acheter de quoi se nourrir. Il faut continuer à produire la nourriture, élever les bêtes, récolter les fruits, transporter tout cela dans les commerces, y tenir les caisses. Si comme en France on se fournit dans les grandes surfaces, et cela d’autant plus qu’on est plus pauvre, on les laissera ouvertes. A partir de cet exemple chacun peut comprendre qu’au-delà de l’élémentaire il est fort difficile de dire ce qui doit continuer à fonctionner avec tous les risques que cela comporte, et ce qui au contraire, pour limiter ces risques, peut être arrêté. Le travail nécessaire à la production des biens nécessaires suppose par exemple que les transports en commun continuent de transporter les salariés vers leurs entreprises, quoiqu’on y soit serrés les uns contre les autres.

En quel sens la culture appartient-elle aux activités dites « inessentielles » ?

Supposons donc qu’on arrête de produire les biens dont j’ai dit que je ne les avais moi-même jamais produits, alors ni le professeur, ni l’artiste ne pourraient plus exercer leur métier. Il leur faudrait se faire agriculteurs ou ouvriers. Il serait vain d’objecter que la culture enrichit le pays, au point de vue économique, plus que telles usines qui fabriquent des automobiles ou des avions : la vie des artistes repose sur le travail de ceux qui les nourrissent. Si donc on veut limiter le plus possible les contacts entre les hommes, il n’y a rien d’absurde à prendre le risque d’ouvrir un supermarché plutôt qu’un théâtre ou un cinéma – et je ne suis pas sûr qu’il soit sensé de faire valoir la liberté du culte pour laisser les Églises célébrer leurs cérémonies.

Il faut donc bien classer la culture dans la catégorie « inessentiel », ce terme ne signifiant pas alors que par essence la culture est sans importance ou pire, qu’elle est victime d’une haine ou d’un mépris quelconque. Si je proposais de dire, au lieu d’essentiel et d’inessentiel, vital et non vital, on m’objecterait à coup sûr que la culture est vitale. Où l’on voit que les plus sincères en viennent à jouer sur les mots. Une situation d’urgence impose des priorités qui ne reposent pas sur des jugements de valeur mais sur des nécessités d’un autre ordre. Il en résulte qu’un grand nombre d’activités devant cesser, ceux qui les exerçaient se trouvent dans des situations dramatiques. L’aide que l’État apporte aux victimes de cette situation sera toujours insuffisante. Mais faut-il pour y remédier décider de ne pas ralentir la pandémie, comme l’ont fait certains gouvernement d’Amérique ? Y a-t-il chez eux moins de sinistrés que chez nous ?

Peut mieux faire ?

Saura-t-on tirer de cette pandémie une leçon de politique élémentaire ? Elle montre à qui ne l’aurait pas su sur quoi repose ce qu’on appelle aujourd’hui « le monde d’avant » que nous avons hâte de retrouver. J’attends donc, pour voir si les choix qu’ont faits la plupart des gouvernants sont les pires, qu’on me propose une autre liste d’interdictions ou de limitations. Toutes les activités de nos sociétés étant imbriquées les unes dans les autres, puisque par exemple il faut de l’électricité pour éclairer un théâtre, nous n’aurons pas fini d’en débattre avant la fin de la pandémie.

L’humanité réduite au marché ?

Le libéralisme économique s’étend à toutes les activités humaines : or ce qui vaut pour l’entreprise et le commerce a-t-il un sens pour la santé, l’enseignement, la justice, la culture ? Après avoir rappelé pourquoi la primauté du modèle commercial du contrat ruine le contrat social, Jean-Michel Muglioni se demande s’il est possible aujourd’hui d’éviter que tout ne devienne marchandise et si l’avidité est la seule passion qui mobilise les hommes. Un monde transformé en marché unique n’aboutirait-il pas à l’extinction de toute volonté humaine ? Qu’est-ce qui peut nous sortir de notre torpeur de producteurs et de consommateurs ? On ne trouvera ici aucune réponse.

« À vrai dire, Marx rend admirablement compte du mécanisme de l’oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu’on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner ». Simone Weil, Oppression et liberté, NRF, 1967, p.60

L’essor économique de l’Occident repose sur l’état de droit qui garantit la liberté par la loi. La liberté d’entreprendre et de commercer y a trouvé son compte. On sait d’autre part que les régimes qui ont voulu détruire le libéralisme économique ont aussi détruit le libéralisme politique. On n’en conclura pas que le libéralisme économique garantit la liberté de l’homme et du citoyen. L’extension du marché n’a pas suffi à renverser les dictatures et les régimes totalitaires ; on ne voit pas que les choses bougent en Chine. Si chez nous le sens de l’état de droit se perdait parce que la primauté du marché l’emportait sur la loi, la domination du libéralisme économique ruinerait la liberté politique.

Le tout marchandise

Qu’est-ce qui rend le libéralisme économique destructeur des libertés fondamentales ? Non pas le marché lui-même et la liberté du commerce qui lui est consubstantielle, mais l’extension du marché à des domaines qui n’en relèvent pas : tout devient marchandise, et les hommes eux-mêmes. Le succès, depuis plus d’un siècle, du terme de valeur exprime sans doute la domination de la Bourse : tout s’évalue en fonction d’un marché. De là aussi le relativisme : tout se vaut puisque tout s’échange, tout a son équivalent en argent et toute forme de distinction autre que le prix marchand disparaît. L’idée même de dignité de la personne humaine devient obsolète, seule valeur absolue, c’est-à-dire sans équivalent. Il faut donc considérer comme une marchandise tout ce qui a un coût : la santé, l’instruction publique, la culture, la justice, le travail, etc. Ce ne sont que dépenses ou endettements.

Contrat social et contrat commercial

Les hommes ont dû se battre pour que la loi fasse que le marché du travail ne soit pas seulement un marché aux esclaves. S’il arrivait que la loi perde sa primauté et que l’embauche repose seulement sur un contrat, nous aurions des contrats d’esclavage, et le contrat social serait rompu. Mais il faut pour le comprendre savoir distinguer le contrat social et les contrats ordinaires. Par le contrat social chacun s’engage à obéir à la loi dont tous sont les auteurs. C’est l’institution de l’égalité. Un homme vaut un homme : chaque homme est reconnu comme un être libre au même titre que les autres, et nul ne peut se prétendre le maître de quiconque. Égale liberté ne signifie pas égalité de talent ou de richesse, mais implique que ni le talent ni la richesse ne donne à quiconque le droit de devenir le maître d’un autre. Au contraire dans un contrat passé entre deux individus ou entre un individu et un groupe quel qu’il soit, l’inégalité des parties est nécessairement source d’injustice. Aussi tout contrat commercial et tout contrat entre particuliers ne sont-ils légitimes que dans le cadre de la loi. Si le contrat entre un salarié et son employeur prime sur la loi, le patron devient le maître et le salarié son esclave.

La primauté du contrat sur la loi ruine le contrat social

Or le penchant du libéralisme économique qui domine aujourd’hui le monde est de faire de toute chose et de toute activité une marchandise et ainsi de gérer toutes les relations humaines comme se gèrent les échanges commerciaux : par des contrats. Les hommes sont alors une « ressource » comme une autre. L’usage même des termes de gestion ou gérer dans tous les domaines signifie que tout est organisé sur le modèle de l’entreprise. Les démocraties occidentales ruinent ainsi leur propre fondement. La défiance de beaucoup d’Européens envers les institutions démocratiques a là sa source. Tout se passe en effet comme si elles contribuaient à la domination du marché au lieu de la limiter. Elles ont perdu leur primauté, elles ont été alignées sur les exigences du marché. Qu’on comprenne bien : ce n’est pas l’entreprise en elle-même qui est ici en cause, ni le marché, mais le fait de les prendre pour modèles dans toutes les activités humaines.

Conséquences de la domination du marché

Conséquence nécessaire de la réduction de la vie humaine au marché, la finalité de l’école ne sera pas l’instruction par laquelle Condorcet voulait que tout homme devienne capable d’exercer sa fonction de citoyen, c’est-à-dire de juge des pouvoirs. L’école n’aura qu’à produire des travailleurs compétents. On n’y apprendra pas à savoir : on y sera formé, on y acquerra des compétences. Le langage aujourd’hui en usage dans les écoles, qui abuse des termes de formation et de compétence, dit bien ce refus de toute instruction véritable (sans que pour autant un véritable apprentissage soit effectivement proposé chez nous). Et comme il suffit qu’à peine 3% de la population scolaire accèdent à un bon niveau de mathématiques pour faire fonctionner le marché, à quoi bon maintenir dans les lycées un enseignement de haut niveau de mathématiques pour le plus grand nombre ? Seul point positif : alors que la version gauchiste de ce libéralisme scolaire tendait à transformer les écoles en lieux de vie, et cela depuis plus d’un demi-siècle, il faudra peut-être cette fois que tout le monde se mette au travail.

Autre exemple : la médecine et la marchandisation de la santé. Il y a beau temps que leurs souffrances rendent les hommes esclaves de leurs médecins, mais aujourd’hui la médecine est devenue un marché en un tout autre sens. Ses succès réels et spectaculaires sont inséparables du développement de recherches et d’industries qui inventent et fabriquent de nouveaux médicaments et de nouvelles machines : de là un marché mondial, et il résulte nécessairement de sa nature que la valeur boursière des entreprises compte plus que la santé publique, cela aussi bien pour l’orientation des recherches, quelle que soit la bonne volonté des acteurs. Ainsi le développement technique et industriel nécessaire aux progrès de la médecine est lié aux lois du marché, et loi ici a le même sens que dans loi physique ou loi de la jungle : c’est une loi non-instituée, d’un autre ordre que la loi civile et républicaine. Tout devenant marchandise, ce qui importe dans une maison de retraite n’est pas le sort de ses résidents ni les conditions de travail des soignants, mais l’enrichissement de ses actionnaires. Il faut beaucoup de vertu aux personnels de ces établissements pour continuer de remplir leur office.

Peut-on échapper à ce processus ?

Mais comment subordonner ce développement économique des techniques médicales à l’impératif thérapeutique sans qu’il soit sinon arrêté, du moins considérablement ralenti ? Un peuple, s’il le veut, est en mesure de reprendre en main son destin et de redonner à la loi sa primauté, mais le marché mondial tolérerait-il une telle république ? Si la France imposait ses propres règles, comment éviter qu’un laboratoire se déplace dans un autre pays où la liberté d’entreprendre est plus grande et la fiscalité plus légère ? Nous deviendrions alors tributaires d’un commerce extérieur pour tout ce qui concerne la santé et au mieux cela coûterait plus cher au pays, au pire ce serait sa ruine. Une telle situation n’est pas nouvelle et peut prendre diverses formes : l’industrie de l’armement qui assure à un pays une certaine indépendance le ruinerait s’il n’exportait pas des armes, et ainsi depuis fort longtemps nous sommes marchands d’armes. Nous sommes prisonniers. De même il est vrai que les travailleurs ont aujourd’hui une productivité bien supérieure à ce qu’elle était en 1945, de sorte que la richesse produite n’ayant pas diminué mais s’étant accrue, le financement des retraites ne devrait poser aucun problème. Mais si un seul pays osait retenir une part de ces richesses pour les retraites, les capitaux le fuiraient.

On objectera que la passion des entrepreneurs et des ingénieurs qui inventent sans cesse de nouvelles techniques et produisent sans cesse de nouvelles richesses n’est pas seulement l’argent. Mais ils ne pourraient pas exercer leur génie inventif sans des investissements privés. Des particuliers « placent » leur argent dans des entreprises et ils en attendent un « rapport » : ce sont eux, les maîtres. Ils veulent être libres de ce qu’ils font de leur fortune. Leur imposer des règles les fait fuir. D’où la financiarisation d’une économie où l’entreprise n’est pas là d’abord pour produire des biens et subvenir aux besoins des hommes : la production et la consommation sont des moyens en vue d’enrichir les actionnaires.

Je n’oublie pas qu’il a été admis que la loi contrôle le marché boursier, par crainte que les plus gros et les plus roués dévorent les autres, par crainte de crises qui finissent par coûter trop cher. Il est donc possible de régler par la loi le marché et la Bourse elle-même, et j’imagine même qu’il serait possible de le régler davantage si l’on voulait éviter les crises qui éclatent régulièrement. Mais cela requiert une volonté politique, c’est-à-dire, pour reprendre un mot célèbre, que la politique ne se fasse pas à la corbeille. Au lieu donc de discourir sur la fin du capitalisme et, une fois au pouvoir, de se coucher devant sa puissance, les partis qui dénoncent les injustices feraient mieux de concevoir une politique internationale d’organisation des échanges et des investissements.

La politique internationale : l’état de nature, c’est-à-dire de guerre

Le problème est en effet international. Ceux des États qui veulent une telle organisation doivent être ensemble assez forts pour s’opposer aux autres qui ne manqueront pas de séduire les investisseurs et tous ceux qui rêvent de faire « travailler » leur argent sans contribuer au bien commun. En dernière analyse, on voit que seule la politique extérieure pourrait s’opposer au développement fou du marché. Je vois pourtant qu’elle n’est pas un enjeu lors des campagnes électorales.

Qu’est-ce qui mobilise les hommes ?

Après des siècles de guerre, l’Europe est en paix, mais elle est d’abord un marché commun, c’est-à-dire une sorte d’arène où chacun cherche à l’emporter sur les autres. Chaque État favorise autant qu’il le peut ses propres entreprises. La politique fiscale a dès lors pour finalité principale d’assurer leur compétitivité et donc l’enrichissement de leurs actionnaires (il ne faut donc pas s’étonner que l’impôt qui frappe les salariés et qui n’a jamais été aimé soit de moins en moins accepté). Entre tous les états du monde l’état de nature, c’est-à-dire l’état de guerre, n’est pas du passé. C’est là sans doute l’échec du libéralisme économique : la primauté du marché et du commerce sur toute autre activité humaine ne réalise pas la paix.

Mais faut-il s’en plaindre ? Le règne absolu du marché supposerait que les hommes soient mus par le seul désir de richesse et qu’aucune autre passion ne l’emporte en chacun comme en chaque peuple sur ce désir, comme les fanatismes religieux, la passion de l’égalité, la volonté de vivre en homme libre. Un homme peut préférer la mort au confort si sa tradition est remise en cause. Un autre ou le même assassiner au nom de son Dieu. On peut préférer consacrer sa vie à la réflexion ou à la musique plutôt qu’à la production, etc. Si l’obsession des richesses et de la croissance économique avait été le seul mobile des hommes, auraient-ils construit les cathédrales et défriché l’Europe ? Le capitalisme lui-même est selon Max Weber lié au souci protestant de l’au-delà. De sorte que, si, avec pour seul moteur le désir de richesse, la transformation actuelle du monde en marché unique réussissait, elle aboutirait à l’extinction de toute volonté humaine. Nous ne serions plus qu’un troupeau de consommateurs moteurs de croissance sous la houlette de quelques entreprises multinationales. Faut-il avouer que sans les passions impérialistes des princes, des États, des peuples, sans les folies des hommes, l’humanité n’aurait jamais été qu’une espèce endormie comme les autres, incapable de s’élever au-dessus de l’animalité ? Faut-il se réjouir de ce que la guerre seule nous contraigne à sortir de notre torpeur de producteurs et de consommateurs ?

Le désastre écologique comme remède ?

La croissance appelle la croissance. Par son extraordinaire réussite, elle a éveillé sur toute la terre un désir insatiable. Partout, on refuse que règne la loi, partout le cours naturel des choses l’emporte sur la volonté. Le moteur du marché est l’appât du gain et les mêmes passions obsèdent ses acteurs les plus pauvres. On ne peut s’attendre à ce que la politique vise un autre but que la croissance. Le désastre écologique qui s’annonce est-il une chance, et nous contraindra-t-il à plus de frugalité ? Le slogan de la croissance durable ne fait que nourrir toujours l’illusion qui fait de l’enrichissement la fin suprême de toute vie humaine.

La fausse représentativité de la Convention sur le climat

Tirage au sort, sondage et suffrage, clientélisme

Jean-Michel Muglioni soutient que le recrutement de la Convention citoyenne sur le climat repose sur une aberration à la fois statistique et politique. Cette assemblée, tirée au sort d’une manière critiquable, n’a aucune valeur représentative et ne changera rien à une « république » qui depuis 1958 s’efforce de réduire le pouvoir législatif – alors, certes, fort discrédité. S’agit-il de faire passer la pilule de mesures écologiques que le pays n’est pas prêt à accepter aujourd’hui, puisqu’il sait qui en paiera le coût ? Car faire payer les pollueurs ruinerait l’industrie et l’agriculture françaises si toute l’Europe n’en faisait pas autant.

Une « Convention citoyenne sur le climat » a été réunie, qui doit délibérer sur les mesures à prendre pour lutter contre le réchauffement climatique. Elle est composée de citoyens français tirés au sort1. Que signifie ce nouveau mode de consultation du peuple ?

Les limites de toute représentation

On s’accorde à dire que la démocratie représentative est malade et que le plus grand nombre considère qu’il n’est pas représenté. Il y a de plus en plus d’abstention aux élections françaises. Seuls les élus locaux semblent parfois respectés. Le discrédit de la représentation est-il dû à sa nature de représentation ? Le représentant, en effet, n’est pas ce qu’il représente. Le papier monnaie n’est pas la richesse qu’il représente. Il peut s’accumuler sans correspondre à un travail et ainsi enrichir, du moins virtuellement, car il faut l’échanger contre des réalités : il peut du jour au lendemain ne plus rien valoir. Ainsi un représentant du peuple n’est pas le peuple. Or, dès lors qu’il est impossible de réunir tout un peuple pour le consulter, inévitablement la démocratie est représentative, et inévitablement les représentants, quand même ils n’en auraient pas l’intention, trahissent les représentés : nul ne peut vouloir à la place d’un autre, encore moins de dix mille autres. Toute représentation est par nature boiteuse. La crise de la représentation n’est donc pas un accident, et quelque mécanisme qu’on invente pour que les décisions des représentants soient représentatives, elles ne le sont jamais assez. Le scrutin majoritaire a ses inconvénients, le scrutin proportionnel a les siens, et le mélange des deux ne les supprime pas. Les institutions et, pour parler comme Montesquieu, la vertu (le civisme) seuls peuvent assurer le bon fonctionnement d’une démocratie représentative.

Que ces limites inhérentes à la nature de la représentation ne suffisent pas à expliquer son discrédit actuel

Devant l’échec de notre démocratie représentative, on revient à une ancienne forme d’élection, le tirage au sort. C’est peut-être une manière de ne pas chercher les causes de cet échec, qui sont diverses : la constitution de la Ve République, qui limite considérablement le pouvoir législatif au profit de l’exécutif, en est une – mais ailleurs en Europe, là où le législatif garde son pouvoir, tout va-t-il mieux ?

Autre cause possible : le fait que les élus n’ont aucun pouvoir réel, soit qu’ils manquent de courage et cèdent aux moindres pressions, soit que dans son rapport à l’Europe et au monde un pays seul n’ait plus de marge de manœuvre. S’agissant de l’écologie, objet de la « Convention citoyenne », il est manifeste qu’un seul pays ne peut presque rien : si par exemple nous faisions payer comme il convient les industriels français pollueurs sans que le reste de l’Europe en fasse autant, ce serait la faillite de leurs entreprises. Même chose si nos agriculteurs étaient les seuls à prendre les mesures qui conviennent pour éviter la pollution chimique, etc. Le discrédit de la représentation est aussi inséparable de celui des partis politiques et des syndicats : les syndicats de l’enseignement, qui ont contribué à la faillite de l’école, ont perdu beaucoup d’adhérents. Les autres valent-ils mieux ? Voit-on chez eux un véritable débat, de vraies propositions ? Et que devient la politique lorsque seules comptent l’économie et la croissance ?

Le discrédit actuel des représentants du peuple et des gouvernants, quelle que soit leur option politique, ne tient donc pas à l’insuffisance de toute représentation. C’est pourquoi il est permis de penser que la création d’une convention tirée au sort relève de la propagande (on dit aujourd’hui communication) et qu’au lieu de remédier au mal présent, elle l’aggravera.

Un tirage au sort fondé sur un préjugé sociologiste

Ce tirage au sort n’en est pas un à proprement parler2. Déjà les Athéniens modéraient le hasard de diverses façons, quoique chez eux il ait signifié la volonté des dieux. Surtout, le sort leur permettait de recruter certains magistrats, mais non de remplacer l’assemblée du peuple. Le peuple était réuni tout entier sur la Pnyx. Aujourd’hui, on ne tire pas au sort des magistrats, mais des citoyens censés représenter le peuple, et la sociologie remplace la religion pour justifier le hasard : il est entendu que pour garantir la représentativité des individus tirés au sort l’assemblée doit avoir la même composition sociale que le pays. Or la classification qui définit cette composition est-elle sensée ? Il faut pour le croire admettre la vérité de la sociologie qui la définit. Et serait-elle admissible, considérer que les suffrages sont conformes à une classification sociale ne relève-t-il pas d’une idéologie sociologiste qui réduit chacun à ce que son existence sociale fait de lui ? Dire, comme Thierry Pech de Terra nova, que le panel3 qu’est la Convention pour le climat est « la France en petit » n’a pas de sens. Peut-on en effet remplacer la représentation politique par une représentation statistique qui dépend d’une idée sociologiste de la société ? Faut-il, pour déterminer la volonté du peuple, que ses représentants soient une « image réduite » de la société ?

Une aberration statistique

Mais est-il même possible de réaliser une telle réduction ? Car enfin, si les représentants ne sont que cent cinquante, nécessairement des catégories ne seront pas représentées. Âge, couleur, genre, religion, association, profession, région, type d’habitation, niveau et type d’études, richesse ou pauvreté, célibataire, marié, marié avec ou sans enfants, divorcé, famille recomposée, orientation sexuelle, etc. : si l’on tenait compte de leur diversité réelle, il n’y aurait pas même un représentant par catégorie. On le voit, tout repose sur un nombre limité de catégories nécessairement arbitraire. Et par-dessus le marché, comment savoir la religion ou l’origine des tirés au sort ? Est-ce même légal ? Plus simplement, il suffit de rappeler que du strict point de vue des probabilités et du calcul statistique, il n’est pas vrai qu’on puisse par tirage au sort représenter une population de près de cinquante millions d’électeurs par un panel de cent cinquante individus, à quelque trucage qu’on ait recours.

Sociologisme et communautarisme

La citoyenneté requiert que chacun vote dans la solitude de son jugement et non selon son appartenance sociale : si les votes étaient de fait déterminés sociologiquement, ils n’auraient aucun sens. Et la statistique (elle-même inséparable des catégories sociologiques) ne peut faire que les élus du sort une fois rassemblés jugent comme auraient jugé d’autres « élus », si du moins on suppose que chacun exerce librement son jugement : oserais-je prétendre, si je suis tiré au sort, que mon avis « représente » celui des professeurs retraités ? Peut-être certaines communautés fonctionnent-elles de telle façon qu’un des leurs pense toujours et en tout comme les autres, mais ce sont alors des sectes. L’alliance d’une certaine sociologie et du communautarisme est conforme à la nature des choses. Bref, un tirage au sort organisé en fonction d’une répartition sociologique des ressortissants d’un pays est contraire à l’idée républicaine selon laquelle chacun peut être citoyen et par son suffrage décider de l’intérêt général au lieu de faire valoir son intérêt particulier de professeur, médecin, paysan, artisan, etc. La nouvelle convention prend acte du fait qu’il n’est question que de confronter des intérêts particuliers.

Sondage n’est pas suffrage. Le clientélisme

Mais peut-être y a-t-il pire. Les « élus » sont choisis selon une proportion sociologique : la rectification du sort se fait selon les mêmes principes que les sondages d’opinion. Ils constituent un panel statistique comme les « sondés ». Un tel rassemblement de citoyens tirés au sort n’est pas l’équivalent en plus gros d’un jury populaire. Un tel système risque de déposséder le peuple de son pouvoir législatif. Certes, les résultats de ces délibérations ne seront pas des lois : les députés auront à légiférer selon la voie normale. On peut supposer que les « élus » seront aussi sérieux et bons juges que les jurés d’une cour d’assises et qu’ils ne seront pas grisés à l’idée d’avoir gagné au loto de la représentation. Mais le principe même de cette « représentativité », sur lequel reposent les sondages d’opinion4, est emprunté au marketing : je peux savoir par là quel public voudra ou non le produit que je mets sur le marché. Je demande donc si cette pratique n’entraîne pas ou n’entérine pas une métamorphose de la délibération publique et ne s’inscrit pas dans la marchandisation générale de la société. Je n’accuse ici personne d’avoir une telle visée, mais je constate que les mœurs et les techniques du marché s’étendent à toute la vie humaine. Le sondage d’opinion peut-il ne pas transformer l’électorat en clientèle ? Et une convention constituée comme le panel d’un sondage d’opinion n’a-t-elle pas le même sens ?

On m’objectera que le clientélisme n’avait pas besoin de cela, aussi bien chez nous que dans la Rome antique. Cette tendance de la politique à s’adresser au peuple comme à une clientèle précède en effet l’invention des sondages d’opinion tels qu’on les pratique depuis longtemps, mais elle trouve dans cette pratique le moyen de se développer et pervertit inévitablement la vie politique. De même qu’avant de prononcer un mot, chaque politique interroge les sondeurs pour savoir son effet sur l’opinion, de la même façon, on réunit une convention composée d’hommes tirés au sort pour savoir ce qui plaît au pays. N’y a-t-il pas contradiction entre la méthode des sondages et le débat public, entre une politique fondée sur des sondages et l’idée même de campagne et de débat électoraux ? Un homme politique a-t-il à proposer le programme dont il sent qu’il plaira à sa clientèle, afin de se faire élire, ou bien à soumettre au peuple la politique qu’il juge la meilleure et à l’en persuader ? Il est vrai que soumis lui-même chaque semaine à un sondage, il ne peut plus rien faire.

Notes

1 – On trouve sur https://www.gouvernement.fr/convention-citoyenne-pour-le-climat-les-150-citoyens-tires-au-sort-debutent-leurs-travaux ceci:
« Un panel représentatif pour trouver des solutions concrètes
La Convention citoyenne pour le climat répond à une double demande exprimée par les Français dans le cadre du grand débat national : plus de démocratie participative, plus d’écologie. Elle a vocation à impliquer toute la société dans la transition écologique à travers un échantillon représentatif de citoyens. Sexe, âge, niveau de diplôme, type de territoire, situation socio-professionnelle et région ont été les 6 critères socio-démographiques à la base de la construction de ce panel.
Toutes les catégories de la population française y sont représentées : femmes et hommes, toutes les tranches d’âge, toutes les CSP, tous les niveaux de diplôme, toutes les régions, tous les types d’aires urbaines, etc. 40 suppléants complètent cette liste pour intervenir en cas de désistement ou d’empêchement. »

2 – [NdE] Sur la question générale des modes de scrutin, voir aussi l’article de Jacques Saussard http://www.mezetulle.fr/les-modes-de-scrutin-qui-nuisent-a-la-democratie-par-jacques-saussard/

3 – On peut lire sur : https://www.franceinter.fr/environnement/tirage-au-sort-methodologie-garants-comment-va-fonctionner-la-convention-citoyenne-sur-le-climat :
« Les 150 citoyennes et citoyens sont tirés au sort, « un peu comme pour un sondage », expliquait le 8 août sur France Inter le réalisateur et militant écologiste Cyril Dion, garant de la convention. « On va prendre des gens qui sont à la fois jeunes et vieux, riches et pauvres, issus de l’immigration pour [=ou] pas, écolos ou non ». L’idée étant de récréer une « France en petit », résumait Thierry Pech, co-président du Comité de gouvernance.
Pour être représentatif de la société française, ce panel devra donc comprendre :
52% de femmes et 48% d’hommes
6 tranches d’âge conformes à la pyramide des âges. Des jeunes de 16 ou 17 ans pourraient également participer. 
28% des participants seront sans diplômes. 
Le poids des régions sera évidemment pris en compte, avec quatre représentants pour les Outre-Mer.
Afin de sélectionner les participants, 300 000 personnes seront appelées : 85% sur leur téléphone portable, 15% sur leur ligne fixe, précise le site internet du Conseil économique, social et environnemental. « À la différence des listes électorales, les listes téléphoniques permettent à ceux qui ne peuvent pas voter d’être tirés au sort », justifie Cyril Dion, qui précise que les personnes appelées auront le droit de refuser.
Calendrier et méthodologie
Les participants travailleront six week-ends de trois jours, espacés à chaque fois de trois semaines, jusqu’à début 2020. « On va les former à la question climatique, leur faire rencontrer un certain nombre d’experts qui vont leur expliquer la trajectoire actuelle, les enjeux, les solutions existantes et les difficultés qu’on n’arrive pas à surmonter. Ils vont délibérer pendant cinq mois. Comme un jury d’assises. Sauf que la question est : comment réduire d’au moins 40% d’ici 2030″, détaille Cyril Dion. »

Dépenses publiques, dépenses privées, PIB : sortir de la confusion

Le débat fait rage entre économistes libéraux et « économistes atterrés » sur la question du montant de nos dépenses publiques et de la part du montant du PIB que cela représente1. François Braize tente ici une élucidation des confusions et des contradictions que produisent des choix idéologiques opposés.

[Variante du texte en ligne sur le blog « Décoda(na)ges« ]

Quelques définitions préalables

Le P.I.B.

Pour une excellente définition du PIB et très ludique dans sa présentation voir : https://www.insee.fr/fr/information/2549709

Le produit intérieur brut ou P.I.B. est défini comme étant la somme des valeurs ajoutées réalisées à l’intérieur d’un pays par l’ensemble des branches d’activité (auxquelles on ajoute la TVA et les droits de douane), pour une période donnée, indépendamment de la nationalité des entreprises qui s’y trouvent. L’utilisation de la valeur ajoutée permet d’éviter que la même production ne soit prise en compte plus d’une fois, puisque dans son calcul on retire la valeur des biens consommés pour la production, ce que l’on appelle les « consommations intermédiaires ». Le produit intérieur brut est constitué du produit intérieur marchand (biens et services échangés) et du produit intérieur brut non marchand (services fournis par les administrations publiques et privées à titre gratuit ou quasi gratuit). Ce dernier est, par convention, évalué à son coût de production. Le PIB est calculé à partir des valeurs ajoutées fournies par les entreprises et des comptes des administrations.

Le produit intérieur brut recense donc à la fois la production marchande et la production non marchande, composée exclusivement de services. En France, le PIB non marchand est presque exclusivement le fait des administrations publiques (État et collectivités territoriales). La part de la valeur ajoutée non marchande en France s’établit selon l’INSEE à 22,8 % en 2013 plaçant le pays en deuxième position derrière le Danemark et plus de 5 points plus haut que les autres grands pays européens Italie, Espagne, Allemagne – avec respectivement 17,7 %, 17,6 % et 17,5 %. Sur une longue période, il apparaît que la ventilation entre les deux a été relativement stable, avec une légère augmentation de la part de la valeur ajoutée marchande.

Dépenses publiques et dépenses privées

La notion de « dépenses publiques » fait l’objet de discussions sur son champ exact selon que les uns ou les autres y incluent ou pas les prestations, aides et allocations sociales (santé, vieillesse et chômage), ce qui est le cœur du débat et de notre sujet. En revanche la notion de « dépenses privées » est clairement définie, sans discussion idéologique, comme recouvrant les dépenses de consommation, de fonctionnement et d’investissement des acteurs privés ; elle peut se définir aussi par la négative, c’est-à-dire la part du PIB qui ne relève pas des dépenses publiques ; rappelons que le PIB c’est toute la valeur créée par une économie (marchande et non marchande) et donc tous les revenus qu’elle génère mais aussi toutes les dépenses ; il n’est donc pas absurde d’effectuer une telle déduction.

Un désordre dominé par l’idéologie

Notre président a une fois de plus choisi sur ce sujet sa jambe droite… On le cite, lors de ses derniers vœux le 31décembre dernier : « Nous dépensons en fonctionnement et en investissements pour notre sphère publique plus que la moitié de ce que nous produisons chaque année. » 

E. Macron fait ainsi référence au montant de nos dépenses publiques rapporté au PIB, soit un ratio habituel avancé de 56,5 %. Appréciation inexacte, on le verra.

Est-ce à dire que le PIB ayant vocation à retracer sur une année toutes les richesses créées par les services marchands et non marchands d’un pays donné, en l’occurrence la France, les « dépenses privées » n’en représenteraient plus que 43,5 %  puisque les dépenses publiques s’élèveraient, elles, à 56,5 % ? Paris aurait ainsi pris la suite de Moscou sans que l’on s’en aperçoive…

Les « économistes atterrés » ajoutent une couche au désordre ambiant en soutenant, en réaction, que les dépenses privées  s’élèveraient, quant à elles, à 260 % du PIB – tout à leur souhait sans doute de relativiser l’importance des dépenses publiques dans notre pays.

Comment se faire une opinion sérieuse face à un bazar pareil où seule l’idéologie semble désormais servir de boussole ? Une seule solution : ne faire confiance qu’à la logique et refuser les approximations, sans même parler des manœuvres d’enfumage.

On a déjà expérimenté la méthode sur des sujets proches de celui qui nous préoccupe aujourd’hui. Dans un article publié par le magazine Slate il y a déjà cinq ans, j’avais montré comment l’idéologie libérale procède à la manipulation des esprits sur la question de la dette publique2. Passons au nouveau front qui s’ouvre en employant les mêmes méthodes d’analyse…

D’un côté, les économistes libéraux nous disent que nos dépenses publiques (56,5 % du PIB, soit parmi les plus élevées au monde) sont trop lourdes, sous-entendant, ou laissant croire, qu’il ne « reste plus » dès lors que 43,5 % de dépenses privées; qu’un tel taux grève donc notre PIB au-delà du raisonnable et socialise à l’excès notre économie. Qu’il faut donc réduire les dépenses publiques radicalement. Et de la sorte le fardeau fiscal (des entreprises et des plus aisés) pourra être allégé… CQFD.

On précisera donc d’abord le montant réel de dépenses publiques à prendre en compte pour sérieusement pouvoir le rapporter au PIB et identifier la part réelle de celui–ci « captée » ainsi en dépenses publiques.

D’un autre côté (les économistes atterrés), on nous dit que le calcul en part de PIB  pour les dépenses publiques (56,5 %) est idiot et que la méthode transposée aux dépenses privées aboutit à un montant représentant plus de 260 % du PIB, ce qui est absurde avouent les intéressés eux-mêmes. Au total, nous dépenserions ainsi chaque année en dépenses publiques et privées plus de 316 % des richesses que nous créons…  Seraient-ils tous devenus fous ?

Pour contester l’approche des dépenses publiques en part de PIB, nos amis économistes atterrés prétendent appliquer aux dépenses privées la même méthode idiote que celle qui serait appliquée aux dépenses publiques. En quoi est-il satisfaisant intellectuellement  d’appliquer une recette si elle est idiote ? Il faut donc tout reconsidérer dans une telle situation. Et si on calculait honnêtement ce qu’il faut entendre par dépenses publiques sans traficoter l’évaluation des dépenses privées ?

On regardera donc le montant réel des dépenses publiques et celui des dépenses privées à prendre en compte ou,  tout du moins, la méthode à utiliser pour être honnête intellectuellement lors d’une telle approche. Ce qui constituera déjà un progrès…

Mais, avant, il faut effectuer un premier point de méthode.

De deux choses l’une :

  • ou bien « tout » n’est pas dans le PIB et alors le total dépenses publiques + dépenses privées peut lui être supérieur, voire l’une des deux catégories prise isolément3, et la porte à toutes les approximations est dès lors ouverte ;

  • ou bien, moins confortable et plus sérieux, il faut considérer que « tout » est nécessairement dans le PIB puisque ce dernier recouvre par définition toutes les richesses créées y compris non marchandes ; dans cette hypothèse dépenses publiques et dépenses privées font nécessairement 100 % du PIB et pas un euro de plus.

Pour ma part, je considère que la somme des dépenses publiques et des dépenses privées sur une année ne peut, par définition, être supérieure au PIB. Comment pourrait-il en être autrement si le PIB, sans redondance de prise en compte des valeurs, récapitule toute la richesse créée ? Flux annuel et flux annuel seulement que le PIB, mais tout le flux des richesses  créées ; montant égal en outre, par définition selon les canons de l’économie la plus classique, à l’ensemble des revenus mais aussi à l’ensemble des dépenses des acteurs publics et privés.

En effet, le calcul du PIB ne retient aucune redondance dans la prise en compte des montants de valeurs créées, notamment en ne prenant que la valeur ajoutée à chaque étape sans reprendre les « consommations intermédiaires » nécessaires à la production d’un bien ou d’un service4. Pour rapporter le PIB aux dépenses publiques ou privées dans un ratio, il faut donc que l’appréciation du montant des dépenses ne présente aucune redondance de quelque nature que ce soit au sein des dépenses publiques ou des dépenses privées, ni entre elles. Sinon on fait un ratio avec des valeurs construites sans cohérence et au premier euro redondant le plafond de 100 % est dépassé … et l’idiotie patente est atteinte.

Aucun euro de richesse créée et aucun euro de dépense publique ou privée ne doit donc être pris en compte deux fois. C’est bien l’exigence intellectuelle requise. Hors de cette exigence de rigueur aucune honnêteté intellectuelle n’est garantie.

Vous avez dit « Dépenses publiques » ?

Selon les économistes libéraux, les dépenses publiques s’élèveraient en 2018 à presque 1 300 milliards d’euros annuels pour un PIB de 2 300 milliards d’euros. Qu’en est-il au juste ? Il faut entrer dans le détail de deux grandes masses de nature radicalement différente pour répondre à cette question.

1° Première masse : il s’agit des dépenses annuelles des divers types de collectivités publiques (État et collectivités territoriales, communes, départements et régions) dont il suffit de prendre les budgets qui fixent le montant annuel des dépenses autorisées. Soit, pour l’État, 340 milliards d’euros, et, pour les collectivités territoriales (CT), 214 milliards d’euros, soit au total 554 milliards d’euros.

Mais, si l’on veut être sérieux dans l’analyse, il faut sortir de ce chiffre de dépenses le montant des transferts entre ces collectivités, sinon on les compte deux fois : l’une, celle qui le verse, l’ayant inclus dans son budget  et l’autre, celle qui le reçoit, l’inscrivant donc aussi à son budget en dépenses.  Il s’agit notamment des dotations de l’État aux collectivités territoriales qui apparaissent en dépenses au budget de l’État et ensuite, consommées par celles-ci, elles apparaissent de nouveau au budget de ces collectivités dans leurs dépenses.

Le montant des transferts de l’État aux CT  s’élève chaque année à 104 milliards d’euros. Il convient de déduire ces 104 milliards de transfert du montant des dépenses identifié ci-dessus, 554 milliards d’euros. On aboutit donc à un montant total de 450 milliards d’euros pour ce premier chapitre des dépenses publiques.

2° Deuxième masse : il s’agit ensuite des dépenses des régimes dits sociaux qui s’élèvent annuellement à plus de 700 milliards d’euros de prestations ou allocations servies ou payées aux personnes physiques tous régimes confondus (vieillesse, santé et chômage) et qui sont financées non pas par l’impôt mais par les cotisations des personnes physiques et morales. Elles ne figurent pas dans les budgets des collectivités publiques (État ou CT) mais dans les comptes des organismes sociaux.

L’approche libérale malgré tout range ces dépenses dans les dépenses publiques au motif que ce sont des régimes à cotisations obligatoires (participant au montant des prélèvements dits obligatoires5) et un indicateur du degré de « socialisation » du pays. C’est le motif de ce placement dans les dépenses publiques, car pour le reste ces régimes sont soumis au droit privé et gérés par les partenaires sociaux, personnes privées. De surcroît, parfait équivalent de prestations qui seraient ou sont servies par ailleurs par des assurances privées pour des prestations du même type contre d’autres cotisations, ces dépenses ne devraient pas figurer dans les dépenses publiques, ce qu’elles ne sont pas6.

Si les prestations des régimes sociaux ne sont donc pas des dépenses publiques à proprement parler, ne les comptons pas comme telles lorsque nous cherchons à identifier la part de PIB consacrée aux dépenses publiques. Et ce n’est pas parce qu’elles sont effectivement un indicateur du degré de socialisation que cela change quelque chose à leur nature étrangère aux dépenses publiques. D’ailleurs, les sommes versées ou allouées sont prises en compte dans les dépenses privées de leurs bénéficiaires et sont donc déjà prises en compte par le PIB à ce titre. Il ne faudrait pas qu’il y ait aussi des redondances entre dépenses publiques et dépenses privées ! Ce n’est donc que par un glissement (idéologique) regrettable que l’on peut compter, comme le font certains, la totalité des dépenses des régimes sociaux dans les dépenses publiques7.

De la sorte, seuls les 450 milliards de dépenses des personnes publiques financées pour cela par l’impôt sont de véritables dépenses publiques. Soit ainsi environ 20 % du PIB et non pas 56,5 %.

Nous retrouvons avec cette méthode d’analyse le montant identifié par l’INSEE pour le secteur non marchand des administrations publiques, soit une part d’environ 20 % du PIB, ce qui, assez sérieusement au regard des importances respectives des secteurs marchand et non marchand dans notre pays, semble mieux correspondre à la réalité de notre économie – qui, chacun le sent bien, n’est pas une économie publique ou socialisée à hauteur de 56,5 % des richesses créées !

Vous avez dit « Dépenses privées » ?

Comme les économistes libéraux évaluent les dépenses publiques d’une manière que les économistes atterrés critiquent à juste titre, ces derniers déclarent en retour que les dépenses privées s’élèveraient ainsi à 260 % du PIB, soit 6 000 milliards d’euros8 ! Il faut bien admettre, après vérifications, que les économistes atterrés ont évalué les dépenses privées sans tenir compte de l’interdiction de redondance, ce qui discrédite toute tentative de les rapporter au PIB par un ratio. Une telle surenchère entre les uns et les autres, comme un concours de bêtises, ne produit rien de sensé.

En réalité, même sans être capable, du fait de la complexité des calculs, de faire le compte détaillé et fin de la réalité des dépenses privées sans redondance dans les prises en compte, nous pouvons trouver, en déduisant du PIB le montant des dépenses publiques évaluées sérieusement (454 milliards d’euros), un montant à peu près incontestable des dépenses privées. On s’en tient ainsi, ajouté au montant des dépenses publiques, à 100 % du PIB. Pas un euro de plus. La logique intellectuelle est alors préservée.

Et le résultat semble tout à fait pertinent, puisqu’on arrive à un montant annuel de dépenses privées d’un peu plus de 1 800 milliards d’euros, soit à peu près 80 % de notre PIB – ce qui intuitivement reflète mieux la réalité de notre économie qui, comme on l’a dit, n’est pas une économie publique à hauteur de 56 ,5 % de la richesse qu’elle crée. Quoi qu’en disent certains, très intéressés par l’assertion contraire.

Cohérence en montants donc, mais cohérence dans la proportion aussi puisqu’on aboutit, grosso modo, à un rapport de 1 à 5 entre dépenses publiques et dépenses privées, en cohérence avec les appréciations de l’INSEE sur la part en France de la valeur produite par l’économie publique non marchande.

Sérieusement, comment pourrait-on avoir une part de valeur non marchande quantifiée en France autour de 20 % pour un montant de dépenses publiques de 56,5 % ?

Il faut arrêter les délires idéologiques qui enfument les esprits sur « dépenses publiques » « dépenses privées », particulièrement dans leur mise en rapport avec le PIB.

Sources

Notes

1– Les analyses des uns et des autres figurent en rubrique « bibliographie  et sources » en fin de billet.

2 – Enfumage libéral par les ratios employés pour la dette publique qui mettent en rapport, au mépris de l’honnêteté intellectuelle, du stock (la dette) et du flux (le PIB), et, de surcroît, du stock pluriannuel sur du flux annuel ! Enfumage aussi par la lamentation sur le sort des générations futures à cause du passif (la dette), sans prendre en compte les actifs publics laissés aux générations futures. Enfumage également par l’oubli, soigneusement organisé dans les analyses, du montant de la dette privée dans les pays à dette publique faible… À quoi cela ressemble-t-il, sinon à un festival d’arnaques intellectuelles ?

3 – Comme le soutiennent les économistes atterrés qui évaluent nos « dépenses privées » à 260 % du PIB… Si on admet la possibilité surprenante pour les dépenses privées d’être plus importantes que le PIB, en toute logique il faut en admettre la possibilité pour les dépenses publiques et, donc, admettre qu’un État puisse prélever plus de richesses que sa société n’en crée ! On mesure mieux ainsi le ridicule de l’assertion et la tare logique qui la frappe…

4 – Ce que l’on appelle « consommation intermédiaire » représente la valeur des biens et services incorporés dans la valeur d’un bien ou service et nécessaires à sa production et qui ont été déjà pris en compte dans le calcul du PIB au titre de leur production propre ; si pour le calcul du PIB la valeur d’un bien produit reprend la valeur d’une consommation intermédiaire, alors le PIB sera frappé d’une redondance faussant son montant.

5 – Un régime obligatoire dont la cotisation l’est aussi ne constitue pas nécessairement une dépense publique, tel est le cas de l’assurance obligatoire automobile…

6 – La question est plus discutable pour ce qu’on appelle les dépenses sociales non contributives financées par l’impôt et non pas par des cotisations (les aides sociales pour lesquelles d’ailleurs on ne dépense pas « un pognon de dingue »…), mais la question est marginale par rapport aux grandes masses financières dont il est question ici (quelques milliards sur plus de 700). Inutile de polluer l’analyse dans le cadre d’un tel billet qui n’a pas vocation à l’exactitude absolue et à la complétude des chiffres. La question a bien été vue, mais laissée de côté délibérément.

7 – Au demeurant en redondance puisque, comme on l’a dit, ces dépenses sont prises par ailleurs en compte dans les dépenses privées ; cette redondance interdite pour le PIB rend faux tout ratio établi sur de telles bases pour les dépenses publiques.

8 – Le montant des dépenses privées qu’exhibent les économistes atterrés (260 % du PIB) ne peut être que le produit de la prise en compte, en redondance, des mêmes valeurs dans les calculs jusqu’à y faire entrer, entre autres, les consommations intermédiaires qui ne sont pas dans le PIB lequel ne prend en compte, comme on l’a dit, que les valeurs ajoutées.
Les « économistes atterrés », pour une démonstration par l’absurde, n’ont pas respecté le principe de non prise en compte de valeurs redondantes qui doit s’attacher à tout ratio avec le PIB et ont donc pu, en prenant en compte plusieurs fois les mêmes valeurs, gonfler à satiété les dépenses privées ; tout comme les économistes libéraux gonflent, en y mettant ce qui n’en relève pas, les dépenses publiques… Cette « gonflette » généralisée peut apparaître comme une catastrophe intellectuelle industrielle et témoigne du n’importe quoi qui n’a plus rien à voir avec un registre et une méthode scientifiques.

Libéralismes et éducation

Quand le loup libéral entre dans la bergerie scolaire

Sébastien Duffort poursuit et élargit, cette fois d’un point de vue plus spécifiquement politique, l’analyse qu’il a proposée avec l’article « Les pédagogies innovantes. Heurts et malheurs ». Il examine les relations entre libéralisme économique et libéralisme culturel et leurs conséquences sur les politiques scolaires. En défendant à la fois l’innovation pédagogique (libéralisme culturel) et la libéralisation du système scolaire (libéralisme économique), de nombreux acteurs du système éducatif qui se disent « modernisateurs », « progressistes », autrement dit « de gauche », ont en réalité contribué à l’accentuation des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les plus défavorisés1.

Préambule : gauches, libéralismes et seconde modernité

Quiconque s’intéresse aux contradictions de la gauche depuis le « tournant de la rigueur » de 1983 sait qu’elles sont intimement liées aux rapports qu’elle entretient avec le libéralisme depuis le début de la seconde modernité2. Ou plutôt, devrait-on dire, avec les libéralismes. Libéralisme économique d’abord : croyance envers les bienfaits de la régulation marchande, de la concurrence libre et non faussée, de la réduction du champ d’intervention des pouvoirs publics, bref de la mondialisation « heureuse » (Alain Minc). Libéralisme culturel ensuite, qui suppose l’adhésion massive et sans réserve aux thématiques dites « de société » : mariage et adoption pour tous, PMA, GPA, dépénalisation du cannabis, euthanasie, immigration, etc. Ce n’est pas l’économie qu’on « libère » ici, mais les mœurs3.

De ce point de vue, la grille d’analyse du philosophe Jean-Claude Michéa offre quelques clés de compréhension. Pour lui en effet, libéralisme économique et libéralisme culturel sont les deux faces d’un même projet politique :

« c’est ici, bien sûr, que le libéralisme politique et culturel […] n’a plus d’autre alternative que de prendre appui sur le libéralisme économique. Car la seule solution qui soit entièrement compatible avec les postulats du libéralisme politique et culturel, c’est celle que Voltaire […] avait su formuler avec une clarté exemplaire […] : quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. »4

Et effectivement, cette association des deux libéralismes, si elle n’est évidemment pas systématique dans le paysage politique (la droite conservatrice est favorable à la « libéralisation » de l’économie française, tout en étant hostile au mariage pour tous, là où des sympathisants de la gauche radicale s’opposent au libéralisme économique tout en étant favorables à la gestation pour autrui), reste majoritaire, en particulier au sein de la gauche « libérale-sociale »5 depuis le début de la seconde modernité. Les raisons sont multiples : abandon de la croyance envers le mode de coordination collectiviste, succès politiques et médiatiques dans le sillage de mai 686, remise en cause de la tradition au profit de valeurs hédonistes et anti-autoritaires, etc. Comme Daniel Cohn-Bendit avant lui (dont il est proche), le président de la République semble représenter aujourd’hui l’incarnation parfaite de cette adhésion sans limites aux conceptions à la fois économiques et culturelles du libéralisme. Dans ces conditions, si le(s) libéralisme(s) suscite(nt) de vifs débats au sein même de la gauche (la gauche vallsiste est libérale sur le plan économique mais ne donne pas quitus au libéralisme culturel7, là où une partie de la gauche anticapitaliste refuse en bloc le libéralisme économique mais organise des « ateliers non mixtes » interdits aux hommes blancs), force est de constater que c’est, entre autres, cette double allégeance qui l’a (définitivement ?) coupée des catégories populaires8.

Il s’agit de montrer ici que, s’il est un domaine où libéralisme économique et libéralisme culturel se rejoignent de manière idéale-typique (au sens de Max Weber), c’est bien celui de l’école. Or cette idéologie libérale-libertaire, dont la gauche a été le fer de lance, produit des effets dévastateurs sur le système éducatif français, en particulier sur les élèves issus des milieux les plus modestes.

Libéralisme culturel, pédagogie invisible et inégalités scolaires

À partir des années 60 émerge une nouvelle classe moyenne salariée, éduquée, clairement positionnée à gauche de l’échiquier politique (voire à l’extrême gauche) et donc, naturellement, très attachée au libéralisme culturel. C’est cet attachement relatif à son rapport aux valeurs qui va la conduire à remettre vigoureusement en cause les pédagogies traditionnelles jugées trop transmissives, trop frontales, trop magistrales. Elles vont alors, mai 68 aidant, diffuser massivement une nouvelle doxa pédagogique liée au paradigme « déficitariste » (selon l’expression de Jean-Pierre Terrail9) : certains élèves issus de la massification scolaire et provenant des milieux populaires ne seraient pas « faits » pour la culture scolaire, les théories, le savoir abstrait. Il faut alors adapter les dispositifs pédagogiques en conséquence. C’est ce postulat (extrêmement discutable sur le plan scientifique) qui justifie alors le recours aux pédagogies « innovantes » : pédagogies actives, travail sur documents, travaux en groupes, cours dialogué et, plus récemment, classe inversée10 et interdisciplinarité. L’objectif affiché est ainsi de motiver les élèves en rendant les objets d’étude plus ludiques et attractifs, en partant autant que faire se peut de leur expérience immédiate. Le problème, c’est qu’on dispose aujourd’hui de nombreux travaux en sciences de l’éducation (c’est le cas de ceux du GRDS11, ou du groupe ESCOL12) qui démontrent que ces nouvelles pédagogies, louables dans leurs principes, accentuent considérablement les inégalités d’accès au savoir, notamment parce qu’elles accordent une place centrale aux implicites et à la réalisation de tâches. Basil Bernstein parle à ce propos de pédagogie « invisible » : absence de classification entre les savoirs scientifiques et les savoirs de sens commun, absence de cadrage des activités en classe, objectifs cognitifs et donc critère d’évaluation implicites, discours horizontal de l’enseignant. Logiquement, ce type de pratiques crée des malentendus d’apprentissage13 et pénalise lourdement les élèves issus des milieux populaires, peu familiers de cette circulation entre des univers de savoirs très différents, et qui n’ont pas acquis lors de leur socialisation familiale les prédispositions pour décoder les implicites, là où les héritiers disposent eux de ressources extérieures à l’école leur facilitant l’accès au savoir. 

Cette adhésion massive d’une partie de la gauche (mais aussi il est vrai de certains milieux conservateurs) aux pédagogies innovantes14 est en grande partie responsable de la baisse du niveau et du creusement des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les moins dotés en capital culturel. Or, on l’a vu, elle est intimement liée à la croyance dans les vertus du libéralisme culturel appliquées à l’école : refus de l’autorité et de la verticalité, remise en cause des enseignants comme garants de la validité scientifique et épistémologique des savoirs, « ludification » des pratiques, appui sur le vécu des élèves, mais aussi de plus en plus scepticisme à l’égard de l’activité scientifique qui entraîne l’irruption de la « quotidienneté » (Sabine Kahn) et du donc du relativisme dans les classes15.

Les parties prenantes de cette doxa éducative, hégémoniques en France (ministère, inspections, syndicats, mouvements associatifs et pédagogiques…), sont dans le même temps très souvent attachées au libéralisme économique. Double allégeance qui amplifie, comme on va le voir, ce processus inégalitaire à l’école. 

Libéralisme économique et marchandisation de l’école

Les défenseurs de l’innovation pédagogique et du libéralisme culturel sont, « en même temps », des adeptes du libéralisme économique. On retrouve très clairement cette association idéologique à gauche chez des personnalités comme François Dubet, dans des cercles de réflexion comme Terra Nova (proche du PS), ou dans certains médias éducatifs influents comme les Cahiers Pédagogiques. Si, comme on l’a vu, cette alliance libérale-libertaire n’est pas mécanique (bien que majoritaire) à gauche, elle a en revanche une indéniable cohérence dans le débat sur les politiques éducatives. Effectivement le libéralisme appliqué à l’école, c’est donner le choix le plus large possible et des marges de liberté à tous les acteurs du système éducatif : liberté aux établissements (d’être autonomes), aux chefs d’établissement (de recruter et licencier leurs enseignants), aux parents d’élèves (de choisir le projet éducatif local qui leur correspond le mieux et éventuellement de le financer par un système de chèque éducation), aux élèves (de noter leurs enseignants). On comprend ainsi facilement que, dans ces conditions, seule une régulation décentralisée par le marché avec confrontation de l’offre et de la demande d’éducation permet de coordonner les décisions des acteurs. Mais encore, si l’on part du principe que certains élèves ne sont pas faits pour le savoir abstrait là où d’autres seraient prédisposés à l’exigence intellectuelle (paradigme déficitariste auquel adhèrent les libéraux), alors il faut adapter les dispositifs pédagogiques en conséquence et laisser le choix aux familles d’aller, ici vers un établissement où l’on pratique une pédagogie explicite et exigeante, ou là vers une structure (publique ou privée sous ou hors contrat) où l’on utilise la classe inversée ou la pédagogie Montessori. Là aussi, le seul mode de coordination possible est la régulation décentralisée et marchande du système éducatif via la mise en concurrence des établissements, d’où l’irruption de plus en plus assumée des écoles privées hors contrat16. Ce qui implique, de fait, la fin de la carte scolaire. On est donc bien en présence d’une marchandisation du système éducatif associée à l’innovation pédagogique, et en définitive du libéralisme économique associé au libéralisme culturel.

Cette synthèse libérale appliquée à l’école a sa cohérence idéologique mais aussi et surtout sa logique inégalitaire : les familles aisées dirigeront naturellement leurs enfants vers les établissements exigeants, alors que les familles populaires, moins informées, seront leurrées par les établissements déficitaristes « innovants » (éducation au développement durable, interdisciplinarité, débat en classe, accent mis sur les compétences « pour la vie »17, etc.). On le voit, les sociaux-libéraux souhaitent substituer à une conception universaliste et égalitaire de l’école un discours libéral à la fois économiquement et culturellement basé sur la liberté de choix laissée aux acteurs du système éducatif. Cette alliance idéologique qui se prétend volontiers « progressiste » a déjà eu ses effets dévastateurs aussi bien en termes de niveau que d’inégalités en Suède18 (réformes initiées dans les années 90), au Québec (mise en œuvre du « renouveau pédagogique »), et aux États-Unis (réforme Obama). S’agissant des supports pédagogiques et didactiques, l’introduction récente, notamment en France, de tablettes numériques illustre là aussi parfaitement cette logique libérale : au nom de « l’innovation » pédagogique, on laisse les GAFAM s’infiltrer tranquillement au cœur des établissements avec les conséquences éthiques (traitement des données, aversion à l’impôt) et pédagogiques (malentendus d’apprentissages dont souffrent les élèves provenant de milieux populaires) que cela engendrera inévitablement. Le libéralisme culturel encore au service du libéralisme économique.

Autonomie des établissements, défense de l’innovation pédagogique, sélection à l’université, réforme du baccalauréat, justification à mots couverts de l’offre éducative privée hors contrat… : on ne peut qu’être frappé de constater à quel point les déclarations, propositions et mesures du ministre de l’Éducation nationale sont proches du discours libéral en matière de politique éducative19.

Conclusion : la gauche doit rompre avec le libéralisme à l’école

L’adhésion sans limite au libéralisme culturel (dans les années 60) puis au libéralisme économique (dans les années 80) a coupé la gauche des catégories populaires. Ce diagnostic vaut aussi pour l’école : en défendant à la fois l’innovation pédagogique (libéralisme culturel) et la libéralisation du système scolaire (libéralisme économique), de nombreux acteurs du système éducatif qui se disent « modernisateurs », « progressistes », bref « de gauche », ont en réalité contribué à l’accentuation des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les plus défavorisés. Si le libéralisme politique et culturel a eu une indiscutable portée émancipatrice, force est de constater qu’il fait désormais, sur de nombreux sujets, le jeu du néolibéralisme économique. C’est le cas à l’école, où le discours utilitariste libéral invisibilise le savoir pour privilégier l’accès des élèves à des compétences « pour la vie » et ainsi former et adapter une future main d’œuvre flexible aux injonctions du capitalisme mondialisé et financiarisé. 

Dès lors, pour éviter que la main invisible ne s’engouffre dans la brèche ouverte par les libéraux et pénètre l’institution scolaire, la gauche doit d’urgence réinterroger son rapport aux libéralismes et renouer avec un projet éducatif à la fois égalitaire, émancipateur et exigeant pour tous les élèves, en particulier ceux qui n’ont que l’école pour apprendre.

Notes

1 – [NdE]. Reprise du texte en ligne sur le site Nation et République sociale, avec les remerciements de Mezetulle.
– [Note de l’auteur]. Le titre est une allusion assumée au dernier ouvrage de Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie, qui commence par Kouchner finit toujours par Macron, Climats, 2018. Penseur controversé, Michéa se trouve aujourd’hui récupéré par une partie de l’extrême droite. Effectivement, quand la gauche refuse d’aborder les problématiques qui préoccupent les catégories populaires (services publics, redistribution, école, Nation, sécurité, immigration etc.), c’est logiquement l’extrême droite qui s’en empare. Dans leur ouvrage Michéa l’inactuel, une critique de la civilisation libérale, Le Bord de l’eau, Emmanuel Roux et Mathias Roux (2017) démontrent fort justement que cette instrumentalisation « ne résiste pas à une lecture attentive de l’œuvre ».

2 – Ulrich Beck parle de modernité « réflexive » pour expliquer qu’à partir des années 60, et en dépit d’évènements qui ont marqué le XXe siècle (nationalismes, guerres, génocides etc.), la modernité poursuit sa visée universaliste et progressiste.

3 – E. Schweisguth, « Le libéralisme culturel aujourd’hui », note du CEVIPOF, 2006.

4 – J.-C. Michéa, Le loup dans la bergerie, qui commence par Kouchner finit toujours par Macron, éditions Climats, 2018, p.37.

5 – Dernier exemple en date, lors de la campagne pour les élections européennes, l’écologiste Yannick Jadot n’a pas hésité à déclarer dans Le Point du 1er mars 2019 qu’il était « favorable à l’économie de marché, à la libre entreprise, au commerce, à l’innovation et au pragmatisme».

6 – C’est notamment le cas de nombreux anciens trotskistes convertis au libéralisme économique et à la mondialisation : Romain Goupil, Jean-Christophe Cambadélis, Lionel Jospin et, bien sûr, Daniel Cohn-Bendit, etc.

7 – Le Printemps Républicain semble correspondre à ce schéma.

8 – De nombreuses études ont démontré que les ouvriers, employés, chômeurs, précaires, peu diplômés et éloignés des centres urbains étaient hostiles au libéralisme économique et, au mieux, sceptiques à l’égard du libéralisme culturel.

9 – J.-P. Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016.

10 – Pour faire simple, l’élève « découvre » le cours à la maison, souvent sous forme de capsules vidéo, le temps en classe étant alors consacré à la résolution des exercices. En externalisant en dehors de l’école l’indispensable temps de contextualisation et de problématisation, cette pratique « innovante » pénalise en définitive les élèves faibles. On pourra se reporter à A. Beitone et M. Osenda (2017), « La pédagogie inversée, une pédagogie archaïque », http://skhole.fr/la-pedagogie-inversee-une-pedagogie-archaique-par-alain-beitone-et-margaux-osenda, ou P. Devin (2016), « Les leurres de la classe inversée », https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/130216/les-leurres-de-la-classe-inversee.

11 – Groupe de recherche pour la démocratisation scolaire, https://www.democratisation-scolaire.fr/

12 – Education et scolarisation, https://circeft.fr/escol/

13 – Sur ce point, on pourra se reporter à E. Bautier et P. Rayou (2009), Les inégalités d’apprentissages. Programmes, pratiques et malentendus, PUF, ou à S. Bonnery (2015), Supports pédagogiques et inégalités scolaires : études sociologiques, La Dispute.

14 – S. Duffort (2018), « Les pédagogies innovantes, heurts et malheurs », http://www.mezetulle.fr/les-pedagogies-innovantes-heurts-et-malheurs-par-sd/

15 – Les sciences économiques et sociales, discipline créée en 1966, sont emblématiques de ce nouveau paradigme pédagogique. Leur projet fondateur se réclame en effet explicitement du paradigme déficitariste et donc de la pédagogie invisible. Pour s’adapter au « manque » des élèves issus des milieux populaires intégrant la série B puis ES, seront valorisés (pour ne pas dire imposés) dès la naissance de la discipline le travail sur documents, la pédagogie active, le débat en classe, l’interdisciplinarité et, plus récemment, les « éducations à » (au développement durable, à l’égalité homme-femme etc.). Les professeurs de SES, dans leur immense majorité favorables au libéralisme culturel, sont appuyés dans leur démarche par l’association qui les représente : l’APSES (association des professeurs de SES qui regroupe un tiers du corps enseignant en SES). Pratiquement depuis la création de la discipline (l’association est née en 1971), les prises de position de l’APSES apparaissent clairement contre-productives à la fois pour les élèves et pour la discipline : défense de l’innovation pédagogique, critiques récurrentes de « l’encyclopédisme » des programmes, défense d’une entrée par les objets (le chômage, l’entreprise…) et non par les problèmes, etc. Plus grave, elle n’hésite pas à « politiser » les SES en assimilant par exemple l’enseignement de la microéconomie au lycée à de la propagande néolibérale. Cette « gauchisation » des sciences économiques et sociales de la part de l’association censée les défendre fait bien entendu le jeu du patronat et des libéraux sur le plan économique et discrédite totalement une discipline déjà maintes fois menacée de disparition. Ce débat qui agite les SES depuis 50 ans mériterait à lui seul un article.

16 – A. Chevarin (2017), « Écoles privées hors contrat contre l’école publique », https://www.questionsdeclasses.org/spip.php?page=forum&id_article=4294

17 – Approche préconisées entre autres par l’OCDE et la Commission européenne.
– [NdE] voir sur ce site « OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine » par Fatiha Boudjahlat. On consultera aussi « Comment ruiner l’école publique. La leçon des néo-libéraux » par Marie Perret et « Les risques calculés du néo-libéralisme » par C. Kintzler.

18 – F. Jarraud (2015), « L’échec de la réforme éducative suédoise : Une leçon pour Paris ? », http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/05/05052015Article635664068906387108.aspx

19 – A. Beitone (2017), « Jean-Michel Blanquer, une politique scolaire et de droite et de droite », https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article260

© Sébastien Duffort, Nation et République sociale, Mezetulle, 2019.

Le « School business »

Teach for France, Ashoka : quand Andros, BNP-Paribas et TOTAL veulent sauver l’école

Après un important article sur l’économie sociale et solidaire1, Vincent Lemaître poursuit et affine sa recherche en s’intéressant au secteur particulièrement convoité de l’éducation dont la privatisation croissante s’effectue par voie de contractualisation, bientôt dépassée par une marchandisation inspirée du « social business ». Quand les États se désengagent des secteurs sociaux ou des services publics, un vide apparaît qui demande à être comblé : c’est l’occasion pour les entrepreneurs sociaux de développer des formes de partenariats public-privé qui convertissent la demande sociale en marché.

« Après deux années de pilote qui nous ont permis de tester la faisabilité de notre projet, nous souhaitons entamer un développement régional qui nous permettra d’essaimer sur de nouveaux territoires ».
« Le choix de l’école – Teach for France » 2.

1 – Émergence du « school business »

Quand Andros, BNP Paribas et TOTAL veulent sauver l’école, ils utilisent la fondation « la France s’engage »3 qui soutient « Teach for France »4 nouvellement rebaptisée « le choix de l’école ». Cette association propose à l’Éducation nationale en manque de professeurs des remplaçants contractuels non qualifiés pour enseigner, principalement en zone défavorisée. En échange de deux années de remplacement, ils entrent dans le réseau « Teach for France ». Réseau qui dépasse largement le champ éducatif et dont le mouvement d’ensemble vise à installer et à pérenniser, à coup de social business, les besoins du marché de demain.

1.1 – Le réseau « Teach for All »

En effet, cette association fait partie du réseau mondial « Teach for All » qui se décline en « TeachFirst » pour la Grande-Bretagne5, « Teach for Belgium » en Belgique, « Teach for America », etc. Leur démarche – pallier les carences du service public d’éducation – pourrait paraître altruiste si l’analyse précise6 de leurs arguments ne trahissait pas leurs intentions. Quoi qu’il en soit, combler les discontinuités du service public « école » autrement que par des professionnels qualifiés et recrutés sur concours se fait nécessairement aux dépens de ces derniers et des élèves et de la République. Comment s’assurer de la transmission des savoirs avec des personnels non qualifiés ? En définitive et quoi qu’on en pense, « Teach for France » – « le choix de l’école » – accompagne les politiques de restriction budgétaire : à quoi bon recruter les fonctionnaires qui manquent cruellement au système éducatif quand on peut compter sur ces structures ? On comprend donc l’intérêt des politiques d’austérité pour ces « alternatives », « sociales » et « innovantes ». Ceci explique certainement la promotion faite par l’institution en leur faveur7. En revanche, quel intérêt en tirent de telles structures ? Et quel est celui des multinationales qui les soutiennent à travers « la France s’engage » ?

La fondation « la France s’engage » se présente comme un « soutien […] [à] l’économie sociale et solidaire »8 qui veut « promouvoir l’engagement de la société civile dans des initiatives innovantes solidaires et utiles au plus grand nombre ».

Économie Sociale et Solidaire9, vraiment ?
Regardons ses partenaires. Accenture, AG2R la Mondiale, Orange. Au Conseil d’administration on retrouve la présidente de la Ligue de l’Enseignement, Martin Hirsch et l’ex-président socialiste François Hollande. Le Collège des membres fondateurs se compose des pédégés d’Andros, de BNP Paribas – partenaire privilégié des Contrats à Impact Social10 (CIS) – d’Artémis et de TOTAL.
Drôles de soutiens à l’Économie Sociale et Solidaire ! En effet, historiquement, l’ESS a toujours été une alternative au système capitaliste11, dès lors on s’étonne qu’elle soit soutenue par le système auquel elle devrait permettre justement d’échapper !

1.2 – « French social business »

Mais, à vrai dire, nulle surprise. Si l’ESS est effectivement un mouvement alternatif au système capitaliste, le social business dont il est question ici est son exact contraire. Le social business est un courant né avec le néolibéralisme des années 80 qui vise à convertir en économie de marché les économies alternatives et libératrices, qu’elles soient redistributives, publiques ou solidaires. Ce n’est donc plus, comme l’ESS, une alternative au système mais son nouveau moyen d’accumulation.

Quand les États, étranglés par l’économie de marché, se désengagent des secteurs sociaux ou des services publics, il se crée inévitablement une demande. Par exemple, le manque de professeurs qui subsiste malgré les baisses du nombre d’heures d’enseignement et du niveau d’instruction particulièrement dommageable aux couches populaires12. Un vide demande alors à être comblé : qui va répondre à la demande ? Les entrepreneurs sociaux orchestrent et développent alors des formes de partenariats public-privé qui convertissent la demande sociale en marché au profit de leurs partenaires. Soit la conversion est flagrante et immédiate (les CIS), soit elle est plus insidieuse et se fait sur le long terme (« Teach for »). Il s’agit dans ce cas d’implanter un réseau partout où le recul organisé de la personne publique a laissé des vides. Une fois implanté, ce réseau est prêt à agir.

Bien sûr, cette immixtion du business dans le social a été préparée en amont, tant sur les plans culturel (travail de réseau), juridique (nouvelles lois comme les CIS) et politique (voir plus bas). Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les « Social Impact Bond » en Grande Bretagne précurseurs des CIS français, ou encore d’étudier les partenariats public-privé développés dans le bâtiment13 : l’effet est redoutable, irréversible et coûte très cher à la collectivité pour une efficacité sociale proche de zéro.

D’un point de vue structurel, c’est l’État qui recule et avec lui l’idée de solidarité laïque universelle. La justice sociale est alors reléguée aux vieilles lunes du monde d’hier. De ces partenariats public-privé et du recul de l’État résulte in fine le « social business ».

Bien sûr, il existe des entrepreneurs sociaux n’ayant pas que de pures visions mercantiles, comme des coopératives authentiques de l’ESS qui, ayant trop concédé, souvent bien obligées, se retrouvent empêtrées dans un système à l’opposé de leurs valeurs initiales14. Les mesures entreprises poussent à cette conversion du public en privé, du social en social business, en faisant fi de l’esprit de l’économie solidaire porté par les associations qui par ailleurs sont étouffées. Le développement du social business tend à faire disparaître toute alternative à l’économie de marché ultralibérale.

1.3 – « School business »

Dans le domaine de l’éducation, on assiste à la mise en place de ce changement préparé depuis longtemps par l’affaiblissement de la mission d’instruction de l’école publique. Comme nous le disions plus haut, malgré les différentes réformes qui ne visent qu’à réduire le nombre d’heures d’enseignement, le système ne parvient plus à être en équilibre. À force d’étranglements financiers successifs et d’un accroissement de la marchandisation des savoirs, on incite la promotion de dispositifs privés « alternatifs » soi-disant novateurs15, avec notamment l’ouverture des dotations pour certaines écoles publiques à des « personnes morales de droit privé »16, à des « organisations internationales », comme le révèle le projet de loi « pour une école de la confiance »17. Progressivement, on favorise un glissement de terrain et un nouveau réseau s’implante.

Bref, il s’agit d’aller chercher ailleurs ce que l’État ne fait plus ou fait si mal. Ainsi, après les CIS, la « French Impact Touch », le « pacte gouvernemental de croissance pour l’ESS »18, le terrain se prépare pour que le « school business » puisse prendre sa place dans cette « école de la confiance » : « l’enseignement privé pourrait être un partenaire plus important encore du service public par sa capacité à expérimenter et à accompagner certains grands enjeux sociaux et sociétaux de notre temps »19.

Pour le moment si « Teach for – le choix de l’École » est contingenté à l’Académie de Créteil, elle possède des relais non négligeables et très puissants : l’Éducation nationale, « La France s’engage » et ses multinationales partenaires, le réseau « Teach for all » et ses partenaires dont Mc Kinsey & Co, la fondation Bill Gates, celle de M. Zuckerberg, Exxon Mobil, etc., et, ce qui n’a pas manqué de retenir notre attention, l’ONG pionnière du « social business » : ASHOKA.

Dès lors, ce serait une grave erreur de ne voir le « school business » qu’à travers le prisme de « Teach for ».

2 – ASHOKA : pionniers du « social business »

2.1 – Guerre de croisade

 Ashoka20 est le nom d’un empereur indien ayant adopté des principes d’invasion non violents après avoir mené quelques guerres. C’est aussi le nom qu’a choisi en 1981 Bill Drayton pour désigner ce qui est aujourd’hui la 5e ONG mondiale21.

Elle œuvre dans 96 pays en faisant la promotion d’idées « sociales », « entrepreneuriales », « innovantes » et « changeant les systèmes ». En bref, on retrouve exactement le même vocabulaire que celui employé en France par le MOUVES22, dont l’un des directeurs fut Christophe Itier, ancien directeur également de la Sauvegarde du Nord impliquée dans les CIS, fondateur de SOWO23 et aujourd’hui Haut commissaire à l’ESS. En résumé, Christophe Itier est le principal promoteur des CIS et de la « French impact Touch » en compagnie de M. Blanquer, Ministre de l’Éducation Nationale24. Le MOUVES, mouvement d’entrepreneurs sociaux, emploie le même vocabulaire qu’ASHOKA et pour cause : ils sont partenaires. Le pionnier du social business sait donc qui soutenir pour s’implanter et faire basculer le monde :

« Nous venons de passer la zone de prise de conscience du basculement qui viendra rapidement. Je pense que maintenant, nous venons juste d’y rentrer. Il y a sept à dix endroits qu’il faut faire basculer si vous voulez faire basculer le monde. La Chine, l’Indonésie, l’Inde, le Brésil et les USA. Ces cinq grands pays dominent complètement leur continent. Aussi, l’Europe germanophone et le Japon sont très influents. Si vous pouvez faire basculer ces endroits, vous pouvez faire basculer le monde »25.

Faire basculer le monde en changeant les systèmes, nous allons le voir, c’est ce que rappelle Drayton en résumé :

« l’entrepreneur social ne se contente pas de donner du poisson ou d’apprendre à pêcher. Il ne sera satisfait que quand il aura révolutionné toute l’industrie de la pêche ».

En s’immisçant entre la demande sociale et l’État, ASHOKA et les entrepreneurs sociaux opèrent un transfert d’une dette publique vers une dette privée. À terme, l’État ne peut plus déployer de budget pour les autres projets sociaux dans lesquels il devrait normalement investir : c’est la rigidification budgétaire. Par une ingénierie sociale très performante, le social business développé par ASHOKA évince progressivement l’État complaisant. Toute la demande sociale est alors accaparée par le social business et non par l’universel via un État qui redistribue, ou encore par la vraie ESS : celle qui est solidaire de l’humain, pas du système.

À ce stade, il faut rappeler la différence fondamentale entre l’ESS et le social business : l’ESS appartient à ceux qui en bénéficient, elle est émancipatrice et a-capitaliste. Le social business appartient aux entrepreneurs sociaux et permet au système capitaliste d’accumuler. Il est la cheville ouvrière du changement d’une société libre vers une société aliénée en totalité. Les premiers visés sont les plus pauvres appelés « la moitié sociale » de l’humanité par Drayton. Pour lui, puisqu’ils n’ont pas pleinement « bénéficié » de l’essor de l’économie de marché ultralibérale, il faut y remédier :

« Le changement dans la moitié sociale du monde est le plus dramatique. La révolution industrielle a permis aux entreprises de devenir plus entreprenantes et compétitives tandis que la moitié sociale alimentée par les recettes fiscales, n’a pas pu bénéficier de cette transformation. Chaque année, ce secteur a encore pris du retard […] une productivité lamentable, des salaires et de l’estime »26.

En bref, l’État et la redistribution étaient inefficaces : le marché peut mieux faire…

Toute leur stratégie a pour but le marché. Le système doit pouvoir accumuler sans frein et sans fin. Il faut donc qu’il n’y ait aucune borne à l’accumulation ; ce serait lui être infidèle. Aucune autre économie que celle du marché ne peut être acceptée ; ce serait comme blasphémer contre une divinité. Il faut donc que les verrous légaux – censés pourtant protéger les citoyens – constitutionnels et culturels sautent.

Comment y parvenir ?

2.2 – « Everyone a changemaker »

Il faut que, sans violence, le système change. Non seulement les populations doivent adhérer à l’idée choisie, mais cela ne suffit pas. Pour qu’il y ait un véritable changement de système, il faut modifier la culture. Il est donc indispensable que les populations fassent plus qu’adhérer : il faut qu’elles participent. « Tout le monde acteur de changement ». Pour cela, l’idée doit être plus qu’originale, elle doit être «  friendly » : il faut qu’elle suscite l’empathie des populations à l’égard d’une cause consensuelle. Celui qui l’adopte gagne alors en « self esteem » : le Capital-Dieu fait le bien. Un bien dont se nourrit le marché… Une Église est née. Ici, il ne s’agit pas d’une culture définie mais d’un objet flou, insaisissable donc modifiable à souhait : c’est la culture du changement. Comme le rappelle ASHOKA, la sélection porte sur des idées novatrices, sociales, entrepreneuriales et surtout qui changent les systèmes. On lit d’ailleurs sur leur page française :

« Nous mesurons notre impact en terme de changements systémiques : ces changements qui touchent un nombre important d’individus et qui transforment nos façons de vivre ».
Cinq ans après leur élection :
– 94% des fellows continuent de développer leur organisation
– 56% ont influencé la politique de leur pays
– 93% ont vu leur idée copiée […]
– 72% ont dit qu’Ashoka avait contribué au développement de leur activité » 27.

Le « fellow » est le porteur de l’idée soigneusement sélectionnée. Il sera accompagné pendant toute sa phase de lancement pour que le « social impact » soit maximal : il doit être irrésistible pour susciter l’engouement jusqu’à la participation des populations. C’est là une des conditions de pérennité de l’idée. Une fois lancée, ASHOKA entretient et soutient l’idée pour que l’impact se poursuive en fonction des évolutions qui traverseront la société. Le « fellow » pourra alors bénéficier de toute l’expérience du réseau mondial pour que l’entreprise perdure et investisse progressivement la société. Comme le précise David Bornstein, journaliste pour ASHOKA :

« Une idée, […] est comme une pièce de théâtre. Même si c’est un chef-d’œuvre, il faut un bon producteur et un bon promoteur. Faute de quoi, le jeu ne pourra jamais se développer ou retombera en une semaine. De même, une idée n’émergera pas simplement parce qu’elle est bonne ; elle doit être propulsée avec compétence avant de changer effectivement les perceptions et le comportement des populations»28.

Le « social impact » passera donc par différentes phases d’accélération pour que finalement  « everyone a changemaker » – tout le monde devienne acteur de changement. Enivré par le fait d’avoir changé quelque chose, d’être « à la pointe » de l’innovation, l’humain est flatté dans son orgueil, sauf que ce changement ne vient pas de celui qui le porte, il est ce que d’autres ont voulu qu’il soit. Le « changemaker » est tombé dans le marketing tissé autour du « fellow » pour le plus grand bonheur du marché. « Social entrepreneurs are not poets » nous dit Drayton. On veut bien le croire.

2.3 – Changemaker VS citoyen, Changemaking VS République.

On l’a vu, une part de leur travail est d’installer en fonction des sociétés une « culture du changement » – le « changemaking ». Ils organisent donc le « youth venture » pour repérer sans cesse des idées innovantes capables de renverser les cultures existantes par la méthode du Ju Jitsu :

« Depuis deux ans Ashoka applique son Ju Jitsu aux USA. L’expérience riche du programme youth venture pour les adolescents, en faisant basculer des écoles et des villes entières, rejoint cette approche empathique du Ju Jitsu »29.

Aussi, en France, on ne s’étonnera pas que CoExister, qui réduit la laïcité30 à la tolérance religieuse, fut promu par ASHOKA à travers son fondateur31. Et pour cause, la laïcité est consubstantielle de notre République. Il ne peut pas y avoir de changement systémique tant que n’est pas cassé ce qui constitue notre ancrage. Il suffit de considérer l’Article premier de notre Constitution pour se faire une idée des éléments qui doivent être attaqués : « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

CoExister fut même lauréat du prix de la laïcité de l’Observatoire National de la laïcité pour les associations en 2016, adoubé par Jean-Louis Bianco en personne. La volonté du social business d’installer une culture du changement n’est même pas voilée :

« Notre rôle est de rendre ce changement irréversible désirable. L’ESS est à l’origine de cet effet d’entraînement et constitue un foyer d’inspiration pour le tissu économique. Les valeurs qu’elle porte doivent devenir la norme, la référence »32.

On aura compris que dans ce cas « ESS » signifie « social business ».

Et plus récemment, dans un tweet du 6 mai 2019, l’ancien fondateur de CoExister en selfie avec ses étudiants déclare :

« Clap de fin de semestre à Sciencespo en Master de l’Ecole d’Affaires Publiques ! Un groupe tellement stimulant, un sens critique hors-norme, une curiosité infinie. Quel bonheur d’enseigner l’entrepreneuriat social à des étudiant.e.s assoifé.e.s de changement ».

Finalement le citoyen est remplacé par le « changemaker » c’est-à-dire l’« acteur de changement » connecté au « non state world » c’est-à-dire un monde où les États ne s’occupent plus que des tâches régaliennes, un monde dans lequel le paradigme néolibéral est atteint. L’école de Chicago en a rêvé, ASHOKA l’a fait !

Mais, outre ces associations et la méthode de lancement, comment implanter durablement cette culture du changement, sinon à l’école ? Ça tombe bien : ASHOKA a ses propres écoles et universités !

3 – L’École pour le meilleur comme pour le pire

De la conception de l’école découle celle que l’on a de la République et de la société. Pour bien saisir les enjeux, on n’échappera ni à une réflexion sur le rôle de l’école dans la République, ni aux enjeux de l’humanité dans ce XXIe siècle.

3.1 – L’École institue le citoyen… ou le « changemaker »

La liberté est consubstantielle de la qualité d’être humain33 ; elle n’est pas un bien qui se conjugue avec « avoir », mais un état qui se construit avec « être ». Les savoirs universels articulés par la raison sont émancipateurs. Ils établissent une condition nécessaire d’existence de l’homme libre et du citoyen parce qu’ils forment à l’esprit critique sans lequel le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes serait vide de sens. Ce droit n’a pas d’effectivité sans le savoir, la raison et la culture nécessaires à son exercice et à son existence. « Même sous la Constitution la plus libre un peuple ignorant reste esclave »34 : qui peut s’affranchir des tutelles et autres aliénations qui circonscrivent sa vie et celle de sa cité pourra bâtir sa liberté et décider du monde de demain. L’école doit donc dispenser le savoir articulé par la raison. D’autant que l’homme ignorant reste étranger à autrui, et vit dans la méfiance. Il ne peut alors se construire de cité cosmopolite apaisée. Universelles et relevant de l’intérêt général, l’école comme l’université doivent donc être gratuites pour les familles. Encore une fois, les idéaux de paix et de liberté doivent être soutenus par le facteur social, ici la gratuité pour les familles, sinon ils sont dévitalisés. C’est donc la conjugaison entre gratuité et savoir universels qui permettra à chacun, quelle que soit son origine sociale, d’entrevoir son avenir librement dans une société apaisée. L’école laïque assurera qu’aucune autre volonté que la sienne propre ne pourra modeler la conscience de quiconque.

Or une école qui ne valide que des « compétences » se contente de vérifier qu’un élève – nommé « apprenant » – est apte à telle ou telle tâche, qu’il est « autonome » dans un système donné. « Autonomie » c’est pouvoir se mouvoir dans un système établi, « savoir » c’est pouvoir décider du système que l’on souhaite établir. Par là « savoir » s’oppose à « compétence » : le premier libère quand la seconde aliène35.

Avec les réseaux ASHOKA et « Teach for », le stade de la « compétence » est d’ores et déjà dépassé. En effet, comme le déclarait le directeur de l’école publique ASHOKA « Emile Zola » : « l’école dispensant des savoirs c’est fini ». Elle doit « dispenser des savoir-être »36. Mais qu’est-ce que « savoir-être » ? Être ne suffit-il pas ?

Une question fondamentale se pose : au-delà du simple civisme, l’école doit-elle modeler l’esprit jusqu’à l’attitude et peut-elle le faire sans attenter à la liberté de conscience ?

L’histoire se répète en farce car le débat37 eut déjà lieu en 1793 quand le Girondin Rabaut Saint-Etienne voulait que l’école fût une « éducation nationale » qui aurait formé « le cœur » à la Nation : « l’enfant qui n’est pas né appartient déjà à la patrie », alors que Condorcet au contraire entendait fonder une « instruction publique » qui, formant l’esprit par le savoir et la raison, instituerait l’homme libre et le citoyen38 :

« le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison »39.

Dans le premier cas on suppose que la communauté nationale préexiste à l’être humain40, dans le second on ne suppose rien d’autre que la liberté.

Avoir pour objectif de modeler l’attitude aliène ou tout au moins altère la conscience de l’être humain. Une école qui s’y emploierait ne serait plus que le relais d’un dressage politique ou marchand41. Et s’il est vrai que donner la possibilité à l’être de se libérer par les savoirs demande une certaine discipline, il ne faudrait pas faire de confusion car dans ce cas, la discipline n’est qu’un moyen pour transmettre et in fine libérer, et non une fin. Elle n’est en aucun cas un objectif visé. Partant, si l’on refuse la discipline au prétexte qu’elle étoufferait la spontanéité des « apprenants », alors on ne transmet plus de savoirs donc d’élévation, de libération. Ainsi, on prépare cette autre école du « savoir être », cette autre école du « changemaking ». Dans cette optique, avoir renoncé à l’élève pour l’ « apprenant » n’est que l’étape qui précède la naissance du « changemaker ». On remplit l’espace vide de savoirs par les compétences utiles pour le marché, et l’attitude qui les accompagne.

L’antidote est l’élève. L’élève que le maître magister élève, en lui permettant justement d’éviter qu’un jour un maître dominus ne vienne, par définition, le dominer.

Accepter de modeler l’attitude, le « savoir-être », c’est refuser aux individus d’être comme ils le souhaitent en adjoignant à leur morale naissante une volonté n’émanant pas d’eux-mêmes, en bref une tutelle. Cela revient à renverser ce que Kant définissait comme Lumières : « sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable »42. Prétendre donner un « savoir être » tout en jugeant les savoirs « dépassés » revient à supposer que désormais, un système préexisterait à l’être humain, et à la différence cette fois de Rabaut Saint-Etienne, ce n’est plus la Nation, mais le marché.

Là où l’ESS, jadis, libérait l’être humain par la consommation collaborative et par l’éducation, la fausse ESS induite par les entrepreneurs sociaux ne fait que le soumettre à la volonté d’autrui.

Si l’attaque du système républicain laïque et social par le social business peut être matérielle, elle est surtout éducative et culturelle. À l’image de l’empereur Ashoka, cela se passe sans violence : c’est du « ju jitsu » comme le dit Drayton.

3.2 – Le monde d’Orwell

Le « savoir-être » entre dans le champ lexical d’ASHOKA dont la pierre angulaire est le « changemaker », « acteur de changement » ou « créateur de richesses ». S’insérer dans le système, y trouver des solutions innovantes, sociales et entrepreneuriales : telles sont les compétences réclamées par le « changement ». Cela peut paraître alléchant, mais être acteur de quel changement ? Le sien ? C’est-à-dire son propre changement en toute liberté de conscience ou celui que veut le système ?

Si le « changemaker en culotte courte » sera autonome, il est moins sûr qu’il pourra un jour être libre. Il deviendra innovant, peut-être, mais dans un système donné. Son intelligence ne décidera du système que pour le perpétuer mais ne permettra plus de le remettre en question jusqu’à, pourquoi pas, le détruire… Usus, fructus mais pas abusus… Qui devient le propriétaire de la vie des êtres humains élevés en « changemaker » ?

Créer et former des acteurs de changement, c’est faire en sorte que dès leur plus jeune âge ils apprennent à « savoir être », c’est-à-dire participer « sans râler »43 à ce que d’autres ont décidé pour eux. Ils ne changeront le monde qu’en restant dans leur primo-entité : des créateurs de richesse pour les autres, qui font ce que le système attend d’eux, donc ils ne changeront rien du tout. L’« acteur de changement » n’est qu’un contresens publicitaire qui n’a rien de « novateur » : c’est une perversion qui est à l’être libre ce que le « social business » est à l’ESS, la vraie. Ceux qui y voient le futur homme providentiel contribuent à créer les conditions de continuité et de suprématie du système néolibéral, par aliénation de l’humain.

Car, au sujet du « créateur de richesse » deux questions s’imposent : de quel type de richesse parle-t-on et qui la possède ? Est-ce une richesse intellectuelle ? L’une de celles qui font résonner en chacun « la forme entière de l’humaine condition » ? Ou, au contraire, est-ce une richesse matérielle ? Et qui la possède ? Ceux qui s’y emploient ou les bienfaiteurs du système ultralibéral sinon le marché lui-même ? Autrement dit, en devenant « changemaker », l’homme devient lui-même le marché, bref, il est le marché. Il est donc devenu ce que d’autres voulaient qu’il soit ; il joue un rôle au lieu d’occuper sa place.

ASHOKA est dans le même réseau que « Teach for France » – « le choix de l’école » dans ce que l’on pourrait appeler le « school business ». On voit avec ce qui précède que la visée d’ensemble dépasse largement les simples affaires. Dans ce système, la promotion des uns fait la progression des autres. Si leur action évince progressivement la personne publique44 avec la complaisance des gouvernements pour faire des affaires, il s’agit aussi de programmer un être humain adapté aux futurs besoins du système économique. Il fait désormais corps et esprit avec lui, « sans râler » : c’est le monde d’Orwell. « L’ignorance c’est la force ». N’oublions pas que l’auteur de 1984 attache une importance fondamentale à la novlangue du « Ministère de la Vérité » : car c’est bien à partir des mots que l’on pense. « L’ignorance c’est la force », « la guerre c’est la paix »…

Après ces quelques réflexions on comprend mieux l’intérêt des multinationales à créer une armée complaisante à leur égard.
Désormais, on fait mieux que l’ignorance : le « changemaking ».

3.3 – Vers les besoins du Dieu-marché

Si à l’école vous ne faites que de l’autonomie et du « savoir-être », vous apprenez à fonctionner comme une machine et vous êtes préparés à accueillir sans l’avoir décidé un nouvel homme machinisé ou une machine humanisée. Or, c’est vers ces technologies que le marché, par les GAFAMI45 la NASA et la NSA, tend aujourd’hui. Une machine, via l’AI, est autonome – et l’est parfois bien mieux que l’humain – tandis qu’un humain a cette possibilité de liberté : il est capable de redéfinir les règles, de se révolter contre une autorité injuste. Pas une machine. C’est ici l’une des différences essentielles entre le cyborg et l’humain, entre Sophia la machine « humanisée »46 et un humain tout simplement humain : celui-ci éprouve, ressent, a une intelligence émotionnelle et peut redéfinir les règles. Il est en outre capable de science.

Quel type de société préparons-nous avec le « school business » ? Quel type d’humanité préparons-nous avec l’économie de marché ultra-libérale ? À l’heure où s’écrivent ces lignes, on apprend qu’un million d’espèces vivantes sont menacées sur la planète. Comment relever les défis de l’humanité de demain sinon par l’action politique, les sciences, la recherche, les lettres qui adoucissent les mœurs, bref, les savoirs et non le « suivisme » ?

Laissons au moins le choix aux humains de le décider.

Jean-Michel Muglioni47 définissait clairement l’école :

« l’école est le lieu où l’on apprend ce que l’on ignore pour pouvoir le moment venu se passer de maître ».

Une telle école est d’intérêt général, elle fait donc partie du « commun »48 et doit par conséquent être assumée financièrement par l’État pour s’adresser à tous par des savoirs universels articulés par la raison. Nul groupe de pression ne doit s’y exercer, nuls autres objectifs ne doivent y prévaloir que ceux du savoir : telle est l’école laïque, qui n’est pas plus laïque quand y règne le marché que lorsque jadis y régnaient les prêtres.

 

Notes

2 – Relayé sur la page Facebook de la « Fondation la France s’engage » https://www.facebook.com/laFrancesengage/photos/a.2086599518290976.1073741836.1430283810589220/2086599681624293/?type=3

5 – « Teach prime » est le premier employeur des jeunes diplômés en Grande Bretagne.

6 – Pierre Cuvelier, ENS, « Teach for France » : http://www.normalesup.org/~pcuvelier/wwwsecondaire/teachforfrance.html août 2016.

9 – Voir référence note 1.

10 – Le contrat à Impact Social (CIS) est une nouveauté lancée par Christophe Itier, haut commissaire à l’ESS qui permet de développer des partenariats publics-privés orchestrés notamment par les entrepreneurs sociaux. Pour les CIS, voir les critiques :

12 – Sébastien Duffort, « Les pédagogies innovantes, heurts et malheurs », publié sur Mezetulle : http://www.mezetulle.fr/les-pedagogies-innovantes-heurts-et-malheurs-par-sd/ , 5 juin 2018.

13 – Partenariat public-privé. Voir le rapport du Sénat n°733 : « partenariat public privé » du 16 juillet 2014.

14 – Voir note 8.

16 – Titre 2 -6, Art. L 421-19-9 « projet de loi pour une école de la confiance ». http://13.snuipp.fr/IMG/pdf/projet_de_loi_pour_une_ecole_de_la_confiance.pdf

17Ibid.

18 – Michel Abhervé, « une forte critique pour le pacte de croissance pour l’ESS par le CAC et le MES », Blog personnel sur alternatives économiques, 9/12/2018, https://blogs.alternatives-economiques.fr/abherve/2018/12/09/une-forte-critique-du-pacte-gouvernemental-de-croissance-pour-l-ess-par-le-cac-et-le-mes

19 – Jean Michel Blanquer, L’école de demain, Paris, Odile Jacob, 2016.

21 – En termes d’influence et d’efficacité. Classement fait dans L’Express du 28 juin 2018 : https://fr.express.live/voici-les-10-ong-les-plus-puissantes-au-monde/ devant OXFAM et Handicap International.

25 – Drayton interview by Gregory. M Lambs, « Drayton sees a world where everyone is a changemaker », May 16, 2011. https://www.csmonitor.com/World/Making-a-difference/Change-Agent/2011/0516/Bill-Drayton-sees-a-world-where-everyone-is-a-changemaker

26 – Pritha Sen, Ashoka’s big idea : transforming the world through social entrepreneurship, Elsevier, Future & Sciences direct, 2006.

28 – Voir référence note 26.

29 – Voir référence note 26.

30 – Le symbole https://www.coexister.fr vaut le titre : « le mouvement interconvictionnel des jeunes ».

33 – Rousseau, Du Contrat social, Ed Beaulavon : « renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs ».

34 – Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, GF-Flammarion, 1994 : « plus un peuple est éclairé, plus ses suffrages sont difficiles à surprendre […] même sous la Constitution la plus libre un peuple ignorant est esclave ».

35 – Voir conférence de Nico Hirtt : https://www.dailymotion.com/video/x5kciw0

36 – « l’école du passé où l’on considérait que l’instituteur avait tous les savoirs et que l’école n’avait qu’à délivrer un savoir c’est fini. Avec l’évidence d’internet, l’école doit se mobiliser. Si elle est juste là pour donner un savoir, elle va vite être dépassée. Elle est là de mon point de vue pour donner un savoir-faire et certainement de commencer à avoir un savoir-être ». Ashoka France, dir. de l’école Emile Zola.

37 – Samuel Tomei « Éducation nationale ou instruction publique ? », publié sur Mezetulle, http://www.mezetulle.net/article-26934548.html du 19 janvier 2009.

38 – Catherine Kintzler, Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen, éd. Minerve, 2015.

39 – Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, GF-Flammarion, 1994.

40 – Ici « […] la communauté nationale préexiste à l’être humain » cf. Catherine Kintzler, présentation des Cinq mémoires sur l’instruction publique, op. cit., p. 32 et suiv.

41 – Marie Perret, « Comment ruiner l’école publique ? » , publié sur Mezetulle : http://www.mezetulle.fr/comment-ruiner-lecole-publique/ , 3 mai 2008.

42 – Kant, Qu’est-ce que les lumières ?, éd Flammarion, trad. J.F. Poirier et F.Proust, 1991. Passage cité : « Les lumières c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières ! »

43 – Bande annonce « une idée folle » https://www.youtube.com/watch?v=cqeKM-SGpZo

44 – Comme les entrepreneurs sociaux. En Grande-Bretagne Teach prime est le premier employeur des jeunes diplômés.

45 – GAFAMI= Google Amazon Facebook Apple Microsoft IBM.

48 – L’idée du « commun » est notamment rappelée dans le dernier ouvrage d’Henri Pena-Ruiz, Karl Marx, penseur de l’écologie, Paris, Seuil, 2018.

© Vincent Lemaître, Mezetulle, 2019.

La cotation boursière comme supplément d’âme

Le journaliste Axel de Tarlé a consacré sa chronique matinale sur Europe 1 mercredi 3 avril à la lamentable affaire de l’Ehpad de La Chêneraie à Lherm où 5 personnes ont trouvé la mort, probablement à la suite d’une intoxication alimentaire. Il commence par apprendre aux auditeurs que cette maison de retraite est rattachée au groupe français Korian « géant européen coté en Bourse » et s’interroge vertueusement : aurait-on « privilégié la rentabilité financière au détriment de la sécurité » ?

La chronique, dont on peut lire la transcription sur le site d’Europe 1, poursuit son parcours moral en rappelant que le coût de 3 repas par jour et par résident est d’un peu plus de 4 euros (ce qui ne comprend pas le travail de préparation des repas, effectué sur place) et renvoie, comme de juste, à l’enquête en cours pour savoir s’il y a eu « des fautes dans le suivi des procédures ».

Mais notre habile chroniqueur, après avoir échauffé l’auditeur et mené à son comble une juste indignation contre l’appât du gain, procède à une péripétie, un retournement spectaculaire destiné à frapper les esprits et à les remettre sur la bonne voie.

En effet il est « rassurant », ajoute-t-il, que le groupe soit coté en bourse : c’est une garantie, une « surveillance » qui s’ajoute au contrôle sanitaire réglementaire ! Mais oui, et voici la preuve – tenez-vous bien : après l’éclosion de cette déplorable affaire, l’action Korian a dévissé de plus de 7 % ! La main invisible du marché boursier a puni Korian, et on comprend bien qu’un groupe de cette importance «  ne peut absolument pas se permettre de vivre ce genre de drame à répétition » (c’est moi qui souligne). Une fois et 5 morts, passe encore1, mais ne recommencez pas, sinon… Sinon vous risquez encore d’exposer des personnes à de graves accidents ? Mais non ! La bonne réponse est : sinon vos actions vont encore « dévisser » ! C’est ça la prise de risque !

Et de conclure sur les bienfaits de la cotation en bourse : finalement, c’est une « garantie » de qualité pour les produits et le service ! Sophisme qui traite ici de manière homogène d’une part le contrôle et la surveillance sanitaires (lesquels s’appliquent à la nature des produits et des services, s’effectuent a priori, ont pour motif la bienveillance due à chacun, et pour finalité la sécurité et la santé des personnes), et d’autre part la sanction du marché des actions, laquelle porte sur la valeur estimée de celles-ci par les acheteurs, s’effectue a posteriori, a pour finalité l’argent et pour mobiles la crainte d’en perdre ou l’espoir d’en gagner.

Réussir en 2000 signes (à peine trois minutes d’antenne) à mettre une faute volontaire de logique au service de la vertu du marché en l’installant par une antithèse : il faut avouer que cette chronique demandait un certain talent. Nous sommes à la fois éblouis et édifiés, tant la cotation en bourse a de vertus.

1 – Un article du Monde rappelle que « Avant cet accident, le groupe avait déjà connu plusieurs épisodes très compliqués qui ont écorné sa réputation ces dernières années ». https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/04/02/deces-dans-un-ehpad-la-reputation-du-groupe-korian-a-nouveau-entamee_5444649_3234.html

Économie sociale et solidaire ou « Social business » ?

Vincent Lemaître1 retrace l’histoire passionnante de l’économie sociale et solidaire (ESS). Il en dégage le concept et nous invite à la distinguer du Social business qui la menace en la pervertissant.

Récemment, l’UFAL (Union des Familles Laïques) a fait paraître un communiqué de presse2 pour la défense des coopératives, figures emblématiques du mouvement de l’économie sociale et solidaire, ESS3. La coopérative est un type particulier d’entreprise dans lequel la gouvernance est détenue par les salariés4 et la redistribution des résultats financiers se voit prioritairement destinée à la pérennisation des emplois et au projet de la société. Elle reste toutefois soumise, comme n’importe quelle autre entreprise, à l’impératif de profitabilité.

Présenté en novembre, le PLF5 2019 supprimait la « Provision Pour Investissement » (PPI) des coopératives, c’est-à-dire la franchise d’impôt sur la part de résultat réservée à l’investissement, donc à la pérennité des coopératives. Autant dire que ce projet de réforme les attaquait en plein cœur. Cela peut paraître surprenant car les institutions semblaient avoir pris conscience que l’ESS n’est pas une « sous-économie » « pour les pauvres » sinon pourquoi octroyer en 2019 aux « entreprises de l’ESS » « 2 milliards d’euros d’allègement de charges »6 ?

On parle désormais de la suppression du PPI au passé et on peut s’en réjouir car son abandon – provisoire ?- a permis de sauver les 3700 coopératives existantes en France et les 58 000 emplois qu’elles contiennent. Mais on a du mal à comprendre : pourquoi, d’un côté, supprimer le PPI des coopératives, tandis que de l’autre on octroie un massif allègement de « charges » aux entreprises de l’ESS ?

De l’esprit de Philadelphie au consensus de Washington en 1999 jusqu’à la loi Hamon de 2014, l’ESS a vu, dans les années 80, émerger aux côtés de ses composantes historiques – associations, mutuelles, coopératives – le Social business des entrepreneurs sociaux. Leur promotion fut catalysée en 2017 par le French Impact7 de Christophe Itier, Haut Commissaire à l’ESS. Entre récupération institutionnelle, étouffement associatif et tentative de faire de l’ESS un sous-service public, apparaît désormais une volonté de la dissoudre dans le Social business, véritable levier de changement. Il ne faut donc peut-être pas se réjouir trop vite.

L’ESS est avant tout un mouvement dont la finalité est l’émancipation de l’humain à partir d’initiatives citoyennes. Par son histoire et son esprit, elle est une alternative au système capitaliste. Sera-t-elle définitivement récupérée par un capitalisme traversant une crise de confiance et cherchant un regain de légitimité ? Perdra-t-elle son identité ? Examinons d’abord ses potentialités à travers quelques épisodes.

I – Qu’est-ce que l’Économie Sociale et Solidaire ?

Présentation

Le mouvement de l’ESS est hétérogène, mondial, aux racines sociales et solidaires. Il représente en France un emploi sur dix et participe d’une dynamique inédite : un emploi sur cinq est créé dans le cadre de l’ESS8. Son histoire est faite de rencontres entre des économies dites « sociales » (coopératives, mutuelles) totalisant le quart de son activité, et des économies dites « solidaires » avec l’associationnisme du début du XIXe siècle et sa résurgence dans les années 60. Il faut noter que les associations totalisent aujourd’hui 77% de l’emploi de l’ESS, majoritairement occupé par des femmes et les nouvelles générations. Malgré cela, une récente estimation révèle la disparition de 25 000 associations9 depuis 2017.

Cette économie solidaire10 est issue d’une multiplication d’actions collectives qui l’ont engendrée et définie comme « un ensemble d’activités contribuant à la démocratisation de l’économie par l’engagement citoyen »11. En bref, elle agit en partant de « la base » pour que l’économie, la politique et la démocratie ne soient pas confisquées par le marché, les modes de représentation et les institutions. Elle est un lien local qui dynamise nos principes de liberté, d’égalité et de fraternité. Les exemples foisonnent : défense de l’environnement, bataille pour l’égalité sociale, agriculture biologique, monnaie sociale et crypto-monnaie, luttes féministes, soutien aux énergies renouvelables, commerce équitable en Amérique du Sud, etc.

L’économie sociale, et plus particulièrement la coopérative dite « de consommation », émergea dans la seconde moitié du XIXe siècle12 : elle précéda donc le mouvement associationniste de la fin des Trente Glorieuses (45-75) qui en adopta, par la suite, les principes et l’esprit. Les coopératives furent créées par le monde ouvrier, d’après les idées libertaires du socialisme utopiste13, comme son moyen de survie à l’exploitation capitaliste. Elles facilitèrent simultanément son émancipation dans une forme de solidarité locale. Puis les coopératives évoluèrent au cours du temps, parfois aux dépens de leur esprit originel, surtout à partir des années 1970. Elles traversèrent les deux guerres mondiales, furent ballottées entre les institutions, les nouveaux enjeux et l’économie de marché. Mais malgré tout, elles restent aujourd’hui un véritable axe de développement novateur.

Si l’économie sociale et l’économie solidaire diffèrent par quelques aspects, elles ne peuvent cependant pas être strictement séparées tant leurs histoires et leurs esprits respectifs sont complémentaires. Elles sont toutes deux des alternatives au modèle dominant, locales, citoyennes et émancipatrices. Voyons quelques exemples d’ESS.

L’exemple de Rochdale

Les Équitables Pionniers de Rochdale (1844) sont particulièrement importants dans l’histoire des coopératives car ils en posèrent les principes fondateurs. Sous l’impulsion de Charles Howarth acquis aux idées de Robert Owen, les tisserands anglais de Rochdale (près de Manchester) ouvrirent un magasin de produits à bas prix, faute d’avoir pu obtenir d’augmentation de salaire. Progressivement, les quelques économies mises en commun leur permirent de se développer et de se diversifier : nouveaux magasins, filatures, logements, etc. Et même si certaines coopératives existaient avant Rochdale, notamment en France, les règles qu’ils instaurèrent pour eux-mêmes eurent un écho mondial et donnèrent une structure historique à la coopérative :

  • Un homme égale une voix ;
  • Principe de la porte ouverte (coopérative ouverte à tous) ;
  • Pas de crédit (achat et vente au comptant) ;
  • Restitution du trop-perçu aux membres en proportion des achats ;
  • Education : neutralité politique et religieuse.

La « neutralité » et « l’accès à tous » confèrent à la coopérative sa dimension universelle. Le premier principe assure l’égalité. Le quatrième garantit le but : non pas le profit financier, mais le bénéfice social. En conséquence, les bénéficiaires sont propriétaires et décideurs de la coopérative, tous à égalité les uns avec les autres. Les « achats et ventes au comptant » permettent de ne pas retomber dans la « laisse du crédit ». Enfin, toute cette émancipation matérielle est complétée par l’offre éducative. On comprend donc aisément que la coopérative dite de « consommation » ne se borne pas à de la simple consommation. Bien sûr, la « petite république » des Équitables Pionniers n’était pas parfaite ; d’ailleurs, elle se déchira plus tard autour de la question de la restitution du trop-perçu qui provoquait une prédominance des consommateurs sur les producteurs. À qui devait-il être prioritairement reversé pour assurer l’avenir de la coopérative ?

Du phalanstère au familistère

« Aimez le travail nous dit la morale : c’est un conseil ironique et ridicule. Qu’elle donne du travail à ceux qui en demandent, et qu’elle sache le rendre aimable »14. La France contribua très tôt au mouvement de l’ESS en l’enrichissant d’expériences remarquables, notamment celle de Jean-Baptiste André Godin qui nous emmène à Guise du côté d’Amiens15, où son idée, après quelques tentatives infructueuses16, marqua l’histoire de l’ESS.

Lorsqu’il revint de son Tour de France en 1837, Godin constata que plus de la moitié des ouvriers n’atteignaient pas l’âge de la puberté. L’exploitation capitaliste détruisait leur santé (malnutrition, conditions de vie) et aucun ne savait lire et écrire. Et pour cause : on se souciait fort peu de leur laisser du temps pour qu’ils s’instruisent ou qu’ils s’éduquent. La survie et l’ignorance les rivaient donc au système. En réponse, Godin créa le « Familistère » autour d’une fonderie, celle des célèbres « poêles Godin »17.

C’était une véritable petite ville sur le modèle du « phalanstère » du penseur libertaire Charles Fourier. Elle était composée de coopératives, d’une production mais aussi d’écoles, d’un théâtre, d’une bibliothèque, etc. L’idée était d’engendrer un cercle vertueux :

  • En achetant « en gros », chacun épargne un petit peu.
  • Cette épargne est investie collectivement dans la production.
  • La production engendre des bénéfices qui sont alloués à l’éducation (école, théâtre, musique, nature, animations, bibliothèques, etc.).
  • L’éducation élevée libère l’être humain et permet donc l’innovation.
  • L’innovation permet davantage de richesses investies dans l’éducation.
  • L’éducation permet davantage d’innovation, etc. 

Godin fut donc à l’origine d’un système qui dura plus d’un siècle (1840-1968) et qui permit à trois générations d’ouvriers de vivre et de s’élever socialement indépendamment des valeurs du système dominant. Pour Godin, l’éducation et l’expérience étaient nécessaires pour que l’homme construisît lui-même son avenir, en toute liberté. Son idée était et demeure émancipatrice. La condition sine qua non pour la réaliser était de construire une économie au service de l’homme qui deviendrait alors sa « cause et sa finalité » soit « l’exact opposé du principe libéral d’un management qui fait des hommes une variable d’ajustement de l’économie […] »18. Pour émerger et perdurer, cette nouvelle économie ne put compter que sur le seul intérêt de ceux qui en bénéficiaient. La structure-clé allait être la coopérative d’esprit solidaire et, par suite, l’économie qu’elle allait générer serait locale et sociale.

Par cette structure, on voit que la possession individuelle aux dépens du collectif est jugulée pour laisser place à une nouvelle économie qui n’est pas celle du marché. Par le collectif, l’être humain devient maître et possesseur de son travail. Cette façon de penser l’homme dans l’économie est une condition nécessaire à la poursuite de l’émancipation individuelle.

II – ESS contemporaines

ESS en Europe jusqu’au déclin des coopératives de consommation

D’autres coopératives furent fondées dans le même esprit collaboratif. On pourrait multiplier les exemples, de la consommation aux banques en passant par la crypto-monnaie, les mutuelles de travailleurs, jusqu’aux coopératives agricoles. En France, on peut noter l’exemple de « la Bellevilloise », et à Gand celle du « Vooruit ». C’est d’ailleurs l’exemple belge qui rallia Jean Jaurès à l’idée solidaire : « Nous vous promettons d’aller prêcher votre exemple à nos frères, de les initier à l’organisation, à la coopération et de mettre la classe ouvrière en état de gouverner et d’administrer le monde »19. On retrouve aussi des initiatives qui font mouvement avec l’ESS dans les pays de l’Est, en Russie, en Amérique Latine avec le commerce équitable, au Japon, aux Etats-Unis …

Aux alentours de 1930, l’essor des magasins coopératifs « de gros » fut tel qu’il en vint à contrarier le système capitaliste. En effet, en Angleterre, la Wholesale society regroupait près de 5 millions de familles avec 19 millions de membres, 57 000 salariés et pesait près de 6 milliards d’euros. En France on comptait 1 400 coopératives qui nourrissaient près de 10 millions de consommateurs, soit le quart de la population française pendant qu’en Allemagne, en résumé, 40% des commerces coopératifs pesaient 500 millions de marks. La coopérative dite de « consommation » fut à cette époque « le plus important mouvement économique et social qu’ait connu l’Europe »20.

Dans les années 1970, des grandes surfaces capitalistes vinrent concurrencer les coopératives. Certaines ne purent investir suffisamment et périclitèrent, d’autres s’ouvrirent au marché, d’autres moururent, mais toutes furent banalisées par les institutions. La survie au prix de l’éthique solidaire ? Les coopératives eurent surtout quelque peine à résister à la concurrence : elles n’y étaient pas préparées. Leur fonctionnement ne favorisait pas l’investissement nécessaire pour faire face aux nouveaux enjeux, sauf à sacrifier une part de leur éthique solidaire.

La question suivante pose parfaitement le problème : « ont-elles décliné à cause de leurs principes ou parce qu’elles ne réussirent pas à les faire vivre suffisamment ? »21

Toujours est-il que Rochdale donna lieu en 1895 à l’Alliance Coopérative Internationale (ACI) qui fédéra les sociétés coopératives dans le monde et plus tard, en 1946, l’Alliance devint un organe consultatif officiel de l’ONU.

Aujourd’hui, l’ACI regroupe des fédérations dans une centaine de pays, compte 2,6 millions de coopératives qui totalisent 1,2 milliard de personnes22. Autrement dit, sur terre, un humain sur six fait partie d’une coopérative ! L’ACI œuvre actuellement à faire reconnaître l’ESS comme étant la référence en termes de durabilités économique, sociale et environnementale.

Une histoire venue de loin

L’histoire peu commune des AMAP23 nous emmène d’abord au Japon. D’après l’historien S.Yasuda 24, c’est pour échapper à la politique agricole des années 1970 responsable d’une grande pollution des sols que les ménagères de Tokyo et de Kobe se regroupèrent pour échanger directement avec les producteurs locaux. Débute alors l’histoire des « Teikei » c’est-à-dire « échanges » ou « collaborations »25 en japonais. Ces « Teikei » répondent aux désordres engendrés par le dogme productiviste de l’économie de marché qui externalise l’écologie politique de ses coûts de production. Par leur économie réciprocitaire26, fondement de l’économie solidaire, les Teikei deviennent une alternative au système et à la politique d’État : les victimes reprennent la main en tenant compte de données fondamentales : les besoins des individus, la capacité des sols, le circuit court, le coût écologique du transport, etc.

L’exemple est contagieux car très vite, les Teikei se propagent au Japon (un millier de Teikei en 1990), en Grande-Bretagne par l’agriculture collaborative, aux États-Unis avec les CSA27 et en Suisse avec les food guilds. Mieux : en 1999, Daniel et Denise Vuillon, paysans provençaux, découvrent ce type d’agriculture lors d’un voyage à New York ! Dès leur retour, ils en parlent à leur section d’ATTAC et transforment leur exploitation agricole pour se lancer dans une agriculture paysanne et biologique28. Les revenus sont peut-être plus modestes qu’avant, mais ils sont désormais garantis. Par ailleurs, les contraintes de production deviennent plus souples que celles qui s’appliquent à l’agriculture classique. Ils ne dépendent plus des aides agricoles dont les trois-quarts sont reversés au quart des exploitations les plus importantes. Quant à l’éthique, elle se retrouve largement à travers le bio, l’esprit coopératif, la production locale.

Par cet exemple venu de loin, l’Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne, l’AMAP, dont nous profitons encore, voit le jour. Aujourd’hui l’AMAP regroupe plus de 1 200 structures qui approvisionnent 66 000 familles soit 270 000 personnes pour un chiffre d’affaire annuel de 48 millions d’euros29.

Coopératives de parents d’élèves

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il fallait reconstruire le pays. Comme tout manquait, les instituteurs multiplièrent les coopératives scolaires30 qui permirent de parer au manque de matériel (tableau, livres, etc.) et au manque de cantines. Ces initiatives furent rapidement soutenues par l’Office Central de Coopération à l’École : l’OCCE. Dès le départ, Barthélemy Profit, inspecteur, voulut dépasser le simple aspect « matériel » en instaurant, via ces coopératives, une forme d’épanouissement complémentaire de l’instruction31. Une directive officielle de 1923 est explicite : 

« Lorsque l’enfant entre au cours moyen, sa volonté commence à se former ; il ne s’agit plus seulement de diriger ses habitudes, il y a lieu de lui apprendre à user de sa liberté. […] à certains moments […] on fera place au self government. Sous réserve de l’approbation du maître, les écoliers seront appelés à régler eux-mêmes, par une entente concertée, certains détails de leur vie commune : ils éliront entre eux ceux qui seront désignés pour remplir de menues fonctions : propreté et ventilation des locaux, […], dignitaires de coopératives, mutualités scolaires, société gymnastique ou de tir, des sociétés des amis des arbres, des oiseaux, les ligues de bonté, […] Sans que l’autorité du maître perde de ses droits, on multipliera les circonstances où l’enfant aura l’occasion de prendre des décisions, soit par lui-même, soit de concert avec ses camarades»32.

Le nombre des coopératives scolaires n’a cessé de croître entre 1925 et 1988, passant de 4 500 à 51 000 avec 102 fédérations départementales. Pourtant, malgré cette progression, Jean François Draperi33 constate que « ce mouvement est loin de donner les résultats escomptés. Si les coopératives scolaires existent dans tous les établissements, le projet et l’animation coopérative manquent à l’appel […] l’écart est grand entre le contenant […] et le contenu ». Avant de poursuivre : « Il y a quelques années […] l’OCCE a conçu […] « mon ESS à l’école ». En 2016 […] l’association confédérative ESPER34 a suscité la création d’entreprises de l’ESS par des collégiens et des lycéens »35.

Ainsi, partout en France, diverses réalisations furent entreprises par les élèves : un journal coopératif, une Maison des lycéens, une AMAP, un rallye découverte de l’ESS, une coopérative agricole, une SCOP qui recycle le papier usager etc.

On pourrait, encore une fois, multiplier les exemples. Ne serait-ce qu’avec ATD quart monde, vecteur d’économie solidaire qui redonne la parole aux pauvres : « tant que le pauvre n’est pas écouté, que l’organisation de la cité ne s’instruit pas de lui et de son monde, les mesures prises pour lui ne seront que des mesures par à-coups répondant à des exigences superficielles d’opportunité »36.

III – Avenir et enjeux. ESS et Social business

Il serait intéressant d’aborder un processus entrepreneurial novateur sinon salvateur initié par Benoît Hamon dans la loi du 31 juillet 2014 sur l’ESS.

La SCOP d’amorçage

À ce jour, il y a eu deux cas de SCOP d’amorçage en France ; c’est un dispositif peu connu qui gagnerait à l’être.

Il s’agit d’un rachat progressif (7 ans) du capital d’une entreprise par les salariés. Pendant cette période, ils deviennent décideurs tant de la stratégie que de la cession de l’entreprise et peuvent même utiliser les réserves financières pour rembourser la part due aux actionnaires. On l’aura compris, il s’agit d’un transfert progressif de la propriété privée des moyens de production vers la propriété collective qui aboutit in fine à une SCOP. D’où son nom : « SCOP d’amorçage ». Il faut bien voir que la période de transition (l’amorçage) motive le collectif, excite l’émulation et libère l’innovation car les enjeux sont grands. Si l’amorçage est réussi, le collectif deviendra décideur de son travail à travers une indépendance actionnariale. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une formule magique : l’entreprise reste toujours soumise à l’impératif de profitabilité qui contingente le système.

La première à avoir franchi le pas fut DELTA MECA, une entreprise de 32 salariés, au chiffre d’affaires de 3,45 millions d’euros en 2014, spécialisée dans l’usinage de pièces urgentes et techniques. Les deux dirigeants ont simplement voulu permettre aux salariés de mutualiser : « Depuis toujours, nous sommes convaincus que si les entreprises étaient dans une démarche d’émancipation des salariés et de transmission, la motivation serait décuplée » affirme madame Bréheret, co-créatrice de l’entreprise en 2008, qui passera SCOP en 202037.

Ce fut aussi le cas de CAMERLEC, SCOP depuis 2017 avec un chiffre d’affaires de 2,3 millions d’euros en 2016, et 19 salariés spécialisés en mesure de la radioactivité, contrôle non destructif et en génie civil. Dans ce cas, la SCOP d’amorçage permit aux actionnaires de vendre leurs parts sans risque fiscal. Cette transition fut particulièrement innovante, puisqu’en plus de répondre aux difficultés de cession de l’entreprise, elle permit aux collaborateurs de diversifier leurs partenariats, avec le CNRS entre autres.

Cet outil laisse songeur. Imaginons ce qu’aurait pu être l’histoire des montres LIP dans les années 197038 si, avant de mourir, Fred Lip avait cédé ses parts aux salariés… Cela aurait sans doute évité quelques mainmises financières et autres incompétences. En tout cas, les salariés auraient pu prendre en main les moyens de production, les stocks et la direction de la société en toute légalité.

Allons plus loin. La SCOP d’amorçage repose sur les volontés conjointes des détenteurs du capital de céder leurs parts, et des travailleurs de les racheter. Or, si le système économique actuel exacerbe les divergences d’intérêts des uns et des autres, certains intérêts pourraient être jugulés par la menace d’une collectivisation de la propriété privée des moyens de production, si toutefois le législateur la rendait effective dans certains cas. Car, trop souvent, une gestion exclusivement « boursière » de l’entreprise de la part des détenteurs du capital, avec le maintien de dividendes « à deux chiffres » malgré un ralentissement de l’activité, met en péril l’outil de travail et les travailleurs eux-mêmes. La menace de la SCOP d’amorçage équilibrerait sans doute le fameux « dialogue social », et, si elle devenait effective, l’intelligence collective pourrait peut-être faire mieux, ou tout au moins, ne pas faire pire. Elle pourrait même anticiper les « plans de sauvegarde de l’emploi »39 qui ne servent en général qu’à sauvegarder la prospérité d’un certain type d’actionnariat. Dans tous les cas, une SCOP redistribuerait davantage les profits et garantirait davantage l’outil de travail et les salaires. En bref, si les travailleurs pouvaient menacer d’imposer ou imposer une SCOP d’amorçage dans certains cas, ils juguleraient les froids intérêts , « les eaux glacées du calcul égoïste »40 en redonnant au collectif les leviers de son destin.

La propriété privée des moyens de production est garantie par la loi, soutenue elle-même par les politiques de marché. Or, l’économie ne peut se réduire au simple marché comme la politique ne peut l’être à sa simple représentation. Persister dans ces voies-là fait courir le risque que l’élu se croit être en définitive un Élu et que, comme « TINA »41 alors autant tout casser… On comprend alors l’importance de l’économie solidaire qui réincarne la politique par et pour « la base » et met en valeur l’économie réciprocitaire ou redistributive. À ce sujet, notons que la Sécurité sociale est l’exemple par excellence d’une économie redistributive. C’est pourquoi, avec près de 550 milliards d’euros de salaire socialisé, redistribué directement du travail vers la solidarité, il n’est pas étonnant qu’elle excite à ce point l’appétit des néolibéraux pour qui la seule économie possible est celle du marché. L’économie solidaire maintient une authentique démocratie en redonnant à « la base » le pouvoir de décider, alors décidons !

Bilan non exhaustif

D’abord répétons que l’ESS est un mouvement d’émancipation global par le local, innovant et mondial, générant une économie des circuits courts et vitalisant la démocratie. L’ESS est une véritable alternative à l’exploitation capitaliste pensée par et pour ses bénéficiaires et possédée par eux seuls. L’ESS suit cinq idées directrices : a-capitaliste, coopérative, émancipatrice, sociale et ouverte à tous42.

En France, l’économie sociale a connu un essor notable jusqu’à la mise en concurrence des coopératives de consommation avec les grandes surfaces. Par suite, l’économie solidaire se développa. Aujourd’hui, les deux branches de l’ESS, loin d’être anecdotiques, génèrent une économie plus égalitaire où l’humain occupe une véritable place et n’est pas réduit à jouer un rôle. Parce qu’elle propose des alternatives qui échappent à l’idéologie capitaliste et à sa vision « orthodoxe » de l’économie, elle fut presque toujours vue d’un mauvais œil par le modèle dominant. La suppression du PPI, par-delà l’attaque symbolique, aurait inévitablement banalisé les coopératives en les fondant dans le même moule que les autres sociétés. L’ESS est donc encore attaquée comme elle le fut de tout temps : dénigrée, banalisée, relai des politiques d’austérité contraires à son éthique, et depuis peu, pervertie par le Social business. Pour continuer à être forte dans toutes ses potentialités humanistes, l’ESS doit éviter tous ces pièges. Comment faire ?

La reconnaissance progressive de l’ESS par les institutions43 s’est souvent faite pour le meilleur comme pour le pire, au gré des pressions du système capitaliste. Si ce n’est pas à l’institution de lui donner ses lettres de noblesse, l’ESS ne pourra pas s’en dispenser pour autant, cependant, il lui appartiendra d’affirmer son identité en restant la possession de ceux qui y vivent. C’est ainsi qu’elle pourra être le levier d’un changement remettant l’humain au centre des enjeux de société. La coopérative, d’économie sociale, doit travailler conjointement avec l’esprit et l’économie solidaires qui en assurent l’engagement citoyen et protègent l’ESS d’être un simple supplétif d’État ou de devenir le nouveau moyen d’accumulation du capital par le Social business. Pour être à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui et de demain, l’économie solidaire doit vitaliser l’économie sociale. La solidarité et la dynamique citoyenne doivent injecter leurs forces dans la structure coopérative. Pour aller plus loin, de nombreux ouvrages44 donnent une vue pragmatique et intéressante des solutions au problème.

Comme pour les coopératives scolaires ou les associations de parents d’élèves, nous avons à notre disposition un outil qui ne demande qu’à être pris en main à travers l’action collective. Pourquoi ne pas s’en saisir ? Faute de quoi on risque que d’autres initiatives ne partant pas de « la base », donc n’étant pas solidaires, l’exploitent pour mieux le travestir et même le pervertir, à l’instar des écoles « Ashoka » ou des associations telles que « Coexister ». Le premier combat est culturel, les laïques doivent y prendre place.

Enfin, pour répondre aux questions posées en introduction, on n’échappera pas à une analyse du Social business. À ce sujet, on peut lire avec profit d’excellents articles45 de recherche et même compulser les premières thèses de doctorat sur cette question assez nouvelle (années 80) mais, à ma connaissance, il manque encore une analyse culturelle, politique et anthropologique de ce phénomène.

Les libertariens du Social business

Les exemples précédents ont illustré l’idée qui sous-tend l’ESS : l’émancipation de l’être humain. On peut comprendre qu’elle soit opposée à celle qui ne le considère que comme le serviteur du marché. Dès lors, pourquoi l’idéologie dominante favoriserait-elle un mouvement qui lui est contraire ? « A-t-on encore le droit de vivre autrement ? » est une question superfétatoire pour les croyants du « capital-Dieu » qui prônent le retour à un « état protecteur » non interventionniste, comme si une « main invisible »46 allait réguler « naturellement » le marché… Pour eux, l’État-Providence est dépassé car le marché peut faire bien mieux que lui : « ce qui est rentable économiquement est presque toujours juste socialement »47. La question est de savoir comment l’organiser.

Les libertariens ont bien compris que si l’ESS est une alternative au système capitaliste, elle peut aussi, paradoxalement, devenir son nouveau moyen d’accumulation. Il suffit de la pervertir avec une communication qui viendra polir ce retournement tout en lui donnant l’apparence d’une empathie qui suscitera l’engouement des masses.

Ce n’est alors évidemment plus de l’ESS : c’est du Social business qui en plus de faire des « pauvres » un marché, vise à capter les redistributions de la personne publique. Cette entreprise ne peut pas se faire sans le législateur. En France, elle a réussi à gagner du terrain sous François Hollande avec certains aspects de la loi Hamon, mais depuis 2017, la Start-up nation d’Emmanuel Macron lui a ouvert de nouvelles perspectives.

« Everyone a changemaker » : « Tout le monde acteur de changement ». Le slogan-phare d’Ashoka est loin d’être incompatible avec une République qui marche… Mais les deux suscitent les mêmes interrogations : marcher comment  et vers quoi ? Et de quel changement parle-t-on ? Quelle foi faut-il pour accepter de suivre une destination à ce point énigmatique ? Quel tempérament faut-il pour entraîner d’autres avec soi dans un tel voyage ?

Et quel changement ? Le sien, propre à soi-même, en toute liberté de conscience ou celui que veut le capital ?

Notes

1- Administrateur et membre du bureau national de l’UFAL (Union des FAmilles Laïques http://www.ufal.org ).

2 – Le premier type de coopérative, la SCOP, est d’intérêt participatif, la seconde, la SCIC est d’intérêt collectif https://www.ufal.org/divers/le-gouvernement-sattaque-aux-reserves-des-cooperatives/

3 – http://www.les-scop.coop/sites/fr/espace-presse/communique-PLF-PPI-scop

4 – Au moins 51% du capital, 65% du droit de vote.

5 – Projet Loi Finance.

6 – https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/des-mesures-fiscales-soutenir-entreprises-leconomie-sociale-et-solidaire

7 – https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/french-impact-innover-au-service-linteret-general

8 – Jean Louis Laville, Agir à gauche. L’économie sociale et solidaire, Desclée De Brower. p91 et p 89, chiffres de 2010.

9 – https://www.liberation.fr/checknews/2018/10/20/25-000-associations-ont-elles-disparu-apres-un-an-de-macronisme_1686299

10 – http://journals.openedition.org/developpementdurable/6022 Jean-Louis Laville, L’économie solidaire. Une perspective internationale, Hachette Littératures, 2007. 

11 – Ibid. p14.

12 – Il s’agit ici historiquement de coopératives de « consommation ». Il existe aussi des coopératives de métier, malgré la loi Le Chapelier de 1791. Elles sont écrasées entre 1848 et 1851

13 – De Charles Fourier à Robert Owen en passant par Pierre-Joseph Proudhon.

14 – Charles Fourier(1772-1837), Livret d’annonce du nouveau monde industriel, 1829

15 – Sur ce thème, lire : Jean-François Draperi, Godin, inventeur de l’économie sociale. Mutualiser, coopérer, s’associer, Collection Pratiques utopiques, réed 2010.

16 – Allant jusqu’au Texas…

17 – Aujourd’hui, après de nombreuses transformations, « les cheminées Philippe ».

18 – Jean-François Draperi, Histoires d’économie sociale et solidaire, p24, éd. Les petits matins, 2017.

19 – Daniel Ourman, « Les influences du socialisme belge sur le socialisme français : la coopération (1885-1914 »), Revue internationale de l’économie sociale (Recma). N°280, 2001. http://recma.org/sites/default/files/280_080091.pdf

20 – Ibid., p34.

21 – J-F Draperi à propos des coopératives de consommation dans l’ouvrage cité note 18, p. 38.

22 – https://www.ica.coop/fr

23 – AMAP : Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne. http://www.reseau-amap.org

24 – Nihon no yūkinōgyō [L’agriculture biologique], Tokyo, Daiamondosha. Traduction de  S. Guichard-Anguis et N. Baumert, 1986.

25 – http://journals.openedition.org/gc/2900

26 – http://ressources.uved.fr/modules/module4/html/6-economie_3.html

27 – Community Supported Agriculture.

28 – http://www.olivades.com .

29 – http://amap-aura.org/les-amap-en-france-et-dans-le-monde/

30 – http://www.occe.coop/~ad55/spip.php?article70

31 – Article de M. Antoine Savoye et de Emmanuelle Guey, « La coopération scolaire selon Barthélemy Profit, une composante de l’éducation nouvelle ? » https://journals.openedition.org/rechercheseducations/779 , mars 2011.

32 – S. Huet, Instructions officielles, juin 1923, Instruction morale et civique, titre II. https://www.samuelhuet.com/paid/41-textes-officiels/931-instructions-officielles-de-juin-1923-2

33 – Ouvrage cité note 18, p. 55

34 – Economie Sociale PartenairE de la République. https://lesper.fr/lesper/qui-sommes-nous

35 – Ouvrage cité note 18, p. 56.

36 – Joseph Wresinski https://www.atd-quartmonde.fr/qui-sommes-nous/notre-histoire/10-joseph-wresinski-1917-1988/

37 – Décret 2014-1758 du 31 décembre 2014.https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2014/12/31/EINI1428691D/jo/texte et site SCOP : http://www.les-scop.coop/sites/fr/espace-presse/communique-scop-amorcage

38 – Site officiel Lip : http://histoire-lip.com/historique.html et article de Franck Georgi, « La grande aventure ouvrière et sociale des Lip », L’Humanité, 13 mai 2016 https://www.humanite.fr/la-grande-aventure-ouvriere-et-sociale-des-lip-607020

39 – Solène Lhénoret, « Liquidation ou reprise en SCOP : le dilemme des salariés de l’enseigne textile Mim », Le Monde, 26 avril 2017 https://www.lemonde.fr/scop/article/2017/04/26/liquidation-ou-reprise-en-scop-le-dilemme-des-salaries-de-l-enseigne-textile-mim_5117548_4920928.html

40 – « Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste », Karl Marx – F. Engels, Manifeste du parti communiste, 1872.

41 – TINA : « There is no alternative », Margaret Tatcher, 1973.

42 – JF Drapéri. « L’entrepreneuriat social, un mouvement de pensée inscrit dans le capitalisme », revue RECMA, Acte 1 avril 2010. http://recma.org/taxonomy/term/2111

43 – Bruno Lasnier, Rappel historique de la construction de l’économie sociale et solidaire en France, MES, 2017 http://www.le-mes.org/Rappel-historique-de-la-construction-de-l-economie-sociale-et-solidaire-en.html

44 – En plus de ceux cités dans cet article : Jean-Louis Laville, L’ESS. Pratiques, théories, débats, ed. Points, 2016 ; et JL Laville, E. Bucolo, G. Pleyers, JL. Coraggio, Mouvements sociaux et économie solidaire, éd DDB, .2017 ;  JF Draperi, Comprendre l’économie sociale. Fondements et enjeux, éd Dunod, 2014. Et de nombreux autres.

45 – Revue de l’économie Sociale : https://www.cairn.info

46 – « il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une Main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ». Adam Smith, La Richesse des Nations, Livre IV chap 2. 

47 – Emmanuel Macron le 26 Avril 2016, pour la nouvelle section « contrat à impact social ». Site du ministère de l’économie.

© Vincent Lemaître, Mezetulle, 2019.

Les salariés pauvres sous soins palliatifs

Les chaînes de radio et de tv proposent une abondance de chroniques économiques édifiantes, histoire de « faire de la pédagogie » pour ceux qui n’y entendent rien et de les mettre sur les rails de la « rationalité » – car, c’est bien connu, les pauvres ne savent pas bien compter. Gilets jaunes, vos petits calculs se terminent dans le rouge ? Il faut voir les choses de plus haut, dans leur « globalité ». Vous allez tout comprendre.

Le matin du 5 décembre, en pleine crise des Gilets jaunes, c’est Axel de Tarlé qui s’y colle sur Europe 1. Prudent, il se contente de faire le bref compte rendu d’une « passionnante » étude de l’OCDE qui explique lumineusement pourquoi aujourd’hui nombre de salariés ne peuvent pas vivre décemment de leur travail.

Les salaires ne progressent plus, les impôts, les charges et les besoins augmentent. Deux causes à l’origine de ce déclassement : la mondialisation, qui exerce une pression à la baisse sur les salaires sous peine de délocalisation, et la robotisation qui « est en train de tuer les emplois intermédiaires ». Et voilà, Gilets jaunes, pourquoi vos petits calculs de père de famille se terminent dans le rouge !

On rappellera à l’OCDE (notre chroniqueur ne donne pas la référence de l’étude « passionnante » dont il s’inspire) que Aristote, il y a 2300 ans, remarquait que si les navettes à tisser marchaient toutes seules, on pourrait se passer de serviteurs et d’esclaves1 – et nous savons à présent que c’est possible. D’où l’on conclura que la mécanisation et l’automatisation produisent une grande partie de la richesse auparavant extorquée au travail humain. Le bon sens invite à penser que cette évolution pourrait soulager les hommes : effectivement, il se trouve, on l’a bien compris, qu’elle en enrichit quelques-uns. Et on va voir que « le bon sens » est quelque peu différent de la « rationalité » économique dont on nous rebat les oreilles.

Le clou de la chronique est dans sa chute. Que peut faire un gouvernement pour améliorer les choses ? C’est là que l’ingéniosité d’une certaine doxa économique contemporaine atteint des sommets. Apprenez, gueux, ce qu’est la vraie rationalité. On peut faire deux choses.

1° Première mesure salutaire : « imaginer des aides pour que le travail paie davantage » – et la France, je vous le donne en mille, est championne sur ce point. Haha, encore des impôts.

2° Deuxième mesure : ne pas trop s’acharner sur les corps intermédiaires, et comprendre «  l’intérêt d’avoir des syndicats forts, capables de canaliser et de soigner cette colère ». Oui, on a bien lu et j’ai vérifié sur le site d’Europe1, « canaliser et soigner »2.

Autrement dit, pour éviter la multiplication des gilets jaunes, les salariés pauvres et déclassés sont à mettre sous soins palliatifs financés d’une part par le contribuable, de l’autre par les cotisations d’adhérents à des œuvres de charité (oups, pardon, à des syndicats).

J’ai du mal à comprendre pourquoi il faudrait recourir à des aides et à du « soin » orthopédique destiné à « canaliser » l’indignation, alors que la quantité de richesse produite n’a en rien diminué, et aurait même plutôt augmenté grâce aux progrès de productivité obtenus par l’automatisation. Ma naïveté m’incline à penser que cela pourrait peut-être permettre de verser des salaires corrects. L’éléphant que je vois dans la pièce n’est qu’une hallucination produite par mon inculture économique. Non, ôtez vos lunettes irrationnelles déformantes, circulez, il n’y a rien à voir.

 

[Suite, matin du 6 décembre]. Le chœur des économistes « rationnels » chante un lamento à l’unisson pour avertir doctement que l’annulation des taxes prévues début 2019 (annulation annoncée hier soir) aura un coût. Eh oui, ça fait, disent-ils, 4 milliards de recettes auxquelles l’État renonce, et qu’il faudra bien trouver ailleurs ! Où ? Comment alimenter la colonne « crédit », hein ? Ils ont des idées : réduire les niches fiscales, baisser « la dépense publique »…. Voilà que mes visions me reprennent. Il me semble avoir vu passer un éléphant avec une étiquette indiquant un montant pas très éloigné de ce qu’on cherche et comme ma vue a beaucoup baissé, j’ai juste pu lire la première lettre de son nom, c’est un I.

Notes

1 – Aristote, Politique I, 1253b35.

Faut-il élargir l’objet  social des sociétés au-delà de l’intérêt économique commun des associés ? (par F. Braize, J. Pétrilli et B. Bertrand)

François Braize, Jean Pétrilli et Bruno Bertrand1 examinent une proposition récente de Nicolas Hulot visant à modifier l’objet social des sociétés pour y intégrer d’autres « intérêts » que « l’intérêt commun des associés ». À travers sa technicité juridique, la discussion soulève un problème général de conception du droit. Vouloir en effet inclure une forme de « bien » dans des objets juridiques dont on ne peut pas déduire ce « bien » revient à leur demander d’inclure quelque chose qui leur est extérieur, autrement dit de changer de nature. Il semble au contraire – comme le suggère cet article – que c’est bien de l’extérieur qu’il faut encadrer et réglementer les actions par des dispositions générales qui empêchent de faire n’importe quoi, de nuire à d’autres droits et qui prescrivent, le cas échéant, de viser un intérêt plus large.

C’est un grand, vrai et beau débat2 : faut-il laisser l’objet social  des sociétés cantonné par la loi à « l’intérêt commun des associés » défini par celle-ci comme exclusivement économique ? Ou bien faut-il, comme l’a proposé Nicolas Hulot, dépasser cette approche doublement séculaire et contraindre par la loi l’objet social à prendre en compte d’autres intérêts (salariés, clients, environnement…) ?

Le droit actuel malmené par une proposition mal ficelée de Nicolas Hulot

En droit français actuel, l’objet social d’une société est défini par l’article 1833 du code civil, déjà présent tel quel dans le code Napoléon de 1804, qui établit que « toute société doit […] être constituée dans l’intérêt commun des associés ». L’article 1832 (légèrement amendé depuis 1804) le confirme en indiquant que « la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ».

Autrement dit, une société vise légalement à procurer du profit à ses actionnaires ou propriétaires. Point. Il n’est donc nullement question légalement d’intérêt autre que celui, économique, auquel les associés de la société prennent part. Néanmoins, Nicolas Hulot a annoncé dans les médias qu’il voulait modifier l’article 1833 du code civil, qui définit le contrat de société de droit commun, pour qu’il prenne en compte aussi une responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise.

Il ne faut pourtant pas confondre la légalité qui s’impose à tous, y compris aux sociétés, et l’objet social de ces dernières. En clair, la légalité surplombe l’objet social sans que ce dernier doive se l’approprier comme finalité de l’action des associés susceptible d’être sanctionnée d’une nullité par le juge3. Nicolas Hulot a manifestement confondu les deux dans une proposition mal ficelée. Ce qui fait encourir à sa proposition le risque d’être une ânerie4.

Mais la question philosophique de fond, qui se trouve ainsi posée de travers, a une grande importance

La philosophie qui fonde notre droit des sociétés a deux siècles, voire plus. Peut-il y en avoir aujourd’hui une autre ? Telle est la question soulevée par Nicolas Hulot. En effet, au delà de sa formulation maladroite voire idiote, cette question appelle un traitement sérieux. Cela mérite une réflexion très approfondie et on attend avec impatience les conclusions de la mission confiée à Nicole Notat et Jean-Dominique Ménard sur ce sujet (Cf. supra note 2).

Mais, d’ores et déjà, quelques réflexions de bon sens semblent s’imposer par rapport à un débat qui s’enflamme dans les médias et les réseaux sociaux.

Comment atteindre intelligemment et efficacement les objectifs pointés par Nicolas Hulot ?

1) D’abord, la technique juridique (le droit des sociétés), n’est qu’un outil, pas un totem, ni un tabou, même avec son âge canonique. La technique ne dicte pas notre conduite quant aux choix politiques que nous pouvons collectivement faire sur ce que nous voulons traduire dans notre droit. L’objet social des sociétés est défini par la loi et ce qui a été fait en 1804 peut être modifié au XXIe siècle. C’est l’évidence, utile à rappeler vis-à-vis de certains toujours le pied sur la pédale de frein dès qu’il s’agit d’empêcher les propriétaires des entreprises de profiter en rond.

L’alternative est donc, soit d’en rester à une vision « smithienne » très libérale de l’économie au sens classique du XIXe siècle, soit d’évoluer vers une vision plus moderne intégrant les apports d’économistes contemporains qui ont travaillé sur ce sujet5.

Sur ce plan, en prenant la précaution d’un droit qui ne soit pas écrit avec les pieds, nous sommes politiquement libres de nos choix dans le respect de nos engagements communautaires et internationaux. La technique juridique doit être respectée mais elle n’est que seconde. On ne peut donc s’abriter derrière un article bicentenaire pour soutenir que rien ne doit changer.

2) Observons, ensuite, que si les salariés des sociétés devaient avoir demain, de par la loi, des représentants administrateurs en nombre suffisant dans les instances dirigeantes des sociétés, une grande partie du problème serait réglée. Ils pèseraient dès lors dans les décisions des organes dirigeants et les propriétaires du capital ne seraient plus en situation de monopole décisionnel exclusif. Inutile dans ce cas de modifier l’objet social des entreprises, il suffit de faire des salariés des alter ego des actionnaires propriétaires du capital.

En effet, chose essentielle, les administrateurs représentant les salariés le seraient alors en tant que représentants d’une partie des associés, les salariés, partie prenante à l’avenir de l’entreprise, et pas seulement d’un point de vue catégoriel, ce qui change tout. D’ailleurs, il est prévu dans le programme du candidat Macron d’agir en ce sens pour développer l’actionnariat salarié et sa représentation et il va appartenir au projet de loi porté par Bruno Lemaire de mettre en œuvre cette promesse électorale6.

Nul besoin donc d’assigner à l’objet social des sociétés, qui reste avant tout naturellement économique dans une économie de marché libre (même si ce dernier y est régulé), une mission sociale qui peut y apparaître étrangère. En effet, il existe d’autres modes de gestion (associatif, coopératif, mutualiste, etc.) pour pourvoir à un tel objectif si des associés souhaitent afficher une autre finalité qu’économique.

Ce serait donc bien une ânerie juridique que de faire ce qu’a proposé Nicolas Hulot et d’assigner une mission sociale à l’objet social des sociétés pour prendre en compte les intérêts des salariés. Il suffit de créer, comme d’autres l’ont fait dans de grands pays capitalistes qui réussissent parfois mieux que nous d’ailleurs, une représentation puissante de « l’intérêt salarié » au sein des organes dirigeants.

3) Enfin, s’agissant de l’autre idée de Nicolas Hulot, faire prendre en compte l’intérêt environnemental, l’intérêt de mieux protéger la planète et donc l’Homme, par l’objet social des sociétés, elle mérite plus qu’un sourire spontané, aussi affectueux que goguenard. Elle mérite également un traitement sérieux et une solution adaptée car elle est louable et souhaitable.

Les pistes de solution pour la prise en compte d’un tel objectif existent pourtant mais elles se situent au niveau des principes constitutionnels dont nous devrions nous doter et pas seulement au niveau de l’objet social des sociétés… Si l’on suit N. Hulot dans sa proposition d’intégrer l’objectif environnemental dans l’objet social des sociétés que fera-t-on pour les structures associatives, coopératives, mutualistes, pour les entrepreneurs individuels, etc. ? Il faudrait le prévoir aussi dans les lois concernant ces types de structures ou de personnes. On va à tout coup en oublier et on ajoutera l’incompétence au ridicule. On le voit bien, la mesure est si improvisée qu’elle en devient pathétique.

Il paraîtrait beaucoup plus opérant de situer le principe auquel Nicolas Hulot est attaché (comme nous ici) au niveau des principes constitutionnels caractérisant notre République, ce qui le rendrait obligatoire pour tous les acteurs, personnes physiques et morales, et pas seulement pour les sociétés commerciales. Nous avions proposé dans un article publié dans Slate7 d’ériger au niveau constitutionnel un principe fondamental nouveau : « Placer l’homme et la protection de sa planète au centre de toutes choses ». On compléterait ainsi notre bloc de constitutionnalité et nos principes les plus généraux à l’occasion d’une réforme constitutionnelle8. De la sorte, tous les acteurs devraient prendre en compte un tel principe et le législateur pourrait être conduit à le traduire en obligations plus concrètes.

C’est cela que devrait plaider Nicolas Hulot9 et il devrait aussi se battre pour une reconnaissance internationale d’un tel principe, plutôt que de s’égarer sur l’objet social des sociétés commerciales. Il est toujours particulièrement dommageable de donner trop facilement à ses adversaires l’occasion de ricaner de propositions parfaitement légitimes et souhaitables. Et, souvent, cela revient à les condamner10.

Notes

1 – [NdE] François Braize, Inspecteur général honoraire des affaires culturelles ; Jean Pétrilli, ancien avocat ; Bruno Bertrand, magistrat. Reprise de l’article publié sur le forum de Marianne le 12 février 2018 https://www.marianne.net/debattons/forum/faut-il-elargir-l-objet-social-des-societes-au-dela-de-l-interet-economique-commun . Une version plus développée est en ligne sur le blog de François Braize https://francoisbraize.wordpress.com/2018/02/01/faut-il-elargir-lobjet-social-des-societes-au-dela-de-linteret-commun-des-associes/. Mezetulle reprend volontiers certains articles publiés par ces auteurs. On les trouve notamment sur le blog de François Braize – on y lira avec profit leur dernier article (24 février 18) consacré à une décision pour le moins étrange de la Cour européenne des Droits de l’Homme « Une CEDH hors-sol condamne la France pour l’expulsion d’un terroriste algérien » https://francoisbraize.wordpress.com/2018/02/24/la-cedh-toute-proche-de-la-levitation/ .

2 – Les réflexions foisonnent : Nicolas Hulot a fait des propositions, Bruno Lemaire prépare un projet de loi dit P.A.C.T.E., une proposition de loi ambitieuse a été déposée à l’Assemblée nationale (voir à cet égard les premières réflexions qu’elle a inspirées au professeur Dondero: https://brunodondero.com/2018/01/13/la-proposition-de-loi-entreprise-nouvelle-et-nouvelles-gouvernances/) et le gouvernement a confié une réflexion à Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard, président du groupe Michelin, qui doivent rendre leur copie d’ici deux mois, bref ça va bouger ; on dirait presque « enfin ! »

3 – Le juge peut déclarer illégale aujourd’hui une société dont l’objet social n’est pas conforme à la prescription législative de poursuite d’un intérêt commun économique. Demain, ne devrait-il pas sans doute faire de même avec un objet social défini par la loi d’une manière beaucoup plus large ?

4 – Pour établir l’aspect ânerie il suffit de relever qu’il existe des sociétés sans salarié ou sans activité physique (holding) donc non concernées par la proposition N. Hulot, et inversement des entreprises en nom personnel (commerçants, artisans en PME ou GAEC) qui ont des salariés, agissent sur l’environnement sans être des sociétés…

5 – « Main invisible » et « théorie du ruissellement » sont à l’arrière-boutique de l’objet social des sociétés tel que conçu par le droit français dans une vision économique purement libérale ; voir à ce sujet l’excellent article paru dans Médiapart le 11 janvier dernier « Et si l’entreprise n’était pas qu’une machine à profits » de Romaric Godin https://www.mediapart.fr/journal/economie/110118/et-si-l-entreprise-n-etait-pas-qu-une-machine-profits qui fait l’analyse au regard de la science économique de l’objet social des entreprises.

6 – Sur les mécanismes de représentation des salariés au sein des conseils d’administration des sociétés commerciales, il est prévu que le mécanisme existant d’actionnariat salarié soit développé. Il consiste pour une société à donner gratuitement à ses salariés une partie de ses actions ou parts sociales, notamment lors d’une augmentation de capital. Dès lors, les salariés sont aussi actionnaires, peuvent participer aux Assemblées générales annuelles de la société et peser sur l’élection des membres du conseil d’administration. Un accroissement important de cet actionnariat serait très intéressant et permettrait (comme le Général De Gaulle l’avait proposé en 1969) de réconcilier en partie les intérêts du capital et du travail dans les sociétés. Le projet de loi dit P.A.C.T.E. porté par B. Lemaire doit comporter des dispositions en ce sens…

7 – Texte publié il y a un peu plus de trois ans et qui conserve toute son actualité : http://www.slate.fr/story/95099/sixieme-republique

8 – Cela peut être fait, comme nous l’avions proposé dans notre article, à l’occasion d’une réforme consistant à refonder une nouvelle République, la VI en l’occurrence, mais ce peut être fait également à l’occasion d’une réforme constitutionnelle dans le cadre de la République actuelle si l’on n’entend pas en changer ; la France donnerait ainsi un signal fort au monde sur sa philosophie économique et politique non exclusivement libérale…

9 – D’ailleurs le Président de la République a sollicité diverses personnalités, dont le Secrétaire général du gouvernement, chargées de nourrir la prochaine révision constitutionnelle afin d’enrichir le préambule de la constitution de principes fondamentaux nouveaux dont notre temps justifierait l’introduction à notre « bloc de constitutionnalité » ; Nicolas Hulot devrait le savoir et saisir cette occasion…

10 – Nicolas Hulot s’inscrit dans une logique de la « magie » de la loi qui génère une logorrhée  juridique  ne faisant que compliquer le réel et, in fine, manquer ses objectifs… 

© François Braize, Jean Pétrilli, Bruno Bertrand, blog Décoda(na)ges, février 2018.

Manifeste pour la reconquête d’une école qui instruise

L’école du négoce : commentaire du Manifeste par Tristan Béal

En ce moment, à l’initiative d’enseignants, de parents et de syndicalistes, circule un Manifeste pour la reconquête d’une école qui instruise1 . Ce texte pointe le lien entre démantèlement de l’école républicaine et destruction de tout travail digne ; il montre également que cette double attaque contre l’esprit et le travail se déroule sur fond d’une guerre économique inavouée, guerre dont l’un des belligérants est cette Europe du négoce qui, loin d’avoir besoin de citoyens éclairés et de travailleurs protégés par des droits forts, ne cherche qu’une main d’œuvre corvéable et devant rester à la marge de l’humanité, une masse méprisée.

Dès que j’ai pris connaissance de ce Manifeste, deux mots ont aussitôt capté mon attention : « reconquête » et « instruise ».

Instruire et éduquer

De plus en plus le verbe « instruire » et le nom « école » ne sont plus utilisés de concert. Du reste, il n’est qu’à lire l’intitulé du ministère qui a charge de l’enseignement dans notre République alanguie.

« Éduquer », étymologiquement, c’est mener hors de. Le mot donne ainsi à penser que « éduquer » c’est faire passer d’un état à un autre ; ce qui, dans le cadre scolaire, est passer de l’ignorance à la connaissance. Il arrive aussi que l’on emploie ce verbe dans le même sens que « polir » : quand on dit de quelqu’un qu’il n’a pas reçu d’éducation, c’est qu’il manque de sociabilité, qu’il manque de politesse, d’aménité, qu’il n’a pas su polir les aspérités de son tempérament pour faire société avec ses contemporains. Et l’on en arrive peu à peu à l’idée contemporaine de socialisation : l’école de l’éducation nationale peut alors être entendue comme une école où l’on polit à ce point l’esprit des élèves qu’il n’en reste plus rien d’aigu2.

« Instruire » vous a un côté martial, lui ; le verbe latin dont il est issu recèle un sens militaire : instruere, c’est ranger une armée en bataille après l’avoir préparée au combat à force d’entraînements. L’école de l’instruction est une école de lutte, pas une école de polissage : on n’y façonne pas un citoyen moutonnier mais un esprit critique, un esprit qui, dès le plus jeune âge, sera renvoyé à ses seules forces. Faire de l’analyse grammaticale, effectuer des opérations, écrire des dictées, tous ces enseignements que l’on voudrait réduire à leur seule dimension rébarbative, tous ont pourtant une seule et unique vertu libératrice : apprendre à faire la distinction du vrai et du faux en rapportant le cas à la règle expliquée et apprise. Plus cet entraînement « critique » se fera tôt, plus l’on peut espérer que les élèves d’une telle école seront plus tard des citoyens vigilants qui ne s’en laisseront pas conter de belles par leurs politiques. Du reste, Condorcet avait pointé avec vigueur ce lien entre scolarité émancipatrice et citoyenneté alerte : « Un peuple ignorant est un peuple esclave ».

Après la bataille

Une république se juge donc à son école. D’où la pertinence du syntagme « école de la république » : car on peut être certain qu’une république qui accepte une école du décervelage et de l’énervation n’a de république que le nom, qu’elle n’est qu’une république qui se paie de mots et qui ne veut pas écouter toute la valeur dont ceux-ci sont lourds.

Le mot « reconquête » du titre de ce Manifeste a lui aussi un côté combatif et sous-entend que les citoyens d’une république ont la république qu’ils méritent. Nous sommes des tard-venus, comparés aux révolutionnaires de 1789 et de 1848, aux communards de 1871 et aux résistants de la Seconde Guerre mondiale ; nous sommes nés dans un pays où, depuis soixante ans, il n’a rien fallu que nous arrachions de haute lutte, nous sommes non pas des citoyens conquérants mais des antiquaires : nous conservons. Et nous conservons mal : qu’il s’agisse de notre système de retraite par répartition, de notre protection sociale ou de notre école…

L’école niée

« Rarement [les] responsables politiques, à commencer par les ministres successifs de l’Éducation nationale, se sont acharnés à ce point à démanteler et à détruire l’école publique », peut-on lire à la première page du Manifeste.

L’école est un lieu paradoxal en ce qu’il cherche à se nier lui-même. L’école a réussi sa mission d’instruction quand l’élève n’a plus besoin d’elle ; l’école est libératrice quand ses maîtres travaillent à leur propre disparition pour que chaque élève devienne à lui seul son propre maître. Dit autrement, l’école est anarchiste : c’est un lieu où règne la règle intangible pour différencier le vrai du faux et qui favorise pourtant l’éclosion d’un esprit qui ne reçoit de commandement que de soi seul.

Or, depuis maintenant de longues années3, l’école de notre République avachie est détruite de l’extérieur par les gouvernements successifs : l’école ne s’efface pas d’elle-même pour laisser place à un élève intimement scolaire devenu à lui-même son propre maître ; non, cette destruction est à présent comme la raison d’être du ministère de l’Éducation nationale.

Ainsi, comme l’a montré Jean-Noël Laurenti dans un texte fort éclairant paru dernièrement sur le site du journal en ligne Respublica, réforme des rythmes scolaires et réforme du collège marchent main dans la main. La première, par son amoindrissement scolaire et son inflation extrascolaire, prépare la seconde : dès le primaire, elle conditionne les futurs collégiens à n’envisager l’école que comme un lieu de vie et de garderie. Une sénatrice, madame Gonthier Maurin, lors de l’examen de la loi de refondation, avait parlé de « territorialisation » de l’école ; le fait est : la réforme des rythmes territorialise le temps scolaire du primaire, lequel temps scolaire n’est plus qu’un territoire du temps total de l’enfant, pendant que la réforme du collège territorialise les « savoirs » (ce qu’il en reste, tout du moins) en autant de territoires apparemment pédagogiques qui ne forment pas un tout réellement affermi et émancipateur4.

Ce morcellement de l’école pointé par le Manifeste se retrouve également dans l’esprit d’individualisation à l’œuvre dans l’éducation nationale.

Revenons à ce lieu paradoxal qu’est une salle de classe. Non seulement le maître y travaille à sa propre disparition en étant pourtant plus que présent, mais dans une salle où le groupe semble primer c’est pourtant au jugement de chacun que le maître s’adresse. Dans une salle de classe, le lien est vertical et non pas horizontal : l’élève s’élève vers le savoir grâce au tuteur transitoire qu’est le maître. La solitude pédagogique de l’élève est donc réelle et salvatrice. Or, de même que l’école de l’anarchie est travestie en école du désordre et du bruit, de même l’école de la solitude libératrice est ravalée au rang d’une école de l’abandon de l’élève à lui-même. L’image agrandie et administrative de cet abandon de l’élève, c’est l’individualisation dont le ministère veut innerver l’ensemble de l’enseignement : municipalisation du primaire du fait de la réforme des rythmes scolaires, autonomisation des établissements à cause de la réforme du collège, l’école n’est plus la même pour tous mais varie selon son lieu d’exercice. Ce n’est plus une école une et indivisible comme la République une et indivisible, c’est une école éclatée pour une république des territoires, une école où l’élève se retrouve seul face à un monde qu’il ne sera plus en mesure plus tard de juger et de maintenir à distance, un monde résolument immonde dont la violence n’appellera que la violence. Le citoyen éclairé, lui, est seul face au monde en un tout autre sens : il raisonne le monde au lieu de réduire son jugement à n’être qu’une simple caisse de résonance des fallacieuses paroles qui bruissent autour de lui ; ce citoyen aristocratiquement seul est porté par toute l’humanité qui l’a précédé et dont il a pris connaissance en faisant précisément ses humanités durant sa scolarité. La bête de somme sortant actuellement de l’école de notre république négrière5 est seule de cette solitude de l’isolement : l’isolement du travailleur exploité qu’aucun Code du travail ne protège, du travailleur réduit à sa seule force de travail dans un rapport d’assujettissement total à l’employeur.

Notre actuelle école servile, cette école qui n’est plus qu’un lieu d’éducation parmi d’autres, une école diluée dans un tout éducatif, une telle école n’a plus besoin de maîtres, c’est-à-dire de gens au savoir reconnu et statutairement indépendants, donc diplômés et fonctionnaires d’État. L’école fragmentée a besoin d’un maître possiblement asinin et à la merci des potentats locaux6. N’oublions pas, comme on peut le lire sur le site du ministère, que les recteurs d’académie ont la possibilité à présent de recruter des agents non titulaires sur des fonctions d’enseignement relevant du premier degré. Or un enseignement véritablement laïque n’est possible que s’il est dispensé par des personnels relevant de la fonction publique, seule à même de protéger le maître et les élèves contre toutes pressions, que celles-ci soient sociales, économiques, municipales ou cléricales.

L’école du lucre

« La loi de refondation n’est que la déclinaison des directives européennes… » (p. 2)

Cette école qui n’en a plus que le nom, c’est l’école telle qu’elle est voulue par l’Europe, non pas l’Europe des Lumières, mais l’Europe du négoce. L’école des marchands européens est le contraire de l’école du loisir7, seule libératrice. Une telle école est l’école d’une humanité surnuméraire8, ce peuple que l’on destine seulement à consommer entre deux emplois précaires mais surtout pas à assouvir autre chose que la part consumériste de son être social. À quoi bon éclairer une telle humanité que l’on souhaite corvéable à merci, l’échine pliée, et ne trouvant ses loisirs non plus « entre l’absinthe et les grand-messes » mais entre des achats compulsifs et des loisirs avilissants ?

« Le 18 janvier 2016, Hollande, présentant son projet « loi travail » devant le Conseil économique, social et environnemental, va droit au but : il faut « adapter notre droit du travail aux réalités économiques des entreprises ». » (p. 3)

Cette école des ténèbres marchandes porte donc la guerre en elle-même. Il ne s’agit plus de former des citoyens du monde au jugement affermi mais des esclaves toujours prêts à vendre moins cher leur force de travail que leurs voisins tout aussi asservis. C’est l’école de la concurrence économique débridée, non de l’apogée de l’humanité en chacun.

« Ou bien une école qui transmet des savoirs certifiés par des diplômes nationaux et des qualifications reconnus dans les conventions collectives et le Code du travail. Ou bien une école des compétences, de la déqualification au service de la déréglementation, éclatée en projets éducatifs de territoire, pour une société sans droits et sans règles, sauf celle du profit. » (p. 3)

Ce sont donc les enfants du peuple qui ont le plus à perdre dans cette destruction de l’école par temps d’austérité, eux qui, à la différence des « héritiers », n’ont que l’école pour maîtriser la langue et déjouer les pièges de la parole spécieuse des puissants. Car si l’école est détruite, le travail l’est tout autant. Non seulement le citoyen n’advient pas dans une telle école du loisir nié, mais le futur travailleur ne trouvera plus qu’un travail où il ne s’accomplira pas, un travail qui portera bien la marque de son étymologie, cet instrument de torture qu’était pour les Romains le tripalium. Mettre à bas l’instruction publique et casser le Code du travail vont donc de pair. « C’est dans un même objectif que le gouvernement détruit l’école qui instruit et délivre des diplômes nationaux et qu’il dynamite le Code du travail qui protège les travailleurs : livrer la classe ouvrière et sa jeunesse à l’exploitation capitaliste. » (p. 4)

Le Manifeste se termine par l’évocation d’une nécessaire destruction « des institutions antidémocratiques de la Ve République ». Il est vrai que, dans la Constitution du 4 octobre 1958, on peut lire que : « L’organisation de l’enseignement public obligatoire gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État » ; il serait bien plaisant que, fort de cette lecture, chaque citoyen constate que l’État faillit à son obligation d’instruction publique, puisque, bien loin de faire en sorte que soit dispensé sur l’ensemble du territoire de la République un enseignement structuré et libérateur, notre État pourvoyeur préfère sacrifier l’école publique et l’émancipation des élèves en leur préférant une politique du lucre menée dans le seul intérêt d’une classe accapareuse.

Notes

1 – Voir ci-dessous le texte en pdf. Lien vers le site du Manifeste : http://www.manifestecole.fr/index.php

2 – « C’est à cette condition [d’être laïque] qu’elle [l’école] permet d’instruire les futurs citoyens et de leur faire acquérir pleinement la liberté de réfléchir et la liberté de penser. Elle s’oppose à l’enseignement des religions, à l’enseignement de « valeurs » qui ne seraient qu’un formatage des esprits .» (p. 4 du Manifeste)

3 – Et pas seulement depuis le ministère de M. Fillon, comme le sous-entend l’accroche du Manifeste (« Notons que si tous les ministres, depuis Fillon, ont participé à cette offensive [de destruction de l’école publique]… »).

4 – Voir ce que le Manifeste dit, p. 2, de l’appel de Bobigny.

5 – « Balayée la transmission des connaissances, balayée l’école qui instruit, celle-ci serait réduite à insuffler à la jeunesse « l’esprit d’entreprise » ! C’est dire, on ne peut plus clairement, qu’il est inutile de transmettre de véritables connaissances, validées par des diplômes nationaux. C’est dire que l’enseignement n’aurait pour seul but que son utilité économique immédiate, plus exactement son utilité pour les entreprises. » (p. 3)

6 – « Les PEdT [projets éducatifs de territoire], dans un même mouvement, menacent de destruction imminente le statut de fonctionnaire d’État des enseignants et disloquent le droit à l’instruction pour asservir l’école aux intérêts particuliers locaux. » (p. 2)

7 – Notre « négoce » vient du latin negotium ; c’est dire que le commerce est du côté du manque, de la privation (neg), de l’absence de cet otium (le loisir) : ce moment de liberté que l’on goûte dans la solitude, loin de l’agitation du monde, et qui permet d’accomplir notre humanité.

8 – L’expression vient de Jean-Claude Michéa, L‘enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (pp. 48-49).

Texte du Manifeste

Le texte peut être lu, téléchargé et signé en ligne à l’adresse http://www.manifestecole.fr/index.php

La prétendue « laïcité à l’entreprise » : la droite s’emmêle

Le principe de laïcité ne concernant que la sphère publique, il ne saurait s’appliquer dans l’entreprise privée, sauf si celle-ci est chargée d’une mission de service public. Pour avoir rappelé « La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses », le préambule Badinter au projet de loi El Khomri a fait l’objet de critiques contradictoires, donc également faibles, comme nous l’avons montré1. Mais voici que l’extrême-droite et la droite s’y mettent, faisant assaut de laïcité contre la réforme souhaitée par le MEDEF !

Étonnants laïques, juristes ignorants

Le FN a tiré le premier, le 16 mars 2016, par un communiqué de Bertrand Dutheil de La Rochère, dénonçant un « article anti-laïque » « [introduisant] les dissensions religieuses au sein de l’entreprise », lesquelles, juridiquement « insécurisées », seront prêtes à tous les « accommodements raisonnables » [sic] pour « acheter la paix sociale ». C’est beau comme du « Riposte Laïque » !

Le 21 mars, Jean-François Copé, décidément en mal d’existence, dégaine à son tour : « ce combat [laïque] n’appartient à aucun parti politique. », dit-il pour se défendre de courir après le FN. Et d’annoncer une pétition contre l’introduction de « ce type d’élément religieux dans l’entreprise », qui va se trouver « insécurisée », car – tenez-vous bien – , « il n’y a jamais eu de référence religieuse dans le code du travail ». Eh bien, perdu !

La sincérité laïque d’une droite amatrice de crèches de la Nativité dans les bâtiments publics au nom de la « tradition chrétienne de la France » prête à rire. Mais c’est son ignorance du code du travail, bien prévisible puisqu’elle le déteste, qui lui fait proférer des énormités. Rectifions !

Les convictions religieuses sont déjà autorisées à l’entreprise (ce sont même les seules !)

En effet, le code du travail actuel interdit explicitement les discriminations pour, notamment, « convictions religieuses ». M. Copé trouvera ces « références religieuses » à l’art. L1132-1 (les lecteurs de l’UFAL le savent), répétées à l’art. L1321-3 – 3, qui interdit que le règlement intérieur contienne de telles discriminations.

Comme nous l’avons montré dans notre précédent article2, le problème est que, par un tour de passe-passe, les « convictions religieuses » (avec les « opinions politiques ») sont les seules à se voir protégées par le code du travail actuel : à cet égard, la formulation du préambule Badinter est préférable.

En revanche, dans le projet de loi, les motifs justifiant des « restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives » (actuellement « la nature de la tâche à accomplir »), sont excessivement élargis à « la bonne marche de l’entreprise » – critère que semble donner carte blanche au seul employeur.

L’attaque par la droite de la réforme El Khomri au nom (usurpé) de la « laïcité » vise à brouiller les pistes, puisque, pour l’essentiel, FN et LR approuvent le torpillage du code du travail voulu par les patrons, et le trouvent même trop mou ! Elle invite aussi les défenseurs des droits des salariés, comme ceux de la laïcité, à se méfier des lectures trop rapides…

© Charles Arambourou et UFAL, 2016. L’article ci-dessus a été publié le 22 mars sur le site de l’UFAL, repris ici avec l’aimable autorisation de l’UFAL et les remerciements de Mezetulle.

Notes de l ‘éditeur

1- Dans l’article « Le torpillage du code du travail menace-t-il aussi la laïcité ? » publié le 8 mars sur le site de l’UFAL (Union des familles laïques). Mezetulle engage vivement les lecteurs qui veulent en savoir plus à lire cet article plus développé. On lira également l’analyse de l’initiative du groupe Paprec d’installer une charte de la laïcité en entreprise. 

2 – Voir la note précédente.

La politique économique de l’Europe empêche de lutter contre le terrorisme

Il est probable que le gouvernement tunisien n’a pas pris toutes les mesures qu’impose la lutte contre le terrorisme. Il est certain que les islamistes prétendument modérés qui ont gouverné plusieurs années ont alors non seulement laissé faire mais soutenu et voulu le pire. Il est certain aussi que depuis qu’ils ont été démocratiquement mis en minorité, depuis que les attentats du Bardo ont montré les conséquences de cette victoire de la démocratie, l’Europe et la France n’ont pas aidé la Tunisie.

Mais comment des pays contraints de limiter le déficit de leurs comptes à trois pour cent de leur produit intérieur brut peuvent-ils lutter contre le terrorisme, faire la guerre dans toute l’Afrique, et aider les pays qui se relèvent à peine de la dictature ou de l’islamisme ? Il y a certes plusieurs façons de comprendre que « les nerfs des batailles sont les pécunes ». Mais l’urgence est-elle de sauver les revenus du capital ou de se battre ? Est-elle de défendre un modèle économique ou la liberté de penser ?

Où l’on voit que le libéralisme n’est pas libéral en toute chose.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2015.

Grèce. Histoires de dette, de cigales, de fourmis et de cochons

Deux textes de Jean-Michel Muglioni

En 2011 alors que la « crise » grecque battait son plein et qu’on voyait fleurir l’injurieux acronyme PIGS désignant les pays endettés 1, Jean-Michel Muglioni offrait à Mezetulle deux articles qu’il me semble plus qu’opportun de remettre « à la Une » en ce moment. Je les regroupe ici, sous un titre général de mon cru, dans l’ordre chronologique de leur publication initiale et sans y rien changer. Mezetulle

 

1 – Histoires de dette (21 juillet 2011)

Les propos des économistes accrédités dans les médias et dans l’entourage des politiques au sujet de la dette grecque ont inspiré à Jean-Michel Muglioni une « sainte colère ». Le fonctionnement qu’il dénonce n’est que trop vrai, il mérite qu’on s’en indigne, et qu’on songe à s’en défendre. Pourquoi les banques prêtent-elles à des débiteurs qu’elles savent incapables de rembourser ? Parce qu’elles savent aussi que « nous devrons tous, salariés et pensionnés, remettre de l’argent dans leurs caisses, selon l’usage ».

Lecteur, je te demande de bien vouloir excuser le ton de ce propos : il faut que je me remette, sans autre violence que celle des mots, d’une colère contre moi-même qui m’a pris quelque temps après avoir entendu parler à la radio un de nos penseurs politico-médiatiques patentés. Il y avait quelque chose de séduisant dans le ton modéré de ce brave homme qui, parlant de la dette grecque et de l’absence de politique européenne, du « manque absolu de volonté politique dans la zone Euro », nous prévenait que si la Grèce fait faillite, quelques banques françaises et allemandes la suivraient et que nous nous trouverions devant une crise financière comparable à celle qui a exigé il y a deux ans que les Etats, c’est-à-dire les contribuables, renflouent les caisses des spéculateurs. Mon modéré faisait appel à la solidarité européenne (ce qui m’a plu) mais il mettait sur le même plan que cette nécessité la responsabilité des Grecs, qui ont trop emprunté et qui, disait-il, n’y étaient pas contraints. Eh bien je suis furieux de n’avoir pas jeté mon poste par la fenêtre à ce moment-là et d’avoir implicitement approuvé.

Les Américains qui ont emprunté pour se loger, il y a quelques années, et qui n’ont pu honorer leurs traites, n’étaient sans doute pas contraints de le faire. Mais les banques qui leur ont donné de l’argent elles aussi étaient-elles contraintes de le faire ? Les banques françaises et allemandes qui ont accordé tant d’emprunts aux Grecs l’ont-elles fait sous la menace ? Oui, les particuliers qui s’endettent sont responsables de leur choix ! Mais les prêteurs, eux, sont coupables. On me dit que les emprunteurs étaient corrompus ? Mais qui l’ignorait, et qui ignore dans les affaires particulières que le ménage pauvre qui s’endette pour un écran plat n’a pas de quoi payer ni même parfois de quoi comprendre ce qui lui arrive ? Les banques n’avaient pas à donner de l’argent aux gouvernements grecs, et si leurs dirigeants ignoraient que la Grèce ne pouvaient rembourser, il faut les révoquer. L’Europe se comporte avec les Grecs comme Shylock. On prête pour pouvoir ensuite disposer de l’endetté et lui découper une livre de chair. Après cela il est aisé aux riches de traiter les plus pauvres de cochons! Mais il faut être riche pour savoir emprunter sans se ruiner. Quand nos banques françaises et allemandes vont s’écrouler parce que la Grèce ne pourra pas payer (sa dette s’accroît chaque jour), nous devrons tous, salariés et pensionnés d’Europe, remettre de l’argent dans les caisses des bandits. Selon l’usage.

La Grèce, il y a environ 30 ans, ne proposait pas dans ses épiceries les mêmes denrées que nos supermarchés ; depuis son insertion dans la zone Eeuro, du cercle polaire, en Finlande, à la Crète, le voyageur n’est plus dépaysé. Belle unification de l’Europe ! Il fallait que le marché européen s’accroisse de quelques consommateurs. Les Grecs furent séduits par cette abondance, et la corruption fut bienvenue, qui permettait à ceux d’entre eux dont le salaire officiel était insuffisant, de consommer comme les autres Européens : n’était-ce pas justice ? Comme leur Etat ne peut plus rembourser le crédit qui lui a été octroyé par les banques allemandes, françaises, etc., l’Europe les contraint à brader les entreprises publiques et à en licencier le personnel, pour trouver des fonds : on vend les services publics pour nourrir les usuriers du Nord. Qu’ainsi le pays ne puisse plus fonctionner et que la récession qui en résulte inévitablement coûte plus cher que la dette, peu importe, pourvu que ces rapaces s’enrichissent.

Je ne n’ai aucune compétence pour parler d’économie. Mais un ignorant rirait de la physique si les techniques qu’elle permet de mettre en œuvre échouaient à peu près toutes. Aussi peut-on douter du sérieux de la science économique, du moins de celle dont les politiques et les médias nous abreuvent. Quelques vérités élémentaires sont pourtant à la portée du profane. Le surendettement, qu’il touche les particuliers ou les Etats, est un jeu qui se joue au moins à deux : la famille qui emprunte jusqu’à s’étrangler parce qu’elle est dans la misère ou parce qu’elle ne résiste pas aux séductions du marché, et les banques qui lui prêtent ce qu’elle réclame. Le marché est fait pour que les plus pauvres se ruinent : chacun est submergé de publicités de banques ou d’officines de crédit lui proposant de l’argent en apparence gratuit qu’il faut une certaine vertu ou une certaine compétence pour refuser. Quand les argentiers du Nord traitent de porcs les pays du Sud, quand l’Allemagne qu’on dit riche donne des leçons aux pays méditerranéens, veut-on que les Latins repartent en guerre contre les barbares ? 

 

2 – La cigale et la fourmi. Peut-on parler de « cigales » grecques et les opposer aux « fourmis » du Nord ? (28 septembre 2011)

Jean-Michel Muglioni refuse le modèle de la fourmilière qui lui semble être le seul « idéal » aujourd’hui proposé aux hommes par les politiques : travailler plus !

« C’était en hiver ; leur grain étant mouillé, les fourmis le faisaient sécher. Une cigale qui avait faim leur demanda de quoi manger. Les fourmis lui dirent : « Pourquoi, pendant l’été, n’amassais-tu pas, toi aussi, des provisions ? – Je n’en avais pas le temps, répondit la cigale : je chantais mélodieusement. » Les fourmis lui rirent au nez : « Eh bien ! dirent-elles, si tu chantais en été, danse en hiver. » Cette fable montre qu’en toute affaire il faut se garder de la négligence, si l’on veut éviter le chagrin et le danger. » (« La cigale et la fourmi », Esope (VIIe-Ve siècle avant J.-C.), Fables, traduction de Claude Terreaux, Arléa, 1994).

La fable d’Esope condamne sans appel la cigale. Il y manque l’ironie de La Fontaine dont le poème chante, et donc sauve les cigales, c’est-à-dire les poètes. La Fontaine n’est pas dupe de l’avarice d’une fourmi peu prêteuse.

Nous devons à Platon un éloge des cigales dans un mythe que Socrate raconte à Phèdre au bord de l’Ilisos, tous deux accablés par la chaleur de l’été attique et envoûtés par le chant des cigales. Les érudits n’ont pas trouvé l’origine de ce mythe qu’on croit donc généralement inventé par Platon. Or n’est-ce pas d’abord l’inversion de la fable d’Esope et de l’éloge de l’avarice ordinaire ?

Paraphrasons. Dans les temps anciens, à l’époque où les Muses révélèrent le chant aux hommes, certains d’entre eux furent à ce point mis hors d’eux-mêmes par le plaisir qu’ils éprouvèrent, qu’ils en oublièrent le boire et le manger et qu’à force de chanter sans éprouver ni faim ni soif ils moururent sans même s’en rendre compte. Les cigales sont la métamorphose de ces hommes : ils revivent ainsi comme ils ont vécu, chantant tout le jour, étrangers aux nécessités de l’existence, libérés par leur amour de la musique du besoin dont les fourmis de la fable sont esclaves. Et les Muses leur ont donné pour mission après leur mort de leur dire qui parmi les hommes les ont honorées, et particulièrement qui a chanté la plus musicale des musiques :

« […] à l’aînée, Calliope, et à sa cadette Uranie, ceux que les cigales signalent, ce sont les hommes qui passent leur vie à philosopher et qui honorent la musique propre à ces deux Muses ; car, entre toutes, avec le ciel pour principal objet et les questions de l’ordre divin aussi bien qu’humain, ce sont elles qui font entendre les plus beaux accents ! » (trad. Léon Robin, Belles lettres 1983).

Comme toujours, le mythe platonicien est une exhortation à philosopher : ici, à poursuivre le dialogue au lieu de se laisser abattre par la chaleur de midi et de faire la sieste. « Nous avons donc, tu vois, conclut Socrate, mille raisons de parler et de ne pas nous endormir à l’heure de midi. » L’indifférence philosophique aux nécessités de l’existence, au besoin qui accapare les hommes, est symbolisée par la cigale, et ne signifie plus la paresse : il n’est pas question de faire la sieste ! Et il est essentiel que cette indifférence vienne de ce que les cigales éprouvent comme les hommes d’autrefois dont elles sont la métamorphose un plaisir extrême à chanter : l’oubli de satisfaire les besoins élémentaires ne vient pas d’une étourderie ou d’un idéal ascétique, mais de l’amour irrésistible qui emporte celui qui a une fois vu et éprouvé la beauté de ce qu’il y a de plus beau. Les cigales que les fourmis de la fable d’Esope méprisent sont devenues chez Platon les hommes qui consacrent leur vie à la pensée, libres et non prisonniers de la nécessité, vie qu’autrefois on disait libérale et non servile. Aristote bientôt pourra écrire que l’homme d’affaire est contre nature.

Certains commentateurs politiques opposent les cigales grecques et les fourmis du Nord. C’est beaucoup d’honneur pour la corruption générale qui a sévi pendant des années en Grèce. C’est assez bien vu pour juger un modèle dont mes amis allemands n’ont eux-mêmes que faire, n’ayant pas la fourmilière pour idéal politique. Quiconque aime la musique, c’est-à-dire, au sens que ce terme avait dans la Grèce antique, la culture de l’esprit, quiconque n’a pas perdu le sens esthétique et la volonté de comprendre, doit préférer le vieil homme qui, assis devant la porte d’un riche, contemple le ciel bleu et attend l’aumône, à l’homme affairé qui accumule plus qu’il ne pourra jamais consommer – et je parle d’un travailleur acharné qui ne prend pas le temps de jouir de ses richesses.

Que nous devions consacrer au travail assez de temps pour ne pas vivre aux dépens d’esclaves, soit ! Que chacun paie son tribut à la nécessité et même trouve dans le travail une discipline qui lui apprenne à régler ses désirs, soit ! Le mendiant est un profiteur. Mais la part de la vie dévolue aux nécessités n’est guère musicale. Nous avons réparti l’esclavage au nom des droits de l’homme : est-ce une raison pour en faire un idéal ? Pourquoi travailler plus ? L’entrepreneur est utile à la société mais sa vie n’est pas enviable. Il faut lui rendre hommage s’il « donne » du travail, le chômage en effet n’ayant rien de commun avec le loisir des cigales. Mais faire de l’entreprise l’unique modèle de nos enfants est un non-sens. Reprochons plutôt aux Grecs d’aujourd’hui d’avoir voulu imiter la croissance européenne : cette folie est plus grave que le fait d’avoir faussé les statistiques ou d’avoir oublié que ne pas payer ses impôts ou ses cotisations sociales finit parfois par coûter cher.

© Jean-Michel Muglioni, 2011
Lire les articles sur le site d’origine : Histoires de dette et La Grèce et le « modèle » de la fourmi.

1 – PIGS : Portugal, Ireland, Greece, Spain. Il faut ici laisser les termes en anglais – tout le monde sait en effet que l’argent soutiré aux peuples à grand renforts d’austérité fructifie à la City. [Note de Mezetulle]

Les risques calculés du néo-libéralisme

Une politique de l’inaperçu

La technostructure ? Nous savons vaguement qu’elle existe, lointaine. Alors ça fait du bien de pouvoir se dire qu’on l’a rencontrée, que son existence est vraiment tangible. En général elle se cache ; mais il lui arrive de se montrer, notamment pour exposer l’art de se cacher. C’est encore pire qu’on ne l’avait imaginé.

[Cet article a été publié le 13 mai 08 dans Marianne en ligne, je l’ai également publié sur l’ancien site Mezetulle.net. Il n’a rien perdu de son actualité].

La « faisabilité» de la « seule politique possible »

Parcourant le site internet de l’OCDE  – c’est un endroit où on a quelques chances de rencontrer de la littérature technocratique -, je tombe sur un article signé par Christian Morrisson : « La Faisabilité politique de l’ajustement » [également téléchargeable ici] dans Cahier de politique économique n° 13.

Mélange d’intimidation (ça a l’air traps) et de camouflage (les non-initiés ne peuvent pas dire du premier coup de quoi ça parle au juste), le titre a pour effet de décourager les béotiens dont je suis. Mais voulant savoir ce qu’est une faisabilité politique, je m’arme de patience pour me plonger dans un texte qui se révèle plus qu’intéressant : édifiant.

L’article commente les mesures de « stabilisation » économique appliquées par les gouvernements pour s’aligner sur une politique économique que l’auteur ne définit pas, (probablement parce que c’est la seule possible ?). On apprend très vite que cette politique est tout simplement celle de la réduction des coûts et des déficits, et de la libéralisation maximale de tout secteur susceptible de marchandisation. Ces mesures sont en général impopulaires. Le problème est donc de les mettre en œuvre sans faire trop de dégâts. Par dégâts, il faut entendre principalement le « foin » que font les gens qui en sont les victimes. L’article se penche sur les manières douces de faire passer ces mesures (c’est ça la faisabilité), et à cet effet il distingue entre « stabilisation » et « ajustement » :

« En effet, le programme de stabilisation a un caractère d’urgence et comporte nécessairement beaucoup de mesures impopulaires puisque l’on réduit brutalement les revenus et les consommations des ménages en diminuant les salaires des fonctionnaires, les subventions ou l’emploi dans le bâtiment. En revanche, les mesures d’ajustement structurel peuvent être étalées sur de nombreuses années et chaque mesure fait en même temps des gagnants et des perdants, de telle sorte que le gouvernement peut s’appuyer facilement sur une coalition des bénéficiaires pour défendre sa politique. »

C’est quand même très bien dit. L’ajustement ne se contente pas d’ajouter des mesures de relance ou de compensation économique donnant un volet positif à une politique brutale de réduction des déficits ; il peut présenter, habilement manié, deux vertus politiques importantes : être indolore et permettre de diviser ses victimes en les touchant inégalement. Tout l’art est de savoir s’en servir.

Bien entendu, l’auteur se défend d’un tel objectif et prévient que sa démarche est de strict caractère scientifique. Je n’hésiterai pas cependant à emprunter la mauvaise voie pour proposer une lecture tendancieuse et délibérément « malinterprétante ».

 

Pour la technostructure l’erreur n’existe pas : il n’y a que des échecs dus à des maladresses

Loin d’être stupidement antisocial, le texte explique que les mesures de stabilisation se heurtent à des résistances émanant des plus pauvres- et là il faut quand même prendre des gants -, mais aussi émanant de sources bien plus faciles à transformer en boucs émissaires – et là on peut y aller plus franchement :

« […] des fonctionnaires ou des salariés d’entreprises publiques peuvent, par la grève dans des secteurs clés, bloquer l’action gouvernementale. Des chefs d’entreprises protégées peuvent, par le lobbying , freiner la libéralisation commerciale. »

Mais enfin, le problème est tout de même de faire passer la pilule. C’est dans ce cadre que s’apprécie « la faisabilité politique » du programme. Notons bien qu’il n’est jamais question d’erreur (ce qui remettrait en cause le bien-fondé même du programme, question hors-sujet et non scientifique : on ne va tout de même pas faire de la politique). Cet évitement de la notion d’erreur au profit de celle d’échec est très utile puisqu’ il permet de garder le cap sur une politique désavouée par l’opinion ; encore plus fort : il permet de camper sur une politique désavouée par les électeurs eux-mêmes… ! on leur dira par exemple qu’ils ont mal compris, qu’on s’est mal expliqué, qu’il y a eu défaut de communication, qu’on a adopté une mauvaise méthode.

Qu’est-ce que l’échec d’un programme de stabilisation économique ? On savourera ces exemples qui tiennent lieu de définition :

« Un programme interrompu par des grèves est un échec ; un programme appliqué au prix d’une répression faisant des centaines de morts est aussi un échec. »

Le concept d’échec permet de rendre commensurables les conséquences d’une grève et celles d’une répression sanglante. On vous le disait bien : c’est scientifique puisque quantifiable, et en plus c’est plein de bons sentiments.

L’article se plonge ensuite dans l’examen des conséquences politiques des mesures de stabilisation, sur la base d’études menées antérieurement. On examine les succès et échecs des divers programmes sur un échantillon de pays d’Amérique latine et d’Afrique. On y apprend que les mesures qui font le plus de vagues sont celles « qui touchent toute la population », comme les hausses de prix et que d’autres, étant invisibles (comme la réduction des investissements publics), passent comme une lettre à la poste. D’où l’idée d’un programme économique « politiquement optimal », traduisons : inaperçu. Ainsi une bonne note est décernée au Maroc des années 80 où le gouvernement a réussi à augmenter les prix alimentaires par des « modulations » épargnant certains secteurs et en menant une campagne habile qui « a su influencer opportunément l’opinion publique ».

 

Un exemple de bonne méthode : comment démanteler les services publics en douceur

Le moment fort du texte est dans sa seconde partie, destinée à tirer les conséquences de ce tour d’horizon académique et à les projeter sur d’autres pays. Cela s’énonce en termes de stratégie et d’évitement des risques. Dans les stratégies préventives, on notera par exemple l’affaiblissement des corporatismes. Qui serait en désaccord avec ce louable objectif ? Sauf que la suite précise vraiment de quoi il s’agit :

« Cette politique [d’affaiblissement des corporatismes] peut prendre diverses formes : garantie d’un service minimum, formation d’un personnel qualifié complémentaire, privatisation ou division en plusieurs entreprises concurrentes, lorsque cela est possible. »

Vous avez compris qu’il s’agit du démantèlement des services publics ? Voyons, ne soyez pas grossiers, vous avez l’esprit mal tourné ; on peut dire cela avec plus de décence.

D’une manière générale, les fonctionnaires civils sont dans le collimateur. D’abord ils sont nombreux, et il est aisé de réduire leurs salaires ; ensuite il est très facile de monter une grande partie de la population contre eux ; enfin ils sont toujours hostiles à quoi que ce soit et ils ne votent jamais bien. Alors pourquoi se gêner ? :

« Il est souhaitable, par exemple, de limiter les réductions de salaire aux fonctionnaires civils et d’accorder une aide bien adaptée à des familles pauvres 1. Cette stratégie permet de gagner des soutiens, sans en perdre, puisque beaucoup de fonctionnaires civils auraient été de toute façon hostiles à l’ajustement. »

En cas de crise, le plus dangereux, dans un pays d’Europe, ce sont les grèves lorsqu’elles provoquent des manifestations. Surtout lorsqu’elles sont le fait de fonctionnaires « qui ont le temps », par exemple les enseignants… et qui sont susceptibles de mettre des étudiants et des lycéens dans la rue. On comprend que l’exemple de l’enseignement public est un cas d’école particulièrement intéressant : comment l’« ajuster » sans s’exposer aux « risques » ?

 

Les « mesures sans risque » : l’exemple parfait de l’enseignement

L’évocation des « mesures sans risque » est l’occasion d’une magnifique recette d’habileté :

« Pour réduire le déficit budgétaire, une réduction très importante des investissements publics ou une diminution des dépenses de fonctionnement ne comportent pas de risque politique. Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. »

Baissez la qualité de l’enseignement graduellement et au coup par coup, en dissociant autant que possible les établissements et en vous gardant bien d’introduire une sélection. Cette mesure permettra à terme de rendre l’école exsangue de façon indolore et de tourner les familles vers la marchandisation de l’enseignement – comme on l’a déjà fait pour l’eau, les télécom, les énergies, comme on est en train de le faire pour la santé. La voie est tracée.

Vous croyez que ce texte est tout récent et qu’il correspond aux objectifs actuels de la politique de notre pays – entre autres ? Mais non ! Il a été publié en 1996. On ne va tout de même pas nous faire croire que le gouvernement actuel, à la suite de quelques autres, vient de le découvrir.

 

1 – On appréciera la prudence et la précision de la rédaction. Il aurait été certainement « déstabilisant » d’écrire : « aux familles pauvres ». Aider « des » familles pauvres de manière « adaptée » coûte moins cher tout en permettant de faire une campagne de pub.

© Catherine Kintzler et Marianne en ligne, 2008.

Sur un sujet voisin, lire l’article de Marie Perret Comment ruiner l’école publique ?

La séduction de la terreur

Jean-Michel Muglioni propose ici un début de réflexion sur la cause générale de la séduction du terrorisme.

Une ère de terrorisme ne fait que commencer. Le vide intellectuel et moral de notre temps et la réduction de la politique à l’économie font le lit des fanatismes religieux, car les hommes ont d’autres exigences que l’argent. Pourquoi notre société a-t-elle des enfants perdus ? C’est qu’il n’y est pas question d’en faire des hommes mais seulement des producteurs et des consommateurs.

 

La chute du mur de Berlin

Jusqu’en 1968 le marxisme régnait sur les esprits. Un idéal était proposé aux hommes. On pouvait certes savoir depuis longtemps quels crimes il couvrait – et peut-être sa nature révolutionnaire n’est-elle pas étrangère à ces crimes -, mais c’était encore un idéal politique et il pouvait être rationnellement discuté. Or dans un monde en pleine croissance le terrorisme séduisait déjà. On ne saurait donc l’expliquer par ce qu’on appelle la crise et la mondialisation.

La chute du mur de Berlin a signifié, ou même elle a eu pour cause la fin de la croyance au paradis sur terre : qui en effet s’imaginait encore trouver un modèle de l’autre côté du mur quand il est tombé ? Il n’y a depuis lors d’espérance que pour l’autre monde, et cette espérance n’est pas moins terrible. Dorénavant, un seul mur sépare de l’idéal : la mort. De là une ère de terrorisme qui ne fait que commencer, car le vide intellectuel et moral de notre temps laisse le champ libre aux fanatismes religieux – ou plus pudiquement au retour du religieux.

Le nihilisme

Le terrorisme ne mobilise pas le monde contre lui : rares sont les manifestations de grande ampleur pour le dénoncer. Au contraire la barbarie, les pires crimes des fanatismes religieux et politiques montrés sur les écrans du monde entier suscitent de nouvelles vocations : le terrorisme séduit. D’où vient cette séduction du nihilisme destructeur ? Du nihilisme des paisibles consommateurs d’Europe et des pays riches : ils ne croient plus en rien, et pour avoir chaud cet hiver, ils sont prêts à tout céder à leurs fournisseurs de gaz et de pétrole. L’horreur des crimes de ceux qui se disent soldats de Dieu ne doit pas nous cacher notre propre responsabilité : il ne suffit pas de considérer que c’est une affaire entre l’islam et la modernité.

L’illusion de la croissance

Qu’offrons-nous à la jeunesse qui puisse s’opposer à la propagande des fanatiques ? De l’argent pour ceux qui ne sont pas au chômage, de l’assistance pour les autres. De bonnes consciences disaient l’autre matin sur France Culture que l’essor des écoles de commerce montre qu’enfin la France se transforme. Certes il faut faire marcher l’économie, éradiquer le chômage, indemniser les chômeurs : il faut de bonnes écoles de commerce. Mais faire du monde un marché n’a pas de sens. Dans l’hypothèse même où un accroissement indéfini des richesses serait possible, qui se satisfera de cette perspective ? Peu importe qu’on veuille réaliser un progrès social par le libéralisme, le social-libéralisme ou le socialisme, c’est-à-dire dans tous les cas par la croissance : la réduction de la politique à l’économie fait le lit des fanatismes religieux, car les hommes ont d’autres exigences que l’argent[1].

Oui, il faut une politique économique (on la cherche vainement aujourd’hui, mais le primat de l’économie empêche qu’on conçoive et veuille une politique quelconque, même économique). Sans doute faut-il se battre contre les armées de terroristes qui envahissent la Syrie et l’Irak et s’en donner les moyens militaires, tous les moyens militaires possibles (il n’est pas sûr que ce soit le cas aujourd’hui). Mais la prospérité économique et la défaite militaire des terroristes n’élimineront pas les fanatismes : la nullité des projets « occidentaux » leur assurera encore longtemps une victoire idéologique.

La subordination de l’école à l’argent

On dira à juste titre qu’il y a mille cas particuliers, que les recruteurs savent manipuler les esprits, que l’internet est leur arme, que cette arme porte surtout sur les plus fragiles, que la confusion du virtuel et du réel qui affecte certains habitués des jeux vidéo les rend fous, etc. Il y a en effet une infinité de causes particulières du terrorisme. A la police, aux services spéciaux et à la Justice de les déterminer dans chaque cas. Mais, comme Montesquieu, ne faut-il pas chercher la cause générale ? Pourquoi notre société a-t-elle des enfants perdus ? C’est qu’il n’y est pas question d’en faire des hommes mais seulement des producteurs et des consommateurs. Le classement PISA (Program for International Student Assessment : programme international pour le suivi des acquis des élèves) mesure l’excellence de nos écoles ou leur insuffisance. Il est fait par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques (Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD) : ces dénominations disent tout. On s’étonne par exemple de trouver parmi ces terroristes des ingénieurs formés dans de prestigieuses universités : mais peut-être ont-ils senti que la pratique des sciences y était toute entière subordonnée aux impératifs économiques et non pas d’abord et principalement à la recherche de la vérité. Partout les réformes des universités visent à les aliéner au marché.

La dérive psychologique, pédagogiste et policière

Un témoignage pour finir. Un proviseur reçoit à la rentrée 2014 un ami nommé dans son lycée ; il le prévient de ce qui l’attend. Je résume : vous ne pourrez pas faire cours, mais arrangez-vous pour que les élèves ne sortent pas de l’établissement ; et voici quel chemin emprunter pour arriver au lycée sans trop de risques. Cet homme soucieux de la sécurité de son personnel ne parle plus de pédagogie mais de gestion de conflits. On avait jusqu’ici le pédagogisme, c’est-à-dire la subordination du contenu aux caprices des élèves, ou plutôt des usagers, on a maintenant des techniques douces en apparence mais policières dans leur nature : les lecteurs de Mezetulle ne devraient pas s’étonner de cette dérive nécessaire. Georges Canguilhem a montré quel rapport il y a entre la psychologie et la préfecture de police. Ainsi, comment un peuple peut-il avoir quelque crédit et exister en tant que peuple, comment peut-il encore avoir la moindre idée de ce qu’est la citoyenneté et résister au terrorisme, quand il lui paraît naturel que l’enseignement relève de la gestion de conflits – ce qui, à ce qu’on me dit, commence dès les plus petites classes avec les plus petits enfants, et pas seulement dans le lycée dont je viens de parler ? Parce que nous ne voulons pas des hommes mais des producteurs et des consommateurs, nous sommes devenus depuis déjà longtemps incapables de prendre soin de nos enfants. Que mille Français soient partis en Irak ou en Syrie, c’est peu de chose à côté de ce qui nous attend.

Que faire ?

On objectera encore une fois que je ne dis pas ce qu’il faut faire. Mais je l’ai dit : proposer aux hommes autre chose que la croissance, durable ou non. Quelque chose comme un idéal. Ce qui requiert une école fondée sur le contenu qu’on y enseigne, c’est-à-dire où la vérité et la beauté des contenus prévaut sur l’intérêt économique et les préoccupations sociales les plus légitimes. Il est vrai qu’une telle idée de l’école (c’est une idée, car cette école n’a jamais existé) suppose que les puissants ne méprisent pas la culture, que ceux qui sont en charge de l’école ne méprisent pas les enfants du peuple et que le ministère de l’Éducation nationale ne les réduise pas à la sociologie de leurs quartiers. Mais l’indifférence des classes dirigeantes à la culture et la réduction du politique au sociologique ne sont-elles pas une conséquence du règne sans partage de l’économie ?

P.S. J’ai hésité à envoyer cette rapide analyse. Mais je vois dans Marianne (n°915 du 31 octobre au 6 novembre, p.18) un « débat Régis Debray-Bernard Maris » où chacun dénonce l’hégémonie de l’économie et le vide intellectuel et moral qui fait de la jeunesse des banlieues européennes la proie des recruteurs pour le djihad.

Nous sommes finalement assez nombreux à faire le même diagnostic et sur la politique et sur l’école. Aujourd’hui comme hier, les catastrophes historiques ne viennent pas de ce qu’on ne sait pas : on sait mais on ne veut pas ; ou parce qu’on ne veut pas, on ne veut pas savoir. La seule leçon de l’histoire, c’est qu’il n’y a pas de leçons de l’histoire, mais ce n’est pas parce qu’il est impossible d’analyser le présent à la lumière du passé. Et si l’histoire ne se répète jamais – les situations sont toujours nouvelles -, c’est toujours le même jeu des mêmes passions. On appelle « crise » dans les sociétés humaines leur état permanent de désordre et d’injustice auquel on sait comment remédier mais auquel on s’évertue de ne pas remédier. Et parfois une catastrophe épouvantable provoque un sursaut, comme les décisions du Conseil National de la Résistance après la dernière guerre mondiale. Mais du pire ne sort pas toujours le meilleur.

 

Notes

[1]              Et par exemple – je l’ai dit dans ces colonnes – le sens du travail est perdu : on a généralement oublié qu’un métier n’est pas fait pour enrichir celui qui l’exerce mais pour collaborer au bien commun, lequel ne se réduit pas à la richesse. La société qu’on nous propose comme modèle, à supposer même qu’elle soit aussi prospère qu’on voudra, est une société d’esclaves mercenaires.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2014