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« Puisque », ou la fausse évidence

Dans les ouvrages consacrés à la langue française, la conjonction de subordination puisque est souvent opposée à la locution conjonctive parce que : contrairement à la seconde, la première introduirait une cause déjà connue du destinataire de l’énoncé. En réalité, puisque a moins à voir avec la cause qu’avec la justification.

Cause, raison et modalité

Certes, cette distinction entre puisque et parce que n’est pas totalement dépourvue de pertinence. Si un professeur annonce à ses étudiants : « Il n’y aura pas cours la semaine prochaine puisque je me rends à un colloque », il fera preuve d’une certaine méconnaissance de la langue (ou de son adhésion au solipsisme). S’il emploie parce que, il n’encourra pas le même reproche. Autre exemple, où cette fois « la cause est connue du destinataire » : « Je t’ai attendu à la sortie puisqu’on devait prendre le métro ensemble. » Ici, puisque renvoie à quelque chose qui, semble-t-il, a été convenu entre les locuteurs. D’où son aspect polémique : tu savais pertinemment qu’on devait prendre le métro ensemble ; pourquoi, dès lors, si tu es sorti le premier, ne m’as-tu pas attendu ? Plutôt que de simplement rappeler une cause, l’utilisateur de puisque enjoint à son interlocuteur de souscrire à un raisonnement présenté comme imparable.

Il se peut d’ailleurs, lorsqu’on emploie puisque, que la cause ne soit pas connue du destinataire. C’est de toute façon, la cause une fois énoncée, à l’évidence d’une relation qu’on lui demande d’adhérer : « Les pompiers ne devraient plus tarder puisqu’on les a appelés il y a cinq minutes. » Dans les deux cas, puisque (qui, au cours de l’Histoire, a pu s’écrire puis que, avec parfois un donc se glissant entre les deux) nous ramène à quelque chose de déjà établi, implicitement ou explicitement ; qu’est-ce qui précède alors puisque et lui confère un tel crédit ?

Considérons plus précisément la distinction entre parce que et puisque. Voici deux énoncés tout à fait acceptables :

  1. Les enfants sont allés à pied à l’école parce qu’il n’y avait pas de bus.
  2. Les enfants sont allés à pied à l’école puisqu’il n’y avait pas de bus.

Ce qui distingue ces deux énoncés, c’est moins – répétons-le – la question épistémique (mon interlocuteur connaît ou non la cause de ce trajet pédestre) que la nature du lien que je vise à établir entre deux éléments. La seconde phrase peut très bien être adressée à quelqu’un qui ignorait que ce jour-là la neige avait empêché les bus de circuler. Seulement, en utilisant puisque, ce n’est plus à la neutralité objective d’une explication que je recours, mais à une implication logique (puisque est un peu comme un si plus persuasif) à laquelle s’ajoute une dimension modale (la modalité se rapporte au caractère nécessaire ou possible d’une proposition) : il a bien fallu que les enfants aillent à l’école à pied puisqu’il n’y avait pas de bus (cette dimension modale s’accompagnant souvent d’une coloration affective particulière de l’énonciation). Cela peut se traduire ainsi : p → □q (une proposition implique la nécessité d’une autre proposition). Puisque se sent une telle force de persuasion qu’il se verrait volontiers en instrument de la logique modale. C’est pourquoi la proposition principale à laquelle il est subordonné contient souvent un verbe (falloir, devoir) exprimant la nécessité :

« Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade, / Il faut des médecins, il faut des avocats. » (La Fontaine, Fables, XII, 25)

L’utilisateur de puisque n’assume pas la « cause » que cette conjonction introduit : il la présente comme allant de soi. Mais puisque, loin d’exprimer une cause, peut aller (comme si) jusqu’à introduire un explicandum, l’explicans étant énoncé ensuite. Si nous renversons les termes de notre exemple, cela donne :

  1. Puisque les enfants sont allés à pied à l’école, c’est qu’il n’y avait pas de bus.

Ici, une des causes possibles (l’absence de bus) est transformée en condition suffisante par l’utilisation de puisque, lequel précède immédiatement la mention de la conséquence plutôt que celle de la cause !

Différents types de raisonnement

D’une façon générale, plutôt qu’à un « pourquoi ? » puisque répond à la question : « qu’est-ce qui m’autorise ou me conduit à dire que ? ». Dans une phrase comme : « Puisque tu veux tout savoir, elle a démissionné », puisque n’introduit en rien la cause de la proposition principale mais la justification d’une énonciation : puisque tu veux tout savoir, je te dis qu’elle a démissionné.

Parmi les divers emplois de puisque, il se rencontre ainsi des versions « faibles ». Parfois, puisque (auquel pourraient alors se substituer des parenthèses ou des tirets, ou encore la locution adverbiale en effet) ne fait qu’étayer une proposition en l’explicitant sous un jour particulier. Dans l’exemple suivant, il pourrait se traduire par « comme nous le montre le fait que », « comme nous permet de le dire le fait que » :

« Quoique l’Ancien Régime soit encore bien près de nous, puisque nous rencontrons tous les jours des hommes qui sont nés sous ses lois, il semble déjà se perdre dans la nuit des temps. » (Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution)

Autre exemple de puisque dans sa version faible, où l’on aboutit à une quasi-tautologie :

« Puisque épos signifiait discours chez les Grecs, un poème épique était donc un discours. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

De même, quand on utilise le tour « puisque c’est de lui qu’il s’agit » après avoir dit quelque chose de quelqu’un qu’on n’a pas d’abord nommé, le « puisque » est superflu, il précise et ne justifie pas.

Puisque ramenant à une chose qui est censée avoir déjà été admise, il arrive que les auteurs s’en servent pour renvoyer à ce qu’ils ont eux-mêmes affirmé antérieurement. En voici deux exemples tirés du Dictionnaire philosophique de Voltaire :

« Puisque nous avons parlé de la préférence qu’on peut donner quelquefois aux modernes sur les anciens, on oserait présumer ici que l’Art poétique de Boileau est supérieur à celui d’Horace. »
« Puisque nous avons cité Platon sur l’amour, pourquoi ne le citerions-nous pas sur le beau, puisque le beau se fait aimer ? »

Un autre exemple encore, emprunté à Rousseau (Du contrat social) :

« Je n’entends point par tout cela qu’il faille avoir des esclaves ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prouvé le contraire. »

Dans de nombreux cas, puisque pourrait facilement être remplacé par une locution conjonctive (d’allure plus objective) comme « alors même que », « étant donné que », « du moment que », « vu que », comme dans cet exemple extrait de l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales :

« Mais pourquoi mourrons-nous de la mort spirituelle, puisque nous avons un remède si souverain [la confession] ? »

Puisque est souvent au service d’un raisonnement a fortiori : puisque p est vrai, alors q est vrai à plus forte raison. En voici trois exemples :

– « Comment de toy pourrais-je estre content ? / Qui apprendra ton cœur d’estre constant / Puis que le mien ne le luy peult apprendre ? » (Extrait d’un des sonnets de La Boétie insérés dans les Essais de Montaigne)
– « Comment peut-on répondre de ce qu’on voudra à l’avenir, puisque l’on ne sait pas précisément ce que l’on veut dans le temps présent ? » (La Rochefoucauld, Maximes)
– « Je ne donnerai que cet exemple de l’aveuglement des traducteurs et des commentateurs : puisque Brunoy, le plus impartial de tous, s’est égaré à ce point, que ne doit-on pas attendre des autres ? » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

D’autre part, puisque prête facilement son concours à l’argument d’autorité :

« ainsi nous devons croire aux incubes et aux succubes, puisque nos maîtres y ont toujours cru ». (Ibid.)

On rencontre aussi ce que j’appellerai le « puisque faute de grives », le puisque de la résignation :

– « Puisque nous ne la pouvons aveindre [la grandeur], vengeons-nous à en médire. » (Montaigne, Essais, III, 7)
– « Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique)

Retour à la modalité

Revenons à ce qui m’apparaît comme le trait le plus significatif de puisque : son aptitude (ou sa prétention) modale. Première hypothèse, dont nous avons déjà vu des exemples, une proposition implique la nécessité d’une autre proposition (p → □q). Mais, comme nous l’avons également suggéré, la nécessité peut s’appliquer, dans d’autres cas, à l’implication elle-même : □(p → q). Puisque p, c’est que q. (La plaisanterie énonçant que la principale cause de divorce est le mariage joue sur la confusion entre cause et implication nécessaire.) En voici l’exemple rêvé, expression du fatalisme :

« On aperçoit dans ses écrits [ceux de Goethe] une philosophie dédaigneuse, qui dit au bien comme au mal : cela doit être, puisque cela est. » (De Staël, De l’Allemagne)

Autre exemple où une implication de ce genre est formulée en termes explicites :

« Cette chambre était nécessairement composée de membres amovibles, puisque tous avaient d’autres emplois : de sorte que qui était juge à Paris à la Toussaint, allait commander les troupes à la Pentecôte. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

Dernier exemple, pris dans la même œuvre :

« Il faut que le plaisir de gouverner soit bien grand, puisque tant de gens veulent s’en mêler. »

Autre cas (et nouvel opérateur modal), une proposition implique la possibilité d’une autre proposition : p →◇q. En voici un exemple (dans le cadre d’un raisonnement a fortiori) :

« Ainsi puisque vingt-cinq ans après elle eut un roi de Cérare pour amant, elle [Sarah] avait pu avec vingt-cinq ans de moins inspirer quelque passion au pharaon d’Égypte. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

Autre exemple, issu de la même œuvre, où le verbe devoir ne traduit pas la nécessité mais la probabilité :

« Les chars devaient être en usage longtemps avant la guerre de Troie, puisque Homère ne dit point que ce fut une invention nouvelle. »

Rhétorique

Pour mieux emporter l’adhésion, la proposition principale dont dépend la subordonnée introduite par puisque use de tout l’arsenal rhétorique : phrases de type exclamatif (même lorsqu’elles se concluent par un point d’interrogation purement oratoire) ou de type injonctif ; tournures comme « il ne faut pas s’étonner » ou « ce n’est pas merveille ». La forme négative (interro-négative, en particulier) est très présente ; il s’agit, pour reprendre une distinction d’Oswald Ducrot, de négation polémique et non descriptive : une négation qui implique que le locuteur contredit une affirmation préalable (le plus souvent implicite) ou supposée. Voici un exemple d’injonction négative :

« Ne nous étonnons pas que l’homme, avec tout son orgueil, naisse entre la matière fécale et l’urine, puisque ces parties de lui-même, plus ou moins élaborées, plus souvent ou plus rarement expulsées, plus ou moins putrides, décident de son caractère et de la plupart des actions de sa vie. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique)

Exemple de question oratoire :

« Que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisque enfin une seule rature doit tout effacer ? » (Bossuet, Sermon sur la mort et brièveté de la vie)

Autre exemple de question oratoire (ou « rhétorique »), recourant celle-ci à la forme interro-négative :

« Puisque l’admiration pour le beau se rapporte toujours à la Divinité, et que l’élan même des pensées fortes nous fait remonter vers notre origine, pourquoi donc la puissance d’aimer, la poésie, la philosophie, ne seraient-elles pas les colonnes du temple de la foi ? » (De Staël, De l’Allemagne)

Certaines tournures de la conversation familière (où puisque est d’ailleurs concurrencé par si) font l’ellipse de la proposition principale (ce à quoi il s’agit d’adhérer ayant été énoncé plus tôt). Premier cas : « Puisque je te le dis ! », où l’énonciateur demande à son interlocuteur de lui faire confiance intuitu personae. C’est une sorte d’argument d’autorité dans lequel on invoque sa propre autorité. Second cas : « Puisque tu le dis… », où, sans dissimuler une certaine réticence, un locuteur consent à souscrire au propos d’un autre au seul nom de la confiance qu’il peut avoir en ce dernier.

Tous ces exemples nous ont menés assez loin de l’idée de cause à laquelle on rattache trop souvent puisque. Cette conjonction, dans un contexte où sont mis en œuvre tous les artifices de la rhétorique, fait de la proposition qu’elle ouvre une justification : justification d’une autre proposition pour laquelle il importe de recueillir l’adhésion d’un interlocuteur ou d’un lecteur. À chacun, devant un puisque, de se rendre ou non à l’évidence suggérée (ou assénée) par ce connecteur puissamment argumentatif. L’opération dans son ensemble constitue une implication déguisée, dont la logique modale – ici fortement teintée de subjectivité – peut assez bien rendre compte. Puisque je vous le dis… il faut me croire !

Mais que veut donc dire « or » ?

Au sein de la famille des conjonctions de coordination (mais, ou, et, donc, or, ni, car), c’est en général donc qui est présenté comme un intrus : il fonctionne comme un adverbe (notamment par son caractère déplaçable1). La singularité de la particule or n’est pas de même nature2 : elle réside dans la difficulté qu’il y a à cerner sa valeur sémantique.

Première approche

Dans certains dictionnaires ou grammaires, or se voit curieusement assigner une fonction d’opposition ou de concession. Mais l’usage ne confirme pas cette façon de voir. Ailleurs, on parle – ce n’est pas faux mais insuffisamment précis – de mise en relief. Finalement, les ouvrages doivent souvent se contenter, quand ils définissent or, d’évoquer un rôle de transition, ce qui est tout de même un peu vague. L’étymologie pourra-t-elle nous éclairer ? Le Dictionnaire général de la langue française de Hatzfeld et Darmesteter nous apprend qu’or vient « du latin populaire hora, contraction familière pour hac hora, à cette heure ». D’où le sens : « au point où en est le raisonnement ». Dans le même ordre d’idée, le Robert énonce aujourd’hui que la conjonction or « marque un moment d’une durée, d’un raisonnement ». Et Littré parlait d’une « conjonction qui sert à lier la mineure d’un argument à la majeure, et dont la signification est une dérivation de celle de ore, maintenant ». Ainsi, or se retrouve dans lors, alors, lorsque, dorénavant, désormais, etc. Comme le montre cette définition, c’est par le biais du syllogisme qu’on parvient le plus souvent à saisir le sens d’or. Pour mieux comprendre cette « particule conjonctive », il n’est peut-être pas inutile de partir d’exemples du langage courant ; puis d’en examiner l’emploi chez l’un de nos plus grands écrivains.

De la vie quotidienne au syllogisme

J’ai pris des billets pour Aix-en-Provence.
Or, la réunion se tient finalement à Marseille.
Il faut donc que je modifie ma réservation.

On voit bien qu’or n’introduit pas ici une contradiction. Le fait que la réunion se tienne à Marseille ne contredit pas le fait que j’aie réservé des billets pour Aix. Or annonce plutôt un fait qui vient contrarier la corrélation que j’avais établie entre deux autres faits, ou plus exactement entre un fait et un désir : acheter des billets de train pour Aix-en-Provence ; me rendre à une réunion déterminée. Le lieu prévu pour la réunion ayant changé, ma stratégie s’écroule. Or permet de faire échec à une (possible) contradiction : celle qui consisterait à me satisfaire d’un billet pour Aix alors que mon but (qui n’a pas changé) est de me rendre à une réunion qui, en définitive, aura lieu à Marseille. Or annonce un changement d’orientation.

Autre exemple. On s’était dit qu’on se retrouverait à la bibliothèque jeudi ; or, jeudi est un jour férié ; donc, il faudra trouver un autre moment. Là encore, pas de contradiction mais un changement de plan. Il semble qu’or ne puisse se saisir que dans le cadre d’une opération mentale tripartite : ; or ; donc p est à reconsidérer. P exprimait quelque chose qui cesse d’être possible (ou adéquat, dans le premier exemple).

Or intervient souvent dans des circonstances conflictuelles. Tu m’avais promis de faire quelque chose ; or, tu ne l’as pas fait ; ma confiance en toi s’en trouve altérée. La proposition introduite par or ne contredit pas la première (il y a bien eu promesse) ; elle énonce que cette promesse n’a pas été tenue. La conclusion est en quelque sorte elliptique. Elle sous-entend une proposition d’ordre général qu’on pourrait formuler ainsi : la non-exécution d’une promesse entache la confiance qu’on peut avoir en la personne qui s’en est rendue « coupable ».

Cette opération tripartite évoque évidemment le syllogisme. Mais de quelle façon le changement que nous venons d’associer à l’usage d’or s’y retrouve-t-il ?

Les animaux sont mortels.
Or, les hommes sont des animaux.
Donc, les hommes sont mortels.

La deuxième proposition (mineure) ne contredit pas la première ; et elle ne modifie en rien sa justesse ou sa pertinence. Que fait donc alors cet or ? Il nous fait passer du genre à l’espèce, préparant la conclusion selon laquelle un groupe déterminé entre dans le champ d’application d’une proposition plus générale (la majeure). Donc, s’il y a changement, c’est dans l’orientation du regard : le changement n’affecte plus ici un fait ou un rapport mais le regard que nous portons sur une proposition. Nous étions partis des animaux et nous « découvrons » que nous allons mourir – changement radical du regard. Pour les logiciens de Port-Royal, l’une des prémisses d’un syllogisme contient sa conclusion et l’autre fait voir cette relation. Le syllogisme, qui repose sur l’axiome selon lequel deux termes identiques à un troisième sont identiques entre eux, a pour but de montrer une identité qui n’apparaît pas immédiatement. De façon plus lâche, or a pour but d’attirer l’attention sur la conséquence (laquelle n’a pas forcément besoin d’être explicitée) qu’entraîne la mise en relation de deux éléments.

On le voit, la valeur nettement argumentative de cette conjonction lui confère une particulière proximité avec la logique, même si or ne peut se ramener facilement (contrairement à et, ou, donc…) à la logique formelle proprement dite. Ce qui distingue, en tout cas, le langage naturel de la logique, c’est son caractère elliptique : on saute des étapes, on mise sur l’implicite, la présupposition. Par exemple, le raisonnement de la bibliothèque, s’il était parfaitement explicite, deviendrait : nous devions nous voir à la bibliothèque jeudi ; or, jeudi est férié ; or, les bibliothèques sont fermées les jours fériés ; donc, la bibliothèque où nous devions nous voir sera fermée ; donc, nous ne pourrons nous y rencontrer ; donc, si nous voulons nous y retrouver, il faut choisir un autre jour. Heureusement, la conversation usuelle fait l’économie de quelques-unes de ces étapes !

Chez Pascal

La valeur argumentative de la conjonction or me conduit à considérer son emploi chez le plus grand des écrivains logiciens : Pascal (il aurait mieux aimé qu’on lui reconnût la qualité de « géomètre »). Contrairement à la plupart de ses contemporains, qui leur préfèrent en général l’asyndète, Pascal multiplie les connecteurs propositionnels (puisque, c’est pourquoi, de sorte que, mais, donc, ainsi, car, cependant, non pas…). Certes, il use aussi de l’ellipse : « Diseur de bons mots, mauvais caractère. » Comme l’écrit le critique Victor Giraud, sa pensée « est si rapide qu’elle brûle constamment les étapes […] et supprime les intermédiaires, les mots inutiles ou peu utiles »3 . Mais un autre commentateur4 souligne que le « mathématicien de génie » qu’est Pascal « semble incapable de se départir un seul instant du besoin de démontrer ».

Lorsqu’on parle d’un « marqueur discursif » comme or, sémantique et pragmatique sont, plus que jamais, difficiles à distinguer. Or, chez Pascal, est souvent l’expression d’une mise en garde. Premier exemple, dans lequel il s’agit de contrecarrer une identification fallacieuse, et donc d’établir une distinction (entre le sentiment qu’on éprouve à l’égard du fait de s’être trompé et celui qu’on éprouve en se rendant compte qu’on n’a pas abordé une question sous tous ses angles). A ≠ B :

« Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité. Il se contente de cela, parce qu’il voit qu’il ne se trompait pas, et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés. Or on n’a pas de honte de ne pas tout voir ; mais on ne veut pas s’être trompé. »

Autre exemple de mise en garde contre une possible confusion (entre preuve et sentiment), dans lequel, comme dans plusieurs autres cas que je recense ici, la conclusion est implicite :

« Les principales raisons des Pyrrhoniens sont que nous n’avons aucune certitude de la vérité des principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n’est pas une preuve convaincante de leur vérité. »

À l’inverse des deux premiers cas, il s’agit dans l’exemple suivant de s’opposer à une distinction trompeuse, donc d’établir une égalité (entre la gravité du mensonge et celle de l’abus de la vérité). A = B :

« Les astrologues, les alchimistes, etc., ont quelques principes ; mais ils en abusent. Or, l’abus des vérités doit être autant puni que l’introduction du mensonge. »

Mise en garde nous avertissant du caractère radical de la conséquence qui vient d’être dégagée :

« Il n’est question [dans l’esprit de finesse] que d’avoir bonne vue : mais il faut l’avoir bonne ; car les principes en sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes ; et ensuite l’esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus. »

Dans l’exemple suivant, or met fin à l’incertitude relative au sens d’une implication logique (pq ou qp ?) :

« J’aurais bientôt quitté ces plaisirs, dites-vous, si j’avais la foi. Et moi je vous dis que vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté ces plaisirs. Or c’est à vous à commencer. Si je pouvais je vous donnerais la foi : je ne le puis, ni par conséquent éprouver la vérité de ce que vous dites : mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs, et éprouver si ce que je dis est vrai. »

Or intervient régulièrement dans le cadre d’une réduction à l’absurde, opération par laquelle on montre la fausseté d’une proposition en prouvant qu’elle amène à contredire une autre proposition déjà reconnue :

« Le dessein de Dieu est plus de perfectionner la volonté que l’esprit. Or la clarté parfaite ne servirait qu’à l’esprit, et nuirait à la volonté. […] Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie et découvert en partie ».

Voici deux autres exemples de raisonnement par l’absurde, qui peuvent, comme le précédent, s’exprimer sous la forme de syllogismes hypothétiques :

« Il y en a de faux et de vrais [des miracles]. Il faut une marque pour les connaître ; autrement ils seraient inutiles. Or, ils ne sont pas inutiles, et sont au contraire fondements. »

« Les hommes doivent à Dieu de recevoir la religion qu’il leur envoie ; Dieu doit aux hommes de ne pas les induire en erreur. Or, ils seraient induits en erreur, si les faiseurs de miracles annonçaient une doctrine qui ne parût pas visiblement fausse aux lumières du sens commun, et si un plus grand faiseur de miracles n’avait déjà averti de ne pas les croire. »

Une hypothèse (résultant d’un « comme si ») ayant été faite, or introduit la mention de ses conséquences et concourt ainsi à démontrer qu’elle confirme ce pour quoi elle a été imaginée :

« Je vois qu’ils [quelques objets plaisants] ne m’aideraient pas à mourir : je mourrai seul : il faut donc faire comme si j’étais seul : or si j’étais seul, je ne bâtirais pas des maisons, je ne m’embarrasserais point dans les occupations tumultuaires ; je ne chercherais l’estime de personne, mais je tâcherais seulement à découvrir la vérité. »

Mise en garde – aboutissant à une élucidation – contre la croyance selon laquelle plusieurs entités pourraient répondre à une caractérisation déterminée. Autrement dit, réduction de l’extension d’un concept (ici, celui d’un être qui est en nous et qui n’est pas nous) à un élément unique. E = {a} :

« La vraie et unique vertu est de se haïr ; car on est haïssable par sa concupiscence ; et de chercher un être véritablement aimable, pour l’aimer. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Or il n’y a que l’Être universel qui soit tel. Le Royaume de Dieu est en nous ; le bien universel est en nous, et n’est pas nous. »

Mise en garde contre l’erreur qui consisterait à inclure un élément dans un ensemble auquel il ne peut manifestement pas appartenir. a ∉ E :

« Les athées doivent dire des choses parfaitement claires. Or il faudrait avoir perdu le sens pour dire qu’il est parfaitement clair que l’âme est mortelle. Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic : mais il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. »

Dans l’exemple suivant (où la conclusion est énoncée avant les prémisses), il s’agit d’affirmer qu’un élément (Montaigne) appartient à l’ensemble qui vient d’être défini (l’ensemble de ceux qui ne se soucient pas de mourir chrétiennement). a ∈ E :

« On peut excuser ses sentiments [ceux de Montaigne] un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie, mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort ; car il faut renoncer à toute piété, si on ne veut au moins mourir chrétiennement : or il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre. »

Le dernier mot

Se faire chercheur d’or dans les Pensées de Pascal permet de comprendre un peu mieux cette particule insaisissable. Le lien qu’elle établit entre deux propositions ne se réduit pas au clin d’œil sémantique indistinct que constitue trop souvent le point-virgule. Or met sous tension un énoncé – impossible, inadéquat, insuffisant ou dont la portée doit être mise au jour – qui se résumerait sans cela, au mieux à un aphorisme, au pire à une assertion caduque. Or opère un changement d’orientation, or prolonge, précise et parfois rectifie, or signifie : je n’ai pas fini, j’ajoute quelque chose qui fera regarder autrement ce que je viens de dire et d’où résultera une nouvelle affirmation. C’est un outil d’éveil critique : l’énoncé qui précède or n’a jamais le dernier mot.

 

Notes

1 – On peut dire (ou écrire) aussi bien : Donc, il s’est abstenu que Il s’est donc abstenu.

2 – Cependant, la présence éventuelle d’une virgule après or n’est pas sans rapprocher cette conjonction de donc.

3 – Victor Giraud, Pascal. Œuvres choisies, Paris, Hatier, 1930, p. 571.

4 – Henri Margival, éditeur des Pensées (Paris, De Gigord, 1928, 8e éd., XLIX).