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Faut-il en finir avec le suffrage universel ?

Jean-Michel Muglioni s’interroge sur les récentes déclarations visant la légitimité du suffrage et esquisse un parallèle entre une prétendue « démocratie de la rue » et une « démocratie des sondages » qui fait du peuple un marché.

Le suffrage universel passait jusqu’à ces derniers temps pour le fondement de la démocratie, et l’on regrettait qu’en France il ait fallu attendre 1945 pour donner le droit de vote aux femmes afin qu’il soit effectif. Il est vrai que sa mise en œuvre donne normalement lieu à débat sur le mode de scrutin, c’est-à-dire sur la meilleure façon d’élire les représentants du peuple. Il est vrai aussi que le pouvoir élu ne l’est que très rarement par une majorité absolue des voix, qu’il l’obtienne au scrutin proportionnel ou qu’il ait besoin du second tour d’un scrutin majoritaire. Mais on admettait généralement qu’il n’en était pas moins légitime.

Or voilà que depuis les dernières élections présidentielles et législatives, j’entends dire que le président de la République et la majorité législative ne sont pas légitimes, et qu’au contraire la rue exprime par ses manifestations la volonté du peuple, ou même que par la rue il est possible de prendre le pouvoir. Est-il sensé de vouloir remplacer le suffrage universel par ce qu’on pourrait appeler une démocratie de la rue ? Ce serait faire de l’insurrection le principe de la démocratie, thèse révolutionnaire classique, négation de la démocratie représentative et du suffrage universel, thèse conséquente d’une certaine extrême gauche pour laquelle l’élection ne compte pas. Thèse même soutenable à la rigueur, mais à condition qu’on ait l’honnêteté de la soutenir comme telle et de considérer explicitement que la loi républicaine n’oblige pas.

Paradoxalement les enquêtes d’opinion, c’est-à-dire des techniques inventées par et pour le marché, vont dans le même sens, puisque tout sondage sur une question quelconque remet en question la majorité élue. Soit un président de la République élu au second tour de l’élection après avoir obtenu 23,86/100 des voix au premier tour, comme Macron, ou comme Chirac seulement 19,88/100 des voix : sa légitimité est remise en cause dès qu’un sondage nous dit que le peuple français n’approuve pas à plus de 50/100 tel ou tel aspect sa politique.

Bref, démocratie de la rue et démocratie des sondages, c’est tout un. Et l’opinion mesurée par les sondages étant mise sur le même plan que le suffrage universel, ne conviendrait-il pas plus simplement de supprimer celui-ci ? Où l’on voit que dans ces conditions aucun pouvoir élu ne peut mettre en œuvre une politique. Tout se réduit à des rapports de force fluctuants et imaginaires puisqu’ils dépendent en partie de la manière dont les enquêtes d’opinion posent les questions.

La France est un pays étonnant où jamais aucune stabilité institutionnelle n’est donc possible. Il n’est pas sûr que ce soit une preuve de maturité démocratique.

 

PS – On le remarquera, cette esquisse d’analyse ne dépend pas du fait qu’on approuve ou non la politique du pouvoir en place.

Sur des sujets voisins, relire les articles de Jacques Saussard « Les modes de scrutin qui nuisent à la démocratie » et d’André Perrin « Démocratie, tyrannie des minorités, paradoxes de la majorité« 

 

Révisions constitutionnelles et Assemblée Constituante

Jacques Saussard poursuit ici sa réflexion sur les modes de scrutin et leurs enjeux politiques. Une révision constitutionnelle et du code électoral sont-elles souhaitables ? Il faudrait voir déjà à quelles conditions elles sont possibles. Il se trouve que l’examen de la seconde question peut éclairer la première… En effet, les électeurs français, s’ils souhaitent de telles révisions, n’ont pas d’outil juridique leur permettant d’obliger leurs représentants à les entreprendre. Comment sortir de cette situation bloquée ?

En France, la prochaine élection présidentielle est prévue en 2017. À cette occasion, les citoyens seront invités à se présenter deux fois devant les urnes, au suffrage universel direct, par scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Dans un précédent article1, nous avions souhaité attirer l’attention des lecteurs : le choix de ce mode de scrutin nuit au plein exercice de la démocratie. Il a notamment été montré que, quelles que soient les préférences de l’électorat, par le jeu de croyances sur les chances des candidats d’atteindre le second tour, n’importe quel candidat peut remporter les élections2. Depuis plusieurs siècles, et récemment encore, d’autres modes de scrutin ont été étudiés, proposés, testés3. Par ailleurs, certains électeurs, associations, partis politiques, souhaitent la révision de la Constitution et du Code électoral. D’autres appellent à la création d’une Assemblée constituante, préalable à la fondation d’une VIe République4. Certains souhaitent remplacer l’élection présidentielle de 2017 par l’élection d’une Assemblée constituante5. Par quels moyens juridiques ces minorités peuvent-elles se faire entendre ?

Révision constitutionnelle

Selon l’article 28 de la Déclaration des droits adossée à la Constitution du 24 juin 1793, « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ». Le temps a passé, le principe reste juste. Cependant, aucun changement constitutionnel n’est anodin. C’est pourquoi, peu à peu, les législateurs ont fixé des limites à la possibilité d’effectuer des révisions constitutionnelles.

S’agissant de la révision de la Constitution actuelle, citons le Conseil Constitutionnel : « La procédure de révision de la Constitution, prévue par son article 89, suppose l’accord du Président de la République et du Gouvernement ; l’accord de chacune des deux chambres ; et, selon le cas, l’accord des citoyens (par référendum) ou celui du Congrès (deux chambres réunies se prononçant à la majorité des 3/5e des suffrages exprimés) »6.

L’article 11 peut lui aussi être utilisé pour réformer partiellement la Constitution, par référendum. C’est ce que le Président Charles de Gaulle a fait (en 1958, 1961, 1962 et 1969), avec les conséquences diverses que l’on sait7. Par ailleurs, le 26 mars 2003, le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent pour statuer sur une révision constitutionnelle8.

Une situation bloquée

De ce fait, les électeurs français, s’ils souhaitent une révision constitutionnelle, n’ont pas d’outil juridique leur permettant d’obliger leurs représentants à entreprendre cette révision. Car en France, nous sommes dans un système de mandat dit représentatif, « c’est-à-dire que les élus tiennent leur mandat de la Nation elle-même, l’exercent (en théorie) avec indépendance à l’égard de leurs électeurs, dont ils n’ont pas à recevoir d’ordres ou d’instructions, et qu’ils ne sont pas révocables. A charge aux électeurs, à chaque élection, de leur renouveler ou pas leur confiance. »9

Le peuple ne peut donc pas prendre part à la révision de la Constitution. Certes, il peut créer une Assemblée constituante élue par lui, qui sera éventuellement chargée d’écrire une nouvelle Constitution10. Mais cette possibilité se heurte à des limites juridiques qu’il est bon de connaître. Entre autres, que le pouvoir constituant doit se soumettre aux conséquences de la loi qu’il a lui-même définie. Selon Bruno Genevois : « Il reste malgré tout qu’on conçoit difficilement qu’une révision totale puisse être décidée sans recours au référendum. »11

Autrement dit, les électeurs peuvent élire des représentants pour réformer les textes constitutionnels, mais si ces élus ne le souhaitent pas, rien ne les oblige à le faire. Par ailleurs, les parlementaires français n’ont pas été élus avec l’intention expresse de créer une nouvelle Assemblée constituante. Les électeurs ne les ont pas élus pour cela, cette prérogative est celle du peuple. Et pour exercer leur pouvoir constituant, les citoyens doivent se soumettre aux limites juridiques imposées par la Constitution elle-même.

Or, précisément, le mode de scrutin actuel pour l’élection présidentielle – à notre sens peu favorable aux aspirations démocratiques des électeurs – a été choisi pour assurer un maximum de stabilité au pouvoir politique en place, et préserver le bipartisme. Dans ce contexte, les représentants des partis politiques qui, étant candidats à l’élection présidentielle, promettent de grandes réformes, augmentent ainsi leurs chances d’être élus, et s’ils le sont, pourront bénéficier à leur tour d’un environnement juridique stable, qui leur sera favorable… tant qu’ils ne réformeront ni le Code électoral ni la Constitution.

Le choix des modes de scrutin

Selon Condorcet, puis Borda, qui avaient pris connaissance des travaux de Ramon Llull12, le choix du mode de scrutin est prépondérant pour que la volonté collective soit respectée. Si ce choix est soucieux de respecter la volonté des électeurs, il n’y aura pas de distorsion importante avec le résultat final. Avec les modes de scrutins qui ne respectent pas un minimum de critères, la volonté des électeurs ne sera pas respectée en totalité, et avec d’autres, le résultat des élections sera même contraire à cette volonté. De nombreux électeurs en font l’amer constat, quand bien même certains d’entre eux seraient peu conscients des subtilités du Code électoral, et seraient peu passionnés par les débats juridiques. On le sait, certains électeurs s’abstiennent de voter, et d’autres se croient invités à voter de façon « non sincère » lors du premier tour des élections présidentielles… en espérant pouvoir voter sincèrement au second tour.

De ce fait, certains électeurs votent au premier tour pour le parti politique qui se présente, selon eux, comme « le plus réformateur de tous les partis », en espérant que son candidat sera élu. Le jeu des croyances sur les candidatures qui seront présentes au second tour incite certains électeurs à voter pour une candidature qui ne correspond pas à leur choix final. De nombreux électeurs espèrent qu’au second tour, ils pourront choisir « entre le moins pire des deux candidats qui restent ».

Le système électoral présidentiel actuel n’autorisant pas tous les électeurs à s’exprimer correctement, les abstentionnistes se félicitent d’être restés chez eux. Ces derniers, qui sont pourtant très majoritairement inscrits sur les listes électorales, préfèrent encore perdre leur poids électoral plutôt que de participer à ce qu’ils estiment être « une mascarade ».

Le prix de la stabilité

Que dire d’un Code électoral qui favorise la stabilité du pouvoir politique et le bipartisme, quitte à limiter le choix des électeurs à deux solutions, dont aucune n’a leur agrément ? En d’autres termes, si l’application au long terme d’un Code électoral induit une distorsion importante entre la volonté exprimée par les électeurs et le résultat des élections, ce Code électoral est-il efficace, en termes d’expression démocratique ? Est-il efficace, en termes institutionnel et politique ?

Cela pose un problème d’ordre juridique, déjà étudié par Hans Kelsen en 1988, dans sa « Théorie pure du droit »13. Hans Kelsen conclut : « Dès que la Constitution, et par conséquent l’ordre juridique posé sur la base de cette Constitution perdent leur efficacité en tant que tout, l’ordre juridique pris globalement et par là-même chacune de ses normes en particulier perdent leur validité. »

S’il était prouvé que le Code électoral actuel, appliqué depuis plusieurs décennies, ne peut plus être considéré comme étant efficace, il conviendrait de réformer la Constitution, puisque cette Constitution – qui est l’ordre juridique supérieur – perd de ce fait, elle aussi, en partie son efficacité. Nous pourrions alors considérer que l’article 2 de la Constitution de 1958 n’est pas respecté, au moins en partie : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».

Une réforme constitutionnelle serait alors indispensable, afin d’assurer au peuple français que les modes de scrutin choisis par les futurs chefs d’État, leurs gouvernements et les parlementaires, sont « les plus efficaces des modes de scrutins possibles. »

L’apport des philosophes

Catherine Kintzler interroge Condorcet14 : « Dans son Essai sur les assemblées provinciales, écrit en 1788, Condorcet examine longuement la question de la nature du pouvoir constituant : une seconde assemblée peut-elle défaire ou corriger ce qu’une première a fait ? Oui répond-t-il, « pourvu que les membres en eussent été élus avec l’intention expresse de les charger de cette fonction, et que les droits d’aucun citoyen n’eussent été blessés par aucune inégalité, soit dans la manière d’élire ses représentants, soit dans la forme de la représentation ». On le voit, les seules conditions formelles, absolues, que Condorcet impose, portent sur le respect des droits et sur la procédure correcte des élections. »15

En conclusion, il revient au peuple, en élisant son Assemblée constituante, de choisir un mode de scrutin nettement plus favorable à ses aspirations démocratiques que ne le sont les modes de scrutin choisis par ses actuels représentants, présidence de la République en tête. C’est d’ailleurs à la présidence qu’incombe l’initiative de la révision de la Constitution, « sur proposition du Premier Ministre, et aux membres du Parlement. » (Article 89 de la Constitution)

Le sentiment d’injustice des électeurs

À tort ou à raison, de nombreux électeurs éprouvent un sentiment d’injustice face aux choix qui leur sont proposés. Ils ne sont pas tous conscients que le mode de scrutin choisi pour les élections présidentielles participe largement à alimenter ce sentiment d’injustice. Pourtant, lorsqu’ils élisent un président en le choisissant dans une liste de candidats, combien d’électeurs ont réalisé qu’aucun candidat ne s’engage à réformer le Code électoral, s’il est élu ?

Toujours à propos du sentiment d’injustice, le 20 juillet 2016, l’usage du troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution, qui permet au Premier ministre d’engager la responsabilité de son gouvernement, n’a pas mis fin à la vive polémique ayant pour objet cet usage.

Une fois de plus, certains acteurs politiques, qui avant d’être élus étaient opposés à l’utilisation de l’article 49.3, l’utilisent ou l’acceptent sans broncher une fois élus.

Quel président de la République aura le courage de réviser enfin le Code électoral, puis la Constitution, sans attendre que le peuple, lassé par des promesses électorales jamais tenues, ne crée sa propre Assemblée constituante, puisque c’est le seul choix qui lui reste ?

 

Pour en savoir plus

Notes

1 – « Les modes de scrutin qui nuisent à la démocratie » http://www.mezetulle.fr/les-modes-de-scrutin-qui-nuisent-a-la-democratie-par-jacques-saussard/

2  -« A theory of voting equilibria », R.B. Myerson & R.J. Weber in The American Political Science Review, 1993 https://www.jstor.org/stable/2938959?seq=1#page_scan_tab_contents

5 – Pétition pour une Assemblée constituante remplaçant l’élection présidentielle https://www.change.org/p/citoyennes-et-citoyens-de-france-pr%C3%A9sidentielle-non-constituante-oui

8 – Décision du Conseil Constitutionnel www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2003/2003469dc.htm

10 – Étienne Chouard : « Instituer une vraie démocratie par une Constitution d’origine Citoyenne » http://etienne.chouard.free.fr/

12 – L’apport de Ramon Llull et l’art des élections. Ramon Llull en catalan, soit Raymond Lulle en français (né à Majorque en 1232, décédé en 1315) a écrit Artificium electionis personarum (1247-1283) et De arte electionis (1299) https://fr.wikipedia.org/wiki/Raymond_Lulle

13La Théorie pure du droit, par Hans Kelsen, p. 287 de l’édition imprimée, soit p. 314 du document traduit en français et numérisé https://fr.scribd.com/doc/61470451/

14Essai sur la Constitution et les fonctions des Assemblées provinciales, par Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794). http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k41723m

15Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, par Catherine Kintzler, p. 54, Éditions Minerve (2015).

© Jacques Saussard et Mezetulle septembre 2016.

Les modes de scrutin qui nuisent à la démocratie

Jacques Saussard1 se propose d’analyser la situation politique avant les élections départementales et régionales de 2015 et surtout avant les prochaines élections présidentielles de 2017. Deux sujets semblent monopoliser les esprits : la prétendue « montée du Front National » et l’abstention comme réponse unique de nombreux électeurs aux choix qui leurs sont proposés. Le tout sur fond de sondages d’opinion, abondamment relayés par des grands groupes de presse et de médias audiovisuels. Les années passent, les élections se suivent et se ressemblent, les symptômes persistent. La question se pose : pourquoi ne pas utiliser un mode de scrutin qui permette enfin aux électeurs de s’exprimer correctement ?

 

Le Front National en chiffres

Si l’on s’en tient aux données publiées sur le site internet du Front National2, les adhérents et sympathisants qui le représentent en 2015 sont au nombre de 83.000. Soit moins de 1% des 45 millions de citoyens inscrits en 2010 sur les listes électorales 3. En 2015, ce corps électoral est certainement plus important, compte tenu de l’accroissement démographique.

Selon les données citées par Wikipedia.fr 4, le Front National aurait seulement 2 conseillers municipaux sur 10.000 conseillers. De même, le nombre de maires adhérents du Front National serait très faible : 4 pour 10.000. Pourtant, les sondages d’opinion effectués à l’occasion du premier tour des élections départementales 2015, font état « d’intentions de vote » nettement plus favorables pour ce parti 5.

Ces sondages d’opinion sont abondamment relayés par des grands groupes de presse et de médias audiovisuels, qui reprennent très souvent leurs articles sur un site Web, une page Facebook ou un compte Twitter. Cette diffusion à grande échelle renforce l’importance du trio sondages d’opinions politiques + médias audiovisuels (télévision, radio, sites web, réseaux sociaux) + presse.

Distorsions entre intentions de vote et résultats

Certes, un commentateur politique d’une grande chaîne de télévision française affirme : « à chaque élection sa surprise » 6. Cependant, suite à la publication de plusieurs sondages, le même commentateur répond « c’est acquis » à la question qui lui est posée : « La gauche va-t-elle perdre les élections ? » Ce qui est une façon de dire aux téléspectateurs que le Parti Socialiste n’arriverait qu’en troisième position du premier tour des résultats des élections départementales 2015. C’est pourquoi certains citoyens – dont nous ne connaissons pas le nombre – considèrent que le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, le « vote utile » et « les sondages d’opinion politique » sont dangereux pour l’exercice de la démocratie. D’autres considèrent tout simplement qu’il est inutile de se déplacer pour aller voter.

Ces considérations, justifiées ou non, suscitent régulièrement des débats houleux, par exemple en 2002 : « Plus généralement, le vote utile entra dans les mœurs. La troisième cohabitation en place depuis cinq ans avait fait du Premier ministre Lionel Jospin et du Président sortant Jacques Chirac les deux grands favoris. […/…] Un duel RPR/PS semblant acquis, des bulletins de vote au nom de Lionel Jospin ont même été imprimés avant les deux tours en prévision du duel final » 7.

Or, en 2002, Jean-Marie Le Pen a été porté au second tour des élections présidentielles, puis a obtenu le plus faible score jamais atteint au cours d’un second tour d’une élection présidentielle de la Ve République, avec 5.525.032 voix. Un résultat à mettre en relation avec les 45 millions d’électeurs inscrits sur les listes électorales. Ce n’est pourtant pas ce faible score qui est resté en mémoire, mais « la montée du Front National ». Alors qu’en utilisant un autre mode de scrutin, par exemple en un seul tour, il n’est pas illégitime d’imaginer que Lionel Jospin aurait très probablement réalisé un score nettement plus élevé, au premier tour, lui permettant de devancer Jean-Marie Le Pen.

Pour comprendre les distorsions qui existent entre les intentions de vote et le résultat du vote, il faut prendre en compte les modes de scrutin utilisés. Les élections à deux tours n’ont pas que des effets positifs. Elles alimentent les sondages d’opinion politique, autorisent le vote non sincère (vote prétendu utile), et elles encouragent l’abstention, hélas traitée à égalité avec le vote blanc. Cet ensemble de dispositions électorales contribue très largement à renforcer l’importance du Front National dans le paysage politique français, alors que, dans les faits, les électeurs élisent peu d’adhérents de ce parti aux différents mandats politiques.

Élections présidentielles

En France, le déroulement de l’élection présidentielle est fixé par les articles 6, 7 et 58 de la Constitution française. Les modalités de l’élection sont fixées par une loi organique, et plus précisément celle du 6 novembre 1962, qui détermine dans son article II les dispositions du code électoral.

Le scrutin présidentiel se déroule au suffrage universel uninominal direct. Si un candidat obtient la majorité absolue des suffrages exprimés (la moitié de ces suffrages plus une voix) au premier tour, il est élu. Dans le cas contraire, un second tour a lieu deux semaines plus tard pour départager les deux candidats arrivés en tête au premier tour. Le candidat qui obtient la majorité simple au second tour est élu. Le président qui vient d’accomplir deux mandats consécutifs n’est pas autorisé à se représenter.

Les campagnes ne peuvent être financées que par des contributions de personnes physiques (limitées à 4600 euros par personne) et de partis politiques. Cette disposition a pour but de renforcer l’importance des partis politiques.

En 2012, lors des élections présidentielles, l’abstention a été de 20,5% des électeurs inscrits au premier tour et de 19,7% au second tour. Soit une très légère différence, de 0,8%.

Les bulletins blancs désignent des votes non exprimés. Selon l’article L65 du Code électoral, modifié par la loi no 2014-172 du 21 février 2014 visant à reconnaître le vote blanc aux élections, en vigueur à partir du 1er avril 2014 : « Les bulletins blancs sont décomptés séparément et annexés au procès-verbal. Ils n’entrent pas en compte pour la détermination des suffrages exprimés, mais il en est fait spécialement mention dans les résultats des scrutins. Une enveloppe ne contenant aucun bulletin est assimilée à un bulletin blanc » 8.

Ils ne sont pas pris en compte par le système électoral, alors qu’ils expriment un désaccord du citoyen sur le choix qui lui est proposé. Certains théoriciens proposent l’option « NOTA » qui permettrait d’exprimer un suffrage à l’encontre de toutes les personnes qui se présentent (“None of the Above”, traduit en français par « Aucun de ceux-là »). Il permettrait aux citoyens de forcer une nouvelle tenue d’élection, avec des candidats nouveaux. Cependant, si un électeur choisit le vote blanc dans ce but, il est privé du droit de choisir le candidat qui lui déplaît le moins. On dit alors qu’il perd son poids électoral. Cette notion étant importante, nous y reviendrons.

Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours ne respecte pas le « Critère de Condorcet » : au premier tour, le risque est bien réel d’éliminer un candidat qui aurait pourtant gagné tous ses duels face aux autres candidats. Ce n’est donc pas un système de vote très respectueux des opinions politiques des électeurs, même s’il est impossible de dire que tel ou tel système de vote est le système parfait, car il faudrait qu’aucune des caractéristiques propres aux systèmes électoraux ne soit contradictoire avec une autre, ce qui est structurellement impossible.

La notion de sincérité du scrutin en France

Philosophe, mathématicien et politologue français, Condorcet a démontré que les élections à deux tours incitent les électeurs à manquer de sincérité lors du premier tour. Au lieu de voter dès le premier tour pour la candidature qu’ils préfèrent, certains électeurs imaginent quels seront les candidats élus au second tour, et choisissent de ne pas voter pour l’un d’entre eux. De plus, il est impossible d’affirmer que les sondages n’influencent pas le vote des électeurs lors du premier tour. Cela nuit aussi à la démocratie.

Pour diminuer l’impact négatif de ces atteintes à la démocratie, les partis politiques préfèrent utiliser le terme « vote utile » ou « vote stratégique ».

Pourtant, la sincérité du scrutin est un principe constitutionnel. Il implique que le résultat de l’élection soit l’exact reflet de la volonté exprimée par la majorité du corps électoral. Ce qui n’est pas le cas au premier tour, puisqu’une partie de l’électorat n’a pas voté selon ses opinions, mais pour répondre à des objectifs de stratégie électorale, en utilisant un raisonnement fallacieux. (cf. Condorcet)

Autre point important, chaque électeur devrait disposer du même poids que les autres électeurs. Ce qui est le cas, par exemple, si chaque électeur ne possède qu’une voix. C’est pourquoi les bulletins blancs sont acceptés, car leur signification politique est claire : si aucune des deux candidatures élues au second tour ne convient aux électeurs, ils peuvent « voter blanc ». Néanmoins, quel que soit le nombre d’électeurs ayant voté blanc, le résultat de l’élection reste inchangé.

Nous pourrions croire que ces électeurs disposent du même poids que ceux qui votent pour l’une des deux candidatures retenues, mais le droit électoral français assimile les bulletins blancs aux bulletins nuls, en application de l’article L.65 du Code électoral. (7, déjà cité).

Cela introduit une confusion dans l’esprit des électeurs, que les médias se gardent bien de dénoncer. Contrairement à une opinion bien ancrée, le bulletin blanc, l’abstention et le vote nul n’expriment pas la même chose. Ce sont pourtant des suffrages décomptés, mais au poids électoral nul.

  • Le vote blanc est un acte positif, puisque le citoyen accepte le règlement électoral. Le citoyen devient électeur en demandant son inscription sur les listes électorales. Puis il se déplace sur le lieu de vote, entre dans l’isoloir, introduit un papier blanc (ou rien) dans l’enveloppe de vote, introduit l’enveloppe dans l’urne, et signe la feuille d’émargements. Le vote est exprimé, mais il sera déclaré nul. Il n’aura aucun poids sur le résultat de l’élection. Autant dire que pour le Code Électoral, c’est « un vote exprimé qui ne dit rien », alors que pour l’électeur, le vote blanc exprime au contraire une réelle opinion politique.
  • L’abstention résulte d’un comportement différent, puisque le citoyen est inscrit sur les listes électorales, mais ne se déplace pas sur le lieu de vote, ou se déplace et s’abstient de voter. Il n’exprime ni son accord ni son désaccord avec les choix qui lui sont proposés, et il n’y a aucun moyen de savoir pourquoi il n’a pas voté. Ce n’est pas un vote exprimé. Il n’aura aucun poids sur le résultat de l’élection. Cependant, dans la réalité bien concrète, de nombreux électeurs ont recours à l’abstention pour exprimer leur très vif mécontentement.
  • Le vote nul résulte d’un comportement encore différent, puisque le citoyen est inscrit sur les listes électorales, tout en refusant d’appliquer le règlement électoral pour voter. Ce citoyen se déplace sur le lieu de vote, entre dans l’isoloir, introduit un bulletin raturé, annoté ou déchiré dans l’enveloppe de vote, introduit l’enveloppe dans l’urne, et signe la feuille d’émargement. Son vote est exprimé, mais il sera déclaré nul. Il n’aura aucun poids sur le résultat de l’élection.

Nous l’avons vu précédemment, les votes blancs n’ont aucun impact sur le résultat final, même s’ils représentent un pourcentage très élevé des votes exprimés. La conclusion est sans appel : en votant blanc, les électeurs perdent leur poids électoral, exactement comme les électeurs qui ne déplacent pas, ou raturent un bulletin, ou le déchirent. D’un côté, il y a des citoyens qui expriment un vote sincère en se déplaçant, en respectant les règles et en votant « blanc ». De l’autre, il y a des électeurs qui ne se déplacent même pas, ou qui ne respectent pas les règles. Ils sont pourtant tous traités de la même manière.

Ce faisant, l’État incite les électeurs à préférer l’abstention au vote blanc, donc à ne pas se déplacer.

Les citoyens peuvent-ils contester la validité des élections présidentielles à deux tours, et l’absence de distinction entre les votes blancs et les votes nuls, pour atteintes à la sincérité du scrutin ? Nous n’en savons rien.

  • D’une part, dans le cas d’un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, le résultat de l’élection du premier tour n’est pas l’exact reflet de la volonté exprimée par la totalité du corps électoral…
  • D’autre part, les électeurs qui votent blanc se sont déplacés contrairement aux abstentionnistes, et contrairement aux électeurs qui votent nul ils respectent le règlement, mais leur vote n’a aucun poids.
  • Enfin, exprimer son désaccord sur le mode de scrutin utilisé est impossible, du moins si l’on souhaite quand même prendre part à l’élection, ce qui n’est pas contradictoire. Il est seulement possible de voter blanc, ce qui n’est pas un moyen très précis pour communiquer.

Le message envoyé aux électeurs pourrait s’énoncer ainsi :

« Pour le premier tour, comme pour le second tour, si vous ne souhaitez pas voter pour un candidat de la liste qui vous est présentée, vous pouvez rester chez vous. Vous perdrez à la fois votre poids électoral et la possibilité d’exercer votre citoyenneté. Ainsi, vous ne serez pas entendu par la République, car vous avez soit contesté le choix du mode de scrutin qui vous est proposé, soit contesté le règlement électoral. »

En 2012, au premier tour des élections présidentielles, l’abstention a été utilisée par environ 20% des électeurs inscrits, soit 1 électeur sur 5. Or, quand l’opinion de 9 millions d’électeurs est ignorée, les électeurs étant considérés comme fautifs, dans une population qui en compte 45 millions, nous pouvons nous interroger sur les raisons du silence des élus de la République : est-ce un déni de la réalité, une volonté délibérée de nuire à la démocratie, ou la volonté de favoriser la stabilité de la gouvernance politique, qui s’appuie sur les deux grands partis, au détriment du renouvellement ?

Mode de scrutin et liberté d’expression : le concept de poids électoral

Quand 45 millions d’électeurs sont appelés à se déplacer pour voter, le but recherché prioritairement devrait être de permettre à ces électeurs d’exprimer leurs opinions le plus clairement possible. Pour cela, il existe des modes de scrutin très bien repérés, utilisés dans d’autres pays. Pour l’élection à la Présidence de la République, chaque électeur doit pouvoir préciser ses choix, sans que cela n’interfère sur son poids électoral. Cette notion de poids électoral est connue depuis longtemps.

Pour en saisir l’importance, il faut imaginer que, sur une liste de douze candidats par exemple, un électeur puisse rayer un ou plusieurs noms. Il n’a pas le droit de laisser la liste intacte, ce qui reviendrait à n’effectuer aucun choix. Il ne peut pas davantage rayer les douze noms ce qui reviendrait à voter blanc. En conséquence, l’électeur qui ne raye qu’un nom attribue une unité de poids électoral à chaque autre candidature : il distribue onze votes positifs. Autrement dit, cet électeur pèse onze unités. A l’opposé, l’électeur qui raye tous les noms sauf un ne pèse qu’une unité, n’ayant utilisé qu’un vote positif.

Pour éviter cette difficulté, il existe d’autres systèmes de vote, entre autres « par pondération ». Par exemple, les électeurs sont invités à classer les candidatures de 12 à 1, si la liste comprend douze noms. Chaque électeur attribue 12 unités à sa candidature préférée, puis 11 unités à la suivante, jusqu’à la candidature la moins appréciée, qui ne reçoit qu’une unité. Effectivement, de ce fait, chaque électeur pèse le même poids, soit 78 unités.

Le dépouillement est plus long. C’est pourtant un peu mieux que l’actuel scrutin présidentiel, qui se déroule au suffrage universel uninominal direct à deux tours.

En France, actuellement, la République envoie un message bien peu positif aux électeurs : « Aucune contestation ne sera prise en compte, tant à propos des propositions politiques de fond que du système électoral ». Or, c’est pourtant ce que conteste une part non négligeable des citoyens français, de même qu’ils contestent le manque de projets politiques innovants, sans oublier les promesses électorales jamais tenues. Malgré les années qui passent, cette partie de l’électorat reste mécontente. Les votes de protestation en sont le reflet.

Propositions conjointes

L’une des plus simples façon de voter consiste à donner plus de poids à sa candidature préférée (+2), tout en pouvant choisir une deuxième candidature, qui aura moins de poids (+1), et enlever du poids à une troisième candidature (-3). L’avantage de cette pondération est la prise en compte plus complète de la volonté de l’électeur, qui peut donc exprimer sa désapprobation autant que son approbation, et répartir son vote entre plusieurs candidats, au lieu d’un seul. Tout cela en un seul tour9.

Il faut aussi que les électeurs puissent voter blanc – voire, pourquoi pas, s’en remettre au hasard – sans perdre leur poids électoral. Si un électeur ayant utilisé un bulletin blanc n’a plus de poids électoral, le poids des autres électeurs doit, lui aussi, être égal à zéro. Ce sera le cas si le vote blanc « exprimé » est doté d’un poids identique au vote pondéré « exprimé ». Le plus simple étant de donner aux électeurs le pouvoir d’annuler une élection, par exemple si plus de x % d’électeurs ont voté blanc. En 2012, lors du second tour des présidentielles, cela aurait évité aux électeurs « de gauche » de n’avoir le choix qu’entre deux candidatures ne correspondant ni l’une ni l’autre à leurs idéaux politiques.

Si l’électeur qui s’abstient en ne se déplaçant pas ou qui votre nul en surchargeant ou en déchirant son bulletin n’a aucun pouvoir sur le résultat de l’élection, son poids électoral est égal à zéro. Il est moindre que celui de l’électeur qui se déplace et qui vote blanc. Or tant qu’à faire, si on se déplace, autant participer au vote, ne serait-ce que pour écarter une candidature que l’on considère comme étant indésirable pour le pays…

L’adoption de la totalité de ces dispositions changerait-elle le résultat final ? Nous n’en savons rien, mais il serait probablement utile d’essayer. Avec un système de vote par pondération, les électeurs sont clairement invités à exprimer précisément leurs volontés, mais aussi leurs désaccords.

Si l’on reconnaissait le vote blanc, si l’on décourageait l’abstention et surtout si l’on permettait aux électeurs de s’exprimer plus précisément, le taux d’abstention chuterait-il, les bulletins blancs seraient-ils plus rares ? Nous l’ignorons. Mais les candidatures jugées indésirables par les électeurs obtiendraient du poids négatif.

Notes

1  Jacques Saussard est professeur de violon et animateur d’ensembles instrumentaux. Il a travaillé successivement au sein de plusieurs conservatoires de la région de Lyon. Il a été délégué syndical (local, régional, national) et se consacre actuellement à des initiatives citoyennes.

2 http://www.frontnational.com/les-adherents/

3 http://fr.wikipedia.org/wiki/Corps_%C3%A9lectoral

4 http://fr.wikipedia.org/wiki/Front_national_%28parti_fran%C3%A7ais%29

5 http://www.lemonde.fr/elections-departementales-2015/article/2015/03/16/departementales-l-ifop-teste-une-autre-methode-pour-le-meme-resultat_4594672_4572524.html

6 Nicolas Domenach sur Canal+ le 16/03/2015 http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/c-la-nouvelle-edition/pid7693-nicolas-domenach.html?vid=1232491

7 (cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lection_pr%C3%A9sidentielle_fran%C3%A7aise_de_2002

8 http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000028636783&dateTexte&categorieLien=id

9 Le Trivote est une proposition allant en ce sens, elle est formulée en détail par l’auteur de cet article. L’auteur n’a pas de lien avec les autres propositions formulées sur le site Trivote. De même, l’hébergeur zici.fr ne peut être considéré comme un co-auteur ou un sympathisant du site vote-bbr.zici.fr http://vote-bbr.zici.fr/index.htm

Toutes les sources ont été consultées le 17/03/2015.

© Jacques Saussard et Mezetulle, 2015.