Une guerre spectacle ? 04-08 mars 2022

Jean-Michel Muglioni veut lui aussi que nous soyons solidaires des Ukrainiens : mais il se demande si nous le sommes, nous qui depuis nos salons regardons sur nos écrans les Russes anéantir l’Ukraine. Notre essor économique nous a endormis : oublieux de la nature des rapports des États entre eux, nous avons laissé s’installer ou même voulu une situation inextricable, qui ne peut avoir d’issue que tragique : la fin de l’Ukraine, et peut-être une guerre plus générale.

Depuis vingt ans, la Russie a fait ouvertement savoir qu’elle veut retrouver son empire et son influence perdus, et nous avons attendu de voir. Comme souvent dans l’histoire du monde – comme toujours ? – nous avons laissé se mettre en place une situation absurde, inextricable, qui a rendu la guerre inévitable. Non pas seulement par lâcheté, mais par exemple parce que cela nous plaisait d’accueillir les milliardaires soutiens de la dictature russe, aujourd’hui sanctionnés : nous les avons accueillis à bras ouverts dans nos stations de ski, dans nos ports de la Méditerranée, partout en France et dans le monde. Nous nous réjouissions quand ils achetaient nos clubs de football et nos produits de luxe. La place financière de Londres s’enorgueillissait de leurs apports. Étaient-ils alors différents de ce qu’ils sont devenus ? Ignorions-nous leurs liens à la mafia ? Ignorions-nous que dictature et corruption vont de pair ?

Sans doute faut-il saluer l’unité qui s’est faite pour condamner l’agresseur et pour prendre des sanctions économiques contre lui. Mais nous sommes, devant nos écrans, au spectacle, comme devant un match où l’on prend parti pour le plus faible qu’on sait d’avance battu. Nous regardons l’Ukraine résister. Est-il plus décent de ma part d’exprimer ici ma honte ? Les assemblées législatives des pays immobiles applaudissent le président Zelensky pour son courage. Nous déclarons partout notre solidarité à l’égard d’un pays envahi et bombardé dont la population n’a d’autre issue que de mourir au combat ou d’émigrer. Je ne souhaite pas avoir à bénéficier un jour d’une solidarité pareille. Ainsi le désordre du monde nous enferme dans une logique de l’absurde : l’alliance censée nous protéger de la Russie nous interdit de défendre un pays qui n’en est pas signataire. La Russie peut conquérir l’Ukraine et massacrer les Ukrainiens jusqu’au dernier sans craindre que nous allions les secourir.

Ce qu’on appelle l’Occident a laissé les révoltes berlinoises, hongroises et tchèques se faire écraser. Il est pour l’instant égal à lui-même. Parce que l’invasion de l’Ukraine est aujourd’hui condamnée, faudrait-il croire en effet au réveil de l’Europe ? Comment, obèse, réagira-t-elle quand la guerre ne sera plus seulement des images sur ses écrans et qu’il faudra en payer le prix ? Sera-t-elle même capable de supporter un régime sec, modérément sec ? En 2018, Emmanuel Macron disait ceci : « Ce vieux continent de petits-bourgeois se sentant à l’abri dans le confort matériel entre dans une nouvelle aventure où le tragique s’invite »1. Il pensait que le tragique nous réveillerait. Optimisme paradoxal, tempérait-il. Or les horreurs de la guerre ne guérissent pas nécessairement les peuples de leur veulerie. La Grande Guerre s’est conclue par le traité de Versailles qui préparait la suivante, elle-même suivie de ce qu’on a appelé une guerre froide. L’Europe se croyait en paix pendant qu’ailleurs d’autres guerres servaient les intérêts des uns et des autres. Seule nouveauté positive, l’agression russe ne semble plus signifier aujourd’hui pour nos penseurs que le régime russe est l’avenir de l’homme2. Comprendra-t-on que l’essor inouï de notre économie n’est pas la paix ? Qu’il n‘est pas davantage garant de notre liberté, qu’au contraire il nous fait oublier que la paix repose sur notre volonté et non sur notre bien-être ?

Hérodote raconte, au début de ce qu’on considère généralement comme notre premier vrai livre d’histoire, que, dans l’Asie Mineure, il était courant qu’une cité rase sa voisine, s’empare de ses richesses et réduise sa population en esclavage. César pouvait en un jour massacrer toute la population d’une ville. Ces anachronismes pour rappeler qu’il n’y a peut-être rien d’étonnant à ce que la Russie rase l’Ukraine. Entre elles la guerre n’a jamais cessé ni avant le XIXe siècle, ni depuis. La guerre froide nous a fait croire que deux blocs s’opposaient idéologiquement : nous avons oublié que la guerre est la manière dont cités, États, ou empires, Églises même, s’imposent et s’étendent. Et cela non pas pour des raisons d’abord économiques ou idéologiques, mais parce que ce sont des puissances : s’accroître ou périr, telle est leur nature. Croire le capitalisme cause première de la guerre interdisait de voir clair, et de même croire le capitalisme unificateur du monde. Et il est dans la nature des choses qu’être à la tête d’une puissance impériale rende fou.

Que l’OTAN3, ou l’un des pays qui en font partie, intervienne en Ukraine avec son armée revient à déclarer la guerre à la Russie. Nul ne veut s’y risquer, par crainte d’un conflit atomique. Qui voudrait prendre un tel risque ? Je ne connais la guerre et ses conséquences que par les récits des historiens et des témoins, combattants de 14, résistants de 40, appelés en Algérie. Je sais trop quels malheurs en résultent. La préparation de la guerre ruine les États et nourrit les despotismes. Il n’y a pas de liberté pendant la guerre, même s’il arrive qu’elle sauve la liberté, même s’il faut parfois la faire pour sauver la liberté. Trop jeune pour avoir été faire la guerre en Algérie, j’ai vécu jusqu’à ce jour une période étrange, proprement extraordinaire : je n’ai jamais souffert des maux qu’apporte partout et toujours l’histoire. Combien sommes-nous, depuis qu’il y a des hommes, à avoir vécu une telle vie ? Et de quel droit pourrais-je envoyer depuis mon fauteuil les plus jeunes à la mort ? Nous ne sommes plus de ces vieux Romains qui sacrifiaient leurs enfants à la République. Notre prudence nous paraît nécessaire pour éviter la guerre nucléaire : quel avenir nous prépare-t-elle ?

Notes

1 – Interview à la NRF de mai 2018, reprise dans Le Monde du 28 avril 2018. La NRF interrogeait sur le romanesque.

2 – Je dois tempérer cette remarque optimiste. Les Cahiers du monde ouvrier, sur leur site internet, citent les mots d’Emmanuel Macron que j’ai repris et notent : « en réalité, sous l’expression « petit-bourgeois », Macron-le-banquier désigne les cheminots, les infirmiers et infirmières… et tous ceux qui ont un statut arraché au lendemain de la guerre dans la lutte des classes ». Où le refus de comprendre le sens des mots participe du sommeil européen. Oui, les progrès accomplis depuis 1945 ont fait de la plupart d’entre nous ce qu’on appelle des « petits-bourgeois », au sens péjoratif de ce qualificatif, aussi bien chez Marx que pour la grande bourgeoisie, elle-même devenue « petite-bourgeoise ».

3 – Rappelons-le, cette Organisation du traité de l’Atlantique Nord n’est pas un traité de défense européen et dépend des États-Unis d’Amérique.

5 thoughts on “Une guerre spectacle ? 04-08 mars 2022

  1. Binh

    Excellente position.
    Il faut rappeler que si nous avons été heureux de recevoir des « milliardaires soutiens de la dictature russe » (au passage, notre acteur français devenu russe en faisait-il partie lorsqu’il faisait la promotion du nouveau Tsar ?) nous faisons exactement pareils (et c’est en cours) avec les milliardaires chinois (quelques uns ont investi dans la viticulture pas loin de chez moi). Donc, prochain épisode de notre aveuglement et de notre lâcheté: l’invasion totale de l’Océan Indopacifique (la « Méditerranée Asiatique ») par la Chine et le débarquement chinois futur à Taïwan. Commerce oblige, on ferme les yeux et on se bouche les oreilles. Et puis, le jour fatal arrivé, on fera les étonnés…..et nos emplois seront menacés par la rétorsion chinoise, si nous bougeons ! Nous continuons (UE par exemple) à signer des accord commerciaux avec les régimes quasi fascistes, voire totalement fascistes (ou staliniens), en nous imaginant que cela va aider les populations locales (argutie démagogique que l’on croit sincèrement ?) alors que dès maintenant nos partenaires commerciaux autoritaires emprisonnent sans scrupule. La Chine le fait presque fièrement, mais le Vietnam (accord commercial UE-Vietnam tout récent) le fait plutôt en cachette, pour que son entreprise automobile toute fraiche (Vinfast) puisque investir aux USA et que les américains puissent se payer des bagnoles pas chères. Vinfast va donc arriver bientôt en UE même si les paragraphes de l’accord commercial UE-Vietnam relatifs aux Droits Humains élémentaires ne sont pas rigoureusement appliqués….Mais, il y a pire que le Vietnam. Pour ne pas insister sur la Chine, pensons à certains royaumes du Moyen Orient…!
    Et puis, il y aussi 2 autres problème des Occidentaux: leur incapacité à faire peur (la ligne rouge de Obama non appliquée + la non-intervention déclarée de Biden en Ukraine) et leur immense capacité à avoir peur. Nous possédons l’arme nucléaire mais nous n’osons pas la brandir ! A quoi sert la dissuasion, donc ?
    Sans changement d’attitude, l’Occident est mal barré, et ce n’est pas une bonne nouvelle pour les non-Occidentaux non plus (dont beaucoup admirent l’Occident, contrairement à ce que croient nos « décolonialistes » repentants modernes…).

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    1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

      S’agissait-il à proprement parler de commerce avec la Chine, c’est-à-dire d’échange, ce qui suppose une certaine égalité ? Ou bien la Chine était-elle de ces pays où nous voulons faire produire à bas coût nos biens de consommation et enrichir les actionnaires ? Et pourquoi en effet ces pays ne finiraient-ils pas par mettre fin à cette sorte de colonisation et par prendre le dessus sur nous ?

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  2. Pouyet Marc

    OTAN-USA-UE… un jeu de dupe dans une guerre entre puissances capitalistes pour les parts de marché. Les budgets militaires explosent. Biden a gagné sur ses objectifs pour l’Europe. Les affaires, la guerre, les affaires… au bout du bout, une guerre mondiale contre la Chine pour le leadership d’un nouvel ordre mondial qui ne peut être que chaos, barbarie, exploitation et misère encore jamais vu.
    En qui les peuples peuvent-ils placer leur confiance pour arrêter cette guerre, sinon en eux-mêmes.
    L’histoire montre que l’union ( « sacrée » ) avec ses propres gouvernements enfonce les peuples encore plus dans cette spirale.
    La seule solution ne peut venir que de la révolte indépendante des peuples.
    Le reste c’est du bavardage pour culpabiliser. D’ailleurs on ne  »nous » demande jamais d’aller mourir pour les palestiniens, les syriens, les yéménites… La France elle-même est impliquée dans des opex aux buts humanitaires frauduleux, comme la  »Françafrique  »contre laquelle le peuple malien manifeste exigeant sa fin par le départ des troupes.
    Les peuples ne veulent pas de la guerre, y compris le peuple russe qui subit le knout de Poutine dans une Russie exsangue économiquement. Les manifestations dans le monde entier en attestent chaque jour. Là est l’espoir.

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    1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

      Mes deux propos sur la guerre en Ukraine reposent sur quelques principes indépendants des événements présents. Le commentaire de Marc Pouyet qui s’y oppose radicalement me permet de clarifier mon point de vue. Nous ne diagnostiquons pas les mêmes illusions, les mêmes « dupes », parce que nous n’avons pas les mêmes présupposés. J’en formulerai seulement trois. Sans m’expliquer davantage.

      1/ L’impérialisme est la volonté d’un État d’accroître sa puissance. Il a pris au cours de l’histoire plusieurs formes. L’impérialisme américain est américain avant d’être capitaliste. Le communisme n’était pas la raison de l’impérialisme russe, qui n’est pas mort avec le communisme.

      2/ Le capitalisme n’est pas la cause des guerres. Il n’est pas davantage la cause de l’oppression politique, et c’est pour l’avoir oublié que les détracteurs du capitalisme ont longtemps nié que les peuples étaient opprimés dans les pays qui prétendaient lutter contre lui. Ou même le nient toujours là où cette oppression est patente.

      3/ La raison pour laquelle le libéralisme économique (ou capitalisme) endort les peuples occidentaux est sa réussite : leur richesse rend les peuples incapables de faire prévaloir leur liberté sur leur confort.

      Etc. ! Car il y aurait en effet beaucoup à dire sur le rapport de la richesse et du pouvoir politique, et sur la nature de la richesse et du type de consommation auquel elle nous asservit tous.

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  3. Binh

    Je crains que le camarade Marc soit un militant idéaliste aveugle volontairement: « Les peuples ne veulent pas de la guerre, y compris le peuple russe » ? Bien sûr que si ! Hitler voulait conquérir l’Europe, et il l’avait annoncé, et il a été élu pour ça par le « peuple » allemand. Et Poutine a le soutien de son « peuple » russe ! Quant aux massacres entre Tutsi et Huttu, ils ont bien été exécutés par des « peuples » en action (manipulés ou pas). Et c’est bien le « peuple » bouddhiste birman, au moins dans les territoires concernés, qui a chassé les Rohingyas musulmans de leurs maisons.
    Il n’ y a pas de vertu « naturelle » d’un peuple qui, de surcroît, est une invention d’Intellos simplistes.
    Je ne suis pas sûr que le « peuple » malien veuille le départ des troupes françaises qui luttent contre le terrorisme islamiste, et je ne suis pas sûr que les malheurs de la Syrie (qui ne sont pas la création du « diable »OTAN-USA-UE »…!) aient été ignorés par l’Occident : si ce dernier était intervenu, qu’auraient hurlé les militants haineux d’eux-mêmes et de l’Occident ? Par contre, je suis sûr que les malheurs de la Palestine mobilisent du monde en Occident et que cet Occident en subit les conséquences . Quant à « aller mourir » pour l’Ukraine, on voit bien que notre Camarade n’a pas envie de le faire (pas plus, au passage, que d’aller mourir pour la Palestine…!) : les Français, clairement, préfèrent se plaindre du prix de l’essence et des abominations du capitalisme en Occident (ce qui fait rire tous les prolétaires ou damnés des pays pauvres de l’anciennement dénommé « Tiers-Monde » non occidental qui ne pensent qu’à une chose: se réfugier ou se précipiter, Boat-People ou pas, sur L’Europe ou l’Amérique, vers l’UE, les USA ou l’OTAN, mais pas…vers la Russie ou la Chine ! Bizarre, vraiment ? ) . Et, pour finir sur les « peuples », quand on parle de la Palestine et de ses malheurs, il est bon de se souvenir que les Juifs sont des Palestiniens, eux aussi….

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