‘Chaos’ de S. Rozès et A. Benedetti, « l’imaginaire des peuples » au prisme de la musique, par B. Moysan (III)

Troisième partie : L’imaginaire allemand

Troisième et dernière partie de l’article de Bruno Moysan consacré au commentaire du livre d’entretiens de Stéphane Rozès avec Arnaud Benedetti Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022).

Lire la première partie : L’imaginaire des peuples selon Stéphane Rozès

Lire la deuxième partie : L’imaginaire français

Troisième partie : L’imaginaire allemand

À la suite d’un important développement sur la monnaie européenne, Stéphane Rozès remarque que « dans un pays les conceptions mêmes de la bonne et de la mauvaise économie résultent de l’imaginaire des peuples »1. Pour lui,

« La construction de la BCE est directement héritée de l’histoire allemande et de la conception que se font les Allemands de l’économie et des finances publiques. Lorsque la réunification de 1990 s’effectue, le politique en Allemagne intime à la Bundesbank, en dépit de son indépendance, d’avoir une politique monétaire permettant d’accueillir l’Est. C’est-à-dire que même dans un pays où a été conçue la pensée ordo-libérale, des facteurs éminemment politiques vont jouer. Néanmoins, le sujet des Allemands, ce n’est pas tant le contenu des disciplines monétaires, c’est le fait qu’il y ait une discipline, et qu’elle soit la résultante de la conception que ceux-ci se font de la bonne économie »2.

Les conséquences de la guerre de Trente ans

D’une manière hautement significative, Stéphane Rozès voit dans la guerre de Trente ans un des moments fondateurs les plus essentiels de l’imaginaire allemand. La façon dont la France et l’Allemagne, aux XVIe et XVIIe siècles, se déstructurent puis se restructurent mériterait une étude à part tant finalement l’ordre qui sort du traité de Westphalie en dit long et sur la France et sur l’Allemagne et sur leurs fondamentaux respectifs. La guerre de Trente ans a été un traumatisme qui, du fait de la structure encore féodale par bien des côtés de la société allemande de l’époque, ne pouvait se résoudre sur le mode de la centralisation rationnelle. Comme l’écrit Jean-Claude Capèle :

« La conséquence [de la guerre de Trente ans] est bien sûr le raffermissement des pouvoirs locaux et des particularismes au détriment d’une entité politique unique. La guerre de Trente ans a ainsi créé, en plein cœur de l’Europe, un vide politique et militaire dans un espace économique ruiné où les princes sont renforcés dans leur pouvoir, tandis que la bourgeoisie des villes et la paysannerie perdent à nouveau toute influence réelle »3.

Aux lendemains de ce cataclysme, il fallait chercher et construire l’unité du collectif situé rive droite du Rhin ailleurs que dans la verticalité organisatrice. La lecture de Norbert Elias, La civilisation des mœurs4, Les Allemands5, aussi bien que celle de Marcel Beaufils, Comment l’Allemagne est devenue musicienne6, de Gilles Cantagrel7 ou de Georges Gusdorf, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières8, montre un collectif en proie à la fragmentation et cherchant son unité. Avant de trouver sa traduction politique, laquelle n’arrivera que tard, au XIXe siècle, cette unité sera, dans un premier temps, pensée et expérimentée dans ce qu’on pourrait appeler la sphère de l’esprit, esprit étant entendu dans un sens très large incluant la langue, le religieux, la philosophie, l’art, la poésie, etc. La lente construction de l’unité allemande s’est faite plus horizontalement et par tâtonnements que par le haut. Elle a été avant tout le fait d’une bourgeoisie lettrée, de langue allemande, plus ouverte sur les influences étrangères qu’on ne l’a dit parfois mais profondément ancrée dans une germanité dont le creuset métabolique sur le plan sociologique aura été une nébuleuse de pasteurs, fils de pasteurs, petit-fils de pasteurs, théologiens, juristes, etc. Bach était issu de cette strate-là et Marcel Beaufils, en donnant pour sous-titre à sa thèse « Essai sur la musique bourgeoise et l’éveil d’une conscience allemande au XVIIIe siècle et aux origines du XIXe », montre bien tout ce qui sépare cette culture de celle des cours allemandes beaucoup plus cosmopolites. Norbert Elias, tout comme Marcel Beaufils et avant eux Mme de Staël ou Heinrich Heine, décrivent en effet une société qui est, durant une longue période de son histoire, clivée entre une strate curiale cosmopolite profondément soumise à des influences étrangères (françaises, italiennes et anglaises) et une strate bourgeoise beaucoup plus ancrée dans des fondamentaux spécifiquement allemands. Cet ancrage allemand n’ôte pas à cette bourgeoisie toute forme de perméabilité aux influences étrangères. Simplement, contrairement aux princes qui la gouvernent, elle métabolise ces influences étrangères de façon à en faire quelque chose de profondément sien, le meilleur exemple étant tout simplement sur le plan musical Jean-Sébastien Bach. C’est cette cuisine assimilatrice sur fond d’identité forte, associant affirmation de soi et mise en projet, qui fera le flamboiement de la pléiade de génies nés entre 1745 et 1775.

Pratiques unificatrices. La notion allemande de « culture »

Le chapitre sur la querelle de l’opéra allemand du Comment l’Allemagne est devenue musicienne de Marcel Beaufils et celui sur le duel des Allemands de Norbert Elias montrent comment se négocient les relations entre la strate princière et la strate bourgeoise en Allemagne au XVIIIe et XIXe siècles. Marcel Beaufils montre que c’est un ensemble d’initiatives non-coordonnées mais systémiques venant de la bourgeoisie et de musiciens acquis à la cause de l’opéra allemand, par exemple Hiller, Dittersdorf, Mozart, Weber, qui sont parties à l’assaut de l’« opéra welsche » dans les dernières décennies du XVIIIe siècle et les premières du XIXe siècle mais que, en définitive, ce sont les princes qui ont donné le coup de grâce au quasi-monopole de la musique italienne dans les opéras de cour. Plus tard, c’est l’appui de Louis II de Bavière qui achèvera, par son soutien financier et idéologique, le combat commencé quelques décennies auparavant par Wagner, aidé par Liszt, ne l’oublions pas. Le chapitre de Norbert Elias sur le duel montre le mécanisme inverse. Ici, ce n’est pas la strate princière qui achève le travail commencé par la nébuleuse des travailleurs de l’esprit en étroite association avec un ensemble de pratiques sociales qui structurent la vie musicale, mais bien la bourgeoisie qui assimile une pratique essentiellement aristocratique et militaire et finit par se conformer à des logiques et à des représentations qui ne sont pas initialement les siennes. Et Norbert Elias d’illustrer son propos avec l’exemple tardif mais ô combien éclairant d’Ernst Jünger.

Ces deux exemples montrent deux pratiques unificatrices permettant de surmonter les conséquences de la fragmentation, lesquelles correspondent à deux strates agissantes qui finissent par converger. En dépit de son cosmopolitisme, la strate princière, quelles que soient ses divisions religieuses, ses conflits entre dynasties, ses jeux de pouvoirs et de territoires (par exemple, au XIXe siècle, la question de la grande et de la petite Allemagne), est en réalité profondément unifiée par un maillage de liens familiaux aux extensions européennes multiples et par la permanence, au moins symbolique, des représentations léguées par le Saint-Empire médiéval. Lorsqu’en janvier 1742, Charles-Albert de Bavière, fils de l’électeur Maximilien-Emmanuel de Bavière et de Teresa Sobieska, est élu Empereur du Saint-Empire, c’est une symbolique extrêmement ancienne associée à des pratiques de pouvoir elles-aussi extrêmement anciennes qui montre sa permanence en plein milieu du XVIIIe siècle, parce que personne n’ignore que le dernier Wittelsbach à avoir été Empereur du Saint-Empire était Louis IV entre 1314 et 1347.

A contrario, la strate de la bourgeoisie allemande aura tenté, et avec succès, de penser les assemblages menant à l’unité dans et par le langage sous la forme de ce qu’on appelle la culture au sens allemand du terme. Comme le montre Norbert Elias dans l’article déjà cité plus haut,

« La notion allemande de culture […] souligne les différences nationales, les particularités des groupes ; c’est grâce à cette fonction qu’elle a pu revêtir, bien au-delà de sa situation originelle, une importance dépassant, par exemple dans le domaine de l’ethnologie et de l’anthropologie, l’ère linguistique allemande. Or, cette situation originelle est celle d’un peuple qui, par rapport aux autres peuples d’Occident, a accédé très tard à l’unification et à la consolidation politiques, et dont les limites ont fluctué pendant des siècles et continuent de le faire »9.

La bourgeoisie allemande aura pensé très tôt, dans la philosophie, la littérature et les arts, et en premier lieu dans la musique, ces éléments essentiels de la culture allemande du XIXe et du XXe siècles que seront l’unité, la totalité et la force, cela avant que leur soit donnée une quelconque traduction politique.

Le baroque allemand et la quête d’unité selon Gilles Cantagrel

Étudiant la traduction spécifiquement germano-luthérienne des fondamentaux du baroque musical européen dans la période allant de Schütz à Bach, Gilles Cantagrel, dans des pages très éclairantes, montre combien le stylus phantasticus, « expression sonore propre à cette époque et à ce milieu de l’Allemagne luthérienne […] agit comme métaphore de l’énergie et de la diversité de la vie » tout en « laissant le sentiment diffus d’une profonde unité interne ». Et Gilles Cantagrel de remarquer ensuite : « C’est que les divers épisodes possèdent en effet en commun quelque cellule fondatrice, un intervalle, une petite figure, généralement implicite, mais dont les diverses métamorphoses et proliférations confèrent à l’œuvre entière une mystérieuse unité sous-jacente »10. L’Allemagne luthérienne métabolise les influences extérieures, ici le baroque italien et français, sous le signe de la recherche permanente de l’unité. Cette quête d’unité et de cohérence interne trouve aussi d’autres expressions musicales particulièrement saillantes dans l’ostinato et dans toutes les incarnations musicales de la circularité qui sont autant de « reflet[s] d’une organisation musicale supérieure » surtout quand cette organisation est en rapport avec le nombre.

L’un des mérites de la réflexion de Gilles Cantagrel sur le baroque allemand d’infrastructure luthérienne est de montrer que cette recherche d’unité ne concerne pas que la musique, mais est un véritable mode de penser qui trouve des traductions dans les différents domaines de la culture allemande de l’époque, à commencer notamment par la philosophie. Le parallèle était tentant mais céder à la tentation n’est pas forcément peccamineux surtout quand il s’agit de mettre en parallèle la « mystérieuse unité sous-jacente » du stylus phantasticus, de l’ostinato ou des diverses expressions musicales de la circularité et de l’organicité du baroque musical allemand avec la philosophie de Leibniz. C’est ce que fait avec à-propos Gilles Cantagrel lorsqu’il remarque que la mystérieuse unité sous-jacente dont il a été question plus haut est « la mise en œuvre de l’un des grands principes de Leibniz11, le philosophe quasi contemporain de Buxtehude, déclarant que “notre esprit cherche le commensurable même le plus simple, et il le trouve dans la musique, sans que les personnes qui l’ignorent s’en aperçoivent”, et qui ne cesse d’appréhender l’unité dans la diversité, selon ce qu’il nomme le principe de diversitas identitate compensata, la diversité contrebalancée par l’identité »12.

***

En tentant de définir des « imaginaires pérennes », Stéphane Rozès se propose en définitive d’aller à la racine de ce qui fait la spécificité, et donc la richesse, des collectivités et des nations. Il suffit d’écouter un peu de musique pour constater que, en dépit de transferts culturels permanents, les compositeurs français et allemands ne sonnent pas tout à fait pareil… Bach, Rameau, Berlioz, Wagner sont porteurs d’une histoire qui est aussi un rapport au monde. Il n’a pas fallu attendre les nationalismes du XIXe siècle et du XXe siècle pour être conscient que, de chaque côté du Rhin, on pouvait entendre et composer différemment alors que, par ailleurs, les grands principes structurants du langage musical – ici le langage tonal – pouvaient être les mêmes. Même une grammaire aussi abstraite que la grammaire sérielle de l’après-1985 peut être subtilement colorée de traces d’imaginaires pérennes. Certes, ce que nous constatons empiriquement relève du Je ne sais quoi et du presque rien mais il suffit d’écouter Gruppen de Stockausen, Incontri de Nono, qui est pourtant un palindrome parfait – rien de plus abstrait et mécanique en apparence qu’un palindrome parfait – et Le marteau sans maître de Boulez pour constater qu’il y a un je ne sais quoi de debussyste dans Le marteau sans maître, un presque rien de wagnérien dans Gruppen et un je ne sais quoi et un presque rien de bellinien dans Incontri ! Stéphane Rozès dans Chaos nous incite en définitive à être attentif à ce qui est tapi dans les profondeurs du collectif et rappelle par le fait même aux décideurs politiques, trop souvent pris d’hubris, que mépriser et violenter les imaginaires des peuples comporte de gros risques.

Notes

1 – Rozès, Chaos, p. 93.

2 – Rozès, Chaos, p. 92-93.

3 – Jean-Claude Capèle, L’Allemagne hier et aujourd’hui, Paris, Hachette, 2012, p. 15.

4 – Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (pour la traduction française) et en particulier le premier chapitre, « La formation de l’antithèse ‘’culture’’ ’’civilisation’’ en Allemagne », p. 13-51.

5 – Norbert Elias, Les Allemands, Paris, Seuil, 2017 (pour la traduction française).

6 – Marcel Beaufils, Comment l’Allemagne est devenue musicienne, Paris, Diapason-Robert Laffont, 1983, ouvrage dont on ne saurait oublier l’origine mentionnée p. 9 : « Cet ouvrage, thèse de doctorat ès Lettres de l’auteur, a été publié, à tirage limité, à Marseille en 1942 sous le titre : Par la musique vers l’obscur. Essai sur la musique bourgeoise et l’éveil d’une conscience allemande au XVIIIe siècle et aux origines du XIXe ».

7 – Gilles Cantagrel, De Schütz à Bach. La musique du baroque en Allemagne, Paris, Fayard-Mirare, 2008, Le moulin et la rivière, air et variations sur Bach, Paris, Fayard, 1998 et Dietrich Buxtehude et la musique en Allemagne du nord dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Fayard, 2006.

8 – Georges Gusdorf, Naissance de la conscience romantique au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1976.

9 – Norbert Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 3/1973, p. 14.

10 – Gilles Cantagrel, De Schütz à Bach, p. 146.

11 – Sur le rapport très profond que la pensée de Leibniz entretient avec l’idée d’unité, on se reportera avec profit à Michel Fichant, Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, coll. « Épiméthée », Paris, PUF, 1999 et notamment au chapitre VI de cet ouvrage « De l’individuation à l’individualité universelle ». On trouve d’ailleurs dans la correspondance de Leibniz avec Arnauld une belle métaphore musicale de la concomitance et de l’unité dans la diversité : « Enfin pour me servir d’une comparaison, je diray qu’à l’égard de cette concomitance que je soutiens, c’est comme à l’égard de plusieurs differentes bandes de musiciens ou choeurs, jouans separément leurs parties, et placés en sorte qu’ils ne se voyent et même ne s’entendent point, qui peuvent neantmoins s’accorder parfaitement en suivant seulement leur notes, chacun les siennes, de sorte que celuy qui les écoute tous, y trouve une harmonie merveilleuse et bien plus surprenante que s’il y auroit de la connexion entre eux. Il se pourroit même faire que quelqu’un, estant du costé de l’un de ces deux choeurs, jugeast par l’un ce que fait l’autre, et en prist une telle habitude (particulierement si on supposoit, qu’il pust entendre le sien sans le voir, et voir l’autre sans l’entendre), que son imagination y suppleant, il ne pensat plus au choeur où il est, mais à l’autre, ou ne prit le sien que pour un echo de l’autre n’attribuant à celuy où il est que certains intermedes, dans lesquels quelques regles de symphonie, par les quelles il juge de l’autre, ne paroissent point; ou bien attribuant au sien certains mouvemens qu’il fait faire de son costé suivant certains desseins, qu’il croit estre imités par les autres, à cause du rapport à cela qu’il trouve dans la sorte de la melodie, ne sçachant point que ceux qui sont de l’autre costé font encor en cela quelque chose de répondant suivant leur propres desseins. » (Lettre à Arnauld du 30 avril 1687). Je tiens à remercier chaleureusement Michel Fichant de m’avoir fait connaître cette citation dont Gilles Cantagrel rejoint le contenu lorsqu’il écrit : « Leibniz, encore : “Perfectio est harmonia rerum, seu consensus vel identitas in varietate”, la perfection est l’harmonie des choses, ou pour mieux dire l’harmonie ou l’identité dans la variété » dans Cantagrel, De Schütz à Bach, p. 146

12 – Cantagrel, De Schütz à Bach, p. 146.

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