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Culture mondiale et griefs intersectionnels (2e partie)

« Culture mondiale et griefs intersectionnels », seconde partie
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3. Des griefs identitaires

Sur la traduction

Dans leur diversité, les langues maternelles semblent nous séparer, mais chacun reste par principe capable d’apprendre chacune des langues qui lui sont étrangères. Malgré les différences culturelles, l’incommunicabilité entre des proches peut être plus grande qu’entre des étrangers. Admettre la détermination de la langue sur la pensée serait une atteinte à sa liberté même : dans la même langue, l’espace de la parole est précisément le lieu d’affrontement des idéologies. Entre les langues, le thème convenu de l’intraduisible reste éminemment ambigu quand il suppose que l’idéologie prêtée à une langue ne peut être traduite dans l’idéologie prêtée à une autre. On déplore enfin ce qui se perd dans les traductions pour faire oublier tout ce qui s’y crée.

Les difficultés de la traduction ne sont pas des apories. Heidegger se déclarait intraduisible, et est parvenu à imposer Dasein en diverses langues confirmant ainsi sa thèse que l’allemand est la langue de l’Être. À cela Derrida ajouta à la confusion en prétendant que la traduction était impossible : « Rien n’est intraduisible en un sens, mais en un autre sens tout est intraduisible, la traduction est un autre nom de l’impossible » (op. cit., p. 102). Des auteurs qui se sont longtemps recommandés de ces penseurs ont renchéri et le Dictionnaire des intraduisibles dirigé par Barbara Cassin plaide pour l’impossibilité de traduire nombre de concepts philosophiques — alors même qu’il est déjà traduit en 13 langues. Au demeurant, on ne traduit pas des mots, comme peut le faire croire le format dictionnairique, mais des textes.

Sans s’attarder sur le poncif de l’intraductibilité, les nouvelles idéologies identitaires ont ajouté une nouvelle restriction : le traducteur devrait partager l’identité de l’auteur. Ainsi, la jeune poétesse à succès Amanda Gorman déclama un de ses poèmes à l’investiture de Joe Biden. Le recueil où il figurait devait être traduit en français par Marieke Lucas Rijneveld, ce qui suscita l’indignation, au motif qu’elle était blanche et Gorman afro-américaine. Rijneveld renonça d’elle-même, au motif qu’elle était non binaire, et Gorman cisgenre. La traduction échut à Lou and the Yakuzas, chanteuse belgo-congolaise, néophyte en la matière et mannequin à ses heures. Bref une œuvre ne pourrait être traduite que par quelqu’un qui partage les identités de « race » et de « genre » de l’auteur. Jamais le déterminisme en matière artistique n’était allé si loin, alors qu’un large pan de la théorie littéraire contemporaine s’était édifié contre les interrogations de Sainte-Beuve sur la sexualité des auteurs, auxquels il faudrait ajouter à présent les traducteurs. Au demeurant fort consensuel, le poème The Hill we climb contredit enfin dans son texte même la politique des identités : « nous devons d’abord mettre nos différences de côté ».

Tiphaine Samoyault clôt le débat en faisant de la traduction une violence : elle serait « d’abord et d’emblée une opération violente, d’appropriation et d’assimilation, où le mouvement de circulation masque assez mal les processus de domination », qu’elle soit linguistique, culturelle, sociale, économique et politique (Traduction et violence, Paris, Seuil, 2020, p. 149).

Cependant, la traduction n’est pas la redite d’une appartenance ou modulation d’un déjà dit, mais une création seconde, qui permet l’apport d’autres cultures — qu’on ne peut plus croire ennemies. L’acte du traducteur suppose une double “fidélité”, sans pour autant qu’il faille l’affubler de multiples identités.

La communauté culturelle suppose la traduction au même titre que la tradition : l’évolution des langues fait que toute tradition durable se trouve affrontée au problème de lire et de traduire ses textes fondateurs. Aussi les Anciens sont-ils comme les étrangers, sauf pour une pensée du même. En effet, les distances dans le temps et dans l’espace suscitent des difficultés analogues. La traduction n’annule pas les distances, elle permet et témoigne le respect. Le traducteur vit dans deux mondes, et sa norme est l’égard : pour le texte, l’auteur, les langues, les moments de l’histoire et des cultures.

La traduction permet de s’approprier le passé comme le présent. Dans l’histoire de la pensée, tous les grands mouvements novateurs se sont accompagnés de traductions et de retraductions. Que l’on songe par exemple à la traduction par Ficin du corpus platonicien, à la Bible luthérienne et à la King James, à la retraduction de Platon que projetait le groupe d’Iéna et que Schleiermacher réalisa.

Il faudrait en outre revenir sur les grands mouvements collectifs de traduction, et sur leur rôle dans la formation de la culture mondiale : des langues sémitiques au grec sous les Lagides ; du grec au syriaque, du syriaque à l’arabe, sous les Abbassides ; puis du latin à l’arabe sous les Fatimides ; du sanscrit au chinois sous les Tang, du sanscrit au persan sous les Moghols. Bref, une culture vaut notamment par ce qu’elle s’approprie et restitue dans l’échange. À son stade ultime, le nationalisme ne traduit pas, il brûle les ouvrages étrangers ; les traduire, c’est les soustraire au feu.

Dans la traduction, l’interprétation n’est pas simple appartenance, modulation d’un déjà dit, mais apport inouï d’autres cultures. L’acte du traducteur suppose une double appartenance, une double “fidélité”.

Aussi la traduction prouve-t-elle que l’humanité existe, non pas seulement par l’interfécondité génétique, mais par la transmission sémiotique. Elle garantit que la translation n’est pas que celle du Même mais aussi de l’Autre, et que l’interprétation ne se limite pas à une tradition.

Des « universels »

Qu’elles se prétendent de droite ou de gauche, les idéologies identitaires divisent a priori l’humanité en deux camps opposés : ceux qui partagent l’identité revendiquée et les autres. Elles sont donc polémiques par principe et la définition schmittienne du politique par l’opposition irréductible entre « l’Ennemi et Nous » se voit partagée par les théoriciens décoloniaux comme Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, inspirateurs notamment de Podemos et de LFI, tout comme les tenants de la métapolitique comme Martin Sellner, penseur du FPÖ autrichien. Il en résulte une destruction du concept d’humanité, caractéristique des totalitarismes.

Les nouvelles idéologies identitaires pourraient bien préparer ce terrain : elles vont contre le principe même de la démocratie qui consiste à traiter de la même manière tous les citoyens sans considération de race ou de sexe (véritable, ressenti, ou désiré).

À l’unité de l’humanité répond au plan philosophique le concept d’universalité. Il est mis en cause notamment par des auteurs issus de l’heideggérisme « de gauche » et de la déconstruction. Ainsi, dans Des universels (2016), Étienne Balibar multiplie-t-il les apories comme : « ne pas énoncer l’universel est impossible, l´énoncer est intenable » (p. 70) ; et, dans cette veine hégélienne, il imagine une lutte à mort des universels où chaque universel « […] est virtuellement la destruction de l’autre » (ibid.). Bref, selon une thèse à présent banalisée, l’invocation de l’universel ne serait qu’un moyen de coercition ; ainsi, selon Michèle Riot-Sarcey,  l’universalisme est un modèle politique, « exempt de doute, “unique” dans sa conformité à la loi du plus fort ; il s’approprie l’universel tout en le définissant à la mesure de son état. » (L’Émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle, La Découverte, 2023, p. 143).

Cependant l’universel ne peut être déconstruit, pour autant qu’il soit compris comme l’horizon de la généralité. On ne peut certes conclure du général à l’universel : par exemple la linguistique générale, par sa méthode historique et comparative, ne peut véritablement soutenir les prétentions dogmatiques de la linguistique universelle.

En effet, l’universalité ne s’impose pas par décret : la méthodologie comparative conduit au général et non à l’universel, de même que la permanence historique ne se confond pas avec l’éternité. Dans les sciences, à l’universalité des hypothèses répond la généralité des descriptions. Faute de démonstration formelle, cette généralité corrobore l’universalité de l’hypothèse, sans la prouver au sens fort.

De fait, l’universel appartient à la dualité constitutive de la connaissance : en effet, « le principe fondamental de la connaissance en général […] veut que l’universel ne se laisse intuitionner que dans le particulier, et que le particulier ne se laisse jamais penser que dans la perspective de l’universel » (Cassirer, 1953 [1972], p. 27).

4. Démentis et illustrations

Explorons quelques conséquences qui touchent les sciences et les arts.

Les vérités scientifiques

Les vérités scientifiques s’adressent à tous, et le Groupe Bourbaki commençait son œuvre mathématique majeure, et parfaitement impénétrable au profane, par l’affirmation que tout homme peut la comprendre. Les sciences ont toujours été universelles : Euclide et Al-Khawarizmi, dont les algorithmes tirent leur nom, s’adressaient à tous. Les standards de discussion sont mondiaux et des collectivités internationales comme celles des mathématiques ont des fonctionnements exemplaires. Quiconque, quelle que soit sa position académique, peut intervenir avec l’exigence qu’impose le débat scientifique.

En quoi les sciences seraient-elles occidentales ? Cette affirmation abusive ne peut qu’humilier les collègues chinois, japonais, brésiliens, etc. Le plus grand astronome du XVe siècle était Ulugh Beg, petit-fils de Tamerlan, et l’on visite toujours à Samarcande son observatoire, le plus perfectionné de l’époque. À défaut d’orientalisme, faudrait-il le suspecter d’universalisme, lui qui écrivait dans ses Prolégomènes : « La philosophie […] n’est pas sujette à la poussière des vicissitudes des sectes, ni aux différences des langages selon les temps »1?

Sur l’universalité des œuvres

Les œuvres d’art ont aussi une vocation universelle : Stace et Du Fu n’ont rien perdu de leur vigueur, ni Théocrite de son charme ; le oud du regretté Mounir Bachir adresse encore à tous ses méditations et ses maquams. Comme les classiques sont devenus tels en s’adressant à l’éventail universel des destinataires, le cosmopolitisme a toujours été un trait constant des œuvres. En voici quelques exemples.

1/ Dans une ballade virtuose qui a pour refrain Je me plais aux livres d’amour, parue dans les Contes et Nouvelles de 1665, La Fontaine restitue sur un mode ludique l’espace cosmopolite des classiques. Il oppose successivement la pieuse Légende dorée (de Jacques de Voragine — Jacopo di Varazze), à « messire Honoré » (pour l’auteur de L’Astrée — Honoré d’Urfé), « maître Louis » (le lecteur sait comprendre qu’il s’agit de l’Arioste — Ludovico Ariosti), mentionne Oriane (héroïne de l’Amadis des Gaules), son « petit poupon » (sans doute Esplandan), Clitophon (pour les Aventures de Leucippe et Clitophon d’Achille Tatios d’Alexandrie), Ariane (héroïne de Desmarets de Saint-Sorlin), Polexandre (héros de Gomberville), Cléopâtre et Cassandre (allusion aux romans de La Calprenède), Cyrus (héros d’Artamène ou le Grand Cyrus, de Georges et Madeleine de Scudéry), Perceval le Gallois, pour conclure « Cervantès me ravit », sans oublier de mentionner Boccace dans l’envoi. On aura compris que l’amour ainsi chanté est d’abord celui d’une littérature sans limites d’espace ni de temps.

En décelant le corpus à partir duquel il élabore sa ballade et qu’il suppose à bon droit connu de ses lecteurs, La Fontaine ouvre cet espace multilingue propre à toute langue de culture.

Même les œuvres monolingues peuvent cacher un multilinguisme qui échappe aux re- gards superficiels et aux lectures cursives. On peut soutenir que l’allemand de Kafka était travaillé par le tchèque, mais aussi hanté par le yiddish. Le corpus d’élaboration est le plus souvent multilingue, comme on le voit bien entendu dans les manuscrits d’auteurs polyglottes comme Nabokov, mais aussi dans les dossiers génétiques d’auteurs franco-français comme Flaubert : les passages en langues étrangères sont réécrits sans que rien n’en paraisse dans la version finale.

2/ Le Tamerlano de Haendel, musicien saxon italianisant, créé à Londres en 1724 sur un livret italien élaboré par Agostino Piovene d’après le Tamerlan ou la mort de Bazajet, du français Jacques Pradon (1675), met en scène l’empereur des Tartares, Tamerlan, celui des Turcs, Bazajet, un prince grec et la princesse de Trébizonde, Irène. Dans son interprétation le 13 novembre 2005 au Châtelet, l’opéra était chanté par deux Suédois, deux Américains, une Irlandaise et une Française. L’orchestre comptait des Néerlandais, des Allemands, des Belges, des Espagnols, des Anglais, un Italien et un Japonais.

3/ On pourrait croire qu’il ne s’agit ici que de fantaisies de librettiste ou de caprices d’empereur, mais l’unité de la culture mondiale est plus grande que nous ne croyons. Sous Sennachérib, au VIIe avant notre ère, Ahikar l’Assyrien composa un livre de sapience, comme le font souvent les vizirs en disgrâce. Pendant son voyage à Babylone, Démocrite le traduisit pour les Grecs. Ses apologues servirent de modèle à Ésope. Des juifs d’Eléphantine le traduisirent en araméen, cependant qu’au IIIe siècle av. J.-C. le rédacteur biblique du livre de Tobie faisait du sage l’oncle de son héros. Jésus ben Sirah s’en inspira aussi dans L’ecclésiastique. Le Coran en fit le sage Loqman (sourate 31). Les traductions nestoriennes, roumaines, arabe, arménienne, etc., apportèrent chacune leurs additions.

Au XIIIe, Maxime Planude compila son œuvre, alors attribuée à Ésope, et qui servit de canevas à des dizaines de fabulistes. Au XIXe, Caussin de Perceval introduisit son histoire dans sa traduction des Mille et une nuits, avec le conte Sinkarib et ses deux vizirs. François Nau publia en 1909 une traduction française, en suivant la version syriaque établie par Jacques d’Édesse (mort en 708) d’après Mar Ephrem l’Ancien. Ainsi un obscur scribe ninivite se glissa-t-il dans la Bible, le Coran, les Mille et une nuits, les Fables de La Fontaine, et même dans cette étude.

De fait, l’univers culturel est sans cesse parcouru, comme un réseau, par ces réécritures innovatrices, avec reprises, transformations et transpositions de formes sémantiques et expressives. Depuis les encyclopédistes de l’Antiquité tardive, comme Isidore de Séville ou Cassiodore, et jusqu’à Leibniz, l’image d’un réseau unique de la culture a de longue date précédé le Web, qui en est une concrétisation technique — fort partielle car les liens cumulatifs du monde culturel dépassent évidemment les simples liens hypertextes entre documents.

La dette symbolique introduit à une autre anthropologie

Dans la pensée de Foucault, héritière de Nietzsche et, précisa-t-il à la fin de sa vie, de Heidegger, qu’il reconnaît comme « le philosophe essentiel », la domination est la relation fondamentale (voir « Le retour de la morale », entretien avec Gilles Barbedette et André Scala, Les Nouvelles littéraires, no 2937, 1984, pp. 36-41. « Heidegger a toujours été pour moi le philosophe essentiel », p. 38). Cette vision polémique se traduisit par exemple dans son soutien actif à l’islamisme de Khomeiny.

Sans même l’euphémiser en « déconstruction » comme Derrida, la théorie foucaldienne reprend l’objectif heideggérien de la destruction (Destruktion) : « Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction » (Michel Foucault, et Roger Pol Droit, Michel Foucault : entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 72). On sait que Foucault est mondialement revendiqué par les auteurs qui élaborent l’idéologie intersectionnelle. La cancel culture et les « guerres culturelles » qu’elle légitime transposent à l’évidence dans le domaine de la culture cette anthropologie purement polémique. En effet la violence que tous les fascismes considèrent comme lustrale, dès lors qu’elle se voit justifiée par un discours prétendument de gauche, a tous les atouts pour séduire le radicalisme universitaire.

Cependant, c’est une tout autre anthropologie qui semble le mieux convenir à l’édification culturelle : celle de la dette. Élaborée à partir des travaux de Mauss, et notamment l’Essai sur le don, elle permet de concevoir la dette symbolique : l’œuvre suscite une émulation, dans la mesure où les émotions qu’elle suscite ne se trouvent qu’en elle ; elle attise des rivalités (et par exemple Balzac rivalise avec Sue) ; elle mobilise son public et comble ses aficionados ou ses fans. L’œuvre appelle un destinataire universel, mais celui qui la découvre sait croire qu’elle lui a été adressée en secret, et en ressentir une gratitude personnelle qui peut se transmuer en fidélité.

Les artistes enfin n’ont cessé de souligner leur dette, de Dante avec Virgile, jusqu’à Atiq Rahimi à l’égard du regretté Sayd Bahaoudin Majrouh, poète pachtoun tué par les talibans. Voici comment il s’exprime : « Un jour, je tombe sur un livre étrange, édité par l’Imprimerie Nationale Afghane […] d’un certain Sayd Bahaoudin Majrouh. Un titre énigmatique. Mystique. […] D’où venait ce texte, cette étrange écriture à la fois classique et moderne, inaccessible et incompréhensible pour moi, jeune de 15 ans ? Pourtant, les mots avaient un magnétisme, une force qui, après avoir traversé l’esprit, laissaient leur trace à jamais » (« Majrouh, voie magnétique », Le Magazine Littéraire, janvier 2009).

Exerçant une pédagogie du défi, cette sorte de révélation prépare une initiation d’autant plus réfléchie que le désir d’apprendre ne se comble qu’en se renouvelant, sans quoi l’on ne finirait jamais un livre. Reconnaître la dette symbolique en amont et au cœur des œuvres, c’est restituer la dynamique de la transmission au cœur d’une expérience qui n’est plus passive, mais participe du processus indéfini de la création. Si abstrait soit-il, un don (ou du moins une expérience vécue avec gratitude), dès qu’il semble reçu, engage une dette. Ainsi s’élaborent des lignées d’œuvres et les genres qu’elles ouvrent2.

Le principe d’humanité, des mœurs locales aux droits universels

Nos mœurs diffèrent certes, mais les droits humains doivent être reconnus par tous et seuls les tyrans ont des raisons de s’y opposer. La Déclaration universelle des Droits a été reconnue par tous les pays membres de l’ONU. Quelques décennies après le procès de Nuremberg, la justice internationale, avec la formation de la Cour pénale internationale, est entrée en fonction au début de ce siècle. Dans certains cantons des études post-coloniales comme dans certaines théocraties, les droits de l’homme passent cependant pour un complot occidental, bien que des pays occidentaux majeurs, comme les USA, aient été les premiers à s’opposer à la création de la Cour pénale internationale. Pour tous les radicalismes politiques de droite comme de gauche, ces droits inestimables seraient des leurres bourgeois et ethnocentriques.

Un principe d’humanité conduit ultimement à faire de tout homme un citoyen du monde, indépendamment même des sentiments d’appartenance que l’on voudrait figer en identités : c’est littéralement la Weltbürgerlichkeit selon Kant, terme traduit par cosmopolitisme. Cette citoyenneté mondiale a trouvé une première formulation dans les déclarations des droits de l’homme. Celle de 1789 a été reprise et étendue en 1948 par les pays de l’Organisation des Nations Unies, passant d’un universel jugé abstrait à un universel concret – d’ailleurs assumé par les démocrates de tous les pays, dont beaucoup font l’objet de répressions.

En raison même d’un tel principe d’humanité, les diverses cultures partagent des valeurs qui assurent la possibilité même de la vie sociale. Déclinée selon diverses guises, la prohibition de l’inceste fait par exemple partie de ces universaux, de même que des principes de protection concernant l’enfance et la vieillesse.

Deux positions semblent complémentaires. Autant il faut se garder de l’ethnocentrisme, qui conduirait à juger d’autres mœurs et à les censurer à notre guise, comme Lévi-Strauss pouvait le craindre, autant, comme Castoriadis y insiste, ces mœurs doivent être régulées démocratiquement, au sein de chaque société.

Les Déclarations qui énoncent les droits de l’homme sont cependant autant de découvertes. Pourquoi n’y aurait-il pas de découvertes dans le domaine de l’éthique, qui relève de la raison pratique, tout comme il y en a dans le domaine de la technique, avec le feu, la roue et le livre, dont personne ne conteste plus l’origine ? Que la formulation décisive ait eu lieu en Europe n’en fait pas une illusion occidentale, pas plus que le théorème d’Euclide n’est grec ; et tous les peuples aspirent à voir reconnaître ces droits — bien que les tyrans saoudiens ou chinois veuillent déguiser leur oppression en promouvant des droits de l’homme islamiques ou « orientaux ».

Ils rencontrent sur ce point l’idéologie intersectionnelle, qui confère à des identités diverses, notamment de race et de « genre », une transcendance quasi théologique (avec toute la casuistique idoine), d’où des revendications qui entendent dicter la loi et rompre l’égalité entre les citoyens – comme les discriminations positives. La contradiction n’est qu’apparente, mais la revendication d’inclusivité va ainsi à l’encontre des principes démocratiques, ce que confirme au demeurant l’hostilité manifeste des groupes inclusivistes à l’égard des démocraties qu’ils disent « occidentales » en oubliant bizarrement les démocraties d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.

Que devient le concept d’humanité ?

Si homo sapiens est une espèce biologique, l’humanité est une formation culturelle élaborée dans les échanges qui ont formé la modernité – et que la post-modernité s’efforce depuis un demi-siècle de détruire.

Épouvanté par la Révolution française, Edmund Burke s’appuyait sur les différences entre les « cultures » nationales, pour s’opposer aux Droits de l’homme, disant ne voir que des Anglais et des Français, si bien que l’homme ne serait qu’une abstraction inconsistante.

Fondatrice pour les Lumières et la fondation des Droits de l’homme, la notion même d’humanité avait été critiquée par les penseurs réactionnaires comme Gobineau, reprise sur un ton mystique par la théosophie, puis simultanément par l’ariosophie du début du XXe siècle, l’anthroposophie et le New Age, tous mouvements fondés par des théosophes. Pour ces courants issus de la théosophie, la séparation et la hiérarchie des races restent critériales3.

On ne saurait limiter le « racialisme » aux États totalitaires du passé. La notion mal définie de totalitarisme ne peut reposer sur les analogies superficielles que relevait Arendt entre les camps nazis et soviétiques — le fascisme mussolinien, modèle pourtant peu contesté échappait alors à sa classification, alors que le concept même de totalitarisme est mussolinien. Le critère essentiel reste la notion d’humanité, celle-là même que Heidegger voulait détruire pour substituer les types raciaux, les Menschentümer, à l’humanité (Menschheit), épouvantable mélange de races.

Issue du New Age californien, la théorie intersectionnelle développe un « racialisme de gauche »4 qui se contente d’inverser la hiérarchie traditionnelle des races — au prix de ruptures d’égalité, comme celles de l’affirmative action (dont sont exclus les asiatiques, et bien entendu les juifs dominateurs par essence).

L’idéologie intersectionnelle s’appuie sur le post-modernisme et la déconstruction qui s’efforcent depuis un demi-siècle de récuser la modernité et de dissoudre le concept même d’humanité.

Jamais ce concept n’aura été autant attaqué. L’humanité n’est plus récusée par l’opposition entre Français et Anglais, comme au temps d’Edmund Burke, mais divisée en multiples catégories qui s’affrontent ontologiquement, entre hommes et femmes, entre Occidentaux et autres, entre Blancs et autres, bref entre l’Ennemi et Nous, selon la formule de Carl Schmitt, ce juriste nazi devenu une référence dans des mouvements intersectionnels.

Aussi le métissage reste à bannir. Il l’était déjà dans l’ariosophie, obsédée par les métissages entre hommes et animaux, et sur ce point Mein Kampf reformule les obsessions de la Theozoologie de Lanz von Liebensfels (1905). Il l’était bien entendu par les Lois de Nuremberg (1935) élaborées par une commission où siégeaient notamment Heidegger et Schmitt aux côtés de Rosenberg et Frank. À présent, le métissage reste honni par les suprémacistes noirs de Nation of Islam ou des indigénistes comme Houria Bouteldja.

Pire encore, nous serions tous victimes de l’Anthropocène, et donc de l’humanité. Cette catégorie se voit dépassée et relativisée : tantôt elle est dissoute dans le Vivant, selon le Bruno Latour des années 2000, ou dans l’espace technique qui unit les machines et leurs opérateurs, tous assimilés à des points dans le réseau — selon la théorie de l’acteur réseau illustrée auparavant par le même Latour.

L’humanité se voit enfin assimilée au capitalisme, dont elle ne serait qu’un produit d’appel. À l’exploitation capitaliste, il faut donc élaborer une résistance en mettant fin tout à la fois à l’anthropocentrisme et à l’Anthropocène. Dépassant ainsi son féminisme cyborg des années 1980, Donna Haraway dans Staying with the Trouble (2016), s’oppose à l’anthropocentrisme qui accompagne l’Anthropocène, pour promouvoir un « compost inter-espèces » indifférencié où le Vivant se prodigue à lui-même le Care réparateur.

Cependant, l’unité biologique de l’espèce humaine ne fait plus de doute : même s’il porte des traces génétiques d’hominiens divers, Sapiens sapiens demeure indivisible. Les variations régionales tiennent à des phénomènes d’adaptation et à l’histoire du peuplement terrestre. Du nomadisme invétéré de l’espèce, il résulte qu’il n’y a pas d’isolats et que des races n’ont pas pu se former (voir Jean-Paul Demoule, Homo Migrans, Payot, 2023). Parallèlement, comme l’a montré naguère André Langaney, la variété génétique entre individus devient extrême — et, selon les critères choisis, je peux me trouver plus proche d’un khoisan ou d’un aborigène que d’un voisin de palier.

À l’unité biologique répond, sur un autre plan, l’unité sémiotique de l’humanité. Le nombre et la spécialisation des institutions symboliques (langues, rites, mythes, techniques, etc.) restent comparables et ces institutions évoluent par emprunts et diffusions : au plan technique, le feu, le biface, la hache, la roue, ont été diffusés partout, bien avant le smartphone. Enfin, comme l’ont montré les recherches en typologie linguistique, les langues humaines sont toutes apparentées et sont traductibles entre elles, ce qui n’a fait que favoriser les interactions. Au-delà de la parenté génétique qui s’est affirmée au cours de l’hominisation, la traduction atteste la parenté des langues et prouve une parenté sémiotique renforcée au cours de l’humanisation.

Ainsi, l’histoire des mythes a pu être reconstruite par la méthode historique et comparative : en utilisant des algorithmes de classification automatique, Julien d’Huy a pu corréler les données historiques sur la diffusion de l’espèce humaine et la typologie des mythes — sa méthode phylomythologique est exposée dans Cosmogonies. La Préhistoire des mythes (La Découverte, 2020) et L’Aube des mythes. Quand les premiers Sapiens parlaient de l’Au-delà (La Découverte, 2023).

Toutefois, sur les deux plans, biologique et sémiotique, les idéologies identitaires ne tiennent aucun compte des sciences de la vie ni des sciences de la culture. En ce sens, elles sont totalitaires, même si leurs projets politiques peuvent diverger.

Alors même que la démocratie, par l’égalité citoyenne, récuse toute différence de « race » ou de sexe, toutes ces divisions ne sont pas sans effet. L’institut Varieties of Democracy (V-Dem) de l’université de Göteborg publie des rapports sur l’état de la démocratie dans le monde et fin décembre 2023 il établissait que 71 % de la population mondiale (contre 48 % dix ans auparavant) vivait dans une autocratie. L’effondrement idéologique et politique de la démocratie semble signer un progrès des idéologies identitaires, l’idéologie intersectionnelle comprise. Près d’un quart de l’humanité en aura donc été victime en une décennie seulement.

*

Aujourd’hui toutefois, dans le monde de la culture comme ailleurs, les obsessions identitaires, en s’appuyant sur des conceptions mythiques du sujet et de la communauté ethnique ou religieuse, justifient et attisent conflits et guerres saintes.

Et cependant, indépendante des marchés et des débats sociétaux qui font diversion, une « mondialisation » critique intéresse à divers titres les droits humains, les sciences et les arts. Le cosmopolitisme reste ainsi plus nécessaire que jamais, pour réunir une humanité dont la sauvegarde même est menacée par les inégalités croissantes comme par les guerres d’agression et les catastrophes écologiques.

Notes de la seconde partie

1 – Paris, Didot, 1853, p. 7.

2 – Voir mon Créer. Image, langage, virtuel, Paris-Madrid, Casimiro, 2015.

3 – Sur les liens historiques entre la théosophie et l’idéologie intersectionnelle, voir au besoin l’auteur, Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

4 – Un exemple entre mille : un colloque programmé à l’Université de Lille (fin mars 2025) se penche sur « des minorités ou des populations minorisées » dans « la sphère socioculturelle », et s’indigne d’un « effacement » qui « se manifeste par la non-reconnaissance et l’omission de leurs réalisations, passant par des représentations limitantes, stéréotypées ou déformées, et allant jusqu’à la dilution de la couleur de peau ». Ainsi s’exprime sans fard un racisme compassionnel.

Lire la première partie

Culture mondiale et griefs intersectionnels (1re partie)

Les diffamations, proscriptions, interdictions, destructions que perpétuent les « cultural wars », la « cancel culture » et l’idéologie intersectionnelle touchent la plupart des pays démocratiques. Comment une telle détestation de la culture est-elle devenue une vertu politique parée des atours de la justice sociale ? Comment la culture est-elle devenue une cible pour les milieux culturels eux-mêmes ?

François Rastier analyse la genèse de ce retournement en remontant à Heidegger et à ses successeurs déconstructionnistes : à la question anthropologique d’inspiration kantienne Que sommes-nous ? s’est substituée la question identitaire-nationaliste Qui sommes-nous ? Après avoir débusqué les apories isolationnistes et tautologiques de la logique identitaire, il expose la notion de culture mondiale en dialectisant la prétendue opposition entre les cultures et la culture selon le modèle de la dualité entre langage et langues. Il se penche sur la richesse de la traduction. Avec maint exemple, il expose l’ouverture, effectuée par l’art mais aussi par la science et par le droit, de l’espace pluriculturel. La question n’est pas de diviser l’humanité, mais de la créer constamment à partir des humanités. L’humanité ne se réduit pas à une espèce fondée sur une parenté génétique : elle manifeste sa parenté sémiotique en élaborant un incessant et chatoyant processus d’humanisation qui se retourne contre elle dès qu’il est si peu que ce soit segmenté. Le cosmopolitisme est plus que jamais nécessaire.

Première partie
Lire la seconde partie

À la mémoire d’Edith Fuchs

Tous contribuent à créer les valeurs de l’humanité […]
Nous ne nous rallions pas aux valeurs occidentales,
mais à celles que nous avons créées.
Vaclav Havel

Alors que la diversité des cultures reste unanimement appréciée, la notion même de culture se voit dépréciée. Cependant, la notion plurielle de culture a perdu son sens ethnologique et en vient à désigner toutes sortes de comportements jugés habituels : on parlera de culture IBM, de cancel culture, de culture du viol.

Quant à la culture au sens général du terme, voire à la notion de culture générale, le principal syndicat de l’Enseignement secondaire français met en garde son public : « La « ’’culture générale’’ s’inscrit dans une vision individualiste et utilitariste de l’éducation »1.

Enfin, depuis un demi-siècle, les Cultural Studies, qui pour l’essentiel se recommandent de la déconstruction, ont dénoncé la culture, au sens jugé élitiste du terme pour s’attacher à la pop culture ou « culture populaire ».

Pour leur part, les études post-coloniales continuent en effet de subordonner la question des œuvres artistiques, philosophiques ou scientifiques au statut de la nationalité et de l’origine ethnique de leurs auteurs : l’œuvre d’un citoyen « de souche » d’un pays impérialiste camouflerait mal l’expression de sentiments coloniaux (même si le colonialisme en est absent) : c’est le sens des critiques que Gayatri Spivak adresse à Kant2 – alors même que Königsberg n’avait rien d’une métropole esclavagiste. Elle paraît oublier les colonialismes et l’esclavagisme dans les empires non-occidentaux, comme l’empire ottoman par exemple, ainsi que l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme dans les pays occidentaux3.

Les droits humains sont aussi des droits à l’éducation et à la culture : si, à la suite de Derrida, on postule la « colonialité […] essentielle de la culture »4, on laisse peser sur la notion même de culture un lourd soupçon de criminalité colonialiste. C’est d’autant plus regrettable que se diffuse la thèse belliqueuse, brandie par les radicaux néo-nazis comme djihadistes, d’un « guerre des civilisations », d’autant plus absurde que les civilisations sont des aires multiculturelles, de moins en moins localisables et alors même que la culture est une affaire mondiale : par exemple, la notion même de littérature mondiale remonte au cosmopolitisme des Lumières.

1. Pour en finir avec la culture

On brûle des livres

Comme on sait, les « guerres culturelles » théorisées par l’idéologie intersectionnelle et qui ont divisé en premier lieu la société américaine se réduisent à des guerres contre la culture.

Par exemple, en 2019, en Ontario, trente responsables de bibliothèques scolaires détruisirent 5.000 ouvrages jugés offensants, de Tintin à Astérix. De militants bûchers de livres furent édifiés : les cendres du premier servirent à fumer un arbuste, « pour tourner le négatif en positif », avec l’intention pieusement écologique de revenir de la culture à la nature. Des esprits chagrins se souvinrent alors de précédents ; par exemple, en 1933, le recteur Martin Heidegger présida un bûcher de livres, jugés juifs ou enjuivés, et prononça une allocution exaltant le feu et commençant par ces mots de Hölderlin : « Jetzt, komme, Feuer ! ».

Les diffamations, proscriptions, interdictions, destructions, voies de fait que perpétuent les « cultural wars » et la « cancel culture » touchent la plupart des pays démocratiques, sans avoir été imposées. Que s’est-il passé ? Comment la détestation populiste de la culture, qui n’a rien à envier à celle des trumpistes, est-elle devenue une vertu politique parée des atours de la justice sociale ?

Dans un volume des Cahiers noirs, Heidegger, alors interdit d’enseignement, notait : « La Pensée n’est pas pour la publicité, / ni pour ceux qui apprirent de leurs esclaves, / ni pour la personne de l’homme, / ni pour la culture, / ni pour les sciences, / ni pour la philosophie5». Toutes ces négations font place à l’Être : « Elle est ce qui favorise l’Être »6 ; mais comme Heidegger confie en privé que l’Être (Sein) reste un mot couvert pour Patrie (Vaterland), son nationalisme radicalisé exclut la culture.

Il voulait détruire la philosophie de l’intérieur et il a remporté les succès que l’on sait. La subordination de la philosophie à un irrationalisme conquérant a permis notamment de démanteler les cadres intellectuels du monde de la culture, par le biais de la déconstruction. Quand par exemple Derrida incrimine la culture pour en dénoncer la « colonialité », il fait de la culture une cible pour les milieux culturels eux-mêmes. La dérision creuse, les agressions sans objet, la dégradation des qualités d’exécution, l’effondrement des projets esthétiques, tout cela s’est banalisé au nom de la déconstruction d’une culture jugée bourgeoise et blanche par essence — la question de la culture mondiale étant récusée pour détruire, nous le verrons, le concept d’humanité.

S’opposant au projet anthropologique des Lumières, qui s’était concrétisé dans le développement des sciences de la culture auquel Cassirer donnait un fondement réflexif par sa Philosophie des formes symboliques, Heidegger avait voulu fonder la philosophie sur la Werfrage : non plus la question anthropologique d’inspiration kantienne Que sommes-nous ?, mais la question identitaire-nationaliste Qui sommes-nous ?

Quand Derrida relança la Werfrage en la dépouillant de ses leurres existentialistes et en demandant, comme si l’identité allait de soi, Combien sommes-nous ?, il ouvrait symboliquement la période des minorités identitaires aujourd’hui coalisées par l’invocation de l’intersectionnalité. Les principaux auteurs des théories postcoloniales et décoloniales se placent dans ce courant : ainsi Gayatri Spivak imite même les tics typographiques de Heidegger ; Enrique Dussel, qui se réfère aussi à Heidegger, devient source d’inspiration pour les principaux théoriciens décoloniaux, de Maldonado-Torres à Andrade et Grosfoguel. Ce dernier enfin développe le postulat que les cultures sont des ontologies et renvoie pour cela directement à Heidegger7.

Heidegger récusait la culture, sans doute parce qu’elle est nécessairement critique et plurilingue – et il louait les anciens Grecs d’être sans Kultur : « Le seul peuple qui n’avait pas de “Culture”, parce qu’il se tenait encore dans l’Être, et n’en avait pas besoin, ce sont les Grecs du vie siècle avant Jésus-Christ. Mais à présent, tout dégouline de “Culture” » (Gesamte Ausgabe, t. 95, p. 322). Plusieurs raisons paraissent justifier l’horreur du Maître.

  • a) La politique culturelle, « fléau mondial » (« Weltseuche », GA 95, p. 322), est une invention française. C’est « “l’instrument” “historico”-technique de l’esprit moderne romano-romain, non allemand jusqu’au tréfonds » (GA 95, p. 322).
  • b) Elle est publique, et devient donc un moyen de la propagande (GA 96, p. 85). Pire encore, elle est mondiale donc cosmopolite : « Les esclaves du délaissement de l’Être de l’étant sont les “Maîtres” et les initiateurs de la “nouvelle” “culture mondiale” inouïe jusqu’ici (ce qui est exact) » (GA 95, p. 3248).
  • c) En outre, elle présuppose, et c’est gravissime, l’« humanisation de l’homme9 », là où le nazisme appelle au fanatisme (fanatisch est positivement évalué chez Heidegger).
  • d) Autant dire qu’elle est un instrument des Juifs : « S’approprier la « culture » comme instrument de pouvoir, s’en prévaloir et se donner pour supérieur, c’est fondamentalement un comportement juif. Quelles en sont les conséquences pour la politique culturelle en tant que telle10 ? »

De fait, pour éradiquer la culture, Heidegger fait le vide autour de la pensée, éliminant les sciences, les techniques, les langues et civilisations étrangères, tous les penseurs et artistes juifs ou allogènes. Ces décisions éradicatrices se sont si bien présentées comme des marques d’exigence supérieure que l’ennemi juré de la culture devint dans le monde entier la référence privilégiée des milieux culturels11.

On comprend mieux alors que pour Derrida l’« inculture radicale » soit une « chance paradoxale12 ». Elle éviterait la menace de « cette pulsion coloniale qui aura commencé à s’insinuer, ne tardant jamais à l’envahir dans ce qu’ils appellent d’une expression usée à rendre l’âme : “le rapport à l’autre” ! ou “l’ouverture à l’autre” !13 ». Derrida dresse alors une liste des méfaits secondaires de cette pulsion en énumérant « missions religieuses, bonnes œuvres philanthropiques ou humanitaires, conquêtes de marché, expéditions militaires ou génocides14 ».

On ne le sait que trop, les attaques contre la culture, les bûchers de livres, ont précédé et préparé les meurtres, vérifiant une fois encore la constatation prophétique de Heine que là où l’on brûle les livres on finit par brûler les hommes. Que la culture soit non seulement enjuivée mais juive jusqu’aux tréfonds, ce cliché reste répandu de longue date par un populisme anti-élitiste. David Nirenberg rappelle par exemple cet aphorisme d’un politicien autrichien en 1907 : « la culture est ce qu’un Juif plagie d’un autre ».

Enfin, comme le monde culturel semble une diaspora, pour des esprits embrumés par l’antisémitisme, un lien secret semble unir le cosmopolitisme diasporique du juif errant et le caractère universel de la culture.

Les cultural studies contre la culture

Malgré leur ancienne filiation avec la Kulturgeschichte allemande, les Cultural Studies se sont efforcées de contourner la « high culture »15 pour se consacrer aux produits de l’industrie de l’entertainment, des séries à la télé-réalité aux jeux vidéo et au twerk. En 2022-2023, un séminaire de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm prenait ainsi pour titre Beyoncé : nuances d’une icône culturelle. Il soulignait alors ses « enjeux épistémologiques » : « inspiré d’un postulat central des cultural studies, qui entend remettre en cause la scission entre une culture dite légitime et savante et une culture populaire ”stigmatisée”, il se propose d’appréhender dans un ancrage pluridisciplinaire les problématiques que soulève l’orientation artistique de la chanteuse, aussi bien dans l’histoire de l’art, les littératures contemporaines, l’histoire de la pensée et la philosophie ». On ne s’était pas avisé que Beyoncé devait un jour entrer dans l’histoire de la pensée et de la philosophie, mais voilà réparée cette injustice discriminatoire.

En chemin, la culture « dite légitime et savante » s’efface dans l’anecdotique ; en même temps, une autre culture devient mondiale, sans aucunement être taxée d’universalisme : « Produit d’une culture occidentale centrée sur les États-Unis, la chanteuse [Beyoncé] a épousé au fil de ses succès les mutations d’une culture de masse globalisée ». En somme Beyoncé aura incarné une mondialisation heureuse dans son « ancrage politique (afro-féminisme, intersectionnalité, gender studies, cultural studies, postcolonial studies, etc.) ».

Ainsi la notion de culture est-elle peu à peu vidée de signification par le ravissement devant l’anecdotique vendeur, moins immédiatement révoltant que les bûchers de livres, mais à moyen terme plus dévastateur.

Apories identitaires

Bien entendu, dans le monde intellectuel, les théories qui entendent déconstruire le concept même de vérité récusent la science (au motif qu’elle « ne pense pas », selon Heidegger), les droits humains parce qu’ils seraient ethnocentriques, la justice internationale parce qu’elle serait celle des vainqueurs (thème des nazis depuis Nuremberg) ou des impérialistes (on se souvient des imprécations anti-impérialistes d’Hissène Habré lors de sa condamnation par un tribunal panafricain).

Il en va de même pour la vocation des œuvres à l’universalité. Selon les théories identitaires, qu’elles soient nationalistes, colonialistes ou post-coloniales, l’universel doit être détruit ou déconstruit pour justifier les prétentions suprémacistes d’un groupe ethnique, national ou racial, porteur d’une culture qui le singularise et l’oppose aux autres. Ainsi Gayatri Spivak, grande figure de la théorie post-coloniale et créatrice des Subaltern studies, estime-t-elle que la culture est l’expression d’une collectivité, comprise comme une communauté de vie, et ironise sur la notion d’humanité : « La collectivité qui est censée être la condition et l’effet de l’humanisme est la famille humaine elle-même » (Death of a Discipline, New York, Columbia University Press, 2003, p. 27).

Obnubilés par des identités de classe, de race ou de religion, le nazisme, le stalinisme, et tant d’autres mouvements radicalisés, du Cambodge khmer rouge à la révolution culturelle chinoise, jusqu’à l’islamisme contemporain, se sont certes signalés par des violences politiques de masse, mais on n’a pas assez souligné l’échec de leurs revendications culturelles et leur faillite esthétique.

Toutes proportions gardées, en va de même à présent pour les coalitions identitaires qui se réclament de l’idéologie intersectionnelle. Évitons, ce serait trop facile, de dauber sur le pathos ampoulé de telle romancière laurée, sur ses rhapsodies redondantes de mots-clés qui sont autant de signes de reconnaissance, ou sur son mépris « politique » de toute élaboration : elle ne saurait écrire autrement. Les artistes identitaires se trouvent en effet devant une aporie esthétique insurmontable qui tient à la nature même de l’identité : par sa définition logique, A=A, elle autorise et même exige de multiplier les tautologies. En outre, comme toute revendication d’identité repose sur une ontologie essentialiste, chaque artiste reçoit pour mission de refléter et d’illustrer son identité ; et comme l`Être reste par principe invariable malgré les accidents qui peuvent l’affecter, un dogmatisme, au mieux implicite et au pire édifiant, préside alors à ses efforts, si bien que la distance critique propre à la création artistique lui reste inaccessible. Il en résulte des produits qui s’épuisent dans la répétition du même et la connaissance du connu, selon la loi implacable des rendements intellectuels décroissants.

En effet, en contrepartie de l’exaltation de son identité, l’auteur politiquement correct se doit de récuser toutes les œuvres qu’il estime étrangères, et somme toute hostiles. Même les auteurs qui semblent les plus proches peuvent être taxés « d’appropriation culturelle », s’ils s’avisent d’être eux aussi édifiants sans partager exactement l’identité qu’ils prétendent exalter.

Loin de se limiter à des interdictions ponctuelles qui défraient à l’occasion la chronique, la « cancel culture » se veut systémique : elle exclut du monde de la culture tout le corpus des œuvres jugées occidentales, blanches ou mal genrées. Par là même, elle se prive d’un corpus d’élaboration et d’émulation, inverse l’inclusion en exclusion, et s’isole en récusant le cosmopolitisme de la culture mondiale.

Les conséquences sont multiples. Notamment, avec les meilleures intentions, les corpus d’étude se voient charitablement démembrés. Prenons l’exemple de la littérature de la Renaissance, remplacée par des « écritures », volontiers spécifiées comme « féminines ». Comme alors les femmes publiaient peu, ces écritures se résument pour l’essentiel à des correspondances privées et des écrits intimes, documents précieux pour l’histoire sociale et la micro-histoire, mais qui ne prétendent pas relever d’un projet esthétique. On privilégiera aussi le rôle incontesté de protectrices des arts, d’Isabelle d’Este à Marguerite de Navarre et Marie de Médicis ; mais le champ d’études, le corpus propre de la littérature de la Renaissance, se voit morcelé en fonction de critères contemporains qui légitiment l’appropriation bienveillante propre aux lectures délibérément anachroniques. Des études littéraires peuvent ainsi se passer de la notion de littérature, devenue encombrante car elle maintient une exigence esthétique périmée. La littérature devient alors le littéraire, essence sociologique purifiée de toute adhérence artistique (voir Alain Viala et coll., dir., Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2010).

Un soupçon de sémiotique

Conformément au principe A=A, la sémiotique identitaire se fonde sur la tautologie. Cela entraîne que le signifiant et le signifié se correspondent invariablement, postulat qui définit le littéralisme. Or, le littéralisme favorise le dogmatisme et engage à refuser toute distance critique qui tiendrait compte des contextes locaux et globaux. Cela s’étend traditionnellement aux questions d’exégèse comme on le voit aussi bien dans les interprétations évangélistes de la Bible que dans les lectures islamistes du Coran.

Le littéralisme justifie aussi la « cancel culture », de la mise à l’index de Dix petits nègres d’Agatha Christie aux lectures post-féministes qui pointent chez Ronsard ou Chénier les stigmates de la « culture du viol ».

Cependant la sémiotique de l’art et plus généralement des objets culturels ne peut se satisfaire du littéralisme, dans la mesure où l’objet culturel n’est jamais univoque et voit sa signification littérale toujours débordée par son sens. Aussi l’implicite, le second degré, l’humour ont-ils déserté les productions intersectionnelles, car leur dogmatisme politique assumé ne laisse aucune place à la distance critique qui contribue pour beaucoup au plaisir esthétique. Seules demeurent alors les passions immédiates qu’exalte l’idéologie intersectionnelle : la colère et la peur, ressorts de toutes les victimisations agressives.

L’illusion identitaire

Les préjugés identitaires permettent d’autant moins de saisir la spécificité d’une culture qu’ils récusent par principe la comparaison et s’enferment dans les tautologies. Un petit exemple : tout autour de la Méditerranée voire dans les Balkans, on retrouve des plats analogues, sinon identiques. Tel ragoût de légumes vous sera présenté comme typiquement bulgare en Bulgarie, et typiquement turc en Turquie. Tel service de mezzés sera une fierté nationale en Syrie, mais aussi en Égypte, alors que seule la taille des assiettes a changé. Bref, les véritables spécificités ne sont pas affaire d’opinions, mais de comparaison méthodique.

« Ce que les hommes ont de plus identique est le plus caché. Ils cachent leur ressemblance » disait Abdelkebir Khatibi en brodant sur Paul Valéry ; or, en cultivant des différences oiseuses, en les sacralisant, en les proclamant par des modes soulignées, les idéologies identitaires interdisent de comprendre les ressemblances qui favorisent l’édification progressive de l’univers commun, celui de la culture.

La destruction du concept de culture et l’appropriation culturelle

Même si les croyances identitaires s’efforcent de transformer les cultures en isolats, il n’en est rien : d’une part une culture reste un mouvement constant d’échanges avec les cultures voisines et lointaines ; d’autre part, elle évolue en généralisant les innovations qui se produisent en son sein comme en réélaborant sans cesse ce qu’elle transmet de génération en génération.

Fondée sur un postulat identitaire, la notion d’appropriation culturelle connaît une extension croissante. Par exemple, par une censure racialiste sinon raciste, on l’applique aux femmes « blanches » qui portent ces tresses fines connues sous le nom de dreadlocks. Le genre n’est pas en reste : des femmes ordinaires furent diffamées et menacées pour s’être « approprié » les codes visuels de lesbiennes militantes, cheveux fluos, salopettes pomme et godillots. Ces accusations dérisoires rappellent comment la culture peut se réduire à des looks dans une société du spectacle que les réseaux sociaux portent à son stade suprême.

La distinction entre les cultures et la culture appelle enfin une mise au point. La sémiotique des cultures et plus généralement les sciences sociales prennent pour objet la diversité humaine. Qu’elle reste leur problème fondateur, cela n’exclut pas deux points de vue unifiants qui complètent l’épistémologie de la diversité en s’opposant au culturalisme identitaire.

Un point de vue général. Le comparatisme n’a pas seulement pour but de décrire des spécificités, mais aussi des normes générales : c’est ce qui unit le regard ethnologique qui s’attache aux différentes populations et le regard anthropologique qui réfléchit des catégories comme le rite, la filiation ou l’alliance. Ces catégories générales, toujours à réélaborer, revêtent une fonction méthodologique éminente en permettant la comparaison des sociétés.

Un point de vue universel. La Philosophie des formes symboliques de Cassirer a trouvé sa synthèse ultime dans L’essai sur l’homme. Un point de vue philosophique, et notamment éthique, dépasse la généralité comme la spécificité, pour unir l’individuel et l’universel dans le droit dit « naturel », au fondement des droits de l’homme. Par exemple, on peut reconnaître la spécificité des hommes et des femmes en tant que membres d’une population réglée par ses coutumes, tout en affirmant leur égalité absolue en tant qu’individus, et alors même que les normes sociales soulignent ordinairement leur disparité.

Ainsi, la distinction entre culture et cultures ne formule pas une contradiction entre un universel abstrait et des totalités vivantes, mais une dualité de termes complémentaires qui ne soulève pas plus de difficultés que la dualité entre le langage et les langues.

2. Vers la culture mondiale

Depuis les Lumières et leur ambition cosmopolitique, la notion de culture mondiale s’était affermie. Pour préciser son statut aujourd’hui controversé, attachons-nous à la théorie des arts, fédératrice pour l’ensemble des sciences de la culture.

Les arts sont les meilleurs des guides pour comprendre la culture mondiale. Par exemple, la littérature s’exprime en mille langues mais la dualité entre langage et langues n’a rien d’une contradiction, car le général réside dans le particulier. Les nationalismes des deux siècles précédents ont cependant promu l’idée restrictive de littératures nationales, qui connaît à présent de multiples prolongements identitaires.

La pratique des grands écrivains dément à merveille les ressentiments identitaires. Par exemple, Beckett traduit des auteurs français, comme Rimbaud et Breton, ou italiens comme Montale. Son premier livre était intitulé Dante… Bruno. Vico…Joyce (1929) ; le deuxième est un Proust (1931). Que cherchait-il dans les langues ? Sans doute un nouveau matériau et la possibilité de « mal écrire » (cf. Mal vu mal dit, Paris, Minuit, 1981). Il traduisit ses textes en anglais ou en allemand — et les modifie alors plus que n’oserait jamais un traducteur créatif. Dans une lettre à Axel Kaun, il écrit en 1937 : « Il me faut toujours en fait écrire un anglais officiel […] Espérons que le temps vienne, il est déjà là dans certains cercles, où l’on usera au mieux de la langue quand on en fera le meilleur abus »16.

Beckett renonce à « l’anglais officiel », voire à l’anglais tout court, sauf pour certains poèmes, déléguant parfois la traduction de ses œuvres, pour finir par choisir le français le moins académique possible. Peut-être espère-t-il dans ce matériau étranger être contraint de « mal écrire », et pouvoir développer son esthétique de la gaucherie vertigineuse qui concorde avec son image de l’obstination humaine, toujours entravée, jamais découragée. Un humanisme paradoxal, celui d’après la catastrophe, cache sous une ironie implacable un humour sans faille, voire un optimisme désespéré.

Langage et langue d’art

Le langage est un concept philosophique, unissant une faculté générale de l’humanité à une hypothèse sur les propriétés universelles des langues. La littérature réfléchit le langage au sein des langues et reflète ainsi une contradiction qui fait sa force : elle est un art du langage, non du français, du chinois ou du tagalog, et cependant, elle s’exprime dans telle ou telle langue pour élaborer des œuvres à vocation universelle. Ainsi l’œuvre achevée concrétise-t-elle dans une langue (voire dans plusieurs), une réflexion sur le langage ; c’est pourquoi sans doute elle paraît créer sa propre langue, une langue d’art. Dans les liens d’une œuvre exemplaire, la langue d’art unit les dialectes, comme la langue homérique instituant le grec classique ou la langue de Dante l’italien moderne. Elle crée une norme – au lieu de la suivre : elle est en quelque sorte logothétique, au sens où elle n’est pas moins écrite dans une langue que la langue ne s’écrit en elle, dès lors que l’œuvre fait événement et inaugure une lignée susceptible de d’attirer des imitateurs, voire de susciter un genre littéraire.

La langue littéraire n’est pas pour autant la forme sophistiquée d’un introuvable langage ordinaire, par rapport auquel elle ferait un écart. Cette langue d’art, réfléchie, critiquée et refaite par chaque auteur semble particulièrement valorisée dans les traditions connues. Si la littérature a pu hériter de nébuleuses origines sacrales des élaborations formulaires, elle s’est efforcée de les effacer et elle assume désormais une fonction critique.

En outre, la langue littéraire a la particularité de pouvoir refléter et réélaborer tous les discours : pensons au langage notarial chez Balzac, aux conversations chez Proust et Sarraute. C’est la source inépuisable de mille jeux, comme ceux qui se multipliaient déjà dans la littérature indienne classique entre le sanscrit et les prakrits.

La langue même est une œuvre collective, dont les figements, dans le lexique comme dans la phraséologie, ne sont pas dus seulement à la fréquence : la répétition elle-même dépend des valeurs attachées à des expressions jugées heureuses, jusqu’à devenir formulaires — à l’exemple en chinois des expressions en quatre caractères. En outre, quand la littérature s’en est emparée, une langue enrichit son corpus de traductions et de textes en d’autres langues, par citations, allusions et réécritures.

Cosmopolitisme

On retrouve dans tous les arts la dualité entre le projet universel de l’art et les modalités particulières de ses modes d’expression. Ainsi la musique est-elle un art du son, qui s’exprime dans différentes gammes ou systèmes tonaux, profils rythmiques et mélodiques propres à diverses aires culturelles.

Les grands mouvements artistiques ont une portée internationale ; par exemple, le caravagisme a touché toute la peinture occidentale. Cette question n’a pas été assez réfléchie pour les littératures, car la langue reste un pilier du nationalisme identitaire, comme on le voit hélas un peu partout. Pourtant, par exemple, le roman picaresque, né en Espagne, est aussi allemand (Simplicius simplicissimus) ou anglais (Tom Jones). Milan Kundera a ainsi pu dire que le roman a fait l’Europe — bien avant, et peut-être mieux.

Bref, le point de vue comparatif qui caractérise les sciences de la culture conduit à ne définir l’identité que comme une spécificité, inévitablement relative. Entre des spécificités, il n’y a point de contradiction, mais seulement des différences. On peut établir entre elles une égale distance critique, alors que les identités tendent à s’affirmer comme des tautologies narcissiques. Ceux qui emploient plusieurs langues habitent ainsi, potentiellement, plusieurs patries. L’humanité est une diaspora, mais les ressemblances entre ses membres tiennent à une histoire partagée plus qu’à une nature prédéfinie.

Une littérature peut être appréciée dans sa langue dominante, mais ne peut être véritablement comprise et décrite que dans le corpus des autres littératures, auxquelles elle doit, en quelque sorte, sa spécificité. Même si elle reste trop souvent reléguée dans des périphéries académiques et des camps de transit pour les réfugiés universitaires, la littérature comparée se trouve ainsi au centre intellectuel et scientifique des études littéraires.

La notion de littérature mondiale nous vient des Lumières, notamment allemandes, et fut d’emblée contemporaine d’un projet de citoyenneté universelle, liée à un idéal démocratique de compréhension voire, selon Kant, de paix perpétuelle. D’où sans doute le parallélisme compositionnel entre la cosmopolitique de Kant (Weltbürgerlichkeit, littéralement citoyenneté mondiale) et la Weltliteratur appelée par Wieland – qui n’hésitait pas à traduire homme du monde par Weltmann, un homme du monde qui n’a plus rien de mondain.

En étendant les réflexions de Wolf sur l’Antiquité dans ses Prolégomènes à Homère (1795), et en considérant les œuvres antiques comme une totalité progressive, le romantisme d’Iéna avait pensé la littérature comme une totalité, donnant un contenu critique et herméneutique à l’idée de littérature mondiale. La notion de littérature mondiale culmina ensuite dans l’internationalisme du Manifeste de Marx et Engels : « Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature mondiale. » (I, 1).

Bien qu’il ait été victime d’un marxisme dévoyé en stalinisme, Ossip Mandelstam prolongea génialement cette pensée : « Ainsi, les frontières nationales s’effondrent dans la poésie, et les forces vives d’une langue se répondent l’une l’autre par-delà l’espace et le temps, car toutes les langues sont liées par une union fraternelle, qui s’affirme précisément dans l’esprit de famille propre à chacune, et dans la liberté au sein de laquelle elles constituent une grande famille et se hèlent comme de vieilles connaissances » (« Propos sur André Chenier », De la poésie, Paris, Gallimard, 1990, p. 146.

Le corpus progressif des textes classiques, anciens ou modernes, n’a rien d’un conservatoire, d’un panthéon ou d’une galerie des grands hommes. Les classiques de jadis se moquaient bien de la notion moderne de classicisme ; ils démentent l’image figée qu’en ont donnée les modernes, par leur hardiesse et leur complexité. L’Orlando furioso est de ceux-là ; dans un article grave contre le négationnisme, Primo Levi cite ironiquement ces vers de l’Arioste, qui eux-mêmes parodient Dante : « Et si tu veux que le vrai ne te soit celé, / Tourne l’histoire en son contraire : / Les Grecs furent vaincus, et Troie victorieuse, / Et Pénélope fut maquerelle » (L’assimetria e la vita, Turin, Einaudi. 2002, p.101). Ainsi se scelle ironiquement le lien entre littérature et réalité.

Un classique reprend et cite d’autres classiques en diverses langues ; il innove à partir d’eux, en manière d’hommage ; il maintient par là une sorte d’altérité interne qui indique comment recontextualiser indéfiniment sa propre lecture. Ouvrant un espace pluriculturel et plurilingue, il crée l’humanité à partir des humanités. Une culture ne peut en effet être comprise que d’un point de vue cosmopolitique ou interculturel : pour chacune, c’est l’ensemble des autres cultures contemporaines et passées qui joue le rôle de corpus. En effet, une culture n’est pas une totalité : elle se forme, évolue et disparaît dans les échanges et les conflits avec les autres.

Lire la seconde partie

Notes de la première partie

1 – SNES-FSU, Collège et lycée : de nouveaux programmes et un nouveau socle au service de la réforme « choc des savoirs », 21 avril 2024, en ligne : https://www.snes.edu/article/college-et-lycee-de-nouveaux-programmes-et-un-nouveau-socle-au-service-de-la-reforme-choc-des-savoirs/

2Dans A Critique of Post-Colonial Reason : Toward a History of the Vanishing Present (1999), Spivak estime – sans base textuelle — que la philosophie rationnelle de Kant exclut les ”subalternes” (femmes et populations non-européennes). À la suite de Heidegger et de Derrida, dont elle fut la traductrice en anglais, elle entend ainsi disqualifier la rationalité.

3 – Divers tyrans reprennent l’argumentaire post-colonial, de Poutine à Xi Jinping et de Khamenei à Maduro. Les émirs du Golfe ne sont pas en reste, et par exemple le site d’Al Jazeera publie des déconstructeurs radicaux comme Vattimo et Zizek, sans parler d’éloges de Derrida (cf. l’auteur, Heidegger, Messie antisémite, Lormont, Le bord de l’eau, 2018).

4Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 47.

5 – « Das Denken ist nicht für die Öffentlichkeit, / nicht für die Gebildeten unter ihren Sklaven, / nicht für die Person des Menschen, /nicht für die Kultur, /nicht für die Wissenschaften, /nicht für die Philosophie,/ nicht für die Denkenden; / das Denken verschwindet in seinem Gedachten » (GA 97 : 451). « Publicité » est ici dans l’acception quasi juridique de « caractère public », mais le terme est toujours péjoratif chez Heidegger, dès les années 1920. Je m’appuie ici sur l’épilogue du collectif Métapolitique contre culture, Limoges, Lambert-Lucas, 2023.

6 – Le Dasein, littéralement être-le-là, prit tout son relief quand Heidegger révéla à Kurt Bauch que Sein (l’Être) est un mot couvert (Deckname) pour Vaterland (patrie).)

7 – «Heidegger nous permet également de décrire le “monde” indigène dans lequel les “découvreurs” européens apparaissent » (Dussel, Historia de la filosofía latinoamericana y filosofía de la liberación, Bogotá, Nueva America, 1994, p. 84). Pour une présentation générale, voir Sylvie Taussig, « La pensée décoloniale Derrière la politique, la gnose heideggérienne », Revue européenne des sciences sociales, 2022/1, n° 60-1, pp. 141-170.

8 – Dans les Cahiers noirs, « Sklaven » désigne ordinairement les Juifs, par le biais de la « morale d’esclaves » déjà dénoncée par Nietzsche.

9 – « Vermenschung des Menschen » (GA 95, p. 322).

10« Die “Kultur” als Machtmittel sich anzueignen und damit sich behaupten und eine Übergelenheit vorgeben, ist im Grunde ein jüdisches Gebahren. Was folgt daraus für die Kulturpolitik als solche ? » (GA 95, p. 326).

11 – La menace contre la culture n’est pas une nouveauté. En 1933, le Schlageter de Hanns Johst, drame dédié à Hitler en apologie d’un « martyr » nazi, s’ouvrait par cette réplique : « Quand j’entends parler de culture, j’arme mon Browning. » La même année, le Recteur Heidegger prononce un vibrant hommage à Schlageter (Freiburger Studentenzeitung, 1, juin 1933).

12 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 88.

13Ibid., p. 70. Je souligne.

14Ibid. En somme, dans sa version postcoloniale, la déconstruction reste d’autant plus compatible avec l’antisémitisme qu’Israël est souvent présenté comme une colonie occidentale (anglaise puis américaine).

15 – Voir Peter Burke, Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?, Paris, Les Belles-Lettres, 2022.

16« Es wird mir tatsächlich immer ein offizielles Englisch zu schreiben […] Hoffentlich kommt die Zeit, sie ist ja Gott sei Dank in gewissen Kreisen schon da, wo die Sprache da am besten gebraucht wird, wo sie am tüchtigen missbraucht wird » (Samuel Beckett, Disjecta Membra, Miscellaneous Writings, and a Dramatic Fragment, Ruby Cohn, éd., New York, Grove Press. 1984, p. 52). Beckett joue ici sur la polysémie – à l’image de Joyce qui domine alors les lettres irlandaises et dont il fut un temps le secrétaire pour Finnegan’s Wake) : missbrauchen, c’est mésuser, mais aussi abuser sexuellement.

Lire la seconde partie

Descartes, Bibliothèque de la Pléiade : nouvelle édition en 2 volumes

Il faut saluer la publication cet automne de la nouvelle édition des Œuvres de Descartes en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard)1, préparée par le regretté Jean-Marie Beyssade, publiée sous la direction de Denis Kambouchner – Jean-Robert Armogathe s’étant chargé d’un large choix de lettres.

Il était grand temps de remplacer l’édition en un volume due à André Bridoux (1937, dernière éd. 1953). Les deux volumes de 2024 accroissent considérablement l’accès aux textes et offrent, comme il se doit, une version conforme aux exigences actuelles en matière d’établissement et de traduction, ainsi que des présentations et des annotations critiques nourries par les derniers états de la recherche. Ces travaux ont fait appel à de nombreux spécialistes – parmi lesquels je ne suis pas peu fière de figurer, même si c’est pour des extraits d’un texte mineur (les vers du ballet La Naissance de la Paix donné à Stockholm en décembre 1649) dont l’attribution à Descartes n’est pas certaine2.

Dans son introduction, Denis Kambouchner appelle à prendre distance avec quelques idées reçues qui ont appauvri et déformé une pensée complexe. « Il faut exclure d’emblée, écrit-il, l’aventure solitaire » et le mythe « d’une entreprise philosophique faisant table rase de toutes celles qui l’ont précédée ». Il n’est jamais question de procéder à un nettoyage désertifiant, mais il faut « faire régner un nouvel ordre » dans chaque domaine « offert à une intelligence qui se veut d’emblée universelle, rompre avec le désordre et la profusion qui caractérisent les sciences du temps. Promouvoir l’économie, la clarté, l’efficacité, et cela, en réfléchissant à la manière de les rendre le plus facilement traitables par l’esprit humain. » Si l’« événement Descartes » est et demeure toujours pour nous celui d’un commencement dans la pensée, ce n’est pas parce qu’il s’installerait sur une ignorance programmatique initiale, mais c’est parce qu’il s’agit d’un grand projet intellectuel de mise à disposition selon un ordre raisonné que chaque lecteur est invité à suivre, et surtout se sent capable d’effectuer, sollicité par « un tempérament hors du commun […] une indépendance d’esprit ombrageuse », par une vaillance pionnière qui, loin de l’enrôler, lui révèle sa propre force sous le régime de la singularité.

Il convient de rappeler que l’ambition est celle d’une philosophie pratique, mais qui ne peut véritablement l’être qu’appuyée sur des fondements solides, constructibles et intelligibles par un seul esprit. Ce qui implique une morale de la modestie et de l’estime de soi : le « je » qui se déploie (plus parcimonieusement que l’on ne croit) dans ces grands textes conduit sa pensée fermement parce qu’il se saisit comme sujet de la réflexion, de l’initiative, de l’expérience, de l’obstacle, et parce qu’il s’efforce de s’assurer de son action en remontant à ses fondements et en délimitant raisonnablement la confiance qu’il peut avoir en lui-même. On ne peut lire ni considérer Descartes de l’extérieur, pas davantage le réduire à la complexité révolue de l’époque où il s’inscrit ; on ne visite pas les textes de Descartes en les reléguant dans un musée où les idées reposeraient comme un trésor inerte. Denis Kambouchner conclut : « Cette œuvre n’est pas seulement un bien patrimonial à protéger. Il est impossible, aujourd’hui encore, de la regarder de près, d’y entrer et d’en prendre la mesure, ce qui est déjà la soustraire à son mythe, sans recueillir quelque chose de son extraordinaire énergie et de sa si inventive et si vigilante liberté. »

Sommaire du volume I

  • Introduction par Denis Kambouchner.
  • Chronologie (1563-1641) par Louis Rouquayrol.
  • Note sur la présente édition par Denis Kambouchner.
  • Notes et projets philosophiques (1619-1623). Textes établis ou traduits par Michelle Beyssade, présentés et annotés par Denis Kambouchner.
  • Règles pour la direction de l’esprit. Texte traduit par Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, présenté par Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, et annoté par Jean-Marie Beyssade, Michelle Beyssade, Frédéric de Buzon et Denis Kambouchner.
  • Le Monde ou Traité de la lumière. Texte présenté par Frédéric de Buzon, établi et annoté par Delphine Bellis.
  • L’Homme. Texte établi, présenté et annoté par Annie Bitbol-Hespériès.
  • La Recherche de la vérité. Texte établi ou traduit par Erik-Jan Bos, présenté par Louis Rouquayrol, et annoté par Erik-Jan Bos et Louis Rouquayrol avec la collaboration de Denis Kambouchner.
  • Discours de la Méthode ; La Dioptrique, Les Météores, La Géométrie (extraits). Texte du Discours établi, présenté et annoté par Geneviève Rodis-Lewis, annotation complétée par Denis Kambouchner et Annie Bitbol-Hespériès. Textes des Essais établis, présentés et annotés par Michel Blay (pour Les Météores) et Frédéric de Buzon (pour La Dioptrique et La Géométrie)
  • Les Méditations métaphysiques et Objections et réponses (I à VI). Texte des Méditations traduit par le duc de Luynes, présenté par Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner. Texte des Objections et réponses traduit par Claude Clerselier, présenté par Jean-Luc Marion et annoté par Laurence Renault (I), Denis Kambouchner (II), Vincent Carraud et Gilles Olivo (III et IV), Didier Gil et Jean-Marie Beyssade (V) et Frédéric de Buzon (VI).
  • Choix de lettres (1619-1641). Textes traduits par Jean-Robert Armogathe et, au XVIIe siècle par Claude Clerselier, et établis, présentés et annotés par Jean-Robert Armogathe.
  • Appendices. Thèses de droit. Abrégé de musique (extraits). Jugements sur quelques lettres de Monsieur Guez de Balzac. Privilèges de 1637. Textes traduits, présentés et annotés par Jean-Marie Beyssade, Frédéric de Buzon, Denis Kambouchner et Theo Verbeek.
  • Notices et notes.
  • Répertoire des correspondants, par Jean-Robert Armogathe.

Sommaire du volume II

  • Chronologie (1642-1937) par Louis Rouquayrol.
  • Avertissement par Denis Kambouchner.
  • Méditations métaphysiques (suite), Septièmes objections (extraits) et Réponses. Lettre à Dinet. Textes traduits par Claude Clerselier, présentés et annotés par Roger Ariew et Theo Verbeek.
  • Lettre à Voetius (extraits). Texte traduit, présenté et annoté par Denis Kambouchner.
  • Les Principes de la philosophie. Texte traduit par Claude Picot, présenté par Frédéric de Buzon, Denis Kambouchner et Denis Moreau, et établi et annoté par Denis Moreau (Préfaces et I), Frédéric de Buzon (II et IV), Frédéric de Buzon et André Charrak (III).
  • La Description du corps humain. Texte établi, présenté et annoté par Annie Bitbol-Hespériès.
  • Notes sur un certain placard. Texte traduit, présenté et annoté par Dan Arbib.
  • Entretien avec Burman. Texte traduit par Xavier Kieft, et annoté par Denis Kambouchner, Xavier Kieft et Louis Rouquayrol.
  • Les Passions de l’âme. Texte établi, présenté et annoté par Denis Kambouchner et Louis Rouquayrol.
  • La Naissance de la paix (extraits). Texte établi, présenté et annoté par Catherine Kintzler.
  • Descartes à Stockholm. Extraits de La Vie de Monsieur Descartes d’Adrien Baillet (1691). Texte établi, présenté et annoté par Annie Bitbol-Hespériès.
  • Choix de lettres (1642-1650). Textes traduits par Jean-Robert Armogathe et, au XVIIe siècle, par Claude Clerselier, et établis, présentés et annotés par Jean-Robert Armogathe.
  • Notices et notes.
  • Répertoire des correspondants par Jean-Robert Armogathe.
  • Bibliographie et Index par Louis Rouquayrol.

Notes

1 – Rappelons que l’édition des Œuvres complètes et de la Correspondance intégrale, avec un appareil critique plus étendu est réservée à la collection Tel, en huit volumes actuellement en cours d’édition. https://www.gallimard.fr/catalogue?f%5B0%5D=collection_serie%3A34269&f%5B1%5D=auteurs_principaux_contenu_titre%3ARen%C3%A9%20Descartes&search_api_fulltext=Descartes

2 – Jean-Marie Beyssade m’avait proposé l’édition de ce ballet dès la fin des années 1990 ; il a facilité mes premiers pas en me fournissant un dossier contenant la documentation nécessaire et accessible à l’époque. Je conserve un souvenir ému de sa chaleureuse sollicitude et de l’attention rigoureuse qu’il consacrait à tout ce qu’il entreprenait. Denis Kambouchner m’a ensuite accueillie et soutenue dans la poursuite de ce travail jusqu’à son point ultime et j’ai pu travailler à ses côtés en toute confiance, assurée de sa relecture bienveillante et vigilante.

« Laïcité, athéisme et auto-institution » (Podcast sur « Hérétiques »)

Le site Hérétiques m’a récemment invitée à enregistrer un « podcast » sur la laïcité, sous la forme d’un entretien en deux parties (publiées le 1er et le 15 décembre).
Cet entretien est disponible sur le site ainsi que sur les plates-formes Apple, Spotify, Deezer, Youtube, Amazon, Instagram, etc.

Accès à l’enregistrement depuis le site, où on trouvera les liens vers les plates-formeshttps://heretiques.fr/2024/12/01/laicite-atheisme-et-auto-institution-avec-catherine-kintzler/

Merci au site Hérétiques de m’avoir accueillie pour ce moment de réflexion et de discussion approfondies !

Lire la présentation du site Hérétiques sur cette page, où on pourra aussi prendre connaissance de la très riche bibliothèque de pocasts.

Nedjib Sidi Moussa s’en prend à Boualem Sansal et à Kamel Daoud

Note sur un article de 2017

En novembre 2017, j’ai publié un article de recension du livre de Nedjib Sidi Moussa La Fabrique du Musulman. Après avoir vu l’émission « C’est politique » diffusée hier 24 novembre 2024 sur la chaîne FranceTV 5, où cet auteur était invité et durant laquelle il s’en est pris à Boualem Sansal et à Kamel Daoud, j’ai jugé utile d’ajouter une note à mon article. Je la reproduis ci-dessous.

L’article [recension CK du livre de Nedjib Sidi Moussa La Fabrique du Musulman] a été publié en 2017 (c’est également la date de publication du livre analysé). Il conserve à mes yeux sa pertinence, pourvu qu’on soit attentif à la chronologie. Je n’ai pas lu les textes ultérieurs de Nedjib Sidi Moussa, et je ne connais pas l’évolution de sa pensée ni de ses positions après 2017.

Il se trouve que j’ai regardé hier 24 novembre 2024 l’émission « C’est politique » diffusée sur la chaîne FranceTV 5, où il était invité. À plusieurs reprises, sans ambiguïté, et sur un ton qui respirait une froide animosité, il a tenu des propos accablant l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, lequel a été arrêté à Alger le 16 novembre 2024 et a été jeté depuis dans les geôles algériennes sans pouvoir donner de nouvelles. Selon Nedjib Sidi Moussa, Boualem Sansal aurait commis de graves fautes de goût. Jugez plutôt : il est soutenu par des personnes et des organismes « de droite » et même, horresco referens, « d’extrême-droite », il ose critiquer l’islamisme (ce qui conduirait à « stimagtiser les musulmans ») allant jusqu’à mettre en garde les Français contre ce mouvement grandissant, et puis il critique l’Algérie – ce n’est pas bien de blesser le sentiment national.
Non content de tirer sur un homme à terre, Nedjib Sidi Moussa a sorti une cible supplémentaire de sa besace pour la placer dans le dos de l’écrivain Kamel Daoud (prix Goncourt 2024) auquel il reproche, entre autres dérives « de droite », de vouloir effacer la mémoire de la guerre d’indépendance algérienne en promouvant celle des « années noires ». Il suffit de lire le roman de Daoud Houris pour voir que le livre ne milite pas pour un effacement, mais montre combien le récit mémorial officiel algérien fait délibérément obstacle à tout ce qui pourrait rappeler les atrocités de la décennie 1990-2000.
J’invite les lecteurs à mesurer l’écart qui sépare le livre de 2017 (en aurais-je fait une lecture totalement naïve ?) des propos tenus publiquement hier par N. Sidi Moussa.

L’émission du 24 novembre est disponible pendant un mois sur le site de FranceTV 5  et on peut en trouver des extraits significatifs sur X (par exemple sur Boualem Sansal https://x.com/i/status/1860828865813188664  ou sur Kamel Daoud https://x.com/i/status/1860782180877627824 )

Le wokisme à la lecture de C. Castoriadis

Quentin Bérard poursuit ici une lecture de Cornelius Castoriadis1 qui soustrait cet auteur à la bienpensance dans laquelle il est convenu de l’enrôler. Il montre en quoi Castoriadis, analysant les moments contestataires successifs des années 1950 à 1990, parle aussi de celui d’aujourd’hui – le « wokisme » – et fournit des outils pour en comprendre non seulement les manifestations, mais aussi les conditions d’émergence et l’historicité. Le « wokisme » n’est en rien un courant importé, une résurgence anachronique d’un passé oublié ou l’engouement passager d’une adolescence tourmentée : il est la rationalisation, l’expression spectaculaire et nuisible de l’effondrement de nos sociétés.

« L’idée de faire table rase de tout ce qui existe
est une folie conduisant au crime. »2

Les analyses de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler le « wokisme » pourraient se répartir en trois ensembles : celles qui le rattachent à la « French Theory », celles qui le font dériver de l’histoire du com­munisme et celles qui y décèlent un courant para-religieux. Salutaires et, finalement, complémentaires, ces approches se focalisent sur le seul angle idéologique, pouvant laisser croire que la lutte contre ces mou­vances envahissantes pourrait se limiter à ce terrain. Celui-ci est loin d’être négligeable mais, outre qu’il ouvre la porte à un retour aux vieilles momies idéologiques dites « de droite », il fait l’économie des condi­tions d’émergence du wokisme, c’est-à-dire des analyses de fond des sociétés occidentales contemporaines.

Consacrée à ces dernières, l’œuvre de Cornelius Castoriadis (1922-1997) permettrait peut-être, rétrospectivement, d’apporter quelques lumières sur ces pseudo-subversions contemporaines, alors comprises comme les signes d’un « délabrement de l’Occident » – pour reprendre sa célèbre formule – aujourd’hui extrêmement avancé. C’est à lui qu’il faudrait faire face, sous peine de mener un combat en ignorant les grandes lignes de forces qui en déterminent l’issue.

Entrelacement de la contestation et de l’apathie

La dissidence du trotskysme de C. Castoriadis en 1946 débute par une analyse de l’URSS (« quatre lettres, quatre mensonges »3) comme « société bureaucratique totale » le conduisant, au fil des années au sein puis, à partir de 1967 en dehors du groupe-revue Socialisme ou barbarie, à abandonner l’économisme marxiste au pro­fit d’une approche politique des sociétés humaines c’est-à-dire, et in fine, à leurs soubasse­ments psycho-cultu­rels, qu’il nommera leur institution imaginaire4. Dans la « patrie socialiste » comme dans les sociétés capita­listes, la dépossession des travailleurs relevait alors d’une exploitation économique mais se révélait, bien plus profondément et avant tout, une aliénation politique : la lutte des classes est avant tout un conflit entre dirigeants et exécutants, ouvrant sur la perspective d’une autogestion ou démocratie directe, souveraineté populaire structurée et organisée se réclamant autant des expériences révolutionnaires modernes que de l’Athènes antique, dont il se réclamera toute sa vie.

Dès les années 1950, la fin des grands mouvements ouvriers que C. Castoriadis relie à la bureaucratisa­tion des organisations ouvrières et son extension à tous les domaines de la vie le mènent à diagnostiquer la dépolitisa­tion déjà perceptible comme un « repli sur la sphère privée », une « privatisation généralisée ». Il note, en 1959 dans un article-bilan5 :

« Cette disparition de l’activité politique, et plus généralement ce que nous avons appelé la privatisation n’est pas propre à la classe ouvrière ; elle est un phénomène général, que l’on constate chez toutes les catégories de la population et qui exprime la crise profonde de la société contemporaine. Envers ri­goureux de la bureaucratisation, elle manifeste l’agonie des institutions sociales et politiques qui, après avoir rejeté la population, sont maintenant rejetées par elle. Elle est le signe de l’impuissance des hommes devant l’énorme machinerie sociale qu’ils ont créée et qu’ils n’arrivent plus ni à comprendre, ni à dominer, la condam­nation radicale de cette machinerie. Elle exprime la décomposition des valeurs, des significations sociales et des communautés. […] La signification de ce phénomène n’est pas simple : il y a là incontestablement un retrait, une incapacité provisoire d’assumer le problème de la société qui n’est rien moins que positive. Mais il y a aussi autre chose et plus. Le rejet de la politique telle qu’elle existe est d’une certaine façon le rejet en bloc de la so­ciété actuelle ; c’est le contenu de tous les “programmes” qui est rejeté, parce que tous, conservateurs, réfor­mistes ou “communistes” ne repré­sentent que des variantes du même type de sociétéMais elle est aussi rejet du type d’activité que repré­sente la politique telle qu’elle est pratiquée par les organisations traditionnelles : activité séparée de spé­cialistes coupés des préoccupations de la population, tissu de mensonges et de manipula­tions, farce gro­tesque aux conséquences souvent tragiques. La dépolitisation actuelle est tout autant indifférence que cri­tique de la séparation de la politique et de la vie, du mode d’existence artificiel de partis, des motivations intéressées des politiciens ».

Déjà largement encouragée par le développement de la société de consommation que Jean Baudrillard analy­sera plus tard, dans le sillage de la Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre en 1947, ce « re­trait des gens dans la sphère privée » est donc une forme de contestation implicite. Parallèlement, les formes contestataires ex­plicites sortent du cadre institutionnel et débordent du monde du travail pour s’étendre dans tous les secteurs de la vie sociale, particulièrement dans le monde étudiant6, sans réellement trouver de ca­naux d’expression et mi­nant la vie sociale, comme C. Castoriadis le diagnostique en 1965 :

« Les gens sont mécontents, grognent, protestent ; les conflits sont incessants. Même si le mécontente­ment prend des formes différentes, cette société plus riche et plus prospère contient probablement davan­tage de ten­sions que la plupart des autres sociétés connues dans l’histoire. […] Au niveau officiel, des pou­voirs existants, de la presse, etc., il n’existe qu’une hypocrisie officielle qui se reconnaît elle-même, presque explicitement, comme simple hypocrisie et ne prend pas au sérieux ses propres normes. Et, dans la société en général, prévaut un cynisme extrêmement répandu, constamment nourri par les exemples offerts par la vie sociale (scandales, etc.). L’idée générale est que vous pouvez faire n’importe quoi, et que rien n’est “mal”, pourvu que vous puis­siez vous en sortir, pourvu que vous ne soyez pas pris. […] La socialisation au sens plus général, le sentiment que ce qui se passe dans la société est, après tout, aussi notre propre af­faire, que nous avons à faire quelque chose par rapport à la société, que nous en sommes responsables, se trouve profondé­ment disloqué. Cette dislo­cation renforce le cercle vicieux. Elle accroît l’apathie et multi­plie ses effets. »

Il ajoute :

« Mais il y a aussi un autre aspect, très important, de tous ces phé­nomènes de crise. Le temps ne me permet guère plus que de le mentionner. Lorsque nous parlons de crise, nous devons comprendre qu’il ne s’agit pas d’une calamité physique qui s’est abattue sur la société contemporaine. S’il y a crise, c’est que les gens ne se soumettent pas passivement à l’organisation existante de la société, mais réa­gissent et luttent contre elle de nombreuses ma­nières. »7

Mais le constat d’échec s’ensuit de peu, provoquant la dissolution de Socialisme ou barbarie en 1967 :

« Nous pensions que ces luttes se développeraient également en France et, surtout, qu’elles pourraient […] dé­passer les rapports immédiats de travail, progresser vers la mise en question explicite des relations so­ciales gé­nérales. En cela nous nous trompions. Ce développement n’a pas eu lieu […]. Cette reconstruction [théorique][…] nous pensions pouvoir la faire du même mouvement que la construction d’une organisation politique révolutionnaire. Cela s’avère aujourd’hui impossible, et nous devons en tirer les conclusions. »8

L’« échec bizarre » de Mai 68

Il est d’usage de se gausser de ce diagnostic désabusé dressé quelques mois avant le jaillissement de Mai 68, qui semble le démentir : c’est ne rien comprendre à ce qui était visé ni à ce qui est advenu depuis. Car voilà le point nodal de l’analyse socio-politique des « Trente Glorieuses » faite par C. Castoriadis : l’organi­sation de la société et son fonctionnement échappent de plus en plus à la volonté populaire, à la fois cause et conséquence d’une dépolitisation profonde en même temps que d’une contestation souterraine généralisée, toutes deux corrodant l’ensemble des ins­titutions, des rapports sociaux et des valeurs culturelles, sans opposer de réelle alternative politique. Cette tension va croître et s’ap­profondir au fil des décen­nies et C. Castoriadis ne cessera d’y revenir.

C’est bien sûr elle qui éclate au grand jour au printemps 1968. Analysant sur-le-champ « les événe­ments » dans un texte fort, C. Castoriadis salue avec enthousiasme la « Commune étudiante » et en décrit les premiers ef­fets tout en déplorant l’irrationalisme, l’arbitraire, l’outrance ou l’inconséquence des insurgés qui n’ouvrent sur aucune perspective. C’est à la fois la consécration des analyses de Socialisme ou barbarie et le constat réitéré que ce nouveau type de contestation générale de la société n’accouche finalement de rien : ni discours cohérents, ni organes d’auto-gouvernement, ni formes d’organisations nouvelles, ni projets de so­ciété conséquents :

« Que la société, ou une de ses sections, soit capable de déchirer pour un moment les voiles qui l’enveloppent et de sauter au-delà de son ombre, le problème n’est pas là. Là, il n’est que posé ; c’est pour cela qu’il est posé. Il ne s’agit pas de vivre une nuit d’amour. Il s’agit de vivre toute une vie d’amour. Si nous trouvons aujourd’hui, face à nous, Waldeck Rochet et Séguy [respectivement secrétaire général du PC de 1964 à 1969 et secrétaire général de la CGT de 1967 à 1982], ce n’est pas parce que les ouvriers russes [de 1917] ont été incapables de renverser l’ancien régime. C’est, au contraire, parce qu’ils en ont été capables — et qu’ils n’ont pas pu instaurer, instituer leur propre pouvoir. »9

Cet « échec bizarre »10 de Mai 68, comme il le qualifiera, cet auto-effondrement du mouvement, C. Castoriad­is l’impute, fondamentalement et derrière le refus de la société française d’aller plus loin, à la difficul­té de

« se dégager de la représentation de la politique – et de l’institution – comme fief exclusif de l’État (qui continue lui-même à incarner, même dans les sociétés les plus modernes, la figure d’un pouvoir de droit divin) comme ne s’appartenant qu’à lui-même. C’est ainsi que la modernité, la politique en tant qu’activité collective (et non pas profession spécialisée) n’a pu jusqu’ici être présente que comme spasme et paroxysme, accès de fièvre, d’en­thousiasme et de rage, réaction à un excès de Pouvoir toujours à la fois hostile et inévitable, ennemi et fatalité – bref que comme “Révolution”. »11

Il notera, presque vingt ans plus tard :

« En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujour­d’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale. »12

L’intelligentsia et la rationalisation de l’échec

Mais ce n’est pas ce bilan qui est tiré par l’intelligentsia de l’époque. Car, bien plus grave que son simple échec, Mai 68 marque le véritable point de départ de la rationalisation idéologico-intellectuelle de cette impuiss­ance que les « intellectuels » subversifs paléo-marxistes, structuralistes, post-situationnistes ou heideggeriens vont opérer dès après-coup et jusqu’à aujourd’hui. C. Castoriadis écrira, quinze ans plus tard :

« Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limita­tions, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison ; vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu rai­son, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engage­ment ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le su­jet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philo­sophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). […] pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en Mai-Juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une “sensibilité radicale”, le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague “subversion”, convenait admirablement. ». Voilà ainsi oc­cultée l’« immense difficulté à prolonger positivement la critique de l’ordre des choses existant, [cette] im­possibilité d’assumer la visée d’autonomie comme autonomie à la fois in­dividuelle et sociale en instaurant un autogouvernement collectif […] »13

C. Castoriadis corrigera ainsi le titre du livre d’Alain Renaut et de Luc Ferry de 1986, La pensée 68, qui décortiquait les discours des Foucault, Derrida, Bourdieu, et Deleuze (les auteurs précisent a posteriori qu’ils auraient pu faire de même avec Heidegger, Marcuse, Althusser et Lacan)14 :

« Le contresens de Ferry et Re­naut est total : la “pensée 68” est la pensée anti-68, la pensée qui a construit son succès de masse sur les ruines du mouvement de 68 et en fonction de son échec. Les idéologues discutés par Ferry et Renaut sont des idéologues de l’impuissance de l’homme devant ses propres créations ; et c’est le sentiment d’im­puissance, de découragement, de fatigue qu’ils sont venus, après 68, légitimer. »15

Tel est le rôle historique de ces « divertis­seurs » :

« On peut chercher à la loupe chez Sartre, Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Fou­cault, Barthes, etc., une seule phrase qui, de près ou de loin, soit pertinente soit pour la préparation de Mai, soit pour sa compréhension après coup. On ne la trouvera pas. Nos intellectuels parlent-ils pour ne rien dire ? Non point. Ils parlent pour que les gens pensent à côté»16

Aspects de la subversion anomique

Les grands jalons de cette rationalisation de l’impuissance sont dès lors posés pour les prochaines décen­nies : toutes les impasses politico-intellectuelles rencontrées par les mouvements contestataires des années suivantes se retrouvent présentées comme des « lignes de fuites », pour reprendre une expression deleu­zienne dont la noto­riété n’a jamais faibli. Ainsi :

« Ce fait élémentaire [l’a-socialité radicale de la psyché humaine], même s’il a été placé au centre de notre réflexion sur le sujet à partir de Freud et grâce à lui, est connu depuis toujours et a été for­mulé par des penseurs aussi différents que Platon, Aristote ou Diderot. Ce n’est que moyennant son occul­tation que depuis dix ans, ont pu fleurir de nouvelles variétés de confusion et de mystification – la glorifica­tion du “désir” et de la “libido”, la découverte d’un désir “mimétique”, et la dernière camelote lancée par la publicité de l’industrie des idées sur le marché : le néo-libéralisme pseudo-“religieux”. Tous tant qu’ils sont, et quoi qu’ils disent les uns des autres, partagent le même incroyable postulat : la fiction d’un “indivi­du” qui viendrait au monde plei­nement achevé et déterminé quant à l’essentiel, et que la société – la socia­lité comme telle – corromprait, oppri­merait, asservirait»17

De là l’obsession de la « récupération ». En mai-juin 1968, déjà, C. Castoriadis avertissait les étudiants :

« Celui qui a peur de la récupération est déjà récupéré. […] La récupération, on ne l’évite pas en refusant de se définir. L’arbitraire, on ne l’évite pas en refu­sant de s’organiser collectivement, plutôt on y court. »

Les insurgés sont victimes de ce qu’il nommait, dix ans auparavant, « le primitivisme anti-organisationnel »18 fondé sur « le présupposé que toute organisation collec­tive dans la période contemporaine est condamnée à la bureaucratisation »19. C’est la traduction concrète de cette fixation sur une « récupération » par un « système » à la fois omniprésent et omni­potent20, aujourd’hui tellement incorporée qu’elle n’est même plus exprimée :

« Les gens ont l’illusion de pouvoir sortir [de la tragédie et du risque qu’est l’histoire], et l’expriment par cette demande : produisez-moi un système institutionnel qui garanti­ra que cela ne tournera jamais mal ; démontrez-moi qu’une révo­lution ne dégénérera jamais, ou que tel mouve­ment ne sera jamais récupéré par le système existant. »21

Et pourtant :

« Dire qu’aussi longtemps que le régime subsiste, il récupère tout, c’est une tautologie. Mais est-ce parce que le système récupère ou intègre la liberté de la presse, par exemple, que nous allons nous en désintéresser ? […] Ici encore, il faut dénoncer ce préjugé ab­solutiste pseudo-révolutionnaire, selon lequel il y aurait une coupure radicale et totale, ou bien on serait récupé­ré à 100 % par le système. »22

Cette posture de « retrait contestataire » conduit logiquement à des « […] utopies incohérentes : on ne peut pas évacuer purement et simplement le problème de la production, pas plus que celui de la coordina­tion des ac­tivités collectives. On a parfois l’impression qu’on assiste actuellement à un renouveau de la my­thologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuis­sance. »23

C’est ainsi que, à la fin des « années 68 », C. Castoriadis constate l’éparpillement des courants contesta­taires en « groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d’articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. »24. Cet écla­tement est ra­tionalisé sous la forme de ce que Castoriadis nomme le « révoltisme » qui

« […] semble au­jourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le “fondement” philosophique ? C’est une thèse sur l’essence du social. Le père le plus proche de nous de cette thèse, c’est Merleau-Ponty, qui écrivait, dans Les Aventures de la dialectique : le marxisme commet l’erreur d’imputer l’aliénation au contenu de l’his­toire, tandis qu’elle appartient à sa structure (je cite de mémoire). Donc, thèse : toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence im­médiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) »25

Si la société est aliénée et aliénante dans son principe même, ontologiquement, que pourrait bien y faire une minorité (inexplicablement, notons-le) éclairée et lucide ? La « déconst­ruire », pardi, dans le sillage de la mode structuraliste que C. Castoriadis nommera « l’idéologie fran­çaise »26 et dont on connaît la postérité :

« Les “généalogies“, les “archéologies“ et les “déconstructions“, si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. »27

Il décrypte :

« Pour une bonne partie, l’idéologie et la mystification déconstructionniste s’ap­puient sur la “culpabilité“ de l’Occident : elles procèdent, brièvement parlant, d’un mélange illégitime, où la critique (faite depuis longtemps) du rationalisme instrumental et instrumentalisé est subrepticement confondue avec le dénigrement des idées de vérité, d’autono­mie, de responsabilité. »28

C. Castoriadis n’est pas moins affligé de voir ses contemporains se mystifier en contemplant, ailleurs, des sociétés radicalement meilleures, du côté des cultures extra-européennes, après la Russie stalinienne et la Chine maoïste :

« Les espoirs mis par les révolutionnaires ou certains idéologues dans le prolétariat s’affaiblissent ou s’évanouissent ; cependant, au lieu d’une analyse et d’une critique de la nouvelle situa­tion du capitalisme, ces espoirs sont purement et simplement reportés ailleurs. C’est cela, l’essence de ces opérations suprêmement dérisoires qu’ont été, pour les intellectuels d’ici, le fanonisme, le tiers-mondisme “révolutionnaire”, le guévarisme, etc. et ce n’est évidemment pas un hasard si elles ont eu l’appui de ces paradigmes de confusionnisme qu’a été Sartre, ou d’autres scribes mineurs qui depuis ont, du reste, com­plètement retourné leurs vestes. »29

C’est là, bien sûr, le « Tiers-mondisme » et ses nombreuses et actuelles vies ultérieures, l’idéalisation des cultures et sociétés non-occidentales, « opérations déri­soires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, à en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers-monde. »30

Car c’est, ici comme presque partout, la matrice millénariste marxiste qui ressurgit :

« Il est affligeant de voir de jeunes militants s’aliéner dans un activisme irréfléchi et proclamer que ce qui leur importe c’est l’action, non pas la philosophie. Car, lorsqu’on regarde en quoi consiste leur action et de quoi sont faites les idées de leurs tracts et de leurs affiches, on constate qu’elles ne sont que des sous-produits des écrits d’un philosophe socio­logue allemand du XIXe siècle, nommé Karl Marx. Et, lorsqu’on regarde d’un peu près les écrits de Marx, c’est Hegel et Aristote qu’on y trouve. »31

Idem, entre dix exemples, du côté de cer­tains courants techno-critiques, qui ne font souvent que renverser la technophilie marxiste : « Il est pourtant légitime de se demander si [chez eux], au niveau le plus profond, il y a par rapport à Marx autre chose de changé que le signe algébrique affectant la même essence du technique. »32

Rien d’étonnant, à cette aune, que tous ces mouvements aient accompagné l’énorme contre-offensive oligarchique de la fin des années 1970 :

« D’où est donc venue la force de ce pseudo-libéralisme depuis quelques an­nées ? Je pense que, pour une grande partie, elle vient de ce que la démagogie “libérale” a su capter le mou­vement et l’humeur profondément anti-bureaucratique et anti-étatique qui remuent la société depuis le début des années 60. »33

En fin de compte, « le résultat final est la nullité, le vide total du “discours subversif” contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique “de gauche” »34 – ou, plus précisément : « le “discours dominant” d’un certain milieu “contestataire” au­jourd’hui, cet horrible salmigondis qu’est le freudo-nietzschéo-marxisme, c’est rigoureusement le n’im­porte quoi. »35 Ce « n’importe quoi » pseudo-subversif, difficile de ne pas l’invoquer aujourd’hui de­vant le plein déploiement contemporain de la bêtise militante, pour reprendre la catégorie de Pierre-André Taguieff36.

Anticipations du wokisme

Car comment ne pas voir que chacune de ces caractéristiques, pointées il y a quarante ou cinquante ans, se retrouve aujourd’hui, mais encore dégradée et amplifiée, dans le « wokisme » contemporain ? Glorifica­tion de « sa subjectivité » propre et de « son désir » idéalisés ; refus de véritables organisations au profit de groupes affini­taires, de réseaux, de bandes, etc. ; entretien d’utopies plus ou moins délirantes ou, dans tous les cas, profondé­ment ineptes ; divisions à l’infini des thématiques, des tendances et des « sensibilités » au gré des « petites différences » ; appel à l’addition incohérente des révoltes de chacun (dans une « intersec­tionnalité » lunaire) ; achar­nement à « déconstruire » l’Occident – et lui seul ! – dans toutes ses dimen­sions ; auto-mystification passionnée vis-à-vis des cultures extra-occidentales ; usure des schémas marxistes jusqu’à la corde messianique judéo-chrétienne…

Rien de ce que C. Castoriadis décrivait ne manque aujourd’hui et, face à une société de plus en plus étrangère à elle-même, le repli sur la sphère privée fait maintenant corps avec les contestations les plus radi­cales et les plus infantiles. Le célèbre slogan féministe « le personnel est politique », par exemple, serait à inverser : la poli­tique n’est plus au­jourd’hui que l’ensemble des préoccupations personnelles (y compris carriériste) :

« […] 300 000 manifestants contre les fusées Pershing ; des dizaines de milliers de manifestants à Francfort contre l’extension de l’aéroport ; mais pas un seul manifestant contre l’instauration de la terreur militaire en Pologne. On veut bien manifester contre les dangers biologiques de la guerre ou contre la des­truction d’un bois ; on se désintéresse totalement des enjeux politiques et humains liés à la situation mon­diale contempo­raine. »37

C’est ainsi que Castoriadis, analysant les moments contestataires successifs des années 1950 à 1990, parle aussi de celui d’aujourd’hui, que le wokisme semble subsumer. On trouvera facilement dans son œuvre38 de multiples propos éreintant toujours de manière lapidaire les générations précédentes de nos insurrec­tionnalistes contemporains, écologistes plus ou moins « décoloniaux », néo- et pseudo-fémi­nistes et leurs dégé­nérescences plus ou moins dégenrées, artistes engagés et journalistes-militants, néo-pé­dagogistes, pacifistes ré­dempteurs, islamo-gauchistes ou promoteurs du multiculturalisme, etc. À « la socié­té des lobbies et des hob­bies »39 que C. Castoriadis fustigeait, il faut maintenant rajouter celle des « lubies ».

« Ces mouvements [des années 1960-70] ont ébranlé le monde occidental, ils l’ont même changé – mais ils l’ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n’est pas surpre­nant : car, s’ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n’ont ni pu ni voulu assumer un pro­jet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des ré­gimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d’ensemble ou de supports pour de tels objectifs. […] La société “politique” actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d’entraver efficacement toute politique contraire à ses inté­rêts réels ou imaginaires ; aucun d’entre eux n’a de politique générale ; et, même s’ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l’imposer. »40

Bien sûr, chacune des causes invoquées est l’héritière d’un courant contestataire (auquel elle peut se référer) qui apparten­ait en plein à ce que C. Castoriadis appelle le projet d’autonomie individuelle et collective, lequel s’est déployé en Occident du haut Moyen Âge à la Renaissance, puis des Lumières aux Révolutions classiques jusqu’aux mouvements ouvriers et à leurs prolongements. Mais son « éclipse » actuelle, comme il le diagnosti­quait, n’en fait plus qu’une grotesque caricature et ce n’est pas surprenant : « Ni “traditionaliste” ni créa­trice et révolutionnaire (malgré les histoires qu’elle se raconte à ce propos), l’époque vit un rapport au passé sur un mode qui, lui, re­présente certes comme tel une novation historique : celui de la plus parfaite extériorité. »41

L’important est ici de comprendre que ces courants contestataires, dont le « wokisme » n’est que le der­nier avatar, font, pour C. Castoriadis, partie intégrante de notre déliquescence civilisationnelle, sont à la fois causes et symptômes de ce « délabrement de l’Occident », puisqu’ils sont l’autre face d’un monde simulta­nément techno-bureaucratisé et fortement anomique :

« Comment s’étonner aussi que tant de jeunes, qui refusent leur transformation en animaux logistiques mais le plus souvent n’ont pas, précisément en fonction du système qui les a “éduqués”, la possibilité de montrer l’incon­sistance théorique de ce système, donnent souvent à leur révolte des formes irrationalistes ? »42

Le « wokisme », symptôme de l’anomie occidentale

Le « wokisme » n’est en rien un courant importé, une résurgence anachronique d’un passé oublié ou l’engouement passager d’une adolescence tourmentée : il est une des expressions les plus spectaculaires et nuisibles de l’effondrement de nos sociétés et fait corps avec elle. Plus : il en est la rationalisation, la verbali­sation décri­vant ce processus immanent d’authentique décivilisation, pour reprendre le terme de Norbert Elias, comme une perspective désirable et désirée, envisagée comme une entreprise consciente et délibérée menés par une avant-garde éclairée – qui l’approfondit en retour.

Cette éducation qui n’éduque plus, par exemple, C. Castoriadis l’a décrite dès 196543 et y revient sou­vent :

« Le système éducatif occidental est entré, depuis une vingtaine d’années, écrit-il en 1982, dans une phase de désagrégation accélérée. Il subit une crise des contenus : qu’est-ce qui est transmis, et qu’est-ce qui doit être transmis, et d’après quels critères ? […] il connaît aussi une crise de la relation éducative : le type traditionnel de l’autorité s’est effondré, et des types nouveaux – le maître-copain, par exemple – n’ar­rivent ni à se définir, ni à s’affirmer, ni à se propager. […] Autrefois – il n’y a guère – toutes les dimensions du système éducatif (et les valeurs auxquelles elles renvoyaient) étaient incontestables ; elles ont cessé de l’être. »44

La cause, ici encore, c’est

« l’effritement et la désintégration des rôles traditionnels – homme, femme, parents, enfants – et sa consé­quence : la désorientation informe des nouvelles générations. [L’as­pect ambivalent des] mouvements des vingt dernières années vaut aussi dans ce domaine (bien que le pro­cessus remonte, dans le cas de la famille, à beau­coup plus loin, et qu’il soit déjà vieux de trois quarts de siècle dans les pays les plus « évolués »). La désintégra­tion des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l’autonomie et contient les germes d’une émancipation. Mais j’ai noté depuis longtemps l’ambiguïté de ces effets. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l’éclosion de nouveaux modes de vie que par la désin­tégration et l’anomie. »45

Cette anomie s’est peu à peu instituée dans tout le corps social, s’incarnant dans ce que C. Castoriadis appelle le « type anthropologique », le type d’être humain fabriqué par sa société et qu’il façonne en retour, et dont il diagnostique une « mutation » (que reprendra plus tard Marcel Gauchet46) :

« Nous touchons là un facteur fonda­mental […] : l’intime solidarité entre un régime social et le type an­thropologique (ou l’éven­tail de tels types) né­cessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capi­talisme les a hérités des périodes historiques antérieures : le juge incorruptible, le fonction­naire wébérien, l’enseignant dévoué à sa tâche, l’ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une sorte de fierté. De tels personnages deviennent incon­cevables dans la période contemporaine : on ne voit pas pour­quoi ils se­raient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient. Même le type anthro­pologique qui est une création propre du capitalisme, l’entrepreneur schumpétérien […] est en train de dis­paraître »47

Le nouveau type anthropologique – aussi bien décrit par un Jean-Pierre Le Goff que par un Philippe Mu­ray, par exemple – se distingue par la superbe ignorance de son inscription sociale-historique le faisant récu­ser haut tout attachement et nourrir parallèlement une coupable passion grégaire :

« Le caractère de l’époque, aussi bien au niveau de la vie quotidienne qu’à celui de la culture, n’est pas l’« individualisme » mais son opposé, le conformisme généralisé et le collage. Confor­misme qui n’est pos­sible qu’à condition qu’il n’y ait pas de noyau d’identité important et solide. […] c’est ce “Nous” qui se dis­loque aujourd’hui, avec la position, par chaque individu, de la société comme simple « contrainte » qui lui est imposée – illusion monstrueuse mais tellement vécue qu’elle devient un fait maté­riel, tangible, l’indice d’un pro­cessus de dé-socialisation –, et à laquelle il adresse, simultanément et contradictoirement, des demandes ininter­rompues d’assistance. »48

Illusion monstrueuse d’un individu qui ne veut plus « faire société », s’en croit libéré – c’est la promesse la plus intime faite par la société de consommation aussi bien que par les dynamiques « wokes » – et de ce fait s’y livre pieds et poings liés :

« […] il est im­médiat que le plus grand pouvoir concevable est celui de pré­former quelqu’un de sorte que de lui-même il fasse ce qu’on voudrait qu’il fasse sans aucun besoin de domina­tion ou de pouvoir explicite pour l’amener à… Il est tout aussi immédiat que cela crée, pour le sujet assujetti à cette formation, à la fois l’apparence de la “spontanéité” la plus complète et la réalité de l’hétéronomie la plus totale possible. »49

soit une servitude volontaire quasi-complète.

Disparition conjointe de l’individu au sens fort du terme et de la société comme auto-représentation collect­ive,

« la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et va­loriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. »50

On retrouve ici le rejet d’une collectivité dans laquelle les individus ne se reconnaissent plus, rejet constaté dès les an­nées 1950 et sur lequel il revient vingt ans plus tard :

« Cette contestation généralisée signifiait ipso facto – produit et cause – la dislocation progressive à la fois du système de règles de la société établie et de l’adhésion inté­riorisée des indi­vidus à ces règles. Brièvement parlant, et en grossissement : pas une loi actuellement, qui soit observée pour des motivations autres que la sanction pénale. La crise de la culture contemporaine – comme celle de la production – ne peut être vue simplement comme une « inadaptation » ni même comme un “conflit” entre les forces nou­velles et les formes anciennes. En cela aussi, le capitalisme est une nou­veauté anthropologique absolue, la culture établie s’effondre de l’intérieur sans que l’on puisse dire, à l’échelle macro-sociologique, qu’une autre, nouvelle, est déjà préparée “dans les flancs de l’ancienne so­ciété”. »51

Il détaille :

« Jusqu’au début des années 70, et malgré l’usure manifeste des valeurs, cette société soutenait encore des représentations de l’avenir, des intentions, des projets. Peu importe le contenu, et que pour les uns cela ait été la révolution, le grand soir, pour les autres le progrès au sens capitaliste, l’éléva­tion du niveau de vie, etc. Il y avait, en tout cas, des images ap­paraissant comme crédibles, auxquelles les gens adhéraient. Ces images se vidaient de l’intérieur depuis des dé­cennies, mais les gens ne le voyaient pas. Presque d’un coup, on a découvert que c’était du papier peint – et l’instant d’après même ce papier peint s’est déchiré. La société s’est découverte sans représentation de son ave­nir, et sans projet – et cela aussi c’est une nouveauté historique. » 52

Le paradoxe est que ce vide est valorisé, auto-entretenu et rationalisé par la critique radicale et tous azi­muts que les mobilisations des dernières décennies ont opéré, sans autre but qu’elles-mêmes :

« L’idée que les signi­fications sociales sont simplement contingentes semble bien à la base de la décomposition progres­sive du tissu social dans le monde contemporain. »53 ; « Tout se passe comme si, par un curieux phénomène de résonance négative, la découverte par les sociétés occidentales de leur spécificité historique achevait d’ébranler leur adhé­sion à ce qu’elles ont pu et voulu être, et, plus encore, leur volonté de savoir ce qu’elles veulent, dans l’avenir, être. »54

Réapparaît ici la convergence, déjà évoquée, de la contestation généralisée avec les mécanismes du « capitalisme bureaucratique » puisque son « moyen le plus formidable a été la destruction de toutes les significa­tions sociales précédentes et l’instillation dans l’âme de tous ou presque de la rage d’acquérir ce qui, dans la sphère de chacun, est ou apparaît acces­sible, et pour cela accepter pratiquement tout »55.

On remarquera au passage que cette dernière formulation fonde la stratégie syndicale contemporaine qui ne parle qu’en termes de dédommagements pécuniaires et de moyens financiers, quoi qu’il se passe quoi qu’il arrive, quoi qu’il advienne.

Consommation et contestation, avant-hier antinomiques, hier en écho et aujourd’hui indémêlables56, dé­bouchent sur une crise généralisée, inédite dans sa nature comme dans son ampleur :

« Or, ce qui est précisément en crise aujourd’hui, c’est bien la société comme telle pour l’homme contempo­rain. Nous assistons paradoxalement, en même temps qu’à une hyper ou sur-socialisation (fac­tuelle et externe) de la vie et des activités humaines, à un “rejet” de la vie sociale, des autres, de la nécessi­té de l’institution, etc. Le cri de guerre du libéralisme au début du XIXe siècle, “l’État, c’est le mal”, est de­venu aujourd’hui : “la so­ciété, c’est le mal ”. Je ne parle pas ici des pseudo-philosophes confus de l’époque (qui du reste expriment sur ce point, sans le savoir, un mouvement historique qui les dépasse de loin), mais, d’abord, du “vécu subjectif” de plus en plus typique de l’homme contemporain. »57

Il de­mande :

« l’homme contemporain veut-il la société dans laquelle il vit ? En veut-il une autre ? Veut-il une société en général ? La réponse se lit dans les actes et dans l’absence d’actes. L’homme contemporain se comporte comme si l’existence en société était une odieuse corvée que seule une malencontreuse fatalité l’empêche d’éviter »58

L’impossible retour à l’hétéronomie

Ce rapport d’étrangeté entre l’individu et sa société est celui de l’homme contemporain, oscillant sans cesse entre le désir passionné de se fondre dans la masse et le besoin infini de se singulariser, auxquels le niveau de vie et le consumérisme de classe répondent tout autant que l’affirmation identitaire et militante pseudo-subver­sive. Les origines de cette curiosité historique plongent dans les processus concomitants de la fin des mou­vements ou­vriers, qui visaient une refondation de la société, et l’affranchissement d’institutions sociales, politiques et écono­miques qui ne semblent plus avoir de comptes à rendre. La formulation même du pro­blème par C. Castoriadis interdit donc toute tentation « réactionnaire » ou simplement « conservatrice » cherchant à « revenir » à un ordre antérieur, plus raisonnable, plus normal, plus traditionnel. Humainement compréhensible, ce mouvement de ba­lancier aisément prévisible se heurte au vide politique envahissant du « repli sur la sphère privée » que C. Casto­riadis évoquait en 1986 en compagnie de Christopher Lasch :

« Un jour à la fois, si je prends cette belle expression, est ce que j’appelle l’absence de projet – à la fois chez l’individu et dans la société elle-même. Trente ans plus tôt, soixante ans plus tôt, les gens de gauche vous parlaient du grand soir de la révolution, et les gens de droite du progrès infini, etc. Et mainte­nant personne n’ose exprimer un projet grandiose ou même modérément raisonnable qui dépasse le budget ou les prochaines élections. »59

En effet, affirme-t-il dès 1978 :

« La conservation stricto sensu, le maintien des choses rigoureusement en l’état où elles sont, est évidemment, depuis longtemps, la forme la plus pure de l’utopie. Aussi bien la Droite est-elle nécessairement réformiste. Même lorsqu’ils continuent — rarement — à s’intituler conser­vateurs, ses partis ne le sont pas, plus exactement ils ne le sont que dans la mesure où, aujourd’hui, conser­ver implique de réfor­mer constamment. Si l’on veut être plus explicite et spécifique, l’on remarquera que la Droite a été contaminée par la Gauche — après la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est que depuis lors qu’elle n’ose plus se présenter pour ce qu’elle est, et que presque personne ne se dit plus “de droite”. »60

Il précise :

« Il est clair que les idéo­logies traditionnelles de la « gauche » sont en faillite, et que les gens s’en aperçoivent de plus en plus. C’est ce qui donne, dans certains cas (Reagan et Thatcher sont les plus évi­dents et les plus importants), ce regain de force à une droite qui est tout autant en faillite idéologique, tout autant incapable d’avoir une idée “réaction­naire” nouvelle. Mais il est tout aussi clair que ce sont là seule­ment des symptômes de quelque chose de beau­coup plus profond, qui est la crise et la décomposition des sociétés occidentales. »61

Les cris d’orfraie sur « le retour du fascisme » que la « gauche » entonne face au fantôme d’un retour de la « droite » lui paraissent donc profondément vains :

« Au plus pourrait-on avoir une sorte d’autoritarisme mou, mais pour aller plus loin il faudrait autre chose. La crise ne suffit pas ; pour faire un mouvement fasciste ou totalitaire il faut une capacité de croire et un déclen­chement de passion, branchés l’un sur l’autre, l’un nourrissant l’autre. Ni la première, ni le se­cond n’existent dans la société actuelle. C’est pourquoi toutes les sectes d’extrême droite comme d’extrême gauche sont condamnées à des gesticulations dérisoires. Elles jouent de petits rôles, marionnettes margi­nales dans le spec­tacle politique global, mais sans plus. »62

Au fond, les appels à « refonder » des croyances collectives ne peuvent qu’échouer :

« […] il y a l’idée que seul un mythe pourrait fonder l’adhésion de la société à ses institutions. Vous sa­vez que c’était déjà l’idée de Platon : le “noble mensonge”. Mais l’affaire est simple. Dès que l’on a parlé de “noble mensonge”, le mensonge est devenu mensonge et le qualificatif de “noble” n’y change rien. On le voit aujourd’hui avec les grotesques gesticulations de ceux qui veulent fabriquer, sur commande, une re­naissance de la religiosité pour de prétendues raisons “politiques”. Je présume que ces tentatives mercan­tiles doivent provo­quer la nausée de ceux qui restent vraiment croyants. Des camelots veulent placer cette profonde philosophie de préfet de police libertin : moi je sais que le Ciel est vide, mais les gens doivent croire qu’il est plein, autrement ils n’obéiront pas à la loi. Quelle misère ! »63

Les fondements anthropologiques de l’hétéronomie ont été sapés pour l’occidental moyen, pris dans l’anomie depuis deux ou trois générations, barrant toute possibilité de réinstaurer un ordre traditionnel indis­cutable. C. Castoriadis fait remarquer que ce n’est pas le cas des types anthropologiques extra-occidentaux, notamment musulmans, qui introduisent sur les territoires européens un régime social ethnoreligieux quasi­ment inconnu dans l’Europe historique64.

Réinvention du projet d’autonomie ?

La marge d’une restauration, ou refondation, du projet d’autonomie est étroite. C. Castoriadis ne main­tient aucun des dogmes du « progressisme », qu’il critique fondamentalement dans toutes leurs dimensions histo­riques, politiques, culturelles, techno-scientifiques et surtout philosophiques. Tout au contraire, il n’a cessé de prôner, comme tout révolutionnaire conséquent, une réappropriation du passé, de l’histoire, des tra­ditions, des racines civilisationnelles, et particulièrement celles gréco-occidentales :

« Je ne conçois pas une nouvelle création historique pouvant s’opposer efficacement et lucidement à cet in­forme bazar dans lequel nous vivons, si elle n’instaure pas un nouvel et fécond rapport à la tradition. Être révolutionnaire ne signifie pas déclarer d’emblée, comme le faisait Sieyès, que tout le passé est une “absur­dité gothique”. […] Cela ne signifie pas restauration des valeurs traditionnelles comme telles ou parce qu’elles sont traditionnelles, mais une attitude critique qui peut reconnaître des valeurs qui ont été perdues. Je ne vois pas, par exemple, comment on peut éviter de re-valider l’idée de responsabilité, ou, oserai-je dire, la valeur de lec­ture très attentive d’un texte, qui sont en train de disparaître. »65

C’est ainsi que

« Nous avons à opposer à la fausse modernité comme à la fausse subversion (qu’elles s’expriment dans les supermarchés ou dans les dis­cours de certains gauchistes égarés) une reprise et une recréation de notre historicité, de notre mode d’historici­sation. Il n’y aura transformation sociale radicale, nouvelle société, société autonome que dans et par une nou­velle conscience historique, qui implique à la fois une restaura­tion de la valeur de la tradition et une autre atti­tude face à cette tradition, une autre articulation entre celle-ci et les tâches du présent / avenir. »66

Plus concrè­tement :

« Une véritable libération des énergies, en France et ailleurs, passe par la marginalisation de tous les partis politiques existants, la création par le peuple de nouvelles formes d’organisation politique, fondée sur la démocratie, la participation de tous, la responsabilité de chacun à l’égard des affaires communes – bref, par la renaissance d’une véritable pensée et passion politique, qui serait en même temps lucide sur les résultats de l’histoire des deux derniers siècles. Rien ne dit que cela est fatal, rien ne dit, non plus, que c’est impossible. »67

Ces considérations, déjà anciennes, peuvent paraître abstraites. Notamment parce que, face aux subver­sions nihilistes, elles semblent en appeler à des acteurs inexistants. Mais c’est oublier que le « wokisme » est l’œuvre d’une minorité, à la fois dominante et bruyante, urbaine et aisée, qui s’est affirmée dans les uni­versités, les mé­dias, la « culture » en lien avec divers milieux oligarchiques. Hors cette caste mondialisée existent des peuples, en voie de liquidation, dans lesquels C. Castoriadis reconnaît facilement le maintien vestigial d’une common de­cency pour reprendre le terme de Georges Orwell. C’est ainsi que l’on peut com­prendre le récent mouvement des « Gilets jaunes », immédiatement pris dans un extraordinaire mépris de classe et victime d’un entrisme gau­chiste massif et presque immédiat, qui l’aura finalement discrédité et épuisé68. Il appartient en plein à ce réveil des peuples que les différents secteurs oligarchiques nomment « po­pulisme ». La confusion extrême de ce dernier, sa porosité à la démagogie, ses tendances aux complo­tismes, ses errances idéologiques sont les produits inévitables de ces dernières décennies que l’on vient de parcourir. Et d’autant plus qu’ils sont maintenus loin des « trésors perdus des révolutions mo­dernes » qu’évoquait Hannah Arendt par une radicalité chic « tissée de salive »69 qui reprend aujourd’hui, peu à peu, des traits totalitaires, ouvrant grand la porte aux néo-obscurantismes70 (islamisme, racialisme, communautarisme) qui déferlent.

Notes

1 Voir l’article publié en décembre 2023 « Castoriadis et les bienpensants ». Quentin Bérard est fondateur du site Lieux Communs s’inscrivant dans la continuité du travail de Cornelius Castoriadis et animateur du podcast Hérétiques, auteur occasionnel à la revue La Décroissance et Front Populaire, enseignant en biologie et écologie, auteur du livre Éléments d’écologie politique. Pour une refondation (Libre&Solidaire, 2021).

2 Cornelius Castoriadis, « L’effondrement du marxisme-léninisme », 1990. Afin d’alléger les notes du présent article et du fait des rééditions de nombreux textes ici cités – parution originale, rééd. UGE 10/18, puis éd. C. Bourgois ou du Seuil, etc., puis éd. du Sandre, sans compter les « éditions pirates » et leurs larges disponibilités sur internet – les références seront ici réduites, sauf cas contraire, au titre de l’article et à la date de première publication). On se reportera à l’excellente bibliographie exhaustive élaborée et actualisée par Claude Helbling (ici remercié) : « Bibliographie détaillée, en français, de et sur Cornelius Castoriadis ».

4 Titre de son œuvre phare L’institution imaginaire de la société (Seuil, 1975).

6 « La jeunesse étudiante » 1963.

9 « La révolution anticipée », 1968. Ce sera une des trajectoires intellectuelles de cette période que de parvenir à formuler que la révolution russe de février 1917 incarnée par ses organes d’auto-gouvernements avait été interrompue par ce qui n’aura été finalement qu’un putsch bolchevique mené en octobre.

11 « Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.

12 «  Y a-t-il des avant-gardes ?  », 1987.

13 «  Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.

14 La pensée 68, Gallimard 1986 (rééd. 1988).

15 «  Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.

16 « Les divertisseurs », 1977.

18 « Prolétariat et organisation, II », 1959, dans La Question du mouvement ouvrier. Tome 2 (Écrits politiques, 1945-1997, II), Éditions du Sandre, 2012. À propos de la « question de l’organisation » au sein de SouB et qui sera le motif de la rupture avec Claude Lefort, cf. « Notes sur l’organisation des collectifs démocratiques », Lieux Communs, 2015.

19 «  Les coordinations de 1986-1988  », préface, rédigée en 1994 au livre de Jean-Michel Denis, « Les coordinations », Syllepse, 1996, p. 9-13.

20 Cf. « Post-gauchisme et neo-management », Quentin et Nafissa, revue EcoRev’, 16 février 2007.

23 «  Y a-t-il des avant-gardes ?  », 1987, op. cit.

26 « La psychanalyse : projet et élucidation », 1977, dans Les carrefours du labyrinthe I (Seuil, 1978), cf. aussi « Le mouvement des années soixante », 1986.

27 « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

30 Ibid.

31 « Réflexions sur le développement et la rationalité », 1977, dans Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe II (Seuil, 1986).

32 « Technique », 1973.

33 « Nous traversons une basse époque », 1986, réédité dans Une société à la dérive (Seuil 2005), cf aussi « Les coordinations de 1986-1988 », op. cit.

34 « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

36 Le nouvel âge de la bêtise, éd. L’Observatoire, 2023.

37 « La crise des sociétés occidentaless », 1982, op. cit.

38 … ou dans notre article « Castoriadis et les bien-pensants », site Mezetulle.fr, 12 et 13 décembre 2023.

39 « L’industrie du vide », 1978.

40 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

41 Ibid.

42 « Science moderne et interrogation philosophique », 1973, dans Les carrefours du labyrinthe I (Seuil, 1978).

43 « La crise de la société moderne », 1965, op. cit.

44 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

45 Ibid.

46 « Essai de psychologie contemporaine » in La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.

47 « La montée de l’insignifiance », 1993, op. cit.

48 « La crise du processus identificatoire », 1989, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe Tome 4, Seuil, réed. 2007,

50 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

51 « Pourquoi je ne suis plus marxiste », 1974, op. cit., voir aussi « Le mouvement des années soixante », 1986.

54 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op.cit.

56 On lira, par exemple, de Joseph Heath, Andrew Potter ; Révolte Consommée, Le mythe de la contre-culture, éditions Naïve, 2004 (réed. L’Échappée, 2023).

57  « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

58 Ibid.

60 Quelle démocratie ?, tome II, éd. du Sandre, passage entier pp 25-39.

61 « La gauche en 1985 », 1985.

62 « Psychanalyse et société II », 1983, op. cit.

65 « La crise du processus identificatoire », 1989, op. cit.

67 « La gauche en 1985 », 1985, op. cit.

68 Cf. « Les gilets jaunes face à l’empire », site collectiflieuxcommuns.fr, 6-13 décembre 2019.

70 Cf. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarités » revue en ligne Frontpopulaire.fr, 11 juillet 2020.

Un autre Traité des passions : « De l’usage des passions » de Jean-François Senault

Le père Jean-François Senault (1599-1672), prêtre de l’Oratoire, prédicateur réputé, a publié en 1641 un ouvrage aujourd’hui un peu oublié, De l’usage des passions. Il est constitué de deux grandes parties, dont l’aperçu ci-dessous reprendra les titres, de onze « traités » et de cinquante-trois « discours ». Vu la proximité des dates, il est tentant, entre autres choses, de le comparer aux Passions de l’âme de Descartes (1649) : Thierry Laisney propose ici quelques éléments pour cette comparaison.

Des passions en général

Descartes et Senault s’accordent pour estimer que les Anciens n’ont rien dit de valable sur les passions : « il n’y a point, écrit Senault, de matière en toute la Philosophie qu’on ait traitée avec plus de pompe et avec moins de profit ». En particulier, les stoïciens, attaqués par l’auteur tout au long de son livre, auraient confondu les passions avec les vices. Selon Senault, ces philosophes sont les plus grands ennemis qu’elles aient jamais eus. Ils n’ont pas vu qu’il faudrait séparer l’âme du corps pour l’exempter des passions. Ils se trompent lourdement en faisant passer « les mouvements de notre âme pour des prisons ou des monstres ». Les stoïciens, dans leur orgueil, promettent « de changer les hommes en Anges, de les élever au-dessus de la condition mortelle, et de mettre sous leurs pieds les orages et les tonnerres ». (Célèbre pour son éloquence en chaire, Senault a un penchant très prononcé pour le langage imagé.) Descartes pensait la même chose des stoïciens : « Je ne suis point de ces philosophes cruels qui veulent que leur sage soit insensible », écrit-il à Élisabeth (18 mai 1645).

Autre point commun entre Descartes et Senault, ils considèrent l’un et l’autre que l’âme est une en son essence ; ce sont les opérations qu’elle effectue qui sont diverses : sentiment, entendement, volonté… autant de ruisseaux, écrit Senault, qui dérivent d’une même source. Comme Descartes, Senault rejette la distinction traditionnelle entre concupiscible et irascible.

De même que Descartes, Senault propose une définition des passions : « La Passion n’est donc autre chose qu’un mouvement de l’appétit sensitif causé par l’imagination d’un bien ou d’un mal apparent ou véritable, qui change le corps contre les lois de la nature. » Mais ce sont les effets des passions qui défient la nature, non leur existence elle-même. Senault écrit expressément que les passions naissent de l’union de l’âme et du corps ; on ne pourrait les détruire qu’en détruisant l’être humain qui en est le siège. Plus précis, Descartes juge que les passions sont, dans l’âme, ce qui est causé par le corps.

Dans Les Passions de l’âme, Descartes affirme que les passions « sont toutes bonnes de leur nature » ; on ne doit en craindre que les excès. Senault, quant à lui, estime que les passions ne sont ni bonnes ni mauvaises ; seule « la puissance supérieure qui les gouverne » peut revêtir l’une ou l’autre de ces propriétés. Mais il n’y a pas, en réalité, de différence fondamentale entre les deux auteurs. Senault se repose autant que Descartes sur la nature. Il va jusqu’à penser que les animaux, en tant qu’êtres sensibles, ont des passions. Citant saint Augustin (sa principale inspiration), il rappelle que « le venin n’est pas un mal puisqu’il est naturel aux scorpions et aux vipères, et qu’elles meurent en le perdant comme nous mourons en le prenant ». Quant à cette « puissance supérieure » dont parle Senault, n’est-elle pas l’empire que l’homme « généreux » de Descartes exerce sur ses volontés ? Senault et Descartes ne redoutent donc que les mauvais usages des passions. Elles ne pourront se révéler bienfaisantes que si la raison les modère. Mais ne pas les employer du tout serait renoncer à « une des plus belles parties de notre âme », déclare Senault.

De même qu’il y a dans le traité de Descartes tout un aspect physiologique (esprits animaux, glande pinéale, etc.) qui est étranger à Senault, de même il y a dans le traité de ce dernier une dimension théologique dont ne se préoccupe pas Descartes. Pour Senault, la raison seule ne peut régenter les passions humaines : elle doit être assistée de la grâce. À l’origine, la nature et la grâce étaient unies, c’est le péché qui les a séparées. Ainsi le premier homme avait-il des passions, mais elles étaient innocentes, l’âme et le corps étaient toujours d’accord. Ce n’est qu’ensuite, par un châtiment divin, que la chair s’est révoltée contre l’esprit. Selon Senault, la conduite des passions est ce qu’il y a de plus admirable, elle est infiniment plus glorieuse, notamment, que les actions des conquérants : « Quel honneur peut espérer un Conquérant qui doit toute sa grandeur à son injustice, qui n’est illustre que parce qu’il est criminel, et duquel on ne parlerait point dans l’histoire, s’il n’avait tué des hommes, abattu des Villes, ruiné des Provinces et dépeuplé des Royaumes ? » Et il n’y a pas d’esclave plus malheureux que celui qui obéit à ses passions. Mais nous avons le remède, il suffit de ne pas y consentir, « nous voguons sur une mer dont le calme et la tempête dépendent de notre volonté ». Si nous permettons aux passions d’atteindre leur plus grande violence, elles deviennent des « Tyrans insupportables ».

Comment parvient-on à modérer ses passions ? En transposant les méthodes de la chasse : « les hommes se servent des bêtes apprivoisées pour prendre les farouches […] ils usent du courage des chiens contre la rage des loups ». On pourra ainsi opposer la joie à la douleur, réprimer la crainte par l’espérance, etc. On doit adapter sa stratégie aux différentes passions : les unes, écrit Senault, veulent être gourmandées, les autres flattées ; d’autres encore, trompées. Il déclare également : « je prends les Passions par leurs propres intérêts, et je me sers de leurs inclinations pour adoucir leur fureur ». Mais leur diversité ne doit pas, selon Senault, nous dissimuler que toutes les passions se résument à une seule : l’amour. Il cite à nouveau saint Augustin, pour qui le désir est la course de l’amour, la crainte sa fuite, la douleur son tourment, la joie son repos. Par ailleurs, si les passions ne se confondent ni avec les vertus ni avec les vices, elles en sont les « semences ». Ménagée par la raison, il n’y a aucune passion qui ne soit utile à la vertu, et même qui ne puisse être convertie en une vertu. Pour Senault, la morale est une imitation de la nature ; or, celle-ci « fait tous les jours des changements merveilleux ». Ainsi la crainte sert-elle à la prudence, la hardiesse à la valeur, la colère à la justice. Et l’espérance se transforme en confiance, l’envie en saine émulation, la jalousie en zèle discret, la tristesse en aspiration à l’éternité, le désespoir en cette sagesse qui fait de nécessité vertu.

Des passions en particulier

Senault ne justifie pas vraiment le choix qu’il opère parmi les passions. Il retient : l’amour et la haine ; le désir et la fuite ; l’espérance et le désespoir ; la hardiesse et la crainte ; la colère (seule à ne pas être en couple) ; le plaisir et la douleur. Il examine, pour chacune d’entre elles, sa nature, ses propriétés, ses effets, son bon et son mauvais usage. Rappelons que Descartes distingue six passions primitives – l’admiration, le désir, l’amour, la haine, la tristesse et la joie –, genres dont toutes les autres sont selon lui des espèces.

Nous l’avons dit, pour Senault l’amour embrasse toutes les passions à la fois. Il a pour effet d’unir l’âme à l’objet qu’elle aime. L’amour-propre, lui, est le mal suprême : « cette affection désordonnée est la mort des familles, la ruine des États, et la perte de la Religion ». Mais sans amour on n’est rien du tout : « la terre ne serait qu’un Enfer, si l’Amour en était banni ». Celui qui commence à aimer, note Senault, doit se préparer à souffrir. Il relève aussi que l’amitié entre un homme et une femme est difficile à régler, cette vertu descendant aisément de l’esprit au corps ; c’est pourquoi « une honnête femme ne doit point avoir d’autre ami que son mari ». L’amour et la haine sont une seule et même passion. La haine, qui nous éloigne des objets qui pourraient nous détruire, est aussi nécessaire que l’amour. La haine de l’homme doit combattre « les ténèbres dans son entendement, la faiblesse dans sa mémoire, la malice dans sa volonté, la perfidie dans ses sens, et la rébellion dans toutes les parties de son corps ».

Le désir est « le mouvement de l’âme vers un bien qu’elle aime déjà et qu’elle ne possède pas encore ». C’est une passion accompagnée d’inquiétude. Le dérèglement de nos désirs peut avoir trois causes : l’amour-propre, l’imagination, une mauvaise appréciation de la qualité des choses que nous désirons. D’après Senault, Dieu est finalement l’unique objet de nos désirs, comme il l’est de l’amour : Dieu seul peut « remplir la capacité de notre cœur ». La fuite est une passion qui s’écarte du mal « avec autant d’impétuosité, que le désir cherche le bien ». Quand le mal surpasse son pouvoir, elle implore le secours de la crainte.

Selon Senault, l’espérance est « le plus généreux mouvement de notre âme ». Ce à quoi elle aspire est absent, possible, mais difficile à atteindre, la crainte la quitte donc rarement. C’est une passion, écrit l’auteur, « qui a plus de chaleur que de lumière, et plus de courage que de prudence » ; « elle nous oblige de fonder notre contentement sur la partie la plus incertaine de notre vie », contrairement à la religion, qui se fonde sur un avenir assuré. Les richesses, les honneurs et les plaisirs ne sauraient être ses véritables objets. C’est un égarement de l’espérance que de viser une chose impossible. Telle est, déclare Senault, l’attitude des vieillards qui « se promettent encore une longue vie ». Le désespoir (au sens d’André Comte-Sponville !) nous délivre de la passion consistant à aimer un objet qu’on ne peut acquérir.

La hardiesse est la plus difficile et la plus glorieuse des passions. Quand l’espérance « promet tout et ne donne rien », la hardiesse « ne promet rien et donne beaucoup », remarque Senault. C’est une passion malheureuse : elle est souvent suivie de la crainte, du désespoir ou de la tristesse. Pour devenir une vertu, elle doit écouter la raison et se laisser conduire à la prudence et à la justice. La crainte a aussi ses bienfaits car elle nous épargne les malheurs en nous en avertissant. Certes, note Senault, les stoïciens l’ont décriée, « mais quelle Passion a pu jamais se défendre de leurs calomnies ? ». Si la prudence ne la dirige pas, la crainte peut dégénérer en haine, en désespoir ou en paresse, cette dernière constituant aux yeux de Senault un monstre dangereux : le repos « qui n’a point occupation ni étude, est le tombeau d’un homme vivant ». Se souvenant d’Aristote, Senault déclare qu’il n’existe pas de vertu « qui ne voie à ses côtés deux ennemis qui la menacent ». Ainsi la crainte se situe-t-elle entre la prudence et la paresse.

La colère est « un mouvement de l’Appétit sensitif, qui recherche la vengeance d’un outrage ». C’est pourquoi, écrit Senault, Aristote a pensé qu’elle avait « quelque ombre de Justice ». Mais elle peut faire de grands ravages et être plus injuste et plus lâche que ce qu’elle combat. Elle a pour seul avantage d’être brève, d’avoir « toutes ses forces dans son berceau » ; « la terre ne serait plus qu’une solitude, si cette Passion avait autant de durée qu’elle a de chaleur ». Seule la grâce, selon Senault, peut nous aider à la vaincre. Elle s’élève parfois pour une peccadille, elle n’est donc ni courageuse ni raisonnable. Senault ne voit dans la colère qu’un brusque mouvement de l’âme ; Descartes distingue en elle deux espèces : « l’une qui est fort prompte et se manifeste fort à l’extérieur » et l’autre « qui ronge davantage le cœur et qui a des effets dangereux ».

Si l’espérance nous promet un bien, le plaisir nous le donne. Senault le définit ainsi : c’est « la jouissance d’un Bien agréable, qui rend l’âme contente, et qui lui interdit l’usage du désir, aussi bien que celui de la Tristesse et de la Crainte ». Cette définition, précise l’auteur, exclut les plaisirs « qui ne naissent que du souvenir ou de l’Espérance ». Pour Senault, les seuls contentements sont ceux de l’esprit, ils tiennent à la connaissance des vérités et à la pratique des vertus ; par contre, « le corps n’est content qu’en peinture, son bonheur n’est qu’une ombre ». L’erreur des hommes, selon Senault, est qu’ils font du plaisir une fin alors que la nature n’a mis cette passion en notre âme que comme un moyen d’adoucir nos malheurs. Quand la douleur attaque le corps, l’âme ne peut que soupirer avec lui. Seule une philosophie que Senault juge barbare (le stoïcisme) « a voulu interdire le commerce de l’âme et du corps ». Pour Senault, la plus infâme des tristesses est celle de l’envie : elle se réjouit du mal et s’afflige du bien quand ils concernent autrui. À l’inverse, la miséricorde est le plus saint usage qui puisse être fait de la douleur : « il lui suffit qu’un homme soit malheureux, pour le prendre en sa protection ».

Senault conclut son ouvrage par ces mots : « notre salut ne dépend que de l’usage des Passions, et la Vertu ne subsiste que par le bon emploi des mouvements de notre âme ».

Senault Jean-François, De l’usage des passions, Paris, Vve Camusat, 1641

[À lire sur ce site, d’autres articles en relation avec la théorie cartésienne des passions :

« Qui a peur de Roman Polanski ? » de Sabine Prokhoris (lu par C. Kintzler)

En examinant le dossier des accusations portées contre Roman Polanski, Sabine Prokhoris n’entend pas seulement instruire le procès de « la toute-puissance irréfléchie des médias » et montrer comment celle-ci « a accouché de toutes sortes d’inepties destructrices présentées comme des ‘vérités’ incontestables » (Qui a peur de Roman Polanski?, Paris, Le Cherche Midi, 2024, p. 10). Elle n’entend pas seulement poursuivre l’investigation lucide et courageuse du fanatisme induit par le mouvement #Metoo1. Elle n’entend pas seulement démonter, pièce à pièce, les procédés de fabrication d’une image de prédateur sulfureux. Elle propose, par un chemin de traverse qui « prend les choses autrement », de parcourir la question de la vérité dans l’œuvre même de Polanski – exemple éminent de la puissance élucidatrice de l’art.

« On m’a accusé de tout, sauf d’être innocent »
(Le personnage de Jake Gittes dans Chinatown, cité p.160.)

La corrélation entre deux axes qui s’entrecroisent et s’entresuivent, l’un de démontage circonstancié, l’autre consacré à la puissance voyante du travail artistique, structure ce livre très riche et s’effectue sous la figure de ce que l’auteur appelle « le paradoxe shakespearien ». Ce paradoxe désigne l’ensemble des opérations poétiques par lesquelles l’artiste révèle la vérité en mobilisant l’imagination et les effets d’illusion2  – ce qui est le contraire d’une falsification.

Inscrit dans ce moment emblématique initial, le livre déploie, en de multiples chassés-croisés, le miroir pervers où se forge l’image cauchemardesque d’un réprouvé sulfureux, réfléchissant sous forme de grimace et à contresens un travail créateur qui donne à voir et à toucher le vrai.

« Par quels procédés le cauchemar du fake, comme issu du pseudo-film d’un pseudo-Polanski, a-t-il pu prospérer et, tel un mérule rongeant son existence, venir menacer jusqu’à l’indispensable espace de respiration créatrice qui sa vie durant lui a permis de vivre, et de survivre au pire ? »

À partir du traitement judiciaire initialement inique3 de l’affaire Samantha Geimer, on suit pas à pas la progression de la « machine à fantasmes » qui fabrique de toutes pièces le personnage malsain d’un violeur en série. Peu importe que l’infraction initiale, remontant à plus de 45 ans, n’ait pas reçu la qualification de « viol », peu importe que le seul fondement de cette tapageuse et interminable traînée de casseroles soit une série d’accusations, peu importe qu’un « témoin majeur » se soit rétracté par écrit. La « preuve par le soufre » et par le volume accusatoire fonctionne, refluant même jusqu’au meurtre de Sharon Tate en 1969, pourtant parfaitement élucidé et dont l’habillage mystico-hippie est une complète affabulation. La légende s’imprime d’un personnage trouble, malfaisant – et pourquoi pas satanique – d’autant plus qu’elle nourrit « la tranquille conviction que Polanski est un monstre ». Ne faut-il pas, en effet, une bonne dose de complicité avec « les forces du mal » pour laisser entrevoir la face sombre de l’Amérique en une « ironie ravageuse »4 ?

C’est dans ces accueillants filets, consolidés par le moment #Metoo, que tombe en 2019 « la nouvelle affaire Polanski » : la photographe Valentine Monnier accuse Roman Polanski de l’avoir violée en 1975. Sabine Prokhoris se livre à un minutieux et éblouissant démontage des procédés, tantôt grossiers (comme la photo de Paris Match qui montre Valentine Monnier jeune fille alors qu’elle a 63 ans aux côtés de Roman Polanski pris à son âge réel), tantôt subreptices (comme l’introduction insidieuse de l’indicatif à la place du conditionnel, ou l’usage privilégié du prénom pour la prétendue victime), de manipulation et de falsification employés par les médias et relayés par une partie non négligeable des responsables politiques.

Le livre se poursuit par une analyse, éclairée par multiples références littéraires où le lecteur puisera une nourriture consistante, de l’œuvre de Polanski – du Bal des Vampires à J’accuse, de The Ghost Writer à Chinatown, du Couteau dans l’eau à Répulsion, de Rosemary’s Baby au Pianiste. Analyse qui commence, comme il se doit, par un commentaire du Macbeth et placée sous le signe de l’enquête et de la vérité, laquelle apparaît non pas sous forme autocratique, dogmatique et finalement rassurante, mais frappée de la charge d’angoisse qui en est la pierre de touche et qu’un humour navrant et lucide fait fulgurer.

Sabine Prokhoris montre, en chaque occasion, l’entrelacement et la complicité de la littéralité et de l’inventivité, confirmant une fois de plus que

« loin de nous détourner du réel, la création artistique nous y rattache passionnément, profondément, au-delà et en dépit des déconvenues et douleurs que l’existence peut nous infliger. À condition que l’on ne cherche pas à s’évader de cette ‘autre dimension’ – celle de l’art – par des forçages interprétatifs qui la falsifieront. S’y perdront autant la fiction que la réalité. » (p. 147).

Elle souligne en quoi l’enquête est un ressort constant des films de Polanski et en quoi, dans nombre d’entre eux, la question des falsifications et de leurs procédés forme la trame de l’intrigue (notamment The Ghost Writer, J’accuse, Chinatown).

Le livre se termine sur Promenade à Cracovie5 et sur l’histoire de son boycott en France sous le rouleau compresseur du retournement victimaire par la déferlante #Metoo. Celle-ci n’hésite pas à reprendre sans vergogne, en la pervertissant, la célèbre formule « J’accuse » ; il faut sortir de cet ultime fake – ce pseudo-film d’un pseudo Roman Polanski – en rappelant que Zola, dans son manifeste, n’accusait pas l’accusé, mais les accusateurs.

Notes

1 – Cf. Le Mirage #Metoo (Le Cherche Midi, 2012), recension sur Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/le-mirage-metoo-de-sabine-prokhoris-lu-par-c-kintzler/ Voir aussi l’article https://www.mezetulle.fr/metoo-prenons-garde-aux-sirenes/

2 – On en trouve la théorisation dans l’esthétique classique française, notamment dans les Discours sur le poème dramatique de Corneille, l’Art poétique et les Épîtres de Boileau.

3 – Dérive judiciaire mise en évidence par le tribunal régional de Cracovie. La traduction intégrale de la « Motivation du jugement définitif […] rendu le 30 octobre 2015 » (refus de la demande d’extradition de R. Polanski formée par des USA) est annexée au livre de Sabine Prokhoris, en un volume de 336 pages préfacé par les avocats Delphine Meillet et François Zimeray. Accessible en ligne : https://www.calameo.com/read/0047097988f2028c6d650?authid=uqk96lvJTsXa

4 – Cf. Rosemary’s Baby où à travers les conventions du genre fantastique s’inscrit la vérité de la vertu factice et de la « gentillesse » mièvre de l’Amérique.

5 – Documentaire de Anna Kokoszka-Romer et Mateusz Kudla.

Sabine Prokhoris, Qui a peur de Roman Polanski ? Paris, Le Cherche Midi, 2024.

Genre et islamisme intersectionnel – à partir de Judith Butler

Bien au-delà d’un attentat de masse, le pogrom du 7 octobre 2023 marque un tournant dans la guerre mondiale hybride qui s’étend depuis le 11 septembre 2001 et qui unit diverses tyrannies, islamiques et postcommunistes, contre les démocraties1. Cela, avec d’autant plus de succès que les principes de ces dernières sont attaqués par les militants intersectionnels qui rencontrent un large écho institutionnel, dans les universités en premier lieu.
Comme les trois domaines majeurs qu’articule l’idéologie intersectionnelle sont la race, le « genre » et la religion (essentiellement l’islam), elle prétend lutter contre le racisme, le sexisme et l’islamophobie.
L’antisémitisme sous ses formes les plus diverses rassemble les courants intersectionnels2 et unit les forces de la coalition antidémocratique, comme nous allons le voir à propos de Judith Butler.

Célèbre pour sa notoriété

On ne présente plus Judith Butler, professeur à Berkeley :  réputée créatrice de la « théorie du genre » (bien qu’elle nie que ce soit une théorie, ce qu’on lui accorde bien volontiers), elle est aussi une référence appréciée dans les études postcoloniales. Un professeur de l’Université McGill la présentait naguère comme une sorte de thaumaturge :

« les travaux de Butler sur le genre, le sexe, la sexualité, l’identité queer, le féminisme, le corps, associés à son discours politique et éthique, ont changé la façon qu’ont les chercheurs du monde entier d’envisager l’identité, la subjectivité, le pouvoir et la politique. Ils ont aussi changé les vies d’innombrables personnes dont le corps, le genre, la sexualité et les désirs les confrontent à la violence, l’exclusion et l’oppression »3 (je souligne).

Bref, Butler a beau être connue pour sa notoriété, elle reste modeste et compatissante. Ainsi, Cécile Daumas, dans Libération du 14 octobre 2023, pouvait-elle écrire : « La philosophe américaine admirée par les LGBT+ refuse d’être une icône et continue à penser le présent, de la non-violence à la vulnérabilité des vies » et se félicitait ainsi de sa conférence au Centre Pompidou : « Plus de 800 personnes, gays, lesbiennes, trans, hétéros, non binaires, sont venues écouter Judith Butler tel un quasi-oracle ».

Révisions et négations

Le dimanche 3 mars 2024, à l’invitation notamment du Nouveau parti anticapitaliste, de Paroles d’honneur (média du Parti des indigènes de la République) et en présence de trois députés La France insoumise, Judith Butler a déclaré

« Je pense qu’il est plus honnête, et plus correct historiquement, de dire que le soulèvement du 7 octobre était un acte de résistance armée. Ce n’est pas une attaque terroriste, ce n’est pas une attaque antisémite : c’était une attaque contre les Israéliens ».

Cette déclaration s’autorise de la morale (« il est plus honnête ») et de la vérité historique (« plus correct historiquement »), alors même qu’elle nie ouvertement la réalité historique documentée et établie par diverses commissions d’enquête, en dernier lieu le rapport de Pramilla Patten, envoyée spéciale de l’ONU.

Le pogrom du 7 octobre ne serait donc ni terroriste, ni antisémite. Et comme à son habitude, Butler ne prononce pas le mot islamisme et ne semble pas s’aviser que ces Israéliens étaient juifs et explicitement visés comme tels4. Le Djihad mondial devient ainsi à ses yeux une valeureuse lutte de libération nationale.

Ne voyons surtout pas là une apologie du terrorisme, puisque Butler dénie le terrorisme, mais la dimension négationniste de son propos saurait d’autant moins être négligée qu’elle reprend ici la position du Parti des indigènes de la République, qui a d’ailleurs immédiatement relayé son propos non sans avoir assuré le Hamas de sa « fraternité militante ».

Une position constante

En 2001, après la chute des Talibans, Judith Butler affirmait posément que les femmes afghanes qui retiraient leur burqa étaient des collabos des Américains ; elles refusaient de comprendre « les importantes significations culturelles de la burqa, un exercice de modestie et de fierté, une protection contre la honte, un voile derrière lequel la puissance d’agir féminine peut opérer et opère effectivement »5. La reprise du langage doucereux des islamistes, modestie et fierté comprises, suggèrent que le féminisme LGBT de Butler partage leur mépris des femmes6 — sans parler de leur antisémitisme et de leur hostilité inextinguible envers « l’Occident ». Cette position sur le voile « féministe » est constante : « Pour moi, il est crucial de créer des alliances trans-européennes et de comprendre comment le féminisme est vécu et pensé au sein de l’islam. Je m’oppose à toutes les initiatives visant à interdire le voile, par exemple » (interview au magazine 360°, en 2005).

L’islamisme serait non seulement féministe, mais de gauche. Tout en revendiquant son judaïsme, Butler expliquait en 2006 qu’« il est extrêmement important de considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes, qui se situent à gauche et font partie d’une gauche mondiale »7.

En 2009, sous le titre Is Critique Secular ? Blasphemy, Injury and Free Speech, elle publie un ouvrage avec sa compagne et deux théoriciens réputés, Talal Asad et Saba Mahmood, connus pour leur proximité avec les Frères musulmans (dont se réclame le Hamas). Cet ouvrage, en prenant pour cible Charlie Hebdo et des caricatures de Mahomet, déroule une critique en règle de la laïcité et entend fonder théoriquement la criminalisation du blasphème. La traduction française, parue aux Presses Universitaires de Lyon, présente ainsi les auteurs :

« ils questionnent ainsi les représentations occidentales de la croyance et de la rationalité et les cadres normatifs qui les prédisposent. Les interrogations et les objections successives de ces intellectuels aux horizons d’étude divers permettent de repenser les oppositions conventionnelles entre Occident et Islam, liberté d’expression et censure, jugement et violence, raison et préjugé »8.

Préfacée éloquemment et chaleureusement par Mathieu Potte-Bonneville, cette traduction française sortit un an après les massacres de janvier à Paris et à Copenhague et deux mois après ceux de novembre à Paris. Elle en apparut alors, aux yeux de certains, comme une justification rétrospective, alors que son édition originale avait participé à sa manière à la campagne mondiale qui a précédé sinon préparé ces attentats.

Par un hasard insistant, Mathieu Potte-Bonneville se trouve à présent en charge de la profuse programmation du Centre Pompidou autour de Judith Butler, invitée « d’honneur » pour l’année 2023-2024.

En 2014, Butler ajoutait une contribution supplémentaire à l’antisémitisme déconstructeur par son chapitre dans l’ouvrage Deconstructing Zionism. Le co-directeur de ce collectif, Gianni Vattimo, figure internationale de la déconstruction, pédagogiquement intitulée « How to Become an Anti-Zionist », après avoir évoqué Ahmadinejad (alors encore Président de la République islamique), insinuait ceci :

« Quant à l’idée de faire “disparaître” l’État d’Israël de la carte – un des thèmes ordinaires de la “menace” iranienne –, elle semble n’être pas complètement déraisonnable. »
Il concluait, sur le même mode de concession euphémique :
« Parler d’Israël comme d’un “péché impardonnable” n’est donc pas si excessif ».

En novembre 2015, après les attentats islamistes de masse, Judith Butler se distingua aussi par des propos qui jetaient bizarrement le doute : parus en anglais dans Verso, ils furent traduits le 19 novembre 2015 dans Libération, sous le titre « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’État »8bis. Après avoir trouvé l’attentat « choquant » (shocking), Butler jette doublement le doute sur la revendication par Daech. D’une part, écrit-elle, « les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EIIL [Daech] ne revendique les attentats » : cela accréditerait comme au 11 septembre 2001 la thèse d’un complot. Le thème complotiste reste récurrent dans cette mouvance, et par exemple la charte du Hamas se réfère posément au Protocole des Sages de Sion, ce faux de la police tsariste qui fait à ses yeux autorité.

Enfin, après le 7 octobre 2023, tout en condamnant « la violence » et non le djihadisme, Butler a réitéré son soutien au programme du Hamas : « Le monde que je désire est un monde qui s’oppose à la normalisation du régime colonial israélien [] » (AOC, 13 octobre 2023), sans d’ailleurs revenir sur l’étiquette « de gauche » qu’elle lui avait naguère attribué.

L’islamisme « de gauche »

Les islamistes feraient même partie de la cause révolutionnaire internationale, comme l’assuraient dès 2000 Hardt et Negri : « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euro-américaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique »9.

On aura compris que ces postmodernes pro-iraniens et ces djihadistes affiliés aux Frères Musulmans étaient des déconstructeurs et non des destructeurs, des progressistes de gauche et non des tueurs fanatiques.

Le tournant « révolutionnaire » de l’islamisme fut diversement annoncé. Dans son livre, L’Islam révolutionnaire, Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos10, invitait déjà, avec l’ardeur du nouveau converti, les « mouvements antiglobalisation » à rejoindre le combat pour « libérer le monde de l’exploitation impérialiste et la Palestine de l’occupation sioniste ». Pour cette conception métapolitique, les assassins peuvent devenir des héros (ou martyrs), et la répression des démocrates illustre une révolution anti-impérialiste « paradigmatique ». Ce double régime de « vérité » ou du moins ce double langage a été reconnu par Foucault dès l’instauration sanglante de la République islamique, pour laquelle il militait : selon lui, l’Iran n’a pas « le même régime de vérité que nous »11 .

Au-delà de la sidération qu’impose leur violence meurtrière, les islamistes entendent désorienter l’opinion, empêcher la réflexion et inverser les rôles des victimes et des bourreaux. En aggravant la confusion, en l’approfondissant stratégiquement, les idéologues comme Butler pourraient prétendre alors à la mission historique de supplétifs.

L’islamophilie LGBT

On pourrait toutefois s’étonner qu’une « idole » des communautés LGBT soutienne un mouvement islamiste, alors que les pays de droit islamique sont fortement sur-représentés parmi les pays qui pénalisent encore l’homosexualité, et ils sont ceux qui prévoient pour les actes homosexuels les peines les plus lourdes, jusqu’à la peine de mort, ce qui est aussi le cas pour les mouvements islamistes comme Daech et le Hamas. D’ailleurs, on n’a pas entendu les postféministes qui se décrivent comme des « sorcières » s’indigner qu’en Arabie saoudite on décapite encore des « sorcières » au sabre.

Queers for Palestine, Gays for Gaza, Sexworkers support a free Palestine, Black Lesbians for Free Palestine, on ne compte plus les groupes LGBT pro-palestiniens. Ils tiennent ce langage fédérateur : « c’est la situation coloniale en Palestine, qui dure depuis 75ans, qui est la racine de toute cette violence »12. « Le collectif Les Inverti-es a publié un communiqué affirmant : « Les trans, pédés, gouines soutiennent la Palestine ! La libération des LGBT+ passe par la libération du peuple palestinien. »13. Toutefois, les militantes intersectionnelles sont restées silencieuses sur la singularité proprement génocidaire des viols collectifs commis le 7 octobre14, accompagnés d’actes de barbarie atroces — dans lesquels il reste difficile de discerner une juste lutte de résistance à la colonisation impérialiste.

Comme l’ensemble de leurs actions, ces viols ont été documentés par les djihadistes eux-mêmes, qui ont diffusé en direct les flux des caméras fixées sur leurs casques. Franchissant un seuil dans l’histoire de la communication terroriste et dépassant Daesh, ils imposent la vision subjective classique dans les jeux vidéo dit shoot them up, en montrant les meurtres vus par les bourreaux – vision initiatique pour ceux qu’ils veulent recruter. En outre, nouveauté dans l’histoire de l’abjection, ils ont avec les portables de leurs victimes diffusé leur agonie en direct sur leurs réseaux familiaux et amicaux.

Butler ne voit là aucune trace d’antisémitisme et s’est tue sur ces viols, se contentant de réprouver « la violence ». Répondant à une question posée lors de la rencontre décoloniale du 1er mars 2024, elle jeta le doute sur les viols du 7 octobre :

« Qu’il y ait ou non de la documentation sur les allégations de viols de femmes israéliennes [grimace sceptique], OK, s’il y a de la documentation, alors nous le déplorons, mais nous voulons voir cette documentation »15.

Les nazis de jadis avaient encore, sinon un sentiment de culpabilité, du moins la prudence de dissimuler leurs crimes et de favoriser le négationnisme. Rien de tel avec ce que l’on peut appeler l’affirmationnisme djihadiste, qui depuis Daesh entend fasciner les partisans et terroriser les survivants.

Malgré les preuves authentifiées, les courants postféministes se sont cantonnés dans le déni, suivant en cela les officiels palestiniens, comme Hala Abou Hassira, ambassadrice de Palestine en France, qui interrogée par France info à propos de des viols commis le 7 octobre, a répondu que « depuis le 7 octobre, Israël n’a pas arrêté de mentir et de manipuler la communauté internationale ».

Aussi, les militantes féministes, juives pour la plupart, qui voulaient dénoncer ces viols dans la manifestation contre les violences sexuelles organisée principalement par NousToutes le 25 novembre 2023, n’ont pu défiler, mises à l’écart et menacées par un groupe « antifasciste » qui assurait le service d’ordre. Le 8 mars, à Paris, les collectifs de féministes juives ont dû être exfiltrés de la manifestation pour les droits des femmes, à la suite d’insultes antisémites, menaces et jets de projectiles16.

Le genre militant

Certains ont craint que l’effet négatif des propos de Judith Butler sur la théorie du genre ne ternisse son lustre, puisque Butler ne distingue pas ses prises de positions politiques et ses orientations philosophiques. En cela, elle n’est qu’un exemple du militantisme académique qui prospère avec les Studies fondées sur des critères identitaires de race ou de sexe. Ces disciplines militantes ne se soucient pas de déterminer leur objet, mais s’en tiennent à leurs objectifs moraux et politiques17.

Puisque, à la suite de Foucault, Butler a fait de son orientation sexuelle un ingrédient, voire un produit d’appel, de sa pensée LGBT, il serait discourtois de séparer la femme de l’œuvre.

Le statut et le contenu des études de genre reste évasif et de longue date elles s’accommodent parfaitement des positions notoires de Butler. L’unanimité mondiale des départements d’étude de genre autour du soutien au Hamas ne semble pas entamée, pas plus que la crédibilité de Butler dans les milieux dont elle reste une icône majeure.

Les soutiens institutionnels

Début décembre 2023, inquiétée par les précédentes déclarations pro-Hamas de Butler, la Mairie de Paris interdisait une réunion d’ultra-gauche avec Judith Butler contre « l’antisémitisme et son instrumentalisation et pour la paix révolutionnaire en Palestine ». La présence annoncée de l’activiste décoloniale Houria Bouteldja, connue pour ses positions antisémites18, avait sans doute joué un rôle. Dans l’article que Butler consacre à cette interdiction, elle ne les évoque pas plus que son homophobie, mais elle critique Anne Hidalgo pour avoir participé à la manifestation du 12 novembre 2023 contre l’antisémitisme, ce qu’elle rattache au « au soutien inconditionnel de la maire à l’égard d’Israël »19.

Les institutions universitaires et culturelles françaises témoignent cependant d’un remarquable attachement à la personne et à la pensée de Butler. Elle a été l’invitée d’honneur de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, pour un cycle de conférences. Et le Centre Pompidou a organisé tout au long de l’année une programmation associée avec Judith Butler, dont un cycle de conférences et maintes rencontres intellectuelles et artistiques. Les budgets associés méritent sans doute eux aussi le respect, car Butler est réputée ne pas intervenir à moins de 5.000 dollars. Devant le scandale, à la dernière minute, le 6 mars, la direction de l’École normale supérieure publia ce tweet : « Les deux conférences prévues sur le thème du deuil qui devaient être prononcées par le professeur Butler le 6 et le 13 mars sont reportées. Cette décision a été prise en accord avec elle et tous les organisateurs ». La formulation feutrée reste cependant dilatoire et ne préjuge pas de l’avenir.

Pour le moment, les autres institutions invitantes, tout comme les Ministères de l’Éducation nationale et de la Culture sont restés silencieux. Je ne sais si cette discrétion pourra se prolonger, car les institutions de tutelle ne sauraient éluder leur responsabilité. On pourrait attendre que la ministre de la Culture, Rachida Dati, ne fasse pas moins preuve de courage politique que la maire de Paris.

Quant au Ministère de l’Intérieur, qui se préoccupe à bon droit des apologies du terrorisme, il a récemment expulsé un imam tunisien pour des déclarations de moindre gravité. Il était certes moins illustre, mais on peut faire confiance au tact de Judith Butler pour qu’elle décide de rentrer d’elle-même à Berkeley et mette ainsi fin à une situation embarrassante.

Comment dénier le déni

À la suite de la suspension des conférences à l’École normale supérieure, Butler cependant publiait dès le 6 mars une tribune où elle se dit « profondément angoissé » [sic], condamne toute violence, évite à nouveau les mots islamisme et terrorisme, et fait du pogrom un « événement » non autrement qualifié20, pour en trouver les causes : « Les décennies de violence qui ont conduit à cet événement, en particulier celles perpétrées par les forces d’occupation, sont antérieures au 7 octobre [] la principale motivation du Hamas était de défier une puissance militaire coloniale »21. Elle condamne au passage « les caricatures racistes », ce qui évoque d’autant mieux Charlie Hebdo que la dessinatrice Coco, survivante du massacre de sa rédaction en janvier 2015, fut la semaine suivante à nouveau menacée de mort pour un dessin sur le ramadan à Gaza paru dans Libération le 11 mars, et vit depuis sous protection renforcée.

Le déni de Butler touchait tant ses propos que les faits qu’ils travestissaient. Il allait trouver le renfort de soixante personnalités intellectuelles présentant Butler comme la victime d’un « faux procès ». Parmi elles, après Annie Ernaux, fidèle partisane de LFI, des philosophes comme Étienne Balibar, des penseurs décoloniaux comme Achille Mbembe, dont l’antisémitisme a suscité l’émoi en Allemagne, une sociologue pro-voile, fille du chef du parti islamiste tunisien Ennahda, etc. On y retrouve aussi bon nombre de ceux qui, comme Ernaux, affirmaient naguère dans une tribune analogue que Bouteldja n’avait rien d’une antisémite.

Pour Butler, le double langage caractéristique de la tradition déconstructive garde une portée stratégique, car il permet d’échapper à toute critique : comme toute thèse radicale se voit doublée par un propos lénifiant qui semble la contredire, celui qui objecte peut être invariablement accusé de se méprendre.

Pour en finir avec la rationalité22, la déconstruction a de longue date rompu avec la pensée catégorielle, et Butler prône le non-binarisme, ce qui autorise ses soutiens à la définir comme « philosophe queer ». Dès lors, elle peut se contredire tout en récusant ses contradicteurs, puisque l’indéfinissable queer échappe par principe à toute apodictique.

L’autre naufrage

Le soutien réitéré au Hamas laissait ouverte la question de son lien avec l’ensemble de la pensée butlérienne et notamment de la théorie du genre. Une journaliste me posait ainsi ces questions : « Les propos de Judith Butler doivent-ils être une étiquette pour la philosophe et la femme qu’elle est ? Peut-on séparer la femme de l’œuvre ? Une partie des études de genre est-elle disqualifiée après les propos de Judith Butler ? La philosophe a-t-elle perdu en crédibilité ? ».

Or en ce début 2024 paraissait un ouvrage attendu, Who is afraid of Gender ? où Butler aurait pu enfin (re)définir le concept de genre, resté jusqu’alors nébuleux pour beaucoup. Il n’en a rien été, car conformément à son titre, l’ouvrage ne cerne ce concept qu’en énumérant ses critiques, de Bolsonaro à Trump, en passant par les féministes universalistes et les médecins qui mettent en garde contre les bloqueurs de puberté23, mais peu importe. Ces victimes de la « panique morale » sont tantôt renvoyées à une extrême droite pléthorique, tantôt couchées sur le divan de Butler qui multiplie d’alarmants diagnostics appuyés par des mentions de Marx et Engels, Althusser et même Laplanche. Elle se livre ainsi à une déconstruction des « éléments syntaxiques » du « mouvement anti-genre », compris comme une « scène fantasmatique » et s’insurge contre « l’imposition coloniale du dimorphisme » ([colonial imposition of dimorphism], c’est-à-dire de la différence entre sexes). Comme le note Kathleen Stock, « Il n’y a pas une seule objection formulée contre les opposants qui n’implique une souillure morale et/ou une stupidité »24. Ce discours purement polémique la dispense de répondre aux objections et résume la pensée à un pur affrontement entre l’Ennemi et Nous.

Sans même évoquer les questions scientifiques qui auraient pu intéresser les multiples départements d’études de genre, Butler s’appuie sur les sources purement militantes comme Pink News. À ce stade, les questions de légitimité intellectuelle ne se posent plus.

La seule incursion théorique notable reste cette définition du genre : « un sentiment ressenti du corps, dans ses surfaces et ses profondeurs, un sentiment vécu d’être un corps au monde de cette manière » [“a felt sense of the body, in its surfaces and depths, a lived sense of being a body in the world in this way”], où l’on retrouve sans surprise le Corps absolu (qui a pris la place de l’Esprit absolu) et l’Être-au-monde de tradition heideggérienne, invoqué aussi par les théoriciens du décolonialisme comme Enrique Dussel. Le genre n’est donc qu’un sentiment profond d’identité, un vague abyssal aux accents mystiques25, en quoi il s’accorde avec les autres idéologies identitaires fédérées par l’intersectionnalité.

Ainsi compris, le genre est une affection fondamentale de l’Être-au-monde, bref un des existentiaux de l’ontologie phénoménologique de tradition heideggérienne, aux côtés de langoisse par exemple, également invoquée par Butler et Heidegger.

Ces rencontres ne sont pas fortuites. La théosophie, mouvement sectaire syncrétique antisémite a fixé une hiérarchie des races et des sexes, qui a formulé une version princeps de l’intersectionnalité, et dominé les courants antirationalistes et antidémocratiques au plan international à la fin du XIXe siècle. Elle a développé ses principes dans trois courants fondés par des théosophes, l’ariosophie qui a formulé les attendus mystiques du nazisme, l’anthroposophie en plein essor aujourd’hui, et le New Age, bien connu pour ses mythologies sexuelles, inspirées du néo-tantrisme des théosophes, du féminin sacré et du sexe astral. Or, le New Age a largement pénétré les universités californiennes, dont Berkeley où officie Butler, et le genre ressemble fort au sexe astral, si bien qu’à la naissance l’enfant peut se trouver exilé dans le « mauvais corps », exil dont il sortira par la transition sociale et chirurgicale qui lui permettra de retrouver son destin véritable. Nous avons retracé comment ce schème gnostique traditionnel avait donné lieu à un parcours initiatique qui va de l’hétérosexualité à l’homosexualité, puis à la transsexualité26).

En somme, le genre n’a pas besoin d’être défini et ne peut l’être, puisqu’il ne s’agit pas d’un concept, mais d’une notion délibérément floue, comme le ressenti invoqué. Sa seule fonction, éminemment agonistique, reste de s’opposer au sexe jusqu’à prendre sa place – par exemple les institutions internationales comme le Conseil de l’Europe n’hésitent plus à parler de « chirurgie de genre ».

Le philosophe Quentin Skinner évoquait naguère la distinction entre deux sortes de concepts, les outils (tools) et les armes (weapons). Le genre cependant n’est aucunement un concept – il faudrait pour cela que la « théorie du genre » soit effectivement une théorie, alors que Butler dit à bon droit que la théorie du genre n’existe pas. Il semble encore moins un outil, qui serait l’instrument d’une rationalité récusée.

En revanche, cette notion idéologique sert d’arme offensive majeure dans la contre-révolution sexuelle en cours27, dirigée contre le féminisme universaliste, et qui s’accorde, jusqu’au privilège du voile, avec le puritanisme islamiste. Usurpant cependant le titre de féministes, ses tenants s’en servent en outre comme arme destructrice, dans une guerre des sexes qui affaiblit pour l’essentiel les pays démocratiques où elle s’étend librement.

Pour la pensée déconstructive qui se recommande de Foucault, comme de Butler qui lui a beaucoup emprunté, toute différence est une discrimination, et toute discrimination repose sur une domination. Donc la différence des sexes se résume à l’oppression d’un genre par un autre : le pouvoir médical et l’état-civil assigneraient dès la naissance la moitié de la population au sexe féminin opprimé28.

Dans cette conception de la vie sociale, la guerre devient permanente : guerre des sexes, des races, des États. Les institutions nationales ou internationales sont réduites à de simples appareils d’oppression.

Ce simplisme polémique permet d’ignorer superbement la réalité. Par exemple, le fait qu’un million et demi de Palestiniens (qu’on appelle par euphémisme des « Arabes israéliens » soient citoyens israéliens, qu’ils soient représentés au Parlement, cela est passé sous silence, car cela ne s’accorderait pas avec le schéma de l’apartheid.

De même, comme le Hamas criminalise l’homosexualité, des homosexuels de Gaza demandent asile en Israël pour échapper à la prison, à la torture ou à la mort, et un bureau particulier mis en place par la Knesset accueille ces réfugiés d’un nouveau genre, si j’ose dire : Butler garde le silence sur ce fait gênant, pourtant dénoncé comme du pinkwashing par des queers « antisionistes »29.

Les faits ne sont que des représentations sociales, qui en tant que telles doivent impérativement être déconstruites. Ainsi la division sexuelle et le dimorphisme on ne peut plus attesté qu’elle induit peuvent-ils être niés pour convenir à l’objectif militant du genrisme. Des attentats de 2015 au pogrom du 7 octobre, le révisionnisme de l’histoire immédiate n’est qu’un cas particulier de cette conception générale. La réalité, qu’elle soit historique ou biologique, serait en effet une convention sociale, insupportablement normative, que tout penseur militant se doit de transgresser, accomplissant ainsi un acte politique.

Cette prouesse ne saurait se réduire au fait que Butler, selon Fiammetta Venner dans Franc-Tireur, aurait « perdu sa boussole » (laquelle ?), ni même à un « aveuglement volontaire », selon Yves-Charles Zarka, puisque son orientation stratégique reflète une politique constante et délibérée, celle d’aveugler dogmatiquement ses lecteurs.

De fait, malgré les apparences, l’islamisme et le postféminisme, bien au-delà de Butler, partagent des valeurs communes qui s’illustrent dans leur compagnonnage : le refus de l’universalisme au profit des « communautés », la haine de l’Occident et tout particulièrement d’Israël (seul état démocratique du Moyen-Orient) et des États-Unis, l’antisémitisme et la crainte panique d’un féminisme véritablement émancipateur.

Enjeux géopolitiques

Les enjeux de l’islamophilie universitaire et culturelle ne se limitent pas aux cercles intellectuels et ils ont déjà des conséquences géopolitiques majeures. Par exemple, aux USA, appuyée par les mobilisations universitaires, la propagande islamiste menace le candidat démocrate à la prochaine élection présidentielle dans les cinq États clés, les swing states, en premier lieu le Michigan, qui compte 175.000 électeurs musulmans, et où 100.000 votes blancs propalestiniens viennent d’être comptabilisés aux primaires du parti démocrate.

Les islamistes parient en effet sur Trump, le meilleur ennemi de la démocratie qu’ils abhorrent. Dans cet état, la mairie de la ville industrielle d’Harmstrack est tenue par un yéménite, Amer Ghalib, qui pose volontiers avec l’ancien conseiller à la sécurité de Donald Trump, Michael Flynn, démis pour ses liens avec la Russie en 2017, et connu pour sa proximité avec le groupe conspirationniste QAnon. Un proche du maire, Nasr Hussain, s’interroge sur un site dédié à la ville : « Est-ce que l’Holocauste n’était pas une punition préventive de Dieu contre “le peuple élu” et sa sauvagerie actuelle contre les enfants et les civils palestiniens ? »30.

[Voir aussi :  François Rastier « Judith Butler et le programme du Hamas« .]

Notes

1– Cf. « Université : le nouvel essor de l’antisémitisme, de la géopolitique à la théologie apocalyptique », L’Arche, n°703, mars-avril, pp. 54-59.

2Sur l’antisémitisme de la “théorie critique de la race », on pourra au besoin consulter « Les ‘’blancs’’, des juifs par extension ? », Le Droit de vivre, 2023, en ligne :  Les blancs, des juifs par extension ?

3« In Defense of Judith Butler », The Huffington Post (consulté le 27 avril 2015).

4 – Un cadre du Hamas déclarait à un journaliste du Monde, qui mettait en doute l’existence du Paradis : « Allah l’a confirmé. On sait que nous sommes l’outil islamique pour nous débarrasser des juifs » (« Combattants palestiniens », 24 novembre 2006 ; le journaliste traduit œcuméniquement Allah par Dieu).

5 – Ce passage au discours indirect est cité par Butler, sans indication d’auteur, et vient en appui de son propos ; voir Sabine Prokhoris, Au bon plaisir des docteurs graves, À propos de Judith Butler, Paris, PUF, 2017, p. 163-164. Pour l’analyse de Vie précaire, voir pp. 163-169.

6 – Ce mépris de la féminité se double d’un refus personnel, et par exemple Mme Butler refuse d’être appelée par un pronom féminin — ce qu’elle pourrait ressentir comme une offense.

7 – « Judith Butler responds to attack : “I affirm a Judaism that is not associated with state violence” », Mondoweiss, en ligne : <http://mondoweiss.net/2012/08/judith-butler-responds-to-attack-i-affirm-a-judaism-that-is-not-associated-with-state-violence >, août 2012.

8– Pour une recension, voir Jeanne Favret-Saada, « Au nouveau chic radical : « Laïcité, dégage ! ». Sur le livre La Critique est-elle laïque?, Mezetulle, le 1er février 2016 .

9 – Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2000, p. 149.

10 – Ilich Ramírez Sánchez, L’Islam révolutionnaire, Monaco, éd. du Rocher, 2003.

11In Janet Afary et Kevin B. Anderson, Foucault and the Iranian Revolution : Gender and the Seductions of Islamism, Chicago, University of Chicago Press, 2005, p. 125. (Rappelons les trente mille prisonniers politiques massacrés en 1988 sur l’injonction d’une fatwa de Khomeiny et la conférence négationniste internationale organisée en 2006 par Ahmadinejad). Voir aussi la synthèse de Michael Walzer, « Islamism and the Left », Dissent, hiver 2015.

13Voir https://www.instagram.com/p/CyRW4wRLyvG/?img_index=1. Enfin, le collectif juif queer Oy Gevalt a organisé une célébration de Hanoukka en solidarité avec le peuple palestinien, d’autant plus touchante que Oy Gevalt fut le cri d’alerte traditionnel des communautés ashkénazes en cas de pogrom.

14 – Le viol fait partie des crimes constitutifs de la qualification de génocide.

15 – La mise en doute de prétendues « allégations » appuie désormais une campagne internationale. Par exemple, suite à la publication de l’accablant rapport Patten publié par l’ONU, le collectif EuroMed Rights, dont fait partie la Ligue des droits de l’homme, déclarait le 8 mars, à l’occasion de la journée internationale de la femme : « Nous condamnons sans équivoque les nombreuses allégations de viol, d’enlèvement, de torture et d’autres peines cruelles et inhumaines révélées par la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence à l’égard des femmes dans son rapport daté du 19 février 2024. Nous demandons une enquête internationale et indépendante sur cette question ». Cette enquête est précisément celle qu’ils contestent en refusant d’en tenir compte.

17 – Cela leur permet de cautionner malgré tout par l’autorité académique diverses dérives, comme celle de Claudine Gay, présidente de Harvard, qui répondit à la question « Appeler au génocide des juifs constitue-t-il une forme de harcèlement [envers les étudiants juifs du campus] qui viole les règles de conduite de votre université, oui ou non ? » : « Cela peut être le cas, selon le contexte ».

18 – Son célèbre slogan « Mohamed Merah, c’est moi », inversion de Je suis Charlie, signe son identification au tueur de l’école juive de Toulouse.

20 – Heidegger utilisait déjà le terme d’événement (Ereignis) pour désigner et voiler tout à la fois l’extermination des juifs (voir l’auteur, Heidegger, messie antisémite, Le bord de l’eau, 2018).

22 – Ce n’est pas là une bénigne irresponsabilité, et bien que cela dépasse la personne de Butler, on doit rappeler le lien séculaire entre antirationalisme et antisémitisme. Nietzsche affirmait déjà que la Raison est juive parce qu’elle permet de cacher les nez crochus : « Rien n’est en effet plus démocratique que la logique ; elle ignore toute considération de personnes et considère les nez crochus comme droits » et il conclut à propos des juifs : « ce fut toujours leur tâche que d’amener un peuple à la raison [en français dans le texte] » (Le gai savoir, § 263). En 1916, Heidegger, premier prophète de la destruction (Destruktion) de la philosophie, euphémisée depuis Derrida en « déconstruction », s’indignait auprès de sa fiancée de « l’enjuivement » de l’Université et s’engageait à mener contre la rationalité une « lutte au couteau », assimilant ensuite la rationalité au calcul, puis aux juifs définis par leur « tenace habileté à compter ».
La déconstruction a fait de la transgression une vertu politique et même un programme métaphysique, elle s’applique à lever les frontières disciplinaires (au nom de la transversalité de notions iconiques comme le genre). La transgression s’applique plus généralement aux institutions, réduites à une normativité répressive, et s’attaque par exemple à la justice (« on ignore la justice », s’écriait Adèle Haenel, et une militante MeToo renchérissait : « la justice, c’est moi ».
Or le judaïsme est une religion fondée sur l’observance de la Loi, et qui ne soucie guère de la foi. Occupée à déconstruire toute loi, la militance déconstructive ne peut être qu’antijudaïque ; d’autant plus que le Lévitique proscrit toute modification corporelle alors que la mystique du genre culmine dans la Transition, transgression des frontières de sexe, pour culminer dans une martyrologie rédemptrice.

23 – Elle oublie bizarrement les mollahs iraniens et s’en prend au Pape.

25 – Le style diffus et pathétique de Butler rappelle irrésistiblement les effusions de béguines comme Mechtilde de Magdebourg (voir Vollmann-Profe, Gisela (ed.). Mechthild vonMagdeburg, Das fließende Licht der Gottheit, Frankfurt am Main, Deutscher Klassiker Verlag, 2003.

26Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

27 – Voir notamment Beatriz Preciado, Manifeste contra-sexuel, 2000, réed. septembre 2024, Vauvert, Au diable vauvert.

28 – Voir Éric Fassin : « Le sexe est une catégorie du savoir (et non de la réalité elle-même). D’ailleurs, inscrit dans l’état civil, n’est-il pas institué par l’État ? » (Le mot race — Cela existe, 1, AOC, 2019). Fassin, préfacier de Butler pour la traduction française de Troubles dans le genre, a eu le privilège de la compter dans son jury d’habilitation — dont le dossier avait précisément cette préface pour pièce maîtresse.

29 – Il faudrait selon eux dénoncer le pinkwashing d’Israël, qui voudrait attirer le tourisme LGBT pour satisfaire un atavique goût du lucre, bref, selon un collectif pro-Hamas « dénoncer haut et fort les tentatives d’Israël de se faire passer pour l’allié des femmes et des LGBTI. La chercheuse queer Jasbir Puar et Sarah Schulman, ancienne militante d’Act Up New York, ont en effet documenté les tentatives d’Israël depuis au moins 2005 de refaire son image à l’internationale (sic) en instrumentalisant les droits des femmes et des LGBT ».

30 – Je souligne ; voir Judith Perrignon, « À Detroit, les Arabes-Américains soudés derrière les Palestiniens et en colère contre Joe Biden », Le Monde, 20 janvier 2024.

Castoriadis et les bien-pensants (seconde partie)

Seconde partie
(Lire la première partie)

III – Une anticipation du « décolonialisme »

Tiers-mondisme

Ce « vide occidental » résonne bien entendu avec le devenir des sociétés non-occidentales, et particulièrement avec le « mythe arabe » :

« On dit à peu près aux Arabes : Jetez le Coran et achetez des vidéos-clips de Madonna. Et, en même temps, on leur vend à crédit des Mirages. S’il y a une « responsabilité » historique de l’Occident à cet égard, il est bien là. Le vide de signification de nos sociétés […] ne peut pas déloger les significations religieuses qui tiennent ces sociétés ensemble. »1

Mais la critique anti-occidentale épargne bien entendu le tiers-monde, pour tous ces « compagnons de route, qui ont pu se payer le luxe d’une opposition apparemment intransigeante contre une partie de la réalité, la réalité « de chez eux », combinée avec la glorification d’une autre partie de cette même réalité – là-bas, ailleurs, en Russie, en Chine, à Cuba, en Algérie, au Vietnam ou, à la rigueur, en Albanie »2. Simple transposition, pour Castoriadis, des réflexes idéologiques hérités : « Opérations dérisoires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, à en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers-monde. »3

Ainsi, et contre le tiers-mondisme de l’époque qui a mué aujourd’hui en anti-occidentalisme aveugle et passionné, les jugements de C. Castoriadis n’épargnent guère les pays étrangers, qu’il a toujours refusé de considérer comme des simples « victimes » de l’Occident :

« Les sociétés non occidentales sont toujours dominées par un lourd héritage de significations imaginaires hétéronomes, essentiellement religieuses, mais pas seulement. Le cas de l’islam est le plus flagrant, mais il est loin d’être le seul ; l’Inde, l’Afrique et même l’Amérique latine en offrent des manifestations frappantes. Toutes ces sociétés assimilent facilement certaines techniques provenant de l’Occident – celles de la guerre, de la manipulation télévisuelle, de la torture policière – mais guère les autres créations de l’Occident : les droits humains, les libertés même si elles sont partielles, la réflexion et la pensée critique, la philosophie. L’Occident a réussi à y ébranler en partie les structures sociales (mais beaucoup moins mentales) traditionnelles, il y a fait pénétrer certaines techniques mais pas du tout la dimension émancipatrice de son histoire. La plupart de ces sociétés sont dans un état hautement instable, à la fois en décomposition et en ébullition, et les États occidentaux sont incapables de « gérer », comme on dit maintenant, leurs rapports avec elles – sauf à les « gérer » comme on l’a fait avec la guerre du Golfe [de 1991]»4

Sur le décolonialisme

À propos du colonialisme occidental des siècles passés, ses positions s’opposent violemment au discours victimaire aujourd’hui si répandu, qui voudrait réduire les non-occidentaux à d’éternelles victimes, en même temps que nourrissant une

« […] idéalisation du monde dit sous-développé. Je dis pour ma part : vous êtes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous pouvez fort bien vous égorger les uns les autres, et en réalité vous le faites très souvent. En France, j’ai appartenu à la faible minorité qui a tenté de lutter contre la guerre d’Algérie. Mais j’ai toujours été certain que, si les positions avaient été inversées et que les Algériens dominaient la France, ils s’y seraient comportés, en gros, comme les Français se sont comportés en Algérie. »5

De même :

« Les Arabes se présentent maintenant comme les éternelles victimes de l’Occident. C’est une mythologie grotesque. Les Arabes ont été, depuis Mahomet, une nation conquérante qui s’est étendue en Asie, en Afrique et en Europe (Espagne, Sicile, Crète) en arabisant les populations conquises. Combien d’« Arabes » y avait-il en Égypte au début du VIIe siècle ? L’extension actuelle des Arabes (et de l’islam) est le produit de la conquête et de la conversion, plus ou moins forcée, à l’islam des populations soumises. Puis ils ont été à leur tour dominés par les Turcs pendant plus de quatre siècles. La semi-colonisation occidentale n’a duré, dans le pire des cas (Algérie), que cent trente ans, dans les autres beaucoup moins. Et ceux qui ont introduit les premiers la traite des Noirs en Afrique, trois siècles avant les Européens, ont été les Arabes.

Tout cela ne diminue pas le poids des crimes coloniaux des Occidentaux. Mais il ne faut pas escamoter une différence essentielle. Très tôt, depuis Montaigne, a commencé en Occident une critique interne du colonialisme, qui a abouti déjà au XIXe siècle à l’abolition de l’esclavage (lequel en fait continue d’exister dans certains pays musulmans), et, au XXe siècle, au refus des populations européennes et américaines (Vietnam) de se battre pour conserver les colonies. Je n’ai jamais vu un Arabe ou un musulman quelconque faire son « autocritique », la critique de sa culture à ce point de vue. Au contraire : regardez le Soudan actuel, ou la Mauritanie. »6

L’hétérodoxie de ces propos oblige à préciser un point important : ce que C. Castoriadis exprime, ici comme partout ailleurs dans ces extraits choisis, n’est absolument pas « accidentel », « subjectif » ou « conjoncturel » au sens où un philosophe serait amené à exprimer une opinion personnelle sans rapport direct avec le cœur de son travail intellectuel c’est précisément le contraire. Ici les positions qu’il dénonce ne sont en rien innocentes :

« On joue sur la culpabilité de l’Occident relative au colonialisme, à l’extermination des autres cultures, aux régimes totalitaires, à la fantasmatique de la maîtrise, pour sauter à une critique, fallacieuse et auto-référentiellement contradictoire, du projet gréco-occidental d’autonomie individuelle et collective, des aspirations à l’émancipation, des institutions dans lesquelles celles-ci se sont, fût-ce partiellement et imparfaitement, incarnées. (Le plus drôle est que ces mêmes sophistes ne se privent pas, de temps en temps, de se poser en défenseurs de la justice, de la démocratie, des droits de l’homme, etc.) »7

Ce « projet d’autonomie » qu’il ne voit se constituer que dans la Grèce antique puis repris dans l’Occident moderne est une capacité d’auto-interrogation et d’auto-institution, il ne le retrouve dans aucune autre culture :

« Contrairement à ce que certains ont dit (ou souhaiteraient), la démocratie ne fait pas partie de la tradition chinoise. Ce n’est pas vrai. Il y a eu des mouvements, il y a eu le taoïsme, etc., ce n’est pas ce que nous appelons démocratie. Les Chinois, certains Chinois du moins, manifestent à Tien-Ân-Men, l’un d’eux est là, devant les blindés, il se fait écraser en revendiquant la démocratie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il y a quand même un appel de ces valeurs, comme il y en a un – bien que les choses soient là très bâtardes, c’est désagréable – dans les pays de l’Est européen après l’effondrement du communisme. Ce que je veux dire, c’est que, à partir du moment où ces valeurs sont réalisées quelque part – ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l’ont été ou le sont encore en Occident , elles exercent une sorte d’appel sur les autres, sans qu’il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie. »8

Racisme et type anthropologique

De la même manière, et bien plus profondément, il précise dans le même texte qu’« un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, ça lui paraîtrait même inconcevable. Il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire. ». Chaque société forme un individu lui correspondant, les deux notions recouvrant une même chose d’un point de vue collectif ou individuel : un type de société implique un type d’individu ou, pour C. Castoriadis s’inspirant de l’anthropologie culturelle d’une Ruth Benedict (1887-1948) ou d’un Abram Kardiner (1891-1981), un type anthropologique. Banalité pour tout révolutionnaire, psychanalyste ou ethnologue, la chose est aujourd’hui simplement oubliée au nom d’une sorte d’« indifférentialisme » culturel béat et particulièrement pervers.

Ainsi, toutes les gauches contemporaines converties à « l’indigénisme » ou au « décolonialisme » ne peuvent que condamner ce petit texte important, « Réflexions sur le racisme » de 19879, où Castoriadis affirme que « […] l’idée que le racisme ou simplement la haine de l’autre est une invention spécifique de l’Occident est une des âneries qui jouissent actuellement d’une grande circulation. » Après avoir pointé les éléments racistes dans la culture hébraïque, chrétienne, musulmane ou hindouiste pour en pointer le caractère consubstantiel à la psyché humaine, il précise :

« L’idée qui me semble centrale est que le racisme participe de quelque chose de beaucoup plus universel que l’on ne veut bien l’admettre d’habitude. Le racisme est un rejeton, ou un avatar, particulièrement aigu et exacerbé, je serais même tenté de dire : une spécification monstrueuse, d’un trait empiriquement presque universel des sociétés humaines. Il s’agit de l’apparente incapacité de se constituer comme soi sans exclure l’autre – et l’apparente incapacité d’exclure l’autre sans le dévaloriser et, finalement, le haïr. »

Ainsi, impossible de s’en tenir à

« la schizophrénie euphorique des boys-scouts intellectuels des dernières décennies, qui prônent à la fois les droits de l’homme et la différence radicale des cultures comme interdisant tout jugement de valeur sur des cultures autres. Comment peut-on alors juger (et éventuellement s’opposer à) la culture nazie, ou stalinienne, les régimes de Pinochet, de Menghistu, de Khomeini ? Ne sont-ce pas là des « structures » historiques différentes, incomparables, et également intéressantes ? Le discours des droits de l’homme s’est, dans les faits, appuyé sur les hypothèses tacites du libéralisme et du marxisme traditionnels : le rouleau compresseur du « progrès » amènerait tous les peuples à la même culture (en fait, la nôtre – énorme commodité politique des pseudo-philosophies de l’histoire). […] C’est le contraire qui s’est, surtout, passé. Les « autres » ont assimilé tant bien que mal, la plupart du temps, certains instruments de la culture occidentale, une partie de ce qui relève de l’ensembliste-identitaire qu’elle a créé – mais nullement les significations imaginaires de la liberté, de l’égalité, de la loi, de l’interrogation indéfinie. La victoire planétaire de l’Occident est victoire des mitraillettes, des jeeps et de la télévision – non pas du habeas corpus, de la souveraineté populaire, de la responsabilité du citoyen. […] Et que faites-vous à l’égard des cultures qui explicitement rejettent les « droits de l’homme » (cf. l’Iran de Khomeini) – sans parler de celles, l’écrasante majorité, qui les piétinent quotidiennement dans les faits tout en souscrivant à des déclarations hypocrites et cyniques ? »

C. Castoriadis termine par une anticipation des problèmes vertigineux qui pose ce qui est aujourd’hui pudiquement appelé « multiculturalisme » (le « vivre-ensemble », en novlangue) :

« Je termine par un simple exemple. On a longuement parlé il y a quelques années – moins maintenant, je ne sais pas pourquoi – de l’excision et de l’infibulation des fillettes pratiquées comme règle générale dans une foule de pays musulmans africains (les populations concernées me semblent beaucoup plus vastes qu’il n’a été dit). Tout cela se passe en Afrique, là-bas, in der Turkei, comme disent les bourgeois philistins de Faust. Vous vous indignez, vous protestez – vous n’y pouvez rien. Puis un jour, ici, à Paris, vous découvrez que votre employé de maison (ouvrier, collaborateur, confrère) que vous estimez beaucoup se prépare à la cérémonie d’excision-infibulation de sa fillette. Si vous ne dites rien, vous lésez les droits de l’homme (le habeas corpus de cette fillette). Si vous essayez de changer les idées du père, vous le déculturez, vous transgressez le principe de l’incomparabilité des cultures. Le combat contre le racisme est toujours essentiel. Il ne doit pas servir de prétexte pour démissionner devant la défense de valeurs qui ont été créées « chez nous », que nous pensons être valables pour tous, qui n’ont rien à voir avec la race ou la couleur de la peau et auxquelles nous voulons, oui, raisonnablement convertir toute l’humanité. »

Questions pratiques éminemment actuelles, et qui se destinent à dominer la vie politique future et que l’intense chasse aux sorcières pseudo-« antifasciste » cherche à faire taire :

« Il y a une rhétorique et une mythologie du « fascisme toujours imminent » dans la gauche et chez les gauchistes qui créent un épouvantail pour se masquer les vrais problèmes. »10

Pour le dire plus clairement :

« Le fascisme […] se réclame désormais de l’antifascisme »11.

La question musulmane

La fréquente référence à l’islam n’est ici pas accidentelle et la complaisance, déjà à l’époque, de la gauche à son endroit est pour C. Castoriadis un motif d’accablement. Ici encore, il s’agit d’une position qui s’ancre profondément dans sa philosophie où « l’institution hétéronome de la société et la religion sont d’essence identique. Elles visent, toutes les deux, le même et par les mêmes moyens. »12, c’est-à-dire la dépendance du sujet à une instance mythique fantasmatiquement extra-sociale. Ainsi, « l’énoncé: « la Loi est injuste », pour un Hébreu classique, est linguistiquement impossible, à tout le moins absurde, puisque la Loi a été donnée par Dieu et que la justice est un attribut de Dieu et de lui seul. »13 – ou, pour le dire plus franchement ; « je suis entièrement solidaire des anarchistes dans leur anticléricalisme intransigeant : Ni Dieu, ni maître, ni Dieu ni César ni tribun. »14. Si la quasi-totalité des sociétés humaines connues dans l’histoire se sont essentiellement constituées dans l’aliénation religieuse – et il n’en épargne aucune – l’islam contemporain en offre une forme paradigmatique, et de plus en plus caricaturale, un prototype de l’hétéronomie provoquant une confrontation que l’Occident refuse obstinément d’entendre :

« l’intégrisme ou « fondamentalisme » islamique est plus fort que jamais, et s’étend sur des régions que l’on croyait sur une autre voie (Afrique du Nord, Pakistan, pays au sud du Sahara). Il s’accompagne d’une haine viscérale de l’Occident, ce qui se comprend : un ingrédient essentiel de l’Occident est la séparation de la religion et de la société politique. Or l’islam, comme du reste presque toutes les religions, prétend être une institution totale, il refuse la distinction du religieux et du politique. Ce courant se complète et s’auto-excite par une rhétorique « anticolonialiste » dont le moins que l’on puisse dire, dans le cas des pays arabes, est qu’elle est creuse. »15

Ainsi l’aspect théorique de cette interrogation, posée il y a trente ans, s’estompe progressivement :

« Quand, il y a dix ou quinze ans, le colonel Kadhafi – on disait « Il est fou », peut-être… – déclarait que la bifurcation catastrophique de l’histoire universelle, ça a été quand Charles Martel a arrêté l’expansion arabe à Poitiers et que ce qu’il faudrait vraiment, c’est islamiser l’Europe… Si on veut être islamisé, c’est très bien. Si on ne veut pas être islamisés, qu’est-ce qu’on fait ? »16

La question migratoire

La question renvoyait déjà, quoiqu’en des termes moins dramatiques qu’aujourd’hui, à celle que l’on appelle encore l’immigration, sur laquelle, ici encore, les positions de Castoriadis sont particulièrement hérétiques, mais toujours aussi cohérentes.

À la question « limmigration ne va-t-elle pas devenir le problème explosif de la France et de l’Europe ? », il répond :

« Cela peut le devenir. Le problème n’est évidemment pas économique : l’immigration ne saurait créer des problèmes dans des pays à démographie déclinante, comme les pays européens, tout au contraire. Le problème est profondément politique et culturel. Je ne crois pas aux bavardages actuels sur la coexistence de n’importe quelles cultures dans la diversité. Cela a pu être – assez peu, du reste – possible dans le passé dans un contexte politique tout à fait différent, essentiellement celui de la limitation des droits de ceux qui n’appartenaient pas à la culture dominante : juifs et chrétiens en terre d’Islam. Mais nous proclamons l’égalité des droits pour tous (autre chose, ce qu’il en est dans la réalité). Cela implique que le corps politique partage un sol commun de convictions fondamentales : que fidèles et infidèles sont sur le même pied, qu’aucune Révélation et aucun Livre sacré ne déterminent la norme pour la société, que l’intégrité du corps humain est inviolable, etc. Comment cela pourrait-il être « concilié » avec une foi théocratique, avec les dispositions pénales de la loi coranique, etc. ? Il faut sortir de l’hypocrisie qui caractérise les discours contemporains. Les musulmans ne peuvent vivre en France que dans la mesure où, dans les faits, ils acceptent de ne pas être des musulmans sur une série de points (droit familial, droit pénal). Sur ce plan, une assimilation minimale est indispensable et inévitable – et, du reste, elle a lieu dans les faits »17

Hormis ce tout dernier point, il est difficile, aujourd’hui, de démentir le diagnostic, tout comme il est impossible d’infirmer les sombres perspectives qu’il dessinait il y a trente ans pour les décennies à venir :

« L’immigration clandestine augmente au fur et à mesure que la pression démographique s’élève, et il est sûr qu’on n’a encore rien vu. Les Chicanos traversent pratiquement sans obstacle la frontière mexicano-américaine – et bientôt ce ne sera plus seulement des Mexicains. Aujourd’hui, pour l’Europe c’est, entre autres, le détroit de Gibraltar. Et ce ne sont pas des Marocains ; ce sont des gens partis de tous les coins d’Afrique, même d’Éthiopie ou de la Côte d’Ivoire, qui endurent des souf­frances inimaginables pour se trouver à Tanger et pouvoir payer les passeurs. Mais demain, ce ne sera plus seulement Gibraltar. Il y a peut-être quarante mille kilomètres de côtes méditerranéennes bordant ce que Churchill appelait « le ventre mou de l’Europe ». Déjà, des fugitifs irakiens traversent la Turquie et entrent clandesti­nement en Grèce. Puis il y a toute la frontière orientale des Douze. Va-t-on y installer un nouveau mur de Berlin, de trois ou quatre mille kilomètres de long, pour empêcher les Orientaux affamés d’entrer dans l’Europe riche ? On sait qu’il existe un terrible déséquilibre économique et social entre l’Occident riche et le reste du monde. Ce déséquilibre ne diminue pas, il augmente. La seule chose que l’Occident « civi­lisé » exporte comme culture dans ces pays, c’est les techniques du coup d’État, les armes, et la télévision avec l’exhibition de modèles de consommation inatteignables pour ces populations pauvres. Ce déséquilibre ne pourra pas continuer, à moins que l’Europe ne devienne une forteresse régie par un régime policier. »18

Il précise en 1992 à propos des dangers que fait peser l’immigration massive en Europe19 :

« Au-delà du problème des conditions matérielles… Il y a le problème, bien plus important selon moi, de ce que j’appelle les significations imaginaires : « Nous sommes allemands, nous sommes anglais, nous sommes français… Nous avons bâti des cathédrales, nous avons eu Shakespeare ; nous avons eu Goethe, nous avons un mode de vie, un artisanat, etc. Et qui sont donc ces gens qui viennent ?… et ainsi de suite. […] J’espère que la leçon à tirer, si je puis dire, de cette discussion ne sera pas un pessimisme sans bornes mais bien la nécessité de prendre conscience de ces problèmes et de tenter de dire haut et fort ce que nous voyons partout où nous nous trouvons. […] Nous avons donc ce problème terrible, mais les réponses théoriques qui pourraient être données seraient absolument privées de sens et sans espoir en l’absence d’une volonté politique et d’une prise de conscience de ces problèmes par la population laborieuse, ce qui fait aujourd’hui défaut. »

Dans son article de 1983 « Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ? », texte méconnu, synthétique et percutant, Castoriadis s’alarme à la fois de l’effondrement interne de l’Occident, des ambitions hégémoniques de l’impérialisme russe, et de la déliquescence du monde non-occidental, chacune faisant peser le danger extrême de l’effacement de l’apport crucial de la modernité occidentale :

« Ce qui est menacé, c’est la composante démocratique des sociétés « européennes », et ce qu’elle contient comme mémoire, source d’inspiration, germe et espoir de recours pour tous les peuples du monde ».

Il précise encore : « [L’Europe] est ensuite menacée d’être submergée par un Tiers Monde trois fois plus peuplé que les pays « européens ». »20

Conclusion

« On n’honore pas un penseur en le louant ou même en interprétant son travail, mais en le discutant, le maintenant par là en vie et démontrant dans les actes qu’il défie le temps et garde sa pertinence. » 21

On pourrait aisément multiplier les thématiques et les citations – le problème rencontré ici aura été celui de l’embarras du choix. Elles placent Cornelius Castoriadis résolument hors de la bien-pensance contemporaine, a fortiori de ses franges militantes et médiatiques où il se voit entraîné à l’occasion. Et, a contrario, on trouvera tout le reste de son œuvre pour nuancer, équilibrer, contrebalancer les positions ici décrites, mais qui ne seront pas contradictoires (ainsi, au hasard, ses déclarations favorables à la construction de mosquées22 ou le vote immigré23), et qui l’ancrent définitivement dans la voie de l’émancipation humaine sans compromission et hors schéma préconçu – et c’est, précisément, l’objectif de ce texte. Car il est aussi inepte d’assigner Castoriadis à droite, à l’extrême gauche, au centre, sur Mars ou ailleurs, tout comme de se prévaloir d’une fidélité quelconque à des positions : il a fait œuvre et non doctrine, tentative explicite de penser les basculements de son époque, invitant à faire de même aujourd’hui, à chercher hors de ce qu’il nommait la « pensée héritée », déclinée en idéologies de plus en plus débilitantes tenant lieu de discours savants. La question n’est pas de se placer pour ou contre, avec ou sans Castoriadis, dans une fidélité rigide ou un pseudo-inventaire pro domo, à sa « droite » ou à sa « gauche », mais bien d’essayer de penser penser la vérité, l’histoire, la réalité et de le rencontrer dans cette ambition pour entendre ce qu’il a à nous dire. Qui prétendra que ce point de départ ne fait pas écho, de plus en plus dramatiquement, à notre situation ? :

« Je reste toujours, plus que jamais, profondément convaincu que la société actuelle ne sortira pas de sa crise si elle n’opère pas, sur elle-même, une transformation radicale – en ce sens, je suis toujours un révolutionnaire. Et je pense que cette transformation ne peut être que l’ouvre de l’immense majorité des hommes et des femmes qui vivent dans cette société. »24.

Mais cela est-il encore concevable ? se demandait-il inquiet, bien souvent, nous offrant le mot de la fin :

« Tout ce que nous avons à dire est inaudible si n’est d’abord entendu un appel à une critique qui n’est pas scepticisme, à une ouverture qui ne se dissout pas dans l’éclectisme, à une lucidité qui n’arrête pas l’activité, à une activité qui ne se renverse pas en activisme, à une reconnaissance d’autrui qui reste capable de vigilance ; le vrai dont il s’agit désormais n’est pas possession, ni repos de l’esprit auprès de soi, il est le mouvement des hommes dans un espace libre dont ce sont là quelques points cardinaux. Mais cet appel peut-il être encore entendu ? Est-ce bien à ce vrai que le monde aujourd’hui désire et peut accéder ? Il n’est pas au pouvoir de qui que ce soit, ni de la pensée théorique comme telle, de répondre d’avance à cette question. Mais il n’est pas vain de la poser, même si ceux qui veulent et peuvent l’entendre sont peu nombreux ; s’ils peuvent le faire sans orgueil, ils sont le sel de la terre. »25

Lire la première partie

Notes de la seconde partie

4 – « La fin de l’histoire ? », 1992.

6 – « Guerre, religion et politique », 1991 ; voir aussi « Entre le vide occidental et le mythe arabe », 1991, op. cit.

7 – « La montée de l’insignifiance », 1993, op.cit.

9 – « Réflexions sur le racisme », 1987.

10 – « Transition », 1978.

11 – « Pologne, notre défaite », 1983.

13 – « Pouvoir, politique, autonomie », 1988.

15 – « Le délabrement de l’Occident », 1991, op. cit.

17 – « Guerre, religion et politique », 1991, op. cit.

18 – « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992, op. cit.

19 – Lors d’un débat avec Hans Magnus Enzensberger autour de son livre, paru deux ans plus tard en France, La Grande Migration, suivi de Vues sur la guerre civile (Gallimard,  « L’infini », 1994, traduit par Bernard Lortholary, Paris). Enregistrement audio en anglais dans un ICA Talks (Institute of Contemporary Arts, London), Hans Magnus Entzensberger : The Great Migration, Globe’ 92: European Dialogues, 07/12/1992, intervention de Castoriadis à 19’ 08’’, (ma traduction. Lien consulté en mars 2022, devenu inaccessible).

21 – « Les destinées du totalitarisme », 1981.

22 – « De l’écologie à l’autonomie », 1980, op. cit.

24 – « Y a-t-il des avant-gardes ? », 1987.

Castoriadis et les bien-pensants

Quentin Bérard1 nous invite à relire (ou à lire) Cornelius Castoriadis en prenant quelque distance avec les lectures convenues qui depuis des années l’enrôlent un peu trop facilement au service de l’agitation gauchiste, de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme ». Ces opérations de récupération s’effectuent au prix de l’escamotage du contenu de bien des textes. L’auteur offre et commente ici de substantiels extraits qui placent Castoriadis hors de la bien-pensance contemporaine. L’objet n’est pas de l’assigner à une autre position, ce qui réitérerait en l’inversant le geste d’embrigadement, mais de montrer en quoi il fait œuvre et, en rencontrant son ambition de penser les basculements de son époque, de s’en inspirer pour penser ceux de la nôtre.

Première partie.
Lire la seconde partie

« Tout a été déjà dit. Tout est toujours à redire.
Ce fait massif, à lui seul, pourrait conduire à désespérer.
L’humanité semblerait sourde ; elle l’est, pour l’essentiel »2.

Introduction

Cornelius Castoriadis (1922 – 1997) semble devenu, au fil des vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis sa mort, une sorte de classique silencieux, connu sans être reconnu – ou l’inverse. Ainsi, un travail universitaire de sciences sociales se doit de citer son opus magnum, au moins, L’institution imaginaire de la société (1975) ; tout journaliste doit savoir prononcer son nom et, grossièrement, placer quelques-unes de ses formules les plus connues comme « l’époque du conformisme généralisé », « le délabrement de l’Occident » ou encore « la montée de l’insignifiance » ou « le monde morcelé », quelquefois à contre-emploi ; et un militant approximativement de gauche aura, a minima, lu ou entendu une fois son entretien avec Daniel Mermet3 en 1996 ou sa conférence-débat avec Daniel Cohn-Bendit « De l’écologie à l’autonomie »4 de 1981, voire pour les plus radicaux, son quasi-manifeste « Racines subjectives et logique du projet révolutionnaire »5 de 1964 permettant d’habiller commodément sa subversion d’auto-institution sociale explicite et d’anti-totalitarisme.

La présence fantomatique de C. Castoriadis hante donc les cercles politico-intellectuels d’une « gauche » plus ou moins militante. À travers articles, revues, livres, radios, conférences, thèses ou mémoires, blogs et causeries diverses, on convoque commodément et sans frais l’engagement de celui-ci pour la démocratie directe, l’autonomie individuelle ou la justice sociale. Permettant de pimenter un peu la litanie des « penseurs » plus conventionnels mais usés jusqu’à la corde, son nom dépayse quelque peu et sonne comme garant d’une profondeur estimée subversive et/ou intellectuelle pour les partisans de cet indéfinissable « autre monde possible » face à leurs ennemis héréditaires proclamés : oligarchie, libéralisme, capitalisme, droite ou extrême droite, xénophobie, racisme et tutti quanti. Et c’est ainsi que l’on croise, inopinément et plus ou moins explicitement, un Castoriadis enrégimenté au service de l’agitation gauchiste ou de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme »…

Mais ces opérations routinières de récupération, dont la gauche est experte depuis un siècle, se font évidemment au prix de l’escamotage d’un élément de taille : le contenu des textes, dont la simple lecture (il faudrait préciser en cet an de grâce 2023 : une lecture complète, attentive et honnête) évente un procédé que C. Castoriadis a passé sa vie à analyser, dénoncer et contrer. Ce n’est pas seulement qu’il ne reconnaissait plus le sempiternel et dilatoire clivage droite / gauche – « Les gens découvrent maintenant ce que nous écrivions il y a trente ou quarante ans […] à savoir que l’opposition droite/gauche n’a plus aucun sens » écrivait-il… il y a également trente ou quarante ans6 – mais surtout que la gauche, ses extrémités, ses déclinaisons et tous leurs rapiéçages idéologiques faisaient intégralement, fondamentalement et centralement partie du problème. Il écrivait, en 1977 :

« Compilation, détournement et déformation des idées des autres, abondamment cités lorsqu’ils sont « fashionables », tus (ou cités « à côté » : procédé qui se propage) lorsqu’ils ne le sont pas. Dans l’accélération de l’histoire, la nouvelle vague des divertisseurs fait franchir un nouveau cran à l’irresponsabilité, à l’imposture et aux opérations publicitaires. Pour le reste, elle accomplit bien sa fonction. Ces clowneries ne dérangeront pas la « gauche » officielle : elles ne peuvent que la conforter et la rassurer. »7

Le quart de siècle qui s’est écoulé depuis que sa voix s’est éteinte n’a fait que précipiter une dérive que l’insurrectionnalisme, l’islamo-gauchisme, l’« indigénisme », le « néo-féminisme », « l’écologie décoloniale », le racialisme, le wokisme ou le « sans-frontiérisme » poussent à la caricature. La dissidence de C. Castoriadis vis-à-vis de la bien-pensance contemporaine est totale : non seulement à propos de la « gauche » en général, partis, syndicats, groupuscules ou intellectuels de service (les « divertisseurs »), des mouvements sociaux, de l’héritage des années soixante, du féminisme ou de l’écologie mais plus encore sur la question de l’identité occidentale, du racisme, de la colonisation, de l’islam ou de l’immigration.

I – La gauche et ses excroissances

C. Castoriadis était parvenu, au début des années soixante au sein du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1945-1967) fondé avec Claude Lefort, « au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires »8 – phrase aujourd’hui redevenue incompréhensible pour beaucoup. Leurs travaux de l’époque auront finalement consisté en une réfutation du marxisme menée de l’intérieur, mettant à nu son caractère clairement idéologique et les tropismes magico-religieux de ceux qui s’en réclament ou qui, de nos jours, et c’est bien pire, en sont imbibés sans même le savoir en en reprenant les schémas les plus messianiques. Il écrivait, en 1959 :

« Tout ce qui a existé et existe comme forme instituée au mouvement ouvrier — partis, syndicats, etc., — est irrémédiablement et irrévocablement fini, pourri, intégré dans la société d’exploitation. Il ne peut pas y avoir de solutions miraculeuses, tout est à refaire au prix d’un long et patient travail. »9

Les « révolutionnaires »

Cette ambition n’a pas été relevée, évidemment, et plus de quarante ans après, le constat de celui qui s’est dit révolutionnaire jusqu’à son ultime texte10 reste cruellement actuel :

« Il y a un paradoxe tragi-comique dans le spectacle de gens qui se prétendent révolutionnaires, qui veulent bouleverser le monde et qui en même temps cherchent à s’accrocher à tout prix à un système de référence, qui se sentiraient perdus si on leur enlevait ce système ou l’auteur qui leur garantit la vérité de ce qu’ils pensent. Comment ne pas voir que ces gens se placent eux-mêmes dans une position d’asservissement mental par rapport à une œuvre qui est déjà là, maîtresse de la vérité, et qu’on naurait plus qu’à interpréter, raffiner, etc. (en fait : rafistoler…). »11

Les écrits lumineux de C. Castoriadis sur les mois de mai-juin 1968, à la fois enthousiastes et très sévères quant à l’absence de perspectives des émeutiers et leur inévitable récupération12, semblent écrits pour les insurrectionnalistes actuels, qu’ils soient sur canapé ou Blacks Blocs. Ce qu’il nomme le « révoltisme » – on psalmodie aujourd’hui la « convergence des luttes » – repose en réalité sur la croyance en un « privilège politico-historique des pauvres » repris de l’« héritage chrétien »13 :

« Comme le réformisme, le « révoltisme » ou bien est totalement incohérent, ou bien est d’une secrète mauvaise foi. Aucun politique, aucun homme qui pense et essaie de faire quelque chose relativement à la société, ne peut jamais proposer ou prendre une disposition sans s’interroger sur les répercussions que cette disposition pourra avoir sur les autres parties du système. […] ou bien [le « révoltiste »] est incohérent, ou bien il est un révolutionnaire qui refuse de s’avouer tel, c’est-à-dire nourrit le secret espoir qu’un jour toutes ces révoltes pourront quelque part se sommer, se cumuler, s’additionner en une transformation radicale. Allons plus loin, puisqu’aussi bien le « révoltisme » semble aujourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le « fondement » philosophique ? […] [que] toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence immédiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) »14

Cette conception, profondément a-politique, n’est finalement que la rationalisation ou l’intellectualisation de la disparition de tout projet de société, y compris et surtout au sein des populations elles-mêmes. Cela aurait engendré, mécaniquement, la contre-offensive oligarchique de la fin des années 70 :

« D’où est donc venue la force de ce pseudo-libéralisme depuis quelques années ? Je pense que, pour une grande partie, elle vient de ce que la démagogie « libérale » a su capter le mouvement et l’humeur profondément anti-bureaucratique et anti-étatique qui remuent la société depuis le début des années 60. […] L’échec des mouvements des années 60 a convergé avec les tendances profondes du capitalisme bureaucratique, poussant les gens à l’apathie et à la privatisation. »15

Les mouvements sociaux

La gauche assagie n’est pas plus cohérente : à l’occasion du mouvement lycéen de 1986 qu’il salue tout en déplorant l’absence totale de perspective des manifestants, il pointe

« ‟l’inconsistance des nouveaux républicains”. C’est-à-dire des anciens gauchistes ou communistes reconvertis à des idéaux républicains ou démocratiques, et qui à partir du moment où le mouvement était là, se sont mis à applaudir à tout rompre sans se demander une seule seconde si, dans une république ou une démocratie il est concevable qu’une section particulière de la population impose sa volonté contre ceux qui passent pour être la représentation nationale et même contre la Constitution. Dans le langage de droite, qui a poussé des hurlements horrifiés, « c’est la rue qui fait la loi », etc. ; mais ce n’est pas parce que la droite hurle comme ça, c’est son rôle, que je trouverai moins incohérents les « républicains » qui disent « bravo ». »16

Critique qu’il reprend lors du mouvement de novembre-décembre 1995 contre la réforme des retraites initiée par le ministre Alain Juppé, à l’occasion duquel il a refusé de signer tous les textes en circulation :

« Le premier (celui proposé par [la revue] Esprit) approuvait le plan Juppé, en dépit de quelques réserves théoriques, et était inacceptable pour moi. Le second (connu comme « liste Bourdieu ») était imprégné de la langue de bois de la gauche traditionnelle et invoquait la « République » – laquelle ? – comme s’il y avait une solution simplement « républicaine » aux immenses problèmes posés actuellement. Un mélange d’archaïsme et de fuite. »17. Il ne s’attarde pas sur la « gauche politique [et] les organisations syndicales [qui] ont encore une fois exhibé leur vide. Elles n’avaient rien à dire sur la substance des questions. Le Parti socialiste, gérant loyal du système établi, a demandé de vagues négociations. Les deux directions syndicales, CGT. et FO., ont sauté dans le train du mouvement après son déclenchement, en essayant de redorer leur blason. À cet égard, rien de nouveau. ».

Son regard sur les manifestants eux-mêmes reste tout aussi désespérément d’actualité :

« Ce qui est neuf, en revanche, et très important, c’est le réveil social auquel on vient d’assister. En surface, les revendications étaient catégorielles et le mouvement semblait se désintéresser de la situation générale de la société. Mais il était évident, à considérer les réactions des grévistes aussi bien que l’attitude de la population dans sa majorité, qu’au cours de cette lutte il y avait autre chose : un profond rejet de l’état de choses existant en général. Ce rejet, les grévistes n’ont pu l’exprimer que par des revendications particulières. Comme celles-ci, par leur nature même, ne tiennent pas compte de la situation générale, on aboutit forcément à une impasse. »

C. Castoriadis insistera sur le « corporatisme » des grévistes, faisant réagir les animateurs de Radio Libertaire qui l’interviewaient l’année suivante18, et sera mis en demeure de s’expliquer sur ces positions, jugées « gênantes » par l’auditoire, en 1997 lors de sa dernière conférence publique19.

« Toute la Gauche occidentale ment »

En réalité, c’est bien toute la gauche qui, pour lui, est devenue l’artisan de l’effondrement politico-intellectuel occidental et fournisseur officiel de sa dénégation en même temps que de sa rationalisation. L’article méconnu « Illusion et vérité politiques »20, écrit en 1978-1979 mais édité en 2013, contient des pages qui mériteraient d’être reproduites ici in extenso :

« […] ce que l’on appelle aujourd’hui la Gauche est, extérieurement, l’héritier de mouvements et de courants qui s’étaient voulus, et avaient effectivement été jusqu’à un certain point, les protagonistes de la clarification, de la dénonciation des mensonges du pouvoir, du dévoilement des mystifications, de la lutte pour la vérité sociale et politique. Au départ, la Gauche a dénoncé, démystifié, éclairé. Au bout de sa carrière, elle est devenue, dans tous les pays, arracheur de dents politique. […] Pour que l’illusion moderne de la Gauche marche, il faut que le partisan de la Gauche coopère activement à sa propre mystification, y mette du sien, pallie les contradictions flagrantes et les stupidités manifestes de la propagande des partis, s’invente des raisons et des rationalisations, bref : participe. Dans un domaine du moins, on aurait tort d’accuser les partis de Gauche d’être hypocrites lorsqu’ils parlent d’autogestion : ils font ce qu’ils peuvent pour encourager l’autogestion de la mystification, l’auto-mystification de leurs partisans. Impossible, en effet, pour ceux-ci d’être simplement nourris par les mensonges de leurs Partis à l’état cru ; il faut encore qu’ils les métabolisent, il faut aussi et surtout qu’ils transforment périodiquement leurs propres organes de métabolisation, car la nature de la matière première change. On doit constater que, malgré leur étonnante inventivité et créativité, ils auraient difficilement pu, au-delà d’un certain point, continuer de remplir cette tâche surhumaine sans le secours vital d’une foule d’enzymes d’une grande variété occupant les sites successifs de la chaîne métabolique qui va du cerveau des Partis au cerveau des électeurs : les Intellectuels de Gauche, grands, moins grands et tout petits. »

À l’époque de ce texte, la gauche était passée par le stalinisme plus ou moins déclaré, le trotskisme, le maoïsme ou le situationnisme, le titisme et tous les tiers-mondismes, algérien, cubain, chinois, vietnamien, le régionalisme et l’humanitarisme et s’apprêtait à s’adonner au mitterrandisme, au droit-de-l’hommisme, à l’antiracisme pour aujourd’hui verser sans retenue dans l’immigrationnisme, le multiculturalisme et l’anti-autoritarisme et culminer dans une collaboration de plus en plus explicite avec un nouveau totalitarisme à visée mondiale le totalitarisme musulman encore appelé islamisme21. Plus que jamais, ces lignes de Castoriadis résonnent, sans même évoquer les comportements électoraux où l’électeur de gauche ne s’embarrasse même plus d’auto-mystification : son besoin de croire s’attache seulement à un stimulus pavlovien d’un côté et à un ennemi ontologique souvent inconsistant de l’autre (C. Castoriadis, par exemple, n’a cessé de dénoncer l’ineptie de l’usage du terme « libéralisme » pour décrire un quelconque état de fait économique existant). Bref, : « Toute la Gauche occidentale ment »… L’origine de cette dégénérescence continue qui ne s’embarrasse d’aucun bilan et s’enfonce derechef aujourd’hui dans une surenchère de radicalité creuse – est à chercher loin.

L’héritage ambigu des mouvements des années soixante

La critique de cette gauche institutionnelle ou pseudo-révolutionnaire, que C. Castoriadis n’a cessé de formuler, n’est donc absolument pas une accusation d’insuffisance ou de manque de radicalité – reposant sur un spontanéisme qu’elle ne quitte que pour se bureaucratiser, sa subversion est vide. Pire, ses idéologues les plus en vue (Lacan, Foucault, Althusser, Bernard-Henri Lévy, etc.) et leur « nihilisme pseudo-subversif » en rationalisent les échecs, comme ce fût le cas pour celui de Mai 68 :

« Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de Mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison, vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le sujet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philosophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). Avant de se replier sur les « résidences secondaires » et la vie privée, et pour ce faire, les gens ont eu besoin d’un minimum de justification idéologique (tout le monde n’ayant pas, hélas, la même admirable liberté à l’égard de ses dires et actes d’hier que tel ou tel autre, par exemple). C’est ce que les idéologues continuaient à fournir, sous des emballages légèrement modifiés. (…) pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en mai-juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une « sensibilité radicale », le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague « subversion », convenait admirablement. »22

C. Castoriadis constate :

« En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujourd’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale. »23

Il note :

« En cela aussi, le capitalisme est une nouveauté anthropologique absolue, la culture établie s’effondre de l’intérieur sans que l’on puisse dire, à l’échelle macro-sociologique, qu’une autre, nouvelle, est déjà préparée « dans les flancs de l’ancienne société ». » 24

C. Castoriadis dresse ainsi un bilan calamiteux de ces courants subversifs depuis un demi-siècle, bilan aussi inaudible aujourd’hui que celui du soutien de l’URSS ou de la Chine maoïste pour les générations précédentes :

« Les grands mouvements qui ont secoué depuis vingt ans les sociétés occidentales – jeunes, femmes, minorités ethniques et culturelles, écologistes – ont certes eu (et conservent potentiellement) une importance considérable à tous points de vue, et il serait léger de croire que leur rôle est terminé. Mais actuellement, leur reflux les laisse en l’état de groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d’articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. Ces mouvements ont ébranlé le monde occidental, ils l’ont même changé – mais ils l’ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n’est pas surprenant : car, s’ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n’ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des régimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d’ensemble ou de supports pour de tels objectifs. […] La société « politique » actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d’entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts réels ou imaginaires ; aucun d’entre eux n’a de politique générale ; et, même s’ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l’imposer. »25

Conséquence :

« Jusqu’au début des années 70, et malgré l’usure manifeste des valeurs, cette société soutenait encore des représentations de l’avenir, des intentions, des projets. Peu importe le contenu, et que pour les uns cela ait été la révolution, le grand soir, pour les autres le progrès au sens capitaliste, l’élévation du niveau de vie, etc. Il y avait, en tout cas, des images apparaissant comme crédibles, auxquelles les gens adhéraient. Ces images se vidaient de l’intérieur depuis des décennies, mais les gens ne le voyaient pas. Presque d’un coup, on a découvert que c’était du papier peint – et l’instant d’après même ce papier peint s’est déchiré. La société s’est découverte sans représentation de son avenir, et sans projet – et cela aussi c’est une nouveauté historique. » 26

C. Castoriadis avait noté, dès 1959, que la contestation de la société pouvait être congruente avec un retrait dans la vie privée, qu’il appelle la « privatisation des individus », débouchant sur un désinvestissement de la vie politique elle-même : « [la privatisation] est d’une certaine façon le rejet en bloc de la société actuelle. »27. Il en reprend le constat vingt ans plus tard :

« La désintégration des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l’autonomie et contient les germes d’une émancipation. Mais j’ai noté depuis longtemps l’ambiguïté de ses effets. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l’éclosion de nouveaux modes de vie que par la désorientation et l’anomie. »28

Les racines historiques de cette décomposition sociale, C. Castoriadis les explicitera dans de multiples textes29, les rattachant à des processus civilisationnels de long terme, mais au fond sans « explication » rationnelle univoque et dernière, conformément à sa philosophie de la création et de l’imaginaire, fondamentalement anti-déterministe. Mais les errements de la « gauche », dans ce contexte de délitement généralisé, ne sont pas qu’une de ses conséquences : ils en sont une des causes premières ou plutôt, afin d’être plus fidèle à sa pensée, un des principaux produits / producteurs, éléments auto-catalyseurs.

Ce regard acéré permet à C. Castoriadis d’anticiper : l’analyse de l’échec des mouvements contestataires des années 1960-70 et la rationalisation de cet échec par les idéologues du moment l’amènent à identifier une forme de contestation anomique qui se cristallisera au cours des années 2010, pour prendre finalement la forme du « wokisme » contemporain30.

II – Une anticipation du wokisme

C’est, par exemple, le cas des mouvements des femmes. C. Castoriadis, incontestablement favorable aux mouvements féministes pluriséculaires, anticipe en 1976 sans difficulté ce qui se donne aujourd’hui pour tel :

« Nous sommes en train de voir et de vivre là quelque chose qui dépasse même de loin la crise de la société capitaliste puisque ce qui est virtuellement détruit, c’est quelque chose – la définition de la « condition féminine », peut-être l’idée même d’une « condition féminine » – qui est antérieur à la constitution des sociétés dites « historiques ». […] Or, moyennant aussi le mouvement des femmes, nous assistons actuellement à une décomposition croissante de cette forme réglée, qui va de pair d’ailleurs avec la disparition de toute une série d’autres repères et pôles de référence des individus des groupes, de la société, relatifs à leur vie. On peut en dire autant des mouvements des jeunes, et même de l’évolution des enfants. »31

En 1993, le constat d’une « confusion des genres » – aujourd’hui à son paroxysme – est approfondi :

« Que les citoyens soient sans boussole est certain, mais cela tient précisément à ce délabrement, à cette décomposition, à cette usure sans précédent des significations imaginaires sociales. On peut le constater encore sur d’autres exemples. Personne ne sait plus aujourd’hui ce que c’est que d’être un citoyen mais personne ne sait même plus ce que c’est qu’être un homme ou une femme. Les rôles sexuels sont dissous, on ne sait plus en quoi cela consiste. Autrefois, on le savait, aux différents niveaux de société, de catégorie, de groupe. Je ne dis pas que c’était bien, je me place à un point de vue descriptif et analytique. Par exemple, le fameux principe : « la place d’une femme est au foyer » (qui précède le nazisme de plusieurs millénaires) définissait un rôle pour la femme : critiquable, aliénant, inhumain, tout ce que l’on voudra – mais en tous cas une femme savait ce qu’elle avait à faire : être au foyer, tenir une maison. De même, l’homme savait qu’il avait à nourrir la famille, exercer l’autorité, etc. De même dans le jeu sexuel : on se moque en France (et je pense, à juste titre), du juridisme ridicule des Américains, avec les histoires de harcèlement sexuel (qui n’ont plus rien à voir avec les abus d’autorité, de position patronale, etc.), les réglementations détaillées publiées par les universités sur le consentement explicite exigé de la femme à chaque étape du processus, etc., mais qui ne voit l’insécurité psychique profonde, la perte des repères identificatoires sexuels que ce juridisme essaie pathétiquement de pallier ? Il en va de même dans les rapports parents-enfants : personne ne sait aujourd’hui ce que c’est que d’être une mère ou un père. »32

Et il ne serait pas difficile, non plus, de convoquer ici les propos de C. Castoriadis sur ce dernier point (« Il y a […] une usure de l’épreuve de réalité pour les enfants : rien de dur à quoi ils se cognent, il ne faut pas les priver, pas les frustrer, pas leur faire de la peine, il faut toujours les « comprendre »33) ou concernant les positions des écologistes (« [dont la] composante politique est inadéquate et insuffisante […] et tend à faire de ces mouvements des sortes de lobbies. Et quand il y a prise de conscience de la dimension politique, elle me semble insuffisante. »34), des néo-ruraux (« on assiste actuellement à un renouveau de la mythologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuissance »35), des pacifistes (« moi, petit Européen, je veux survivre – que les autres crèvent si ça les amuse »36) ou encore la création artistique (« la culture contemporaine est, en première approximation, nulle. »37).

C. Castoriadis s’indignait, il y a aujourd’hui presque cinquante ans, d’une même vacuité sur le terrain politico-intellectuel :

« Qu’est-ce qui se passe actuellement, quel est l’infâme salmigondis qui est à la mode à Paris depuis des années ? À tous les coins de rue, du Bois de Vincennes jusqu’au Bois de Boulogne, on fait de l’iconoclasme. Et évidemment, on fait de l’iconoclasme de l’iconoclasme précédent, et la surenchère de l’iconoclasme, etc. Le résultat final est la nullité, le vide total du « discours subversif » contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique « de gauche ». »38

C’est peu de dire que le nec plus ultra de l’intelligentsia de l’époque le laisse de marbre :

« Le « discours dominant » d’un certain milieu « contestataire » aujourd’hui, cet horrible salmigondis qu’est le freudo-nietzschéo-marxisme, c’est rigoureusement le n’importe quoi. »39

Ce « n’importe quoi » (la formule est redondante), c’est l’interminable dégradation du marxisme et de ses courants attenant, son hybridation avec la désorientation globale, ce que l’on a nommé le post-modernisme qui débouche aujourd’hui sur l’appel des déconstructionnistes :

« Les « généalogies », les « archéologies » et les « déconstructions », si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. »40

Très loin de ces considérations, la critique s’obstine à ne prendre pour objet que l’Occident, et lui seul :

« Je ne discuterai pas ici cette dernière conception, ressuscitée aujourd’hui par différents mouvements (féministe, noir, etc.) qui condamnent la totalité de l’héritage gréco-européen comme produit de « mâles blancs morts ». Je me demande pourquoi ne condamne-t-on pas, sur le même principe, l’héritage chinois, islamique ou aztèque, produits par des mâles morts, respectivement jaunes, blancs ou « rouges ». »41

Cette démission généralisée se retrouve logiquement à des niveaux bien plus profonds, provoquant un « effondrement de l’auto-représentation de la société », un vide identitaire dont la simple évocation de nos jours déclenche un orage d’anathèmes :

« la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne se peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. »42

C. Castoriadis constatera, des années plus tard et sans réellement de surprise, la persistance par défaut de la nation comme représentation collective :

« L’imaginaire national résiste d’autant plus que toutes les autres croyances s’effondrent. La nation est le dernier pôle d’identification. Encore paraît-il bien fragile. Au début des années 80, alors que la menace russe était encore présente, une majorité de Français pensait qu’il fallait négocier en cas d’invasion. Les « vrais » nationalistes assistent plus ou moins impuissants aux conséquences de la diffusion mondiale du capitalisme. D’abord, les centres de décision peuvent de moins en moins être nationaux. Ensuite, les cultures nationales se dissolvent dans une soupe mondiale, qui pour l’instant est atroce, mais qui pourrait et devrait être autre chose. Les identités nationales se diluent de plus en plus, sans que rien ne vienne les remplacer. Elles se survivent donc dans une affirmation crispée : « nous sommes des Français », « nous sommes des Allemands », etc. La nation est une forme qui en droit est historiquement dépassée, mais qui en fait ne l’est nullement. C’est une grande antinomie de l’époque. »43

Lire la seconde partie

Notes de la première partie

1 – Quentin Bérard, fondateur du site Lieux Communs s’inscrivant dans la continuité du travail de Cornelius Castoriadis et animateur du podcast Hérétiques, auteur occasionnel à la revue La Décroissance et Front Populaire, enseignant en biologie et écologie, auteur du livre Éléments d’écologie politique. Pour une refondation (Libre&Solidaire, 2021).

2 – Cornelius Castoriadis, « Voie sans issue ? », 1987. (Afin d’alléger les notes du présent article et du fait des rééditions de nombreux textes ici cités – parution originale, rééd. UGE 10/18, puis éd. C. Bourgeois ou du Seuil etc, puis éd. du Sandre, sans compter les « éditions pirates » et leurs larges disponibilités sur internet – les références seront ici réduites, sauf cas contraire, au titre de l’article et à la date de composition). On se reportera à l’excellente bibliographie exhaustive élaborée et actualisée par Claude Helbling (ici remercié) : « Bibliographie détaillée, en français, de et sur Cornelius Castoriadis ».

3 – Novembre 1996, émission Là-bas si j’y suis, publié sous le titre Post-scriptum sur l’insignifiance, éd. de l’Aube, 1998.

4 – Conférences et débat, 27 février 1980, Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn-Bendit et le public de Louvain-La-Neuve. De l’écologie à l’autonomie, collection Techno-Critique, éd. du Seuil,1981, réed. Le Bord de L’eau, Lormont, 2014.

5Regroupant les deux paragraphes, « Racines subjectives du projet révolutionnaire » et « Logique du projet révolutionnaire » de L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

6 – « La montée de l’insignifiance », 1993 ; cf. aussi « ‟Nous traversons une basse époque” », tribune parue dans Le Monde, 12 juillet 1986 sous le titre « Castoriadis, un déçu du gauche – droite ».

7 – « Les divertisseurs », 1977 (l’échange qui suivit dans Le nouvel Observateur avec André Gorz, « Sartre et les sourds », mérite lecture).

8 – L’institution imaginaire, op. cit. 1975, p. 21 (rééd. 1999).

11 – « Marx aujourd’hui », 1983.

12 – « La révolution anticipée », 1968.

13 – « Une exigence politique et humaine », 1988 (Réédité dans Une société à la dérive, 2005, sous le titre : « Ni nécessité historique, ni exigence seulement ‘morale’ : une exigence politique et humaine »).

14 – « L’exigence révolutionnaire », 1976.

15 – « Nous traversons une basse époque », 1986, op.cit.

19 – Toulouse, 22 mars 1997, présentée par Robert Redecker, et retranscrite sous le titre « La capacité de reconnaître les sociétés autres va de pair avec la mise en question de ses propres institutions« 

20 – Quelle démocratie ?, tome II, éd. du Sandre, passage entier pp 25-39.

21 – Pour une tentative de lecture de l’islamisme contemporain à partir, notamment ,de l’analyse du totalitarisme par C. Castoriadis, voir sur Lieux Communs ; Islamisme, totalitarisme, impérialisme (2017).

24 – « Introduction » à La Société bureaucratique », 1973 ; voir aussi « Le mouvement des années soixante », 1986, op.cit.

26 – « Psychanalyse et société II », 1983.

28 – « La crise des sociétés occidentales », 1982, op.cit.

29 – Et sous une forme ramassée dans « Les coordinations de 1986-1988 », préface, rédigée en 1994 au livre de Jean-Michel Denis, « Les coordinations », Syllepse, 1996, pp. 9-13.

30 – Sur le sens de celui-là à partir d’un point de vue de C. Castoriadis, Cf. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarité », Quentin Bérard, Front Populaire 11 juillet 2022.

31 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

32 – « La montée de l’insignifiance », 1993.

33 – « Psychanalyse et société II », op. cit. ; cf aussi « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit. et « La crise du processus identificatoire », 1989.

34 – « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992 ; cf. aussi « Une interrogation sans fin » 1979.

36 – « Les significations imaginaires », 1982 ; cf aussi « Doit-on et peut-on défendre les oligarchies libérales ? », début des années 1980 ; voir aussi « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

38 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

40 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

42 – « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

43 – « Gorbatchev : ni réforme ni retour en arrière », 1991.

Archives Jacques Muglioni en ligne

Le site Septembre, à l’issue d’un gros travail qui se poursuivra, a mis en ligne les Archives Jacques Muglioni. On y trouve aussi bien des textes de jeunesse, publiés dans des journaux de gauche ou d’extrême gauche que les textes publiés par exemple dans la revue de l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public), et les notes qu’il adressait au ministre en tant qu’inspecteur général. On y voit que les combats d’aujourd’hui sont très anciens.

Comme le dit le texte de présentation, « Le lecteur découvrira peut-être ici qu’il y a parfois plus de pensée dans un humble corrigé de dissertation que dans un bruyant traité, plus d’intelligence dans le choix de morceaux choisis que dans un spectaculaire commentaire de l’actualité contemporaine. Chacun choisit sa scène. Et l’apparente modestie de l’espace que Jacques Muglioni s’est reconnu comme sien ne lui a interdit ni de partager de précieuses réflexions avec ses élèves, ni d’être reconnu et admiré par certains de ses anciens élèves qui ont atteint un tout autre degré de reconnaissance publique ou académique. »

Outre un menu qui donne accès à des références biographiques, à une bibliographie et bien sûr aux différentes catégories de textes accessibles en ligne –  articles très nombreux dont beaucoup inédits,  cours et corrigés, interventions publiques -,  plusieurs index facilitent la circulation. Une rubrique est consacrée à des textes sur Jacques Muglioni.

Voici un extrait du Discours prononcé par Jacques Muglioni lors du Colloque des professeurs de philosophie dans les Ecoles normales, École normale d’Auteuil mai 1981 (publié dans les Actes du colloque, Paris, CNDP, 1982 et dans la revue Humanisme 2020/3, n°328 et 2020/4 n° 329 (version intégrale en ligne https://septembre.space/archives-jacques-muglioni/category/Discours ) :

« L’instruction seule est la garantie de l’éducation vraie. Loin de prétendre commander directement les volontés et d’inspirer irrésistiblement les actions, l’instruction se propose seulement, mais essentiellement, de permettre à l’élève de se munir de capacités liées à la faculté de comprendre, et dont il fera ensuite à ses propres fins un libre usage. Pour mieux la déconsidérer, on s’applique à la confondre avec une accumulation passive d’informations. Et c’est bien le sens dérisoire que retiennent des expressions telles que « la transmission » ou « le contrôle des connaissances », où s’efface le vrai sens d’instruire qui veut dire bâtir, assembler, ranger, mettre en ordre. Avec ce mot, on peut dire en latin : dresser des tables (instruere mensas), monter sa maison (instruere domum), ranger l’armée en ordre de bataille (instruere exercitum). En terme de droit, instruire c’est mettre une cause en état d’être jugée. L’instruction primaire a toujours en principe pour objet de mettre l’enfant en état de lire, d’écrire, de compter, pour que, par ces capacités mêmes, il soit en mesure de conduire sa vie d’homme et de remplir ses devoirs, comme d’exercer ses droits, de citoyen. L’instruction est toute l’assise de l’éducation républicaine. Si donc cette idée était périmée, ce ne serait pas seulement une conception de l’enseignement qui aurait vécu. »

Archives Jacques Muglioni

 

« Lettre ouverte aux antisionistes… » de Liliane Messika, lue par Yana Grinshpun

L’auberge espagnole nommée antisionisme

Yana Grinshpun1 a lu le livre de Liliane Messika Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies (éditions de l’Histoire). Ce dernier montre que l’antisionisme, opinion volontiers adoptée par des gens de bonne foi (les BIMI = Bien Intentionnés Mal Informés) qui croient ainsi faire profession d’humanisme et de justice, a principalement pour fonction d’abriter l’antisémitisme tout en le déniant. À ceci près que « si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël ».

L’antisionisme, une « opinion éclairée » ?

Il y a des haines qui sont toujours d’actualité, dont la vivacité millénaire et l’efficacité ne cessent d’étonner. Par exemple, la haine des origines, curieux phénomène psycho-social observé dans le monde occidental depuis la naissance du judaïsme. Pour la société polythéiste, les Juifs étaient des êtres à part avec leur Dieu-Être Un, invisible et abstrait. De la part des chrétiens et plus tard des musulmans, ils subissent la haine de l’origine. Et « pour le haineux, l’origine de l’autre lui rappelle toujours qu’il en veut à la sienne » (Daniel Sibony). Ce fut et c’est le cas de l’antisémitisme chrétien et musulman. Depuis l’existence de l’État d’Israël, l’on ne parle plus de la haine des origines, dont les manifestations sont punies par la loi, en tant que circonstances aggravantes de racisme, mais d’antisionisme, une « opinion éclairée », critique anodine de la politique israélienne.

Quelle est donc cette opinion éclairée des gens qu’Israël obsède ? Sont-ils antisémites, comme on l’entend souvent dire, et sinon, par quoi sont-ils éclairés ?

Dans son essai Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, paru aux Éditions de l’Histoire, Liliane Messika propose une réponse très complète, documentée, argumentée et dépassionnée, à cette question qui suscite des passions. Son livre s’adresse à un public qu’elle a très justement défini comme « les BIMI » (Bien Intentionnés Mal informés). On ne pourrait mieux décrire tous les gens de bonne foi, qui n’ont ni le temps ni l’envie de rechercher des informations, de les vérifier et de les analyser :

« Beaucoup de gens croient sincèrement faire preuve d’humanisme et de justice en se déclarant « antisionistes ». Il est contre-productif de les traiter d’antisémites, car ceux qui le sont vraiment le nient grâce à cette nouvelle dénomination, et ceux qui ne le sont pas se sentent injustement accusés, alors qu’ils sont des BIMI : Bien Intentionnés, Mal Informés ».

Il existe en effet, dans notre pays, des gens sans préjugé ni certitude sur les Juifs et les Israéliens. Ils ne se lèvent pas le matin pour écrire un message de soutien aux Palestiniens, ils ne pensent pas que si deux sœurs « colons » sont tuées par des terroristes, c’est parce qu’elles l’ont bien cherché, ils ne manifestent pas contre Israël et n’ont pas d’idées préconçues sur les Juifs ou sur leur pays. Ils perçoivent certainement le matraquage médiatique qui conditionne un grand nombre d’esprits, mais ils sont prêts à entendre des informations pas toujours accessibles par la voie officielle. Ils sont également réceptifs à un discours factuel, historique et dépassionné. Liliane Messika s’adresse à des gens capables de réfléchir, de faire une addition et une soustraction (opérations parfois importantes pour comprendre l’inflexion idéologique d’un discours), de penser logiquement et de se former un jugement sans être influencés par les discours moralisateurs ou indignés de Tiktok ou autres Twitter.

Cet ouvrage salutaire est fondé sur des faits aux sources vérifiables, sur des analyses historiques, des citations verbatim de textes officiels européens et… arabes, des témoignages insoupçonnables de favoritisme « pro-Juifs ». Le lecteur y trouvera une mine d’informations historiques que peu de non-spécialistes connaissent.

Par exemple sur la composition et le fonctionnement de l’ONU, ils constateront que le nombre de résolutions édictées contre Israël dépasse chaque année mathématiquement la somme de toutes celles qui condamnent les pays totalitaires pratiquant la peine de la mort, la torture et le gazage des populations. Un échantillon de ces décisions onusiennes pour 2021 montre une résolution unique contre la dictature la plus cruelle de la planète, la Corée du Nord, une seule aussi contre la Syrie, où la guerre civile dure depuis dix ans et où le bombardement à l’arme chimique, les tortures, les arrestations arbitraires, la destruction des infrastructures, la terreur contre la population sont endémiques. Par contre, Israël a été condamné quatorze fois, sans que les attaques du Hamas, du Fatah et autres contre lui soient mentionnées. Est-ce par amour inconditionnel des Palestiniens  ou par haine inconditionnelle d’Israël ? La question est légitime.

Messika sait compter : le « droit international », dont se réclament les chancelleries et la plupart des ONG, est élaboré par 93 régimes plus ou moins tyranniques et 74 régimes plus ou moins démocratiques. Elle rappelle également qu’en mars 2018, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a accueilli le ministre iranien de la justice, un tortionnaire responsable de massacres de masse. Le reste est à l’avenant. En 2021, Le Qatar, l’Érythrée, le Kazakhstan et la Somalie ont été élus, avec… l’Iran, à la Commission de la condition des femmes de l’ONU (CSW). « En 2023, 70 % des membres du Conseil onusien des Droits de l’homme étaient des dictateurs. Et la France avait voté pour l’élection de l’Iran ».

Endoctrinement ou enseignement ?

Liliane Messika dénonce dans les écoles ce que l’auteur de ces lignes a constaté à de nombreuses reprises à l’université : nombre d’enseignants d’histoire, en France, expliquent que les «  Israéliens ont conquis le pays de Palestine, l’ont occupé et colonisé ». Mais l’État de Palestine n’a jamais existé, ni comme royaume, ni comme pays. Messika cite des historiens et des personnalités du monde arabe qui l’attestent dans un chapitre important : « Témoignages désintéressés et des intéressés ». Ces professeurs d’histoire devraient le lire pour ne plus raconter n’importe quoi. Par exemple, Hafez el Assad, le dictateur syrien, dit clairement qu’il n’existe pas de peuple palestinien, que ces gens sont syriens et qu’ils font partie du peuple arabe. Zuher Mohsen, haut gradé de l’OLP, explique que l’invention du peuple palestinien permet de « poursuivre une lutte contre l’État d’Israël ».

Avant 1967, ceux qu’on appelle aujourd’hui « les Palestiniens » ne constituaient pas une entité géopolitique et n’aspiraient pas à un État. Lorsqu’ils s’en sont vus proposer un, par le partage de la Palestine mandataire, la Ligue arabe l’a refusé en leur nom. Ce refus n’est pas un complot juif, mais un fait historique.

Messika propose un bref recensement des colonisations successives de ce territoire, où des Juifs ont toujours habité. Accessible à ceux qui sont rebutés par les traités spécialisés, ce rappel permet de constater combien le terme « colonisation » est inapproprié car, d’une part, on ne colonise pas des entités mythiques et, d’autre part, les Juifs ne disposant pas d’une métropole, ils n’auraient pas pu en expédier des « colons » pour s’accaparer une terre qui leur était étrangère. Il s’agit du retour d’un peuple à sa patrie originelle, un retour attendu depuis deux millénaires. Il en va de même pour le terme « apartheid », lié à la juridiction raciste d’Afrique du Sud et souvent allégué contre Israël. Les preuves de cette diffamation sont factuelles. Parmi les plus saillantes : la condamnation pour corruption d’un ancien président juif de l’État par un juge arabe, l’existence d’un parti islamiste proche des Frères Musulmans au sein du Parlement, 50% de médecins arabes dans les hôpitaux, etc.

Une paix véritable, à laquelle disent œuvrer les Européens, peut-elle être fondée sur un mensonge ? Non, évidemment. On peut dire sans hésiter que le plus gros mensonge historique colporté par le discours scolaire européen est celui-ci, trop largement enseigné dans nos écoles, à nos enfants.

Pour combattre le racisme rien de tel que l’antisémitisme

L’auteur montre non seulement comment les faits sont manipulés, mais aussi comment est construit le discours légitimant la violence contre les Juifs, identifiés aux Israéliens. Elle cite la phrase de Mohammed Merah, devenue célèbre, parce qu’honnête et directe : « Je tue des juifs en France, parce que ces mêmes juifs-là tuent des innocents en Palestine ». Merah dit ce que cachent (ou ne cachent même pas) de nombreux intellectuels qui justifient les meurtres des Juifs en France et en Israël. Quand j’ai analysé en détail son discours, dans le cadre universitaire, en montrant les processus de légitimation de sa violence, des confrères m’ont dit qu’il avait raison et qu’il s’agissait de venger « des actes racistes » et mes articles n’ont jamais été publiés. Liliane Messika n’a donc rien inventé. Se référant à Robert Wistrich, grand historien de l’antisémitisme, elle montre que si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël.

Au bout de 304 pages de faits et d’analyses fort limpides et souvent drôles, car l’auteur a du style et de l’humour, le chapitre final donne la réponse à la question posée en préambule, sur la nature de l’antisionisme :

« Accuser l’état juif d’apartheid avec un parti arabe au gouvernement, de génocide quand sa population arabe a un taux de croissance supérieur à tous les pays arabes avoisinants, cela génère des pogromes, comme d’accuser les Juifs de manger des petits chrétiens ou d’empoisonner les puits. Eh oui, l’antisémitisme est bien l’antisionisme et si ce n’est lui c’est donc son fils ».

Liliane Messika, Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies. L’antisionisme, « faux-nez » de l’antisémitisme, Les éditions de l’Histoire, 2023.

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme, co-fondatrice du blog Perditions idéologiques. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français ; Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz) et La fabrique des discours propagandistes contemporains. Comment et pourquoi ça marche (L’Harmattan, 2023).

Un site internet de référence consacré au philosophe Alain

Quelle meilleure date qu’un dimanche de Pâques pour annoncer le lancement du nouveau site consacré au philosophe Alain ? Créé par l’Association des amis d’Alain, soutenu par l’Institut Alain, il présente sur sa page d’accueil des textes selon l’actualité, par exemple aujourd’hui un beau texte intitulé « La fête de Pâques » qui commence ainsi :

« Il faut être déjà avancé dans l’astronomie pour célébrer dans la nuit de l’année la naissance du Sauveur ; la Noël n’appartient pas à l’enfance humaine. Au contraire, la fête de Pâques fut toujours et partout célébrée. Sous tant de noms, d’Adonis, d’Osiris, de Dionysos, de Proserpine, qui sont la même chose que le Mai, la Dame de Mai, Jacques le Vert, et tant d’autres dieux agrestes, il faut au temps des primevères célébrer la résurrection : cette métaphore nous est jetée au visage. Et, par contraste, ces retours du froid sont des flèches de passion. Au matin, après une nuit de glace, la mort est énergiquement affirmée ; les tendres pousses sont réduites à la couleur de la terre et des arbres nus ; quelque chose est consommé. Espoirs trompés, pénitence, et quelquefois révolte, comme en cette fête des Rameaux où la foule porte des branches de buis et de sapin ; cette forte mimique entrelace l’espoir, la déception et l’impatience en couronne printanière. Naïf poème, sans aucune faute. » [lire la suite sur le site]

Des Propos d’Alain sont classés par thèmes accessibles par un menu : Bonheur, Politique, Nature, Littérature, Guerre, Esthétique, Religion, Sagesse, Éducation, Économie, Hasard, et une série de Propos traduits en anglais.

Outre des textes du philosophe, parfois difficiles à se procurer, et des témoignages de son temps comme celui de Jaurès, on y trouvera des études petites ou grandes sur Alain, sa pensée, ses prises de position politiques, sur son époque, etc. – entre autres cet article de Jean-Michel Muglioni « Le philosophe Alain et le féminisme ».

L’actualité des publications et des interventions (conférences, colloques…) y est passée en revue. Un podcast audio permet d’écouter des interventions.

philosophe-alain.fr

Caroline Éliacheff et Céline Masson sont-elles « transphobes » ? (par Élisabeth Perrin)

Élisabeth Perrin1 a lu le livre de Caroline Éliacheff et Céline Masson La Fabrique de l’enfant transgenre2. Elle s’interroge au fil de sa lecture, et avec de solides arguments, sur la légitimité et sur les conséquences d’un accès précoce à un « changement de sexe » au motif d’un prétendu désir de l’enfant encouragé par un diagnostic tout aussi précoce de « dysphorie de genre ».

Le 29 avril 2022 à l’Université de Genève en compagnie de Céline Masson, et le 17 novembre dernier à Lille, Caroline Éliacheff a vu ses conférences empêchées par des activistes. Le 20 novembre à Paris, c’est la mairie de Paris qui a fait annuler la conférence sous la pression d’activistes ; fin novembre encore, à Lyon, le Café-débat a pu se tenir, mais en cachette ; le 15 décembre, à Bruxelles, c’est à coups d’excréments jetés sur les participants que la communication a été empêchée. Bref, Caroline Éliacheff et Céline Masson ne peuvent plus s’exprimer en public depuis la publication aux éditions de l’Observatoire de leur livre La Fabrique de l’enfant-transgenre, Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? La liberté d’expression et le débat d’idées me paraissant fondamentaux dans une société démocratique, je suis a priori hostile à des actions de censure, mais je voulais savoir ce que disait ce livre, et si, à défaut de justifier ces actions, on pouvait les expliquer, si le qualificatif de « transphobe » pouvait être attribué aux autrices du livre. Je l’ai donc lu et vous livre ici une recension suffisamment détaillée pour que le lecteur puisse se faire une opinion fondée.

En une quinzaine d’années, disent les autrices de ce livre en avant-propos, le diagnostic de « dysphorie de genre » chez les enfants et adolescents a été multiplié par quatre. Que des personnes se sentent « nées dans le mauvais corps » et que ce soit pour elles une source de profond mal-être est une réalité indéniable, mais leur nombre a-t-il été multiplié par quatre en une quinzaine d’années, se demandent les deux autrices ?

Pour elles, il n’est pas question, dans une société démocratique, de discriminer les minorités, celle des transsexuels comme n’importe quelle autre : « ces personnes [ont] droit à l’indifférence », c’est-à-dire « à vivre de façon banalisée […], c’est un impératif moral » disent-elles3. Mais est-il possible de poser un diagnostic de dysphorie de genre suffisamment certain pour proposer à un enfant ou à un adolescent un traitement médical irréversible et à vie ? Il s’agit d’un problème éthique affirment-elles.

Se pose donc une question éthique : « à quel âge […] rendre possible […] la  demande faite à la médecine de changer de sexe ? »4

Un exemple très parlant puisé dans les médias permet à Caroline Éliacheff et Céline Masson d’illustrer leur propos.

Mise en scène médiatique du problème

Arte a diffusé en décembre 2020 Petite fille, documentaire de Sébastien Lifshitz, devenu un véritable « étendard de la cause trans », selon l’expression des autrices qui en font l’analyse critique : Sasha, garçon de 8 ans, a exprimé, selon sa mère, très précocement le désir de devenir fille « comme elle ». Le rêve de Sasha est exaucé sans délai : dès le premier entretien chez une pédopsychiatre d’un centre spécialisé dans la transidentité des mineurs (Sasha n’a jamais vu de psychologue avant), le diagnostic de dysphorie de genre est posé « comme une évidence ». La mère de Sasha dit qu’elle a toujours souhaité avoir une fille, mais la psychiatre rétorque que « ça n’a rien à voir », ce qui met fin à tout questionnement : les spectateurs du documentaire ne sauront jamais si l’enfant est assujetti ou non au désir de sa mère5. Sasha n’a jamais été vu seul et c’est toujours, à quelques brèves exceptions près, sa mère qui répond aux questions. L’école est sommée de considérer Sasha comme une fille et n’obtempère qu’à la demande de la psychiatre, ce que les autrices considèrent comme normal, alors que dans le film tous les protagonistes s’en indignent. Dès le second rendez-vous avec la pédopsychiatre, le protocole de changement de sexe est programmé avec un endocrinologue. Le traitement médical est exposé à cet enfant de 8 ans : bloqueurs de puberté, prise d’hormones femelles à vie, ablation des testicules (mais maturation in vitro de ceux-ci pour préserver sa possibilité de procréer). D’autres que la pédopsychiatre du documentaire ne s’encombrent pas de ces informations, telle la psychologue américaine Diane Ehrensaft qui a créé la notion de TMI (Too much information) pour expliquer que les adultes impliqués dans les soins de l’enfant trans ne devraient pas le surcharger avec « TMI », trop d’informations sur la décision capitale de subir des interventions (qu’elle préconise).

Les autrices mettent en doute la capacité, à cet âge, de saisir les conséquences de ce traitement médical jusqu’à la fin de ses jours, et de cette « ablation de son appareil génital dont l’usage sexuel lui est encore inconnu »6. L’enfant « consent » à tout cela. Peut-on à la fois dénier la possibilité pour un mineur, de « consentir » à des relations sexuelles avec un adulte ayant autorité et qualifier de « consentement » l’acceptation par un enfant d’un traitement médical que lui proposent des adultes en qui il a confiance ?

Peut-on, dès lors, qualifier de libéralisme antidiscriminatoire et égalitaire le traitement médical d’enfants à partir d’un diagnostic de dysphorie de genre ?

Les autrices observent que la France est plutôt « en retard en termes de tolérance […] vis-à-vis des risques de dérives dont pâtissent les enfants »7 : tandis que les médias français célébraient  quasi unanimement Petite Fille, des pays comme le Canada, la Belgique, le Royaume Uni, les pays nordiques, revenaient à des positions plus nuancées. Caroline Éliacheff et Céline Masson renvoient le lecteur au site canadien detranscanada.com et au site belge post-trans.com8.

Sur ce dernier site on peut lire le témoignage d’Elie, une détransitionneuse9, qui note à juste titre : « Ces documentaires [Petite fille ou autres] normalisent l’idée des personnes “nées dans le mauvais corps”. La solution proposée ou vendue est de s’accommoder à cette société et ses injonctions, à rendre les corps conformes. De leur côté, les féministes révolutionnaires cherchent non pas à changer les corps, mais la société patriarcale qui les opprime ». Il n’est pas insignifiant à ce propos d’observer que l’augmentation du phénomène trans concerne actuellement surtout les filles voulant devenir garçons.

Peut-on alors faire entrer la transidentité dans la théorie du genre, sans contradiction ? «Le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs, culturels par quoi […] un sexe naturel est produit […] dans un domaine prédiscursif qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle la culture intervient après coup. » dit Judith Butler10. Dans cette perspective, on ne voit pas très bien la nécessité de changer de sexe naturel pour changer de genre culturel. Et on se demande ce que les transgenres ont de commun avec les LGBIA+11 qui s’affranchissent tous des codes sociaux de la sexualité sans avoir à changer de sexe. Éric Marty, dans Le sexe des Modernes12 a cette formule : « le transsexuel serait ainsi le dernier à croire à une identité sexuée du genre, à croire au vrai sexe »13 .

Le cas de l’homosexualité

Si nombre d’adolescents se posent la question de leur orientation sexuelle, c’est bien différent du questionnement sur leur identité de genre, et surtout cela ne nécessite aucun traitement médical. Il n’est pas difficile de voir les dégâts causés par un diagnostic de dysphorie de genre prématuré qui « clôt à tort l’expression de ce questionnement tout à fait légitime » (p.65)14. « Encourager des jeunes femmes qui ont du mal à accepter leur orientation sexuelle à transitionner relève de la thérapie de conversion »15 disent les féministes Marguerite Stern et Dora Moutot. Des soignants de la grande clinique anglaise Tavistock, qui va devoir fermer, ont alerté leur hiérarchie sur l’homophobie de la part de familles de jeunes patients – un soignant affirmant même que certains parents préfèrent que leur enfant soit transgenre et hétérosexuel plutôt qu’homosexuel… Éric Marty rapporte qu’au Brésil « bon nombre d’adolescents, le plus souvent pauvres et noirs, ont été contraints de se faire opérer à cause de l’homophobie ambiante »16. On comprend pourquoi, en Iran, où le pouvoir affirme qu’il n’y a pas d’homosexuels dans le pays et où l’homosexualité est passible de la peine de mort, la transition de genre est reconnue et les transsexuels peuvent subir une opération de changement de sexe depuis une fatwa de 1987 de l’Ayatollah Khomeini. C’est même le pays au monde qui pratique le plus de chirurgies de réassignation sexuelle après la Thaïlande. Le magazine de référence des homosexuels, Têtu, ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui dénonce le fait qu’en Iran des hommes gays soient forcés, pour échapper à la peine de mort, à des opérations, au grand bénéfice de chirurgiens souvent … esthétiques17.

L’homosexualité vécue et assumée est aussi vieille que l’humanité, la dysphorie de genre aussi, mais le traitement médical de celle-ci, quand elle est réelle ou supposée, est le fait de sociétés technicistes, marchandes, et parfois homophobes et répressives.

Une autre manière de se sentir mal dans son corps : l’anorexie

L’anorexique se voit obèse. Pourtant, on ne lui propose pas une liposuccion. « Alors, pourquoi amputer les patients souffrant de dysphorie de genre de leurs organes génitaux ? » demande Paul R. McHugh dans un article du 12 juin 2014 du Wall Street Journal : Transgender surgery isn’t the solution. La pédopsychiatre Anne Perret, lors d’une conférence à la maison de Solenn, dirigée par Marie-Rose Moro, dit au sujet de la dysphorie de genre chez les jeunes filles : « Elles expriment une faillite profonde dans la construction précoce de l’image de leur corps […]. Il s’agit du même refus de la féminité, de la même haine du corps sexué, du même rejet ambivalent de la figure maternelle [que dans l’anorexie mentale]. »

Toute comparaison avec l’anorexie ne peut que paraître choquante à ceux qui affirment que la dysphorie de genre n’est pas une maladie, et pourtant, ils sont très attachés au remboursement des… « soins ? » par la Sécurité sociale. Autre paradoxe : ils transforment un sujet sain en un sujet soumis toute sa vie à des traitements médicaux (pas malade ?).

Comment répondre au mal-être des enfants et des adolescents ?

Les autrices sont psychanalystes et Caroline Éliacheff est en outre pédopsychiatre. C’est donc en tant que professionnelles qu’elles s’indignent de la méthodologie exposée dans le documentaire Petite Fille : « L’enfant n’est pas un adulte en miniature, mais un être en développement […] son fonctionnement psychique est labile, sa suggestibilité aux discours des adultes est importante, son expérience de la vie est limitée […] le désir exprimé ou inconscient de ses parents concernant son sexe ne lui est pas indifférent (contrairement à ce que dit la pédopsychiatre à la mère de Sasha). […] L’imagination de l’enfant est toujours en avance sur ses capacités réelles. […] Dit-on à un garçon qui veut épouser sa maman (ou une fille son papa) que son désir peut se réaliser ? »18. L’adolescence est par définition une période de transition et l’adolescent est « par excellence une figure trans naviguant entre plusieurs identités avant de trouver un peu plus de stabilité » (p. 61-62).

Quelle que soit la problématique psychique, « Il n’existe pas de réponse unilatérale et immédiate. Il est donc capital de préserver la possibilité d’un temps long » disent les autrices. Et de citer Winnicott dans Jeu et réalité : « La vie est elle-même une thérapie qui a un sens »19.

De l’influence des réseaux sociaux

Les titres de vidéoblogues prodiguant des conseils pour faire sa transition de genre abondent sur les réseaux sociaux les plus utilisés par les 16-18 ans (Youtube, Tik Tok, Snapchat, Twitter, Instagram) et les pédopsychiatres qui reçoivent des adolescents en mal de transition venant les consulter sont étonnés du caractère stéréotypé de leur discours : on y retrouve toutes les formules lues sur les réseaux sociaux : « je ne suis pas dans le bon corps », etc. Des jeunes qui ont des difficultés de relations sociales trouvent dans ces réseaux une « famille », une « communauté de soutien, chaleureuse et virtuelle » comme dit Claude Habib dans La Question trans.

Cela amène les autrices à faire l’hypothèse d’une emprise de type sectaire dont les critères sont les suivants : sentiment d’appartenance à un groupe qui marginalise le sujet, incitation au rejet de la famille, recrutement en ligne, usage d’un jargon spécialisé, foi dans le bien-être qu’apportera le traitement médical, déni de la science et de la biologie, affirmation de son autodétermination, victimisation (qui n’est pas pro-transgenre est forcément transphobe), pressions sur la famille pour obtenir son assentiment, blessures causées par la chirurgie vécues comme des stigmates qui signent l’allégeance au groupe, lobbying, et enfin énormes profits pour l’industrie pharmaceutique… donnée non négligeable !

Pourquoi « scandale sanitaire » ?

L’enfant, naturellement, ne mesure pas les effets secondaires des hormones antagonistes (surtout si on les lui cache…). Ces effets sont nombreux et on retiendra, outre les prises de poids et l’acné, d’intenses douleurs pelviennes dues au grossissement du clitoris, la quasi-impossibilité de procréer et le risque de faire un AVC 9,9 fois supérieur chez les femmes transgenres que dans le groupe témoin20.

Quant à la chirurgie, il est abusif de parler de « changement de sexe » : seule l’apparence des organes sexuels est modifiée – imparfaitement21. À preuve : le sujet est obligé de prendre des hormones à vie. Cette chirurgie est en fait mutilante puisqu’elle ampute « des organes dévolus à la reproduction et au plaisir » (p. 74).

Ce sont les revendications des « personnes intersexuées » (qu’on appelait autrefois « hermaphrodites »), les « I » de LGBTQIA+, souvent considérées comme les plus proches des « trans », qui nous donnent le mieux la mesure de ce que l’opération sexuelle infligée à un enfant est une mutilation : ces personnes nées avec une identité sexuelle ambiguë sont très fréquemment opérées dans leur petite enfance car leurs parents ne supportent pas d’avoir un enfant au sexe indéterminé. L’opération vise à donner à leur appareil génital l’apparence du sexe dont il se rapproche le plus ou du sexe désiré par leurs parents. Ces personnes se révoltent de plus en plus contre ces interventions chirurgicales subies dans leur enfance et qu’elles qualifient d’invalidantes. Elles réclament de l’État français, sans l’obtenir, la reconnaissance d’un sexe neutre, et que celui-ci ne soit plus considéré comme pathologique.

Ce qui est invalidant pour les personnes intersexuées ne le serait pas pour les personnes trans ? Ce qui stigmatise les sujets comme malades (l’intervention chirurgicale) chez les uns serait égalitaire et antidiscriminatoire chez les autres ? On voit le fossé qui sépare ces deux catégories réunies artificiellement dans le vocable LGBTQIA+.

Le risque de suicide : c’est l’argument massue pour justifier les changements de sexe médicaux. « Monsieur, préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? ». L’opération est censée arracher l’enfant à ses tendances suicidaires. Qu’en est-il ?

Depuis les années 50, les suicides n’ont cessé d’augmenter régulièrement chez les 5-24 ans. Toutes les études montrent également que les idées suicidaires sont beaucoup plus fréquentes chez les jeunes trans, mais aussi chez les jeunes homosexuels. Les causes souvent invoquées sont le rejet dont ces jeunes sont l’objet (harcèlement scolaire ou autre). Mais aucune étude ne montre que les opérations ou les prises d’hormones apportent une solution. La seule donnée étudiée est l’utilisation dans quatre contextes du nom choisi : elle diminuerait la dépression et les idées suicidaires22. Mais le nombre de jeunes qui se suicident n’a pas cessé d’augmenter depuis que les traitements médicaux et chirurgicaux sont pratiqués sur les enfants et les adolescents. Leur impact ne semble donc pas très probant… (voir l’étude réalisée aux États-Unis en 201723.)

Que font les pouvoirs publics ?

Caroline Eliacheff et Céline Masson dénoncent les dérives des pouvoirs publics qui, sans doute, ne veulent pas avoir l’air d’être « en retard ». Par exemple, le Planning familial qui ose écrire : « Les règles arrivent au moment de la puberté […] chez les personnes qui ont un utérus ». Disparition du mot « femme » puisque certaines femmes, les trans, peuvent n’avoir ni utérus, ni règles, évidemment. Quand on pense que la féminisation des noms de métiers ou l’écriture inclusive se donnent pour objectif de lutter contre l’invisibilisation des femmes, voici que c’est le Planning familial qui met en acte cette invisibilité. Où l’on voit que féminisme et transidentité ne font pas bon ménage24.

Mais surtout, l’inquiétude des autrices vient de la proposition de loi n°4021 « interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, vraie ou supposée, d’une personne »25 : amalgame entre orientation sexuelle et identité de genre. Les « thérapies de conversion », souvent d’obédience religieuse, pratiquées avec les homosexuels sont clairement homophobes et leur interdiction « louable », selon les autrices (p.56), mais on voit bien qu’en regroupant orientation sexuelle et identité de genre, on cherche à faire passer les « thérapies qui, par prudence, permettraient de retarder la médicalisation des mineurs » (p.56) pour des « thérapies de conversion ». Au texte, voté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le Sénat a fort heureusement fait ajouter l’alinéa suivant : « L’infraction prévue au premier alinéa n’est pas constituée lorsque les propos répétés invitent seulement à la prudence et à la réflexion, eu égard notamment à son jeune âge, la personne qui s’interroge sur son identité de genre et qui envisage un parcours médical tendant au changement de sexe ». Le texte, qui prévoit des peines de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque ces pratiques sont commises au préjudice d’un mineur, risque néanmoins de décourager les propos qui « invitent seulement à la prudence et à la réflexion… », interprétés comme thérapies de conversion, et c’est bien là l’objectif visé. On a le sentiment d’être dans le roman d’Orwell, 1984, où le sens des mots est inversé.

Alors, oui, si les pouvoirs publics encouragent ces décisions expéditives de traitements médicaux et chirurgicaux qui mutilent et rendent malades (puisqu’ils doivent prendre des médicaments à vie) des enfants ou adolescents sains, mais en grande souffrance, et qui les privent du temps de réflexion dont ils ont besoin pour comprendre leur véritable identité, on peut parler de scandale sanitaire : l’adolescence est une période de « rejet de son corps en pleine métamorphose », d’«aspiration à devenir autre ». La « vision d’un développement interchangeable de l’être humain enferme le sujet sans jeu possible avec ses identités », ce qui n’exclut pas que la « transidentité soit une solution à [son] malaise » (p. 88).

Et Caroline Éliacheff et Céline Masson de conclure :

« Rester humain, c’est […] accepter de renoncer à sa toute-puissance en intériorisant des limites. […]. Les adultes qui promeuvent26 la transidentité n’auraient-ils jamais dépassé le stade de la toute-puissance infantile ? Ou faudra-t-il enseigner aux enfants à se méfier d’exprimer leurs désirs car ceux-ci risqueraient d’être exaucés ? » (p.97).

La phrase de Freud tirée de L’Avenir d’une illusion mise en exergue du livre prend tout son sens en conclusion :

« On acquiert ainsi l’impression que la civilisation est quelque chose d’imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment s’approprier les moyens de puissance et de coercition. »

Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.

Notes

1 – [NdE] Élisabeth Perrin, aujourd’hui retraitée, a d’abord enseigné la philosophie, puis a exercé le métier de conseillère d’orientation-psychologue pendant trente ans, dont deux ans comme chargée de mission pour l’orientation des jeunes filles. Elle a publié deux ouvrages sur l’orientation aux éditions Casteilla et a collaboré à la revue Questions d’orientation.

2 – Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.
[NdE] On peut rappeler que Jean-François Braunstein, dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018) a consacré une analyse détaillée à ce sujet.

3 – P. 10.

4 – P. 11.

5 – Quand j’ai regardé le film, cette mère m’a irrésistiblement fait penser aux mères qui venaient, dans mon exercice professionnel, me demander avec insistance que je teste leur enfant pour poser un diagnostic de « surdoué » (aujourd’hui HPI), qui leur apporterait une explication satisfaisante à l’échec scolaire de leur enfant. Le résultat du test était rarement celui qu’elles attendaient.

6 – P. 24.

7 – P. 28.

9 – Détransitionneur : personne « trans » qui cherche à revenir à son sexe de naissance.

10Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, La Découverte,  2005, p. 69.

11 – Lesbiennes, Gays, Bi, Asexuels. J’ai volontairement enlevé le Q (Queer), catégorie fourre-tout qui mélange tout.

12 – Éric Marty Le sexe des Modernes, pensée du neutre et théorie du genre, éd du Seuil, 2021.

13Op. cit. p. 492.

14 – La pièce et le film de Guillaume Gallienne, « Les garçons et Guillaume à table ! », à ce propos, méritent d’être vus.

16Op. cit., p. 493.

18 – P. 26, éd. de l’Observatoire.

19P. 27, ibid.

20 – Source : « Cross-sex Hormones and Acute Cardiovascular Events in Transgender Persons: A Cohort Study », Étude américaine publiée en 2018 par Pub Med.gov.

21 – À ce propos, l’ancienne chargée de mission pour l’orientation des filles, que je suis, ne résiste pas à l’envie d’interroger les statistiques : les filles qui ont changé de sexe ont-elles conquis l’entrée à Polytechnique avec plus de facilité que l’entrée dans les toilettes des garçons ?

24 – À ce propos, on se demande quelles féministes peuvent apprécier Petite fille : dans ce film, la mère, omniprésente, procure à son enfant, au demeurant « craquant » ou « craquante », peu importe, n’ayant rien d’un enfant en souffrance, ayant des copains, ne souhaitant surtout pas qu’on le-la change d’école, toute la panoplie des accessoires « féminins » les plus stéréotypés, des vêtements roses, des « nœuds-nœuds », et le plus emblématique de tous : toute une collection de poupées Barbie. C’est consternant de niaiserie. Il est assez comique, d’ailleurs, que le seul usage que l’on voie Sasha faire des Barbies, dans le film, est de frotter une mèche des cheveux de l’une d’entre elles entre le pouce et l’index, à la manière d’un doudou, le regard ailleurs. Le film du réalisateur belge Lukas Dhont, sorti en 2018 avec un titre proche de Petite fille : Girl, traite avec autrement plus de subtilité le même thème. Film à voir !

25 – Depuis l’impression de leur livre, cette proposition de loi est devenue la loi 2022-92 du 31 janvier 2022.

26 – Souligné par moi.

« L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil » d’Alain Deligne

Avec L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris (Presses universitaires du Septentrion, 2022), Alain Deligne livre un travail considérable qui fera référence. Les textes de jeunesse d’Eric Weil jusqu’alors inédits1 sont traduits et publiés en édition bilingue. Ils sont précédés d’une étude substantielle de près de 300 pages qui en retrace l’histoire, en analyse le contenu et présente une biographie intellectuelle d’Éric Weil. Le tout accompagné d’une préface et d’une chronologie d’Éric Weil par Gilbert Kirscher, d’un lexique et d’un index des noms.

On pourra juger de l’ampleur de cette somme en consultant ci-dessous son sommaire.

C’est peu de dire que ces textes présentent un intérêt intrinsèque, mettant sous les yeux du lecteur la grande diversité des objets étudiés par le jeune Éric Weil – par exemple : les zones grises « en marge de la philosophie », comme l’occultisme et la superstition, là où « l’intelligible n’est pas purement rationnel », la Renaissance italienne, les questions économico-politiques, sans parler des objets philosophiques classiques (Kant, Hegel, Platon et les néoplatoniciens) et de la découverte, initiée par Cassirer, de la théorie du langage de Wilhelm von Humboldt. Il faut ajouter qu’ils éclairent aussi l’œuvre substantielle ultérieure de Weil sous l’angle de l’exil, du passage, du dépaysement, de la traduction – toutes expériences sur lesquelles Alain Deligne, lui-même homme du passage et théoricien de la traduction, a longuement médité et souvent écrit2.

Ce faisant, ce travail gigantesque saisit l’unité profonde d’une œuvre trop peu lue, ponctuée par le moment décisif qui en 1933, avec l’accession de Hitler à la Chancellerie, engagea de manière encore plus décisive l’expérience weilienne de l’exil et de l’étrangeté, la réflexion de Weil sur la violence et sur ce qui se présente comme irréductible à la raison. Comme l’écrit Gilbert Kirscher en conclusion de sa préface, « il permet de mieux voir ce qui fait la continuité de l’attitude philosophique de Weil : l’attention, la curiosité, l’ouverture d’esprit devant ce qui étonne et paraît absurde, dénué de sens à première vue, depuis les faits les plus insignifiants jusqu’aux plus tragiques, la volonté de comprendre, en somme. »

***

Alain Deligne, L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris, publié avec le soutien de l’institut Éric Weil, Presses universitaires du Septentrion, 2022, 805 pages.

Sommaire

Préface par Gilbert Kirscher.
Avant-propos.
I. Le contexte culturel et historique. 1 – Weil au lycée et le sens des humanités. 2 – Les lieux d’étude.
II. De la médecine à la philosophie. 1 – Renoncement à la spécialisation médicale. 2 – Premiers pas en philosophie. 3 – La part faite aux sciences. 4 – Weil germaniste à Berlin et Hambourg.
III. Penser la Renaissance italienne. 1 – La Bibliothèque Warburg. 2 – Le style philosophique de Weil. 3 – Histoire et Science de l’art. 4 – Études néoplatoniciennes. 5 – En marge de la science et de la philosophie.
IV . Interventions radiophoniques. 1 – Esprit et Vie. Un dialogue sur Philosophie et Littérature. 2 – Hegel. 3 – L’étudiant salarié. 4 – Questions de didactique universitaire.
V. Nouvelles avancées. 1 – Heidelberg. La Dissertation sur Pomponazzi (1462-1525). 3 – D’autres Renaissants italiens : Telesio et Campanella. 4 – Sur Schleiermacher : problèmes d’esthétique et de système. 5 – Le livre de Krüger sur Kant (1931).
VI. L’exil forcé. 1 – La préférence pour l’histoire. 2 – Deux contemporains immédiats : Ritter et Koyré.
VII. Conclusion.
VIII. Textes en annexe.
IX. Relevé des cours fréquentés à Hambourg et Berlin.
X. Chronologie d’Éric Weil (par Gilbert Kirscher).

Anthologie. Textes de jeunesse, présentés et traduits par Alain Deligne.

I. La Fiancée de Corinthe.
II. Sur la théorie de la catharsis.
III. La critique kantienne de la faculté de juger téléologique et l’idée de fin dans le système aristotélicien.
IV. Logique mathématique et logique des mathématiques.
V. Esprit et Vie – Un dialogue sur philosophie et littérature.
VI. Philosophie de la Renaissance et astrologie.
VII. Fiches de lecture d’ouvrages commentés sur Platon et le néoplatonisme.
VIII. Notre superstition quotidienne.
IX. Recension d’Erich Weil sur le Ficin de Walter Dress.
X. Un émetteur-radio à l’université ? Réserves émises à propos d’une appropriation de Monsieur Jolowicz.
XI. « Sur la philosophie ».
XII. Bernardino Telesio, De rerum natura juxta propria principia / Campanella, De sensu rerum et Magia.
XIII. L’étudiant salarié.
XIV. Friedrich von Gagern.
XV. Justinus Kerner.
XVI. Newton.
XVII. Walter Dubislav, « La philosophie mathématique actuelle ».
XVIII. La place du Beau dans la philosophie de Plotin.
XIX. Rudolph Odebrecht : le système de l’esthétique schleiermacherienne.
XX. Lexique.
XXI. Hegel sur la littérature (texte original).
Transcription du texte.
Ouvrages d’Éric Weil.
Index des noms.

***

1 – Conservés à l’Institut Éric Weil, université de Lille https://institut-eric-weil.univ-lille.fr/

2 – On peut consulter la version française de la bibliographie d’Alain Deligne sur le site de l’université de Münster https://www.uni-muenster.de/Romanistik/Organisation/Lehrende/Deligne/Publications/index.html

« Condorcet, l’instruction publique… » de CK, 4e édition

J’ai le plaisir d’annoncer la quatrième édition de mon
Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, éditions Minerve. Texte revu et corrigé.

Rappel des éditions précédentes :

  • 1984 Le Sycomore,
  • 1987 Folio-Essais,
  • 2015 Minerve.

Parce qu’il s’interroge sur les effets de la liberté politique, Condorcet construit le concept de l’école républicaine. Faute de lumières et de pensée réflexive, un peuple souverain est exposé à devenir son propre tyran, et le progrès n’est pour lui qu’un processus d’étouffement ; il ne peut être vraiment libre que par la rencontre avec les objets du savoir désintéressé formant l’humaine encyclopédie.
Il appartient à la puissance publique d’organiser une telle rencontre afin que chacun soit capable de se soustraire à l’autorité d’autrui et de s’engager sur le chemin de sa propre perfectibilité. L’égalité prend alors sa forme la plus accomplie : l’excellence et la distinction des talents.
Lire Condorcet, c’est reprendre possession d’une théorie de l’école profondément ancrée dans une philosophie de la liberté. La puissance de la pensée classique est d’une grande actualité : elle permet de mesurer combien les « réformateurs », depuis des décennies, se sont acharnés à éloigner l’école d’une telle hauteur de vue.

 

« Cancel ! » de Hubert Heckmann, lu par Catherine Kintzler

Publié dans la collection « Le point sur les idées » (Éditions Intervalles) dirigée par Jean Szlamowicz, le petit livre de Hubert Heckmann Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture ne se contente pas de définir la « cancel culture » ni d’en démonter les mécanismes : il montre en quoi, au-delà même des pratiques d’ostracisation des personnes et des œuvres qu’elle vise, elle s’emploie à effectuer un véritable effacement de la culture entendue comme le domaine de l’activité intellectuelle et artistique. Mais il faut bien prendre conscience que son pouvoir repose sur la seule intimidation.

« Le terme de cancel culture est utilisé en France depuis la fin des années 2010 pour qualifier la dénonciation publique d’une personne ou d’une entreprise dont les propos ou les actions, réels ou supposés, sont considérés comme moralement répréhensibles ou « offensants » à l’égard d’une communauté. […] La cancel culture ne se limite pas à l’expression d’une critique : elle fédère, autour d’une indignation commune, un groupe d’individus qui pourra être amené dans certains cas à pratiquer le boycott d’une marque ou d’un artiste, le harcèlement d’une personnalité célèbre ou anonyme, l’intimidation et la censure pour empêcher une conférence ou une représentation artistique, et parfois même le déboulonnage de statues, la dégradation d’œuvres d’art ou la destruction de livres. » (p. 6)

À partir de cette définition, l’auteur s’emploie à caractériser ce mouvement dans ce qu’il a de spécifique. Pas seulement dénonciation ou délation, pas seulement indignation militante requise au nom d’un « collectif » qui s’érige en évaluateur moral sans appel, la cancel culture s’autorise d’une immédiateté toute-puissante qui écrase les plans, les époques et les régimes de discours, confond délibérément les personnes et les œuvres. Outil de dénégation de la culture, elle la réduit à une juxtaposition de « fétiches identitaires » d’où toute fluidité, tout moment critique, tout travail sur soi dans l’expérience ambivalente de l’altérité, sont bannis – rien d’étonnant à ce que cette entreprise de rabotage féroce et bienpensant déteste la fiction au point que citer une œuvre incriminée est à ses yeux « impossible sans devenir soi-même coupable ». Le livre percutant de Hubert Heckmann a pour centre de gravité l’examen du « cas Ronsard » dont le vingtième sonnet des Amours fut récemment dénoncé comme une « fantaisie de viol » ; il rappelle, entre autres, que l’œuvre littéraire, précisément, ne se laisse pas crucifier à une unique prétention d’élucidation qui, en disqualifiant toute autre lecture possible, n’a d’autre objet que de paralyser toute quête de sens et d’annuler l’acte même de la lecture. Ce risque de l’étrangeté, ce poignant et dérangeant trouble dans l’identité du lecteur, cette respiration haletante : c’est cela même qui est redouté par les interprétations militantes.

Hubert Heckmann remarque plaisamment que, après avoir été accusée pendant des siècles de bousculer les normes, la littérature est à présent coupable de les entretenir. Mais en réalité, comme le montre le chapitre consacré à l’université, le verrouillage généralisé des paradigmes du débat, l’imposition d’une doxa des « savoirs situés » s’institutionnalisent : plus qu’une rébellion « c’est un pouvoir qui s’exprime » (p. 55). Aussi est-il vain et contreproductif d’en appeler à une forme principalement politique d’opposition qui ne ferait que donner la réplique au verrouillage du débat. C’est à l’intérieur même de la culture que la résistance peut s’effectuer, par son exercice substantiel, en prenant modèle notamment sur les intellectuels et les artistes qui ont vécu dans des régimes totalitaires. Ils nous ont appris que le signe idéologique qu’on se croit obligé de donner (par exemple aujourd’hui l’usage de l’écriture dite « inclusive ») permet à l’individu qui l’affiche de se dissimuler à lui-même « le mécanisme d’avilissement par lequel il se soumet à la loi du plus fort ». Il suffit de retrouver le sens de sa propre dignité pour faire s’effondrer les pouvoirs reposant sur la peur. Si des intellectuels et des artistes ont su naguère, au péril de leur liberté et de leur vie, résister à la terreur nazie, soviétique ou maoïste, n’aurions-nous pas le courage de cesser de nous effaroucher devant des intimidations, et de retrouver par nos propres forces le goût désintéressé du savoir ?

Hubert Heckmann, Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture, Paris, Éditions intervalles, coll. « Le point sur les idées », 2022.

Sur le même sujet, relire :
– « A la suite du colloque Après la déconstruction » (C. Kintzler)
– « Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ? » (A. Perrin)
– « Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique » (C. Kintzler)

Nous n’avons pas été dignes de Salman Rushdie (par Sylvain Fort)

Publié le 14 août dans la revue La Règle du jeu1, ce superbe texte de Sylvain Fort2, à la suite de l’attentat contre Salman Rushdie, remet les choses en place et nous appelle à nous relever, à reprendre un peu de dignité et de grandeur. En l’occurrence, l’étroitesse de la « défense de la liberté d’expression » a quelque chose de confortable : non seulement elle permet de s’indigner à peu de frais, mais surtout, et c’est là le point principal, celui qu’engage l’idée même de littérature, elle s’épargne l’effort de la pensée.
Or « il s’agit, en Salman Rushdie […] d’intimider quiconque prendra la plume même sans aucune intention blasphématoire, même sans avoir aucunement la controverse en tête, mais simplement le désir de dire et de raconter ce vers quoi son inspiration le porte. »

Mezetulle remercie l’auteur et la rédaction de La Règle du jeu pour l’autorisation de reprise de cet article.

En cet été 2022, les vastes incendies qui ravagent les forêts françaises nous offrent la triste occasion de réapprendre ce que les sapeurs-pompiers nomment un feu de tourbe. Apparemment éteint en surface, le feu de tourbe se propage souterrainement en consumant les couches profondes de feuillages en décomposition, pour resurgir parfois plus de cent mètres plus loin et embraser comme par surprise, des jours, des semaines, des mois plus tard, d’autres lieux jusque-là préservés. Telle est la fatwâ lancée contre Salman Rushdie : un incendie destructeur dont la résipiscence apparente aura brûlé le sol en profondeur, jusqu’à ce funeste 12 août 2022, à New York.

Parce qu’il avait mis tout son courage à reconquérir un semblant de normalité, et à rester l’écrivain qu’il avait tant aspiré à devenir, Salman Rushdie aura pu croire que la violence s’était calmée, que le pire n’arriverait plus. Je ne crois pas qu’il se soit trompé. Je ne crois pas qu’il ait donné dans le déni. Tenir à distance la fatwâ, poursuivre son œuvre, vivre : telle est l’expression la plus haute de son combat contre la terreur et la mort, et telle est sa suprême élégance. Telle aura été, aussi, sa victoire. Car plus personne avec le temps ne s’est avisé, comme trop d’intellectuels et de politiques occidentaux, de voir en lui un opportuniste ou un pyromane : son statut de symbole de la lutte contre l’obscurantisme islamiste et contre le fanatisme religieux lui était acquis, pour ainsi dire unanimement chez les gens dotés de conscience.

Ce que nous ne mesurions pas, c’est que le feu gagnait. C’est que l’étincelle semée voici trente-trois ans dans les esprits, prospérait de proche en proche, jusque dans la cervelle de jeunes gens qui de Rushdie n’avaient pas lu une ligne, et qui n’avaient pas même eu à vivre sous le régime des mollahs.

Cette fatwâ qui fut en 1989 un geste politique lancé par un ayatollah moribond pour recoller les morceaux d’un islam désuni est devenue en 2022 un fait culturel voire civilisationnel rassemblant par-delà les frontières tous les tenants d’un islam devenu identitaire voire terroriste. Rushdie est resté Rushdie. Sa grandeur aura été de survivre à tout cela et de persévérer dans sa vocation et dans son être. Mais la fatwâ qui le visait a changé de face. Elle n’est plus seulement l’expression d’une intolérance bigote dont déjà en 1989 la doctrine était formée, mais le signe de reconnaissance de millions d’âmes perdues qui partout et pour tout cherchent vengeance, sang, boucs émissaires.

Alors que Rushdie ne cédait pas un pouce de terrain pendant les trente-trois années écoulées, nos sociétés, par pans entiers, capitulaient devant l’inadmissible. C’est-à-dire devant les prédicateurs de haine, les prédateurs de la terreur, les doctrinaires de la foi qui, jour après jour, imposaient à notre laïcité française ou à un certain équilibre social le venin de leurs exigences indues et le trouble jeu victimaire ralliant à eux les complaisants et les carriéristes qui flairaient là un fonds de commerce, et trouvèrent juste de brandir comme des étendards révolutionnaires des linceuls tachés de sang.

Il faut bien le dire : nous n’avons pas été dignes du combat de Salman Rushdie. Nous n’avons pas tout compris de ce combat. Nous n’avons pas saisi qu’il ne serait jamais terminé. Nous n’avons pas mesuré son ampleur ni sa nécessité. Je le dis posément, excluant absolument de ce triste constat les compagnons de route de l’écrivain qui n’ont jamais cessé de se tenir à ses côtés, et de clamer dans le désert.

Le désert, en vérité, a crû. J’en veux pour preuve les messages de soutien adressés à l’écrivain par toutes sortes de personnalités bien intentionnées. Je ne parle même pas de ceux qui n’ont pas su nommer l’islamisme comme cause première du geste assassin, ni de ceux qui ont cru approprié de parler des Versets sataniques comme d’un livre « controversé » (sic). Peu importe ces amoureux du pire. Non, je parle de ceux qui ont pris position au nom de la « liberté d’expression », de tous ceux qui ont vu dans la tentative d’assassinat de Salman Rushdie une réédition glaçante de l’attentat de Charlie-Hebdo.

Or, il faut quand même le dire, ce n’est pas du tout de liberté d’expression qu’il s’agit là.

Cela supposerait que Rushdie se serait aventuré à tenir sur l’islam des propos injurieux, mensongers, ou même simplement ironiques : alors oui ce serait sa parfaite liberté et c’est au nom de la liberté d’expression qu’il faudrait le défendre.

En vérité, Les Versets sataniques ne sont ni injurieux, ni mensongers, ni ironiques. C’est un roman tout enveloppé de fiction, de songeries, de divagations méditatives. C’est une œuvre littéraire de plein droit, recourant aux légendes et aux textes sacrés pour promener sur la croyance des hommes un regard singulier, dans une langue lyrique, chargée de poésie presque naïve, démarquée entre autres des épopées indiennes. On n’y aperçoit rien qui doive s’abriter derrière la défense de la liberté d’expression pour éviter les bigots et les dogmatiques. La liberté du conte et la poésie du mythe ne devraient pas avoir à rendre compte devant une chambre de justice. Or, un peu lourdement, c’est quand même sous ce régime qu’avec les meilleures intentions du monde, nous plaçons Salman Rushdie et son œuvre. Autrement dit, nous plaçons le meilleur de la littérature sous l’ombrelle plus ou moins rassurante d’un article de loi et sous le ressort des tribunaux.

C’est bien là que nous ne sommes pas dignes de Rushdie : nous ne l’avons pas assez lu. Nous n’avons peut-être pas pris la peine de dire aux fanatiques : non seulement nous protégeons la liberté d’expression lorsqu’elle semble s’en prendre aux religions, non seulement nous reconnaissons un droit au blasphème, mais, a fortiori, nous reconnaissons une liberté de création, une liberté d’invention, une liberté d’imagination qui sont l’ordre supérieur de la vie de l’esprit ; qui ne sont pas seulement ce que nous brandissons devant les abus des doctrinaires, mais sont la sève même de notre civilisation et de notre être. Et nous ne voulons pas avoir à demander pardon ou convoquer un avocat à chaque fois que cette imagination, cette fantaisie, cette poésie prennent leur envol. Car c’est bien cela qu’il s’agit, en Salman Rushdie, d’atteindre : il s’agit d’intimider quiconque prendra la plume même sans aucune intention blasphématoire, même sans avoir aucunement la controverse en tête, mais simplement le désir de dire et de raconter ce vers quoi son inspiration le porte.

Nous n’avons pas été dignes de Salman Rushdie parce qu’au fond depuis trente-trois ans le règne de cette simple liberté de raconter s’est considérablement restreint sous l’effet de mises en cause religieuses, simili-religieuses, idéologiques. Qu’aujourd’hui les bibliothèques d’universités anglaises ou américaines retirent de leurs programmes et de leurs rayonnages des livres supposés heurter la sensibilité de tel ou tel groupe atteste que le règne de la terreur n’a fait que grandir, sans qu’il soit besoin pour cela de convoquer les mollahs.

Le feu de tourbe qui a frappé Salman Rushdie le 12 août est frère de ce feu des autodafés qui reprennent jusqu’en Europe.

N’est-il pas alors temps de sortir de cette torpeur et de cette complaisance ? N’est-il pas temps de retrouver ce qui nous fait vraiment et nous permet d’échapper à cette espèce de terreur dont nous faisons nous-mêmes, par paresse, croître la puissance ?

Pour cela, il faudrait que nos sociétés percluses de technologies et de pacotille médiatique retrouvent le chemin des livres : ceux qu’on lit seul, à part, dans le simple dialogue entre sa conscience et l’esprit de l’auteur. Ceux qui parlent aussi des autres livres, de l’ensemble de ces livres parvenus jusqu’à nous et qui ont forgé notre regard. Tout cela dans la gratuité pure de l’imagination. C’est ce qu’a fait Rushdie avec son merveilleux Quichotte, repassant à son propre tamis le roman de Cervantès, enrichi des alluvions de Borges, Aragon, Bellow, Nabokov… Lire, lire encore pour échapper au tourment des terreurs faciles et de la peur-réflexe.

Et puis, ne pas réduire l’insolence ni l’audace au courage du blasphème. L’obscurantisme religieux et le fanatisme sont les cibles de choix des consciences libres. Il faut que la critique la plus verte reste possible. Mais tant d’autres sujets mériteraient la même dose de sel sur la plaie : la comédie politique, les conventions médiocres du monde économique, les nouvelles modes du prêt-à-penser… De cela, Rushdie nous a livré plus d’une fois la clef, faisant le choix de l’humour et du rire face aux puissances sombres qui tentaient d’avoir raison de lui.

Une des manifestations les plus hilarantes de cette liberté du courage, de cette insolence parfaite, n’est peut-être pas dans ses livres, mais dans une série où, le temps d’un épisode, il joue son propre rôle. La série écrite et jouée par l’inénarrable Larry David s’intitule Curb your enthusiasm, et fut diffusée par HBO. La saison 9 tourne autour d’un projet de comédie musicale de Larry David intitulé : Fatwâ. L’intrigue reprend l’affaire Rushdie pour en faire un « musical » de Broadway. F. Murray Abraham chante et joue l’ayatollah Khomeiny et Lin-Manuel Miranda incarne Rushdie.

Évidemment, cette riche idée vaut à Larry David d’être à son tour frappé par une fatwâ. Réfugié dans un hôtel, grimé, il se décide à prendre conseil auprès d’un écrivain qui est passé par là : Salman Rushdie. C’est alors que Rushdie lui enseigne une vertu méconnue de la fatwa : cela fait de vous un homme dangereux, très attirant pour les femmes. Il faut bien dire, dit Rushdie avec le plus grand sérieux, que rien n’est meilleur que le « fatwâ sex » ! Est-ce blasphématoire cela ? Non, c’est simplement d’une folle insolence, d’un humour décapant, qui démystifie mieux que n’importe quel traité philosophique. La leçon vient de Salman Rushdie, qui ajoute à propos de sa fatwa à lui : « it’s here, but fuck it » (c’est là, mais on s’en fout). Et c’est bien cela le comble de la liberté : se donner le droit de vivre, rêver, parler, imaginer, faire l’amour, et donc, au fond, de se foutre des conventions et des postures qui emprisonnent les esprits.

Il n’y a aucun sens, même métaphorique, à assigner au geste purement nihiliste (et rémunéré : 4 millions de dollars !) perpétré contre Salman Rushdie. Puisse-t-il seulement nous rendre cette conscience que notre liberté n’est pas là pour toujours et que nous en faisons un usage par trop modeste. Qu’il importe d’en recouvrer l’insolence et la force. Que littérature n’est pas seulement une question d’ « expression » mais est notre imprescriptible, notre transcendance, notre demeure, le lieu où nous inventons qui nous sommes. Que nous n’avons pas trouvé tellement mieux pour féconder les âmes que lire des livres et en écrire. Surtout s’ils sont de Salman Rushdie.

Notes

2 – Sylvain Fort est un essayiste, traducteur et critique musical français. Il a été conseiller auprès du président Emmanuel Macron de mai 2017 à septembre 2018, chargé des discours et de la mémoire, puis promu à la responsabilité du pôle communication de l’Élysée jusqu’en janvier 2019, où il démissionne de ses fonctions. Il est notamment l’auteur de Odysséennes. Cinq femmes homériques (Editions des Busclats, 2022).

Le « féminisme constructif » de Golda Meir (par Yana Grinshpun)

À l’occasion de la publication des fragments d’autobiographie de Golda Meir traduits en français La maison de mon père (éd. de l’Eléphant) , Yana Grinshpun1 revient brièvement sur la carrière de cette femme politique de premier plan. Elle s’intéresse plus particulièrement à sa conception d’un « féminisme constructif » qui « revendique l’égalité des droits et des devoirs sans pour autant renoncer à rien de l’identité féminine ».

Une polémique bien actuelle est née au Royaume-Uni, autour du choix de l’actrice Helen Mirren d’incarner le personnage de Golda Meir dans un film annoncé pour 2022. Signe des temps, les médias outre-Manche préfèrent parler de ce débat plutôt que du sujet véritable : à savoir le film lui-même, et l’intérêt que la figure de Golda Meir continue de susciter, plus de quarante ans après sa disparition. La parution d’une autobiographie inédite en français est l’occasion de nous interroger sur les raisons pour lesquelles « Golda » demeure toujours digne d’intérêt aujourd’hui.

Les fragments d’autobiographie de Golda Meir, La maison de mon père, qui viennent d’être traduits de l’hébreu par Pierre Lurçat et publiés aux éditions l’Éléphant Paris-Jérusalem, retracent la jeunesse et les débuts de l’engagement politique de Golda Meir, aux États-Unis puis dans la Palestine mandataire des années 1920. Cet ouvrage est intéressant à plusieurs titres. On y trouve la description d’une génération – celle de la Troisième Alyah2 – qui a vu édifier plusieurs institutions essentielles du Yishouv3, comme la Haganah (ancêtre de Tsahal) ou la Histadrout, puissante centrale syndicale qui tenait lieu « d’État dans l’État » avant 1948 – et celle des valeurs fondatrices du sionisme travailliste, aujourd’hui moribond.

On y voit également l’émergence d’une femme politique de premier plan, dont le rôle dans l’édification de l’État est incontesté, même si son aura a pâli après la guerre du Kippour, qui a mis fin à sa carrière. Mais on y trouve aussi une conception du féminisme qui mérite sans doute d’être prise au sérieux, malgré la distance temporelle et culturelle qui nous en sépare.

« Le fait est que j’ai vécu et travaillé toute ma vie avec des hommes, mais que d’être une femme n’a jamais représenté pour moi un obstacle, en aucune façon. Non, je n’en ai jamais ressenti ni malaise ni infériorité, ni pensé pour autant que l’homme est mieux loti que la femme – ou que c’est un désastre que de donner le jour à des enfants… », écrit-elle.

Comme l’explique Pnina Lahav, auteur d’une biographie de Golda Meir à paraître au titre significatif, La seule femme dans la pièce, Golda Meir se différenciait d’autres femmes de sa génération, membres comme elle du « Conseil des femmes pionnières », par une attitude plus réservée envers la cause féministe. Sa conception du « féminisme constructif » – qui revendique l’égalité des droits et des devoirs sans pour autant renoncer à rien de l’identité féminine – est moins radicale que celle d’autres militantes sionistes socialistes, aux yeux desquelles le combat des femmes avait la préséance sur l’édification d’une patrie juive.

Ainsi, écrivait Golda dans un article publié au début des années 1930,

« Il est difficile de considérer de manière positive le courant féministe dans lequel la ségrégation basée sur le sexe est considérée comme une grande réussite. L’hostilité envers les hommes chez certaines féministes peut prendre des formes odieuses, comme lorsqu’elles interdisent aux hommes de prendre part à leurs délibérations »4.

Ou encore, dans son autobiographie plus tardive : « Je ne suis pas une grande admiratrice de cette forme particulière de féminisme qui se manifeste par les autodafés de soutiens-gorge, la haine de l’homme ou les campagnes contre la maternité ».

Le paradoxe de l’attitude de Golda Meir envers la cause féministe peut être résumé ainsi : elle a d’une part joué un rôle important dans le « Women’s empowerment » au sein du mouvement sioniste, lequel était tout autant imprégné du modèle patriarcal que la société juive traditionnelle dont il prétendait s’émanciper. Mais elle a aussi accepté dans une certaine mesure la place prépondérante des hommes, et notamment celle de David Ben Gourion – son mentor – tout en lui reprochant implicitement son machisme, qui ressort à travers sa fameuse déclaration (« Golda est le seul homme de mon gouvernement »).

Ou, pour dire les choses autrement, son « féminisme constructif » ne lui a pas fait jeter le bébé du sionisme travailliste avec l’eau du bain du pouvoir masculin. Le féminisme revendiqué par Golda Meir est, comme on le voit, bien éloigné des mouvances féministes plus radicales qui ont connu depuis le succès que l’on sait. La lecture de ses souvenirs de jeunesse n’en est que plus instructive pour découvrir le parcours de la troisième femme devenue Premier ministre – et la seule à ce jour en Israël.

Golda Meir La maison de mon père, fragments d’autobiographie traduits de l’hébreu par Pierre Lurçat, Paris-Jérusalem, éd. l’Éléphant, 2022.

Notes

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est présidente de l’association Vérifions! (https://verifions.info/),  co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français  et Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz).

2 – J’ai gardé le terme “alyah” plutôt « qu’émigration », car pour les Juifs qui décident de s’installer en Israël, il ne s’agit pas « d’émigration », mais de « montée » vers leur patrie historique.

3 – Yishouv- ensemble des Juifs qui se trouvaient en Palestine avant la création de l’État d’Israël.

4 – Cité par Pnina Lahav in “A Great Episode in the History of Jewish Womanhood”: « Golda Meir, the Women Workers’ Council, Pioneer Women, and the Struggle for Gender Equality” Israel Studies, Vol 23. No. 1 2018.