Archives par étiquette : droit

L’ONU, l’Arabie saoudite et les droits des femmes

L’ONU porte l’Arabie saoudite à la présidence du Forum 2025 des Nations unies pour les droits des femmes et l’égalité des sexes.

L’ambassadeur de l’Arabie saoudite auprès des Nations Unies, Abdulaziz Alwasil, a été désigné mercredi 27 mars 2024 pour présider la Commission de la condition de la femme de l’ONU (CSW) lors de sa 69e session, consacrée à la promotion de l’égalité des genres dans le monde pour l’année 2025.

Voir, entre autres :

https://radioexpressfm.com/fr/actualites/onu-larabie-saoudite-preside-le-forum-pour-les-droits-des-femmes-et-legalite-des-sexes/

https://www.mosaiquefm.net/fr/actualites-internationales/1255529/onu-l-arabie-saoudite-a-la-tete-du-forum-pour-les-droits-des-femmes

https://edition.cnn.com/2024/03/28/middleeast/saudi-arabia-chair-un-gender-equality-forum-intl/index.html

Certains articles de presse précisent que l’élection a été approuvée « à l’unanimité par les 47 États membres, en l’absence de tout candidat concurrent ». Mais de quels États-membres et de quel organisme onusien s’agit-il ? Après une rapide recherche sur le web, je conclus qu’il doit s’agir des membres du Conseil des droits de l’homme, dont voici la liste en 2024 :

https://www.ohchr.org/fr/hr-bodies/hrc/current-members

On voit que l’Afghanistan n’y figure pas. Dommage, il aurait peut-être trouvé matière à voter contre ou à s’abstenir. On peut se demander aussi pourquoi il n’a pas présenté un·e candidat·e.

Dossier 20e anniversaire de la loi du 15 mars 2004

À l’occasion du vingtième anniversaire de la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des manifestations ostensibles d’appartenance religieuse à l’école publique, on trouvera quelques textes de réflexion en ligne  – sur Mezetulle et ailleurs -, ainsi que le rappel de quelques documents. Le dossier est susceptible de s’enrichir.

Antérieurement

Documents

La loi du 15 mars 2004 a 20 ans : quelques réflexions

La loi du 15 mars 2004 (interdiction des manifestations ostensibles d’appartenance religieuse par les élèves à l’école publique) a vingt ans. Je n’aurai pas la prétention de retracer l’histoire de cette adoption, me contentant de renvoyer au livre Préserver la laïcité que Iannis Roder, Alain Seksig et Milan Sen viennent de publier sur ce sujet1 et à l’article que Gérard Delfau a bien voulu confier à Mezetulle2. Je propose quelques réflexions, d’abord sur certaines critiques dont cette loi est régulièrement l’objet, ensuite sur sa valeur éducative3.

Une « loi sur le voile »  qui « stigmatise » l’appartenance à une religion  ?

L’expression fréquente de « loi sur le voile » résume une critique récurrente : la loi s’en prendrait aux adeptes d’une religion, en visant tout particulièrement les jeunes filles. Et c’est là que le grand mot est lâché : discrimination !

Personne ne contestera que la question du port des signes religieux par les élèves à l’école publique fut soulevée de manière publique et virulente par les tentatives d’introduction et d’extension du port du voile islamique dans les années 80. On se souvient de « l’affaire de Creil » qui éclata en 1989 lorsque trois élèves du collège Gabriel Havez refusèrent d’ôter leur voile. Mais en quoi une loi serait-elle réductible à son point-origine dans l’histoire ? L’emploi actuel de l’expression « loi sur le voile » fait du port du voile une métonymie de la manifestation remarquable de toute appartenance religieuse. Ce port signale et symbolise l’affichage religieux en même temps qu’il l’accapare et le sature ; en se montrant il voile aussi les autres  : il est aveuglant au double sens du terme.

Lisons donc le texte de la loi.

« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »

Parfaitement rédigé, le texte présente les propriétés principales de ce qu’on peut attendre d’une loi : généralité (aucune croyance particulière, aucune religion, n’est mentionnée) et appui sur une matérialité, sur une extériorité (ce ne sont pas les croyants qui sont visés en tant que tels, mais des manifestations ostensibles).

Cette loi est exemplaire en ce qu’elle porte sur des manifestations extérieures ; elle ne s’introduit dans aucune intimité. Lorsque j’enseignais en lycée, pour illustrer le caractère extérieur de la loi juridique, je donnais souvent aux élèves l’exemple des feux tricolores réglant la circulation : peu importent les motifs pour lesquels je « brûle » un feu, la loi s’applique de la même manière, préalablement définie, aux transgressions et s’il peut y avoir des motifs « acceptables » (comme par exemple dégager la voie pour un véhicule prioritaire urgent qui me suit en se signalant), cela doit pouvoir s’établir a posteriori et matériellement. Plus intéressant : peu importent les motifs pour lesquels on respecte les feux, on peut le faire par peur du gendarme, par crainte d’une collision ou même parce qu’on a compris que c’est le summum de la liberté… mais la loi ne demande pas à chacun d’être au-dessus ou au-dessous de lui-même, elle est la même pour l’insensé et pour le sage. Il arrive que la loi tienne compte des intentions, notamment en matière criminelle, mais elle le fait en récoltant des éléments probants, susceptibles d’être matériellement établis.

Non seulement il est infondé de prétendre que la loi de 2004 vise tels croyants plutôt que d’autres, mais on ne peut même pas avancer qu’elle vise particulièrement telles ou telles manifestations d’appartenance (et à cet égard on sait gré au législateur de n’avoir esquissé aucune énumération, même à titre d’exemple). Il est vrai que certaines manifestations sont plus fréquemment remarquées et sanctionnées (ou devraient l’être…) que d’autres, ce qui signifie tout simplement que certaines manifestations sont effectivement plus fréquentes et plus manifestes que d’autres : n’était-ce pas le problème, et cela dès l’origine ? Est-ce une discrimination ? À ce compte, il faudrait soutenir que les sanctions pour excès de vitesse discriminent les amateurs de vitesse puisqu’elles les frappent davantage (fréquence), et qu’elles sont injustes parce qu’elles frappent plus sévèrement les excès selon leur degré (manifestation).

Un manque d’empathie et de compréhension, vraiment ?

Mais probablement ce raisonnement, comme la loi elle-même, et au fond comme toute loi, est-il trop bête, trop simpliste, surtout pour être appliqué à certains…. Il est vrai que les lois, même quand elles contraignent au dialogue comme c’est le cas ici, manquent d’empathie. Si des élèves se sentent discriminés, s’ils se sentent l’objet d’une « exclusion », ne faudrait-il pas tenir compte de leur ressenti ? Vous êtes froissés ? « On vous croit ». Du reste l’expérience a été faite : on a vu récemment comment le ressenti religieux d’une partie des élèves pouvait déterminer « l’erreur » d’un enseignant, sa mise en accusation pour discrimination et finalement sa mise à mort comme « un chien de l’enfer »4. Peu importent les preuves, les faits, les textes : l’appel à des preuves est en lui-même une offense aux croyants. Dès lors, il n’est pas de sommet d’abjection que l’art d’être choqué, armé d’un coutelas, ne puisse atteindre.

Et puis, décidément, cette république laïque, campée sur l’abstraction des droits, ne comprend rien. Pire : elle présente comme universelles des dispositions « christianocentrées ». C’est bien joli d’avoir su affronter, il y a longtemps, la puissante Église catholique, en imposant le mariage civil, en votant, entre autres, les grandes lois scolaires, la loi sur les funérailles, en accordant le plein droit de cité et l’autonomie financière aux femmes, sans parler de la grande loi de séparation. Mais tout cela est passé, l’expérience n’est pas transposable et on aurait même tort de s’en inspirer : cette laïcité républicaine doit s’apprécier en miroir avec le christianisme et particulièrement le catholicisme, mais elle n’est pas adaptée à l’islam, qui fonctionne autrement et qui donc n’est pas susceptible d’un traitement que les autres religions ont parfaitement supporté.

Reconstituons le syllogisme sous-jacent de cet argument compatissant enrichi par la notion culpabilisante et ringardisante de « catholaïcité » :

« La loi de 2004 discrimine les manifestations d’appartenance à l’islam parce qu’elle ne tient pas compte de caractères particuliers de l’islam.

« Or l’islam, en vertu de certains caractères (notamment parce qu’il attache une importance spéciale aux manifestations extérieures) ne peut pas être traité comme d’autres religions plus aisément accessibles à la discrétion.

« Donc … »

Mais ici, j’hésite. En toute rigueur il faudrait conclure :

« Donc il faut discriminer positivement ces manifestations ».

Car oui, la récusation actuelle de la loi de 2004 repose sur un raisonnement discriminatoire et devrait logiquement appeler un régime d’exception : la loi ne doit pas être la même pour tous, ou au moins elle ne doit pas s’appliquer de la même manière pour tous. L’appel à un regard législatif différencié sur l’islam se fait, on l’a vu, en termes de culpabilisation : le législateur recourrait abusivement à une lecture « européocentrée » et « christianocentrée ». Une telle lecture n’est pas adaptée à l’islam, elle est injuste. Il ne convient donc pas de demander à une religion de s’adapter à la législation, c’est à la législation de s’adapter à cette religion.

Et c’est là qu’une subtilité intervient (d’où mon hésitation relative à la conclusion du syllogisme) : on ne conclut pas bêtement à la discrimination positive envers une religion, on va les embrasser toutes dans le giron de la puissance publique à qui on demandera empathie et compréhension. Il ne reste plus qu’à se tourner vers le faux universalisme multiculturaliste (modèle dont tout le monde a pu constater récemment les vertus pacifiques avec les grandes manifestations antisémites de Londres, de Sydney… j’en passe). Ce qui donnera  :

« Donc il faut une laïcité ouverte aux manifestations religieuses au sein de la puissance publique et au sein de l’école ».

On a tout compris : ce n’est pas à une religion que la législation doit s’adapter, mais aux religions. Que d’empathie, que de générosité ! Tout le monde devrait être content, non ? Ah oui, mais il y a les mécréants, c’est un peu gênant, mais ces citoyens, fort nombreux en France, sont plutôt placides : ils n’ont pas pour habitude de se déclarer « offensés » – vous verrez, ça va bien se passer.

Outre ce classique retournement discriminatoire et victimaire, l’argumentation empathique fait comme si les manifestations d’appartenance concernées étaient caractéristiques et vraiment essentielles au sein d’une religion. C’est déjà avoir décidé, par exemple, qu’une musulmane doit porter le voile ou une tenue spéciale marquant son appartenance. L’orthopraxie et la norme religieuse seraient donc décidées par la puissance publique. Les musulmanes qui ne portent pas le voile, celles qui se battent au péril de leur sécurité et de leur intégrité physique pour ne pas le porter, apprécieront.

Il n’appartient pas à la puissance publique de dire quelle est la bonne pratique d’une religion, que ce soit pour la condamner ou pour la privilégier (ce qui relève du même mécanisme). En revanche il lui appartient, et à elle seule5, de constater extérieurement telle ou telle tenue ou comportement en tant que manifestation ostensible susceptible de troubler le déroulement des opérations scolaires dans l’enseignement public. C’est ce que fait la loi.

L’école comme « ailleurs » ; le contraire d’un intégrisme

Revenons à l’école et à la valeur éducative de la loi en faisant quelques remarques sur son objet et son fonctionnement.

1 – Elle a pour objet principal de contribuer à assurer les conditions de l’acte d’enseigner et de l’acte d’apprendre, de préserver la sérénité du travail scolaire. Il n’est pas inutile d’évoquer les effets que sa non-application favorise ou renforce : les communautés se reconstituent à l’école et « se font face » , les groupes d’élèves se forment sur critère d’appartenance. Pour y échapper, beaucoup fuient en inscrivant leurs enfants dans le privé : la recette est bonne pour la constitution de ghettos scolaires, comme s’il n’y en avait pas assez. C’est alors que l’école, vraiment, devient le reflet de la société, et que les inégalités qu’on prétend y combler s’y manifestent et s’y creusent encore plus. À ce sujet me revient en mémoire le le texte de l’Appel de 1989 « Profs ne capitulons pas ! » que j’ai co-écrit et cosigné6. Il était en grande partie consacré à la critique de cette regrettable indifférenciation entre le moment social et le moment scolaire que les politiques éducatives, de gauche comme de droite, ont obstinément installée : « Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, vous lui signifiez qu’il n’y a pas de différence entre l’école et la maison de son père ». La loi de 2004 rétablit la nécessaire césure libératrice entre l’école et la maison, l’école et la rue.

2 – La loi de 2004 est un exemple éminent de ce que j’appelle « la respiration laïque ». L’école devrait offrir une double vie à chaque élève en suspendant momentanément la considération de son origine, en suspendant les assignations sociale, religieuse, ethnique, etc. Cette suspension est une liberté, la liberté de faire un pas de côté, de prendre l’air, d’être autre que ce à quoi l’environnement social, la « proximité », vous réduit. Elle s’effectue en outre de manière délimitée, définie par la loi, dans le temps et dans l’espace car le principe de laïcité ne peut s’appliquer que dans un domaine fini. L’alternance entre le moment scolaire (délimité) et le moment social ordinaire (indéfini) est une respiration permettant à chacun d’échapper aussi bien à une uniformisation d’État qu’à l’uniformisation demandée par telle ou telle appartenance. Cette loi est exactement le contraire d’un intégrisme, lequel demande l’uniformisation intégrale de la vie et des mœurs partout, tout le temps : pour l’intégrisme, il n’y a pas d’ailleurs.

Notes

1 – Iannis Roder, Alain Seksig, Milan Sen, Préserver la laïcité. Les 20 ans de la loi de 2004, Paris, éditions de l’Observatoire/Humensis, 2024. Mezetulle en proposera prochainement une brève recension.

3 – Je complète ainsi l’article publié en septembre 2023, dont je reprends certains éléments : https://www.mezetulle.fr/abayale-fonctionnement-de-la-laicite-scolaire/

4 – Voir la recension du livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Enquête sur l’assassinat de Samuel Paty, https://www.mezetulle.fr/jai-execute-un-chien-de-lenfer-rapport-sur-lassassinat-de-samuel-paty-de-david-di-nota-lu-par-c-kintzler/

6 – Lire le texte de l’appel, publié initialement dans le Nouvel Obs du 2 novembre 1989, sur le site du Comité laïcité République : http://www.laicite-republique.org/foulard-islamique-profs-ne-capitulons-pas-le-nouvel-observateur-2-nov-89.html. Télécharger le texte dans la bibliothèque de Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/wp-content/uploads/2024/03/Appel-ProfsNeCapitulonsPas.pdf

Vingtième anniversaire de la loi dite « sur le voile » (par Gérard Delfau)

Gérard Delfau, ancien sénateur, a participé activement aux discussions parlementaires qui ont abouti au vote de la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux à l’école publique. Il a récemment mis en ligne sur son site Débats laïques un article1 qui les rappelle, les analyse et les médite en relation avec son propre itinéraire politique, pensant à juste titre que « ce débat est plus actuel que jamais ». Il m’a fait l’honneur et l’amitié de m’envoyer la version longue de ce texte que je publie ci-après, avec son aimable autorisation. Je le remercie chaleureusement d’offrir ainsi un pan d’histoire contemporaine et une réflexion d’actualité aux lecteurs de Mezetulle.

Pourquoi ce silence aujourd’hui ?

Le relatif silence2 qui entoure le 20e anniversaire de la loi sur l’interdiction du port de signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées, généralement appelée « loi sur le voile », en référence au foulard islamique, est révélateur du statut incertain de la laïcité dans notre société. En effet, cette échéance du 15 mars 2024 aurait pu être l’occasion de faire le point sur ce principe fondateur de la République, et pas seulement à propos de la neutralité de l’école. Où en est-on exactement, plus d’un siècle après ces grandes lois de la IIIe République qui ont laïcisé la fonction publique, avant d’abolir le Concordat napoléonien et d’établir la séparation des Églises et de l’État, confirmée à la Libération par l’Article 1er de la Constitution ? Cette question ne cesse d’agiter le débat public. Pourquoi, dès lors, ce quasi-mutisme des médias et de beaucoup de dirigeants de grandes associations, alors qu’approche cette date importante ? C’est que la loi de 2004 a, en fait, un statut incertain, et même controversé, au sein de la famille républicaine. D’où tire-t-elle son origine, et donc sa justification? Des lois Ferry-Goblet sur l’école ou bien de la loi de séparation des Églises et de l’État, se demande-t-on, quand on ne met pas carrément en cause sa légitimité ? Une partie de la gauche et de l’extrême gauche critique son application, car elle serait discriminatoire à l’égard des catégories les plus pauvres de la population. Quant à la droite, elle ne lui pardonne pas le fossé que ce vote a créé avec la religion catholique. Mais il y a plus grave : la loi du 15 mars 2004 est instrumentalisée, et donc défigurée, par l’extrême droite, au nom d’une prétendue « laïcité » qui sert de couverture à une tentative de mise à l’écart de nos concitoyens de confession musulmane. Le principe de laïcité, ainsi détourné, devient l’alibi du racisme.

Étonnante situation que ce panel d’avis, où s’entrecroisent approbations et divergences, jugements contradictoires et contresens ! À chaque fois se posent de lourdes interrogations, auxquelles il faut tenter de répondre, mais en rappelant, en préalable, que les Français sont majoritairement favorables à cette loi. Ils le confirment à chaque enquête d’opinion et nul ne peut faire l’impasse sur cette réalité. Si je me risque aujourd’hui dans cette mêlée, c’est que j’ai été confronté à ce problème durant ma vie de parlementaire. J’ai même été l’un des tout premiers à gauche à soutenir son adoption, et, 20 ans après, je ne le regrette pas.

Aux origines de la loi

En effet, j’ai vécu avec intensité la naissance de ce texte, en tant que sénateur, fin 2003-début 2004, comme je le raconte dans l’ouvrage Je crois à la politique, que nous avons publié, Martine Charrier et moi, en 20203.

Rappelons les faits. Dès la fin des années 1980, la France vit sous la pression de l’islamisme, et les gouvernements qui se succèdent cherchent à éviter l’affrontement. Le comportement de Lionel Jospin, qui se défausse sur le Conseil d’État, lors de l’affaire du voile de Creil4, en 1989, illustre cette attitude, mais, à droite, les gouvernements Balladur et Juppé feront le même choix. Évidemment, cette fuite en avant aggrave l’instabilité et, à chaque rentrée, les incidents se multiplient et s’aggravent dans les établissements scolaires. C’est pourquoi, en 2002, Jacques Chirac, qui vient d’être réélu président de la République, décide de réagir et de prendre en main personnellement le dossier. Le 22 mai 2003, il saisit l’occasion du centième anniversaire du CRIF5 pour réaffirmer son attachement à la laïcité, « pilier de notre unité et de notre cohérence ». Le 3 juillet, il met en place une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité, dont il confie la responsabilité à Bernard Stasi, une personnalité centriste très respectée. Composée d’une vingtaine de membres, celle-ci est « représentative de la société française dans sa pluralité politique et spirituelle ». Elle travaille plusieurs mois d’affilée.

Le rapport de la « Commission Stasi » de décembre 2003 et les réactions

Dans son rapport remis le 11 décembre et intitulé Laïcité et République6, la Commission se prononce à la quasi-unanimité7 pour l’adoption d’une loi interdisant à l’école publique le port de « toutes les tenues et signes religieux « ostensibles » : grandes croix, voile ou kippa », tandis que les signes plus discrets, « petite croix, médailles, étoiles de David, main de Fatma ou petits corans » demeurent autorisés. Elle préconise donc une restriction des tenues et des insignes, limitée dans sa portée, mais qui s’adresse à toutes les manifestations extérieures de type religieux, et pas seulement à l’islam. Cette approche globale est nécessaire ; elle est même la seule possible. Mais elle déclenche une réaction très négative de la Conférence des évêques et du Vatican, ainsi que de la Fédération protestante et des représentants du judaïsme; et elle suscite de fortes réticences dans une partie de la droite, de tradition démocrate-chrétienne, comme on le verra lors de la discussion parlementaire. Bien sûr, des organisations regroupant des Français de confession musulmane élèvent de vives protestations. Deux exceptions notables, pourtant, à ce front du refus : le Grand rabbin de France et le Recteur de la Mosquée de Paris. Ils font preuve de lucidité et de courage, mais leur exemple ne sera pas suivi.

Simultanément, l’un des proches de Jacques Chirac, Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale, crée sur le même sujet une Mission d’information, qui procède, elle aussi, à des auditions. Le 4 décembre, elle remet son rapport8 qui préconise l’adoption d’un article de loi unique : « Le port visible de tout signe d’appartenance religieuse ou politique est interdit dans l’enceinte des établissements ». Le Président de la République s’appuie sur ces deux avis concordants, – à une nuance près : « ostensible », dit l’un , « visible », dit autre ; et il s’adresse à la nation, le 17 décembre. Dans son intervention, il replace la question du « voile islamique » dans la longue durée de l’histoire de la laïcité et de l’immigration. Puis, il résume ainsi sa pensée : « le communautarisme ne saurait être le choix de la France » ; et il officialise le dépôt d’un projet de loi par le gouvernement Raffarin. Un geste fort, et qui surprend la gauche très divisée sur cette question, au sortir d’un quinquennat, durant lequel le Premier ministre, Lionel Jospin, n’a pu se résoudre à trancher dans le vif.

Le colloque du 18 décembre au Sénat

En cette fin d’année 2003, l’hostilité à l’initiative du Président de la République domine dans les partis qui composent la gauche. En effet, se combinent l’attitude classique d’une opposition parlementaire, et, conformément à la tradition des socialistes et des communistes, le réflexe de protection d’une minorité socialement défavorisée. Quant à moi, ayant quitté le PS, depuis 1998, et déjà engagé sur le chantier de la laïcité, j’hésite devant un choix politique qui n’a rien d’évident. Il se trouve que j’avais prévu pour le lendemain, 18 décembre, au Sénat, le premier colloque de l’association ÉGALE (Égalité. Laïcité. Europe), que je viens de fonder, sans imaginer qu’il serait précédé de ce coup de gong. J’avais retenu un thème large : « La Laïcité. Ciment de notre République. Valeur universelle »9, mais, dès l’ouverture, la question du « foulard islamique » est omniprésente. Et, d’ailleurs, l’une des tables rondes s’intitule : « Faut-il légiférer ? ». La salle est comble. L’atmosphère est grave, parfois traversée de bouffées de passion.

Des intervenants connus, journalistes, intellectuels et politiques, se succèdent à la tribune : Maurice Agulhon, le grand historien de 1848 ; Christiane Taubira, députée de la Guyane ; Jean-François Kahn, directeur de Marianne ; Laurence Loeffel, universitaire et spécialiste de la IIIe République, etc. Et, sans cesse, revient comme un leitmotiv cette demande : faut-il suivre l’avis du Président de la République ? Faut-il légiférer ? Et, si oui, sur quelles bases ? Les prises de position sont contrastées. Christiane Taubira, députée de la Guyane, et Nicole Borvo, présidente du groupe communiste du Sénat, se démarquent de la proposition du chef de l’État, tout en refusant de rejoindre des opposants, chez qui l’égalité des droits des femmes n’est pas le souci dominant. Hubert Haenel, sénateur UMP et président de la délégation française à l’Union européenne, désapprouve à demi-mot le recours à une loi. Il le fait sans doute avec une motivation particulière – il est l’élu d’un département concordataire, le Haut-Rhin, mais son point de vue compte, à droite. Pierre Tournemire, secrétaire général adjoint de la Ligue de l’Enseignement, laisse entrevoir que son organisation se prononcera négativement sur le texte de loi, préfigurant l’attitude d’associations d’éducation populaire, orientées à gauche. Au contraire, Philippe Guglielmi, qui s’exprime au nom du Grand Orient, approuve l’initiative du Président, et il fustige les appareils religieux qui ont émis un jugement défavorable, avant même que le projet de loi ne soit connu. Jean-Marie Matisson, président du Comité Laïcité République, souligne la nécessité d’enrayer la marche vers le communautarisme. Le centriste Jacques Pelletier, ancien Médiateur de la République et président du groupe RDSE au Sénat, apporte un soutien de poids, mais aussi Joëlle Dusseau, ancienne sénatrice PRG et inspectrice générale l’Éducation nationale. Les avis sont donc partagés, qu’ils émanent de parlementaires, d’universitaires ou de personnalités de la société civile.

J’ai la lourde tâche de conclure. Je le fais, après avoir écouté les uns et les autres, toute la journée, sans mot dire, et m’être forgé progressivement une opinion. Mais, avant d’exposer ma position, il me faut exorciser la crainte de commettre une injustice, une mauvaise action, à l’égard d’une partie défavorisée de la population, si j’approuve l’interdiction. Aussi je commence par établir une comparaison avec le contexte de 1905 :

« Les mécanismes sociaux à l’œuvre dans la crise aujourd’hui sont fort différents de ceux qui conduisirent à la loi de séparation : à cette époque-là, l’Église catholique était en position dominante. Elle défendait durement son hégémonie sur les esprits, dont l’École était le principal vecteur. Mais elle voulait aussi préserver pour son clergé des privilèges, voire des prébendes. Aujourd’hui, le conflit oppose une minorité, souvent la plus pauvre de la population, à la majeure partie des forces économiques et politiques. Cette supériorité écrasante du camp laïque est paradoxalement sa grande faiblesse. Elle donne un statut de victimes aux jeunes filles, pour l’essentiel d’origine maghrébine, qui revendiquent le droit d’arborer le « voile » jusque dans la sphère publique. Elle nourrit la mauvaise conscience, voire un sentiment de culpabilité, surtout à gauche, chez ceux qui refusent cette transgression du principe de laïcité ! »

Après ce rappel, j’en viens à la question de fond :

« Trouver la position juste n’est pas facile ! Mais ne simplifions pas l’histoire : les acteurs du débat sur la loi de séparation – les Ferdinand Buisson, Émile Combes, Aristide Briand, Jean Jaurès, entre autres – n’eurent pas la tâche aisée, quand ils durent frayer une voie nouvelle entre deux partis irréductibles, celui qui soutenait l’Église catholique et celui qui voulait une loi antireligieuse, ou au minimum anticléricale. Ils le firent pourtant. Alors, faut-il légiférer ? Comme beaucoup d’autres, j’ai longtemps hésité à répondre par l’affirmative à la question. Si je m’y résous aujourd’hui, c’est faute d’une alternative. Posons clairement le cadre : il ne s’agit pas de réécrire la loi de séparation. Elle demeure le socle du pacte républicain, avec la devise Liberté, Égalité, Fraternité. […] Mais si les politiques ne prennent pas leurs responsabilités sur ce dossier brûlant, ils laissent désarmés les chefs d’établissements, les médecins, bientôt les maires, aux prises avec les manifestations de l’intégrisme musulman. Ils donnent un signal de faiblesse, ou au moins d’indécision, à toutes les minorités qu’inspire le modèle communautariste si répandu dans les nations occidentales […]. Et, à tous ceux qui espèrent s’en tirer en préconisant une mise en œuvre ferme des circulaires qui, de Jean Zay à François Bayrou, jalonnent notre histoire, il est facile d’objecter qu’une telle attitude laisse au pouvoir judiciaire le droit de décider en matière de Laïcité. Est-ce le choix du Parlement ? »

Je termine par cette mise en garde :

« Beaucoup de ceux qui se sont ralliés tardivement à l’initiative du Président de la République voient dans un vote au Parlement un aboutissement du dossier. Ils croient avoir trouvé un moyen indolore pour clore le débat et tourner la page. Je pars du postulat inverse : la question laïque est revenue sur le devant de la scène pour ne plus la quitter. Non seulement, elle y restera, mais la discussion ira s’élargissant, révélant progressivement toutes les fractures de notre société et appelant au dépassement les plus lucides d’entre nous. Car c’est là sa caractéristique : l’onde de choc qu’elle provoque déstabilise partis, mouvements, associations, Églises, etc. Elle divise jusqu’à l’intérieur de nous-mêmes et nul ne ressort indemne de ce questionnement. Elle pousse chacun à des remises en cause salutaires et oblige à ouvrir des chantiers qui dépassent, de loin, la réglementation concernant le port du « foulard islamique ». »

Je n’aurais rien à retrancher ou à ajouter aujourd’hui à cette prise de position10.

Le débat parlementaire et le vote de la loi

La partie est loin d’être gagnée, surtout à gauche. Pourtant, peu à peu l’idée fait son chemin. Quand le débat s’ouvre, en février 2004, à l’Assemblée, les esprits ont évolué, aussi bien à l’UMP, malgré l’hostilité réaffirmée de l’Église catholique, qu’au PS, où les défenseurs de l’École laïque font entendre leurs voix. Chez les socialistes, Laurent Fabius a été le premier à se prononcer pour une loi d’interdiction, lors du congrès de Dijon, en mai 2003 ; puis, Jack Lang a déposé une proposition de loi en ce sens. En revanche, beaucoup de leurs collègues députés, sensibles à l’argument du risque de stigmatisation d’une partie de nos concitoyens, ne veulent pas mêler leurs suffrages à ceux de la droite, ni cautionner l’initiative du Président. C’est François Hollande qui emporte la décision, comme le reconnaît avec élégance Jacques Chirac, lui-même, dans ses Mémoires11 :

« Le 10 février, la loi est votée à l’Assemblée nationale, plus largement que prévu, par 494 voix pour, 36 contre, et 31 abstentions. Ce consensus n’aurait pu être obtenu sans l’attitude responsable du Parti socialiste et celle, exemplaire, de son Premier secrétaire, François Hollande, qui s’est comporté ce jour-là en véritable homme d’État. »

Et, dans Éloge de la Laïcité12, je commente ainsi ce vote :

« C’est, à un siècle de distance, la réplique du scrutin de 1905 : la droite et la gauche réunies pour soutenir la laïcité républicaine, à l’exception de quelques opposants irréductibles et d’une poignée d’indécis. Comme lors du vote de la loi de séparation, la Laïcité montre bien ce jour-là qu’elle n’est ni de droite ni de gauche ; elle est progressiste ».

Et,  le 2 mars 2004, le projet de loi arrive au Sénat. Je me suis inscrit dans la discussion générale, et nous sommes nombreux à vouloir nous exprimer. Les travées de l’hémicycle sont bien garnies. Dans les tribunes, un public averti a pris place. L’atmosphère est insaisissable, comme en suspens… Luc Ferry, ministre de l’Éducation nationale, défend le texte de loi « encadrant, en application du principe de Laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées ». Il le fait a minima, ayant sans doute reçu mandat d’obtenir dans les meilleurs délais un vote conforme à celui de l’Assemblée, et cela sans heurter de front les parlementaires de droite influencés par l’Église catholique.

Les interventions se succèdent, généralement marquées d’une touche personnelle, dans un climat d’écoute réciproque. Quelques-unes d’entre elles frappent les esprits : celles des orateurs de gauche, comme Pierre Mauroy, Robert Badinter, Monique Cerisier-ben Guiga, ( PS), Marie-Claude Beaudeau (PC), et celles d’orateurs de droite, comme Jacques Valade, rapporteur du projet de loi, Anne-Marie Payet, sénatrice de la Réunion, et Gérard Larcher, futur président du Sénat, qui, tous, apportent leur soutien au projet de loi ; ou bien, à l’inverse, celles de Marie-Christine Blandin, dirigeante des Verts, et de Paul Vergès, sénateur de la Réunion, qui ne l’approuvent pas et en expliquent les raisons. Christian Poncelet, président du Sénat, dirige les débats d’une main ferme.

Le lendemain, 3 mars, s’ouvre la discussion du texte, qui comporte quatre brefs articles. Le premier dit l’essentiel : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. »

À droite, Jean Chérioux, UMP, et Michel Mercier, Union centriste, tentent de restreindre la portée du projet de loi, en se faisant les relais des réserves de la hiérarchie catholique. Mais, sous la pression du gouvernement, ils retirent leurs propositions. Les socialistes ont de leur côté rédigé quelques amendements, brièvement défendus par Serge Lagauche, et auxquels ils renoncent très vite sans autre explication. Les communistes ne prennent guère part aux échanges. Pour ce qui me concerne, j’ai décidé, au contraire, de saisir cette occasion pour expliciter mon opposition à la diffusion de l’islamisme et réaffirmer mon attachement à la laïcité. Dès la discussion générale, j’annonce mon soutien au texte de loi, et ma volonté de l’améliorer. Et je plaide en faveur de l’extension de cette interdiction aux établissements privés sous contrat, rejoignant l’avis personnel de Jean-Louis Debré. Je propose, en outre, la substitution de l’adjectif « visible » à l’adverbe « ostensiblement », dans un souci de clarification, et en reprenant la terminologie de la Mission Debré. Enfin, je demande que ladite loi soit appliquée aux territoires sous concordat, comme l’Alsace et la Moselle. J’ai choisi trois angles d’attaque destinés à étendre le périmètre du dispositif, tout en respectant l’esprit du texte. Ainsi, même si je me doute que le vote sera conforme à celui de l’Assemblée, j’aurai rempli mon mandat.

Je conserve de cette discussion une impression contrastée, en raison de l’attitude inattendue des principaux protagonistes. Luc Ferry, le ministre, adopte une attitude en retrait. La droite, bien que très présente sur les bancs, ne manifeste guère ses sentiments. À vrai dire, elle est très divisée et ne tient pas à le montrer. Quant aux socialistes, d’entrée de jeu, Claude Estier annonce que son groupe ne prendra position sur aucun autre amendement que les siens. Étonnante attitude pour des parlementaires ! Les communistes, eux, ont ostensiblement déserté la séance. Seuls trois ou quatre d’entre eux se relaient pour défendre leur unique amendement, et voter contre le projet de loi, le moment venu. En définitive, je suis seul, ou presque, à soutenir un ensemble d’amendements13, neuf en tout, et je le fais au nom des radicaux de gauche (groupe RDSE). Le Président me donne la parole. Je me lève et j’expose mon amendement, parfois interrompu par la droite, très peu soutenu par la gauche, sauf quand je m’exprime sur l’égalité des droits des femmes. J’éprouve un sentiment de solitude, face à un hémicycle qui retient toute expression collective. Je me trouve confronté à un dilemme : soit maintenir jusqu’au bout mes amendements et leur faire subir une lourde défaite, compte tenu des consignes données aux groupes de gauche ; soit les retirer tout de suite, alors que je les pense conformes à ce que souhaitent les Français. J’adopte une position médiane. Je les retirerai14, mais seulement in fine, après les avoir exposés, puis défendus, ce qui me permet d’argumenter à deux reprises durant la même séance. Ce comportement, à la fois prudent et déterminé, se trouve justifié par le scrutin qui clôt la discussion. Comme à l’Assemblée, l’approbation est massive15. J’ai gardé de ce débat un souvenir mitigé : de la tristesse, en raison de l’attitude tacticienne de la gauche, mais aussi le sentiment du devoir accompli et la satisfaction du résultat final.

Vingt ans après

Ainsi a été votée la loi du 15 mars 2004, voulue par le Président Chirac. Elle marque une étape importante dans l’histoire de la laïcité, en confirmant et en prolongeant les lois Ferry-Goblet sur l’École publique. Mais, vingt ans après, elle est encore l’objet de polémiques. L’opposition à gauche s’est peu à peu atténuée, sans toutefois disparaître, puisque subsistent le refus de la France Insoumise et de quelques élues écologistes, ainsi que de fortes réticences au sein de la Ligue des Droits de l’Homme et de la Ligue de l’Enseignement. Et la controverse sur les mères accompagnatrices de sorties scolaires, relancée par le Sénat, est en train de les réactiver. Le pays, lui, l’a adoptée, même si les derniers sondages montrent une montée relative des avis négatifs chez nos jeunes concitoyens, sous l’influence de l’idéologie du « vivre ensemble » et de la mode du wokisme, importée des États-Unis. Si elle n’a pas mis fin aux conflits dans les établissements, elle a, au moins, contribué à les encadrer. Elle fonctionne comme un signal, par rapport au caractère « sanctuarisé » de l’École, d’autant qu’elle s’applique, rappelons-le, au port de tout signe « ostensible » : le voile, la grande croix, la kippa, etc. Et elle reste une sorte de rempart contre des dérives beaucoup plus graves, que l’on constate trop souvent : le refus de la mixité des cours ou des activités sportives ; le refus des idées du Siècle des Lumières ou de la théorie de l’évolution, dans l’enseignement ; ou même l’utilisation de locaux scolaires comme lieux de culte temporaires, principalement des mosquées.

Nous avions donc de bonnes raisons d’être satisfaits du résultat final de cette séquence parlementaire. Et, pourtant… Certes, nous avions fait un pas en avant, mais seulement sur le plan législatif. Pour moi, le plus dur restait à accomplir : il fallait d’urgence modifier les conditions de vie de ces quartiers paupérisés, où se développait la désocialisation de la jeunesse. Voici ce que je disais le 2 mars 2004, au Sénat :

« Légiférer est nécessaire, mais non suffisant. Si nous n’arrivons pas à répondre à l’interrogation d’une partie de notre population qui se sent en situation de marginalisation, ou qui estime tout simplement qu’elle ne bénéficie pas tout à fait de l’égalité des chances, si nous n’arrivons pas à y répondre en termes de logement, en termes d’emploi, en termes d’accession aux carrières, si, au-delà du rappel des principes, nous ne parvenons pas à fournir les éléments de cette intégration, dont nous parlons tous, alors il y aura à nouveau des rendez-vous douloureux dans l’histoire de la France. »

Et, en novembre 2015, lors de la publication de La Laïcité, défi du XXIe siècle, j’écrivais : « Ces rendez-vous, nous y sommes, et ils sont tragiques »16.

Que dire de plus, aujourd’hui ? Seulement constater qu’aucun gouvernement, y compris de gauche, depuis 2004, n’a su lutter contre ce fléau des inégalités et du racisme avec la détermination et les moyens financiers nécessaires. Pourtant, lors de sa présentation à l’Assemblée nationale, Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, avait souligné la nécessité d’associer le traitement de la question sociale au vote de cette loi. Un engagement implicite, qui ne fut pas tenu. Depuis, la situation n’a cessé de se dégrader. Dans un certain nombre de cités ou de quartiers, les affrontements entre la jeunesse et les forces de l’ordre se multiplient et le communautarisme gagne du terrain. Des femmes y sont soumises à un statut dégradant, au nom d’une lecture rétrograde du Coran17. L’antisémitisme s’y exprime ouvertement. Et il y a eu l’assassinat atroce de Samuel Paty, en octobre 2020, avant celui de Dominique Bernard, en 2023. Il est donc urgent de se ressaisir. Mais les mesures de maintien de l’ordre, à la manière du gouvernement actuel, ne suffiront pas. Le moment vient, où il faut appliquer, enfin, la recommandation faite par Jean Jaurès, lors du débat sur la loi de Séparation : « La République doit être laïque et sociale, mais [elle] restera laïque, parce qu’elle aura su être sociale. » Et, de ce point de vue, si la loi dite « sur le voile » demeure un symbole et un enjeu important dans le combat quotidien pour la laïcité, sa pleine acceptation suppose que soit fait un pas de plus, grâce à une réorientation politique globale, dès la prochaine présidentielle.

Notes

1 – Voir http://www.debatslaiques.fr/20-e-anniversaire-de-la-loi-sur-le-Voile-Pourquoi-ce-silence.html Gérard Delfau est directeur de la collection « Débats laïques », Éditions L’Harmattan, et du site www.debatslaiques.fr . Pour une présentation plus complète, voir http://www.debatslaiques.fr/Curriculum-Vitae-de-Gerard-Delfau.html

2 – Sur Public Sénat l’émission spéciale « Il était une loi » lui est consacrée, le 22 mars 2024. De même, l’hebdomadaire Marianne publie quelques articles ou tribunes. Et cet anniversaire donne lieu à des initiatives de la part du Grand Orient, du Comité Laïcité République, d’EGALE, et d’un certain nombre d’Amicales laïques. Mais, à ma connaissance, aucune manifestation d’envergure, regroupant diverses structures nationales, n’est prévue. Et c’est significatif.
[NdE. Si de nombreux colloques ont eu lieu, aucun n’a présenté l’envergure et le retentissement souhaités par l’auteur. Signalons le colloque organisé par le Ministère de l’Education nationale « La loi du 15 mars 2004, 20 ans après : un héritage durable, de nouveaux défis » https://www.education.gouv.fr/loi-du-15-mars-2004-20-ans-apres-un-heritage-durable-de-nouveaux-defis-413877 le matin du vendredi 15 mars au Lycée Diderot à Paris, honoré par la présence du ministre Nicole Belloubet, et le colloque organisé par le centre de recherches IDETCOM à l’Université de Toulouse-Capitole les 14 et 15 mars « La loi du 15 mars 2004 vingt ans après. Vêtements, religions et espace scolaire public » https://www.ut-capitole.fr/accueil/recherche/equipes-et-structures/colloques-conferences-seminaires/la-loi-du-15-mars-2004-20-ans-apres-vetements-religions-et-espace-scolaire-public-colloque-idetcom ]

3 – Éditions L’Harmattan. Je reprends ici une partie du texte consacré à ce sujet dans notre livre ( p. 592-596), en l’actualisant et en intégrant les observations de Martine Charrier. [NdE voir la recension sur Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/je-crois-a-la-politique-de-gerard-delfau-et-martine-charrier-lu-par-d-v/ ]

4 – Au début du mois d’octobre 1989, à l’initiative du principal, le collège Gabriel-Havez de Creil (Oise), situé en zone d’éducation prioritaire (ZEP), a prononcé l’exclusion, au nom du principe de laïcité, de trois élèves qui avaient refusé d’enlever leur foulard islamique en classe. Immédiatement une polémique s’engage à l’échelle nationale. La droite approuve la décision. La gauche se divise, Danielle Mitterrand et Malek Boutih, au nom de SOS Racisme, mais aussi Jean-Luc Mélenchon et Julien Dray, apportent leur soutien aux élèves, tandis que Jean-Pierre Chevènement et les syndicats d’enseignants et de chefs d’établissement justifient la direction. Outre la prise de position du Grand Orient, fin octobre, un appel d’intellectuels favorables à l’interdiction, en novembre, modifie le rapport de force dans l’opinion. Il est signé Régis Debray, Élisabeth Badinter, Catherine Kintzler, Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut, et il s’intitule : « Profs, ne capitulons pas ! ». Son retentissement amorce le mouvement qui débouchera sur la loi de 2004.

5 – Conseil représentatif des institutions juives de France.

6 – Téléchargeable sur le site Vie publique : https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/034000725.pdf

7 – À l’exception de Jean Baubérot, sociologue, auteur de plusieurs ouvrages, qui prône une conception « accommodante » de la laïcité à la manière anglo-saxonne.

8 – Généralement appelé Rapport Baroin, du nom du député, François Baroin, qui l’a présenté.

9 – Publication intégrale des Actes in Éditions maçonniques, Paris, printemps 2004, avec en annexe, la loi du 15 mars 2004. Introduction de Philippe Guglielmi.

10Op cit., p. 596

11  – In Chaque pas doit être un but. Mémoires 1, NIL, 2009.

12 – Éditions Vendémiaire, Paris, 2012, p. 176.

13 – Michel Charasse, comme souvent, fait un solo. Anne David, au nom du groupe communiste, défend un amendement étendant l’interdiction aux établissements scolaires privés, sous contrat. Serge Lagauche présente quelques amendements socialistes, qu’il retire aussitôt.

14 – Sauf celui sur les établissements privés, identique à celui du PC.

15 – 276 suffrages pour, 20 contre, et 20 abstentions.

16 – Collection Débats laïques, L’Harmattan, p. 150. L’ouvrage paraît une semaine avant la tuerie du Bataclan. [NdE Voir la recension sur Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/la-laicite-defi-du-xxie-siecle-de-gerard-delfau/ ]

17 – Rappelons que, malgré la législation, la pratique de l’excision et des mariages forcés perdure en France pour des femmes, le plus souvent d’origine africaine.

À la mémoire de Robert Badinter : Condorcet contre la peine de mort

Le 9 février 2024, Robert Badinter est mort. Tout le monde sait qu’il fut l’artisan de l’abolition de la peine de mort en 1981. En 1785, Condorcet avait exposé un argument décisif en faveur de l’abolition1. Je ne connais pas d’argument plus puissant, et à la vérité je considère qu’il est le seul à avoir force décisive. Ce petit article s’efforce de l’expliquer et de le commenter – à la mémoire de Robert Badinter.

En 1785, Condorcet expose au roi de Prusse Frédéric II les grandes lignes de son ouvrage Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix2. La thèse de l’Essai est qu’il convient de rechercher, dans toute décision prise par un scrutin, la probabilité la plus grande d’obtenir une décision vraie et juste.

Plus la décision est grave, plus elle a de conséquences restrictives sur les droits, plus la forme du scrutin doit donner des garanties relatives à cette probabilité. Condorcet construit conjointement le concept d’exigence de pluralité en fonction de la gravité de la décision. On n’exigera pas la même pluralité selon la nature de la décision, son ampleur et surtout ses effets.

« On pourrait même alors, et la justice semble l’exiger, distinguer entre les lois qui rétablissent les hommes dans la jouissance de leurs droits naturels, celles qui mettent des entraves à ces droits […].Dans le premier cas, la simple pluralité doit suffire ; une grande pluralité paraît devoir être exigée pour celles qui mettent des bornes à l’exercice des droits naturels de l’homme »3.

Lorsqu’il est question de juger un accusé et de punir un coupable, la raison exige donc que la décision soit prise en vertu de procédures et de formes donnant le maximum de garanties sur la culpabilité de l’accusé. S’agissant de l’application d’une sentence capitale, et même si on exige l’unanimité, la nature de la peine étant irréversible et privant l’homme du plus fondamental de ses droits naturels, l’erreur judiciaire est sans remède et il est impératif de l’éviter.

Il faudrait donc obtenir une certitude absolue, exempte de toute possibilité d’erreur même très faible, quant à la vérité de la décision rendue, non pas dans tel ou tel cas particulier, mais en regard de la forme par laquelle la décision est prise. Or cela est impossible : aucune forme, aucune procédure n’est capable ici de produire une certitude absolue. Donc il faut regarder le principe même de la peine de mort comme injuste, non seulement pour des motifs de sentiment ou de dignité, mais surtout pour des motifs accessibles par voie purement rationnelle. La peine de mort est absolue, elle doit réclamer des décisions dont la garantie de vérité est absolue par leur procédure. Son rejet apparaît comme le résultat du calcul probabiliste, et c’est ainsi que Condorcet l’explique à Frédéric II :

« L’un [il s’agit des résultats de l’Essai] conduit à regarder la peine de mort comme absolument injuste, excepté dans les cas où la vie du coupable peut être dangereuse pour la société. Cette conclusion est la suite d’un principe que je crois rigoureusement vrai : c’est que toute possibilité d’erreur dans un jugement est une véritable injustice, toutes les fois qu’elle n’est pas la suite de la nature même des choses, et qu’elle a pour cause la volonté du législateur »4 .

L’exception « dans les cas où la vie du coupable peut être dangereuse pour la société » apparaît comme une concession peu vraisemblable puisqu’elle consisterait à récuser en amont de la décision, et pour des motifs particuliers, le principe même d’évitement absolu de l’erreur pour pouvoir recourir à la peine capitale : mais alors en vertu de quelle procédure et conformément à quelle exigence ?

La détermination du juste et de l’injuste se voit alors rapportée ici à celle de l’estimation de l’erreur. Ce n’est pas que l’erreur, en elle-même, soit injuste : elle peut en effet se produire quelles que soient les précautions prises pour s’en garantir. Elle est injuste lorsqu’elle résulte d’une décision dont on sait que la forme par elle-même produit la possibilité d’erreur :

« Ainsi, par exemple, il n’est pas injuste de punir un homme, quoiqu’il soit possible que ses juges se soient trompés, en le déclarant coupable ; et il le serait de le punir lorsqu’il n’a contre lui qu’une pluralité qui ne donne pas une assurance suffisante de son crime. Dans le premier cas, on n’est pas injuste en jugeant d’après une probabilité qui expose encore à l’erreur, parce qu’il est de notre nature de ne pouvoir juger que sur de semblables probabilités. Dans le second, on le serait, parce qu’on se serait exposé volontairement à punir un homme sans avoir l’assurance de son crime. Dans le premier cas on a, en punissant, une très grande probabilité de la justice de chaque acte en particulier ; dans le second, on sait que dans cet acte particulier on commet une injustice »5.

Dans une autre lettre à Frédéric II, Condorcet répond à une objection courante : que faire devant le crime atroce ou exceptionnel ? Pour éviter une faible probabilité d’erreur judiciaire, faut-il laisser en vie l’infanticide, le tortionnaire, l’auteur d’atrocités ? :

« Une seule considération m’empêcherait de considérer la peine de mort comme utile, même en supposant qu’on la réservât pour des crimes atroces : c’est que ces crimes sont précisément ceux pour lesquels les juges sont le plus exposés à condamner des innocents. L’horreur que ces actions inspirent, l’espèce de fureur populaire qui s’élève contre ceux qu’on en croit les auteurs, troublent trop souvent la raison des juges,magistrats ou jurés »6.

L’atrocité du crime ne peut être invoquée pour faire exception : car cette exception reposerait sur l’introduction d’un motif passionnel. Il s’agirait alors d’exclure le moment rationnel de la prise de décision. La justice ne se rend pas par identification ou empathie – il ne faut pas oublier que ces dernières peuvent être à double sens7.

Notes

1 – Argument que ne manquent pas de reprendre Elisabeth et Robert Badinter dans leur livre Condorcet, un intellectuel en politique, Paris, Fayard, 1988, chap. IV, 17 « Contre la peine de mort ».
On trouvera un exposé et un commentaire du raisonnement de Condorcet dans Catherine Kintzler Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Minerve, 2022 3e éd.(1re éd. 1984), chap. II, 4 « La justice prouvée par le calcul » ; le présent article s’en inspire.

2 – Paris, de l’Imprimerie royale, 1785.

3Essai sur l’application de l’analyse…, Discours préliminaire, p. XVI.

4 – Au Roi de Prusse, 2 mai 1785.

5 Essai sur l’application de l’analyse…, Discours préliminaire, p. XXI. C’est moi qui souligne.

6 – Au Roi de Prusse, 19 septembre 1785.

7 – Comme le pogrom du 7 octobre 2024 perpétré par le Hamas l’a tragiquement montré. Des assassins tortionnaires hurlant de joie ne se seraient pas vantés publiquement des atrocités qu’ils ont commises s’ils n’avaient pas cherché à susciter (avec un certain succès, faut-il le rappeler ?) des mouvements d’approbation et d’identification à leur barbarie.

Écouter l’émission spéciale « L’Heure philo » (France-Inter) du 9 février, avec Catherine Kintzler, Éric Orsenna et Frédéric Worms, dont une grande partie a été consacrée à l’abolition de la peine de mort : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-heure-philo/l-heure-philo-du-vendredi-09-fevrier-2024-4740694

« Anatomie d’une chute » : radiographie d’une imposture (par Isabelle Floch et Jean-Paul Carminati)

Isabelle Floch et Jean-Paul Carminati1 ont vu le film Anatomie d’une chute. Les invraisemblances qu’ils y relèvent sont si nombreuses et flagrantes qu’ils se posent la question de leur fonction : en quoi sont-elles nécessaires au scénario ? C’est alors qu’apparaît, à la fois exacerbée et cautionnée par le contexte « post-metoo », une série de préjugés fantasmatiques culminant dans celui du traitement forcément arbitraire et injuste de la « femme puissante » par une justice et une législation forcément tordues qu’il faudrait donc, à l’instar du film, « corriger » afin qu’elles s’inclinent devant la Femme, quitte à congédier les règles et les garanties de droit les plus élémentaires.

En matière de scénario, l’annonce du « genre » (drame, policier, comique, réaliste, utopique, dystopique) est utile pour couper court à de fâcheux malentendus : Minority Report est dystopique, La Femme d’à côté dramatique, Monthy Python Sacré Graal comique. Le respect de cette règle est d’ailleurs implicite dans la vie de tous les jours. Si notre interlocuteur nous annonce une histoire drôle qui nous rend triste à pleurer, nous nous sentons à la fois décontenancés puis franchement abusés.

À la lumière de ce rappel, examinons Anatomie d’une chute2 récente Palme d’Or au Festival de Cannes. Le film est présenté comme un « drame policier ».

L’actrice principale Sandra Hüller y est remarquable, ainsi que le jeune acteur Milo Machado-Graner, lequel joue son fils de 11 ans.

Le scénario est le suivant : on découvre le cadavre d’un homme au pied d’un chalet. Sa mort est manifestement due à sa chute du balcon du 2e étage. Il s’agit de déterminer avec les moyens techniques et la procédure pénale s’il s’agit d’un suicide ou si son épouse l’aurait poussé. L’enfant du couple, qui est non-voyant, aurait été témoin auditif des derniers instants de son père et son témoignage est donc capital pour la résolution judiciaire du cas.

Le thème, posé dès le départ, est intéressant : meurtre ou suicide, comment trancher ? L’action se passe aujourd’hui, on ne peut pas s’y tromper, il y a même BFM. On entre dans l’intimité d’un couple, on y expose très longuement le traitement judiciaire du cas, c’est à dire le procès, jusqu’au dénouement final, entièrement lié au verdict de l’institution judiciaire contemporaine.

Cependant, ces qualités objectives masquent l’imposture du scénario.

Une accumulation d’invraisemblances juridiques

La conception d’un tel film nécessite de suivre un conseil technique précis quant au traitement du processus judiciaire. Car il ne s’agit pas d’une parodie, mais d’un film présenté comme un drame policier contemporain se passant en France. La vraisemblance du dénouement de l’intrigue scénaristique est donc dépendante de la vraisemblance de l’exposition judiciaire du cas, les deux se nourrissant mutuellement.

Or, du point de vue du juriste, des familiers des audiences pénales ou des simples curieux du monde judiciaire, Anatomie d’une chute perd très vite toute crédibilité, notamment au vu du traitement aberrant du statut juridique de l’enfant (à la fois témoin et victime), et du déroulement du procès d’assises.

En premier lieu, du point de vue du statut juridique de l’enfant, on note quatre illégalités majeures.

  • D’une part, l’absence de séparation. Un enfant témoin des circonstances du meurtre supposé de son père par sa mère, et dont le témoignage est susceptible d’influencer le verdict de manière radicale, est dans les plus brefs délais séparé de sa mère et placé sous protection de justice avec interdiction de communication avec elle. Dans le film, il demeure avec sa mère car la justice l’a décidé « de façon exceptionnelle ».
  • En second lieu, l’absence de droits. Témoin ou pas, l’enfant qui perd un de ses parents dans de telles conditions et dont l’autre parent est accusé, est représenté en justice en tant que partie civile par les autorités de protection. Dans le film, l’enfant n’a pas le statut de partie civile.
  • En troisième lieu, l’invention d’une fonction hors la loi. Une aide judiciaire est chargée de veiller en continu sur les rapports de l’enfant témoin avec sa mère au domicile de la mère. Cette fonction, qui évoque le style juridique chinois, n’existe pas dans notre droit et il est à souhaiter qu’elle n’existe jamais.
  • Enfin, la nullité juridique du témoignage. Un témoin, enfant ou pas, ne peut jamais cohabiter avec l’accusé pendant la durée de la procédure, ni assister aux audiences de la cour d’assises, être reçu dans le bureau de la présidente et communiquer avec elle. Le moindre de ces actes prive de valeur le témoignage et peut faire annuler le procès tout entier.

Par ailleurs, du point de vue du déroulement du procès d’assises, cinq éléments sont illégaux ou fantaisistes.

  • D’une part, les débats « à l’américaine ». La fonction de président de cour d’assises consiste notamment à diriger les débats, distribuer la parole et assurer la police de l’audience. Jamais l’avocat de la défense et l’avocat général ne peuvent se prêter à des échanges tels qu’on les voit dans le film sans que la présidente ne les rappelle à l’ordre. De même, il n’est pas non plus réaliste qu’ils se déplacent face aux témoins et les questionnent « à l’américaine » et de façon aussi vulgaire et triviale. À l’évidence, le scénariste et la réalisatrice n’ont jamais assisté à un procès en France.
  • En deuxième lieu, la violation du secret médical par un témoin médecin. Le médecin psychiatre-psychanalyste du défunt est appelé à témoigner à la barre. Cette démarche est possible mais chimérique car le médecin n’est pas délié du secret professionnel devant la cour d’assises. L’épanchement du praticien à la barre tel qu’il est mis en scène est utopique et serait, dans la réalité, une cause de nullité du procès pour violation du secret médical.
  • En troisième lieu, l’absence d’expertise psychiatrique. Tout accusé de crime est soumis à une expertise psychiatrique et psychologique par un expert judiciaire indépendant. Une telle expertise est absente dans la procédure décrite. Elle aurait permis de produire un avis « extérieur » sur la personnalité de l’accusée, laquelle semble problématique.
  • En quatrième lieu, le statut de l’accusée. L’avocat général reproche à l’accusée de mentir et sous-entend qu’il est de son devoir de dire la vérité. Aux assises, l’accusé ne jure pas de dire la vérité. Seuls les témoins jurent de dire la vérité.
  • Enfin, l’ignorance de la possibilité de l’appel. Le verdict de la cour d’assises est présenté comme un dénouement libérateur de la narration scénaristique. C’est oublier que l’accusation tout comme la défense peut faire appel depuis… l’an 2000.

D’autres entorses sont présentes, notamment l’escamotage rapide de la phase d’instruction et le rapport très peu professionnel et déontologique de l’avocat avec sa cliente, manifestement contraire à son serment d’indépendance – mais inutile d’allonger la liste des transgressions juridiques : elles sont massives et majeures.

Une accusée héroïsée et sanctifiée

Ces nombreuses transgressions semblent nécessaires au scénario, qui exige de voir son dénouement validé par un processus présenté comme légal.

Si le scénario a besoin de tordre la réalité légale en présentant cette déformation comme normale, c’est parce qu’il est au service de fantasmes plus forts que lui. Avant d’aller plus loin, constatons que les principales transgressions des contraintes légales servent à sanctuariser – si ce n’est à sanctifier – la personnalité de l’accusée par quatre procédés.

Écarter l’expertise psychiatrique judiciaire obligatoire permet d’escamoter un constat objectif : un expert n’aurait pas manqué de noter que cette mère ne parle pas à son fils unique dans sa langue maternelle, qu’elle lui propose naturellement du whisky comme si c’était un « pote » alors qu’il a 11 ans et qu’il vient de perdre son père ; que par ailleurs elle ne pleure pas la mort de son mari, tout en soutenant qu’elle ne l’a pas tué et qu’elle l’aimait. Autant d’éléments pouvant alimenter un diagnostic mettant en doute son équilibre mental et faire pencher la balance du côté de la culpabilité.

Quant à l’enfant, le priver du statut légal de victime du meurtre possible de son père permet d’oublier le défunt en tant que père et de ne percevoir ce dernier qu’en tant que mari indigne de sa « femme-intelligente-et-libérée ». Et le priver du statut légal de témoin du meurtre possible de son père par sa mère, en lui évitant de ce fait la séparation d’avec sa mère pendant la procédure, permet de réinvestir positivement l’accusée en tant que mère de l’enfant.

Faire passer pour légal le témoignage du psychiatre du défunt – dont on apprend au passage qu’il était aussi son psychanalyste – permet d’alimenter les pires clichés et préjugés confortant une lecture patriarcale démodée de la pratique psychanalytique. En effet, ce « psy à la barre », ne se gêne pas pour faire entendre qu’il tient l’épouse « castratrice » pour responsable de la dévastation psychique de son mari. Cette caricature du divan suggère l’émancipation de l’héroïne des derniers rets du patriarcat : ainsi agressée, elle devient victime sympathique.

Et tout cela est bien dommage. Car le cœur du film travaille une question chère à la réalisatrice, celle du rapport de couple dès lors que chacun des partenaires est en prise avec la nécessaire articulation de ses désirs et de la relation à deux : qui cède quoi à l’autre, qui se sacrifie au nom de l’amour, qui demande des comptes, qui se sent floué.

Une scène cruciale montre une dispute dans la cuisine dégénérant en violence façon Johnny Depp et Amber Heard, scène enregistrée et produite durant le procès. Remarquablement écrite et interprétée, c’est une scène au fond inédite, plus encore, tout à fait inouïe. On entend, puis on assiste, à cette scène via un habile flash-back. Elle révèle à la cour d’assises ce qui mine le couple depuis des mois : le mari manque de temps pour réaliser ses propres projets, il est responsable de l’accident du fils devenu malvoyant, et tente de reporter sa violente culpabilité sur sa compagne qui lui fait front et résiste aux attaques.

Montrer la circulation de la faute au sein d’un couple est un ressort dramatique essentiel. Dans plupart des récits, on décrit une femme qui endosse ladite faute et porte ainsi le chapeau de ce que son conjoint lui reproche au nom de son sentiment d’impuissance à lui. Dans ce film, ce sentiment d’impuissance est illustré par l’incapacité du mari à pouvoir écrire face à sa femme, écrivain reconnue.

Au cours de cette violente dispute, la femme, mise en cause par son époux, lui tient tête et répond point par point à tous les reproches qu’il lui adresse, et ce malgré la bouteille de vin ouverte qui désinhibe l’échange jusqu’à ce qu’ils en viennent aux mains. Elle parvient à démontrer que les reproches de son mari sont bien le résultat de ses choix à lui, et de son propre sentiment d’impuissance : bref, il est responsable de ses choix, c’est son marasme à lui, pas le sien à elle. La mort du mari intervient juste après l’affrontement. S’il s’agissait d’un suicide, il pourrait être alors interprété comme l’ultime arme de culpabilisation du défunt envers sa femme.

C’est pourquoi, dans la scène de la déposition du psychiatre-psychanalyste qui suivait son mari, faire dire à ce praticien que l’épouse « castratrice » serait responsable de la dévastation psychique de l’époux est non seulement à côté de la véritable question, mais aussi contradictoire avec la scène de dispute. Cette contradiction peut s’éclairer comme une lecture paternaliste et caricaturale par ce praticien, lecture qui ne peut concevoir l’exercice de la liberté d’une femme au sein d’un couple sans la mettre en faute. C’est dire que le scénario considère que cette liberté ne pourrait pas être entendue par la psychanalyse, ce qui est affligeant. Il était donc besoin de ce diagnostic de pacotille pour surligner et ainsi mettre en évidence la charge contre les femmes libres d’un soi-disant patriarcat psychiatrique. Or, après la scène de la cuisine, la femme n’avait nullement besoin de ce catéchisme meetoo pour avoir à affirmer sa liberté.

C’est ainsi que, en tordant aussi bien la loi pénale que la psychanalyse, le scénario de Anatomie d’une chute fabrique un acquittement obtenu au prix de l’exercice d’une loi imaginaire. Mais que vaut donc la liberté d’une femme obtenue dans ces conditions? Penser qu’il serait besoin d’une révolution institutionnelle (par exemple une refonte des lois, idée mise en acte dans le scénario) pour libérer les femmes qui sont en réalité devenues libres grâce à l’action de leurs aînées, est bien l’impasse du néoféminisme actuel.

Cependant, cette torsion du droit n’est qu’une conséquence des fantasmes qui contraignent le scénario.

Il n’échappe à personne que Anatomie d’une chute se présente dans le contexte post-metoo et dans celui de la réalité sensible et médiatisée de la prise en charge judiciaire des féminicides. Jusque dans son titre, le film nous invite à décortiquer comment la justice non pas peut mais doit juger aujourd’hui une femme accusée d’avoir tué son mari.

Et, tout de suite, le sentiment qui s’insinue est qu’il n’est pas possible que cette femme soit jugée équitablement : trop libre, trop émancipée, trop « puissante », elle ne peut pas être justiciable de la justice ordinaire. Or, le préjugé selon lequel une femme puissante ne peut forcément pas être innocente, s’il est un préjugé social, ne l’est pas en matière de justice. C’est discréditer d’avance la justice que de devoir la tordre pour arracher un acquittement. Ce discrédit, très à la mode actuellement du fait des attaques répétées depuis metoo contre l’appareil judiciaire, est grave. Il se nourrit de l’ignorance d’un grand nombre de personnes, y compris des « intellectuels », en matière de justice. Il laisse à penser que, par principe, personne n’est plus à l’abri d’une injustice, d’un verdict arbitraire, et que la loi serait à redéfinir systématiquement, comme le film le met en acte à l’insu du spectateur.

De multiples aspects fantasmatiques

À cette « femme puissante », il faut donc fabriquer une justice sur mesure. Pourquoi ? Pas par paresse ou manque de moyens, mais parce qu’une femme aujourd’hui est malheureusement toujours bien chargée de fantasmes, et encore plus par ceux qui prétendent contribuer à sa libération. À ce titre, on pourrait qualifier ce film de boule à facettes fantasmatiques constituée des miroirs suivants.

Fantasme que la justice doit s’incliner devant la Femme, quitte à ne pas appliquer ses règles les plus élémentaires. N’est-ce pas dans l’air du temps ? Comment ne pas évoquer l’affaire Jacqueline Sauvage où avait été développée la thèse farfelue de la légitime défense préméditée ? Ou le crédit juridique revendiqué pour faire entériner des accusations unilatérales au nom de la parole des femmes, comme s’il s’agissait de la Parole de Dieu ?

Fantasme que la puissance féminine mise en scène ne serait pas acceptée sans la torsion juridique à laquelle se livre le scénario. Qu’il faudrait se libérer de la pesanteur judiciaire pour mettre à vif la vérité et la complexité des enjeux de désir à l’œuvre entre les hommes et les femmes. Que la rigueur des débats et le respect des procédures seraient utilisés forcément contre les femmes, alors même que tous les jours, les professionnels de justice se battent contre les violences faites à beaucoup d’entre elles.

Fantasme que la « femme puissante » ne l’est qu’à renverser l’ordre établi – et quelle impasse ! Alors qu’il s’agit à présent pour les femmes, comme le montre pourtant si bien la remarquable scène dont nous avons fait état, d’en finir avec la culpabilité poisseuse qu’elles endossent au nom d’une faute ancestrale attribuée plus ou moins consciemment.

Fantasme de la fin du mâle dans le couple, pauvre beau gosse condamné à passer de toute façon par la fenêtre, et peu importe sa paternité : il en est officiellement dépouillé puisque son fils n’est pas une victime représentée dans le procès.

Fantasme de la tyrannie de l’enfant-roi, objet non séparé de sa mère, mise parfaitement en scène : cette tyrannie est instituée en ce qu’elle va réellement fabriquer la Loi – le verdict – par les effets d’un témoignage pourtant illégal.

D’ailleurs, la réalisatrice a admis clairement dans une interview que la subjectivité de l’accusée est au-dessus des lois :

« Le personnage de Sandra a pu être responsable du suicide de son mari sans être coupable de l’avoir tué ou elle a pu le tuer sans être responsable de son mal-être. C’est cela que je trouve passionnant, c’est cette question-là qui est plus importante que de savoir si elle l’a tué ou pas. »3

En d’autres termes, à partir du moment où l’on n’est pas responsable du mal-être de l’autre, on peut le tuer, et pousser quelqu’un au suicide n’est pas pénalement punissable : les voies de l’impunité sont ouvertes, jetons le Code pénal aux orties car il est malaisant ! Cela tombe bien, peu de gens l’ouvrent. Quant au Code de procédure pénale, quel pensum !

Toutes ces facettes fantasmatiques contraignent donc le scénario. Et pourquoi pas ? La création artistique est libre ! Vive le film fantasmatique, et laissons-le déborder jusqu’à 2h30 au lieu des 1h45 usuels – car on le sait, le fantasme non seulement submerge la raison, mais rallonge aussi le chronomètre car il contamine tout.

Le problème demeure : pour la justice d’aujourd’hui convoquée pour valider la crédibilité du scénario, la question est d’établir si oui ou non quelqu’un a tué quelqu’un d’autre. Et pour établir cela, il y a des règles spéciales qu’on ne peut tordre à son gré, sauf à l’annoncer clairement, par exemple ainsi : « Les scénaristes informent les aimables spectateurs que le traitement judiciaire des faits objets du présent film est purement artistique et fantasmatique, et incompatible avec la procédure pénale en vigueur ».

Mais alors, c’eût été assumer la « fable » et abandonner l’imposture de présenter le film comme un « drame policier ». Et surtout, c’eût été renoncer au fantasme de « femme puissante » cautionné par une justice tordue et soumise, pour enfin confronter clairement une femme à une justice adéquate et respectée.

Étrange et inquiétante Palme d’or.

Notes

1 – Isabelle Floch est psychanalyste et écrivain ; Jean-Paul Carminati est écrivain et avocat au Barreau de Paris

2 – Scénario Arthur Harari et Justine Triet, réalisation Justine Triet.

3 – Justine Triet, entretien avec David Speranski, 21 août 2023 sur Movierama https://movierama.fr/rencontre-avec-justine-triet-anatomie-dune-palme-seconde-partie/

Les bons sentiments et les saintes-nitouches armées d’un coutelas

Intervention à la soirée du 16 octobre « Réparer la République »

Le 16 octobre 2023, j’ai participé à Paris à une soirée organisée par le Collectif laïque national à l’invitation du Grand Orient de France1. Intitulée « Réparer la République », elle était un hommage à Samuel Paty et à Dominique Bernard, deux professeurs tombés sous les coups d’un terroriste islamiste. On trouvera ci-dessous le texte de mon intervention, à laquelle j’ai ajouté, pour la version écrite, les intertitres et les notes.

La dictature du « ressenti »

Début octobre 2020, en classe de 4e, Samuel Paty fait cours sur la liberté d’expression. Il utilise un dessin de Coco paru dans Charlie Hebdo en septembre 2012, dessin relatif à un film et qui fait l’objet d’une fiche pédagogique référencée sur le réseau Canopé du MEN2.

Samuel Paty est alors accusé d’avoir traité les élèves musulmans de manière discriminatoire en les excluant d’une classe sur critère religieux, parce que musulmans. C’est faux, ce qui est confirmé par des élèves présents. Mais une élève qui était absente a choisi, elle, de rester dans la classe où elle n’était pas pour entendre le professeur dire « les musulmans vous pouvez sortir ». Et d’ajouter « On a tous été choqués »3.

Dès lors la machine accusatoire est enclenchée, maniée par des virtuoses de l’art d’être choqué. Le père de l’élève et son « accompagnateur »4 s’emparent de cette parole mensongère et la développent : il faut « virer ce professeur ». L’administration de son côté – on le sait notamment par le rapport de l’IGESR5 du 3 décembre – adopte la thèse de la menteuse sur un point non négligeable (S. Paty « a froissé les élèves »), ce qui revient, en l’occurrence et de la part de la parole publique, à restaurer le délit de blasphème. Elle s’étonne de la résistance du professeur à « reconnaître une erreur ». Peu importe que cela soit démenti par le témoignage des élèves présents, ce qui compte est l’offense ressentie.

Le 16 octobre, Samuel Paty est décapité par le fils d’un Tchétchène réfugié dans l’« État français islamophobe ». Abdullah Anzorov a été renseigné par quelques élèves.

Les professeurs n’ont qu’à bien se tenir. Cibles idéales offertes au « ressenti » des élèves et des parents érigés en censeurs par un dispositif mis en place depuis des décennies, il n’est déjà pas très bon qu’ils veuillent instruire sans négocier, sans s’agenouiller devant ce qu’on appelle « le bruit pédagogique ». L’exercice se révèle extrêmement dangereux quand l’objet de cette instruction est, comme le prescrit pourtant le programme d’EMC (Enseignement moral et civique), la liberté d’expression, notamment de la presse. Ce que notait, non sans un humour qui nous navre a posteriori, un mél de S. Paty : « Je travaillerai l’année prochaine sur la liberté de circulation ou, peut-être, sur la censure d’Internet en Chine ».

Les croyances ont-elles des droits ?

Et puis ces petits profs ont besoin de conseils, de leçons prodiguées cette fois par un professeur du Collège de France, François Héran, qui dans plusieurs interventions publiques prit la peine de leur expliquer que la liberté d’expression est abusive quand elle empiète sur « la liberté de croyance », et qu’il convient de la modérer pour n’offenser aucune sensibilité6.

Il faudrait donc se donner pour règle le respect de ce que les uns et les autres croient ? Et ainsi non seulement on frappera d’interdit tout ce qui contrarie ou même blesse une croyance quelconque, mais on finira par considérer comme comme admissible que « la simple projection d’un dessin puisse entraîner une décapitation »7. D’où ces déclarations odieuses « Je condamne, mais… ».

Or, comme le montre Gwénaële Calvès, il n’existe pas, en France, de droit au respect des croyances religieuses opposable, par exemple, à des dessins de presse ou à d’autres formes d’expression8. Seules les personnes ont droit au respect. Tel pourrait être l’objet d’une séquence d’enseignement sur la liberté d’expression, illustrée notamment par un dessin de presse et son contexte.

Il faut rappeler que la liberté d’expression, encadrée par un droit qu’il faut justement appeler commun, vaut pour tous, en tous sens. Sa pratique n’a pas la gentillesse pour norme, mais la loi. Oui, on peut afficher une opinion politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, on a le droit de dire que l’incroyance est une abomination. Mais cela vaut réciproquement : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion et même la détestation qu’on a de tout cela ; c’est en vertu du même droit qu’on peut caricaturer irrévérencieusement telle ou telle religion. Oui c’est difficile à supporter, mais la civilité républicaine, en tolérant qu’on s’en prenne aux doctrines et jamais aux personnes, a ici une leçon de bonnes manières à donner aux saintes-nitouches armées d’un coutelas. « Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ? »9

La voie de l’ignominie toujours ouverte

Ce n’est pas fini. Dans un lycée d’Arras, ce 13 octobre 2023, un terroriste islamiste dont la famille, elle aussi, avait trouvé refuge dans « l’État français islamophobe », a massacré un professeur, Dominique Bernard, et blessé trois autres membres du personnel, dont l’un grièvement. La date, la similitude des faits laissent penser qu’il s’agit d’une réplique délibérée de l’assassinat de Samuel Paty. Du reste, un détestable néologisme circulant chez certains élèves – « je vais lui faire une Samuel Paty » -, a érigé cet assassinat en modèle. Ajoutons que l’ancien chef du Hamas Khaled Meshaal a appelé les musulmans du monde à un « jour de djihad » ce vendredi 13 octobre10. Mais l’État islamique n’avait-il pas, déjà en 2015, appelé à tuer des professeurs en France ?11

Les tombereaux de fleurs et autres minutes de silence qui recouvrent ces massacres ne parviennent plus à dissimuler le poids du contexte institutionnel, ni à masquer l’impuissance publique et les années de déni. Il est vrai que les ouvriers de la onzième heure qui s’empressent de verser des larmes de crocodile donnent des signes de fébrilité : la culpabilité semble changer de sens.

Mais Mickaëlle Paty, la sœur de Samuel, a raison de dire que « nous ne sommes pas dans l’après Samuel Paty, mais dans le pendant »12. Certains encouragements officiels à persévérer dans la voie de l’ignominie n’ont pas pour autant disparu – ce que je vais tenter d’illustrer à présent par un tout petit détail.

Un gros « trou dans la raquette » dans le programme d’enseignement moral et civique

Je remonterai pour cela à l’émission Répliques (France Culture) du 24 avril 2021. Elle a opposé François Héran à Souâd Ayada (alors présidente du Conseil supérieur des programmes) au sujet de l’enseignement de la liberté d’expression. À un moment, F. Héran a avancé que, le « respect des convictions religieuses d’autrui » figurant dans le programme d’enseignement moral et civique (EMC), on pouvait récuser légitimement le fait de recourir en classe à certaines caricatures.

Je suis allée voir. En effet, dans le programme d’Enseignement moral et civique de l’école et du collège, le respect des convictions est présenté au début du texte comme constitutif du respect d’autrui – première finalité de l’EMC :

« Respecter autrui, c’est respecter sa liberté, le considérer comme égal à soi en dignité, développer avec lui des relations de fraternité. C’est aussi respecter ses convictions philosophiques et religieuses, ce que permet la laïcité. »13

Il y a là un gros « trou dans la raquette ».

1° Campée sur cette déclaration réglementaire, toute « conviction » peut exiger le « respect » au seul motif qu’elle existe. Toute démarche critique à l’égard d’une conviction est d’emblée disqualifiée, ce qui est à la fois contraire au droit et à un enseignement émancipateur.

2° Soumis à une telle directive, comment un professeur peut-il éclairer la notion de blasphème et sa non-pertinence en droit républicain ? Comment peut-il éclairer le concept de liberté d’expression ? Comment un Samuel Paty, comment un Dominique Bernard peuvent-ils enseigner ? Ou alors il faut s’en tenir à des notions bisounours erronées et vagues, en berçant les élèves avec ce qu’ils croient savoir (« il faut être gentil avec toutes les convictions »). Et on s’étonne que les élèves s’ennuient et que le niveau baisse ; on s’étonne aussi que les professeurs pratiquent l’évitement et l’autocensure. Mais cette phrase du programme officiel est elle-même une injonction à l’autocensure !

3° Le professeur est confronté à des injonctions contradictoires. Lui faut-il enseigner le respect des convictions (notamment religieuses) ou bien d’autres points du programme et les autres programmes d’enseignement qui lui demandent d’expliquer et de transmettre un savoir, y compris lorsque celui-ci va à l’encontre de convictions présentes chez des élèves ? Les savoirs libres et substantiels doivent-ils s’effacer devant la revendication abstraite et nombriliste de « la liberté de ne pas être froissé »?

4° Cette phrase pleine de bons sentiments est contraire à l’idée même d’instruction en ce qu’elle place la croyance au-dessus du savoir. De plus elle introduit le présupposé de l’indissociabilité de la conviction et de la personne qui s’en prévaut. Ce qui est une absurdité philosophique et juridique. Se défaire d’une conviction ou en changer, ce n’est pas pour autant se dissoudre ou devenir une autre personne.

Cette si gentille phrase ne peut pas être lue de manière anodine. Incompatible avec le droit républicain, elle repose sur une absurdité contraire aux concepts de liberté et d’émancipation, elle est un obstacle à l’acte même d’enseigner et à celui de s’instruire. Elle n’a pas sa place dans un programme d’enseignement établi par une république laïque. L’y maintenir c’est excuser d’avance les saintes-nitouches armées d’un coutelas qui s’érigent en défenseurs d’une foi. Il faut la supprimer.

Oui, c’est un détail. Mais il est significatif de l’esprit de bien des textes officiels. Plus largement il révèle une mentalité, un défaitisme décervelant répandu par le « bisounoursisme » ambiant, il révèle un acquiescement anticipé aux propos culpabilisateurs tenus par des dévots sanguinaires, par leurs soutiens clientélistes et par leurs idiots utiles. Il faut combattre cette mentalité ; il est grand temps de consentir à voir que « contre nous de la tyrannie l’étendard sanglant est levé ».

[Vidéo sur la chaîne Youtube du GODF  https://www.youtube.com/watch?v=gXkmQ-9rZOE à 6’07 minutes du début de la vidéo.]

Notes

1 – Intervenants : Alain Seksig, Eddy Khaldi, Benoît Kermoal, Damien Boussard, Sophia Aram, Yaël Goosz, Hadrien Brachet. En présence de Guillaume Trichard Grand Maître du GODF. Voir l’affiche https://www.mezetulle.fr/wp-content/uploads/2023/10/Affiche-GODF-16-10-2023-Reparer-la-Republique.jpg

3 – Je m’inspire ici du livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, Paris, Cherche-Midi, 2021.

4 – Abdelhakim Sefrioui le leader en France du collectif Cheikh Yassine fondateur du Hamas.

5 – Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, « Enquête sur les événements survenus au collègue du Bois d’Aulne (Conflans Sainte-Honorine) », octobre 2020, publié le 3 décembre 2020.

6 – Voir par exemple sur le site La vie des idées sa « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » du 30 octobre 2020 https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geo-Heran , où sont habilement confondus les opinions (croyances, incroyances, etc.) et les personnes, et qui érige en principes, sans aucun critère, les notions d’offenseur et de « minorité offensée ». Sur le caractère prétendument tardif en droit français du concept de « liberté d’expression » et sur la référence non-pertinente à un passage de la Constitution de 1958, voir la critique détaillée de Gwénaële Calvès, professeur de droit public : https://www.mezetulle.fr/vous-enseignez-la-liberte-dexpression%e2%80%89-necoutez-pas-francois-heran%e2%80%89-par-gwenaele-calves/ . On lira aussi l’analyse de Véronique Taquin « Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran ».

7 – Henri Pena-Ruiz « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 décembre 2020 https://www.marianne.net/agora/henri-pena-ruiz-lettre-ouverte-a-mon-ami-regis-debray

8 – Voir référence à la note 6.

9 – Boileau, Le Lutrin , I .

13 – Souligné par moi. Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 26 juillet 2018, 2e alinéa du premier item https://cache.media.education.gouv.fr/file/30/73/4/ensel170_annexe_985734.pdf . Repris dans le BO du 30 juillet 2020. Les réflexions qui suivent reprennent en partie un article que j’ai publié sur ce site en janvier 2022 « Doit-on enseigner le ‘respect des convictions d’autrui ?' » https://www.mezetulle.fr/doit-on-enseigner-le-respect-des-convictions-philosophiques-et-religieuses-dautrui/

Conseil des sages de la laïcité… : deux textes officiels à comparer

La modification des conditions encadrant l’existence et l’activité du « Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République » (en abrégé CSLVR) est intervenue par un arrêté du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse Pap Ndiaye daté du 12 avril 20231, arrêté modifiant l’arrêté du ministre précédent Jean-Michel Blanquer daté du 19 février 20212. Le présent article a pour objet de mettre les modifications en évidence.

Dans un entretien accordé au magazine Le Point daté du 21 avril, le ministre Pap Ndiaye se défend de vouloir « diluer » le CSLVR et annonce à cette occasion la nomination d’un nouveau membre, Christophe Capuano professeur d’histoire contemporaine à l’université de Grenoble-Alpes3.

Selon l’article du Point, le ministre aurait déclaré sur France Inter : « Ce Conseil n’avait pas d’existence juridique. Je lui en donne une ». Du 8 janvier 2018 – date de son installation par le ministre précédent Jean-Michel Blanquer – au 19 février 2021, le Conseil a fonctionné en l’absence de texte paru au Bulletin officiel de l’Éducation nationale – ce qui ne l’a pas empêché de produire maints travaux et d’assurer maintes interventions : pour en avoir un aperçu, on se reportera à la page du CSLVR sur le site du Ministère4. En revanche, l’arrêté du 19 février 2021 (que modifie l’arrêté du 12 avril 2023) porte explicitement dans son titre la « création » du CSLVR5.

Je propose ci-dessous un dispositif très simple pour comparer les textes des deux arrêtés. Plutôt que de les republier l’un après l’autre (les lecteurs peuvent facilement les consulter en ligne, les liens sont donnés ci-dessous en note) et de me livrer à un commentaire inutile (les lecteurs savent lire) et peut-être déplacé (je suis en effet membre du Conseil), j’ai fait un exercice purement matériel de traitement texte qui, je l’espère, sera éclairant.

J’ai copié et collé le texte de l’arrêté du 19 février 2021. J’y ai inséré les modifications prises par l’arrêté du 12 avril 2023. Les passages de l’arrêté de 2021 supprimés restent lisibles (ils sont barrés), les passages nouveaux (12 avril 2023) sont en rouge.

Article 1 – Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, placé auprès du ministre chargé de l’éducation nationale, exerce une mission de conseil, d’expertise et d’étude relative à la mise en œuvre du principe de laïcité et à la promotion des valeurs de la République dans les politiques publiques de l’éducation, de la jeunesse et des sports de l’éducation et de la jeunesse.

Il assiste le ministre dans le choix des méthodes et outils utilisés pour garantir le respect du principe de laïcité et des valeurs de la République dans les domaines de l’éducation, de la jeunesse et des sports de l’éducation et de la jeunesse.

Par ses avis et ses propositions, il participe à la détermination des positions du ministère en matière de laïcité.

Il peut être saisi par le ministre de toute question relative au principe de laïcité et aux valeurs de la République.

Il participe à la formation des membres de la communauté éducative aux enjeux de la laïcité et des valeurs de la République dans l’espace scolaire et peut contribuer à celle des personnels exerçant une mission éducative auprès de mineurs.

Les avis du Conseil peuvent être rendus publics sur décision du ministre chargé de l’éducation nationale.

Il agit sur saisine du ministre. Il rend ses avis et études au ministre. Il étudie les conditions de respect et de promotion des principes et valeurs de la République à l’école et dans les accueils collectifs de mineurs, notamment la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, la promotion de l’égalité des sexes et la lutte contre les discriminations.

Il participe, à la demande des recteurs, de la direction générale de l’enseignement scolaire et de l’institut des hautes études de l’éducation et de la formation, à la formation des équipes académiques valeurs de la République et des membres de la communauté éducative aux principes et valeurs de la République dans l’espace scolaire et peut contribuer à celle des personnels exerçant une mission éducative auprès de mineurs au sein des structures relevant du ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse. Ces formations doivent notamment avoir pour objectif d’étayer l’expertise des formateurs et personnels d’encadrement. Les membres du Conseil ne peuvent intervenir dans les établissements que sur sollicitation des recteurs.

Les avis du Conseil ne peuvent être rendus publics que sur décision du ministre. Sauf lorsqu’un avis a été ainsi rendu public, les membres du Conseil et les agents placés sous l’autorité du président veillent, dans leur expression sur les sujets relatifs à l’activité du Conseil définis au présent article, à ne pas s’exprimer au nom du Conseil ou au nom du ministère chargé de l’éducation nationale et de la jeunesse.

Article 2 – Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République est composé de vingt membres au plus dont un président. Ils sont désignés par le ministre chargé de l’éducation nationale pour une durée de cinq quatre ans6. Leur mandat est renouvelable une fois.

Un règlement intérieur fixe les règles de son fonctionnement ainsi que les obligations auxquelles ses membres sont assujettis.

Sous l’autorité du président, un secrétaire général et un secrétaire général adjoint assurent l’organisation, le fonctionnement et la coordination des travaux du Conseil. Sous l’autorité du président, un secrétaire général assure l’organisation, le fonctionnement et la coordination des travaux du Conseil. Il peut être assisté d’un secrétaire général adjoint.

Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République se réunit au moins une fois par an à la demande et en présence du ministre pour présenter le bilan de son activité. Le ministre définit ses orientations de travail.

Un comité de liaison réunit régulièrement les représentants de l’administration et les membres du Conseil. Le secrétaire général du ministère et le directeur général de l’enseignement scolaire ainsi que tout directeur ou chef de service intéressé selon la nature des thèmes portés à l’ordre du jour y participent. Le secrétariat général du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse assure le secrétariat du comité de liaison.

Article 3 – Les frais occasionnés par les déplacements et les séjours des membres du Conseil et des personnes qu’il appelle en consultation sont remboursés dans les conditions prévues par la réglementation applicable aux fonctionnaires de l’État.

Article 4 – Le secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports est chargé de l’exécution du présent arrêté, qui sera publié au Bulletin officiel de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports.

Notes

4 –  https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537 . On y trouvera, entre autres, la Lettre de mission (17 janvier 2018) adressée par le ministre Jean-Michel Blanquer à Dominique Schnapper, un bilan succinct de l’activité de 2018 à 2022, de nombreux avis et notes, ainsi que les brèves bio-bibliographies des membres du Conseil.

5 – Voir les notes précédentes 1 et 2.

6 – L’arrêté de 2023 précise que cette disposition s’applique aux membres du Conseil actuellement en exercice.

Débat Laïcité et Constitution

Participation à la table ronde « Laïcité et constitution » organisée par la Mairie du XVIIe arrondissement de Paris et la Fédération de Paris du Parti radical.

Voir liste des participants sur l’affiche (lien ci-dessous).

V2 A3_conférence_laicité_avril2023_VF

Inscription obligatoire bit.Ly/DebatLaicite (ou QR code sur  l’affiche)

Caroline Éliacheff et Céline Masson sont-elles « transphobes » ? (par Élisabeth Perrin)

Élisabeth Perrin1 a lu le livre de Caroline Éliacheff et Céline Masson La Fabrique de l’enfant transgenre2. Elle s’interroge au fil de sa lecture, et avec de solides arguments, sur la légitimité et sur les conséquences d’un accès précoce à un « changement de sexe » au motif d’un prétendu désir de l’enfant encouragé par un diagnostic tout aussi précoce de « dysphorie de genre ».

Le 29 avril 2022 à l’Université de Genève en compagnie de Céline Masson, et le 17 novembre dernier à Lille, Caroline Éliacheff a vu ses conférences empêchées par des activistes. Le 20 novembre à Paris, c’est la mairie de Paris qui a fait annuler la conférence sous la pression d’activistes ; fin novembre encore, à Lyon, le Café-débat a pu se tenir, mais en cachette ; le 15 décembre, à Bruxelles, c’est à coups d’excréments jetés sur les participants que la communication a été empêchée. Bref, Caroline Éliacheff et Céline Masson ne peuvent plus s’exprimer en public depuis la publication aux éditions de l’Observatoire de leur livre La Fabrique de l’enfant-transgenre, Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? La liberté d’expression et le débat d’idées me paraissant fondamentaux dans une société démocratique, je suis a priori hostile à des actions de censure, mais je voulais savoir ce que disait ce livre, et si, à défaut de justifier ces actions, on pouvait les expliquer, si le qualificatif de « transphobe » pouvait être attribué aux autrices du livre. Je l’ai donc lu et vous livre ici une recension suffisamment détaillée pour que le lecteur puisse se faire une opinion fondée.

En une quinzaine d’années, disent les autrices de ce livre en avant-propos, le diagnostic de « dysphorie de genre » chez les enfants et adolescents a été multiplié par quatre. Que des personnes se sentent « nées dans le mauvais corps » et que ce soit pour elles une source de profond mal-être est une réalité indéniable, mais leur nombre a-t-il été multiplié par quatre en une quinzaine d’années, se demandent les deux autrices ?

Pour elles, il n’est pas question, dans une société démocratique, de discriminer les minorités, celle des transsexuels comme n’importe quelle autre : « ces personnes [ont] droit à l’indifférence », c’est-à-dire « à vivre de façon banalisée […], c’est un impératif moral » disent-elles3. Mais est-il possible de poser un diagnostic de dysphorie de genre suffisamment certain pour proposer à un enfant ou à un adolescent un traitement médical irréversible et à vie ? Il s’agit d’un problème éthique affirment-elles.

Se pose donc une question éthique : « à quel âge […] rendre possible […] la  demande faite à la médecine de changer de sexe ? »4

Un exemple très parlant puisé dans les médias permet à Caroline Éliacheff et Céline Masson d’illustrer leur propos.

Mise en scène médiatique du problème

Arte a diffusé en décembre 2020 Petite fille, documentaire de Sébastien Lifshitz, devenu un véritable « étendard de la cause trans », selon l’expression des autrices qui en font l’analyse critique : Sasha, garçon de 8 ans, a exprimé, selon sa mère, très précocement le désir de devenir fille « comme elle ». Le rêve de Sasha est exaucé sans délai : dès le premier entretien chez une pédopsychiatre d’un centre spécialisé dans la transidentité des mineurs (Sasha n’a jamais vu de psychologue avant), le diagnostic de dysphorie de genre est posé « comme une évidence ». La mère de Sasha dit qu’elle a toujours souhaité avoir une fille, mais la psychiatre rétorque que « ça n’a rien à voir », ce qui met fin à tout questionnement : les spectateurs du documentaire ne sauront jamais si l’enfant est assujetti ou non au désir de sa mère5. Sasha n’a jamais été vu seul et c’est toujours, à quelques brèves exceptions près, sa mère qui répond aux questions. L’école est sommée de considérer Sasha comme une fille et n’obtempère qu’à la demande de la psychiatre, ce que les autrices considèrent comme normal, alors que dans le film tous les protagonistes s’en indignent. Dès le second rendez-vous avec la pédopsychiatre, le protocole de changement de sexe est programmé avec un endocrinologue. Le traitement médical est exposé à cet enfant de 8 ans : bloqueurs de puberté, prise d’hormones femelles à vie, ablation des testicules (mais maturation in vitro de ceux-ci pour préserver sa possibilité de procréer). D’autres que la pédopsychiatre du documentaire ne s’encombrent pas de ces informations, telle la psychologue américaine Diane Ehrensaft qui a créé la notion de TMI (Too much information) pour expliquer que les adultes impliqués dans les soins de l’enfant trans ne devraient pas le surcharger avec « TMI », trop d’informations sur la décision capitale de subir des interventions (qu’elle préconise).

Les autrices mettent en doute la capacité, à cet âge, de saisir les conséquences de ce traitement médical jusqu’à la fin de ses jours, et de cette « ablation de son appareil génital dont l’usage sexuel lui est encore inconnu »6. L’enfant « consent » à tout cela. Peut-on à la fois dénier la possibilité pour un mineur, de « consentir » à des relations sexuelles avec un adulte ayant autorité et qualifier de « consentement » l’acceptation par un enfant d’un traitement médical que lui proposent des adultes en qui il a confiance ?

Peut-on, dès lors, qualifier de libéralisme antidiscriminatoire et égalitaire le traitement médical d’enfants à partir d’un diagnostic de dysphorie de genre ?

Les autrices observent que la France est plutôt « en retard en termes de tolérance […] vis-à-vis des risques de dérives dont pâtissent les enfants »7 : tandis que les médias français célébraient  quasi unanimement Petite Fille, des pays comme le Canada, la Belgique, le Royaume Uni, les pays nordiques, revenaient à des positions plus nuancées. Caroline Éliacheff et Céline Masson renvoient le lecteur au site canadien detranscanada.com et au site belge post-trans.com8.

Sur ce dernier site on peut lire le témoignage d’Elie, une détransitionneuse9, qui note à juste titre : « Ces documentaires [Petite fille ou autres] normalisent l’idée des personnes “nées dans le mauvais corps”. La solution proposée ou vendue est de s’accommoder à cette société et ses injonctions, à rendre les corps conformes. De leur côté, les féministes révolutionnaires cherchent non pas à changer les corps, mais la société patriarcale qui les opprime ». Il n’est pas insignifiant à ce propos d’observer que l’augmentation du phénomène trans concerne actuellement surtout les filles voulant devenir garçons.

Peut-on alors faire entrer la transidentité dans la théorie du genre, sans contradiction ? «Le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs, culturels par quoi […] un sexe naturel est produit […] dans un domaine prédiscursif qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle la culture intervient après coup. » dit Judith Butler10. Dans cette perspective, on ne voit pas très bien la nécessité de changer de sexe naturel pour changer de genre culturel. Et on se demande ce que les transgenres ont de commun avec les LGBIA+11 qui s’affranchissent tous des codes sociaux de la sexualité sans avoir à changer de sexe. Éric Marty, dans Le sexe des Modernes12 a cette formule : « le transsexuel serait ainsi le dernier à croire à une identité sexuée du genre, à croire au vrai sexe »13 .

Le cas de l’homosexualité

Si nombre d’adolescents se posent la question de leur orientation sexuelle, c’est bien différent du questionnement sur leur identité de genre, et surtout cela ne nécessite aucun traitement médical. Il n’est pas difficile de voir les dégâts causés par un diagnostic de dysphorie de genre prématuré qui « clôt à tort l’expression de ce questionnement tout à fait légitime » (p.65)14. « Encourager des jeunes femmes qui ont du mal à accepter leur orientation sexuelle à transitionner relève de la thérapie de conversion »15 disent les féministes Marguerite Stern et Dora Moutot. Des soignants de la grande clinique anglaise Tavistock, qui va devoir fermer, ont alerté leur hiérarchie sur l’homophobie de la part de familles de jeunes patients – un soignant affirmant même que certains parents préfèrent que leur enfant soit transgenre et hétérosexuel plutôt qu’homosexuel… Éric Marty rapporte qu’au Brésil « bon nombre d’adolescents, le plus souvent pauvres et noirs, ont été contraints de se faire opérer à cause de l’homophobie ambiante »16. On comprend pourquoi, en Iran, où le pouvoir affirme qu’il n’y a pas d’homosexuels dans le pays et où l’homosexualité est passible de la peine de mort, la transition de genre est reconnue et les transsexuels peuvent subir une opération de changement de sexe depuis une fatwa de 1987 de l’Ayatollah Khomeini. C’est même le pays au monde qui pratique le plus de chirurgies de réassignation sexuelle après la Thaïlande. Le magazine de référence des homosexuels, Têtu, ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui dénonce le fait qu’en Iran des hommes gays soient forcés, pour échapper à la peine de mort, à des opérations, au grand bénéfice de chirurgiens souvent … esthétiques17.

L’homosexualité vécue et assumée est aussi vieille que l’humanité, la dysphorie de genre aussi, mais le traitement médical de celle-ci, quand elle est réelle ou supposée, est le fait de sociétés technicistes, marchandes, et parfois homophobes et répressives.

Une autre manière de se sentir mal dans son corps : l’anorexie

L’anorexique se voit obèse. Pourtant, on ne lui propose pas une liposuccion. « Alors, pourquoi amputer les patients souffrant de dysphorie de genre de leurs organes génitaux ? » demande Paul R. McHugh dans un article du 12 juin 2014 du Wall Street Journal : Transgender surgery isn’t the solution. La pédopsychiatre Anne Perret, lors d’une conférence à la maison de Solenn, dirigée par Marie-Rose Moro, dit au sujet de la dysphorie de genre chez les jeunes filles : « Elles expriment une faillite profonde dans la construction précoce de l’image de leur corps […]. Il s’agit du même refus de la féminité, de la même haine du corps sexué, du même rejet ambivalent de la figure maternelle [que dans l’anorexie mentale]. »

Toute comparaison avec l’anorexie ne peut que paraître choquante à ceux qui affirment que la dysphorie de genre n’est pas une maladie, et pourtant, ils sont très attachés au remboursement des… « soins ? » par la Sécurité sociale. Autre paradoxe : ils transforment un sujet sain en un sujet soumis toute sa vie à des traitements médicaux (pas malade ?).

Comment répondre au mal-être des enfants et des adolescents ?

Les autrices sont psychanalystes et Caroline Éliacheff est en outre pédopsychiatre. C’est donc en tant que professionnelles qu’elles s’indignent de la méthodologie exposée dans le documentaire Petite Fille : « L’enfant n’est pas un adulte en miniature, mais un être en développement […] son fonctionnement psychique est labile, sa suggestibilité aux discours des adultes est importante, son expérience de la vie est limitée […] le désir exprimé ou inconscient de ses parents concernant son sexe ne lui est pas indifférent (contrairement à ce que dit la pédopsychiatre à la mère de Sasha). […] L’imagination de l’enfant est toujours en avance sur ses capacités réelles. […] Dit-on à un garçon qui veut épouser sa maman (ou une fille son papa) que son désir peut se réaliser ? »18. L’adolescence est par définition une période de transition et l’adolescent est « par excellence une figure trans naviguant entre plusieurs identités avant de trouver un peu plus de stabilité » (p. 61-62).

Quelle que soit la problématique psychique, « Il n’existe pas de réponse unilatérale et immédiate. Il est donc capital de préserver la possibilité d’un temps long » disent les autrices. Et de citer Winnicott dans Jeu et réalité : « La vie est elle-même une thérapie qui a un sens »19.

De l’influence des réseaux sociaux

Les titres de vidéoblogues prodiguant des conseils pour faire sa transition de genre abondent sur les réseaux sociaux les plus utilisés par les 16-18 ans (Youtube, Tik Tok, Snapchat, Twitter, Instagram) et les pédopsychiatres qui reçoivent des adolescents en mal de transition venant les consulter sont étonnés du caractère stéréotypé de leur discours : on y retrouve toutes les formules lues sur les réseaux sociaux : « je ne suis pas dans le bon corps », etc. Des jeunes qui ont des difficultés de relations sociales trouvent dans ces réseaux une « famille », une « communauté de soutien, chaleureuse et virtuelle » comme dit Claude Habib dans La Question trans.

Cela amène les autrices à faire l’hypothèse d’une emprise de type sectaire dont les critères sont les suivants : sentiment d’appartenance à un groupe qui marginalise le sujet, incitation au rejet de la famille, recrutement en ligne, usage d’un jargon spécialisé, foi dans le bien-être qu’apportera le traitement médical, déni de la science et de la biologie, affirmation de son autodétermination, victimisation (qui n’est pas pro-transgenre est forcément transphobe), pressions sur la famille pour obtenir son assentiment, blessures causées par la chirurgie vécues comme des stigmates qui signent l’allégeance au groupe, lobbying, et enfin énormes profits pour l’industrie pharmaceutique… donnée non négligeable !

Pourquoi « scandale sanitaire » ?

L’enfant, naturellement, ne mesure pas les effets secondaires des hormones antagonistes (surtout si on les lui cache…). Ces effets sont nombreux et on retiendra, outre les prises de poids et l’acné, d’intenses douleurs pelviennes dues au grossissement du clitoris, la quasi-impossibilité de procréer et le risque de faire un AVC 9,9 fois supérieur chez les femmes transgenres que dans le groupe témoin20.

Quant à la chirurgie, il est abusif de parler de « changement de sexe » : seule l’apparence des organes sexuels est modifiée – imparfaitement21. À preuve : le sujet est obligé de prendre des hormones à vie. Cette chirurgie est en fait mutilante puisqu’elle ampute « des organes dévolus à la reproduction et au plaisir » (p. 74).

Ce sont les revendications des « personnes intersexuées » (qu’on appelait autrefois « hermaphrodites »), les « I » de LGBTQIA+, souvent considérées comme les plus proches des « trans », qui nous donnent le mieux la mesure de ce que l’opération sexuelle infligée à un enfant est une mutilation : ces personnes nées avec une identité sexuelle ambiguë sont très fréquemment opérées dans leur petite enfance car leurs parents ne supportent pas d’avoir un enfant au sexe indéterminé. L’opération vise à donner à leur appareil génital l’apparence du sexe dont il se rapproche le plus ou du sexe désiré par leurs parents. Ces personnes se révoltent de plus en plus contre ces interventions chirurgicales subies dans leur enfance et qu’elles qualifient d’invalidantes. Elles réclament de l’État français, sans l’obtenir, la reconnaissance d’un sexe neutre, et que celui-ci ne soit plus considéré comme pathologique.

Ce qui est invalidant pour les personnes intersexuées ne le serait pas pour les personnes trans ? Ce qui stigmatise les sujets comme malades (l’intervention chirurgicale) chez les uns serait égalitaire et antidiscriminatoire chez les autres ? On voit le fossé qui sépare ces deux catégories réunies artificiellement dans le vocable LGBTQIA+.

Le risque de suicide : c’est l’argument massue pour justifier les changements de sexe médicaux. « Monsieur, préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? ». L’opération est censée arracher l’enfant à ses tendances suicidaires. Qu’en est-il ?

Depuis les années 50, les suicides n’ont cessé d’augmenter régulièrement chez les 5-24 ans. Toutes les études montrent également que les idées suicidaires sont beaucoup plus fréquentes chez les jeunes trans, mais aussi chez les jeunes homosexuels. Les causes souvent invoquées sont le rejet dont ces jeunes sont l’objet (harcèlement scolaire ou autre). Mais aucune étude ne montre que les opérations ou les prises d’hormones apportent une solution. La seule donnée étudiée est l’utilisation dans quatre contextes du nom choisi : elle diminuerait la dépression et les idées suicidaires22. Mais le nombre de jeunes qui se suicident n’a pas cessé d’augmenter depuis que les traitements médicaux et chirurgicaux sont pratiqués sur les enfants et les adolescents. Leur impact ne semble donc pas très probant… (voir l’étude réalisée aux États-Unis en 201723.)

Que font les pouvoirs publics ?

Caroline Eliacheff et Céline Masson dénoncent les dérives des pouvoirs publics qui, sans doute, ne veulent pas avoir l’air d’être « en retard ». Par exemple, le Planning familial qui ose écrire : « Les règles arrivent au moment de la puberté […] chez les personnes qui ont un utérus ». Disparition du mot « femme » puisque certaines femmes, les trans, peuvent n’avoir ni utérus, ni règles, évidemment. Quand on pense que la féminisation des noms de métiers ou l’écriture inclusive se donnent pour objectif de lutter contre l’invisibilisation des femmes, voici que c’est le Planning familial qui met en acte cette invisibilité. Où l’on voit que féminisme et transidentité ne font pas bon ménage24.

Mais surtout, l’inquiétude des autrices vient de la proposition de loi n°4021 « interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, vraie ou supposée, d’une personne »25 : amalgame entre orientation sexuelle et identité de genre. Les « thérapies de conversion », souvent d’obédience religieuse, pratiquées avec les homosexuels sont clairement homophobes et leur interdiction « louable », selon les autrices (p.56), mais on voit bien qu’en regroupant orientation sexuelle et identité de genre, on cherche à faire passer les « thérapies qui, par prudence, permettraient de retarder la médicalisation des mineurs » (p.56) pour des « thérapies de conversion ». Au texte, voté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le Sénat a fort heureusement fait ajouter l’alinéa suivant : « L’infraction prévue au premier alinéa n’est pas constituée lorsque les propos répétés invitent seulement à la prudence et à la réflexion, eu égard notamment à son jeune âge, la personne qui s’interroge sur son identité de genre et qui envisage un parcours médical tendant au changement de sexe ». Le texte, qui prévoit des peines de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque ces pratiques sont commises au préjudice d’un mineur, risque néanmoins de décourager les propos qui « invitent seulement à la prudence et à la réflexion… », interprétés comme thérapies de conversion, et c’est bien là l’objectif visé. On a le sentiment d’être dans le roman d’Orwell, 1984, où le sens des mots est inversé.

Alors, oui, si les pouvoirs publics encouragent ces décisions expéditives de traitements médicaux et chirurgicaux qui mutilent et rendent malades (puisqu’ils doivent prendre des médicaments à vie) des enfants ou adolescents sains, mais en grande souffrance, et qui les privent du temps de réflexion dont ils ont besoin pour comprendre leur véritable identité, on peut parler de scandale sanitaire : l’adolescence est une période de « rejet de son corps en pleine métamorphose », d’«aspiration à devenir autre ». La « vision d’un développement interchangeable de l’être humain enferme le sujet sans jeu possible avec ses identités », ce qui n’exclut pas que la « transidentité soit une solution à [son] malaise » (p. 88).

Et Caroline Éliacheff et Céline Masson de conclure :

« Rester humain, c’est […] accepter de renoncer à sa toute-puissance en intériorisant des limites. […]. Les adultes qui promeuvent26 la transidentité n’auraient-ils jamais dépassé le stade de la toute-puissance infantile ? Ou faudra-t-il enseigner aux enfants à se méfier d’exprimer leurs désirs car ceux-ci risqueraient d’être exaucés ? » (p.97).

La phrase de Freud tirée de L’Avenir d’une illusion mise en exergue du livre prend tout son sens en conclusion :

« On acquiert ainsi l’impression que la civilisation est quelque chose d’imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment s’approprier les moyens de puissance et de coercition. »

Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.

Notes

1 – [NdE] Élisabeth Perrin, aujourd’hui retraitée, a d’abord enseigné la philosophie, puis a exercé le métier de conseillère d’orientation-psychologue pendant trente ans, dont deux ans comme chargée de mission pour l’orientation des jeunes filles. Elle a publié deux ouvrages sur l’orientation aux éditions Casteilla et a collaboré à la revue Questions d’orientation.

2 – Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.
[NdE] On peut rappeler que Jean-François Braunstein, dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018) a consacré une analyse détaillée à ce sujet.

3 – P. 10.

4 – P. 11.

5 – Quand j’ai regardé le film, cette mère m’a irrésistiblement fait penser aux mères qui venaient, dans mon exercice professionnel, me demander avec insistance que je teste leur enfant pour poser un diagnostic de « surdoué » (aujourd’hui HPI), qui leur apporterait une explication satisfaisante à l’échec scolaire de leur enfant. Le résultat du test était rarement celui qu’elles attendaient.

6 – P. 24.

7 – P. 28.

9 – Détransitionneur : personne « trans » qui cherche à revenir à son sexe de naissance.

10Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, La Découverte,  2005, p. 69.

11 – Lesbiennes, Gays, Bi, Asexuels. J’ai volontairement enlevé le Q (Queer), catégorie fourre-tout qui mélange tout.

12 – Éric Marty Le sexe des Modernes, pensée du neutre et théorie du genre, éd du Seuil, 2021.

13Op. cit. p. 492.

14 – La pièce et le film de Guillaume Gallienne, « Les garçons et Guillaume à table ! », à ce propos, méritent d’être vus.

16Op. cit., p. 493.

18 – P. 26, éd. de l’Observatoire.

19P. 27, ibid.

20 – Source : « Cross-sex Hormones and Acute Cardiovascular Events in Transgender Persons: A Cohort Study », Étude américaine publiée en 2018 par Pub Med.gov.

21 – À ce propos, l’ancienne chargée de mission pour l’orientation des filles, que je suis, ne résiste pas à l’envie d’interroger les statistiques : les filles qui ont changé de sexe ont-elles conquis l’entrée à Polytechnique avec plus de facilité que l’entrée dans les toilettes des garçons ?

24 – À ce propos, on se demande quelles féministes peuvent apprécier Petite fille : dans ce film, la mère, omniprésente, procure à son enfant, au demeurant « craquant » ou « craquante », peu importe, n’ayant rien d’un enfant en souffrance, ayant des copains, ne souhaitant surtout pas qu’on le-la change d’école, toute la panoplie des accessoires « féminins » les plus stéréotypés, des vêtements roses, des « nœuds-nœuds », et le plus emblématique de tous : toute une collection de poupées Barbie. C’est consternant de niaiserie. Il est assez comique, d’ailleurs, que le seul usage que l’on voie Sasha faire des Barbies, dans le film, est de frotter une mèche des cheveux de l’une d’entre elles entre le pouce et l’index, à la manière d’un doudou, le regard ailleurs. Le film du réalisateur belge Lukas Dhont, sorti en 2018 avec un titre proche de Petite fille : Girl, traite avec autrement plus de subtilité le même thème. Film à voir !

25 – Depuis l’impression de leur livre, cette proposition de loi est devenue la loi 2022-92 du 31 janvier 2022.

26 – Souligné par moi.

Trans contre TERF : un symptôme des impasses du libéralisme (par Christophe Bertiau)

En s’appuyant sur l’exemple du débat entre « trans » et « TERF », Christophe Bertiau1 montre comment la course aux droits individuels, de dépassement en dépassement – fuite en avant fondée sur un relativisme récurrent fasciné par la « nouveauté » -, transforme le droit en une compétition perpétuelle et débouche sur des absurdités. Cette conception libérale du droit ne cesse de le retourner contre lui-même, à coups de « progrès » qui s’abolissent en se succédant, faisant des progressistes d’hier les réactionnaires de demain. Cette logique du Progrès ignore les vrais problèmes des classes populaires.

La guerre fait rage entre les activistes trans et les TERF (Trans-exclusionary radical feminist), des féministes qui craignent que les droits des trans ne viennent empiéter sur les droits des femmes. Les termes du débat ont été résumés récemment dans l’émission Quelle époque ! sur France 22, qui mettait aux prises Marie Cau, première maire transgenre de France, et Dora Moutot, féministe « à l’ancienne » :

Léa Salamé : Marie Cau, c’est une femme pour vous, ou non ?
Dora Moutot : Non, pour moi Marie Cau, c’est un homme, c’est un homme transféminin. C’est-à-dire que c’est une personne qui est biologiquement un mâle – on peut pas dire le contraire – sauf que cette personne a des goûts, en fait, qui correspondent à ce qu’on appelle « le genre femme ».
[…] Marie Cau : On a […] un siècle de féminisme qui est bafoué par des visions complètement transphobes – parce que oui, Madame Moutot, vous êtes transphobe…
Dora Moutot : Et vous, vous êtes misogyne !

Tout est dans ce court extrait : la définition des sexes par Dora Moutot en train d’être dépassée par une définition nouvelle, donc « progressiste » ; la disqualification en bloc de l’adversaire politique, considéré comme « misogyne » pour les uns, « transphobe » pour les autres ; et le Progrès dépassé par le Progrès.

La critique que Jean-Claude Michéa formule à l’encontre du libéralisme nous donne des clés pour comprendre les débats en cours. Né sur les décombres des guerres de religion qu’a connues l’Europe, le libéralisme fait de la liberté individuelle le principe central de l’organisation sociale. Pour les libéraux, dont l’idéologie façonne nos sociétés « modernes » depuis sa formulation au XVIIe siècle, il ne peut y avoir d’élaboration commune de principes moraux, religieux ou philosophiques. Le droit, qui occupe une place prépondérante dans la société libérale, consistera, dès lors, à arbitrer en toute neutralité les conflits qui surgissent entre des individus dont les libertés entrent en concurrence. Dans une telle société, dont l’axiologie est fondamentalement relativiste, les luttes dites « sociétales » ne peuvent se concevoir que sous l’angle du droit, dans la mesure où l’on a renoncé à débattre de principes communs permettant de « faire société » (si ce n’est, bien sûr, celui de la liberté individuelle). En conséquence, ces luttes auront pour finalité d’« ouvrir un nouvel espace de droit pour tous (droit à la mobilité pour tous, droit de s’installer où bon nous semble pour tous, droit de visiter les peintures rupestres de Lascaux pour tous, droit à la procréation pour tous, droit au mariage pour tous, droit à la médaille de la Résistance pour tous, etc.), quels que soient, par ailleurs, le sens philosophique effectif et les retombées concrètes de ce droit. »3

On voit bien, cependant, comment la logique de l’extension indéfinie des droits individuels ne cesse de se retourner contre elle-même : le droit des uns menace toujours d’empiéter sur le droit des autres. Le droit des couples à acheter un enfant engendré par une mère porteuse (droit « à l’enfant ») empiète sur le droit « de l’enfant » à être le produit de relations humaines non marchandes ; le droit des femmes à être représentées en parité dans tout collectif où les hommes sont majoritaires empiète sur le droit des hommes à être sélectionnés selon des critères non discriminatoires ; le droit des personnes sensibles à censurer les propos qui les « oppriment » empiète sur le droit des individus à la liberté d’expression ; le droit des hommes à se déclarer femmes empiète sur le droit des femmes à exclure les hommes des lieux où leur nudité est exposée ou des compétitions sportives féminines ; etc.

Il semble bien, dès lors, que le critère retenu pour trancher entre des droits concurrents soit celui du Progrès. Tout le monde aime le Progrès. Mais si l’on peut aisément tomber d’accord sur ce qu’est un progrès technique, on voit moins comment produire un consensus sur un progrès moral, philosophique ou esthétique. L’arbitraire libéral a tranché en faveur du changement, notion creuse s’il en est, dont toute la vacuité avait été revendiquée par le Parti socialiste dans un slogan de campagne resté célèbre. Toute nouveauté est désormais assimilée au Progrès, et tout réfractaire est baptisé « réactionnaire ». Tout sceptique face aux revendications « féministes » de Dora Moutot est un « misogyne », tout sceptique face aux revendications « trans » de Marie Cau est un « transphobe », deux avatars bien connus de la Réaction. La logique est poussée si loin qu’un transsexuel peut être qualifié de « transphobe » s’il ne prête pas allégeance au credo (ainsi de Buck Angel, « homme trans » américain, qui a eu le malheur de déclarer publiquement qu’il n’existe que deux sexes). L’« intersectionnel » sera celui qui parviendra, en apparence, à défendre le droit de tous dans un même mouvement – mais qui ne fera, en réalité, que se rallier au dernier état stable de l’extension des droits. Quant au progressiste d’hier, il sera le réactionnaire de demain.

La logique en cours permet de formuler des hypothèses sur les combats « progressistes » à venir. Une nouvelle tendance, nommée « transracialisme » (aussi longtemps que ce mot ne sera pas considéré comme offensant par les progressistes de demain), consiste à revendiquer une identité raciale différente de celle qui nous a été « attribuée à la naissance ». Aucun doute que si ce mouvement venait à se développer, il créerait une fracture entre « progressistes » et « réactionnaires » dans le camp antiraciste4. On peut facilement imaginer que les adeptes du lifting revendiqueront un jour le changement d’âge « officiel » sous prétexte que l’âge est une construction sociale oppressive qui ne reflète pas le sentiment profond d’un individu. Enfin, il y a fort à parier que les mouvements « trans » eux-mêmes finiront dans les poubelles réactionnaires de l’histoire le jour où un mouvement quelconque remettra en cause l’autodétermination du « genre » au nom d’un principe nouveau dont nous ne soupçonnons pas encore l’existence.

Au petit jeu du Progrès, toute victoire ne peut être qu’éphémère. Pour demeurer dans le camp du Bien, il faut s’adapter sans cesse : renier ses combats passés pour suivre l’air du temps (Caroline De Haas, qui s’autoflagellait naguère sur le plateau de Mediapart pour entretenir dans son corps des stéréotypes qu’elle estime « sexistes » ou « racistes », est l’incarnation la plus parfaite de ce dépassement infini de soi au nom du Progrès5), ou connaître une phase de dénigrement collectif suivie d’une mort sociale. Dans leur immense majorité, les militants de gauche ont choisi de jouer ce jeu dangereux, qui menace toujours de se retourner contre eux.

Les premières victimes de cette affaire, ce sont les classes populaires. Les marottes des « progressistes » les concernent fort peu. Les Gilets jaunes n’ont nullement lutté pour « briser le plafond de verre », combattre la « transphobie », étendre à tous le « droit au mariage », dissoudre la police, diffuser la langue inclusive ou réprimer les « insultes sexistes » dans l’espace public : ils demandaient plus simplement de pouvoir mener une vie digne et d’être représentés en politique. Cette revendication primordiale est devenue à peine audible. Elle est noyée dans le tintamarre auquel s’adonnent les chantres de la gauche du Progrès qui, du haut de leur supériorité morale autoproclamée, ignorent superbement les problèmes des gens ordinaires.

Notes

1 – Christophe Bertiau est docteur en langues, lettres et traductologie de l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de l’ouvrage Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque, Hildesheim / Zürich / New York, Olms (« Noctes Neolatinae. Neo-Latin Texts and Studies », 39), 2020. Il est actuellement enseignant en Belgique.

2 – Émission du 15 octobre 2022. On trouvera l’échange en question sous le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=NwLWRkSXqXM (consulté le 11 décembre 2022).

3 – Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, [Paris], Flammarion, coll. « Champs. Essais », 2014, p. 110.

4 – Aux États-Unis, pays qui a toujours une longueur d’avance dans la course aveugle au Progrès, un article paru dans la revue Hypatia appelant à accepter la logique du transracialisme a ainsi causé pas mal de remous. L’auteur de l’article fut qualifiée sur les réseaux sociaux de « transphobe », de « raciste », de « folle » ou encore de « stupide », par des militants en train de basculer du camp du Progrès vers celui de la Réaction. (Voir notamment Kelly Oliver, « If this is feminism… », The Philosophical Salon, https://thephilosophicalsalon.com/if-this-is-feminism-its-been-hijacked-by-the-thought-police/, consulté le 11 décembre 2022.)

5 – « “Alter-égaux” : les fractures du féminisme », accessible à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=Csu5A7vyQAQ.

#MeToo : prenons garde aux Sirènes

Depuis cinq ans, la vague #MeToo, en ses multiples déclinaisons, déferle en vagues de plus en plus impérieuses. La façon dont elle affecte la sphère judiciaire, mais également le champ politique, interroge. Par le biais de notions « psys » falsifiées recyclées en slogans militants, elle attaque les principes fondamentaux du droit pénal – notamment présomption d’innocence et prescription – en régime démocratique. Ne faut-il pas s’inquiéter de la perméabilité irréfléchie de l’institution judiciaire et du monde politique aux thèses véhiculées par le mouvement #MeToo ?

Cela fait cinq ans maintenant que l’on voit déferler la vague #MeToo, conjointement propulsée par les grands médias et par le réseau dit « social » Twitter. Rappelons que ce mouvement massif de dénonciation des « violences sexistes et sexuelles », selon la formule désormais consacrée, prit son essor, dans sa forme mondialisée, à Hollywood, à la suite d’accusations de délits et crimes sexuels portées par des actrices contre le magnat de l’industrie cinématographique Harvey Weinstein1. Un article du New York Times du 5 octobre 2017 déclencha la suite, fruit d’un surprenant pas de deux franco-américain : huit jours après l’article du New York Times, la journaliste française Sandra Muller « balançait son porc », au moyen d’un mot-dièse qui fit immédiatement fureur et dont le « chic » fut séance tenante loué par une intellectuelle de renom2 ; le surlendemain l’actrice Alyssa Milano catapultait #MeToo – « moi aussi [je suis/j’ai été la « victime » d’un « prédateur » sexuel] » – sur le florissant marché des indignations publiques et de la guerre justicière contre les « puissants ». En l’occurrence contre le « patriarcat », plus précisément, dans la mouvance activiste la plus radicale fer de lance en France du mouvement3, l’« hétéropatriarcat blanc ». Ainsi, sur un mode souvent spectaculaire, mais également plus insidieux, une doxa #MeToo s’est imposée avec une rapidité prodigieuse dans le débat public – tel du moins qu’il se trouve piloté, et en réalité biaisé, par la sphère médiatique. Cela sans guère rencontrer de résistance.

Au-delà de la justesse de la cause – qui pourrait nier en effet qu’il est légitime de lutter contre le sexisme, et nécessaire de combattre les abus sexuels de toute nature ? – le succès fulgurant de ce mouvement à l’échelle du village global, ses modalités et ses présupposés « théoriques » implicites ou explicites, ses conséquences sociétales, politiques, comme son impact profond et fortement ambigu sur la sphère judiciaire interrogent.

Nous concentrerons notre réflexion principalement sur deux aspects, liés entre eux, de l’effet #MeToo : la tentation para voire extra-judiciaire que portent #MeToo et #Balancetonporc – la distinction entre les deux activismes ne résistant pas à un examen précis4 – ; la façon dont quelques pseudo-concepts « psys », éléments de langage d’un nouveau credo politico-moraliste propagé par les activistes du mouvement pour assurer tant bien que mal une consistance idéologique à #MeToo, infiltrent la sphère judiciaire, mais aussi le droit pénal dans le champ des infractions sexuelles, modifié en France à une allure record à la suite de quelques retentissantes affaires5. Cela en une irrépressible fuite en avant, sans que les pouvoirs publics et les institutions aient pris le temps d’un débat éclairé par une réflexion consistante, pourtant singulièrement nécessaire sur des questions aussi complexes, et aujourd’hui aussi sensibles.

Comme si, en une surenchère permanente obnubilée par les gages à donner aux « victimes » d’un patriarcat « systémique », le monde politique et institutionnel, glissant dans ce que le juriste Daniel Borrillo a appelé un « populisme pénal6 » sur tout ce qui touche aux affaires sexuelles, avait cru devoir se guider sur des injonctions militantes de plus en plus simplistes, relayées auprès de l’opinion par une toute-puissance médiatique en roue libre, s’auto-légitimant au nom du Bien. C’est particulièrement flagrant s’agissant des stupéfiants arrêts rendus en mai 2022 par la plus haute instance judiciaire de la République dans les affaires Brion vs Sandra Muller (#Balancetonporc) et Joxe vs Alexandra Besson (dite Ariane Fornia), Éric Brion (le « porc » de Sandra Muller) et Pierre Joxe (accusé sans preuves d’agressions sexuelles par Alexandra Besson) ayant été in fine déboutés de leurs plaintes respectives en diffamation7.

Sur le chapitre des justifications « psy » fallacieuses qui menacent de dislocation des pans entiers du droit pénal dans le champ des infractions sexuelles, et conduisent parfois à des décisions judiciaires aux motivations clairement – et naïvement ? – inféodées à ces nouvelles « vérités » psycho-militantes, s’agissant de certains dossiers médiatiques en particulier8, deux termes notamment ont aujourd’hui le vent en poupe, issus des assertions de spécialistes auto-proclamés en « victimologie traumatique » au premier rang desquels la psychiatre Muriel Salmona : l’« amnésie traumatique », qui justifierait, en matière d’infractions sexuelles, le quasi-abandon, voire l’abandon complet du principe juridique de la prescription ; l’« emprise », explication totale et cause ultime, « preuve » en somme mystique de la culpabilité d’un mis en cause, dispensant au besoin de l’établissement des faits allégués. Or tels qu’ils sont utilisés dans ce qui est en passe de devenir une inquiétante vulgate judiciaro-psy contestable – mais non contestée : objet d’une adhésion quasi religieuse au contraire, dans l’opinion publique mais aussi chez un certain nombre d’acteurs du monde judiciaire –, ils sont vides, ou plus exactement vidés de tout sens rigoureux d’un point de vue clinique et scientifique, pour se voir sans autre forme de procès farcis d’enjeux purement militants.

La tentation extra et para-judiciaire

« La justice nous ignore, on ignore la justice9 ». On se souvient de la formule de l’actrice Adèle Haenel, qui, sur le plateau de Mediapart, en une mise en scène soigneusement préparée d’une impressionnante efficacité en dépit de la confusion du propos de la comédienne10, avait accusé le réalisateur Christophe Ruggia de lui avoir fait subir des agressions sexuelles à l’époque où, adolescente, elle avait tourné dans son film Les Diables.

Il s’agit donc bel et bien de court-circuiter l’institution judiciaire, et de se faire « justice » hors de toute enquête judiciaire, sans procès, sans tribunal, mais en imposant son « récit » à l’opinion publique, par la voie des médias. « Grâce notamment à ces prises de parole médiatiques, on change le rapport de force et on oblige le gouvernement à considérer notre point de vue11 » [de « victimes »], insiste Adèle Haenel. La « pression médiatique », comme elle le formule elle-même, a pour but de faire prévaloir la « vérité » des victimes systémiques du patriarcat, non seulement à la face du monde, mais auprès du pouvoir exécutif sommé de se mettre au pas des accusatrices, cela en enjambant résolument l’instance judiciaire – à moins que celle-ci, « déconstruite » pour reprendre un terme de la novlangue militante, ne se soumette au nouveau « récit féministe12 », doté d’un pouvoir performatif absolu : c’est-à-dire source de la concordance entre la « vérité » proférée par la « victime » et la réalité des faits allégués, laquelle procéderait de cette « révélation ». On le constate, cette pression opère : ainsi, au moment de l’affaire Damien Abad, éjecté du gouvernement où il venait d’être nommé sur la foi de simples accusations, une des accusatrices a-t-elle candidement déclaré au quotidien Libération : « On a l’impression d’avoir une armée numérique derrière soi, une armée qui croit les femmes 13». Certes…

Proféré de cette façon, et au-delà du défi affiché, cet énoncé [« La justice nous ignore, on ignore la justice »] à portée générale – telle est son ambition, portée par ce « on » – sonne comme un principe d’action. Il procède d’un choix de nature politique, et non d’une quelconque déconvenue personnelle consécutive à une plainte ayant abouti par exemple à un classement sans suite, ou à un non-lieu. Il s’agit de dénoncer une institution judiciaire considérée a priori comme foncièrement hostile aux « victimes », et « systémiquement » complice du patriarcat. Quoique la justice n’ait pas « ignoré » Adèle Haenel puisque très rapidement le Parquet ouvrit une enquête, sur quoi l’adepte du shaming édifiant14 censé dispenser de toute autre forme de procès dut se résoudre à porter plainte, et donc à se soumettre aux règles de la procédure judiciaire – très obligeamment adaptées à sa toute nouvelle aura médiatique, au vu du traitement scandaleusement inéquitable, et fort peu soucieux de la présomption d’innocence, réservé alors à Christophe Ruggia –, celle-ci n’en démord toujours pas. En témoignent ses propos pieusement recueillis par la journaliste Marine Turchi, à l’origine du happening de Mediapart et accoucheuse du « long cheminement vers la parole » de l’égérie du #MeToo du cinéma français, en clôture de son ouvrage Faute de preuves15. Adèle Haenel explique en effet, avec un aplomb confondant, que « le système [judiciaire] contribue » (sic) à « rendre presque totalement impunis certains crimes ». Elle ajoute :

« Dans un premier temps, la justice se voit arroger le monopole de la parole sur la question des violences pour, dans un second temps, aboutir à une non-parole, une non-écoute, une non-prise ne compte, et pour finalement massivement faire taire. »

« Instance de répression au service des pouvoirs établis » donc – c’est-à-dire du « patriarcat capitaliste », selon l’actrice, quelque peu fumeuse dans ses envolées politiques –, la justice relaierait « l’État » qui « ne cesse de rappeler aux femmes à l’ordre des rapports de domination dans lesquels elles tiennent une place subalterne. » Ainsi, selon la comédienne reconvertie en professeur de philosophie du droit (aux raisonnements teintés d’un vague complotisme), la justice opèrerait comme l’auxiliaire de « l’État » et de la « politique gouvernementale », dont elle permettrait, secrètement, en traitant pour la galerie certaines affaires (dont la sienne) d’« invisibiliser le rôle central qu’ils jouent dans la perpétuation de ces violences.16 » Propos parfaitement en phase, il convient de le souligner, avec les positions de la militante féministe Caroline De Haas, qui tweeta récemment : « La police et la justice sont des institutions anti-femmes et anti-enfants. Occupons les tribunaux et les commissariats17. »

Or nul n’ignore que la très lucrative entreprise Egae, fondée par cette dernière, propose ses services à diverses entreprises et institutions publiques, en vue de fournir des « formations » sur le harcèlement et les violences sexuelles et sexistes. « Formations » dites de « prévention » – en réalité de rééducation « féministe » inconsistante sinon douteuse –, cheval de Troie, telles qu’elles sont conçues18, pour des missions de nature clairement para-judiciaire : où Egae se verra mandatée par lesdites institutions pour mener des « enquêtes », entièrement biaisées par la conviction que « deux hommes sur trois sont des agresseurs » et partant à charge. Pour ne pas faire mentir cette remarquable « statistique », ces « enquêtes » devront produire un quota satisfaisant de « prédateurs ». On a vu les ravages que ces méthodes ont entraînés, au magazine Télérama comme au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où un professeur de violoncelle s’est vu accuser de diverses turpitudes sexuelles. S’agissant de ce dernier cas, il a pu être démontré, pièces à l’appui19, que les méthodes du cabinet Egae, si enthousiasmantes soient-elles pour la Cause #MeToo et ses cohortes de « victimes » auto-désignées, n’hésitaient pas à user de manipulations grossières, dans la plus pure tradition des procès politiques. Cela n’a pas empêché le Conseil d’État de signer avec l’infatigable petite entreprise militante un juteux contrat de « formation » sur deux ans.

Bien sûr, #MeToo a focalisé l’attention sur des questions tout à fait sérieuses. Bien sûr, le féminisme est un combat sociétal historique fondamental. Bien sûr aussi, le droit est amené à évoluer, en interagissant avec son environnement social et historique. Mais il ne s’agit nullement, dans les coups de boutoir assenés par #MeToo à l’institution judiciaire, de réfléchir aux façons dont le droit peut intégrer, de façon pertinente et juste, les transformations sociétales, comme ce fut le cas lorsque l’avortement fut dépénalisé, le viol requalifié en crime – et que plus récemment furent votés le mariage pour tous, ou l’accès à la PMA pour toutes les femmes. Ces évolutions du droit, familial et pénal, n’en ont jamais remis en cause les principes fondamentaux. Il n’en va pas de même avec les revendications que porte la vague #MeToo, qui attaquent les fondements de l’édifice juridique, vu comme expression et instrument principal de l’ordre patriarcal. Ce qui ne semble guère faire débat, comme si tous, (ir)responsables politiques en tête, mais aussi trop souvent figures du monde judiciaire, y compris au plus haut niveau, ne savaient qu’acquiescer, surenchérir parfois – ou se taire.

Bras armé du projet sexiste de « l’État », et de l’institution judiciaire censée l’appliquer avec un zèle servile, la présomption d’innocence, dont Adèle Haenel, décidément inépuisable source d’un savoir juridique quelque peu revisité, explique que « c’est une forme de « fausse preuve » à décharge pour l’accusé afin qu’il puisse être entendu », mais qui « dans la sphère médiatique », et en matière de violences sexuelles, « sert à empêcher la parole des victimes20 ». Ce principe de la procédure pénale, au respect duquel, quoi qu’en dise la comédienne, les médias, arguant du « devoir d’informer » sur des « sujets d’intérêt public », ne se sentent pas tenus, a fortiori en l’absence d’action judiciaire contre une personnalité mise en cause – exemplairement : les accusations de Valentine Monnier (et de quelques autres, le nombre étant censé faire preuve) contre Roman Polanski –, est donc interprété comme visant à protéger les coupables, au détriment des victimes auto-désignées. Sur la même ligne, Muriel Salmona, autorité (imprudemment) reconnue sur le chapitre des traumas sexuels, considère pour sa part que la justice doit « cesser de brandir l’argument de la présomption d’innocence, qui est lâche21 ». Quant à l’ex-journaliste spécialiste des séries télé Iris Brey, dont l’implication dans la séquence Adèle Haenel et dans les attaques obsessionnelles contre Roman Polanski (rebaptisé « Violanski », en une rhétorique digne des pires dérapages de l’extrême-droite) est notoire, elle déclara :

« Pourquoi est-ce que la parole d’une victime qui parle aurait moins de valeur que la présomption d’innocence ? Ne faut-il pas interroger en profondeur notre système judiciaire avant d’invoquer la présomption d’innocence si nous croyons les femmes ? »

Il s’agit donc, au motif qu’il faudrait « croire les femmes22 », de revenir sur un principe fondateur de l’État de droit en démocratie, qui stipule que « toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées23 ».

Mais quel est le sens de ce principe que la doxa #MeToo interprète comme un signe de la complicité « systémique » de la justice avec les « prédateurs » ? Principalement de protéger un possible innocent de l’erreur judiciaire. Il est frappant de constater que cette sagesse de la procédure pénale n’est aujourd’hui plus jamais rappelée dans le débat public dès lors qu’il est question d’infractions sexuelles ou de « violences sexistes » – interprétées comme telles en tout cas, et à sens unique –, que l’on voudrait passibles d’une justice d’exception24, dérogatoire au droit commun : telle est bien la visée militante issue de #MeToo, que les pouvoirs publics, mais aussi un certain nombre d’acteurs du monde judiciaire, semblent de plus en plus enclins à satisfaire.

Or s’il est à l’évidence frustrant, profondément regrettable et insatisfaisant que les défaillances, manquements, erreurs, voire fautes de l’institution judiciaire – ou bien simplement le doute, faute d’éléments suffisants pour établir les faits – puissent aboutir à ce qu’une victime d’infraction sexuelle ne soit pas reconnue comme elle pouvait espérer l’être, si même elle a pu se sentir – ou se trouver réellement – maltraitée par l’institution judiciaire, et qu’elle n’a pu se faire rendre justice, il est infiniment plus grave, dans une société civilisée, qu’un innocent se voie chargé d’un crime qu’il n’a pas commis25.

La conscience de la catastrophe que représente l’erreur judiciaire est pourtant quelque chose qui semble avoir totalement disparu de la conscience collective – au pays de l’affaire Dreyfus, si fondatrice de la conscience républicaine26, cela laisse songeur. Peut-être cet oubli de la signification véritable de la présomption d’innocence est-il dû au fait que la peine capitale ayant été abolie, le caractère tragiquement irréparable et l’injustice suprême que représente, pour l’institution judiciaire et pour la société tout entière, la condamnation d’un innocent, ne sont plus perçus pour ce qu’ils sont. Cela allant de pair avec l’intention immédiatement empathique, hasardeuse si soucieuse du ressenti et surtout du « narratif » de qui allègue avoir subi telle ou telle « violence », d’installer les « victimes », sacralisées sans questions, au centre du dispositif judiciaire.

Ce que résume sur les murs des grandes villes le slogan « Victimes, on vous croit ! », si malencontreusement repris par le président de la République dans la foulée médiatique et émotionnelle de l’affaire Duhamel et de #MeTooinceste.

Cependant, lorsqu’une accusation, quelle qu’elle soit, est proférée, en matière sexuelle ou dans tout autre domaine, la question est-elle de « croire », ou d’accueillir et d’entendre, avec l’attention, la bienveillance et la réserve aussi qui s’imposent ? Et de chercher, en respectant les droits de la défense et les règles de la procédure pénale, à établir les faits, en vue de les sanctionner s’il y a lieu ? Non que cela soit chose aisée ; et plus les plaintes sont tardives, plus la tâche s’avère ardue, la possibilité de démontrer par des preuves, mais aussi la teneur des témoignages, devenant au cours du temps de plus en plus évanescentes, et fragiles. Pas plus que les protestations de qui se dit innocent n’ont à être crues a priori, la parole d’une plaignante, a fortiori celle d’une accusatrice (ou d’un accusateur) qui se répand directement sur la place publique, à travers les réseaux sociaux, un best-seller, ou tout autre média, ne sauraient être prises pour argent comptant. Moins encore lorsque les faits allégués sont anciens, et que l’ambiance est à la lustration collective par le lynchage public du « présumé coupable27 » via médias et réseaux sociaux, aboutissant à la mort sociale du mis en cause, qu’il soit ou non coupable. Bien trouble satisfaction que celle alors procurée aux « victimes, et à la société qui exorcise de cette façon regrettablement régressive le mal sexuel. Lorsqu’un magistrat, dont nous ne mettons nullement en cause la bonne volonté, peut énoncer que « L’affaire Duhamel démontre qu’il peut y avoir des sanctions autres que pénales28 », on peut s’interroger. Car la sentence prononcée en l’occurrence, non par un tribunal – et pour cause, puisque les faits reconnus par Olivier Duhamel étaient prescrits29 –, mais par l’opinion publique et les institutions, c’est la condamnation définitive à une infamante mort sociale. S’agissant de « justice restaurative » comme alternative à la condamnation pénale, justifiant les enquêtes ouvertes au-delà de la prescription, l’exemple est curieusement choisi. D’autant que d’autres, qui censément « savaient », ont été également comme par contagion, et sans que personne y trouve à redire, écartés de leurs postes ou fonctions. Mis hors d’état de nuire ? Dans le cas précis30, la peine est clairement extra-judiciaire : l’institution judiciaire, tel Ponce Pilate, s’en lave les mains, et livre le « prédateur » à la foule, dûment et « moralement » guidée par les médias les plus respectés nonobstant le sensationnalisme par lequel ils attisent les penchants voyeuristes les moins reluisants de leurs lecteurs.

Ces remarques sur les attaques visant la présomption d’innocence et la prescription – autre principe rudement mis à mal31 dans les suites de #MeToo et de ses supposées « révélations » – nous conduisent on le voit aux confins du judiciaire et d’attentes extra-judiciaires que rien ne vient cadrer, le monde judiciaire semblant parfois dangereusement courir après les exigences de plus en plus comminatoires des activistes du mouvement. Avec pour seule boussole la hantise de l’impunité des « agresseurs » et de la non-satisfaction des « victimes », vers quels précipices judiciaires et sociétaux courons-nous ? Vers quelles aberrations ?

Un pseudo-savoir « psy »

La question mérite d’autant plus d’être soulevée que les arguments « psys » sur lesquels reposent ces dérives et ces renoncements relèvent de théories pour le moins discutables, mais reçues comme vérité révélée par nombre de magistrats et par les politiques, les médias se faisant le relai complaisant de ces prétendus savoirs, émanés d’une fumeuse « victimologie traumatique » dont la figure de proue est l’inquiétante psychiatre32 Muriel Salmona déjà citée, présidente de l’association « Mémoire traumatique et victimologie » et activiste redoutablement efficace.

Les deux items sur lesquels quelques (trop) brèves observations33 s’imposent, au regard de leur usage désormais répandu dans le champ aussi bien judiciaire que politique – et cette étrange conjonction interroge34 – sont, nous l’avons annoncé, l’« emprise », et l’« amnésie traumatique ».

Précisons d’abord que les relations d’emprise – et non juste « l’emprise », comme une arme du « prédateur » –, sont une réalité ; de même qu’une amnésie, partielle ou totale, comme mode de défense psychique – possible mais nullement constant, et encore moins automatique –, consécutive à un traumatisme, est un phénomène que l’on peut parfois rencontrer. Mais la façon dont ces concepts, précieux pour décrire des situations psychiques complexes – à condition qu’on les manie avec précision, et non à des fins militantes –, sont utilisés à la fois dans le champ judiciaire et dans la sphère politique, est particulièrement préoccupante. Car elle repose sur des éléments des théories de la « victimologie traumatique » qui sont non seulement simplificateurs à l’excès, mais tout bonnement erronés.

Pourtant, boostée par quelques fracassantes affaires #MeToo, remarquablement orchestrées par les plus grands médias, cette doxa s’est imposée, sans le moindre débat sérieux intellectuel et scientifique digne de ce nom, comme vérité officielle sur tout ce qui a trait à ce qu’on appelle, mettant ainsi des choses distinctes dans le même sac fourre-tout, « les violences faites aux femmes » (et aux enfants). On le comprend : ce simplisme manichéen, parfaitement démagogique, mais tant pis, est un très efficace outil de communication politique ; on se voit assuré, armé de ce (pseudo) savoir psy qui relève de ce qu’il faut bien appeler de la propagande35, d’avoir pour soi une opinion publique formatée par les médias depuis le rouleau compresseur #MeToo.

S’agissant des relations d’emprise36, d’une redoutable complexité, on ne saurait aucunement les réduire, comme le font les discours en vogue sur le sujet, à un rapport dominant/dominé, simple et à sens unique, automatiquement généré par une différence d’âge, de situation économique, hiérarchique. Relation addictive, de fait potentiellement destructrice, à un type de lien illimité, dont les partenaires se rendent communément captifs, le phénomène ambigu de l’emprise, si difficile à dénouer lorsqu’il est avéré, implique intensément chacun de ses partenaires, de façon active quoique non symétrique. Saura-t-on nous dire d’ailleurs qui des deux personnages se trouve « sous emprise » dans la nouvelle de Thomas Mann magnifiquement adaptée au cinéma par Luchino Visconti Mort à Venise ? Mais l’usage qui est fait de cette notion, dans les prétoires comme d’un joker, et dans le discours des politiques comme d’un gage « féministe » de souci des « victimes », non seulement écrase la réalité compliquée et souvent inextricable de ce qu’est un lien d’emprise, mais fait de ce qu’il faudrait expliquer (la dynamique de l’emprise) une panacée explicative (et accusatoire), transparente de surcroît.

« Emprise : ça plie le dossier ! » : ce sont les mots de Me Heinich lors du procès en appel de Georges Tron, qui après avoir été acquitté en première instance des chefs d’accusation de viol sur deux de ses collaboratrices, s’est vu condamner en appel pour faits de viol sur l’une d’entre elles. Cela au motif principal d’une « contrainte morale » résultant, comme mécaniquement, du « lien de subordination hiérarchique », source « nécessairement » (écrivent les magistrats) d’un « ascendant », le prévenu étant décrit comme pouvant « faire preuve de générosité à l’endroit de ses collaborateurs mais aussi d’autorité et d’exigence incontestable » (voilà qui est fâcheux de la part d’un patron…). Autrement dit, c’est pour avoir censément exercé une emprise, vue comme domination « chosifiante » découlant mécaniquement du rapport hiérarchique supposé avoir privé de tout libre-arbitre la plaignante (!), que l’ancien maire de Draveil a été condamné. Ce n’est pas sérieux.

Quant aux affirmations de la « victimologie traumatique » sur l’amnésie traumatique, plus ou moins longue et qui une fois levée permettrait une « téléportation dans le passé », garantie de l’authenticité et de l’intégrité des souvenirs, équivalents alors de preuves matérielles, elles sont non seulement inexactes cliniquement, mais elles promeuvent une théorie de la mémoire de part en part fausse, sinon truquée37. Autant dans la réflexion freudienne sur la mémoire et l’inconscient que dans les travaux actuels les plus pointus des neurosciences – ce que confirme l’expérience commune –, la mémoire, infiniment plastique, et l’imagination apparaissent comme ayant partie liée, et les souvenirs sont en permanence reconstruits à l’aune du présent. Ils n’en sont pas faux pour autant – quoique de faux souvenirs puissent être induits par suggestion, en ces matières tout particulièrement38 –, simplement ils sont altérés, transformés, recomposés. D’une fiabilité fragile, par conséquent.

C’est pourquoi on peut à bon droit s’inquiéter que des sénatrices – quelques années avant #MeToo –, mais aussi désormais des magistrats expérimentés, puissent envisager que l’on fasse démarrer le délai de prescription du moment de la « révélation des faits » (formule qui suppose a priori qu’ils ont eu lieu, et tels que décrits) et non « de celui de l’agression » (même remarque)39. Idée déraisonnable, sinon dangereuse à plus d’un titre, de surcroît fortement sujette à caution scientifiquement.

En tout état de cause, ce que l’on observe est une porosité irréfléchie, et de plus en plus grande, de l’institution judiciaire et du monde politique – sans parler de l’opinion – aux thèses véhiculées ad nauseam par le mouvement #MeToo. Des slogans simplistes en vérité, instruments de pression politique qui s’avouent clairement comme tels on l’a vu, et non outils d’analyse – pas même d’un point de vue « psy » clinique et théorique digne de ce nom. Soumission aveuglée par la noblesse de la cause ? Ou paresseuse abdication ? Nous ne saurions trancher. Ouvrons les yeux. Et prenons garde aux Sirènes.

Notes

1 – Harvey Weinstein fut lourdement condamné au terme du procès qui suivit.

2 – Irène Théry Le Monde, 21 oct. 2017. Celle-ci publie au Seuil en septembre 2022 un ouvrage intitulé Moi aussi – La Nouvelle Civilité sexuelle.

3 – Exemplairement incarnée par la comédienne Adèle Haenel, dont les multiples déclarations sur la « masculinité blanche » ne laissent planer aucun doute sur ce point.

4 – Voir sur ce point S. Prokhoris, Le Mirage #MeToo, Paris, Cherche Midi, 2021 (recension dans Mezetulle https://www.mezetulle.fr/le-mirage-metoo-de-sabine-prokhoris-lu-par-c-kintzler/), auquel je me permettrai de renvoyer encore.

5 – De 2018 à 2021, l’on a assisté à une étourdissante inflation législative, que commente très bien l’avocate Marie Dosé (Dalloz actualités, 11mars 2022, « Quinquennat Macron : quelles évolutions de la lutte contre les violences sexuelles ? ». J’analyse précisément dans Le Mirage #MeToo l’impact de certaines affaires : notamment les suites des livres de Vanessa Springora sur son histoire d’amour « sous emprise » avec Gabriel Matzneff lorsqu’elle était adolescente, et de Camille Kouchner sur la transgression incestueuse dont son frère jumeau fit l’objet de la part d’Olivier Duhamel.

6 – Daniel Borrillo, « Démocratie ou démagogie sexuelle ? »  : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01242329 ; et « Du harcèlement sexuel au harcèlement de la sexualité », Contrepoints, 21 février 2022.

7 – Voir Le Mirage #MeToo, op. cit., puis, pour les décisions de la Cour de cassation, « Diffamer pour la « bonne cause », La Revue des Deux Mondes, 28 juin 2022.

8 – Par exemple récemment dans la précipitation judiciaire qui a envoyé en prison pour plusieurs mois, avant tout procès, le chanteur Jean-Luc Lahaye. Une affaire dont l’abord fut entièrement biaisé par la fausse « évidence » qu’une star « met » ses fans « sous emprise ». Or sous quelle « emprise » une fan se trouve-t-elle, si ce n’est d’elle-même et de sa propre obsession ?

9 – Notons que les faits allégués n’étaient pas prescrits.

10 – Voir mon analyse détaillée de la séquence dans Le Mirage #MeToo, op. cit.

11 – Marine Turchi, Faute de preuves, Seuil, 2021., p. 398.

12 – Voir S. Prokhoris, « La force du « nouveau récit » féministe tient à son pouvoir d’intimidation illimité », Marianne, 18 mars 2022.

13Libération, 23 mai 2022.

14 – Éric Fassin : « Faire honte, c’est discréditer des valeurs pour en accréditer d’autres, plus démocratiques », Le Monde, 20 août 2020.

15 – Op. cit. Le livre se situe explicitement sous l’autorité idéologique de cet énoncé militant, première phrase de l’ouvrage dont le premier chapitre est consacré à cette affaire inaugurale. Le sous-titre de cet opus où le lecteur chercherait en vain une problématisation précise de l’enjeu, en effet sérieux, indiqué dans le titre, est le suivant : Enquête sur la justice face aux révélations #MeToo. Autrement, dit, toute accusation a, aux yeux de l’auteure, statut de « révélation » : c’est-à-dire de dévoilement de faits, avérés en somme par les allégations elles-mêmes. Le mot « allégation », devenu obsolète, ne figure nulle part dans l’ouvrage.

16 – Marine Turchi, Faute de preuves, op. cit., p. 402 sq.

17 – 23 janv. 2022.

18 – Ainsi, dans un questionnaire préalable à la formation (réponses anonymes) peut-on lire les questions suivantes, pour le moins orientées, et incitations à peine déguisées à la délation, y compris de comportements très anciens : « Avez-vous déjà été témoin ou victime de remarques ou comportements sexistes depuis votre arrivée au groupe Le Monde ? » ; « Avez-vous déjà été témoin ou victime de propos ou de comportements à connotation sexuelle dans le cadre de vos activités depuis votre arrivée au groupe Le Monde ? ». En cas de réponse positive – sur des points dont l’appréciation est fort subjective –, on demandera des noms, puis après « enquête » des têtes. C’est ce qui s’est produit à Télérama.

19 – Voir Peggy Sastre, « Le lucratif et opaque business de Caroline De Haas, Le Point, 16 juin 2021.

20Idem.

21L’Obs, 30 janv. 2021.

22 – Voir S. Prokhoris, « Quand le #MeToo-féminisme dissout le réel », 1er avr. 2022.

23 – Déclaration des droits de l’homme 1948, art. 1

24 – L’interview d’Isabelle Rome dans le JDD du 4 sept. 2022 va explicitement dans ce sens.

25 – Même si déjà en 1999, dans la foulée de sa circulaire sur la pédophilie, Ségolène Royal a pu déclarer qu’il valait mieux un innocent en prison plutôt qu’un coupable en liberté. Même attitude lors de l’affaire Bernard Hanse, de la part de celle qui trouva des vertus à la justice chinoise. [NdE voir à ce sujet, sur le blog d’archives, ces deux articles, de 2006 http://www.mezetulle.net/article-1402934.html et de 2011 http://www.mezetulle.net/article-segolene-royal-et-la-presomption-d-innocence-74040624.html ]

26 – La somme passionnante de Georges Clemenceau sur l’Affaire le démontre d’éblouissante façon.

27 – Formule que l’on a pu lire dans la presse.

28 – Dalloz actualités, 11mars 2022, art. cit.

29 – Faits pour lesquels la victime n’avait jamais souhaité porter plainte, et encore moins qu’ils fussent étalés, par un tiers auto-légitimé, sur la place publique.

30 – Il en va de même pour nombre d’autres personnalités connues – lesquelles, contrairement à Olivier Duhamel, démentent les allégations, plus ou moins lourdes, les concernant.

31 – Voir Marie Dosé, Éloge de la prescription, L’Observatoire, 2021.

32 – Voir notamment cette vidéo sur Brut, 14 janvier 2021 : « À toi, future victime d’inceste, je suis désolée. Car tu vas subir un viol, commis par l’un des membres de ta famille. Tu as certainement moins de 10 ans. […] Je ne sais pas dans quelles circonstances ça va se passer, mais ton beau-père, ton père, ton frère, ton oncle reviendront certainement plusieurs fois » (extrait).

33 – Pour de plus longs développements, voir Le Mirage #MeToo.

34 – Voir, au moment de la campagne pour l’élection présidentielle, le manifeste intitulé « Nous, Présidentes », préconisant, sous la houlette de Osez le féminisme !, « 12 mesures phares pour l’égalité ». On peut y lire ceci : « Depuis #Metoo, le féminisme gagne du terrain dans la société […] », préalable que suivent les 12 mesures en question, dont celle-ci, en deuxième position (après le milliard demandé, sur lequel Isabelle Rome, dans l’entretien cité, a déclaré qu’« on y était presque ») : « La reconnaissance de l’amnésie traumatique et imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineur·es ». Un étrange mélange des genres : que signifie que le pouvoir politique « reconnaisse » un concept clinique – dont la fonction politique militante est ici explicitement signifiée ? La psychiatrie d’État dans l’ex-Union Soviétique, ça ne dit rien à personne ? https://osezlefeminisme.fr/nous-presidentes/

35 – Propagande au sens de la réduction publicitaire des mots et concepts, vidés de leur complexité sémantique, à des vecteurs univoques de propagation de rectitude politique.

36 – Sur ce point, voir Le Mirage #MeToo, op. cit, p. 202 sq.

37 – L’exemple le plus grossier d’un tel trucage est la conception du dossier de Match (10 déc. 2019) sur les accusations visant Roman Polanski, qui juxtapose un entretien avec le réalisateur et un portrait de Valentine Monnier en « jeune femme » (sic) (de 63 ans…), photo à l’appui. Puisqu’on vous dit que la levée de l’amnésie traumatique vous « téléporte » dans le passé.

38 – Voir Élisabeth Loftus, Le Syndrome des faux souvenirs (1994), Éditions Exergue, 2012 pour la traduction française.

39 – Cette proposition pour le moins déraisonnable émane, d’après Marine Turchi, de Denis Salas, pourtant auteur, avec Antoine Garapon, du remarquable ouvrage Les Nouvelles sorcières de Salem – Leçons d’Outreau (Seuil, 2006). Voir Faute de preuves, op. cit, p. 322.

Destins du conditionnel à la mode #MeToo

Pendant un débat télévisé auquel elle participait à la suite de la publication de son livre Le Mirage #MeToo (dont Mezetulle a publié la recension1), Sabine Prokhoris a commis une méprise qui lui fut vivement reprochée – n’avait-elle pas, dans une citation qu’elle fit alors de mémoire, négligé le mode conditionnel de quelques verbes ? Elle revient ici sur cette circonstance en analysant de près le texte qui en fut l’occasion, mais aussi la teneur des reproches qui lui furent adressés : et ce n’est pas seulement une leçon de grammaire qu’elle en tire.

Dans un climat #MeToo d’accusations médiatiques2 en roue libre, lancées comme des fatwas sur tel ou tel personnage public – y compris parfois des femmes, mises en cause par d’autres femmes, au risque d’un bug dans le logiciel « violences-sexuelles-et-sexistes3 » –, il est intéressant de réfléchir à quelques ressorts des techniques de persuasion mobilisées au service de la Cause. Car si grossières soient-elles, on s’aperçoit, avec une certaine stupéfaction, qu’elles sont (au moins partiellement) opérantes, y compris sur des esprits qui s’attachent à combattre la passion sectaire qui règne quasiment sans partage désormais sur la question des infractions sexuelles.

Une méprise que j’ai commise m’en offre l’occasion.

Me référant lors d’une émission de débat télévisé4 à un passage du livre de la journaliste de Mediapart Marine Turchi Faute de preuves5, j’ai, de façon erronée, affirmé qu’elle n’utilisait même plus le conditionnel pour évoquer les allégations d’une des accusatrices de Roman Polanski, la photographe Valentine Monnier6. C’est inexact, et je fais très volontiers amende honorable pour ce raccourci regrettable. Marine Turchi, pour preuve de sa totale innocence – je l’accusais à tort ! –, a publié sur Twitter, agrémentée de surlignages démontrant que je me trompais, la page litigieuse7.

Sous l’intertitre « On m’engagea à oublier » – citation de la « prescrite » Valentine Monnier, privée de réparation par une justice systémiquement patriarcale, selon la doxa #MeToo en vigueur –, voici ce que nous pouvons lire sous la plume de Marine Turchi :

« Les faits qu’elle dénonce ont eu lieu à l’hiver 1975. Valentine Monnier vient alors de fêter ses 18 ans. La bachelière est invitée par une connaissance à aller skier avec des amis à Gstaad (Suisse), chez Roman Polanski. D’après son récit, c’est à l’issue d’une descente de ski aux flambeaux, et en l’absence des autres convives dans son chalet, que Roman Polanski, nu, se serait jeté sur elle, l’aurait frappée, lui aurait arraché ses vêtements, aurait tenté de lui faire avaler un cachet avant de la violer. « Ce fut d’une extrême violence. Il me frappa, me roua de coups jusqu’à ma reddition en me faisant subir toutes les vicissitudes », a-t-elle relaté à la reporter du Parisien Catherine Balle. « J’étais totalement sous le choc. Je pesais 50 kg. Polanski était petit mais musclé et, à 42 ans, dans la force de l’âge : il a pris le dessus en deux minutes. » Terrifiée, elle lui aurait promis de ne rien dire. Six personnes ont confirmé à la journaliste que Valentine Monnier leur avait bien confié son histoire, entre 1975 et 2001. Parmi elles, deux étaient présentes à Gstaad, et auraient recueilli la jeune femme « bouleversée ». De son côté, l’avocat du cinéaste, Hervé Temime, a indiqué au journal que son client contestait fermement tout viol. Il a déploré la publication, à la veille de la sortie de son dernier film, de « faits allégués datant d’il y a quarante-cinq ans » et « jamais portés à la connaissance de l’autorité judiciaire. »

En note, Marine Turchi prend soin de préciser que Roman Polanski n’a pas engagé d’action en justice contre ce « témoignage » – on lui laissera la responsabilité de ce terme, en réalité inadéquat : il ne s’agit en l’occurrence que d’une allégation8. Message subliminal : l’absence de plainte en dénonciation calomnieuse ne serait-elle pas à lire comme un aveu de culpabilité ?

Comme on le voit, l’ensemble est introduit et fermement commandé par une proposition à l’indicatif. Les conditionnels qui suivent (que j’ai négligés à tort, mais non sans raison) lui sont subordonnés. Relire cette page me permet de comprendre plus précisément la stratégie rhétorique de son auteure, dont on connaît l’opiniâtreté en matière de « révélations » de « violences sexuelles et sexistes », tout particulièrement lorsqu’elles concernent des personnages connus.

Pour mémoire, les accusations de viol avec violences portées par la photographe Valentine Monnier contre Roman Polanski ont surgi sur le devant de la scène médiatique dans le contexte de l’affaire Adèle Haenel, exactement au moment de la sortie du film J’accuse. On s’en souvient, l’actrice Adèle Haenel avait, sur le plateau de Mediapart, mis en cause le réalisateur Christophe Ruggia, lui imputant, d’une façon passablement confuse, divers abus et une « emprise » sur sa personne lorsqu’elle était mineure. Cet épisode avait constitué un tournant du mouvement #MeToo en France. Le « cas » Polanski, régulièrement exhumé par les militantes féministes, comme on l’avait vu lors de la rétrospective de son œuvre à la cinémathèque en novembre 2017, était devenu à cette occasion une pièce maîtresse9 de ce #MeToo du cinéma français. Pour Marine Turchi, grande ordonnatrice de cette séquence-choc, la figure de Valentine Monnier représente donc une figure centrale de ce qui a été appelé le « moment Adèle Haenel ».

Le chapitre 11 de son ouvrage, intitulé « La parole des prescrites », s’ouvre sur les accusations de Valentine Monnier, lancées dans la presse de façon anonyme en 2009 – au moment où Roman Polanski était assigné à résidence en Suisse, à la suite d’une demande d’extradition aux États-Unis refusée en définitive par la Suisse. En novembre 2019, immédiatement après la séquence Adèle Haenel sur Mediapart, la photographe publiait une tribune dans Le Parisien, intitulée « Pourquoi j’accuse Polanski aujourd’hui – La vérité sortant du puits10 » –, où cette fois à visage découvert elle réitérait ses accusations dignes du scénario d’un film de série B11.

Dans son tweet en réaction à mon affirmation fautive, Marine Turchi s’attache à surligner chaque occurrence du conditionnel. Mais curieusement, quant à cette courte phrase inaugurale, elle surligne non pas l’indicatif, pourtant écrit sans fioritures, mais la formule « Les faits qu’elle dénonce ». Voilà qui est étrange. En quoi une telle amorce marquerait-elle une quelconque réserve de la journaliste ? Le principal, est bien l’affirmation claire et nette, assumée comme telle par Marine Turchi, que lesdits faits  « ont eu lieu ». Rien dans une telle phrase ne permet de penser le contraire. Marine Turchi n’écrit pas « les faits qu’elle dénonce auraient eu lieu », encore moins « les faits allégués auraient eu lieu ». Non. Ces « faits » (dont le détail suivra) « ont eu lieu ».

Passons sur ce qu’induit le terme « dénoncer » (des faits), qui guide l’esprit du lecteur vers la conviction que les événements qui seront ensuite relatés – en effet au conditionnel, ou précédés de la mention « d’après son récit » – se sont réellement produits. Mais l’indicatif initial utilisé par la militante Marine Turchi est bel et bien avéré.

Les conditionnels qu’elle emploie ensuite s’en trouvent nécessairement désactivés. Nul risque alors qu’ils puissent nuire à l’adhésion requise envers le récit de Valentine Monnier. D’entrée de jeu assujettis à une affirmation de la réalité des faits, assenée avec une assurance tranquille, ils sont de mise d’une part parce que Marine Turchi n’ayant évidemment pas été présente lors du « viol » allégué, elle ne peut guère faire autrement que d’user du conditionnel lorsqu’elle ne cite pas les paroles de Valentine Monnier. D’autre part, ces conditionnels, dont elle se sert pour la forme, lui permettent de sauver à bon compte la déontologie journalistique.

Voilà qui s’accorde à la perfection avec la position invariablement défendue par le militantisme #MeToo, résumée dans le slogan « Victimes, on vous croit ! ». Lequel se double de la conviction que l’accusation vaut preuve, que la présomption d’innocence est un « argument lâche » brandi pour « faire taire les femmes », et que la prescription (situation de Valentine Monnier) « garantit l’impunité aux agresseurs ». Toutes expressions que répètent et répètent encore nombre d’idéologues du mouvement de « libération de la parole », notamment chez la psychiatre militante « spécialiste » en « victimologie traumatique » Muriel Salmona à qui nous les empruntons ici12. La dénonciation ne peut être que crédible. Elle fait loi.

Que démontre mon erreur – un lapsus de mémoire en somme, ou une condensation qui compacte l’essentiel du message véhiculé par la prose de Marine Turchi ? Tout simplement la redoutable efficacité de sa rhétorique. C’est-à-dire l’efficience – la performativité absolue – de l’indicatif qui précède le récit circonstancié des crimes imputés à Roman Polanski, son autorité toute-puissante sur l’ensemble des conditionnels qui vont suivre. Si je me suis trouvée persuadée après coup (faussement) que tout était relaté à l’indicatif, c’est que ma lecture s’était tout naturellement soumise à ce que prescrivait – au sens cette fois de l’injonction – l’affirmation sans réplique : « les faits qu’elle dénonce ont eu lieu à l’hiver 1975 ».

Je ne peux au bout du compte que remercier très vivement Marine Turchi de m’avoir donné, en exposant à la vue de tous cette page très remarquable, l’occasion de me pencher plus attentivement sur son usage très personnel, et particulièrement sophistiqué, chapeau l’artiste !, d’un conditionnel conditionné… à un indicatif souverain.

Notes

2 – Sur les dispositifs médiatiques d’accusation, voir Le Mirage #MeToo, Cherche midi, 2021, et « Et l’on appelle cela informer », Front populaire, n°8, p.122-126.

3 – Voir les accusations d’une comédienne envers une productrice dans le Collectif 50/50 du cinéma français un des cœurs du réacteur #MeToo : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/collectif-50-50-allons-nous-vers-une-revision-drastique-du-logiciel-metoo-intersectionnalite, et récemment celles contre la secrétaire d’État Chrystoula Zacharopoulou, gynécologue accusée de « viol » par deux anciennes patientes puis de « violences gynécologiques » par une troisième, comme par hasard sitôt nommée au gouvernement. La parade sur le point délicat – quid dans ces cas de la « violence sexiste », indissociable de la « violence sexuelle » ? – pourra être trouvée dans la panoplie discursive #MeToo : s’agissant du collectif, la « proie » est une « racisée », le « prédateur » est une « Blanche », de surcroît productrice – le capitalisme hétéropatriarcal-colonial. Pour ce qui est de la gynécologue, on pourra toujours arguer du caractère « patriarcal » de cette discipline médicale…

4C’politique, 29 mai 2022, erreur répétée dans C’ce soir, 1er juin 2022.

5 – Seuil, 2021. J’ai dans Le Mirage #MeToo étudié les techniques d’« investigation » assez spéciales de la journaliste militante.

6 – Je reviens ci-dessous sur cette affaire, pièce maîtresse des méthodes accusatoires mises en œuvre par Marine Turchi lors du lancement en fanfare du #MeToo du cinéma français en novembre 2019. Marine Turchi fut secondée par d’autres médias obligeants, dont Paris Match (n° 3684, 12-18 déc. 2019), qui consacra un curieux portrait à Valentine Monnier, dans les pages qui suivaient un long entretien avec Roman Polanski. Entretien qui lui a valu d’être assigné en diffamation par une autre accusatrice, la comédienne Charlotte Lewis, au motif que, documents à l’appui, il qualifiait ses allégations d’« odieux mensonges ». Le monde à l’envers.

7Faute de preuves, op. cit., p. 300 sq.

8 – Sur la possibilité et le sens des allégations mensongères, voir : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/sabine-prokhoris-quand-le-metoofeminisme-dissout-le-reel

9 – J’ai analysé en détail ce « moment Adèle Haenel » et la fonction du « cas Polanski » dans Le Mirage #MeToo, op. cit.

10 – 8 nov. 2019.

11 – Nous ne relèverons pas ici l’impropriété de certains termes : quels « convives » ? S’agissait-il d’un repas ou d’une retraite aux flambeaux ? Et que vient faire là le mot « vicissitudes », qui signifie aléas , tribulations, fortunes diverses au cours du temps (et pas en deux minutes), mais semble employé là pour désigner ce qu’on appelle pudiquement « les derniers outrages ». Serait-ce que « vicissitudes » sonne, allitérations en prime, comme « vice » ou « vicieux » ?

« Burkini » : communiqué de presse du Conseil d’État

Le CE confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble

Dans son article « Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle« , Charles Arambourou a proposé aux lecteurs de Mezetulle une analyse très précise du nouveau règlement intérieur des piscines publiques de Grenoble autorisant le port de « tenues non près du corps ne dépassant pas la mi-cuisse » (autrement dit du « burkini »..), ainsi que de la décision du Tribunal administratif du 26 mai 2022 qui « retoquait » ledit règlement – cette autorisation du port du « burkini » est une disposition dérogatoire prise pour satisfaire une revendication religieuse. On apprend aujourd’hui que le Conseil d’État, saisi en appel, vient de confirmer ce jugement.

Mezetulle publie ci-dessous le communiqué de presse du CE – et invite les lecteurs à lire l’article de Charles Arambourou, augmenté (24 juin) d’un Addendum commentant la décision du CE.

Le Conseil d’État confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant le port du « burkini »

Le juge des référés du Conseil d’État était saisi pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble avait prononcé la suspension du nouveau règlement des piscines de la ville de Grenoble qui autorise le port du « burkini ». Saisi d’un appel de la commune, le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics.

En mai dernier, la ville de Grenoble a adopté un nouveau règlement intérieur pour les quatre piscines municipales dont elle assure la gestion en affirmant vouloir permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps. L’article 10 de ce règlement, qui régit, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, les tenues de bain donnant accès aux bassins en imposant notamment qu’elles soient ajustées près du corps, comporte une dérogation pour les tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse. Après la suspension de cette disposition par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble le 25 mai dernier1, la commune a fait appel de cette décision devant le Conseil d’État. C’est la première application du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République2, qui concerne les cas d’atteintes graves aux principes de laïcité et de neutralité des services publics.

Le juge des référés du Conseil d’État rappelle la jurisprudence selon laquelle le gestionnaire d’un service public a la faculté d’adapter les règles d’organisation et de fonctionnement du service pour en faciliter l’accès, y compris en tenant compte des convictions religieuses des usagers, sans pour autant que ces derniers aient un quelconque droit qu’il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. Il rappelle aussi que l’usage de cette faculté ne doit pas porter atteinte à l’ordre public ou nuire au bon fonctionnement du service3. Par son ordonnance, le juge des référés du Conseil d’État indique que le bon fonctionnement du service public fait obstacle à des adaptations qui, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public.

En l’espèce, le juge des référés constate que, contrairement à l’objectif affiché par la ville de Grenoble, l’adaptation du règlement intérieur de ses piscines municipales ne visait qu’à autoriser le port du « burkini » afin de satisfaire une revendication de nature religieuse et, pour ce faire, dérogeait, pour une catégorie d’usagers, à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps. Il en déduit qu’en prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune pour les autres tenues de bain, le nouveau règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble affecte le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et donc le bon fonctionnement du service public, et porte atteinte à l’égalité de traitement des usagers, de sorte que la neutralité du service public est compromise.

Pour ces raisons, le juge des référés du Conseil d’État rejette l’appel de la ville de Grenoble.

Décision en référé n° 464648 du 21 juin 2022

1 Décision en référé n° 2203163 du 25 mai 2022

2 L’article 5 de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 a modifié l’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, qui dispose désormais : « Lorsque l’acte attaqué est de nature (…) à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat (…) ».

3 CE, 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône, n° 426483.

Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle

Edit du 24 juin 2022 : lire à la fin de l’article l’Addendum  commentant la décision du Conseil d’État.

Provocation politicienne en période électorale, nouvel épisode de l’apartheid imposé aux femmes musulmanes par les intégristes, ou simple histoire de chiffons sans rapport avec la religion ? L’affaire des « burkinis » dans les piscines de Grenoble donne lieu à des torrents d’encre et d’octets numériques où la raison trouve rarement son compte. D’où un certain nombre d’approximations, voire de simples énormités, proférées par les camps en présence.
Or le maire de Grenoble n’a pas « autorisé le burkini dans les piscines de la ville » – il est plus malin ! Le Tribunal administratif n’a pas davantage « interdit le burkini ». Quant à la laïcité, elle ne se limite pas à la loi de 1905, et il n’est pas vrai que dans l’espace public, on puisse « porter la tenue que l’on veut ».
Le plus simple n’est-il pas de remonter aux sources et de prendre la peine de lire les règlements et la première décision de justice en cause ? Sans oublier que le Conseil d’État doit se prononcer en appel.

Le règlement intérieur d’une piscine doit assurer « l’hygiène et la salubrité » publiques

Le précédent règlement des piscines de Grenoble, en 2017, y consacrait son article 12 :

« Pour des raisons d’hygiène et de salubrité, la tenue de bain obligatoire pour tous dans l’établissement est le maillot de bain une ou deux pièces propre et uniquement réservé à l’usage de la baignade. »

Ces règles étaient justifiées par la responsabilité incombant aux collectivités locales, depuis 1884, d’assurer « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » -définition de l’ordre public. Les prescriptions vestimentaires suivantes, adaptées notamment au caractère fermé de la baignade et à la présence de bouches d’aspiration, en découlaient à Grenoble :

« [Le] maillot de bain en matière lycra moulant très près du corps recouvre […] au maximum la partie située au-dessus des genoux et au-dessus des coudes. […] »

Le maillot devait être « très près du corps » pour éviter que des tissus flottants puissent être aspirés par les évacuations, et, en raison du caractère fermé de la baignade, laisser apparaître les bras et les jambes, pour se différencier des tenues de ville dont la propreté n’est pas garantie. Le règlement détaillait :

« Sont donc strictement interdits : caleçon, short cycliste, maillot de bain jupe ou robe, boxer long, pantalons de toutes longueurs, jupe, robe, paréo, string, tee-shirt, tee-shirt de bain (matière lycra), sous-vêtements, combinaisons intégrales. »

Rien de « liberticide » là-dedans : le « monokini » y était déjà autorisé, mais seulement « sur la serviette » (quelle femme souhaiterait se baigner seins nus dans une piscine bondée ?). La baignade en robe couvrante ou en burkini enfreignait manifestement ces prescriptions justifiées d’ordre public.

Le nouveau règlement des piscines de Grenoble dérogeait à ces règles

Pour satisfaire les revendications pro-burkini des militantes d’Alliance citoyenne, le maire de Grenoble ne pouvait donc que dégrader les règles d’hygiène et de sécurité : position délicate à assumer. Le nouveau règlement intérieur voté le 16 mai 2022 est ainsi un monument d’hypocrisie : nulle part il n’autorise explicitement le burkini. Il se contente de ne plus en rendre le port contraire au règlement, en affichant des prescriptions aussi énergiques dans la forme que revues à la baisse sur le fond.

Ainsi, le rapport de présentation annonce que le nouvel article 10 (« prescriptions d’hygiène et de sécurité ») « ajoute » la disposition suivante : « le port d’une tenue de bain conçue pour la baignade et près du corps ». En réalité, il « retranche » :

« […] les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-shorts sont interdits »,

ce qui revient à autoriser les tenues non près du corps du moment qu’elles ne dépassent pas la mi-cuisse (jupettes) !

L’ordonnance du TA (considérant n° 6) ne s’y est pas trompée, qui constate une « [dérogation] à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps ». C’est seulement cette dérogation qui a motivé la suspension partielle dudit article par le TA :

« Article 2 : L’exécution de l’article 10 précité du règlement des piscines de Grenoble dans sa rédaction issue de la délibération du conseil municipal du 16 mai 2022 est suspendue en tant qu’elle autorise l’usage de tenues de bain non près du corps moins longues que la mi-cuisse. »

Ainsi, le membre de phrase suspendu ne figure plus sur le site de la ville de Grenoble.

Certes, rien ne dit que le Conseil d’État, saisi en appel, confirmera la nature et la portée de cette dérogation : du strict point de vue de l’hygiène et de la sécurité, le burkini présente-t-il vraiment des inconvénients manifestes ? S’agit-il d’une dérogation, ou d’une simple modification ? Néanmoins, le raisonnement adopté par le TA mérite d’être suivi jusqu’au bout, en ce qu’il réussit à y raccrocher la laïcité, de façon juridiquement étayée, mais peu habituelle.

Le burkini est bien un accessoire religieux

C’est en vain que d’habiles exégètes, ou des bien-pensants demi-habiles, soutiennent que le burkini n’aurait rien de religieux, encore moins d’intégriste, mais serait seulement destiné à permettre à des femmes pudiques – voire mal à l’aise avec leur corps- d’accéder aux piscines. On a connu les mêmes arguties avec le voile. Or aucun juge français ou international ne s’aventurera jamais à débattre du caractère religieux d’une tenue : il suffit qu’il soit revendiqué par qui la porte1.

Tel était bien le projet de la créatrice du burkini2 : « Les maillots de bain BURQINI ® – BURKINI ® […] ont été développés conformément au code vestimentaire islamique ».

En l’espèce, le mémoire en défense de la ville de Grenoble confirme les motivations religieuses du port de cette tenue, comme le relève le TA. Selon le rappel de la procédure (début de l’ordonnance), il est notamment argué que : « les usagers des piscines ne sont pas soumis à des exigences de neutralité religieuse ; […] la circonstance qu’une pratique soit minoritaire est sans effet sur sa qualification religieuse ; […] ».

De même, les arguments d’Alliance citoyenne et de la Ligue des droits de l’Homme, intervenants admis, ne peuvent éviter d’invoquer la motivation religieuse (cf. rappel de la procédure).

  • Pour Alliance citoyenne, de façon fort alambiquée :

« La circonstance selon laquelle certaines tenues de bain, comme le burkini, pourraient être regardées comme manifestant des convictions religieuses […] ; »

  • Pour la Ligue des droits de l’Homme, en mêlant déni et contradictions internes (car si le burkini n’a rien de religieux, pourquoi évoquer le « fonctionnement d’une religion » ?) :

« Le maillot de bain couvrant n’est pas, par lui-même, un signe d’appartenance religieuse ; son port ne méconnaît pas les exigences du principe de laïcité ;  il n’appartient pas à l’État de s’immiscer dans le fonctionnement d’une religion et aucune pression n’a été relevée sur les femmes de la communauté musulmane ; […] »
On note avec inquiétude l’utilisation du terme de « communauté musulmane », bien peu républicain.

Ce qui a justifié la suspension, c’est le motif religieux de la dérogation aux règles communes

On l’oublie trop souvent, sous la pression des partisans exclusifs de « la laïcité comme liberté d’exercice des cultes », la laïcité ne se limite pas à la loi de 1905, essentiellement établie pour sortir du Concordat et du système des cultes reconnus et financés par l’État. Depuis 1946, elle figure dans l’art. 1er de la Constitution. Ainsi, le Conseil constitutionnel a donné, le 19 novembre 2004 (Traité établissant une Constitution pour l’Europe), une définition supplémentaire du principe de laïcité :

« […] les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Voilà qui complète utilement les dispositions de la loi de 19053. Le TA (Considérant n° 4) a appliqué cette définition aux règles « organisant et assurant le bon fonctionnement des services publics », c’est-à-dire « l’ordre public sous ses composantes de la sécurité, de la salubrité et de la tranquillité publiques4 ». Règles auxquelles « Il ne saurait être dérogé ».

Le TA en a tiré un principe de « neutralité du service public », qui paraît bien applicable à l’autorité organisatrice, conformément au principe de séparation (art. 2 de la loi de 1905) régissant la sphère publique (État, collectivités, établissements et services publics) et ses agents.

Cette neutralité concerne-t-elle pour autant l’ensemble du service public, y compris ses usagers ? Ce n’est pas le sujet, puisque le déféré vise, non pas le comportement de certains usagers, mais la décision de la ville organisatrice du service public. Le « Considérant 6 » en tire la conséquence logique :

« […] en dérogeant à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux, ainsi qu’il est d’ailleurs reconnu dans les écritures de la commune, les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte [au] principe de neutralité du service public. »

***

Il n’est pas sûr que le Conseil d’État, qui n’est pas fort ami de la laïcité, suive le raisonnement du TA, qui a choisi de conforter le déféré préfectoral. Néanmoins, cette affaire est l’occasion de rafraîchir quelques mémoires.

Ainsi, contrairement à ce que certains ont cru devoir soutenir, il n’est pas vrai que « dans l’espace public » on puisse « porter la tenue que l’on veut ». C’est la « valeur relative des libertés », définie à l’art. 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : toute liberté connaît des « bornes », qui sont : les droits et libertés d’autrui, et l’ordre public établi par la loi -en l’espèce, les dispositions du règlement intérieur de la piscine (espace public, et non « sphère publique »).

Enfin, il ne faudrait pas négliger l’une des assertions du déféré préfectoral : « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est ainsi suggéré que le port du burkini pourrait faire peser une contrainte prosélyte à caractère communautariste. De fait, sa présence même générerait une « pression de conformité » sur les baigneuses musulmanes ou supposées telles, qui pourraient craindre de passer pour « impures » aux yeux de la communauté ou du quartier si elles ne se couvraient pas entièrement le corps à leur tour.

Le Conseil d’État restera-t-il enfermé dans sa logique myope de 19895, quand il soutenait que le port du voile à l’école n’était pas en lui-même un acte de prosélytisme ? Si le prosélytisme (chercher à convaincre de ses convictions) n’est pas interdit, il devient répréhensible dès qu’il est effectué de façon abusive6, notamment par des pressions : or celles-ci ne sont pas forcément physiques, ni même verbales. Au-delà de la critique féministe justifiée des injonctions patriarcales à cacher le corps des femmes, il serait bon de se souvenir que les cibles des islamistes sont essentiellement les femmes musulmanes, ou supposées telles. Leur ruse est ici de se faire relayer par d’autres femmes.

NB . Le Conseil d’État confirme la décision du Tribunal administratif de Grenoble. Lire le communiqué de presse du CE.

***

Addendum du 24 juin 2022. Le juge des référés du Conseil d’État confirme

Citons le communiqué de presse de la Haute Juridiction (c’est nous qui soulignons) :

« …le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics. »

Soulignons qu’il s’agissait du premier cas de « déféré laïcité », procédure instaurée par la loi du 24 août 2021 (dite « séparatisme »). Les partisans de l’abrogation de ladite loi devront désormais avouer leur préférence pour le burkini.

Le juge des référés du Conseil d’État a donc suivi le raisonnement du TA de Grenoble. Il est même allé plus loin. Ainsi il a considéré que le règlement des piscines avait en réalité pour objet d’autoriser le « burkini » (on n’est pas loin de la notion juridique de « détournement de pouvoir »), et que ce vêtement répondait à une revendication religieuse.

On ne peut que s’en féliciter.

Le règlement intérieur des piscines a donc subi, non une simple « modification », mais une véritable «  dérogation », que l’ordonnance qualifie même de « ciblée » (visant le burkini). Elle met ainsi à mal le « monument d’hypocrisie » que nous avons relevé dans l’argumentation de la ville de Grenoble. Le juge n’a pas été dupe, et le dit sévèrement (c’est nous qui soulignons) :

« Cependant, d’une part, au regard des modifications apportées par la délibération du 16 mai 2022 au précédent règlement et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l’audience, l’adaptation exprimée par l’article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis », d’autre part, il résulte de l’instruction que cette dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps, est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse. Ainsi, il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers

L’ordonnance ajoute un argument « d’ordre public » intéressant : la dérogation en cause, « sans réelle justification », « est de nature à affecter […] le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes […] » (souligné par nous).

En revanche, le juge n’a pas donné suite à l’assertion incidente du déféré préfectoral, selon lequel « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est vrai que la question du prosélytisme, que nous évoquions dans notre article précédent, ne concerne pas l’action de la ville de Grenoble, mais seulement les instigateurs (-trices) de la revendication. Or, même sans prosélytisme abusif, il suffit que la dérogation à la règle commune ait un motif religieux pour porter atteinte au principe de laïcité et de neutralité du service public.

Que donnera le recours au fond ? Le juge des référés étant en l’espèce le Président de la section du contentieux du CE, on peut penser qu’il ne serait pas aisément désavoué. De son côté, le maire de Grenoble a annoncé respecter la décision, tout en développant une argumentation sophistique. Selon lui, l’annulation n’aurait été causée que par le caractère « non près du corps » de la « jupette » : en quoi il n’a pas bien lu l’ordonnance d’appel, qui ne reprend plus la question de la « jupette », mais le fait que la dérogation visait en réalité à autoriser le burkini.

Notes

1 – Sauf la passoire des pastafaristes (pour qui le monde a été créé par un monstre volant en spaghettis), en raison du caractère parodique revendiqué par cette conviction (CEDH, De Wilde v. The Netherlands, 2 décembre 2021).

3 – Constitutionnalisées à leur tour (décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013)… à l’exception de l’interdiction de subventionner les cultes !

4 – Définition de l’ordre public par l’art. L2215-1 du Code général des collectivités territoriales, qui prévoit un pouvoir de substitution du préfet en cas d’inaction du maire.

5 – Conseil d’État – Avis du 27 novembre 1989 – Port du foulard islamique

6 – CEDH, 16 décembre 2016, Kokkinakis c. Grèce

Le port du voile n’a jamais libéré aucune femme

Le droit de porter le voile en public est aussi celui de dire publiquement tout le mal qu’on en pense

Voilà que le port du « voile islamique » refait surface, comme si la question n’avait pas été largement débattue depuis 1989 et éclaircie notamment par la loi de mars 2004. L’un des candidats à la présidence de la République (en l’occurrence une candidate), profère une ânerie antilaïque en prétendant vouloir l’interdire « dans l’espace public »1. L’autre, fidèle à la sinuosité du « en même temps », entretient le flou, dit tout et son contraire à ce sujet – ne l’a-t-on pas entendu, après avoir dit ce port « non conforme à la civilité »2, approuver une citoyenne voilée se prétendant « féministe »3 ? Il faut donc y revenir.

À vrai dire, ce qui m’a décidée à reprendre ce sujet et à rabâcher ce que j’écris depuis tant d’années4, c’est la « prestation » en demi-teinte de la naguère flamboyante Zineb El Rhazoui le 12 avril 2022 au micro d’Europe 15. Évidemment gênée aux entournures sur ce sujet par son soutien récent à la candidature d’Emmanuel Macron, elle s’évertue à décrire le « en même temps »… pour ce qu’il est, à savoir une oscillation clientéliste sans concept, et, oubliant la colonne vertébrale intellectuelle qui jusque-là l’animait, elle finit par comparer le port du voile à celui d’une protection de mon brushing contre la pluie – propos presque aussi affligeant que « l’argument Castaner » qui, on s’en souvient, inventait le port d’un « voile catholique» pratiqué dans la France des années 19506.

Bien sûr Zineb El Rhazoui a raison de rappeler que le port des signes religieux (entre autres) est libre, dans le cadre du doit commun, dans ce qu’on appelle « l’espace public » (que je préfère appeler l’espace social partagé). De sorte qu’un projet d’interdiction, comme celui dont fait état Marine Le Pen, revient à proposer d’abolir la liberté d’expression7.

Mais elle se révèle incapable de distinguer de manière intelligible pour les auditeurs cet « espace public » de celui qui participe de l’autorité publique et qui, lui, est soumis au principe de laïcité. Recouverte par une certaine confusion et embarrassée dans une expression laborieuse, la dualité des principes du régime laïque n’apparaît pas clairement.

Enfin, pour illustrer la liberté de l’espace social partagé, sous les yeux mi-effarés mi-moqueurs de Sonia Mabrouk, Zineb El Rhazoui recourt à la comparaison avec un « foulard » protégeant son brushing en cas de pluie. Ce faisant elle néglige nécessairement, avec la nature du voile islamique, l’autre face de la liberté. Oui bien sûr, on doit tolérer le port du voile dans l’espace social partagé, mais cela n’oblige personne, et surtout pas une militante de la laïcité, à le banaliser en le comparant à un acte anodin et temporaire, comme le faisait Lionel Jospin en 1989. Et c’est en vertu de la même liberté qu’on peut et même qu’on doit pouvoir exprimer publiquement tout le mal qu’on pense de ce port, ainsi que le faisait, avec une magnifique prestance, Abnousse Shalmani le 20 septembre 2020 sur LCI8, rivant son clou à un Jean-Michel Aphatie médusé :

«Le voile ne change pas de nature lorsqu’il passe les frontières. Le voile n’a jamais libéré aucune musulmane9, c’est quand elles le retirent qu’elles accèdent aux droits.[…] Le voile sera un choix le jour où il n’y aura plus une seule parcelle de terre où il sera obligatoire. En attendant c’est un linceul pour les femmes.»

Pour un exposé des principes et des concepts formant la dualité du régime laïque, exposé qui excède le calibre de ce bref « Bloc-notes », j’invite les lecteurs de Mezetulle à prendre connaissance de l’article que je mets en ligne aujourd’hui parallèlement dans la rubrique « Revue » : « La dualité du régime laïque. Réflexions sur l’expression ‘intégrisme laïque’ ».

Notes

3https://www.marianne.net/politique/macron/face-a-une-femme-voilee-et-feministe-macron-joue-les-equilibristes-pour-contrer-le-pen Le caractère fluctuant des déclarations du président Macron est, si l’on peut dire, constant. Voir, par exemple et entre autres, l’article de Jean-Eric Schoettl sur ce site : « Nécessité et impossibilité d’un discours présidentiel sur la laïcité » https://www.mezetulle.fr/necessite-et-impossibilite-dun-discours-presidentiel-sur-la-laicite/ .

4 – Voir, entre autres, l’exposé théorique général dans Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2015, notamment chapitre 1, le grand entretien publié par la Revue des Deux Mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ et la vidéo avec le Centre laïque de l’audiovisuel de Bruxelles https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/ .

5 – Invitée par Sonia Mabrouk https://www.youtube.com/watch?v=2njHDMsUXaM

7 – Outre que son application serait impossible et qu’elle susciterait des protestations, dont certaines pourraient même se manifester par un appel à la « solidarité » imbécile du type « Nous sommes toutes des femmes voilées » !

9 – Je me suis évidemment inspirée de cette formule, en l’élargissant, pour intituler le présent Bloc-notes.

Macron et la légitime défense : poisson d’avril !

Le président de la République ne perd ni son énergie ni sa bonne humeur malgré un environnement sombre. Se montrant particulièrement pugnace, il ose même le poisson d’avril de mauvais goût (car dans l’affaire en question un homme est mort et un autre est mis en examen pour meurtre) avec une déclaration faite au micro d’Europe 11. À propos d’un homme mis en examen pour avoir tué un cambrioleur entré chez lui par effraction2, le président dit en effet : « Je suis opposé à la légitime défense ».

Poisson d’avril, très probablement. Voici quelques indices.

La déclaration est proférée le 31 mars, et donc on peut s’attendre à ce qu’elle se répande et « fasse le buzz » le lendemain 1er avril. D’ailleurs Europe 1 attend ce matin pour diffuser sur son site l’enregistrement audio3, et je l’entends en me disant « tout de même, c’est un peu gros, ils y vont fort! ».

En effet, c’est une énormité.

S’agirait-il d’une « petite phrase » coupée de son contexte vilainement extraite pour accabler le président  ? La déclaration est entièrement accessible sur le site d’Europe 14 . Il a vraiment dit ça, soutenant et renforçant son propos par deux autres affirmations.

1° Une faute volontaire de logique : avancer que la légitime défense ce serait « le Far West » et que son existence témoignerait d’un pays où « on considère que c’est aux citoyens de se défendre ». Alors que la loi définissant et réglant la légitime défense dit le contraire.

2° Une hyperbole qui érige cette énormité en règle générale : « je ne vais pas juger d’un fait divers [encore heureux!]. Je vous donne les règles ».

Certes, le président a raison quand il dit qu’il n’a pas à juger une affaire particulière. Mais il oublie que dans cette affaire particulière, l’une des questions que se poseront les juges n’est pas de savoir si la légitime défense existe dans la loi (car la légitime défense a bien une existence légale), mais de savoir si ce cas particulier est ou non un cas de légitime défense telle que la définit la loi.

Le président n’a donc ni à juger d’un cas particulier ni à « rappeler » des règles qui n’existent pas. C’est la loi qui « donne les règles », et le président, s’il veut les rappeler, ne peut que s’y référer ou du moins ne pas les trahir. En l’occurrence les articles 122-5 à 122-7 du Code pénal5.

Je ne vois que trois hypothèses permettant de comprendre la déclaration « Je suis opposé à la légitime défense ».

1° Le candidat Macron est opposé à la loi relative à la légitime défense. Mettons, mais s’il veut l’abolir, qu’il le dise clairement dans un programme, dans une réunion électorale de campagne. Attendons la suite, on ne peut pas savoir, mais Macron surenchérissant sur Poutou (lequel propose le désarmement de la police), franchement je trouve que ça ne tient pas la route.

2° Emmanuel Macron y est opposé en tant que président en exercice. Mettons, mais qu’il annonce alors que l’exécutif va maintenant, là, tout de suite, déposer un projet de loi abrogeant la législation existante (car à ma connaissance durant ce quinquennat aucune proposition faite en ce sens par l’exécutif n’a été examinée). Mais comment saisir le Parlement pour une telle opération en pleine période électorale et à quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle ? C’est impossible.

3° C’est un poisson d’avril.

Il y a peut-être des malpensants qui suggéreront une quatrième hypothèse désobligeante pour le président, mais j’ai honte rien que de l’avoir imaginée ne serait-ce qu’une fraction de seconde.

Notes

3https://www.europe1.fr/emissions/Les-journaux-de-la-redaction/emmanuel-macron-a-europe-1-je-suis-oppose-a-la-legitime-defense-4103123
Il ajoute : « en aucun cas ce n’est à nos compatriotes de se défendre eux-mêmes » (c’est moi qui souligne).

4 – Voir les notes 1 et 3.

Doit-on enseigner le « respect des convictions philosophiques et religieuses » d’autrui ?

Réflexions sur un passage du programme d’Enseignement moral et civique

Je me rappelle l’émission Répliques du 24 avril 20211 . Elle a mis en présence François Héran et Souâd Ayada2 au sujet de « la liberté d’expression », après l’assassinat de Samuel Paty et la publication de la Lettre aux professeurs de F. Héran. À un moment3, F. Héran a objecté habilement à S. Ayada que, le « respect des convictions religieuses d’autrui » figurant dans le programme d’enseignement moral et civique (EMC), on pouvait récuser légitimement le fait de « montrer » certaines caricatures4. S. Ayada dut se donner bien du mal pour soutenir la liberté du professeur de choisir ses moyens dans un tel cadre. Car, malheureusement, elle ne pouvait pas nier directement le fait : oui, le respect des convictions figure expressément dans le programme officiel… Ce qui appelle quelques remarques.

En effet, dans le programme d’Enseignement moral et civique de l’école et du collège, le respect des convictions est présenté dès le début du texte comme constitutif du respect d’autrui – première finalité de l’EMC :

« Respecter autrui, c’est respecter sa liberté, le considérer comme égal à soi en dignité, développer avec lui des relations de fraternité. C’est aussi respecter ses convictions philosophiques et religieuses, ce que permet la laïcité. »
Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 26 juillet 2018, 2e alinéa du premier item5 .

Il y a là non seulement un gros « trou dans la raquette », mais aussi une absurdité.

1° Campée sur cette déclaration réglementaire, toute « conviction » peut exiger le « respect » au motif qu’elle existe en tant que conviction. Toute démarche critique à l’égard de quelque conviction est d’emblée condamnée, ce qui est à la fois contraire au droit et contraire à un enseignement émancipateur.

2° Soumis à une telle directive, comment un professeur peut-il éclairer la notion de blasphème et sa non-pertinence en droit républicain ? Osera-t-on répondre, comme cela a été insinué au sujet de Samuel Paty, que cette notion n’a pas à être abordée dans le cadre du programme d’EMC ? Le professeur devra-t-il se contenter de lieux communs et d’idées fausses sur une laïcité « interconvictionnelle » à laquelle cette directive semble inviter ? Non seulement ces idées sont erronées et vagues, mais cela confirmerait les préjugés de bien des élèves en prétendant leur apprendre ce qu’ils croient savoir déjà (« il faut être gentil avec toutes les convictions »). Et on s’étonne ensuite que les élèves s’ennuient et que le niveau baisse ; on s’étonne aussi que les professeurs pratiquent l’évitement et l’autocensure.

3° Le professeur est confronté à des injonctions contradictoires. En effet, ce « respect » que le professeur est censé valoriser et transmettre aux élèves dans l’EMC, on doit conjecturer qu’il doit l’observer lui-même et tenir compte des convictions religieuses de son auditoire. Mais quelle directive doit-il suivre dans l’ensemble de son travail : le programme d’EMC qui enjoint le respect des convictions (notamment religieuses) ou bien les autres programmes d’enseignement qui lui demandent d’expliquer et de transmettre un savoir, y compris lorsque celui-ci va à l’encontre de convictions présentes chez des élèves ? Les savoirs libres et substantiels (donc libérateurs) doivent-ils s’effacer devant la revendication abstraite et nombriliste de « la liberté de ne pas être froissé »6 ?

4° Cette phrase pleine de bons sentiments et apparemment anodine, non seulement est contraire à l’idée même d’instruction en ce qu’elle place la croyance au-dessus du savoir, mais encore elle introduit implicitement (et donc force à admettre) le présupposé de l’indissociabilité de la conviction et de la personne qui s’en prévaut7. Ce qui est une absurdité philosophique et juridique. Se défaire d’une conviction ou en changer, ce n’est pas pour autant se dissoudre ou devenir une autre personne. Si on enseigne aux élèves que « moi, je m’identifie à mes convictions, je suis ce que sont mes convictions », on les livre à l’assignation et à la fragmentation communautaire, on réduit et on fixe leur « moi » à une série de convictions fournies par leurs appartenances, on sacralise le déterminisme social dont on prétend par ailleurs les libérer, on nie leur singularité et leur liberté. On oriente et on entrave toute réflexion ultérieure sur le concept de sujet : l’étude des grandes philosophies modernes devient pour le moins problématique.

Cette phrase, dont les conséquences considérables n’ont peut-être pas été mesurées au moment où elle a été écrite (c’est de ma part une lecture généreuse), a-t-elle sa place dans un programme officiel de l’école laïque ? Non ! Elle est contraire à l’idée des « valeurs de la République » que le programme d’EMC fait sonner pourtant bien fort, elle souscrit à un état archaïque et bien peu républicain du droit, elle repose sur une absurdité contraire aux concepts de liberté et d’émancipation, enfin elle est un obstacle à l’acte même d’enseigner et à celui de s’instruire.

Notes

2 – François Héran, professeur au Collège de France. Souâd Ayada, inspectrice générale, présidente du Conseil supérieur des programmes. Pour une discussion des positions de F. Héran au sujet de la liberté d’expression après l’assassinat de Samuel Paty, voir sur ce site le texte de Gwénaële Calvès « Vous enseignez la liberté d’expression? N’écoutez pas François Héran ! » et celui de Véronique Taquin « Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran ».

3 – Exactement à 25’22’’.

4 – Je mets des guillemets à « montrer », car jamais aucun professeur ne se contente de « montrer » : voir  À la mémoire de Samuel Paty, professeur .

5https://cache.media.education.gouv.fr/file/30/73/4/ensel170_annexe_985734.pdf . C’est moi qui souligne le passage en question.

6 – David di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer…, Paris : Cherche-Midi, 2021, p. 57. Voir la recension https://www.mezetulle.fr/jai-execute-un-chien-de-lenfer-rapport-sur-lassassinat-de-samuel-paty-de-david-di-nota-lu-par-c-kintzler/

7 – Voir des développements dans les articles consacrés au « blasphème », récapitulés dans ce dossier : https://www.mezetulle.fr/sur-lexpression-droit-au-blaspheme-dossier-sur-la-liberte-dexpression/

« Un irresponsable n’est plus un citoyen », vraiment ?

L’entretien du président de la République avec des lecteurs du Parisien, publié dans ce quotidien du 5 janvier 2022, recourt à un langage ostensiblement familier. On peut penser que les non-vaccinés atteints du Covid font obstacle à l’accès normal de l’ensemble de la population aux soins intensifs en saturant ces derniers du fait de leur incurie – ce qui est effectivement une façon maximale d’« emmerder » le monde. Mais on ne peut pas admettre que le chef de l’exécutif abandonne toute tenue et se livre à un discours vulgaire sous le régime pulsionnel de l’envie et de la vengeance : «les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout »1. Ce n’est pas tout, et ce n’est pas le plus grave. Amplifiant la provocation, le président lâche une formule inquiétante en forme de sentence vertueuse : « Un irresponsable n’est plus un citoyen. »

S’agissant des non-vaccinés et des antivax, le président déclare (p. 5 dans le Parisien daté du 5 janvier) : « Quand ma liberté vient menacer celle des autres, je deviens un irresponsable. Un irresponsable n’est plus un citoyen. ». Dans la bouche du premier personnage de l’État, une telle déclaration n’est pas anodine, elle ne se réduit pas à une réflexion philosophique générale sur les conditions de coexistence des libertés, ni à une désapprobation morale portant sur ceux qu’on juge (à tort ou à raison) « irresponsables ». Dire, dans la position d’un président de la République, que quelqu’un « n’est plus un citoyen », c’est évoquer clairement la perte des droits civiques. Cela soulève plusieurs questions.

1° Pour qu’un citoyen ne soit plus un citoyen, il faut qu’il ait subi une condamnation pénale et que la juridiction qui l’a condamné prononce en outre la perte de ses droits civiques (celle-ci n’est plus automatique depuis 1994). Or pour qu’il y ait délit et peine, il faut qu’une loi préalablement promulguée définisse ce délit et les peines correspondantes2. Quelle loi les non-vaccinés enfreignent-ils ?

2° Appartient-il au chef de l’exécutif de déclarer que tels ou tels citoyens, sur un critère non défini préalablement par la loi, ne doivent plus jouir de leurs droits civiques ? Même s’il s’appuyait sur un critère légal (par exemple s’il parlait de personnes susceptibles d’avoir transgressé une loi), il n’aurait pas le droit de le faire car seule une juridiction a le pouvoir de prononcer une peine. A fortiori ne le peut-il en l’absence de loi. Emmanuel Macron franchit donc ici deux lignes rouges : prononcer une sentence en tant que chef de l’exécutif, et la prononcer en l’absence de loi.

3° On pourrait supposer, si on est généreux, que le président émet un jugement simplement moral. Mais dans ce cas, il aurait pu se contenter de signifier sa désapprobation en disant par exemple « une telle irresponsabilité n’est pas digne d’un citoyen », en s’en tenant rigoureusement au domaine moral. Ce n’est pas un dérapage, le texte de cet entretien a été soigneusement relu avant sa publication. Or la formule « Un irresponsable n’est plus un citoyen » va beaucoup plus loin que la désapprobation, il s’agit d’un jugement d’exclusion : pour des raisons morales, je décide que tel citoyen qui n’a enfreint aucune loi mais que je juge, moi, irresponsable, n’est plus un citoyen.

Doit-on gouverner au nom de la vertu et en dépit de la loi fondamentale qui dispose « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. »3 ?

Cela révèle une outrecuidance démesurée et peut-être aussi un petit calcul politique4. Le président voudrait-il transformer la prochaine élection présidentielle en plébiscite ?

Notes

1 – C’est moi qui souligne le mot « envie ». Le paragraphe se termine par une série de mesures présentées comme punitives « Et donc il faut leur dire : à partir du 15 janvier, vous ne pourrez plus aller au restau, vous ne pourrez plus prendre un canon, vous ne pourrez plus aller boire un café, vous ne pourrez plus aller au théâtre, vous ne pourrez plus aller au ciné… ».

2 – Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, article 8 « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée . »

3 – Déclaration des Droits, article 5.

4 – Eventuellement aussi de la négligence, ce qui n’est pas incompatible avec la volonté de provocation, et certainement pas avec l’outrecuidance. En effet je m’interroge sur la phrase suivante (toujours p. 5 un peu plus haut) « Mais nous ne sommes pas aujourd’hui dans une situation où nos services d’urgence ne peuvent pas accueillir tous les patients ». Il me semble au contraire que nous sommes aujourd’hui dans une situation où les services d’urgence ne peuvent pas accueillir tous les patients, et que c’est précisément à cause de cela qu’on peut critiquer et trouver « emmerdants » les non-vaccinés qui, une fois malades, saturent ces services. Le président ne s’emmêlerait-il pas les pinceaux avec une double négation lui faisant dire l’inverse de ce qu’il voudrait ? Mais je n’ai peut-être pas bien compris.

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » ?

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine ? Je n’y suis pas favorable. Un tel ajout rendrait la devise hétérogène en lui faisant viser deux objets disjoints. Et il affaiblirait l’intelligibilité du triptyque dont l’ordre et la clôture n’énoncent pas un classement, mais un fonctionnement.

L’homogénéité de la devise

Il est bien tentant d’accrocher la laïcité à la devise républicaine. Ne s’agit-il pas d’un principe fondamental que la Constitution de 1958, à l’alinéa 1 de son article premier, consacre en l’incorporant à la définition de la République française ? « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Mais, à lire cette définition, et en remarquant que « laïque » figure en deuxième position dans la série des attributs essentiels, il faudrait alors ajouter aussi « Indivisibilité » ! On me répondra que la laïcité est un principe particulièrement malmené et attaqué depuis des décennies, et qu’il ne serait pas mauvais de lui donner une dimension sacralisée en énonçant le substantif qui sous-tend l’adjectif « laïque ». Mais n’en est-il pas de même de l’indivisibilité, rognée à bas bruit depuis fort longtemps ?

Poursuivons la lecture de l’article premier. La phrase qui suit est intéressante car y apparaît expressément un des termes de la devise : « Elle [i.e. la France, la République française] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens […] ». Autrement dit, l’égalité est un attribut politique essentiel des citoyens que la République doit assurer – essentiel dis-je car sans égalité, la citoyenneté ne pourrait pas s’exercer. Cette remarque éclaire le sens de la devise : l’égalité est une propriété des citoyens. On peut en conclure que le triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité » parle bien des citoyens, et qu’il n’a pas pour objet de caractériser la République (ce que fait, en revanche, l’article 1er de la Constitution). Dans la République française, les citoyens sont libres, ils sont égaux, ils sont frères. Mais la laïcité n’est pas plus que l’indivisibilité une propriété des citoyens : c’est la République, c’est l’association politique qui est « indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

La suite du texte de l’alinéa 1 de l’art. 1er serait inintelligible et même choquante si on n’adoptait pas cette explication quant à son objet : « Elle [i.e. la République française] respecte toutes les croyances. » Est-ce que les citoyens doivent respecter toutes les croyances ? Certainement pas ! ce serait réintroduire un délit de blasphème et ce serait contraire à la Déclaration des droits. C’est l’association politique, la République, qui, en s’abstenant de toute condamnation et de toute approbation à l’égard des croyances, s’astreint à ce respect1.

L’article 1er (alinéa 1) de la Constitution énumère des propriétés et des obligations relatives à l’association politique et non aux citoyens de cette association. La laïcité n’est pas, pas plus que la démocratie, une propriété essentielle des citoyens : les citoyens doivent  respecter les lois, lesquelles sont laïques et démocratiques, mais ils n’ont pas à faire profession d’engagement laïque, démocratique ni même social. Nous connaissons tous des personnes qui sont antilaïques et nous n’avons jamais pensé, sur ce motif, qu’elles ne sont pas des citoyens à part entière. Se déclarer antilaïque ou même se déclarer antidémocrate n’est pas un délit – ce qui est un délit, c’est d’enfreindre une loi laïque ou démocratique. L’engagement laïque est celui d’un citoyen désireux de défendre les principes républicains, et il est heureux, souhaitable même, que des citoyens s’engagent dans cette voie, mais cela ne les rend pas plus citoyens que ceux qui ne s’y engagent pas. En revanche une association politique qui n’est pas laïque n’est pas républicaine au sens où la République française l’est.

Les deux textes ont bien un objet différent. De quoi parle l’article premier de la Constitution ? De l’association politique appelée « la République française » et de sa législation. De quoi parle la devise républicaine ? Des citoyens. Ajouter « laïcité » à la devise la rendrait donc hétérogène en changeant brusquement son objet.

Le fonctionnement de la devise

Un tel ajout n’aurait pas seulement pour effet de disloquer la devise en y introduisant un hiatus quant à son objet, elle en affecterait le fonctionnement même, qui repose sur l’ordre de trois, et seulement trois, concepts.

Liberté. Ce terme est placé en première position : il désigne la fin que le citoyen poursuit en consentant à entrer dans l’association politique. C’est Rousseau qui a exprimé le plus fortement cette finalité et son caractère paradoxal dès le début de son ouvrage Du Contrat social 2: « […] la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? ». Et Rousseau ose formuler un problème apparemment impossible – « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » – ajoutant effrontément : « Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »3

C’est ici qu’intervient le second terme Égalité.  Placé en position moyenne, c’est la clé de voûte, le moteur qui rend l’opération possible. Elle s’effectue en égalisant les parties prenantes (chaque individu), en faisant qu’aucune d’entre elles ne soit en mesure d’asservir une autre ou d’autres et qu’aucune ne soit asservie par une autre ou par d’autres. Il s’agit d’engendrer l’égalité des sujets en tant qu’ils produisent le droit pour lequel ils s’associent et en tant qu’ils en reçoivent les résultats. Chacun sera, également à tout autre, le producteur du droit et son bénéficiaire : c’est ce que vise l’association républicaine. L’égalité n’est donc pas une fin en elle-même (on ne s’associe pas pour être égaux), mais c’est seulement par l’égalité que les sujets du droit prennent conscience d’eux-mêmes et qu’ils peuvent procéder à l’opération qui leur donnera ce maximum de liberté et de droits auquel ils aspirent.

Fraternité. Avant de se déployer dans les domaines juridique et politique, l’effet de cette opération est moral. Chaque associé se découvre lui-même comme sujet libre et voit alors autrui sous le même rapport : l’autre est mon semblable, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que moi, c’est un autre moi. Les regards cessent de se porter jalousement les uns sur les autres. Ils se tournent vers l’horizon élargi d’une association qui se soutient par le maximum d’indépendance qu’elle donne à chacun des individus qui la composent à l’égard de tous les autres. La fraternité du lien politique n’a rien à voir avec la fraternité familialiste compassionnelle et féroce de surveillance mutuelle inspirée par l’amour exclusif de l’égalité (que personne n’en ait plus que moi!). C’est celle de sujets animés par l’amour de la liberté qui réfléchissent à rendre les libertés compatibles et qui se reconnaissent mutuellement la dignité de substances.

La série ternaire de la devise ne peut pas être ouverte indéfiniment et sans qu’on fasse réflexion sur sa composition actuelle. Elle énonce un parcours conceptuel dans lequel chaque terme occupe, à sa juste place, une fonction – finalité, moyen, effet. Y ajouter un terme risque d’en rompre le fonctionnement par hiatus et de le diluer en prétendant surenchérir sur son effet moral. Réfléchissons à graver la laïcité dans le marbre des institutions de manière plus efficace et moins brouillonne4 qu’en dévitalisant une devise par un contresens sur son objet.

Notes

1 – Il n’en reste pas moins que cette phrase, isolée de son contexte, peut être lue de manière tendancieuse et qu’il serait plus judicieux de la remplacer par celle-ci, inspirée de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 : « « Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Ce serait une manière de graver la laïcité dans le marbre plus cohérente et plus efficace que d’ajouter « laïcité » à la devise républicaine. Voir la fin de l’article « Du respect érigé en principe ».
[Edit du 17 décembre] On lira aussi avec intérêt le commentaire et la suggestion de François Braize sur ce sujet : https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/#comment-9271

2– Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, I, 6.

3 – Je m’inspire ici d’un article que j’ai publié sur Mezetulle en 2016 : « Rousseau : le Contrat social avec perte et fracas« .

4 – Voir la note 1.