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Les bons sentiments et les saintes-nitouches armées d’un coutelas

Intervention à la soirée du 16 octobre « Réparer la République »

Le 16 octobre 2023, j’ai participé à Paris à une soirée organisée par le Collectif laïque national à l’invitation du Grand Orient de France1. Intitulée « Réparer la République », elle était un hommage à Samuel Paty et à Dominique Bernard, deux professeurs tombés sous les coups d’un terroriste islamiste. On trouvera ci-dessous le texte de mon intervention, à laquelle j’ai ajouté, pour la version écrite, les intertitres et les notes.

La dictature du « ressenti »

Début octobre 2020, en classe de 4e, Samuel Paty fait cours sur la liberté d’expression. Il utilise un dessin de Coco paru dans Charlie Hebdo en septembre 2012, dessin relatif à un film et qui fait l’objet d’une fiche pédagogique référencée sur le réseau Canopé du MEN2.

Samuel Paty est alors accusé d’avoir traité les élèves musulmans de manière discriminatoire en les excluant d’une classe sur critère religieux, parce que musulmans. C’est faux, ce qui est confirmé par des élèves présents. Mais une élève qui était absente a choisi, elle, de rester dans la classe où elle n’était pas pour entendre le professeur dire « les musulmans vous pouvez sortir ». Et d’ajouter « On a tous été choqués »3.

Dès lors la machine accusatoire est enclenchée, maniée par des virtuoses de l’art d’être choqué. Le père de l’élève et son « accompagnateur »4 s’emparent de cette parole mensongère et la développent : il faut « virer ce professeur ». L’administration de son côté – on le sait notamment par le rapport de l’IGESR5 du 3 décembre – adopte la thèse de la menteuse sur un point non négligeable (S. Paty « a froissé les élèves »), ce qui revient, en l’occurrence et de la part de la parole publique, à restaurer le délit de blasphème. Elle s’étonne de la résistance du professeur à « reconnaître une erreur ». Peu importe que cela soit démenti par le témoignage des élèves présents, ce qui compte est l’offense ressentie.

Le 16 octobre, Samuel Paty est décapité par le fils d’un Tchétchène réfugié dans l’« État français islamophobe ». Abdullah Anzorov a été renseigné par quelques élèves.

Les professeurs n’ont qu’à bien se tenir. Cibles idéales offertes au « ressenti » des élèves et des parents érigés en censeurs par un dispositif mis en place depuis des décennies, il n’est déjà pas très bon qu’ils veuillent instruire sans négocier, sans s’agenouiller devant ce qu’on appelle « le bruit pédagogique ». L’exercice se révèle extrêmement dangereux quand l’objet de cette instruction est, comme le prescrit pourtant le programme d’EMC (Enseignement moral et civique), la liberté d’expression, notamment de la presse. Ce que notait, non sans un humour qui nous navre a posteriori, un mél de S. Paty : « Je travaillerai l’année prochaine sur la liberté de circulation ou, peut-être, sur la censure d’Internet en Chine ».

Les croyances ont-elles des droits ?

Et puis ces petits profs ont besoin de conseils, de leçons prodiguées cette fois par un professeur du Collège de France, François Héran, qui dans plusieurs interventions publiques prit la peine de leur expliquer que la liberté d’expression est abusive quand elle empiète sur « la liberté de croyance », et qu’il convient de la modérer pour n’offenser aucune sensibilité6.

Il faudrait donc se donner pour règle le respect de ce que les uns et les autres croient ? Et ainsi non seulement on frappera d’interdit tout ce qui contrarie ou même blesse une croyance quelconque, mais on finira par considérer comme comme admissible que « la simple projection d’un dessin puisse entraîner une décapitation »7. D’où ces déclarations odieuses « Je condamne, mais… ».

Or, comme le montre Gwénaële Calvès, il n’existe pas, en France, de droit au respect des croyances religieuses opposable, par exemple, à des dessins de presse ou à d’autres formes d’expression8. Seules les personnes ont droit au respect. Tel pourrait être l’objet d’une séquence d’enseignement sur la liberté d’expression, illustrée notamment par un dessin de presse et son contexte.

Il faut rappeler que la liberté d’expression, encadrée par un droit qu’il faut justement appeler commun, vaut pour tous, en tous sens. Sa pratique n’a pas la gentillesse pour norme, mais la loi. Oui, on peut afficher une opinion politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, on a le droit de dire que l’incroyance est une abomination. Mais cela vaut réciproquement : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion et même la détestation qu’on a de tout cela ; c’est en vertu du même droit qu’on peut caricaturer irrévérencieusement telle ou telle religion. Oui c’est difficile à supporter, mais la civilité républicaine, en tolérant qu’on s’en prenne aux doctrines et jamais aux personnes, a ici une leçon de bonnes manières à donner aux saintes-nitouches armées d’un coutelas. « Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ? »9

La voie de l’ignominie toujours ouverte

Ce n’est pas fini. Dans un lycée d’Arras, ce 13 octobre 2023, un terroriste islamiste dont la famille, elle aussi, avait trouvé refuge dans « l’État français islamophobe », a massacré un professeur, Dominique Bernard, et blessé trois autres membres du personnel, dont l’un grièvement. La date, la similitude des faits laissent penser qu’il s’agit d’une réplique délibérée de l’assassinat de Samuel Paty. Du reste, un détestable néologisme circulant chez certains élèves – « je vais lui faire une Samuel Paty » -, a érigé cet assassinat en modèle. Ajoutons que l’ancien chef du Hamas Khaled Meshaal a appelé les musulmans du monde à un « jour de djihad » ce vendredi 13 octobre10. Mais l’État islamique n’avait-il pas, déjà en 2015, appelé à tuer des professeurs en France ?11

Les tombereaux de fleurs et autres minutes de silence qui recouvrent ces massacres ne parviennent plus à dissimuler le poids du contexte institutionnel, ni à masquer l’impuissance publique et les années de déni. Il est vrai que les ouvriers de la onzième heure qui s’empressent de verser des larmes de crocodile donnent des signes de fébrilité : la culpabilité semble changer de sens.

Mais Mickaëlle Paty, la sœur de Samuel, a raison de dire que « nous ne sommes pas dans l’après Samuel Paty, mais dans le pendant »12. Certains encouragements officiels à persévérer dans la voie de l’ignominie n’ont pas pour autant disparu – ce que je vais tenter d’illustrer à présent par un tout petit détail.

Un gros « trou dans la raquette » dans le programme d’enseignement moral et civique

Je remonterai pour cela à l’émission Répliques (France Culture) du 24 avril 2021. Elle a opposé François Héran à Souâd Ayada (alors présidente du Conseil supérieur des programmes) au sujet de l’enseignement de la liberté d’expression. À un moment, F. Héran a avancé que, le « respect des convictions religieuses d’autrui » figurant dans le programme d’enseignement moral et civique (EMC), on pouvait récuser légitimement le fait de recourir en classe à certaines caricatures.

Je suis allée voir. En effet, dans le programme d’Enseignement moral et civique de l’école et du collège, le respect des convictions est présenté au début du texte comme constitutif du respect d’autrui – première finalité de l’EMC :

« Respecter autrui, c’est respecter sa liberté, le considérer comme égal à soi en dignité, développer avec lui des relations de fraternité. C’est aussi respecter ses convictions philosophiques et religieuses, ce que permet la laïcité. »13

Il y a là un gros « trou dans la raquette ».

1° Campée sur cette déclaration réglementaire, toute « conviction » peut exiger le « respect » au seul motif qu’elle existe. Toute démarche critique à l’égard d’une conviction est d’emblée disqualifiée, ce qui est à la fois contraire au droit et à un enseignement émancipateur.

2° Soumis à une telle directive, comment un professeur peut-il éclairer la notion de blasphème et sa non-pertinence en droit républicain ? Comment peut-il éclairer le concept de liberté d’expression ? Comment un Samuel Paty, comment un Dominique Bernard peuvent-ils enseigner ? Ou alors il faut s’en tenir à des notions bisounours erronées et vagues, en berçant les élèves avec ce qu’ils croient savoir (« il faut être gentil avec toutes les convictions »). Et on s’étonne que les élèves s’ennuient et que le niveau baisse ; on s’étonne aussi que les professeurs pratiquent l’évitement et l’autocensure. Mais cette phrase du programme officiel est elle-même une injonction à l’autocensure !

3° Le professeur est confronté à des injonctions contradictoires. Lui faut-il enseigner le respect des convictions (notamment religieuses) ou bien d’autres points du programme et les autres programmes d’enseignement qui lui demandent d’expliquer et de transmettre un savoir, y compris lorsque celui-ci va à l’encontre de convictions présentes chez des élèves ? Les savoirs libres et substantiels doivent-ils s’effacer devant la revendication abstraite et nombriliste de « la liberté de ne pas être froissé »?

4° Cette phrase pleine de bons sentiments est contraire à l’idée même d’instruction en ce qu’elle place la croyance au-dessus du savoir. De plus elle introduit le présupposé de l’indissociabilité de la conviction et de la personne qui s’en prévaut. Ce qui est une absurdité philosophique et juridique. Se défaire d’une conviction ou en changer, ce n’est pas pour autant se dissoudre ou devenir une autre personne.

Cette si gentille phrase ne peut pas être lue de manière anodine. Incompatible avec le droit républicain, elle repose sur une absurdité contraire aux concepts de liberté et d’émancipation, elle est un obstacle à l’acte même d’enseigner et à celui de s’instruire. Elle n’a pas sa place dans un programme d’enseignement établi par une république laïque. L’y maintenir c’est excuser d’avance les saintes-nitouches armées d’un coutelas qui s’érigent en défenseurs d’une foi. Il faut la supprimer.

Oui, c’est un détail. Mais il est significatif de l’esprit de bien des textes officiels. Plus largement il révèle une mentalité, un défaitisme décervelant répandu par le « bisounoursisme » ambiant, il révèle un acquiescement anticipé aux propos culpabilisateurs tenus par des dévots sanguinaires, par leurs soutiens clientélistes et par leurs idiots utiles. Il faut combattre cette mentalité ; il est grand temps de consentir à voir que « contre nous de la tyrannie l’étendard sanglant est levé ».

[Vidéo sur la chaîne Youtube du GODF  https://www.youtube.com/watch?v=gXkmQ-9rZOE à 6’07 minutes du début de la vidéo.]

Notes

1 – Intervenants : Alain Seksig, Eddy Khaldi, Benoît Kermoal, Damien Boussard, Sophia Aram, Yaël Goosz, Hadrien Brachet. En présence de Guillaume Trichard Grand Maître du GODF. Voir l’affiche https://www.mezetulle.fr/wp-content/uploads/2023/10/Affiche-GODF-16-10-2023-Reparer-la-Republique.jpg

3 – Je m’inspire ici du livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, Paris, Cherche-Midi, 2021.

4 – Abdelhakim Sefrioui le leader en France du collectif Cheikh Yassine fondateur du Hamas.

5 – Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, « Enquête sur les événements survenus au collègue du Bois d’Aulne (Conflans Sainte-Honorine) », octobre 2020, publié le 3 décembre 2020.

6 – Voir par exemple sur le site La vie des idées sa « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » du 30 octobre 2020 https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geo-Heran , où sont habilement confondus les opinions (croyances, incroyances, etc.) et les personnes, et qui érige en principes, sans aucun critère, les notions d’offenseur et de « minorité offensée ». Sur le caractère prétendument tardif en droit français du concept de « liberté d’expression » et sur la référence non-pertinente à un passage de la Constitution de 1958, voir la critique détaillée de Gwénaële Calvès, professeur de droit public : https://www.mezetulle.fr/vous-enseignez-la-liberte-dexpression%e2%80%89-necoutez-pas-francois-heran%e2%80%89-par-gwenaele-calves/ . On lira aussi l’analyse de Véronique Taquin « Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran ».

7 – Henri Pena-Ruiz « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 décembre 2020 https://www.marianne.net/agora/henri-pena-ruiz-lettre-ouverte-a-mon-ami-regis-debray

8 – Voir référence à la note 6.

9 – Boileau, Le Lutrin , I .

13 – Souligné par moi. Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 26 juillet 2018, 2e alinéa du premier item https://cache.media.education.gouv.fr/file/30/73/4/ensel170_annexe_985734.pdf . Repris dans le BO du 30 juillet 2020. Les réflexions qui suivent reprennent en partie un article que j’ai publié sur ce site en janvier 2022 « Doit-on enseigner le ‘respect des convictions d’autrui ?' » https://www.mezetulle.fr/doit-on-enseigner-le-respect-des-convictions-philosophiques-et-religieuses-dautrui/

Conseil des sages de la laïcité… : deux textes officiels à comparer

La modification des conditions encadrant l’existence et l’activité du « Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République » (en abrégé CSLVR) est intervenue par un arrêté du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse Pap Ndiaye daté du 12 avril 20231, arrêté modifiant l’arrêté du ministre précédent Jean-Michel Blanquer daté du 19 février 20212. Le présent article a pour objet de mettre les modifications en évidence.

Dans un entretien accordé au magazine Le Point daté du 21 avril, le ministre Pap Ndiaye se défend de vouloir « diluer » le CSLVR et annonce à cette occasion la nomination d’un nouveau membre, Christophe Capuano professeur d’histoire contemporaine à l’université de Grenoble-Alpes3.

Selon l’article du Point, le ministre aurait déclaré sur France Inter : « Ce Conseil n’avait pas d’existence juridique. Je lui en donne une ». Du 8 janvier 2018 – date de son installation par le ministre précédent Jean-Michel Blanquer – au 19 février 2021, le Conseil a fonctionné en l’absence de texte paru au Bulletin officiel de l’Éducation nationale – ce qui ne l’a pas empêché de produire maints travaux et d’assurer maintes interventions : pour en avoir un aperçu, on se reportera à la page du CSLVR sur le site du Ministère4. En revanche, l’arrêté du 19 février 2021 (que modifie l’arrêté du 12 avril 2023) porte explicitement dans son titre la « création » du CSLVR5.

Je propose ci-dessous un dispositif très simple pour comparer les textes des deux arrêtés. Plutôt que de les republier l’un après l’autre (les lecteurs peuvent facilement les consulter en ligne, les liens sont donnés ci-dessous en note) et de me livrer à un commentaire inutile (les lecteurs savent lire) et peut-être déplacé (je suis en effet membre du Conseil), j’ai fait un exercice purement matériel de traitement texte qui, je l’espère, sera éclairant.

J’ai copié et collé le texte de l’arrêté du 19 février 2021. J’y ai inséré les modifications prises par l’arrêté du 12 avril 2023. Les passages de l’arrêté de 2021 supprimés restent lisibles (ils sont barrés), les passages nouveaux (12 avril 2023) sont en rouge.

Article 1 – Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, placé auprès du ministre chargé de l’éducation nationale, exerce une mission de conseil, d’expertise et d’étude relative à la mise en œuvre du principe de laïcité et à la promotion des valeurs de la République dans les politiques publiques de l’éducation, de la jeunesse et des sports de l’éducation et de la jeunesse.

Il assiste le ministre dans le choix des méthodes et outils utilisés pour garantir le respect du principe de laïcité et des valeurs de la République dans les domaines de l’éducation, de la jeunesse et des sports de l’éducation et de la jeunesse.

Par ses avis et ses propositions, il participe à la détermination des positions du ministère en matière de laïcité.

Il peut être saisi par le ministre de toute question relative au principe de laïcité et aux valeurs de la République.

Il participe à la formation des membres de la communauté éducative aux enjeux de la laïcité et des valeurs de la République dans l’espace scolaire et peut contribuer à celle des personnels exerçant une mission éducative auprès de mineurs.

Les avis du Conseil peuvent être rendus publics sur décision du ministre chargé de l’éducation nationale.

Il agit sur saisine du ministre. Il rend ses avis et études au ministre. Il étudie les conditions de respect et de promotion des principes et valeurs de la République à l’école et dans les accueils collectifs de mineurs, notamment la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, la promotion de l’égalité des sexes et la lutte contre les discriminations.

Il participe, à la demande des recteurs, de la direction générale de l’enseignement scolaire et de l’institut des hautes études de l’éducation et de la formation, à la formation des équipes académiques valeurs de la République et des membres de la communauté éducative aux principes et valeurs de la République dans l’espace scolaire et peut contribuer à celle des personnels exerçant une mission éducative auprès de mineurs au sein des structures relevant du ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse. Ces formations doivent notamment avoir pour objectif d’étayer l’expertise des formateurs et personnels d’encadrement. Les membres du Conseil ne peuvent intervenir dans les établissements que sur sollicitation des recteurs.

Les avis du Conseil ne peuvent être rendus publics que sur décision du ministre. Sauf lorsqu’un avis a été ainsi rendu public, les membres du Conseil et les agents placés sous l’autorité du président veillent, dans leur expression sur les sujets relatifs à l’activité du Conseil définis au présent article, à ne pas s’exprimer au nom du Conseil ou au nom du ministère chargé de l’éducation nationale et de la jeunesse.

Article 2 – Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République est composé de vingt membres au plus dont un président. Ils sont désignés par le ministre chargé de l’éducation nationale pour une durée de cinq quatre ans6. Leur mandat est renouvelable une fois.

Un règlement intérieur fixe les règles de son fonctionnement ainsi que les obligations auxquelles ses membres sont assujettis.

Sous l’autorité du président, un secrétaire général et un secrétaire général adjoint assurent l’organisation, le fonctionnement et la coordination des travaux du Conseil. Sous l’autorité du président, un secrétaire général assure l’organisation, le fonctionnement et la coordination des travaux du Conseil. Il peut être assisté d’un secrétaire général adjoint.

Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République se réunit au moins une fois par an à la demande et en présence du ministre pour présenter le bilan de son activité. Le ministre définit ses orientations de travail.

Un comité de liaison réunit régulièrement les représentants de l’administration et les membres du Conseil. Le secrétaire général du ministère et le directeur général de l’enseignement scolaire ainsi que tout directeur ou chef de service intéressé selon la nature des thèmes portés à l’ordre du jour y participent. Le secrétariat général du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse assure le secrétariat du comité de liaison.

Article 3 – Les frais occasionnés par les déplacements et les séjours des membres du Conseil et des personnes qu’il appelle en consultation sont remboursés dans les conditions prévues par la réglementation applicable aux fonctionnaires de l’État.

Article 4 – Le secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports est chargé de l’exécution du présent arrêté, qui sera publié au Bulletin officiel de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports.

Notes

4 –  https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537 . On y trouvera, entre autres, la Lettre de mission (17 janvier 2018) adressée par le ministre Jean-Michel Blanquer à Dominique Schnapper, un bilan succinct de l’activité de 2018 à 2022, de nombreux avis et notes, ainsi que les brèves bio-bibliographies des membres du Conseil.

5 – Voir les notes précédentes 1 et 2.

6 – L’arrêté de 2023 précise que cette disposition s’applique aux membres du Conseil actuellement en exercice.

Débat Laïcité et Constitution

Participation à la table ronde « Laïcité et constitution » organisée par la Mairie du XVIIe arrondissement de Paris et la Fédération de Paris du Parti radical.

Voir liste des participants sur l’affiche (lien ci-dessous).

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Inscription obligatoire bit.Ly/DebatLaicite (ou QR code sur  l’affiche)

Caroline Éliacheff et Céline Masson sont-elles « transphobes » ? (par Élisabeth Perrin)

Élisabeth Perrin1 a lu le livre de Caroline Éliacheff et Céline Masson La Fabrique de l’enfant transgenre2. Elle s’interroge au fil de sa lecture, et avec de solides arguments, sur la légitimité et sur les conséquences d’un accès précoce à un « changement de sexe » au motif d’un prétendu désir de l’enfant encouragé par un diagnostic tout aussi précoce de « dysphorie de genre ».

Le 29 avril 2022 à l’Université de Genève en compagnie de Céline Masson, et le 17 novembre dernier à Lille, Caroline Éliacheff a vu ses conférences empêchées par des activistes. Le 20 novembre à Paris, c’est la mairie de Paris qui a fait annuler la conférence sous la pression d’activistes ; fin novembre encore, à Lyon, le Café-débat a pu se tenir, mais en cachette ; le 15 décembre, à Bruxelles, c’est à coups d’excréments jetés sur les participants que la communication a été empêchée. Bref, Caroline Éliacheff et Céline Masson ne peuvent plus s’exprimer en public depuis la publication aux éditions de l’Observatoire de leur livre La Fabrique de l’enfant-transgenre, Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? La liberté d’expression et le débat d’idées me paraissant fondamentaux dans une société démocratique, je suis a priori hostile à des actions de censure, mais je voulais savoir ce que disait ce livre, et si, à défaut de justifier ces actions, on pouvait les expliquer, si le qualificatif de « transphobe » pouvait être attribué aux autrices du livre. Je l’ai donc lu et vous livre ici une recension suffisamment détaillée pour que le lecteur puisse se faire une opinion fondée.

En une quinzaine d’années, disent les autrices de ce livre en avant-propos, le diagnostic de « dysphorie de genre » chez les enfants et adolescents a été multiplié par quatre. Que des personnes se sentent « nées dans le mauvais corps » et que ce soit pour elles une source de profond mal-être est une réalité indéniable, mais leur nombre a-t-il été multiplié par quatre en une quinzaine d’années, se demandent les deux autrices ?

Pour elles, il n’est pas question, dans une société démocratique, de discriminer les minorités, celle des transsexuels comme n’importe quelle autre : « ces personnes [ont] droit à l’indifférence », c’est-à-dire « à vivre de façon banalisée […], c’est un impératif moral » disent-elles3. Mais est-il possible de poser un diagnostic de dysphorie de genre suffisamment certain pour proposer à un enfant ou à un adolescent un traitement médical irréversible et à vie ? Il s’agit d’un problème éthique affirment-elles.

Se pose donc une question éthique : « à quel âge […] rendre possible […] la  demande faite à la médecine de changer de sexe ? »4

Un exemple très parlant puisé dans les médias permet à Caroline Éliacheff et Céline Masson d’illustrer leur propos.

Mise en scène médiatique du problème

Arte a diffusé en décembre 2020 Petite fille, documentaire de Sébastien Lifshitz, devenu un véritable « étendard de la cause trans », selon l’expression des autrices qui en font l’analyse critique : Sasha, garçon de 8 ans, a exprimé, selon sa mère, très précocement le désir de devenir fille « comme elle ». Le rêve de Sasha est exaucé sans délai : dès le premier entretien chez une pédopsychiatre d’un centre spécialisé dans la transidentité des mineurs (Sasha n’a jamais vu de psychologue avant), le diagnostic de dysphorie de genre est posé « comme une évidence ». La mère de Sasha dit qu’elle a toujours souhaité avoir une fille, mais la psychiatre rétorque que « ça n’a rien à voir », ce qui met fin à tout questionnement : les spectateurs du documentaire ne sauront jamais si l’enfant est assujetti ou non au désir de sa mère5. Sasha n’a jamais été vu seul et c’est toujours, à quelques brèves exceptions près, sa mère qui répond aux questions. L’école est sommée de considérer Sasha comme une fille et n’obtempère qu’à la demande de la psychiatre, ce que les autrices considèrent comme normal, alors que dans le film tous les protagonistes s’en indignent. Dès le second rendez-vous avec la pédopsychiatre, le protocole de changement de sexe est programmé avec un endocrinologue. Le traitement médical est exposé à cet enfant de 8 ans : bloqueurs de puberté, prise d’hormones femelles à vie, ablation des testicules (mais maturation in vitro de ceux-ci pour préserver sa possibilité de procréer). D’autres que la pédopsychiatre du documentaire ne s’encombrent pas de ces informations, telle la psychologue américaine Diane Ehrensaft qui a créé la notion de TMI (Too much information) pour expliquer que les adultes impliqués dans les soins de l’enfant trans ne devraient pas le surcharger avec « TMI », trop d’informations sur la décision capitale de subir des interventions (qu’elle préconise).

Les autrices mettent en doute la capacité, à cet âge, de saisir les conséquences de ce traitement médical jusqu’à la fin de ses jours, et de cette « ablation de son appareil génital dont l’usage sexuel lui est encore inconnu »6. L’enfant « consent » à tout cela. Peut-on à la fois dénier la possibilité pour un mineur, de « consentir » à des relations sexuelles avec un adulte ayant autorité et qualifier de « consentement » l’acceptation par un enfant d’un traitement médical que lui proposent des adultes en qui il a confiance ?

Peut-on, dès lors, qualifier de libéralisme antidiscriminatoire et égalitaire le traitement médical d’enfants à partir d’un diagnostic de dysphorie de genre ?

Les autrices observent que la France est plutôt « en retard en termes de tolérance […] vis-à-vis des risques de dérives dont pâtissent les enfants »7 : tandis que les médias français célébraient  quasi unanimement Petite Fille, des pays comme le Canada, la Belgique, le Royaume Uni, les pays nordiques, revenaient à des positions plus nuancées. Caroline Éliacheff et Céline Masson renvoient le lecteur au site canadien detranscanada.com et au site belge post-trans.com8.

Sur ce dernier site on peut lire le témoignage d’Elie, une détransitionneuse9, qui note à juste titre : « Ces documentaires [Petite fille ou autres] normalisent l’idée des personnes “nées dans le mauvais corps”. La solution proposée ou vendue est de s’accommoder à cette société et ses injonctions, à rendre les corps conformes. De leur côté, les féministes révolutionnaires cherchent non pas à changer les corps, mais la société patriarcale qui les opprime ». Il n’est pas insignifiant à ce propos d’observer que l’augmentation du phénomène trans concerne actuellement surtout les filles voulant devenir garçons.

Peut-on alors faire entrer la transidentité dans la théorie du genre, sans contradiction ? «Le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs, culturels par quoi […] un sexe naturel est produit […] dans un domaine prédiscursif qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle la culture intervient après coup. » dit Judith Butler10. Dans cette perspective, on ne voit pas très bien la nécessité de changer de sexe naturel pour changer de genre culturel. Et on se demande ce que les transgenres ont de commun avec les LGBIA+11 qui s’affranchissent tous des codes sociaux de la sexualité sans avoir à changer de sexe. Éric Marty, dans Le sexe des Modernes12 a cette formule : « le transsexuel serait ainsi le dernier à croire à une identité sexuée du genre, à croire au vrai sexe »13 .

Le cas de l’homosexualité

Si nombre d’adolescents se posent la question de leur orientation sexuelle, c’est bien différent du questionnement sur leur identité de genre, et surtout cela ne nécessite aucun traitement médical. Il n’est pas difficile de voir les dégâts causés par un diagnostic de dysphorie de genre prématuré qui « clôt à tort l’expression de ce questionnement tout à fait légitime » (p.65)14. « Encourager des jeunes femmes qui ont du mal à accepter leur orientation sexuelle à transitionner relève de la thérapie de conversion »15 disent les féministes Marguerite Stern et Dora Moutot. Des soignants de la grande clinique anglaise Tavistock, qui va devoir fermer, ont alerté leur hiérarchie sur l’homophobie de la part de familles de jeunes patients – un soignant affirmant même que certains parents préfèrent que leur enfant soit transgenre et hétérosexuel plutôt qu’homosexuel… Éric Marty rapporte qu’au Brésil « bon nombre d’adolescents, le plus souvent pauvres et noirs, ont été contraints de se faire opérer à cause de l’homophobie ambiante »16. On comprend pourquoi, en Iran, où le pouvoir affirme qu’il n’y a pas d’homosexuels dans le pays et où l’homosexualité est passible de la peine de mort, la transition de genre est reconnue et les transsexuels peuvent subir une opération de changement de sexe depuis une fatwa de 1987 de l’Ayatollah Khomeini. C’est même le pays au monde qui pratique le plus de chirurgies de réassignation sexuelle après la Thaïlande. Le magazine de référence des homosexuels, Têtu, ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui dénonce le fait qu’en Iran des hommes gays soient forcés, pour échapper à la peine de mort, à des opérations, au grand bénéfice de chirurgiens souvent … esthétiques17.

L’homosexualité vécue et assumée est aussi vieille que l’humanité, la dysphorie de genre aussi, mais le traitement médical de celle-ci, quand elle est réelle ou supposée, est le fait de sociétés technicistes, marchandes, et parfois homophobes et répressives.

Une autre manière de se sentir mal dans son corps : l’anorexie

L’anorexique se voit obèse. Pourtant, on ne lui propose pas une liposuccion. « Alors, pourquoi amputer les patients souffrant de dysphorie de genre de leurs organes génitaux ? » demande Paul R. McHugh dans un article du 12 juin 2014 du Wall Street Journal : Transgender surgery isn’t the solution. La pédopsychiatre Anne Perret, lors d’une conférence à la maison de Solenn, dirigée par Marie-Rose Moro, dit au sujet de la dysphorie de genre chez les jeunes filles : « Elles expriment une faillite profonde dans la construction précoce de l’image de leur corps […]. Il s’agit du même refus de la féminité, de la même haine du corps sexué, du même rejet ambivalent de la figure maternelle [que dans l’anorexie mentale]. »

Toute comparaison avec l’anorexie ne peut que paraître choquante à ceux qui affirment que la dysphorie de genre n’est pas une maladie, et pourtant, ils sont très attachés au remboursement des… « soins ? » par la Sécurité sociale. Autre paradoxe : ils transforment un sujet sain en un sujet soumis toute sa vie à des traitements médicaux (pas malade ?).

Comment répondre au mal-être des enfants et des adolescents ?

Les autrices sont psychanalystes et Caroline Éliacheff est en outre pédopsychiatre. C’est donc en tant que professionnelles qu’elles s’indignent de la méthodologie exposée dans le documentaire Petite Fille : « L’enfant n’est pas un adulte en miniature, mais un être en développement […] son fonctionnement psychique est labile, sa suggestibilité aux discours des adultes est importante, son expérience de la vie est limitée […] le désir exprimé ou inconscient de ses parents concernant son sexe ne lui est pas indifférent (contrairement à ce que dit la pédopsychiatre à la mère de Sasha). […] L’imagination de l’enfant est toujours en avance sur ses capacités réelles. […] Dit-on à un garçon qui veut épouser sa maman (ou une fille son papa) que son désir peut se réaliser ? »18. L’adolescence est par définition une période de transition et l’adolescent est « par excellence une figure trans naviguant entre plusieurs identités avant de trouver un peu plus de stabilité » (p. 61-62).

Quelle que soit la problématique psychique, « Il n’existe pas de réponse unilatérale et immédiate. Il est donc capital de préserver la possibilité d’un temps long » disent les autrices. Et de citer Winnicott dans Jeu et réalité : « La vie est elle-même une thérapie qui a un sens »19.

De l’influence des réseaux sociaux

Les titres de vidéoblogues prodiguant des conseils pour faire sa transition de genre abondent sur les réseaux sociaux les plus utilisés par les 16-18 ans (Youtube, Tik Tok, Snapchat, Twitter, Instagram) et les pédopsychiatres qui reçoivent des adolescents en mal de transition venant les consulter sont étonnés du caractère stéréotypé de leur discours : on y retrouve toutes les formules lues sur les réseaux sociaux : « je ne suis pas dans le bon corps », etc. Des jeunes qui ont des difficultés de relations sociales trouvent dans ces réseaux une « famille », une « communauté de soutien, chaleureuse et virtuelle » comme dit Claude Habib dans La Question trans.

Cela amène les autrices à faire l’hypothèse d’une emprise de type sectaire dont les critères sont les suivants : sentiment d’appartenance à un groupe qui marginalise le sujet, incitation au rejet de la famille, recrutement en ligne, usage d’un jargon spécialisé, foi dans le bien-être qu’apportera le traitement médical, déni de la science et de la biologie, affirmation de son autodétermination, victimisation (qui n’est pas pro-transgenre est forcément transphobe), pressions sur la famille pour obtenir son assentiment, blessures causées par la chirurgie vécues comme des stigmates qui signent l’allégeance au groupe, lobbying, et enfin énormes profits pour l’industrie pharmaceutique… donnée non négligeable !

Pourquoi « scandale sanitaire » ?

L’enfant, naturellement, ne mesure pas les effets secondaires des hormones antagonistes (surtout si on les lui cache…). Ces effets sont nombreux et on retiendra, outre les prises de poids et l’acné, d’intenses douleurs pelviennes dues au grossissement du clitoris, la quasi-impossibilité de procréer et le risque de faire un AVC 9,9 fois supérieur chez les femmes transgenres que dans le groupe témoin20.

Quant à la chirurgie, il est abusif de parler de « changement de sexe » : seule l’apparence des organes sexuels est modifiée – imparfaitement21. À preuve : le sujet est obligé de prendre des hormones à vie. Cette chirurgie est en fait mutilante puisqu’elle ampute « des organes dévolus à la reproduction et au plaisir » (p. 74).

Ce sont les revendications des « personnes intersexuées » (qu’on appelait autrefois « hermaphrodites »), les « I » de LGBTQIA+, souvent considérées comme les plus proches des « trans », qui nous donnent le mieux la mesure de ce que l’opération sexuelle infligée à un enfant est une mutilation : ces personnes nées avec une identité sexuelle ambiguë sont très fréquemment opérées dans leur petite enfance car leurs parents ne supportent pas d’avoir un enfant au sexe indéterminé. L’opération vise à donner à leur appareil génital l’apparence du sexe dont il se rapproche le plus ou du sexe désiré par leurs parents. Ces personnes se révoltent de plus en plus contre ces interventions chirurgicales subies dans leur enfance et qu’elles qualifient d’invalidantes. Elles réclament de l’État français, sans l’obtenir, la reconnaissance d’un sexe neutre, et que celui-ci ne soit plus considéré comme pathologique.

Ce qui est invalidant pour les personnes intersexuées ne le serait pas pour les personnes trans ? Ce qui stigmatise les sujets comme malades (l’intervention chirurgicale) chez les uns serait égalitaire et antidiscriminatoire chez les autres ? On voit le fossé qui sépare ces deux catégories réunies artificiellement dans le vocable LGBTQIA+.

Le risque de suicide : c’est l’argument massue pour justifier les changements de sexe médicaux. « Monsieur, préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? ». L’opération est censée arracher l’enfant à ses tendances suicidaires. Qu’en est-il ?

Depuis les années 50, les suicides n’ont cessé d’augmenter régulièrement chez les 5-24 ans. Toutes les études montrent également que les idées suicidaires sont beaucoup plus fréquentes chez les jeunes trans, mais aussi chez les jeunes homosexuels. Les causes souvent invoquées sont le rejet dont ces jeunes sont l’objet (harcèlement scolaire ou autre). Mais aucune étude ne montre que les opérations ou les prises d’hormones apportent une solution. La seule donnée étudiée est l’utilisation dans quatre contextes du nom choisi : elle diminuerait la dépression et les idées suicidaires22. Mais le nombre de jeunes qui se suicident n’a pas cessé d’augmenter depuis que les traitements médicaux et chirurgicaux sont pratiqués sur les enfants et les adolescents. Leur impact ne semble donc pas très probant… (voir l’étude réalisée aux États-Unis en 201723.)

Que font les pouvoirs publics ?

Caroline Eliacheff et Céline Masson dénoncent les dérives des pouvoirs publics qui, sans doute, ne veulent pas avoir l’air d’être « en retard ». Par exemple, le Planning familial qui ose écrire : « Les règles arrivent au moment de la puberté […] chez les personnes qui ont un utérus ». Disparition du mot « femme » puisque certaines femmes, les trans, peuvent n’avoir ni utérus, ni règles, évidemment. Quand on pense que la féminisation des noms de métiers ou l’écriture inclusive se donnent pour objectif de lutter contre l’invisibilisation des femmes, voici que c’est le Planning familial qui met en acte cette invisibilité. Où l’on voit que féminisme et transidentité ne font pas bon ménage24.

Mais surtout, l’inquiétude des autrices vient de la proposition de loi n°4021 « interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, vraie ou supposée, d’une personne »25 : amalgame entre orientation sexuelle et identité de genre. Les « thérapies de conversion », souvent d’obédience religieuse, pratiquées avec les homosexuels sont clairement homophobes et leur interdiction « louable », selon les autrices (p.56), mais on voit bien qu’en regroupant orientation sexuelle et identité de genre, on cherche à faire passer les « thérapies qui, par prudence, permettraient de retarder la médicalisation des mineurs » (p.56) pour des « thérapies de conversion ». Au texte, voté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le Sénat a fort heureusement fait ajouter l’alinéa suivant : « L’infraction prévue au premier alinéa n’est pas constituée lorsque les propos répétés invitent seulement à la prudence et à la réflexion, eu égard notamment à son jeune âge, la personne qui s’interroge sur son identité de genre et qui envisage un parcours médical tendant au changement de sexe ». Le texte, qui prévoit des peines de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque ces pratiques sont commises au préjudice d’un mineur, risque néanmoins de décourager les propos qui « invitent seulement à la prudence et à la réflexion… », interprétés comme thérapies de conversion, et c’est bien là l’objectif visé. On a le sentiment d’être dans le roman d’Orwell, 1984, où le sens des mots est inversé.

Alors, oui, si les pouvoirs publics encouragent ces décisions expéditives de traitements médicaux et chirurgicaux qui mutilent et rendent malades (puisqu’ils doivent prendre des médicaments à vie) des enfants ou adolescents sains, mais en grande souffrance, et qui les privent du temps de réflexion dont ils ont besoin pour comprendre leur véritable identité, on peut parler de scandale sanitaire : l’adolescence est une période de « rejet de son corps en pleine métamorphose », d’«aspiration à devenir autre ». La « vision d’un développement interchangeable de l’être humain enferme le sujet sans jeu possible avec ses identités », ce qui n’exclut pas que la « transidentité soit une solution à [son] malaise » (p. 88).

Et Caroline Éliacheff et Céline Masson de conclure :

« Rester humain, c’est […] accepter de renoncer à sa toute-puissance en intériorisant des limites. […]. Les adultes qui promeuvent26 la transidentité n’auraient-ils jamais dépassé le stade de la toute-puissance infantile ? Ou faudra-t-il enseigner aux enfants à se méfier d’exprimer leurs désirs car ceux-ci risqueraient d’être exaucés ? » (p.97).

La phrase de Freud tirée de L’Avenir d’une illusion mise en exergue du livre prend tout son sens en conclusion :

« On acquiert ainsi l’impression que la civilisation est quelque chose d’imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment s’approprier les moyens de puissance et de coercition. »

Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.

Notes

1 – [NdE] Élisabeth Perrin, aujourd’hui retraitée, a d’abord enseigné la philosophie, puis a exercé le métier de conseillère d’orientation-psychologue pendant trente ans, dont deux ans comme chargée de mission pour l’orientation des jeunes filles. Elle a publié deux ouvrages sur l’orientation aux éditions Casteilla et a collaboré à la revue Questions d’orientation.

2 – Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.
[NdE] On peut rappeler que Jean-François Braunstein, dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018) a consacré une analyse détaillée à ce sujet.

3 – P. 10.

4 – P. 11.

5 – Quand j’ai regardé le film, cette mère m’a irrésistiblement fait penser aux mères qui venaient, dans mon exercice professionnel, me demander avec insistance que je teste leur enfant pour poser un diagnostic de « surdoué » (aujourd’hui HPI), qui leur apporterait une explication satisfaisante à l’échec scolaire de leur enfant. Le résultat du test était rarement celui qu’elles attendaient.

6 – P. 24.

7 – P. 28.

9 – Détransitionneur : personne « trans » qui cherche à revenir à son sexe de naissance.

10Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, La Découverte,  2005, p. 69.

11 – Lesbiennes, Gays, Bi, Asexuels. J’ai volontairement enlevé le Q (Queer), catégorie fourre-tout qui mélange tout.

12 – Éric Marty Le sexe des Modernes, pensée du neutre et théorie du genre, éd du Seuil, 2021.

13Op. cit. p. 492.

14 – La pièce et le film de Guillaume Gallienne, « Les garçons et Guillaume à table ! », à ce propos, méritent d’être vus.

16Op. cit., p. 493.

18 – P. 26, éd. de l’Observatoire.

19P. 27, ibid.

20 – Source : « Cross-sex Hormones and Acute Cardiovascular Events in Transgender Persons: A Cohort Study », Étude américaine publiée en 2018 par Pub Med.gov.

21 – À ce propos, l’ancienne chargée de mission pour l’orientation des filles, que je suis, ne résiste pas à l’envie d’interroger les statistiques : les filles qui ont changé de sexe ont-elles conquis l’entrée à Polytechnique avec plus de facilité que l’entrée dans les toilettes des garçons ?

24 – À ce propos, on se demande quelles féministes peuvent apprécier Petite fille : dans ce film, la mère, omniprésente, procure à son enfant, au demeurant « craquant » ou « craquante », peu importe, n’ayant rien d’un enfant en souffrance, ayant des copains, ne souhaitant surtout pas qu’on le-la change d’école, toute la panoplie des accessoires « féminins » les plus stéréotypés, des vêtements roses, des « nœuds-nœuds », et le plus emblématique de tous : toute une collection de poupées Barbie. C’est consternant de niaiserie. Il est assez comique, d’ailleurs, que le seul usage que l’on voie Sasha faire des Barbies, dans le film, est de frotter une mèche des cheveux de l’une d’entre elles entre le pouce et l’index, à la manière d’un doudou, le regard ailleurs. Le film du réalisateur belge Lukas Dhont, sorti en 2018 avec un titre proche de Petite fille : Girl, traite avec autrement plus de subtilité le même thème. Film à voir !

25 – Depuis l’impression de leur livre, cette proposition de loi est devenue la loi 2022-92 du 31 janvier 2022.

26 – Souligné par moi.

Trans contre TERF : un symptôme des impasses du libéralisme (par Christophe Bertiau)

En s’appuyant sur l’exemple du débat entre « trans » et « TERF », Christophe Bertiau1 montre comment la course aux droits individuels, de dépassement en dépassement – fuite en avant fondée sur un relativisme récurrent fasciné par la « nouveauté » -, transforme le droit en une compétition perpétuelle et débouche sur des absurdités. Cette conception libérale du droit ne cesse de le retourner contre lui-même, à coups de « progrès » qui s’abolissent en se succédant, faisant des progressistes d’hier les réactionnaires de demain. Cette logique du Progrès ignore les vrais problèmes des classes populaires.

La guerre fait rage entre les activistes trans et les TERF (Trans-exclusionary radical feminist), des féministes qui craignent que les droits des trans ne viennent empiéter sur les droits des femmes. Les termes du débat ont été résumés récemment dans l’émission Quelle époque ! sur France 22, qui mettait aux prises Marie Cau, première maire transgenre de France, et Dora Moutot, féministe « à l’ancienne » :

Léa Salamé : Marie Cau, c’est une femme pour vous, ou non ?
Dora Moutot : Non, pour moi Marie Cau, c’est un homme, c’est un homme transféminin. C’est-à-dire que c’est une personne qui est biologiquement un mâle – on peut pas dire le contraire – sauf que cette personne a des goûts, en fait, qui correspondent à ce qu’on appelle « le genre femme ».
[…] Marie Cau : On a […] un siècle de féminisme qui est bafoué par des visions complètement transphobes – parce que oui, Madame Moutot, vous êtes transphobe…
Dora Moutot : Et vous, vous êtes misogyne !

Tout est dans ce court extrait : la définition des sexes par Dora Moutot en train d’être dépassée par une définition nouvelle, donc « progressiste » ; la disqualification en bloc de l’adversaire politique, considéré comme « misogyne » pour les uns, « transphobe » pour les autres ; et le Progrès dépassé par le Progrès.

La critique que Jean-Claude Michéa formule à l’encontre du libéralisme nous donne des clés pour comprendre les débats en cours. Né sur les décombres des guerres de religion qu’a connues l’Europe, le libéralisme fait de la liberté individuelle le principe central de l’organisation sociale. Pour les libéraux, dont l’idéologie façonne nos sociétés « modernes » depuis sa formulation au XVIIe siècle, il ne peut y avoir d’élaboration commune de principes moraux, religieux ou philosophiques. Le droit, qui occupe une place prépondérante dans la société libérale, consistera, dès lors, à arbitrer en toute neutralité les conflits qui surgissent entre des individus dont les libertés entrent en concurrence. Dans une telle société, dont l’axiologie est fondamentalement relativiste, les luttes dites « sociétales » ne peuvent se concevoir que sous l’angle du droit, dans la mesure où l’on a renoncé à débattre de principes communs permettant de « faire société » (si ce n’est, bien sûr, celui de la liberté individuelle). En conséquence, ces luttes auront pour finalité d’« ouvrir un nouvel espace de droit pour tous (droit à la mobilité pour tous, droit de s’installer où bon nous semble pour tous, droit de visiter les peintures rupestres de Lascaux pour tous, droit à la procréation pour tous, droit au mariage pour tous, droit à la médaille de la Résistance pour tous, etc.), quels que soient, par ailleurs, le sens philosophique effectif et les retombées concrètes de ce droit. »3

On voit bien, cependant, comment la logique de l’extension indéfinie des droits individuels ne cesse de se retourner contre elle-même : le droit des uns menace toujours d’empiéter sur le droit des autres. Le droit des couples à acheter un enfant engendré par une mère porteuse (droit « à l’enfant ») empiète sur le droit « de l’enfant » à être le produit de relations humaines non marchandes ; le droit des femmes à être représentées en parité dans tout collectif où les hommes sont majoritaires empiète sur le droit des hommes à être sélectionnés selon des critères non discriminatoires ; le droit des personnes sensibles à censurer les propos qui les « oppriment » empiète sur le droit des individus à la liberté d’expression ; le droit des hommes à se déclarer femmes empiète sur le droit des femmes à exclure les hommes des lieux où leur nudité est exposée ou des compétitions sportives féminines ; etc.

Il semble bien, dès lors, que le critère retenu pour trancher entre des droits concurrents soit celui du Progrès. Tout le monde aime le Progrès. Mais si l’on peut aisément tomber d’accord sur ce qu’est un progrès technique, on voit moins comment produire un consensus sur un progrès moral, philosophique ou esthétique. L’arbitraire libéral a tranché en faveur du changement, notion creuse s’il en est, dont toute la vacuité avait été revendiquée par le Parti socialiste dans un slogan de campagne resté célèbre. Toute nouveauté est désormais assimilée au Progrès, et tout réfractaire est baptisé « réactionnaire ». Tout sceptique face aux revendications « féministes » de Dora Moutot est un « misogyne », tout sceptique face aux revendications « trans » de Marie Cau est un « transphobe », deux avatars bien connus de la Réaction. La logique est poussée si loin qu’un transsexuel peut être qualifié de « transphobe » s’il ne prête pas allégeance au credo (ainsi de Buck Angel, « homme trans » américain, qui a eu le malheur de déclarer publiquement qu’il n’existe que deux sexes). L’« intersectionnel » sera celui qui parviendra, en apparence, à défendre le droit de tous dans un même mouvement – mais qui ne fera, en réalité, que se rallier au dernier état stable de l’extension des droits. Quant au progressiste d’hier, il sera le réactionnaire de demain.

La logique en cours permet de formuler des hypothèses sur les combats « progressistes » à venir. Une nouvelle tendance, nommée « transracialisme » (aussi longtemps que ce mot ne sera pas considéré comme offensant par les progressistes de demain), consiste à revendiquer une identité raciale différente de celle qui nous a été « attribuée à la naissance ». Aucun doute que si ce mouvement venait à se développer, il créerait une fracture entre « progressistes » et « réactionnaires » dans le camp antiraciste4. On peut facilement imaginer que les adeptes du lifting revendiqueront un jour le changement d’âge « officiel » sous prétexte que l’âge est une construction sociale oppressive qui ne reflète pas le sentiment profond d’un individu. Enfin, il y a fort à parier que les mouvements « trans » eux-mêmes finiront dans les poubelles réactionnaires de l’histoire le jour où un mouvement quelconque remettra en cause l’autodétermination du « genre » au nom d’un principe nouveau dont nous ne soupçonnons pas encore l’existence.

Au petit jeu du Progrès, toute victoire ne peut être qu’éphémère. Pour demeurer dans le camp du Bien, il faut s’adapter sans cesse : renier ses combats passés pour suivre l’air du temps (Caroline De Haas, qui s’autoflagellait naguère sur le plateau de Mediapart pour entretenir dans son corps des stéréotypes qu’elle estime « sexistes » ou « racistes », est l’incarnation la plus parfaite de ce dépassement infini de soi au nom du Progrès5), ou connaître une phase de dénigrement collectif suivie d’une mort sociale. Dans leur immense majorité, les militants de gauche ont choisi de jouer ce jeu dangereux, qui menace toujours de se retourner contre eux.

Les premières victimes de cette affaire, ce sont les classes populaires. Les marottes des « progressistes » les concernent fort peu. Les Gilets jaunes n’ont nullement lutté pour « briser le plafond de verre », combattre la « transphobie », étendre à tous le « droit au mariage », dissoudre la police, diffuser la langue inclusive ou réprimer les « insultes sexistes » dans l’espace public : ils demandaient plus simplement de pouvoir mener une vie digne et d’être représentés en politique. Cette revendication primordiale est devenue à peine audible. Elle est noyée dans le tintamarre auquel s’adonnent les chantres de la gauche du Progrès qui, du haut de leur supériorité morale autoproclamée, ignorent superbement les problèmes des gens ordinaires.

Notes

1 – Christophe Bertiau est docteur en langues, lettres et traductologie de l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de l’ouvrage Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque, Hildesheim / Zürich / New York, Olms (« Noctes Neolatinae. Neo-Latin Texts and Studies », 39), 2020. Il est actuellement enseignant en Belgique.

2 – Émission du 15 octobre 2022. On trouvera l’échange en question sous le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=NwLWRkSXqXM (consulté le 11 décembre 2022).

3 – Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, [Paris], Flammarion, coll. « Champs. Essais », 2014, p. 110.

4 – Aux États-Unis, pays qui a toujours une longueur d’avance dans la course aveugle au Progrès, un article paru dans la revue Hypatia appelant à accepter la logique du transracialisme a ainsi causé pas mal de remous. L’auteur de l’article fut qualifiée sur les réseaux sociaux de « transphobe », de « raciste », de « folle » ou encore de « stupide », par des militants en train de basculer du camp du Progrès vers celui de la Réaction. (Voir notamment Kelly Oliver, « If this is feminism… », The Philosophical Salon, https://thephilosophicalsalon.com/if-this-is-feminism-its-been-hijacked-by-the-thought-police/, consulté le 11 décembre 2022.)

5 – « “Alter-égaux” : les fractures du féminisme », accessible à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=Csu5A7vyQAQ.

#MeToo : prenons garde aux Sirènes

Depuis cinq ans, la vague #MeToo, en ses multiples déclinaisons, déferle en vagues de plus en plus impérieuses. La façon dont elle affecte la sphère judiciaire, mais également le champ politique, interroge. Par le biais de notions « psys » falsifiées recyclées en slogans militants, elle attaque les principes fondamentaux du droit pénal – notamment présomption d’innocence et prescription – en régime démocratique. Ne faut-il pas s’inquiéter de la perméabilité irréfléchie de l’institution judiciaire et du monde politique aux thèses véhiculées par le mouvement #MeToo ?

Cela fait cinq ans maintenant que l’on voit déferler la vague #MeToo, conjointement propulsée par les grands médias et par le réseau dit « social » Twitter. Rappelons que ce mouvement massif de dénonciation des « violences sexistes et sexuelles », selon la formule désormais consacrée, prit son essor, dans sa forme mondialisée, à Hollywood, à la suite d’accusations de délits et crimes sexuels portées par des actrices contre le magnat de l’industrie cinématographique Harvey Weinstein1. Un article du New York Times du 5 octobre 2017 déclencha la suite, fruit d’un surprenant pas de deux franco-américain : huit jours après l’article du New York Times, la journaliste française Sandra Muller « balançait son porc », au moyen d’un mot-dièse qui fit immédiatement fureur et dont le « chic » fut séance tenante loué par une intellectuelle de renom2 ; le surlendemain l’actrice Alyssa Milano catapultait #MeToo – « moi aussi [je suis/j’ai été la « victime » d’un « prédateur » sexuel] » – sur le florissant marché des indignations publiques et de la guerre justicière contre les « puissants ». En l’occurrence contre le « patriarcat », plus précisément, dans la mouvance activiste la plus radicale fer de lance en France du mouvement3, l’« hétéropatriarcat blanc ». Ainsi, sur un mode souvent spectaculaire, mais également plus insidieux, une doxa #MeToo s’est imposée avec une rapidité prodigieuse dans le débat public – tel du moins qu’il se trouve piloté, et en réalité biaisé, par la sphère médiatique. Cela sans guère rencontrer de résistance.

Au-delà de la justesse de la cause – qui pourrait nier en effet qu’il est légitime de lutter contre le sexisme, et nécessaire de combattre les abus sexuels de toute nature ? – le succès fulgurant de ce mouvement à l’échelle du village global, ses modalités et ses présupposés « théoriques » implicites ou explicites, ses conséquences sociétales, politiques, comme son impact profond et fortement ambigu sur la sphère judiciaire interrogent.

Nous concentrerons notre réflexion principalement sur deux aspects, liés entre eux, de l’effet #MeToo : la tentation para voire extra-judiciaire que portent #MeToo et #Balancetonporc – la distinction entre les deux activismes ne résistant pas à un examen précis4 – ; la façon dont quelques pseudo-concepts « psys », éléments de langage d’un nouveau credo politico-moraliste propagé par les activistes du mouvement pour assurer tant bien que mal une consistance idéologique à #MeToo, infiltrent la sphère judiciaire, mais aussi le droit pénal dans le champ des infractions sexuelles, modifié en France à une allure record à la suite de quelques retentissantes affaires5. Cela en une irrépressible fuite en avant, sans que les pouvoirs publics et les institutions aient pris le temps d’un débat éclairé par une réflexion consistante, pourtant singulièrement nécessaire sur des questions aussi complexes, et aujourd’hui aussi sensibles.

Comme si, en une surenchère permanente obnubilée par les gages à donner aux « victimes » d’un patriarcat « systémique », le monde politique et institutionnel, glissant dans ce que le juriste Daniel Borrillo a appelé un « populisme pénal6 » sur tout ce qui touche aux affaires sexuelles, avait cru devoir se guider sur des injonctions militantes de plus en plus simplistes, relayées auprès de l’opinion par une toute-puissance médiatique en roue libre, s’auto-légitimant au nom du Bien. C’est particulièrement flagrant s’agissant des stupéfiants arrêts rendus en mai 2022 par la plus haute instance judiciaire de la République dans les affaires Brion vs Sandra Muller (#Balancetonporc) et Joxe vs Alexandra Besson (dite Ariane Fornia), Éric Brion (le « porc » de Sandra Muller) et Pierre Joxe (accusé sans preuves d’agressions sexuelles par Alexandra Besson) ayant été in fine déboutés de leurs plaintes respectives en diffamation7.

Sur le chapitre des justifications « psy » fallacieuses qui menacent de dislocation des pans entiers du droit pénal dans le champ des infractions sexuelles, et conduisent parfois à des décisions judiciaires aux motivations clairement – et naïvement ? – inféodées à ces nouvelles « vérités » psycho-militantes, s’agissant de certains dossiers médiatiques en particulier8, deux termes notamment ont aujourd’hui le vent en poupe, issus des assertions de spécialistes auto-proclamés en « victimologie traumatique » au premier rang desquels la psychiatre Muriel Salmona : l’« amnésie traumatique », qui justifierait, en matière d’infractions sexuelles, le quasi-abandon, voire l’abandon complet du principe juridique de la prescription ; l’« emprise », explication totale et cause ultime, « preuve » en somme mystique de la culpabilité d’un mis en cause, dispensant au besoin de l’établissement des faits allégués. Or tels qu’ils sont utilisés dans ce qui est en passe de devenir une inquiétante vulgate judiciaro-psy contestable – mais non contestée : objet d’une adhésion quasi religieuse au contraire, dans l’opinion publique mais aussi chez un certain nombre d’acteurs du monde judiciaire –, ils sont vides, ou plus exactement vidés de tout sens rigoureux d’un point de vue clinique et scientifique, pour se voir sans autre forme de procès farcis d’enjeux purement militants.

La tentation extra et para-judiciaire

« La justice nous ignore, on ignore la justice9 ». On se souvient de la formule de l’actrice Adèle Haenel, qui, sur le plateau de Mediapart, en une mise en scène soigneusement préparée d’une impressionnante efficacité en dépit de la confusion du propos de la comédienne10, avait accusé le réalisateur Christophe Ruggia de lui avoir fait subir des agressions sexuelles à l’époque où, adolescente, elle avait tourné dans son film Les Diables.

Il s’agit donc bel et bien de court-circuiter l’institution judiciaire, et de se faire « justice » hors de toute enquête judiciaire, sans procès, sans tribunal, mais en imposant son « récit » à l’opinion publique, par la voie des médias. « Grâce notamment à ces prises de parole médiatiques, on change le rapport de force et on oblige le gouvernement à considérer notre point de vue11 » [de « victimes »], insiste Adèle Haenel. La « pression médiatique », comme elle le formule elle-même, a pour but de faire prévaloir la « vérité » des victimes systémiques du patriarcat, non seulement à la face du monde, mais auprès du pouvoir exécutif sommé de se mettre au pas des accusatrices, cela en enjambant résolument l’instance judiciaire – à moins que celle-ci, « déconstruite » pour reprendre un terme de la novlangue militante, ne se soumette au nouveau « récit féministe12 », doté d’un pouvoir performatif absolu : c’est-à-dire source de la concordance entre la « vérité » proférée par la « victime » et la réalité des faits allégués, laquelle procéderait de cette « révélation ». On le constate, cette pression opère : ainsi, au moment de l’affaire Damien Abad, éjecté du gouvernement où il venait d’être nommé sur la foi de simples accusations, une des accusatrices a-t-elle candidement déclaré au quotidien Libération : « On a l’impression d’avoir une armée numérique derrière soi, une armée qui croit les femmes 13». Certes…

Proféré de cette façon, et au-delà du défi affiché, cet énoncé [« La justice nous ignore, on ignore la justice »] à portée générale – telle est son ambition, portée par ce « on » – sonne comme un principe d’action. Il procède d’un choix de nature politique, et non d’une quelconque déconvenue personnelle consécutive à une plainte ayant abouti par exemple à un classement sans suite, ou à un non-lieu. Il s’agit de dénoncer une institution judiciaire considérée a priori comme foncièrement hostile aux « victimes », et « systémiquement » complice du patriarcat. Quoique la justice n’ait pas « ignoré » Adèle Haenel puisque très rapidement le Parquet ouvrit une enquête, sur quoi l’adepte du shaming édifiant14 censé dispenser de toute autre forme de procès dut se résoudre à porter plainte, et donc à se soumettre aux règles de la procédure judiciaire – très obligeamment adaptées à sa toute nouvelle aura médiatique, au vu du traitement scandaleusement inéquitable, et fort peu soucieux de la présomption d’innocence, réservé alors à Christophe Ruggia –, celle-ci n’en démord toujours pas. En témoignent ses propos pieusement recueillis par la journaliste Marine Turchi, à l’origine du happening de Mediapart et accoucheuse du « long cheminement vers la parole » de l’égérie du #MeToo du cinéma français, en clôture de son ouvrage Faute de preuves15. Adèle Haenel explique en effet, avec un aplomb confondant, que « le système [judiciaire] contribue » (sic) à « rendre presque totalement impunis certains crimes ». Elle ajoute :

« Dans un premier temps, la justice se voit arroger le monopole de la parole sur la question des violences pour, dans un second temps, aboutir à une non-parole, une non-écoute, une non-prise ne compte, et pour finalement massivement faire taire. »

« Instance de répression au service des pouvoirs établis » donc – c’est-à-dire du « patriarcat capitaliste », selon l’actrice, quelque peu fumeuse dans ses envolées politiques –, la justice relaierait « l’État » qui « ne cesse de rappeler aux femmes à l’ordre des rapports de domination dans lesquels elles tiennent une place subalterne. » Ainsi, selon la comédienne reconvertie en professeur de philosophie du droit (aux raisonnements teintés d’un vague complotisme), la justice opèrerait comme l’auxiliaire de « l’État » et de la « politique gouvernementale », dont elle permettrait, secrètement, en traitant pour la galerie certaines affaires (dont la sienne) d’« invisibiliser le rôle central qu’ils jouent dans la perpétuation de ces violences.16 » Propos parfaitement en phase, il convient de le souligner, avec les positions de la militante féministe Caroline De Haas, qui tweeta récemment : « La police et la justice sont des institutions anti-femmes et anti-enfants. Occupons les tribunaux et les commissariats17. »

Or nul n’ignore que la très lucrative entreprise Egae, fondée par cette dernière, propose ses services à diverses entreprises et institutions publiques, en vue de fournir des « formations » sur le harcèlement et les violences sexuelles et sexistes. « Formations » dites de « prévention » – en réalité de rééducation « féministe » inconsistante sinon douteuse –, cheval de Troie, telles qu’elles sont conçues18, pour des missions de nature clairement para-judiciaire : où Egae se verra mandatée par lesdites institutions pour mener des « enquêtes », entièrement biaisées par la conviction que « deux hommes sur trois sont des agresseurs » et partant à charge. Pour ne pas faire mentir cette remarquable « statistique », ces « enquêtes » devront produire un quota satisfaisant de « prédateurs ». On a vu les ravages que ces méthodes ont entraînés, au magazine Télérama comme au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où un professeur de violoncelle s’est vu accuser de diverses turpitudes sexuelles. S’agissant de ce dernier cas, il a pu être démontré, pièces à l’appui19, que les méthodes du cabinet Egae, si enthousiasmantes soient-elles pour la Cause #MeToo et ses cohortes de « victimes » auto-désignées, n’hésitaient pas à user de manipulations grossières, dans la plus pure tradition des procès politiques. Cela n’a pas empêché le Conseil d’État de signer avec l’infatigable petite entreprise militante un juteux contrat de « formation » sur deux ans.

Bien sûr, #MeToo a focalisé l’attention sur des questions tout à fait sérieuses. Bien sûr, le féminisme est un combat sociétal historique fondamental. Bien sûr aussi, le droit est amené à évoluer, en interagissant avec son environnement social et historique. Mais il ne s’agit nullement, dans les coups de boutoir assenés par #MeToo à l’institution judiciaire, de réfléchir aux façons dont le droit peut intégrer, de façon pertinente et juste, les transformations sociétales, comme ce fut le cas lorsque l’avortement fut dépénalisé, le viol requalifié en crime – et que plus récemment furent votés le mariage pour tous, ou l’accès à la PMA pour toutes les femmes. Ces évolutions du droit, familial et pénal, n’en ont jamais remis en cause les principes fondamentaux. Il n’en va pas de même avec les revendications que porte la vague #MeToo, qui attaquent les fondements de l’édifice juridique, vu comme expression et instrument principal de l’ordre patriarcal. Ce qui ne semble guère faire débat, comme si tous, (ir)responsables politiques en tête, mais aussi trop souvent figures du monde judiciaire, y compris au plus haut niveau, ne savaient qu’acquiescer, surenchérir parfois – ou se taire.

Bras armé du projet sexiste de « l’État », et de l’institution judiciaire censée l’appliquer avec un zèle servile, la présomption d’innocence, dont Adèle Haenel, décidément inépuisable source d’un savoir juridique quelque peu revisité, explique que « c’est une forme de « fausse preuve » à décharge pour l’accusé afin qu’il puisse être entendu », mais qui « dans la sphère médiatique », et en matière de violences sexuelles, « sert à empêcher la parole des victimes20 ». Ce principe de la procédure pénale, au respect duquel, quoi qu’en dise la comédienne, les médias, arguant du « devoir d’informer » sur des « sujets d’intérêt public », ne se sentent pas tenus, a fortiori en l’absence d’action judiciaire contre une personnalité mise en cause – exemplairement : les accusations de Valentine Monnier (et de quelques autres, le nombre étant censé faire preuve) contre Roman Polanski –, est donc interprété comme visant à protéger les coupables, au détriment des victimes auto-désignées. Sur la même ligne, Muriel Salmona, autorité (imprudemment) reconnue sur le chapitre des traumas sexuels, considère pour sa part que la justice doit « cesser de brandir l’argument de la présomption d’innocence, qui est lâche21 ». Quant à l’ex-journaliste spécialiste des séries télé Iris Brey, dont l’implication dans la séquence Adèle Haenel et dans les attaques obsessionnelles contre Roman Polanski (rebaptisé « Violanski », en une rhétorique digne des pires dérapages de l’extrême-droite) est notoire, elle déclara :

« Pourquoi est-ce que la parole d’une victime qui parle aurait moins de valeur que la présomption d’innocence ? Ne faut-il pas interroger en profondeur notre système judiciaire avant d’invoquer la présomption d’innocence si nous croyons les femmes ? »

Il s’agit donc, au motif qu’il faudrait « croire les femmes22 », de revenir sur un principe fondateur de l’État de droit en démocratie, qui stipule que « toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées23 ».

Mais quel est le sens de ce principe que la doxa #MeToo interprète comme un signe de la complicité « systémique » de la justice avec les « prédateurs » ? Principalement de protéger un possible innocent de l’erreur judiciaire. Il est frappant de constater que cette sagesse de la procédure pénale n’est aujourd’hui plus jamais rappelée dans le débat public dès lors qu’il est question d’infractions sexuelles ou de « violences sexistes » – interprétées comme telles en tout cas, et à sens unique –, que l’on voudrait passibles d’une justice d’exception24, dérogatoire au droit commun : telle est bien la visée militante issue de #MeToo, que les pouvoirs publics, mais aussi un certain nombre d’acteurs du monde judiciaire, semblent de plus en plus enclins à satisfaire.

Or s’il est à l’évidence frustrant, profondément regrettable et insatisfaisant que les défaillances, manquements, erreurs, voire fautes de l’institution judiciaire – ou bien simplement le doute, faute d’éléments suffisants pour établir les faits – puissent aboutir à ce qu’une victime d’infraction sexuelle ne soit pas reconnue comme elle pouvait espérer l’être, si même elle a pu se sentir – ou se trouver réellement – maltraitée par l’institution judiciaire, et qu’elle n’a pu se faire rendre justice, il est infiniment plus grave, dans une société civilisée, qu’un innocent se voie chargé d’un crime qu’il n’a pas commis25.

La conscience de la catastrophe que représente l’erreur judiciaire est pourtant quelque chose qui semble avoir totalement disparu de la conscience collective – au pays de l’affaire Dreyfus, si fondatrice de la conscience républicaine26, cela laisse songeur. Peut-être cet oubli de la signification véritable de la présomption d’innocence est-il dû au fait que la peine capitale ayant été abolie, le caractère tragiquement irréparable et l’injustice suprême que représente, pour l’institution judiciaire et pour la société tout entière, la condamnation d’un innocent, ne sont plus perçus pour ce qu’ils sont. Cela allant de pair avec l’intention immédiatement empathique, hasardeuse si soucieuse du ressenti et surtout du « narratif » de qui allègue avoir subi telle ou telle « violence », d’installer les « victimes », sacralisées sans questions, au centre du dispositif judiciaire.

Ce que résume sur les murs des grandes villes le slogan « Victimes, on vous croit ! », si malencontreusement repris par le président de la République dans la foulée médiatique et émotionnelle de l’affaire Duhamel et de #MeTooinceste.

Cependant, lorsqu’une accusation, quelle qu’elle soit, est proférée, en matière sexuelle ou dans tout autre domaine, la question est-elle de « croire », ou d’accueillir et d’entendre, avec l’attention, la bienveillance et la réserve aussi qui s’imposent ? Et de chercher, en respectant les droits de la défense et les règles de la procédure pénale, à établir les faits, en vue de les sanctionner s’il y a lieu ? Non que cela soit chose aisée ; et plus les plaintes sont tardives, plus la tâche s’avère ardue, la possibilité de démontrer par des preuves, mais aussi la teneur des témoignages, devenant au cours du temps de plus en plus évanescentes, et fragiles. Pas plus que les protestations de qui se dit innocent n’ont à être crues a priori, la parole d’une plaignante, a fortiori celle d’une accusatrice (ou d’un accusateur) qui se répand directement sur la place publique, à travers les réseaux sociaux, un best-seller, ou tout autre média, ne sauraient être prises pour argent comptant. Moins encore lorsque les faits allégués sont anciens, et que l’ambiance est à la lustration collective par le lynchage public du « présumé coupable27 » via médias et réseaux sociaux, aboutissant à la mort sociale du mis en cause, qu’il soit ou non coupable. Bien trouble satisfaction que celle alors procurée aux « victimes, et à la société qui exorcise de cette façon regrettablement régressive le mal sexuel. Lorsqu’un magistrat, dont nous ne mettons nullement en cause la bonne volonté, peut énoncer que « L’affaire Duhamel démontre qu’il peut y avoir des sanctions autres que pénales28 », on peut s’interroger. Car la sentence prononcée en l’occurrence, non par un tribunal – et pour cause, puisque les faits reconnus par Olivier Duhamel étaient prescrits29 –, mais par l’opinion publique et les institutions, c’est la condamnation définitive à une infamante mort sociale. S’agissant de « justice restaurative » comme alternative à la condamnation pénale, justifiant les enquêtes ouvertes au-delà de la prescription, l’exemple est curieusement choisi. D’autant que d’autres, qui censément « savaient », ont été également comme par contagion, et sans que personne y trouve à redire, écartés de leurs postes ou fonctions. Mis hors d’état de nuire ? Dans le cas précis30, la peine est clairement extra-judiciaire : l’institution judiciaire, tel Ponce Pilate, s’en lave les mains, et livre le « prédateur » à la foule, dûment et « moralement » guidée par les médias les plus respectés nonobstant le sensationnalisme par lequel ils attisent les penchants voyeuristes les moins reluisants de leurs lecteurs.

Ces remarques sur les attaques visant la présomption d’innocence et la prescription – autre principe rudement mis à mal31 dans les suites de #MeToo et de ses supposées « révélations » – nous conduisent on le voit aux confins du judiciaire et d’attentes extra-judiciaires que rien ne vient cadrer, le monde judiciaire semblant parfois dangereusement courir après les exigences de plus en plus comminatoires des activistes du mouvement. Avec pour seule boussole la hantise de l’impunité des « agresseurs » et de la non-satisfaction des « victimes », vers quels précipices judiciaires et sociétaux courons-nous ? Vers quelles aberrations ?

Un pseudo-savoir « psy »

La question mérite d’autant plus d’être soulevée que les arguments « psys » sur lesquels reposent ces dérives et ces renoncements relèvent de théories pour le moins discutables, mais reçues comme vérité révélée par nombre de magistrats et par les politiques, les médias se faisant le relai complaisant de ces prétendus savoirs, émanés d’une fumeuse « victimologie traumatique » dont la figure de proue est l’inquiétante psychiatre32 Muriel Salmona déjà citée, présidente de l’association « Mémoire traumatique et victimologie » et activiste redoutablement efficace.

Les deux items sur lesquels quelques (trop) brèves observations33 s’imposent, au regard de leur usage désormais répandu dans le champ aussi bien judiciaire que politique – et cette étrange conjonction interroge34 – sont, nous l’avons annoncé, l’« emprise », et l’« amnésie traumatique ».

Précisons d’abord que les relations d’emprise – et non juste « l’emprise », comme une arme du « prédateur » –, sont une réalité ; de même qu’une amnésie, partielle ou totale, comme mode de défense psychique – possible mais nullement constant, et encore moins automatique –, consécutive à un traumatisme, est un phénomène que l’on peut parfois rencontrer. Mais la façon dont ces concepts, précieux pour décrire des situations psychiques complexes – à condition qu’on les manie avec précision, et non à des fins militantes –, sont utilisés à la fois dans le champ judiciaire et dans la sphère politique, est particulièrement préoccupante. Car elle repose sur des éléments des théories de la « victimologie traumatique » qui sont non seulement simplificateurs à l’excès, mais tout bonnement erronés.

Pourtant, boostée par quelques fracassantes affaires #MeToo, remarquablement orchestrées par les plus grands médias, cette doxa s’est imposée, sans le moindre débat sérieux intellectuel et scientifique digne de ce nom, comme vérité officielle sur tout ce qui a trait à ce qu’on appelle, mettant ainsi des choses distinctes dans le même sac fourre-tout, « les violences faites aux femmes » (et aux enfants). On le comprend : ce simplisme manichéen, parfaitement démagogique, mais tant pis, est un très efficace outil de communication politique ; on se voit assuré, armé de ce (pseudo) savoir psy qui relève de ce qu’il faut bien appeler de la propagande35, d’avoir pour soi une opinion publique formatée par les médias depuis le rouleau compresseur #MeToo.

S’agissant des relations d’emprise36, d’une redoutable complexité, on ne saurait aucunement les réduire, comme le font les discours en vogue sur le sujet, à un rapport dominant/dominé, simple et à sens unique, automatiquement généré par une différence d’âge, de situation économique, hiérarchique. Relation addictive, de fait potentiellement destructrice, à un type de lien illimité, dont les partenaires se rendent communément captifs, le phénomène ambigu de l’emprise, si difficile à dénouer lorsqu’il est avéré, implique intensément chacun de ses partenaires, de façon active quoique non symétrique. Saura-t-on nous dire d’ailleurs qui des deux personnages se trouve « sous emprise » dans la nouvelle de Thomas Mann magnifiquement adaptée au cinéma par Luchino Visconti Mort à Venise ? Mais l’usage qui est fait de cette notion, dans les prétoires comme d’un joker, et dans le discours des politiques comme d’un gage « féministe » de souci des « victimes », non seulement écrase la réalité compliquée et souvent inextricable de ce qu’est un lien d’emprise, mais fait de ce qu’il faudrait expliquer (la dynamique de l’emprise) une panacée explicative (et accusatoire), transparente de surcroît.

« Emprise : ça plie le dossier ! » : ce sont les mots de Me Heinich lors du procès en appel de Georges Tron, qui après avoir été acquitté en première instance des chefs d’accusation de viol sur deux de ses collaboratrices, s’est vu condamner en appel pour faits de viol sur l’une d’entre elles. Cela au motif principal d’une « contrainte morale » résultant, comme mécaniquement, du « lien de subordination hiérarchique », source « nécessairement » (écrivent les magistrats) d’un « ascendant », le prévenu étant décrit comme pouvant « faire preuve de générosité à l’endroit de ses collaborateurs mais aussi d’autorité et d’exigence incontestable » (voilà qui est fâcheux de la part d’un patron…). Autrement dit, c’est pour avoir censément exercé une emprise, vue comme domination « chosifiante » découlant mécaniquement du rapport hiérarchique supposé avoir privé de tout libre-arbitre la plaignante (!), que l’ancien maire de Draveil a été condamné. Ce n’est pas sérieux.

Quant aux affirmations de la « victimologie traumatique » sur l’amnésie traumatique, plus ou moins longue et qui une fois levée permettrait une « téléportation dans le passé », garantie de l’authenticité et de l’intégrité des souvenirs, équivalents alors de preuves matérielles, elles sont non seulement inexactes cliniquement, mais elles promeuvent une théorie de la mémoire de part en part fausse, sinon truquée37. Autant dans la réflexion freudienne sur la mémoire et l’inconscient que dans les travaux actuels les plus pointus des neurosciences – ce que confirme l’expérience commune –, la mémoire, infiniment plastique, et l’imagination apparaissent comme ayant partie liée, et les souvenirs sont en permanence reconstruits à l’aune du présent. Ils n’en sont pas faux pour autant – quoique de faux souvenirs puissent être induits par suggestion, en ces matières tout particulièrement38 –, simplement ils sont altérés, transformés, recomposés. D’une fiabilité fragile, par conséquent.

C’est pourquoi on peut à bon droit s’inquiéter que des sénatrices – quelques années avant #MeToo –, mais aussi désormais des magistrats expérimentés, puissent envisager que l’on fasse démarrer le délai de prescription du moment de la « révélation des faits » (formule qui suppose a priori qu’ils ont eu lieu, et tels que décrits) et non « de celui de l’agression » (même remarque)39. Idée déraisonnable, sinon dangereuse à plus d’un titre, de surcroît fortement sujette à caution scientifiquement.

En tout état de cause, ce que l’on observe est une porosité irréfléchie, et de plus en plus grande, de l’institution judiciaire et du monde politique – sans parler de l’opinion – aux thèses véhiculées ad nauseam par le mouvement #MeToo. Des slogans simplistes en vérité, instruments de pression politique qui s’avouent clairement comme tels on l’a vu, et non outils d’analyse – pas même d’un point de vue « psy » clinique et théorique digne de ce nom. Soumission aveuglée par la noblesse de la cause ? Ou paresseuse abdication ? Nous ne saurions trancher. Ouvrons les yeux. Et prenons garde aux Sirènes.

Notes

1 – Harvey Weinstein fut lourdement condamné au terme du procès qui suivit.

2 – Irène Théry Le Monde, 21 oct. 2017. Celle-ci publie au Seuil en septembre 2022 un ouvrage intitulé Moi aussi – La Nouvelle Civilité sexuelle.

3 – Exemplairement incarnée par la comédienne Adèle Haenel, dont les multiples déclarations sur la « masculinité blanche » ne laissent planer aucun doute sur ce point.

4 – Voir sur ce point S. Prokhoris, Le Mirage #MeToo, Paris, Cherche Midi, 2021 (recension dans Mezetulle https://www.mezetulle.fr/le-mirage-metoo-de-sabine-prokhoris-lu-par-c-kintzler/), auquel je me permettrai de renvoyer encore.

5 – De 2018 à 2021, l’on a assisté à une étourdissante inflation législative, que commente très bien l’avocate Marie Dosé (Dalloz actualités, 11mars 2022, « Quinquennat Macron : quelles évolutions de la lutte contre les violences sexuelles ? ». J’analyse précisément dans Le Mirage #MeToo l’impact de certaines affaires : notamment les suites des livres de Vanessa Springora sur son histoire d’amour « sous emprise » avec Gabriel Matzneff lorsqu’elle était adolescente, et de Camille Kouchner sur la transgression incestueuse dont son frère jumeau fit l’objet de la part d’Olivier Duhamel.

6 – Daniel Borrillo, « Démocratie ou démagogie sexuelle ? »  : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01242329 ; et « Du harcèlement sexuel au harcèlement de la sexualité », Contrepoints, 21 février 2022.

7 – Voir Le Mirage #MeToo, op. cit., puis, pour les décisions de la Cour de cassation, « Diffamer pour la « bonne cause », La Revue des Deux Mondes, 28 juin 2022.

8 – Par exemple récemment dans la précipitation judiciaire qui a envoyé en prison pour plusieurs mois, avant tout procès, le chanteur Jean-Luc Lahaye. Une affaire dont l’abord fut entièrement biaisé par la fausse « évidence » qu’une star « met » ses fans « sous emprise ». Or sous quelle « emprise » une fan se trouve-t-elle, si ce n’est d’elle-même et de sa propre obsession ?

9 – Notons que les faits allégués n’étaient pas prescrits.

10 – Voir mon analyse détaillée de la séquence dans Le Mirage #MeToo, op. cit.

11 – Marine Turchi, Faute de preuves, Seuil, 2021., p. 398.

12 – Voir S. Prokhoris, « La force du « nouveau récit » féministe tient à son pouvoir d’intimidation illimité », Marianne, 18 mars 2022.

13Libération, 23 mai 2022.

14 – Éric Fassin : « Faire honte, c’est discréditer des valeurs pour en accréditer d’autres, plus démocratiques », Le Monde, 20 août 2020.

15 – Op. cit. Le livre se situe explicitement sous l’autorité idéologique de cet énoncé militant, première phrase de l’ouvrage dont le premier chapitre est consacré à cette affaire inaugurale. Le sous-titre de cet opus où le lecteur chercherait en vain une problématisation précise de l’enjeu, en effet sérieux, indiqué dans le titre, est le suivant : Enquête sur la justice face aux révélations #MeToo. Autrement, dit, toute accusation a, aux yeux de l’auteure, statut de « révélation » : c’est-à-dire de dévoilement de faits, avérés en somme par les allégations elles-mêmes. Le mot « allégation », devenu obsolète, ne figure nulle part dans l’ouvrage.

16 – Marine Turchi, Faute de preuves, op. cit., p. 402 sq.

17 – 23 janv. 2022.

18 – Ainsi, dans un questionnaire préalable à la formation (réponses anonymes) peut-on lire les questions suivantes, pour le moins orientées, et incitations à peine déguisées à la délation, y compris de comportements très anciens : « Avez-vous déjà été témoin ou victime de remarques ou comportements sexistes depuis votre arrivée au groupe Le Monde ? » ; « Avez-vous déjà été témoin ou victime de propos ou de comportements à connotation sexuelle dans le cadre de vos activités depuis votre arrivée au groupe Le Monde ? ». En cas de réponse positive – sur des points dont l’appréciation est fort subjective –, on demandera des noms, puis après « enquête » des têtes. C’est ce qui s’est produit à Télérama.

19 – Voir Peggy Sastre, « Le lucratif et opaque business de Caroline De Haas, Le Point, 16 juin 2021.

20Idem.

21L’Obs, 30 janv. 2021.

22 – Voir S. Prokhoris, « Quand le #MeToo-féminisme dissout le réel », 1er avr. 2022.

23 – Déclaration des droits de l’homme 1948, art. 1

24 – L’interview d’Isabelle Rome dans le JDD du 4 sept. 2022 va explicitement dans ce sens.

25 – Même si déjà en 1999, dans la foulée de sa circulaire sur la pédophilie, Ségolène Royal a pu déclarer qu’il valait mieux un innocent en prison plutôt qu’un coupable en liberté. Même attitude lors de l’affaire Bernard Hanse, de la part de celle qui trouva des vertus à la justice chinoise. [NdE voir à ce sujet, sur le blog d’archives, ces deux articles, de 2006 http://www.mezetulle.net/article-1402934.html et de 2011 http://www.mezetulle.net/article-segolene-royal-et-la-presomption-d-innocence-74040624.html ]

26 – La somme passionnante de Georges Clemenceau sur l’Affaire le démontre d’éblouissante façon.

27 – Formule que l’on a pu lire dans la presse.

28 – Dalloz actualités, 11mars 2022, art. cit.

29 – Faits pour lesquels la victime n’avait jamais souhaité porter plainte, et encore moins qu’ils fussent étalés, par un tiers auto-légitimé, sur la place publique.

30 – Il en va de même pour nombre d’autres personnalités connues – lesquelles, contrairement à Olivier Duhamel, démentent les allégations, plus ou moins lourdes, les concernant.

31 – Voir Marie Dosé, Éloge de la prescription, L’Observatoire, 2021.

32 – Voir notamment cette vidéo sur Brut, 14 janvier 2021 : « À toi, future victime d’inceste, je suis désolée. Car tu vas subir un viol, commis par l’un des membres de ta famille. Tu as certainement moins de 10 ans. […] Je ne sais pas dans quelles circonstances ça va se passer, mais ton beau-père, ton père, ton frère, ton oncle reviendront certainement plusieurs fois » (extrait).

33 – Pour de plus longs développements, voir Le Mirage #MeToo.

34 – Voir, au moment de la campagne pour l’élection présidentielle, le manifeste intitulé « Nous, Présidentes », préconisant, sous la houlette de Osez le féminisme !, « 12 mesures phares pour l’égalité ». On peut y lire ceci : « Depuis #Metoo, le féminisme gagne du terrain dans la société […] », préalable que suivent les 12 mesures en question, dont celle-ci, en deuxième position (après le milliard demandé, sur lequel Isabelle Rome, dans l’entretien cité, a déclaré qu’« on y était presque ») : « La reconnaissance de l’amnésie traumatique et imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineur·es ». Un étrange mélange des genres : que signifie que le pouvoir politique « reconnaisse » un concept clinique – dont la fonction politique militante est ici explicitement signifiée ? La psychiatrie d’État dans l’ex-Union Soviétique, ça ne dit rien à personne ? https://osezlefeminisme.fr/nous-presidentes/

35 – Propagande au sens de la réduction publicitaire des mots et concepts, vidés de leur complexité sémantique, à des vecteurs univoques de propagation de rectitude politique.

36 – Sur ce point, voir Le Mirage #MeToo, op. cit, p. 202 sq.

37 – L’exemple le plus grossier d’un tel trucage est la conception du dossier de Match (10 déc. 2019) sur les accusations visant Roman Polanski, qui juxtapose un entretien avec le réalisateur et un portrait de Valentine Monnier en « jeune femme » (sic) (de 63 ans…), photo à l’appui. Puisqu’on vous dit que la levée de l’amnésie traumatique vous « téléporte » dans le passé.

38 – Voir Élisabeth Loftus, Le Syndrome des faux souvenirs (1994), Éditions Exergue, 2012 pour la traduction française.

39 – Cette proposition pour le moins déraisonnable émane, d’après Marine Turchi, de Denis Salas, pourtant auteur, avec Antoine Garapon, du remarquable ouvrage Les Nouvelles sorcières de Salem – Leçons d’Outreau (Seuil, 2006). Voir Faute de preuves, op. cit, p. 322.

Destins du conditionnel à la mode #MeToo

Pendant un débat télévisé auquel elle participait à la suite de la publication de son livre Le Mirage #MeToo (dont Mezetulle a publié la recension1), Sabine Prokhoris a commis une méprise qui lui fut vivement reprochée – n’avait-elle pas, dans une citation qu’elle fit alors de mémoire, négligé le mode conditionnel de quelques verbes ? Elle revient ici sur cette circonstance en analysant de près le texte qui en fut l’occasion, mais aussi la teneur des reproches qui lui furent adressés : et ce n’est pas seulement une leçon de grammaire qu’elle en tire.

Dans un climat #MeToo d’accusations médiatiques2 en roue libre, lancées comme des fatwas sur tel ou tel personnage public – y compris parfois des femmes, mises en cause par d’autres femmes, au risque d’un bug dans le logiciel « violences-sexuelles-et-sexistes3 » –, il est intéressant de réfléchir à quelques ressorts des techniques de persuasion mobilisées au service de la Cause. Car si grossières soient-elles, on s’aperçoit, avec une certaine stupéfaction, qu’elles sont (au moins partiellement) opérantes, y compris sur des esprits qui s’attachent à combattre la passion sectaire qui règne quasiment sans partage désormais sur la question des infractions sexuelles.

Une méprise que j’ai commise m’en offre l’occasion.

Me référant lors d’une émission de débat télévisé4 à un passage du livre de la journaliste de Mediapart Marine Turchi Faute de preuves5, j’ai, de façon erronée, affirmé qu’elle n’utilisait même plus le conditionnel pour évoquer les allégations d’une des accusatrices de Roman Polanski, la photographe Valentine Monnier6. C’est inexact, et je fais très volontiers amende honorable pour ce raccourci regrettable. Marine Turchi, pour preuve de sa totale innocence – je l’accusais à tort ! –, a publié sur Twitter, agrémentée de surlignages démontrant que je me trompais, la page litigieuse7.

Sous l’intertitre « On m’engagea à oublier » – citation de la « prescrite » Valentine Monnier, privée de réparation par une justice systémiquement patriarcale, selon la doxa #MeToo en vigueur –, voici ce que nous pouvons lire sous la plume de Marine Turchi :

« Les faits qu’elle dénonce ont eu lieu à l’hiver 1975. Valentine Monnier vient alors de fêter ses 18 ans. La bachelière est invitée par une connaissance à aller skier avec des amis à Gstaad (Suisse), chez Roman Polanski. D’après son récit, c’est à l’issue d’une descente de ski aux flambeaux, et en l’absence des autres convives dans son chalet, que Roman Polanski, nu, se serait jeté sur elle, l’aurait frappée, lui aurait arraché ses vêtements, aurait tenté de lui faire avaler un cachet avant de la violer. « Ce fut d’une extrême violence. Il me frappa, me roua de coups jusqu’à ma reddition en me faisant subir toutes les vicissitudes », a-t-elle relaté à la reporter du Parisien Catherine Balle. « J’étais totalement sous le choc. Je pesais 50 kg. Polanski était petit mais musclé et, à 42 ans, dans la force de l’âge : il a pris le dessus en deux minutes. » Terrifiée, elle lui aurait promis de ne rien dire. Six personnes ont confirmé à la journaliste que Valentine Monnier leur avait bien confié son histoire, entre 1975 et 2001. Parmi elles, deux étaient présentes à Gstaad, et auraient recueilli la jeune femme « bouleversée ». De son côté, l’avocat du cinéaste, Hervé Temime, a indiqué au journal que son client contestait fermement tout viol. Il a déploré la publication, à la veille de la sortie de son dernier film, de « faits allégués datant d’il y a quarante-cinq ans » et « jamais portés à la connaissance de l’autorité judiciaire. »

En note, Marine Turchi prend soin de préciser que Roman Polanski n’a pas engagé d’action en justice contre ce « témoignage » – on lui laissera la responsabilité de ce terme, en réalité inadéquat : il ne s’agit en l’occurrence que d’une allégation8. Message subliminal : l’absence de plainte en dénonciation calomnieuse ne serait-elle pas à lire comme un aveu de culpabilité ?

Comme on le voit, l’ensemble est introduit et fermement commandé par une proposition à l’indicatif. Les conditionnels qui suivent (que j’ai négligés à tort, mais non sans raison) lui sont subordonnés. Relire cette page me permet de comprendre plus précisément la stratégie rhétorique de son auteure, dont on connaît l’opiniâtreté en matière de « révélations » de « violences sexuelles et sexistes », tout particulièrement lorsqu’elles concernent des personnages connus.

Pour mémoire, les accusations de viol avec violences portées par la photographe Valentine Monnier contre Roman Polanski ont surgi sur le devant de la scène médiatique dans le contexte de l’affaire Adèle Haenel, exactement au moment de la sortie du film J’accuse. On s’en souvient, l’actrice Adèle Haenel avait, sur le plateau de Mediapart, mis en cause le réalisateur Christophe Ruggia, lui imputant, d’une façon passablement confuse, divers abus et une « emprise » sur sa personne lorsqu’elle était mineure. Cet épisode avait constitué un tournant du mouvement #MeToo en France. Le « cas » Polanski, régulièrement exhumé par les militantes féministes, comme on l’avait vu lors de la rétrospective de son œuvre à la cinémathèque en novembre 2017, était devenu à cette occasion une pièce maîtresse9 de ce #MeToo du cinéma français. Pour Marine Turchi, grande ordonnatrice de cette séquence-choc, la figure de Valentine Monnier représente donc une figure centrale de ce qui a été appelé le « moment Adèle Haenel ».

Le chapitre 11 de son ouvrage, intitulé « La parole des prescrites », s’ouvre sur les accusations de Valentine Monnier, lancées dans la presse de façon anonyme en 2009 – au moment où Roman Polanski était assigné à résidence en Suisse, à la suite d’une demande d’extradition aux États-Unis refusée en définitive par la Suisse. En novembre 2019, immédiatement après la séquence Adèle Haenel sur Mediapart, la photographe publiait une tribune dans Le Parisien, intitulée « Pourquoi j’accuse Polanski aujourd’hui – La vérité sortant du puits10 » –, où cette fois à visage découvert elle réitérait ses accusations dignes du scénario d’un film de série B11.

Dans son tweet en réaction à mon affirmation fautive, Marine Turchi s’attache à surligner chaque occurrence du conditionnel. Mais curieusement, quant à cette courte phrase inaugurale, elle surligne non pas l’indicatif, pourtant écrit sans fioritures, mais la formule « Les faits qu’elle dénonce ». Voilà qui est étrange. En quoi une telle amorce marquerait-elle une quelconque réserve de la journaliste ? Le principal, est bien l’affirmation claire et nette, assumée comme telle par Marine Turchi, que lesdits faits  « ont eu lieu ». Rien dans une telle phrase ne permet de penser le contraire. Marine Turchi n’écrit pas « les faits qu’elle dénonce auraient eu lieu », encore moins « les faits allégués auraient eu lieu ». Non. Ces « faits » (dont le détail suivra) « ont eu lieu ».

Passons sur ce qu’induit le terme « dénoncer » (des faits), qui guide l’esprit du lecteur vers la conviction que les événements qui seront ensuite relatés – en effet au conditionnel, ou précédés de la mention « d’après son récit » – se sont réellement produits. Mais l’indicatif initial utilisé par la militante Marine Turchi est bel et bien avéré.

Les conditionnels qu’elle emploie ensuite s’en trouvent nécessairement désactivés. Nul risque alors qu’ils puissent nuire à l’adhésion requise envers le récit de Valentine Monnier. D’entrée de jeu assujettis à une affirmation de la réalité des faits, assenée avec une assurance tranquille, ils sont de mise d’une part parce que Marine Turchi n’ayant évidemment pas été présente lors du « viol » allégué, elle ne peut guère faire autrement que d’user du conditionnel lorsqu’elle ne cite pas les paroles de Valentine Monnier. D’autre part, ces conditionnels, dont elle se sert pour la forme, lui permettent de sauver à bon compte la déontologie journalistique.

Voilà qui s’accorde à la perfection avec la position invariablement défendue par le militantisme #MeToo, résumée dans le slogan « Victimes, on vous croit ! ». Lequel se double de la conviction que l’accusation vaut preuve, que la présomption d’innocence est un « argument lâche » brandi pour « faire taire les femmes », et que la prescription (situation de Valentine Monnier) « garantit l’impunité aux agresseurs ». Toutes expressions que répètent et répètent encore nombre d’idéologues du mouvement de « libération de la parole », notamment chez la psychiatre militante « spécialiste » en « victimologie traumatique » Muriel Salmona à qui nous les empruntons ici12. La dénonciation ne peut être que crédible. Elle fait loi.

Que démontre mon erreur – un lapsus de mémoire en somme, ou une condensation qui compacte l’essentiel du message véhiculé par la prose de Marine Turchi ? Tout simplement la redoutable efficacité de sa rhétorique. C’est-à-dire l’efficience – la performativité absolue – de l’indicatif qui précède le récit circonstancié des crimes imputés à Roman Polanski, son autorité toute-puissante sur l’ensemble des conditionnels qui vont suivre. Si je me suis trouvée persuadée après coup (faussement) que tout était relaté à l’indicatif, c’est que ma lecture s’était tout naturellement soumise à ce que prescrivait – au sens cette fois de l’injonction – l’affirmation sans réplique : « les faits qu’elle dénonce ont eu lieu à l’hiver 1975 ».

Je ne peux au bout du compte que remercier très vivement Marine Turchi de m’avoir donné, en exposant à la vue de tous cette page très remarquable, l’occasion de me pencher plus attentivement sur son usage très personnel, et particulièrement sophistiqué, chapeau l’artiste !, d’un conditionnel conditionné… à un indicatif souverain.

Notes

2 – Sur les dispositifs médiatiques d’accusation, voir Le Mirage #MeToo, Cherche midi, 2021, et « Et l’on appelle cela informer », Front populaire, n°8, p.122-126.

3 – Voir les accusations d’une comédienne envers une productrice dans le Collectif 50/50 du cinéma français un des cœurs du réacteur #MeToo : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/collectif-50-50-allons-nous-vers-une-revision-drastique-du-logiciel-metoo-intersectionnalite, et récemment celles contre la secrétaire d’État Chrystoula Zacharopoulou, gynécologue accusée de « viol » par deux anciennes patientes puis de « violences gynécologiques » par une troisième, comme par hasard sitôt nommée au gouvernement. La parade sur le point délicat – quid dans ces cas de la « violence sexiste », indissociable de la « violence sexuelle » ? – pourra être trouvée dans la panoplie discursive #MeToo : s’agissant du collectif, la « proie » est une « racisée », le « prédateur » est une « Blanche », de surcroît productrice – le capitalisme hétéropatriarcal-colonial. Pour ce qui est de la gynécologue, on pourra toujours arguer du caractère « patriarcal » de cette discipline médicale…

4C’politique, 29 mai 2022, erreur répétée dans C’ce soir, 1er juin 2022.

5 – Seuil, 2021. J’ai dans Le Mirage #MeToo étudié les techniques d’« investigation » assez spéciales de la journaliste militante.

6 – Je reviens ci-dessous sur cette affaire, pièce maîtresse des méthodes accusatoires mises en œuvre par Marine Turchi lors du lancement en fanfare du #MeToo du cinéma français en novembre 2019. Marine Turchi fut secondée par d’autres médias obligeants, dont Paris Match (n° 3684, 12-18 déc. 2019), qui consacra un curieux portrait à Valentine Monnier, dans les pages qui suivaient un long entretien avec Roman Polanski. Entretien qui lui a valu d’être assigné en diffamation par une autre accusatrice, la comédienne Charlotte Lewis, au motif que, documents à l’appui, il qualifiait ses allégations d’« odieux mensonges ». Le monde à l’envers.

7Faute de preuves, op. cit., p. 300 sq.

8 – Sur la possibilité et le sens des allégations mensongères, voir : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/sabine-prokhoris-quand-le-metoofeminisme-dissout-le-reel

9 – J’ai analysé en détail ce « moment Adèle Haenel » et la fonction du « cas Polanski » dans Le Mirage #MeToo, op. cit.

10 – 8 nov. 2019.

11 – Nous ne relèverons pas ici l’impropriété de certains termes : quels « convives » ? S’agissait-il d’un repas ou d’une retraite aux flambeaux ? Et que vient faire là le mot « vicissitudes », qui signifie aléas , tribulations, fortunes diverses au cours du temps (et pas en deux minutes), mais semble employé là pour désigner ce qu’on appelle pudiquement « les derniers outrages ». Serait-ce que « vicissitudes » sonne, allitérations en prime, comme « vice » ou « vicieux » ?

« Burkini » : communiqué de presse du Conseil d’État

Le CE confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble

Dans son article « Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle« , Charles Arambourou a proposé aux lecteurs de Mezetulle une analyse très précise du nouveau règlement intérieur des piscines publiques de Grenoble autorisant le port de « tenues non près du corps ne dépassant pas la mi-cuisse » (autrement dit du « burkini »..), ainsi que de la décision du Tribunal administratif du 26 mai 2022 qui « retoquait » ledit règlement – cette autorisation du port du « burkini » est une disposition dérogatoire prise pour satisfaire une revendication religieuse. On apprend aujourd’hui que le Conseil d’État, saisi en appel, vient de confirmer ce jugement.

Mezetulle publie ci-dessous le communiqué de presse du CE – et invite les lecteurs à lire l’article de Charles Arambourou, augmenté (24 juin) d’un Addendum commentant la décision du CE.

Le Conseil d’État confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant le port du « burkini »

Le juge des référés du Conseil d’État était saisi pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble avait prononcé la suspension du nouveau règlement des piscines de la ville de Grenoble qui autorise le port du « burkini ». Saisi d’un appel de la commune, le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics.

En mai dernier, la ville de Grenoble a adopté un nouveau règlement intérieur pour les quatre piscines municipales dont elle assure la gestion en affirmant vouloir permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps. L’article 10 de ce règlement, qui régit, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, les tenues de bain donnant accès aux bassins en imposant notamment qu’elles soient ajustées près du corps, comporte une dérogation pour les tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse. Après la suspension de cette disposition par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble le 25 mai dernier1, la commune a fait appel de cette décision devant le Conseil d’État. C’est la première application du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République2, qui concerne les cas d’atteintes graves aux principes de laïcité et de neutralité des services publics.

Le juge des référés du Conseil d’État rappelle la jurisprudence selon laquelle le gestionnaire d’un service public a la faculté d’adapter les règles d’organisation et de fonctionnement du service pour en faciliter l’accès, y compris en tenant compte des convictions religieuses des usagers, sans pour autant que ces derniers aient un quelconque droit qu’il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. Il rappelle aussi que l’usage de cette faculté ne doit pas porter atteinte à l’ordre public ou nuire au bon fonctionnement du service3. Par son ordonnance, le juge des référés du Conseil d’État indique que le bon fonctionnement du service public fait obstacle à des adaptations qui, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public.

En l’espèce, le juge des référés constate que, contrairement à l’objectif affiché par la ville de Grenoble, l’adaptation du règlement intérieur de ses piscines municipales ne visait qu’à autoriser le port du « burkini » afin de satisfaire une revendication de nature religieuse et, pour ce faire, dérogeait, pour une catégorie d’usagers, à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps. Il en déduit qu’en prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune pour les autres tenues de bain, le nouveau règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble affecte le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et donc le bon fonctionnement du service public, et porte atteinte à l’égalité de traitement des usagers, de sorte que la neutralité du service public est compromise.

Pour ces raisons, le juge des référés du Conseil d’État rejette l’appel de la ville de Grenoble.

Décision en référé n° 464648 du 21 juin 2022

1 Décision en référé n° 2203163 du 25 mai 2022

2 L’article 5 de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 a modifié l’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, qui dispose désormais : « Lorsque l’acte attaqué est de nature (…) à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat (…) ».

3 CE, 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône, n° 426483.

Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle

Edit du 24 juin 2022 : lire à la fin de l’article l’Addendum  commentant la décision du Conseil d’État.

Provocation politicienne en période électorale, nouvel épisode de l’apartheid imposé aux femmes musulmanes par les intégristes, ou simple histoire de chiffons sans rapport avec la religion ? L’affaire des « burkinis » dans les piscines de Grenoble donne lieu à des torrents d’encre et d’octets numériques où la raison trouve rarement son compte. D’où un certain nombre d’approximations, voire de simples énormités, proférées par les camps en présence.
Or le maire de Grenoble n’a pas « autorisé le burkini dans les piscines de la ville » – il est plus malin ! Le Tribunal administratif n’a pas davantage « interdit le burkini ». Quant à la laïcité, elle ne se limite pas à la loi de 1905, et il n’est pas vrai que dans l’espace public, on puisse « porter la tenue que l’on veut ».
Le plus simple n’est-il pas de remonter aux sources et de prendre la peine de lire les règlements et la première décision de justice en cause ? Sans oublier que le Conseil d’État doit se prononcer en appel.

Le règlement intérieur d’une piscine doit assurer « l’hygiène et la salubrité » publiques

Le précédent règlement des piscines de Grenoble, en 2017, y consacrait son article 12 :

« Pour des raisons d’hygiène et de salubrité, la tenue de bain obligatoire pour tous dans l’établissement est le maillot de bain une ou deux pièces propre et uniquement réservé à l’usage de la baignade. »

Ces règles étaient justifiées par la responsabilité incombant aux collectivités locales, depuis 1884, d’assurer « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » -définition de l’ordre public. Les prescriptions vestimentaires suivantes, adaptées notamment au caractère fermé de la baignade et à la présence de bouches d’aspiration, en découlaient à Grenoble :

« [Le] maillot de bain en matière lycra moulant très près du corps recouvre […] au maximum la partie située au-dessus des genoux et au-dessus des coudes. […] »

Le maillot devait être « très près du corps » pour éviter que des tissus flottants puissent être aspirés par les évacuations, et, en raison du caractère fermé de la baignade, laisser apparaître les bras et les jambes, pour se différencier des tenues de ville dont la propreté n’est pas garantie. Le règlement détaillait :

« Sont donc strictement interdits : caleçon, short cycliste, maillot de bain jupe ou robe, boxer long, pantalons de toutes longueurs, jupe, robe, paréo, string, tee-shirt, tee-shirt de bain (matière lycra), sous-vêtements, combinaisons intégrales. »

Rien de « liberticide » là-dedans : le « monokini » y était déjà autorisé, mais seulement « sur la serviette » (quelle femme souhaiterait se baigner seins nus dans une piscine bondée ?). La baignade en robe couvrante ou en burkini enfreignait manifestement ces prescriptions justifiées d’ordre public.

Le nouveau règlement des piscines de Grenoble dérogeait à ces règles

Pour satisfaire les revendications pro-burkini des militantes d’Alliance citoyenne, le maire de Grenoble ne pouvait donc que dégrader les règles d’hygiène et de sécurité : position délicate à assumer. Le nouveau règlement intérieur voté le 16 mai 2022 est ainsi un monument d’hypocrisie : nulle part il n’autorise explicitement le burkini. Il se contente de ne plus en rendre le port contraire au règlement, en affichant des prescriptions aussi énergiques dans la forme que revues à la baisse sur le fond.

Ainsi, le rapport de présentation annonce que le nouvel article 10 (« prescriptions d’hygiène et de sécurité ») « ajoute » la disposition suivante : « le port d’une tenue de bain conçue pour la baignade et près du corps ». En réalité, il « retranche » :

« […] les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-shorts sont interdits »,

ce qui revient à autoriser les tenues non près du corps du moment qu’elles ne dépassent pas la mi-cuisse (jupettes) !

L’ordonnance du TA (considérant n° 6) ne s’y est pas trompée, qui constate une « [dérogation] à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps ». C’est seulement cette dérogation qui a motivé la suspension partielle dudit article par le TA :

« Article 2 : L’exécution de l’article 10 précité du règlement des piscines de Grenoble dans sa rédaction issue de la délibération du conseil municipal du 16 mai 2022 est suspendue en tant qu’elle autorise l’usage de tenues de bain non près du corps moins longues que la mi-cuisse. »

Ainsi, le membre de phrase suspendu ne figure plus sur le site de la ville de Grenoble.

Certes, rien ne dit que le Conseil d’État, saisi en appel, confirmera la nature et la portée de cette dérogation : du strict point de vue de l’hygiène et de la sécurité, le burkini présente-t-il vraiment des inconvénients manifestes ? S’agit-il d’une dérogation, ou d’une simple modification ? Néanmoins, le raisonnement adopté par le TA mérite d’être suivi jusqu’au bout, en ce qu’il réussit à y raccrocher la laïcité, de façon juridiquement étayée, mais peu habituelle.

Le burkini est bien un accessoire religieux

C’est en vain que d’habiles exégètes, ou des bien-pensants demi-habiles, soutiennent que le burkini n’aurait rien de religieux, encore moins d’intégriste, mais serait seulement destiné à permettre à des femmes pudiques – voire mal à l’aise avec leur corps- d’accéder aux piscines. On a connu les mêmes arguties avec le voile. Or aucun juge français ou international ne s’aventurera jamais à débattre du caractère religieux d’une tenue : il suffit qu’il soit revendiqué par qui la porte1.

Tel était bien le projet de la créatrice du burkini2 : « Les maillots de bain BURQINI ® – BURKINI ® […] ont été développés conformément au code vestimentaire islamique ».

En l’espèce, le mémoire en défense de la ville de Grenoble confirme les motivations religieuses du port de cette tenue, comme le relève le TA. Selon le rappel de la procédure (début de l’ordonnance), il est notamment argué que : « les usagers des piscines ne sont pas soumis à des exigences de neutralité religieuse ; […] la circonstance qu’une pratique soit minoritaire est sans effet sur sa qualification religieuse ; […] ».

De même, les arguments d’Alliance citoyenne et de la Ligue des droits de l’Homme, intervenants admis, ne peuvent éviter d’invoquer la motivation religieuse (cf. rappel de la procédure).

  • Pour Alliance citoyenne, de façon fort alambiquée :

« La circonstance selon laquelle certaines tenues de bain, comme le burkini, pourraient être regardées comme manifestant des convictions religieuses […] ; »

  • Pour la Ligue des droits de l’Homme, en mêlant déni et contradictions internes (car si le burkini n’a rien de religieux, pourquoi évoquer le « fonctionnement d’une religion » ?) :

« Le maillot de bain couvrant n’est pas, par lui-même, un signe d’appartenance religieuse ; son port ne méconnaît pas les exigences du principe de laïcité ;  il n’appartient pas à l’État de s’immiscer dans le fonctionnement d’une religion et aucune pression n’a été relevée sur les femmes de la communauté musulmane ; […] »
On note avec inquiétude l’utilisation du terme de « communauté musulmane », bien peu républicain.

Ce qui a justifié la suspension, c’est le motif religieux de la dérogation aux règles communes

On l’oublie trop souvent, sous la pression des partisans exclusifs de « la laïcité comme liberté d’exercice des cultes », la laïcité ne se limite pas à la loi de 1905, essentiellement établie pour sortir du Concordat et du système des cultes reconnus et financés par l’État. Depuis 1946, elle figure dans l’art. 1er de la Constitution. Ainsi, le Conseil constitutionnel a donné, le 19 novembre 2004 (Traité établissant une Constitution pour l’Europe), une définition supplémentaire du principe de laïcité :

« […] les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Voilà qui complète utilement les dispositions de la loi de 19053. Le TA (Considérant n° 4) a appliqué cette définition aux règles « organisant et assurant le bon fonctionnement des services publics », c’est-à-dire « l’ordre public sous ses composantes de la sécurité, de la salubrité et de la tranquillité publiques4 ». Règles auxquelles « Il ne saurait être dérogé ».

Le TA en a tiré un principe de « neutralité du service public », qui paraît bien applicable à l’autorité organisatrice, conformément au principe de séparation (art. 2 de la loi de 1905) régissant la sphère publique (État, collectivités, établissements et services publics) et ses agents.

Cette neutralité concerne-t-elle pour autant l’ensemble du service public, y compris ses usagers ? Ce n’est pas le sujet, puisque le déféré vise, non pas le comportement de certains usagers, mais la décision de la ville organisatrice du service public. Le « Considérant 6 » en tire la conséquence logique :

« […] en dérogeant à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux, ainsi qu’il est d’ailleurs reconnu dans les écritures de la commune, les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte [au] principe de neutralité du service public. »

***

Il n’est pas sûr que le Conseil d’État, qui n’est pas fort ami de la laïcité, suive le raisonnement du TA, qui a choisi de conforter le déféré préfectoral. Néanmoins, cette affaire est l’occasion de rafraîchir quelques mémoires.

Ainsi, contrairement à ce que certains ont cru devoir soutenir, il n’est pas vrai que « dans l’espace public » on puisse « porter la tenue que l’on veut ». C’est la « valeur relative des libertés », définie à l’art. 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : toute liberté connaît des « bornes », qui sont : les droits et libertés d’autrui, et l’ordre public établi par la loi -en l’espèce, les dispositions du règlement intérieur de la piscine (espace public, et non « sphère publique »).

Enfin, il ne faudrait pas négliger l’une des assertions du déféré préfectoral : « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est ainsi suggéré que le port du burkini pourrait faire peser une contrainte prosélyte à caractère communautariste. De fait, sa présence même générerait une « pression de conformité » sur les baigneuses musulmanes ou supposées telles, qui pourraient craindre de passer pour « impures » aux yeux de la communauté ou du quartier si elles ne se couvraient pas entièrement le corps à leur tour.

Le Conseil d’État restera-t-il enfermé dans sa logique myope de 19895, quand il soutenait que le port du voile à l’école n’était pas en lui-même un acte de prosélytisme ? Si le prosélytisme (chercher à convaincre de ses convictions) n’est pas interdit, il devient répréhensible dès qu’il est effectué de façon abusive6, notamment par des pressions : or celles-ci ne sont pas forcément physiques, ni même verbales. Au-delà de la critique féministe justifiée des injonctions patriarcales à cacher le corps des femmes, il serait bon de se souvenir que les cibles des islamistes sont essentiellement les femmes musulmanes, ou supposées telles. Leur ruse est ici de se faire relayer par d’autres femmes.

NB . Le Conseil d’État confirme la décision du Tribunal administratif de Grenoble. Lire le communiqué de presse du CE.

***

Addendum du 24 juin 2022. Le juge des référés du Conseil d’État confirme

Citons le communiqué de presse de la Haute Juridiction (c’est nous qui soulignons) :

« …le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics. »

Soulignons qu’il s’agissait du premier cas de « déféré laïcité », procédure instaurée par la loi du 24 août 2021 (dite « séparatisme »). Les partisans de l’abrogation de ladite loi devront désormais avouer leur préférence pour le burkini.

Le juge des référés du Conseil d’État a donc suivi le raisonnement du TA de Grenoble. Il est même allé plus loin. Ainsi il a considéré que le règlement des piscines avait en réalité pour objet d’autoriser le « burkini » (on n’est pas loin de la notion juridique de « détournement de pouvoir »), et que ce vêtement répondait à une revendication religieuse.

On ne peut que s’en féliciter.

Le règlement intérieur des piscines a donc subi, non une simple « modification », mais une véritable «  dérogation », que l’ordonnance qualifie même de « ciblée » (visant le burkini). Elle met ainsi à mal le « monument d’hypocrisie » que nous avons relevé dans l’argumentation de la ville de Grenoble. Le juge n’a pas été dupe, et le dit sévèrement (c’est nous qui soulignons) :

« Cependant, d’une part, au regard des modifications apportées par la délibération du 16 mai 2022 au précédent règlement et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l’audience, l’adaptation exprimée par l’article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis », d’autre part, il résulte de l’instruction que cette dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps, est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse. Ainsi, il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers

L’ordonnance ajoute un argument « d’ordre public » intéressant : la dérogation en cause, « sans réelle justification », « est de nature à affecter […] le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes […] » (souligné par nous).

En revanche, le juge n’a pas donné suite à l’assertion incidente du déféré préfectoral, selon lequel « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est vrai que la question du prosélytisme, que nous évoquions dans notre article précédent, ne concerne pas l’action de la ville de Grenoble, mais seulement les instigateurs (-trices) de la revendication. Or, même sans prosélytisme abusif, il suffit que la dérogation à la règle commune ait un motif religieux pour porter atteinte au principe de laïcité et de neutralité du service public.

Que donnera le recours au fond ? Le juge des référés étant en l’espèce le Président de la section du contentieux du CE, on peut penser qu’il ne serait pas aisément désavoué. De son côté, le maire de Grenoble a annoncé respecter la décision, tout en développant une argumentation sophistique. Selon lui, l’annulation n’aurait été causée que par le caractère « non près du corps » de la « jupette » : en quoi il n’a pas bien lu l’ordonnance d’appel, qui ne reprend plus la question de la « jupette », mais le fait que la dérogation visait en réalité à autoriser le burkini.

Notes

1 – Sauf la passoire des pastafaristes (pour qui le monde a été créé par un monstre volant en spaghettis), en raison du caractère parodique revendiqué par cette conviction (CEDH, De Wilde v. The Netherlands, 2 décembre 2021).

3 – Constitutionnalisées à leur tour (décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013)… à l’exception de l’interdiction de subventionner les cultes !

4 – Définition de l’ordre public par l’art. L2215-1 du Code général des collectivités territoriales, qui prévoit un pouvoir de substitution du préfet en cas d’inaction du maire.

5 – Conseil d’État – Avis du 27 novembre 1989 – Port du foulard islamique

6 – CEDH, 16 décembre 2016, Kokkinakis c. Grèce

Le port du voile n’a jamais libéré aucune femme

Le droit de porter le voile en public est aussi celui de dire publiquement tout le mal qu’on en pense

Voilà que le port du « voile islamique » refait surface, comme si la question n’avait pas été largement débattue depuis 1989 et éclaircie notamment par la loi de mars 2004. L’un des candidats à la présidence de la République (en l’occurrence une candidate), profère une ânerie antilaïque en prétendant vouloir l’interdire « dans l’espace public »1. L’autre, fidèle à la sinuosité du « en même temps », entretient le flou, dit tout et son contraire à ce sujet – ne l’a-t-on pas entendu, après avoir dit ce port « non conforme à la civilité »2, approuver une citoyenne voilée se prétendant « féministe »3 ? Il faut donc y revenir.

À vrai dire, ce qui m’a décidée à reprendre ce sujet et à rabâcher ce que j’écris depuis tant d’années4, c’est la « prestation » en demi-teinte de la naguère flamboyante Zineb El Rhazoui le 12 avril 2022 au micro d’Europe 15. Évidemment gênée aux entournures sur ce sujet par son soutien récent à la candidature d’Emmanuel Macron, elle s’évertue à décrire le « en même temps »… pour ce qu’il est, à savoir une oscillation clientéliste sans concept, et, oubliant la colonne vertébrale intellectuelle qui jusque-là l’animait, elle finit par comparer le port du voile à celui d’une protection de mon brushing contre la pluie – propos presque aussi affligeant que « l’argument Castaner » qui, on s’en souvient, inventait le port d’un « voile catholique» pratiqué dans la France des années 19506.

Bien sûr Zineb El Rhazoui a raison de rappeler que le port des signes religieux (entre autres) est libre, dans le cadre du doit commun, dans ce qu’on appelle « l’espace public » (que je préfère appeler l’espace social partagé). De sorte qu’un projet d’interdiction, comme celui dont fait état Marine Le Pen, revient à proposer d’abolir la liberté d’expression7.

Mais elle se révèle incapable de distinguer de manière intelligible pour les auditeurs cet « espace public » de celui qui participe de l’autorité publique et qui, lui, est soumis au principe de laïcité. Recouverte par une certaine confusion et embarrassée dans une expression laborieuse, la dualité des principes du régime laïque n’apparaît pas clairement.

Enfin, pour illustrer la liberté de l’espace social partagé, sous les yeux mi-effarés mi-moqueurs de Sonia Mabrouk, Zineb El Rhazoui recourt à la comparaison avec un « foulard » protégeant son brushing en cas de pluie. Ce faisant elle néglige nécessairement, avec la nature du voile islamique, l’autre face de la liberté. Oui bien sûr, on doit tolérer le port du voile dans l’espace social partagé, mais cela n’oblige personne, et surtout pas une militante de la laïcité, à le banaliser en le comparant à un acte anodin et temporaire, comme le faisait Lionel Jospin en 1989. Et c’est en vertu de la même liberté qu’on peut et même qu’on doit pouvoir exprimer publiquement tout le mal qu’on pense de ce port, ainsi que le faisait, avec une magnifique prestance, Abnousse Shalmani le 20 septembre 2020 sur LCI8, rivant son clou à un Jean-Michel Aphatie médusé :

«Le voile ne change pas de nature lorsqu’il passe les frontières. Le voile n’a jamais libéré aucune musulmane9, c’est quand elles le retirent qu’elles accèdent aux droits.[…] Le voile sera un choix le jour où il n’y aura plus une seule parcelle de terre où il sera obligatoire. En attendant c’est un linceul pour les femmes.»

Pour un exposé des principes et des concepts formant la dualité du régime laïque, exposé qui excède le calibre de ce bref « Bloc-notes », j’invite les lecteurs de Mezetulle à prendre connaissance de l’article que je mets en ligne aujourd’hui parallèlement dans la rubrique « Revue » : « La dualité du régime laïque. Réflexions sur l’expression ‘intégrisme laïque’ ».

Notes

3https://www.marianne.net/politique/macron/face-a-une-femme-voilee-et-feministe-macron-joue-les-equilibristes-pour-contrer-le-pen Le caractère fluctuant des déclarations du président Macron est, si l’on peut dire, constant. Voir, par exemple et entre autres, l’article de Jean-Eric Schoettl sur ce site : « Nécessité et impossibilité d’un discours présidentiel sur la laïcité » https://www.mezetulle.fr/necessite-et-impossibilite-dun-discours-presidentiel-sur-la-laicite/ .

4 – Voir, entre autres, l’exposé théorique général dans Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2015, notamment chapitre 1, le grand entretien publié par la Revue des Deux Mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ et la vidéo avec le Centre laïque de l’audiovisuel de Bruxelles https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/ .

5 – Invitée par Sonia Mabrouk https://www.youtube.com/watch?v=2njHDMsUXaM

7 – Outre que son application serait impossible et qu’elle susciterait des protestations, dont certaines pourraient même se manifester par un appel à la « solidarité » imbécile du type « Nous sommes toutes des femmes voilées » !

9 – Je me suis évidemment inspirée de cette formule, en l’élargissant, pour intituler le présent Bloc-notes.

Macron et la légitime défense : poisson d’avril !

Le président de la République ne perd ni son énergie ni sa bonne humeur malgré un environnement sombre. Se montrant particulièrement pugnace, il ose même le poisson d’avril de mauvais goût (car dans l’affaire en question un homme est mort et un autre est mis en examen pour meurtre) avec une déclaration faite au micro d’Europe 11. À propos d’un homme mis en examen pour avoir tué un cambrioleur entré chez lui par effraction2, le président dit en effet : « Je suis opposé à la légitime défense ».

Poisson d’avril, très probablement. Voici quelques indices.

La déclaration est proférée le 31 mars, et donc on peut s’attendre à ce qu’elle se répande et « fasse le buzz » le lendemain 1er avril. D’ailleurs Europe 1 attend ce matin pour diffuser sur son site l’enregistrement audio3, et je l’entends en me disant « tout de même, c’est un peu gros, ils y vont fort! ».

En effet, c’est une énormité.

S’agirait-il d’une « petite phrase » coupée de son contexte vilainement extraite pour accabler le président  ? La déclaration est entièrement accessible sur le site d’Europe 14 . Il a vraiment dit ça, soutenant et renforçant son propos par deux autres affirmations.

1° Une faute volontaire de logique : avancer que la légitime défense ce serait « le Far West » et que son existence témoignerait d’un pays où « on considère que c’est aux citoyens de se défendre ». Alors que la loi définissant et réglant la légitime défense dit le contraire.

2° Une hyperbole qui érige cette énormité en règle générale : « je ne vais pas juger d’un fait divers [encore heureux!]. Je vous donne les règles ».

Certes, le président a raison quand il dit qu’il n’a pas à juger une affaire particulière. Mais il oublie que dans cette affaire particulière, l’une des questions que se poseront les juges n’est pas de savoir si la légitime défense existe dans la loi (car la légitime défense a bien une existence légale), mais de savoir si ce cas particulier est ou non un cas de légitime défense telle que la définit la loi.

Le président n’a donc ni à juger d’un cas particulier ni à « rappeler » des règles qui n’existent pas. C’est la loi qui « donne les règles », et le président, s’il veut les rappeler, ne peut que s’y référer ou du moins ne pas les trahir. En l’occurrence les articles 122-5 à 122-7 du Code pénal5.

Je ne vois que trois hypothèses permettant de comprendre la déclaration « Je suis opposé à la légitime défense ».

1° Le candidat Macron est opposé à la loi relative à la légitime défense. Mettons, mais s’il veut l’abolir, qu’il le dise clairement dans un programme, dans une réunion électorale de campagne. Attendons la suite, on ne peut pas savoir, mais Macron surenchérissant sur Poutou (lequel propose le désarmement de la police), franchement je trouve que ça ne tient pas la route.

2° Emmanuel Macron y est opposé en tant que président en exercice. Mettons, mais qu’il annonce alors que l’exécutif va maintenant, là, tout de suite, déposer un projet de loi abrogeant la législation existante (car à ma connaissance durant ce quinquennat aucune proposition faite en ce sens par l’exécutif n’a été examinée). Mais comment saisir le Parlement pour une telle opération en pleine période électorale et à quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle ? C’est impossible.

3° C’est un poisson d’avril.

Il y a peut-être des malpensants qui suggéreront une quatrième hypothèse désobligeante pour le président, mais j’ai honte rien que de l’avoir imaginée ne serait-ce qu’une fraction de seconde.

Notes

3https://www.europe1.fr/emissions/Les-journaux-de-la-redaction/emmanuel-macron-a-europe-1-je-suis-oppose-a-la-legitime-defense-4103123
Il ajoute : « en aucun cas ce n’est à nos compatriotes de se défendre eux-mêmes » (c’est moi qui souligne).

4 – Voir les notes 1 et 3.

Doit-on enseigner le « respect des convictions philosophiques et religieuses » d’autrui ?

Réflexions sur un passage du programme d’Enseignement moral et civique

Je me rappelle l’émission Répliques du 24 avril 20211 . Elle a mis en présence François Héran et Souâd Ayada2 au sujet de « la liberté d’expression », après l’assassinat de Samuel Paty et la publication de la Lettre aux professeurs de F. Héran. À un moment3, F. Héran a objecté habilement à S. Ayada que, le « respect des convictions religieuses d’autrui » figurant dans le programme d’enseignement moral et civique (EMC), on pouvait récuser légitimement le fait de « montrer » certaines caricatures4. S. Ayada dut se donner bien du mal pour soutenir la liberté du professeur de choisir ses moyens dans un tel cadre. Car, malheureusement, elle ne pouvait pas nier directement le fait : oui, le respect des convictions figure expressément dans le programme officiel… Ce qui appelle quelques remarques.

En effet, dans le programme d’Enseignement moral et civique de l’école et du collège, le respect des convictions est présenté dès le début du texte comme constitutif du respect d’autrui – première finalité de l’EMC :

« Respecter autrui, c’est respecter sa liberté, le considérer comme égal à soi en dignité, développer avec lui des relations de fraternité. C’est aussi respecter ses convictions philosophiques et religieuses, ce que permet la laïcité. »
Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 26 juillet 2018, 2e alinéa du premier item5 .

Il y a là non seulement un gros « trou dans la raquette », mais aussi une absurdité.

1° Campée sur cette déclaration réglementaire, toute « conviction » peut exiger le « respect » au motif qu’elle existe en tant que conviction. Toute démarche critique à l’égard de quelque conviction est d’emblée condamnée, ce qui est à la fois contraire au droit et contraire à un enseignement émancipateur.

2° Soumis à une telle directive, comment un professeur peut-il éclairer la notion de blasphème et sa non-pertinence en droit républicain ? Osera-t-on répondre, comme cela a été insinué au sujet de Samuel Paty, que cette notion n’a pas à être abordée dans le cadre du programme d’EMC ? Le professeur devra-t-il se contenter de lieux communs et d’idées fausses sur une laïcité « interconvictionnelle » à laquelle cette directive semble inviter ? Non seulement ces idées sont erronées et vagues, mais cela confirmerait les préjugés de bien des élèves en prétendant leur apprendre ce qu’ils croient savoir déjà (« il faut être gentil avec toutes les convictions »). Et on s’étonne ensuite que les élèves s’ennuient et que le niveau baisse ; on s’étonne aussi que les professeurs pratiquent l’évitement et l’autocensure.

3° Le professeur est confronté à des injonctions contradictoires. En effet, ce « respect » que le professeur est censé valoriser et transmettre aux élèves dans l’EMC, on doit conjecturer qu’il doit l’observer lui-même et tenir compte des convictions religieuses de son auditoire. Mais quelle directive doit-il suivre dans l’ensemble de son travail : le programme d’EMC qui enjoint le respect des convictions (notamment religieuses) ou bien les autres programmes d’enseignement qui lui demandent d’expliquer et de transmettre un savoir, y compris lorsque celui-ci va à l’encontre de convictions présentes chez des élèves ? Les savoirs libres et substantiels (donc libérateurs) doivent-ils s’effacer devant la revendication abstraite et nombriliste de « la liberté de ne pas être froissé »6 ?

4° Cette phrase pleine de bons sentiments et apparemment anodine, non seulement est contraire à l’idée même d’instruction en ce qu’elle place la croyance au-dessus du savoir, mais encore elle introduit implicitement (et donc force à admettre) le présupposé de l’indissociabilité de la conviction et de la personne qui s’en prévaut7. Ce qui est une absurdité philosophique et juridique. Se défaire d’une conviction ou en changer, ce n’est pas pour autant se dissoudre ou devenir une autre personne. Si on enseigne aux élèves que « moi, je m’identifie à mes convictions, je suis ce que sont mes convictions », on les livre à l’assignation et à la fragmentation communautaire, on réduit et on fixe leur « moi » à une série de convictions fournies par leurs appartenances, on sacralise le déterminisme social dont on prétend par ailleurs les libérer, on nie leur singularité et leur liberté. On oriente et on entrave toute réflexion ultérieure sur le concept de sujet : l’étude des grandes philosophies modernes devient pour le moins problématique.

Cette phrase, dont les conséquences considérables n’ont peut-être pas été mesurées au moment où elle a été écrite (c’est de ma part une lecture généreuse), a-t-elle sa place dans un programme officiel de l’école laïque ? Non ! Elle est contraire à l’idée des « valeurs de la République » que le programme d’EMC fait sonner pourtant bien fort, elle souscrit à un état archaïque et bien peu républicain du droit, elle repose sur une absurdité contraire aux concepts de liberté et d’émancipation, enfin elle est un obstacle à l’acte même d’enseigner et à celui de s’instruire.

Notes

2 – François Héran, professeur au Collège de France. Souâd Ayada, inspectrice générale, présidente du Conseil supérieur des programmes. Pour une discussion des positions de F. Héran au sujet de la liberté d’expression après l’assassinat de Samuel Paty, voir sur ce site le texte de Gwénaële Calvès « Vous enseignez la liberté d’expression? N’écoutez pas François Héran ! » et celui de Véronique Taquin « Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran ».

3 – Exactement à 25’22’’.

4 – Je mets des guillemets à « montrer », car jamais aucun professeur ne se contente de « montrer » : voir  À la mémoire de Samuel Paty, professeur .

5https://cache.media.education.gouv.fr/file/30/73/4/ensel170_annexe_985734.pdf . C’est moi qui souligne le passage en question.

6 – David di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer…, Paris : Cherche-Midi, 2021, p. 57. Voir la recension https://www.mezetulle.fr/jai-execute-un-chien-de-lenfer-rapport-sur-lassassinat-de-samuel-paty-de-david-di-nota-lu-par-c-kintzler/

7 – Voir des développements dans les articles consacrés au « blasphème », récapitulés dans ce dossier : https://www.mezetulle.fr/sur-lexpression-droit-au-blaspheme-dossier-sur-la-liberte-dexpression/

« Un irresponsable n’est plus un citoyen », vraiment ?

L’entretien du président de la République avec des lecteurs du Parisien, publié dans ce quotidien du 5 janvier 2022, recourt à un langage ostensiblement familier. On peut penser que les non-vaccinés atteints du Covid font obstacle à l’accès normal de l’ensemble de la population aux soins intensifs en saturant ces derniers du fait de leur incurie – ce qui est effectivement une façon maximale d’« emmerder » le monde. Mais on ne peut pas admettre que le chef de l’exécutif abandonne toute tenue et se livre à un discours vulgaire sous le régime pulsionnel de l’envie et de la vengeance : «les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout »1. Ce n’est pas tout, et ce n’est pas le plus grave. Amplifiant la provocation, le président lâche une formule inquiétante en forme de sentence vertueuse : « Un irresponsable n’est plus un citoyen. »

S’agissant des non-vaccinés et des antivax, le président déclare (p. 5 dans le Parisien daté du 5 janvier) : « Quand ma liberté vient menacer celle des autres, je deviens un irresponsable. Un irresponsable n’est plus un citoyen. ». Dans la bouche du premier personnage de l’État, une telle déclaration n’est pas anodine, elle ne se réduit pas à une réflexion philosophique générale sur les conditions de coexistence des libertés, ni à une désapprobation morale portant sur ceux qu’on juge (à tort ou à raison) « irresponsables ». Dire, dans la position d’un président de la République, que quelqu’un « n’est plus un citoyen », c’est évoquer clairement la perte des droits civiques. Cela soulève plusieurs questions.

1° Pour qu’un citoyen ne soit plus un citoyen, il faut qu’il ait subi une condamnation pénale et que la juridiction qui l’a condamné prononce en outre la perte de ses droits civiques (celle-ci n’est plus automatique depuis 1994). Or pour qu’il y ait délit et peine, il faut qu’une loi préalablement promulguée définisse ce délit et les peines correspondantes2. Quelle loi les non-vaccinés enfreignent-ils ?

2° Appartient-il au chef de l’exécutif de déclarer que tels ou tels citoyens, sur un critère non défini préalablement par la loi, ne doivent plus jouir de leurs droits civiques ? Même s’il s’appuyait sur un critère légal (par exemple s’il parlait de personnes susceptibles d’avoir transgressé une loi), il n’aurait pas le droit de le faire car seule une juridiction a le pouvoir de prononcer une peine. A fortiori ne le peut-il en l’absence de loi. Emmanuel Macron franchit donc ici deux lignes rouges : prononcer une sentence en tant que chef de l’exécutif, et la prononcer en l’absence de loi.

3° On pourrait supposer, si on est généreux, que le président émet un jugement simplement moral. Mais dans ce cas, il aurait pu se contenter de signifier sa désapprobation en disant par exemple « une telle irresponsabilité n’est pas digne d’un citoyen », en s’en tenant rigoureusement au domaine moral. Ce n’est pas un dérapage, le texte de cet entretien a été soigneusement relu avant sa publication. Or la formule « Un irresponsable n’est plus un citoyen » va beaucoup plus loin que la désapprobation, il s’agit d’un jugement d’exclusion : pour des raisons morales, je décide que tel citoyen qui n’a enfreint aucune loi mais que je juge, moi, irresponsable, n’est plus un citoyen.

Doit-on gouverner au nom de la vertu et en dépit de la loi fondamentale qui dispose « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. »3 ?

Cela révèle une outrecuidance démesurée et peut-être aussi un petit calcul politique4. Le président voudrait-il transformer la prochaine élection présidentielle en plébiscite ?

Notes

1 – C’est moi qui souligne le mot « envie ». Le paragraphe se termine par une série de mesures présentées comme punitives « Et donc il faut leur dire : à partir du 15 janvier, vous ne pourrez plus aller au restau, vous ne pourrez plus prendre un canon, vous ne pourrez plus aller boire un café, vous ne pourrez plus aller au théâtre, vous ne pourrez plus aller au ciné… ».

2 – Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, article 8 « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée . »

3 – Déclaration des Droits, article 5.

4 – Eventuellement aussi de la négligence, ce qui n’est pas incompatible avec la volonté de provocation, et certainement pas avec l’outrecuidance. En effet je m’interroge sur la phrase suivante (toujours p. 5 un peu plus haut) « Mais nous ne sommes pas aujourd’hui dans une situation où nos services d’urgence ne peuvent pas accueillir tous les patients ». Il me semble au contraire que nous sommes aujourd’hui dans une situation où les services d’urgence ne peuvent pas accueillir tous les patients, et que c’est précisément à cause de cela qu’on peut critiquer et trouver « emmerdants » les non-vaccinés qui, une fois malades, saturent ces services. Le président ne s’emmêlerait-il pas les pinceaux avec une double négation lui faisant dire l’inverse de ce qu’il voudrait ? Mais je n’ai peut-être pas bien compris.

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » ?

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine ? Je n’y suis pas favorable. Un tel ajout rendrait la devise hétérogène en lui faisant viser deux objets disjoints. Et il affaiblirait l’intelligibilité du triptyque dont l’ordre et la clôture n’énoncent pas un classement, mais un fonctionnement.

L’homogénéité de la devise

Il est bien tentant d’accrocher la laïcité à la devise républicaine. Ne s’agit-il pas d’un principe fondamental que la Constitution de 1958, à l’alinéa 1 de son article premier, consacre en l’incorporant à la définition de la République française ? « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Mais, à lire cette définition, et en remarquant que « laïque » figure en deuxième position dans la série des attributs essentiels, il faudrait alors ajouter aussi « Indivisibilité » ! On me répondra que la laïcité est un principe particulièrement malmené et attaqué depuis des décennies, et qu’il ne serait pas mauvais de lui donner une dimension sacralisée en énonçant le substantif qui sous-tend l’adjectif « laïque ». Mais n’en est-il pas de même de l’indivisibilité, rognée à bas bruit depuis fort longtemps ?

Poursuivons la lecture de l’article premier. La phrase qui suit est intéressante car y apparaît expressément un des termes de la devise : « Elle [i.e. la France, la République française] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens […] ». Autrement dit, l’égalité est un attribut politique essentiel des citoyens que la République doit assurer – essentiel dis-je car sans égalité, la citoyenneté ne pourrait pas s’exercer. Cette remarque éclaire le sens de la devise : l’égalité est une propriété des citoyens. On peut en conclure que le triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité » parle bien des citoyens, et qu’il n’a pas pour objet de caractériser la République (ce que fait, en revanche, l’article 1er de la Constitution). Dans la République française, les citoyens sont libres, ils sont égaux, ils sont frères. Mais la laïcité n’est pas plus que l’indivisibilité une propriété des citoyens : c’est la République, c’est l’association politique qui est « indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

La suite du texte de l’alinéa 1 de l’art. 1er serait inintelligible et même choquante si on n’adoptait pas cette explication quant à son objet : « Elle [i.e. la République française] respecte toutes les croyances. » Est-ce que les citoyens doivent respecter toutes les croyances ? Certainement pas ! ce serait réintroduire un délit de blasphème et ce serait contraire à la Déclaration des droits. C’est l’association politique, la République, qui, en s’abstenant de toute condamnation et de toute approbation à l’égard des croyances, s’astreint à ce respect1.

L’article 1er (alinéa 1) de la Constitution énumère des propriétés et des obligations relatives à l’association politique et non aux citoyens de cette association. La laïcité n’est pas, pas plus que la démocratie, une propriété essentielle des citoyens : les citoyens doivent  respecter les lois, lesquelles sont laïques et démocratiques, mais ils n’ont pas à faire profession d’engagement laïque, démocratique ni même social. Nous connaissons tous des personnes qui sont antilaïques et nous n’avons jamais pensé, sur ce motif, qu’elles ne sont pas des citoyens à part entière. Se déclarer antilaïque ou même se déclarer antidémocrate n’est pas un délit – ce qui est un délit, c’est d’enfreindre une loi laïque ou démocratique. L’engagement laïque est celui d’un citoyen désireux de défendre les principes républicains, et il est heureux, souhaitable même, que des citoyens s’engagent dans cette voie, mais cela ne les rend pas plus citoyens que ceux qui ne s’y engagent pas. En revanche une association politique qui n’est pas laïque n’est pas républicaine au sens où la République française l’est.

Les deux textes ont bien un objet différent. De quoi parle l’article premier de la Constitution ? De l’association politique appelée « la République française » et de sa législation. De quoi parle la devise républicaine ? Des citoyens. Ajouter « laïcité » à la devise la rendrait donc hétérogène en changeant brusquement son objet.

Le fonctionnement de la devise

Un tel ajout n’aurait pas seulement pour effet de disloquer la devise en y introduisant un hiatus quant à son objet, elle en affecterait le fonctionnement même, qui repose sur l’ordre de trois, et seulement trois, concepts.

Liberté. Ce terme est placé en première position : il désigne la fin que le citoyen poursuit en consentant à entrer dans l’association politique. C’est Rousseau qui a exprimé le plus fortement cette finalité et son caractère paradoxal dès le début de son ouvrage Du Contrat social 2: « […] la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? ». Et Rousseau ose formuler un problème apparemment impossible – « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » – ajoutant effrontément : « Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »3

C’est ici qu’intervient le second terme Égalité.  Placé en position moyenne, c’est la clé de voûte, le moteur qui rend l’opération possible. Elle s’effectue en égalisant les parties prenantes (chaque individu), en faisant qu’aucune d’entre elles ne soit en mesure d’asservir une autre ou d’autres et qu’aucune ne soit asservie par une autre ou par d’autres. Il s’agit d’engendrer l’égalité des sujets en tant qu’ils produisent le droit pour lequel ils s’associent et en tant qu’ils en reçoivent les résultats. Chacun sera, également à tout autre, le producteur du droit et son bénéficiaire : c’est ce que vise l’association républicaine. L’égalité n’est donc pas une fin en elle-même (on ne s’associe pas pour être égaux), mais c’est seulement par l’égalité que les sujets du droit prennent conscience d’eux-mêmes et qu’ils peuvent procéder à l’opération qui leur donnera ce maximum de liberté et de droits auquel ils aspirent.

Fraternité. Avant de se déployer dans les domaines juridique et politique, l’effet de cette opération est moral. Chaque associé se découvre lui-même comme sujet libre et voit alors autrui sous le même rapport : l’autre est mon semblable, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que moi, c’est un autre moi. Les regards cessent de se porter jalousement les uns sur les autres. Ils se tournent vers l’horizon élargi d’une association qui se soutient par le maximum d’indépendance qu’elle donne à chacun des individus qui la composent à l’égard de tous les autres. La fraternité du lien politique n’a rien à voir avec la fraternité familialiste compassionnelle et féroce de surveillance mutuelle inspirée par l’amour exclusif de l’égalité (que personne n’en ait plus que moi!). C’est celle de sujets animés par l’amour de la liberté qui réfléchissent à rendre les libertés compatibles et qui se reconnaissent mutuellement la dignité de substances.

La série ternaire de la devise ne peut pas être ouverte indéfiniment et sans qu’on fasse réflexion sur sa composition actuelle. Elle énonce un parcours conceptuel dans lequel chaque terme occupe, à sa juste place, une fonction – finalité, moyen, effet. Y ajouter un terme risque d’en rompre le fonctionnement par hiatus et de le diluer en prétendant surenchérir sur son effet moral. Réfléchissons à graver la laïcité dans le marbre des institutions de manière plus efficace et moins brouillonne4 qu’en dévitalisant une devise par un contresens sur son objet.

Notes

1 – Il n’en reste pas moins que cette phrase, isolée de son contexte, peut être lue de manière tendancieuse et qu’il serait plus judicieux de la remplacer par celle-ci, inspirée de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 : « « Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Ce serait une manière de graver la laïcité dans le marbre plus cohérente et plus efficace que d’ajouter « laïcité » à la devise républicaine. Voir la fin de l’article « Du respect érigé en principe ».
[Edit du 17 décembre] On lira aussi avec intérêt le commentaire et la suggestion de François Braize sur ce sujet : https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/#comment-9271

2– Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, I, 6.

3 – Je m’inspire ici d’un article que j’ai publié sur Mezetulle en 2016 : « Rousseau : le Contrat social avec perte et fracas« .

4 – Voir la note 1.

Discussion sur « Le Mirage #MeToo » censurée

Le 4 décembre devait se tenir à la Faculté de médecine Necker une discussion autour du livre de Sabine Prokhoris Le Mirage #MeToo (Cherche-Midi). Alors que depuis une quinzaine de jours la salle était réservée, l’information largement diffusée, 36h avant sa tenue la direction de l’Université a fait savoir son opposition à ce débat, jugé inopportun.

Venant après une longue série d’annulations de même type, cette décision arbitraire ne surprend personne. Elle en dit long cependant sur les intimidations exercées par des groupes militants, sur le courage des tutelles académiques et sur l’impossibilité de mener des débats intellectuels dans l’Université française aujourd’hui.

Invités à la table ronde annulée, nous tenons à protester publiquement.

Paul Bensussan, expert psychiatre agréé par la cour de cassation

Sophie Obadia, avocate

Sabine Prokhoris, philosophe et psychanalyste

François Rastier, sémanticien

 

« Le Mirage #MeToo » de Sabine Prokhoris, lu par C. Kintzler

Dans Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français (Paris, Cherche-midi, 2021) Sabine Prokhoris démonte minutieusement, avec une plume alerte et à la lumière d’enquêtes documentées, les paralogismes inquisitoriaux qui se répandent sous le mot-dièse #MeToo dans sa version française. Elle en caractérise la doctrine contradictoire en la confrontant à des mises au point lumineuses, pleines de délicatesse et de profondeur tirées de sa grande culture et de sa pratique psychanalytique. Porté par la contagion propre aux réseaux sociaux, fort de sa performativité, le mouvement #MeToo ne prolonge ni n’accentue le féminisme, il le renverse et remet la bi-partition en scène – mais pas celle que l’on croit.

Au nom d’une cause juste1, et par le moyen d’une surmédiatisation fulgurante, s’installe un espace justicier sacralisé. En faisant fi de la présomption d’innocence, en rendant valide toute dénonciation du fait de sa seule existence, en revendiquant une présomption de culpabilité en matière d’agression sexuelle, en constituant un rassemblement victimaire et vengeur où infractions, délits et crimes sont mutualisés sans que soit posée la question de leur vérité, en revendiquant même une « vérité alternative » s’autorisant de « nouveaux récits », le mouvement #MeToo ne se contente pas d’introduire un « malaise dans le féminisme ». Loin de pouvoir être pensé indulgemment au régime de l’excès, du bâton qu’on redresse en le tordant dans l’autre sens, des œufs qu’il faut bien casser pour faire l’omelette, il actionne une machine accusatoire aux propriétés inquisitoriales qui non seulement dénie la justice, mais qui finit par gangrener l’institution judiciaire. Il construit, rejoignant l’opération de la nébuleuse intersectionnelle, un « réel » formé de représentations qui prétendent s’imposer par l’adhésion qu’elles sont susceptibles d’emporter.

Machine accusatoire, machine performative

À la suite de l’affaire Weinstein en 2017 apparaît le mot-dièse #MeToo, secondé par #Balancetonporc. Rapidement il se caractérise par une extension totale où ce n’est pas une cause juste qui est soutenue contre des pratiques intolérables avérées, mais où une redéfinition générale du Juste et du Vrai prétend s’imposer à l’ensemble de la société par la sacralisation du statut de victime. En novembre 2019, « le moment Adèle Haenel »2 fournit un condensé exemplaire des mécanismes et des conséquences de la « logique #MeToo ». La parole des « victimes » (que l’on se garde bien d’appeler plaignantes) est créditée par sa propre existence, et il suffit qu’un crime soit allégué pour être caractérisé.

Ce retournement qui piétine la présomption d’innocence n’a rien de ponctuel, il ne se réduit pas au mépris de l’institution judiciaire sur tel ou tel cas particulier, mais il engage une forme de raisonnement infalsifiable où l’on gagne sur tous les tableaux. Supposons qu’une « victime » porte plainte : si son grief est reconnu, elle gagne, mais elle gagne aussi si elle est désavouée car ce désaveu est la preuve d’une justice patriarcale et systémique3. Plus fort encore : le fait qu’un accusé de viol ne soit pas passé à l’acte est retenu contre lui par une accusation extra-lucide qui connaît ses désirs inavoués de violeur essentiel4. On peut ainsi décider que quelqu’un, par la vertu d’une simple accusation, est impliqué par essence dans un dispositif criminel. Que l’accusé se défende et proteste sera une preuve de plus qu’il s’accroche à une attitude nuisible en s’y aveuglant.  Une telle machine accusatoire n’est pas nouvelle : on y reconnaît les procédés inquisitoriaux et, plus près de nous, ceux des procès staliniens visant à faire coïncider l’investigation « avec la vérité que l’accusateur possède déjà » (p. 71).

Et ça marche. C’est pourquoi, comme pour l’Inquisition, comme pour les procès staliniens, le démontage des paralogismes et des dénis de justice est la plupart du temps inaudible et impuissant. Car la machine accusatoire produit un « réel » de substitution, formé de représentations construites par un « nouveau récit » qui s’impose par sa seule énonciation. Le mirage #MeToo, par le fonctionnement des mécanismes accusatoires truffés de paralogismes qui s’inspirent d’une représentation du monde victimaire, fabrique cette représentation et se révèle être de ce fait une machine performative. Comment expliquer sinon le pouvoir de fascination qui amène des responsables politiques à renoncer à toute rationalité et aux principes élémentaires du droit pour s’enthousiasmer pour un mouvement aux yeux duquel le ressenti tient lieu d’attestation et où la valeur de vérité est celle qu’on accorde à la source émettrice ?

Une réalité de substitution par constitution d’un continuum offensé

Cette production d’une « vérité alternative » où seul compte le témoignage à charge se caractérise par des opérations de globalisation, de mises en équivalences erronées et de compilations à effet militant coalisant. Il s’agit de constituer une continuité de combat, le continuum d’un « peuple victimaire » où l’infraction est assimilée au crime par mutualisation des types d’agression.

C’est ainsi qu’on apprend qu’il existerait (à côté du viol par abstention dont il a été question) un « viol par le regard » (p. 105). Peu importe que l’expérience réelle vécue par la victime d’une tournante dans une cave soit incommensurable avec la rencontre, réelle ou imaginaire, d’un regard appuyé : la qualification traumatisante doit être la même ; il s’agit de bâtir des « communautés d’expérience » sous la houlette d’une « sororité » qui entend proclamer sa « fierté ». Les dols s’équivalent, et donc l’échelle des peines, réduite à son maximum, n’a plus qu’à disparaître. On assimile le viol à un crime contre l’humanité en parlant d’un « holocauste féminin », évacuant la différence de statut entre l’usage du viol comme arme dans un contexte de crimes de guerre et le viol de droit commun ; on met sur le même plan les principes fondamentaux du droit et les lois ; on confond procès à portée politique (qui consiste à défendre les accusés d’une loi inique en respectant la procédure judiciaire) et procès politique (qui consiste à exhiber des coupables et l’ensemble de leurs soutiens au service d’une cause, qu’il y ait ou non crime commis) ; on s’appuie sur des faits anciens et avérés pour construire par extrapolation une fausse réalité actuelle.

Le règne omnipotent du fake et de l’amalgame où les seules valeurs sont l’indignation et l’adhésion qu’un récit est capable d’emporter atteste la nature de cette réalité de substitution. À la pratique virtuose des procédés inquisitoriaux se joint le culte du discours le plus fort, le plus performatif : la sophistique ancienne, déjà démontée et déjouée par Platon, est rénovée et surclassée.

Et le féminisme ?

Tout cela, à défaut de justification – car ce n’est pas rien, entre autres, de récuser la présomption d’innocence, de mettre en parallèle et de glorifier indistinctement le meurtre (Jacqueline Sauvage) et le combat juridico-politique (Gisèle Halimi), d’inverser la charge de la preuve –, pourrait présenter une cohérence si le féminisme s’y retrouvait.

Des questions sérieuses s’agissant de la manière dont les femmes sont maltraitées méritent en effet d’être rendues publiques, les pratiques intolérables dont elles sont l’objet depuis des siècles doivent être soulevées, instruites et punies. La législation le permet, et de manière sévère selon une échelle rationnelle qui va de l’infraction au délit et au crime – en l’occurrence le viol. Il s’agit de l’appliquer et aussi de la faire progresser en sortant d’un silence complice trop longtemps observé et en respectant les procédures. Telle est en la matière, et entre autres, la tâche d’un féminisme conséquent – conséquent en ce qu’il montre et assume que l’état des droits des femmes est la mesure des droits de toute personne en général : il suffit que le droit d’une seule femme soit bafoué pour que celui du corps entier de la nation le soit. Or cet universalisme de bon aloi, qui envisage et tente de construire l’humanité sans exclusive où personne ne ferait les frais d’un « arrangement des sexes »5, qui fit notamment la conquête des conditions matérielles de la liberté des femmes dans les années 70, est récusé comme une « crispation » absolutisante.

Non seulement sont oubliés les combats décisifs des années 70, mais on les soupçonne d’avoir encouragé les comportements machistes, et le combat de Simone de Beauvoir est accusé de biais « racistes ». Ce déplacement révèle alors une autre cohérence. Le « féminisme 2.0 » (p. 174), « intersectionnel », en attaquant Elisabeth Badinter, en avançant que « la pilule a à voir avec le colonialisme »6, en soutenant que la maîtrise de leur fécondité par les femmes est le fruit d’un dispositif occidental d’oppression, inscrit insolemment la contradiction à sa dogmatique : lorsque les atteintes aux droits des femmes procèdent d’une tradition « respectable » (i.e. « non-blanche »), on tolère le patriarcat ! La jonction avec l’intersectionnalité porte la déréalisation et le déni à leur comble et se jette, à la faveur d’une gendérisation kaléidoscopique, dans l’océan du multi-identitarisme globalisé où on n’en finit pas d’étiqueter les « minorités » figées dans leurs « blessures » respectives dont elles seraient coupables de vouloir se libérer. Tout est désormais affaire de classification selon une grille de lecture où les places sont assignées selon le critère de la « domination ». Ainsi, le gay blanc devient un hétéro malgré lui et Mila est traitée en brebis galeuse alliée de l’oppression hétéropatriarcale7 : il ne saurait y avoir de victime que « systémique ».

La partition identitariste combattue par le féminisme refait surface, revue et corrigée au prisme d’un bréviaire dogmatique. Elle inspire l’usage inconsidéré de la notion d’emprise, redéfinie et réduite par une pétition de principe simpliste à celle d’un homme « non-racisé » sur une femme, sur un enfant, ou sur un « racisé ». On lira avec bonheur la magistrale et subtile mise au point par laquelle Sabine Prokhoris, soutenue par sa culture et par sa pratique de psychanalyste, éclaire la complexité de cette notion gouvernée par les multiples régimes de l’absorption. Ces pages (202 et suivantes) où le lecteur s’instruit rejoignent celles, tout aussi subtiles, que l’auteur consacre à l’arrangement des sexes (p. 141 et suivantes) et celles de la flamboyante conclusion consacrées à la sexualité infantile – point théorique dur où vient se fracasser la représentation obsessionnellement « genrée » et fixiste qui rend un culte labellisé aux « petites différences ». Différences, traits distinctifs que le féminisme universaliste ne sacralise ni ne néglige mais dont il combat la fétichisation et la conversion en significations essentielles, en marqueurs légitimant l’oppression et l’affrontement.

 

Le livre devait se terminer sur ces analyses d’un fanatisme séparatiste qui banalise un discours belliqueux et sur le rappel du sens du combat féministe tendant vers « une société véritablement et profondément mixte, dans laquelle le commerce des sexes – y compris au sein de chaque vie psychique, puisque aucune, en ses identifications intimes, n’est unisexuée – soit un des creusets d’un monde plus juste. Celui que Virginia Woolf appelait de ses vœux. Un monde où « les filles et les fils des hommes éduqués » combattraient ensemble contre les injustices » (p. 272).

Mais une péripétie, annoncée dans le Préambule, est intervenue. Achevé juste avant la parution de La Familia grande de Camille Kouchner (Seuil, 2021), le livre avait fait l’objet de « réticences éditoriales » qui en avaient retardé la parution. Cette nouvelle affaire ne le disqualifiait-elle pas ? Loin de l’invalider, elle permit à Sabine Prokhoris, en un admirable Post-Scriptum, de pousser l’analyse « sur ce que le traitement #MeToo de la très sérieuse question de l’inceste nous apprend des logiques et des enjeux du mouvement ». Cette question exalte, grossit les procédés déjà analysés, elle les pousse jusqu’à leur point d’obscénité qui déborde leurs paravents théoriques. Et, à travers les affaires récentes jugées en appel8, elle révèle un ultime et inquiétant retournement : une justice en perdition, fascinée par la puissance du mirage, va jusqu’à prononcer des jugements contradictoires et à y assumer des confusions grossières. Ainsi l’institution judiciaire, en adoptant dans ces affaires les dogmes de la nouvelle religion, n’apparaît plus comme une instance de sérénité dont on peut attendre qu’elle distingue allégations et faits ou qu’elle assure les principes fondamentaux du droit. On peut craindre que s’annonce le temps des exorcistes officiels.

Notes

1 – « #MeToo est un mouvement structurellement vicié qui a eu cependant quelques effets bénéfiques, en attirant l’attention sur des questions sérieuses : les violences sexuelles, à combattre, et l’inadmissible arrogance de certains comportements en effet odieusement sexistes » p. 339.

2 – Dont la cible principale est Roman Polanski, et la cible secondaire le réalisateur Christophe Ruggia. S. Prokhoris analyse minutieusement le déroulement et la teneur des accusations à travers les opérations Mediapart menées par Adèle Haenel, Marine Turchi, Edwy Plenel et Iris Brey. Elle rappelle opportunément que Adèle Haenel n’a jamais rencontré Roman Polanski. Les détails de « l’affaire Polanski » sont récapitulés dans la longue note 13 p. 38-39. Elle y revient p. 88 et suiv., p. 178 et suiv. Il en résulte entre autres qu’un film contre l’antisémitisme (J’accuse), requalifié en film antiféministe au prix de contorsions effarantes (son héros n’est-il pas, en la personne du colonel Picquart, le représentant d’une institution patriarcale? cf. p. 197), fut boycotté et déprogrammé dans certaines salles.

3 – P. 34.

4 – P. 48-49. Il s’agit en l’occurrence de Christophe Ruggia. On serait donc alors en présence d’un « viol par abstention » !

5Expression empruntée par l’auteur à Erving Goffman.

6 – Paul B. Preciado, cité p. 154.

7 – Voir p. 169-173.

8 – Notamment affaires Georges Tron, Eric Brion, Pierre Joxe.

Sabine Prokhoris, Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français, Paris : Cherche-midi, 2021, 368 p.

Vaccination et passe sanitaire, quelques réflexions

Considérant la vaccination contre le covid-19 et les mesures sanitaires qui l’accompagnent comme des évidences, Mezetulle s’est contentée jusqu’alors d’interventions laconiques. La très large publicité donnée aux rassemblements anti-passe sanitaire de ces dernières semaines, noyautés par les thèses anti-vaccination, publicité tellement démesurée qu’elle est presque un appel à s’y joindre, me décide à sortir de ma discrétion1. Oui la vaccination est urgente et nécessaire et les pseudo-arguments qui prétendent s’y opposer ne sont pas des raisonnements, mais des rationalisations d’une position arrêtée d’avance. Oui des mesures comme le « passe sanitaire », encadrées et limitées par la loi, se justifient. Cela ne signifie pas que la méthode employée pour promouvoir et appliquer la politique sanitaire soit irréprochable : mais les critiques qu’on peut formuler à cet égard ne sauraient remettre en cause une telle politique ; elles pointent davantage une façon générale de gouverner qui reste encore dominée par l’idéologie et les techniques de management. La fin du texte évoque une proposition relative à l’obligation vaccinale.

Raisonnement contre rationalisation. À quoi bon argumenter ?

Tout a été dit sur la nécessité et les bénéfices de la vaccination. Jamais il n’a été avancé qu’elle protégerait les vaccinés de toute contamination : elle la réduit considérablement, elle évite les formes graves de la maladie et conséquemment la saturation des services hospitaliers. Jamais il n’a été avancé qu’elle anéantirait la transmission du virus : elle la réduit considérablement1b. Et ce sont précisément les objectifs d’une campagne de vaccination : protéger les individus contre les formes graves, réduire la circulation du virus dans l’ensemble de la population, éviter les conséquences dommageables à la fois pour les individus, les services collectifs et la vie sociale et économique (saturation des hôpitaux, recours in extremis à des contraintes véritablement liberticides – couvre-feu, confinement). On ajoutera que la rapidité de vaccination est un élément essentiel dans la poursuite de ces objectifs : une course de vitesse est engagée avec le virus et plus la vaccination est rapide, moins les variants ont de chances d’apparaître et de se propager, moins les pouvoirs publics sont acculés à prendre des mesures lourdes attentatoires aux libertés et entravant l’activité socio-économique2.

Quant au « passe sanitaire » demandé temporairement dans les lieux publics comme les restaurants, salles de sport, rassemblements culturels, etc., prétendre qu’il est « liberticide » et « discriminatoire » ne relève pas seulement d’une absence de réflexion sur la notion même de liberté, laquelle ne devient concept que si on peut la penser universellement3, cela ne trahit pas seulement l’incapacité à comprendre pourquoi arrêter son véhicule lorsque le feu tricolore est rouge est un exercice de la liberté, cela relève de la volonté délibérée d’être inattentif aux dispositions de ce « passe » et à son encadrement légal. Le « passe » ne réduit pas significativement la liberté d’aller et venir, il ne touche pas à celle d’exprimer publiquement ses opinions, ni à celle de se rassembler – rappelons que ces libertés sont déjà elles-mêmes encadrées par la loi ! Il soumet l’accès de certains lieux (j’y reviens ci-dessous) à des conditions temporaires, accessibles et gratuites et donc non discriminatoires4. Seul le test sera payant d’ici une échéance confortable donnant à chacun le temps de prendre ses dispositions et ses responsabilités. On ne fera pas de comparaison ici avec d’autres États de droit, notamment la plupart des pays européens : elle ne serait que trop favorable à la France !

Mais à quoi bon argumenter ? Arrive un moment où l’argumentation ne sert plus à rien. Pire que le déni qui pour la contrer en appelle à des infox, est la bêtise de la prétendue rationalité qui recourt à des propositions perpétuellement réitérables et infalsifiables.

Exemple : « avec ce vaccin on n’a pas assez de recul ». Il devient inutile de s’épuiser à répondre avec des faits et des expériences, entre autres et sans même reprendre l’histoire de la découverte et de l’administration des vaccins : que le nombre de personnes ayant reçu la vaccination complète contre le covid-19 excède le milliard, que la connaissance et la maîtrise en microbiologie ont considérablement avancé dans les dernières décennies, que l’ARN messager est connu et étudié depuis un demi-siècle, etc. Non, cela ne sert à rien : car la proposition « on n’a pas de recul » répétée ad nauseam n’a pas pour objet de contribuer à un dialogue, mais de repousser indéfiniment, et au seul gré de celui qui la prononce, le délai qu’il conviendrait d’observer. En outre elle a pour maxime qu’il faut renoncer à un bien immédiat et infiniment probable au motif d’un mal imaginaire, non défini et éloigné dans le temps autant que l’on voudra, de sorte que s’il m’arrive un accident de santé dans dix, quinze, vingt ans ou à ma descendance dans, trente, cent, mille ans, on pourra toujours l’imputer au vaccin…. Et voilà pourquoi votre fille est muette.

Ou encore : « Pour contenir la propagation de la maladie et l’apparition de variants du virus il faudrait vacciner toute la planète. Or cet objectif est si éloigné qu’il est dérisoire de se faire vacciner et injustifié de prendre des mesures contrôlant la vaccination ». Autrement dit, une défaillance (à laquelle on pourrait peut-être remédier) est un motif pour en organiser une autre. Une incurie présente serait donc la légitimation d’une incurie volontaire à venir. Avec ce type de raisonnement, qui s’apparente à ce que, dans une éblouissante critique du fatalisme, Leibniz appelait le sophisme de la raison paresseuse5, on aura toujours raison, car on trouvera toujours des failles et des erreurs actuelles pour s’autoriser à temporiser ou à ne rien faire.

Nous n’avons pas affaire ici à des raisonnements mais à des rationalisations d’une position arrêtée d’avance.

Des mesures qui ne sont pas au-dessus de toute critique

Je pense, et cette idée n’a rien d’original, que la situation révélée par les mouvements du samedi résulte d’un profond malaise social qui n’a pas de véritable expression politique et qui ne se formule pas actuellement en termes politiques d’organisation et de programme. Les motifs substantiels de ces mouvements excèdent probablement, et de loin, la question de la politique sanitaire, et c’est parce qu’ils semblent et prétendent s’y réduire qu’ils rencontrent si peu d’écho et de soutien dans l’opinion – à la différence, par exemple, du mouvement contre la réforme des retraites. Or il y a assez de choses à reprocher au président Macron et à son gouvernement, il y a assez de raisons de s’opposer à sa politique générale pour qu’on n’ait pas besoin à cet effet de qualifier inconsidérément les mesures sanitaires actuelles de « liberticides » et de « dictatoriales ».

Apparemment le président de la République semble ici prendre quelque distance avec une politique de selfies et de déclarations adaptées à l’auditoire comme si le corps politique était comparable à des segments de marché. Il semble enfiler vraiment l’habit de président, se saisir de sa mission régalienne : à la bonne heure et mieux vaut tard que jamais. Que le politique, pris dans l’urgence et la nécessité de protéger la population, se décide à « secouer le prunier », à affirmer sa mission sans la décliner dans l’impuissance et le grand écart des « en même temps », c’est un soulagement. Comme le disait la « Une » de La Croix au début de la première vague, transformant par la seule vertu de la ponctuation une séquence lexicale en appel à la fonction principale de l’autorité politique : « L’État, d’urgence ! »6. Et, comme le rappelait récemment Jean-Eric Schoettl7, n’oublions pas que la « pédagogie » dont on nous rebat les oreilles jusqu’à l’infantilisation comprend, outre l’explication, l’admonestation.

Pourtant, la démarche gouvernementale et législative n’est pas au-dessus de toute critique et certains points trahissent la persistance d’une vision segmentariste et « marketing » qui confond obstinément action politique et management.

Par exemple, on ne parvient pas à comprendre (ou plutôt on craint de ne comprendre que trop bien) pourquoi les policiers et les gendarmes sont exemptés de la vaccination obligatoire pour exercer leurs fonctions. Ne sont-ils pas appelés, dans le cadre de leur mission « police-secours », à faire ce que font les pompiers et les ambulanciers ? Que dire d’un contrôleur habilité à réprimander ce qu’il n’est pas astreint à respecter lui-même ? On me répondra que le policier, lorsqu’il n’est pas en service, est soumis aux mêmes règles que tout citoyen, et par ailleurs qu’il est permis à la police, dans l’exercice de sa fonction, de faire ce que le citoyen n’a pas le droit de faire – excéder la vitesse réglementaire pour poursuivre un contrevenant, porter une arme, etc. Mais le cas du passe sanitaire est bien différent : je vais dans un restaurant rassurée du fait de l’application du passe sanitaire, mais je n’aurais pas cette sérénité en pénétrant dans un commissariat de police ou dans une gendarmerie qui ne sont pas seulement des lieux publics où je me rends de mon plein gré, mais qui sont des lieux où je suis obligée de me rendre pour accomplir certaines formalités ? On peut aussi imaginer une situation à la Raymond Devos : que répondra un policier venu contrôler un restaurant si le restaurateur lui demande de présenter le passe à l’orée de son établissement et, devant son refus, parle d’appeler la police ? On rétorquera que les contrôles se feront à l’extérieur, mais quid des terrasses, quid des appels à la force publique en cas de trouble à l’intérieur d’un établissement ? On peut supposer que les policiers eux-mêmes sont très gênés…

L’obligation vaccinale

Certains groupes politiques proposent l’obligation vaccinale pour tous, solution maximale respectant l’égalité. Il se pourrait que ce maximalisme – contre lequel je n’ai rien par principe -, inapplicable rapidement pour des raisons matérielles d’organisation logistique et d’approvisionnement, soit un vœu pieux ayant pour effet de réactiver une des formes du sophisme paresseux dont il a été question plus haut.

En revanche, une autre proposition me semble de bon sens, réaliste, applicable éventuellement par étapes mais assez rapidement et de nature à faire tomber l’objection d’inégalité fondée sur l’application quelque peu étrange, comme on vient de le voir, de l’obligation vaccinale. Ne serait-il pas cohérent de rendre la vaccination obligatoire pour toute la fonction publique8 et pour toutes les personnes au-delà d’un certain âge ? Serviteur de l’État, il faut donner l’exemple et protéger la population en se protégeant soi-même ! Outre que cette exemplarité réduirait les ardeurs des malfaisants qui prétendent refuser de sacrifier une portion de leur liberté particulière (i.e. leur liberté de nuire à autrui) à la collectivité nationale ou même (oui j’ai entendu ce propos, dans la bouche de personnes très distinguées..) « pour des vieux qui de toute façon n’ont plus que quelques années à vivre ». J’ai discuté récemment avec un ami sensible aux sirènes anti-passe : cette idée, dont il a reconnu qu’elle serait conforme à l’idée qu’il se fait de l’égalité républicaine, l’a visiblement ébranlé. Lecteurs, je vous la soumets : vaccination obligatoire pour l’ensemble des personnels de la fonction publique et pour les personnes au-dessus d’un certain âge, seuil à déterminer qu’on pourrait progressivement abaisser selon la situation et l’approvisionnement.

En tout état de cause, faites-vous vacciner – si ce n’est déjà fait !

Notes

1Je dois aussi avouer que l’article d’humeur « coup de gueule » que François Braize a publié sur son blog https://francoisbraize.wordpress.com/2021/08/08/trop-cons/ a largement contribué à me sortir de l’inertie !

1b –  [Edit du 12 août]  J’ajoute cette note afin de signaler l’utilité et l’importance de maintenir les gestes-barrière en milieu fermé. Il est possible, et il serait très regrettable, que « l’effet vaccination » et le terme « passe » entraînent un sentiment d’invulnérabilité chez certaines personnes vaccinées qui se croiraient dispensées de toute autre mesure contre la propagation du virus.
Outre qu’elle évite les formes graves de la maladie, la vaccination réduit de manière significative les risques d’être contaminé et les risques de transmettre le virus, mais elle ne les anéantit pas.
On ne doit pas se croire totalement à l’abri parce qu’on est vacciné, ni penser qu’on est dans un environnement totalement « sécurisé » là où le « passe » est demandé. On est moins exposé, on a infiniment de chances d’éviter une forme grave ; d’autre part on expose moins les autres mais le risque de transmission n’est pas nul, y compris entre vaccinés.
De cela on ne conclura pas que « le vaccin ne sert à rien puisque finalement il faut faire comme si on n’était pas vacciné » (ça aussi je l’ai lu et entendu !) : autre forme du sophisme paresseux (dont il est question ci-dessous) qui aurait pour effets de continuer à laisser circuler activement le virus et de favoriser l’apparition de variants – on sait à quel prix. Du fait que la réduction produite par la vaccination n’anéantit pas immédiatement et totalement l’épidémie, on ne doit pas conclure qu’il faut laisser se développer celle-ci sans recourir à la vaccination (chacun a en tête hélas le cas douloureux et alarmant de la Guadeloupe et de la Martinique où le taux de vaccination est faible) dont jusqu’à présent on sait qu’elle freine de manière importante la propagation du virus (voir, entre autres, cette étude anglaise du 4 août https://www.imperial.ac.uk/news/227713/coronavirus-infections-three-times-lower-double/ ; on pourra consulter aussi les travaux récents de l’Institut Pasteur sur la dynamique de propagation du variant Delta https://modelisation-covid19.pasteur.fr/realtime-analysis/delta-variant-dynamic/). D’où la pertinence d’un « passe » qui banalise le fait d’être vacciné et qui amoindrit les risques dans les zones où il s’applique, ce qui ne suspend pas l’utilité des mesures-barrière classiques : il convient de multiplier les obstacles à la propagation du virus, de lui laisser le moins d’espace possible.

2 On lira à ce sujet dans la revue Telos la synthèse, traduite en français, d’une étude OCDE qui présente l’équivalence, dans une population, entre les effets des diverses politiques de confinement et le pourcentage de personnes entièrement vaccinées : https://www.telos-eu.com/fr/vaccins-et-variants-le-lievre-et-la-tortue.html . Référence de l’article d’origine : Turner, D., B. Égert, Y. Guillemette and J. Botev (2021), “The Tortoise and the Hare: The Race Between Vaccine Rollout and New COVID Variants”, OECD Economics Department Working Papers, No. 1672, Paris, OECD Publishing.

3 – Cette thèse est un classique de l’enseignement élémentaire de la philosophie morale et politique. Je l’ai maintes fois abordée et développée aussi bien comme professeur que comme auteur, sur ce site et ailleurs. Voir par exemple ce commentaire du Contrat social de Rousseau dans l’article « Le Contrat social avec perte et fracas » https://www.mezetulle.fr/rousseau-contrat-social-perte-fracas/  : «  On peut certes empêcher un enfant de frapper son voisin en recourant au schéma du « donnant-donnant » : ne frappe pas si tu ne veux pas être frappé, et lui montrer qu’être à l’abri des coups est une liberté. Mais il n’atteindra le point du sujet autonome qu’au moment où, au-delà du négoce dicté par le calcul, il comprendra que la liberté qu’il exerce n’est liberté que si elle est en même temps celle de tout autre. C’est alors que sa volonté prendra la forme et le nombre de l’autonomie : Rousseau l’appelle la volonté générale dont l’expression est la loi. »

4 – La lecture de la décision du Conseil constitutionnel du 5 août 2021 (sur la loi relative à la gestion de la crise sanitaire) éclaire ces questions point par point pour chaque objection faite par les parlementaires et donc de manière répétitive, de sorte que le lecteur le plus négligent ne peut pas prétendre méconnaître l’encadrement strict des dispositions : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2021/2021824DC.htm

5 – Leibniz, Essais de Théodicée (1710), préface. « […] quand le bien ou le mal est éloigné, et douteux, et le remède pénible, ou peu à notre goût, la raison paresseuse nous paraît bonne : par exemple, quand il s’agit de conserver sa santé et même sa vie par un bon régime, les gens à qui on donne conseil là-dessus, répondent bien souvent que nos jours sont comptés, et qu’il ne sert de rien de vouloir lutter contre ce que Dieu nous destine. Mais ces mêmes personnes courent aux remèdes même les plus ridicules, quand le mal qu’ils avaient négligé approche. »

6 – Je n’ai pas pu retrouver la référence sur le web. Probablement en mars 2020.

7 – Dans sa tribune « Le passe sanitaire, danger pour les libertés ? L’intérêt général a aussi ses droits », Le Figaro du 8 août 2021 https://www.lefigaro.fr/vox/societe/jean-eric-schoettl-le-passe-sanitaire-danger-pour-les-libertes-l-interet-general-a-aussi-ses-droits-20210802

8 – Une rapide recherche sur le web au sujet de cette proposition ou des propositions voisines ne m’a donné que peu de résultats. On pourra se référer notamment à un article de Vincent Gérard dans L’Oise matin du 7 juillet https://www.oisehebdo.fr/2021/08/07/opinion-la-vaccination-devrait-etre-obligatoire-pour-les-profs-des-la-rentree/

« Juger les fous ? »

Le meurtre de Sarah Halimi par un irresponsable pénal : comment faire évoluer la législation ?

François Braize revient sur le meurtre de Sarah Halimi et sur l’excuse du non-discernement dont a bénéficié le meurtrier. En l’état actuel de la législation, il ne s’agit pas d’un déni de droit, mais c’est précisément pour cette raison que l’affaire pose la question d’une évolution souhaitable de la législation en matière d’irresponsabilité pénale. C’est en effectuant un détour juridique inopiné que l’auteur examine cette possibilité.

Il y a quatre ans, une vieille dame sans défense a été massacrée puis défenestrée du 3e étage, encore vivante, par un agresseur qui a hurlé son antisémitisme tout en récitant des versets du Coran. Il faut dire que cet agresseur était en proie à des bouffées délirantes. Au motif de ses troubles mentaux – bouffées délirantes provoquées par ses prises constantes et continues de cannabis – relevées par les experts psychiatres commis par les juges -, cet individu a été déclaré pénalement irresponsable de ses actes par la Chambre d’instruction et placé en institution psychiatrique.

Une émotion considérable et légitime

L’émotion a été considérable car il ne tombe pas sous le sens qu’on ait pu en arriver à l’irresponsabilité pénale de cet assassin. Comment ce qui, dans notre droit, peut habituellement constituer une circonstance aggravante pour certains délits (la prise de cannabis ou d’autres drogues, voire d’alcool) pourrait-il aboutir à une dispense de responsabilité pénale en matière de crime par la grâce d’une bouffée délirante à laquelle cette prise de cannabis peut conduire1 ? Il y a là un mystère que l’opinion commune ne peut comprendre et face auquel le discours des professionnels du droit et des experts médicaux peut s’avérer sans prise car « hors sol » du point de vue du bon sens, sans même parler de l’émotion légitime qu’un tel crime antisémite peut provoquer.

Ces affaires sont extrêmement complexes médicalement s’agissant de psychiatrie. L’affaire Kobili Traoré2 montre bien que la causalité ne fonctionne pas en mode binaire, et encore moins en mode univoque. L’assassin Traoré s’est adonné à une prise continue et longue de cannabis, mais les effets de cette drogue présents au moment du crime n’ont pas chimiquement perduré aussi longtemps que la bouffée délirante qui a conduit à l’assassinat. On est dans le domaine des interactions complexes qui ne se règlent pas par la simplicité du bon vieux sens commun. S’ajoute à ce cocktail d’incompréhension la dimension antisémite du meurtre.

Des textes intéressants peuvent être recommandés pour bien préciser les éléments émotionnels et même politiques de cette affaire (voir infra en fin de note 1). Leur lecture est éclairante mais insuffisante, sauf à vouloir en rester à l’émotion. Il faut certes comprendre cette dernière et même la partager mais ne pas s’y limiter sinon peu de choses ont des chances de bouger.

Les motifs des décisions touchant l’irresponsabilité pénale

Il faut donc dire les choses telles qu’elles sont dans notre droit. Cela revient à faire le constat que la récente décision de la Cour de cassation – qui a confirmé celle de la Chambre d’instruction concluant à l’irresponsabilité pénale du tueur – n’est pas critiquable en l’état de notre législation.

En effet, médicalement, l’absence chez le tueur de discernement au moment de ses actes a été constatée par les experts et les juges. En application de l’article L122-1 du code pénal aux termes duquel « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes », experts et juges n’ont pu donc que conclure à l’irresponsabilité pénale.

Néanmoins, la sentence de la Chambre d’instruction qui avait conclu à l’irresponsabilité pénale du meurtrier, puis sa confirmation par la Cour de cassation n’ont été acceptées ni par les parties civiles, ni même par notre corps social qui majoritairement ne comprend pas aisément, comme on l’a dit plus haut, que ce qui est plutôt une circonstance aggravante pour certains délits – la prise de cannabis ou d’autres drogues – vaille ici dispense de responsabilité pénale. Et, en effet, cela n’est pas aisé à comprendre.

Mais la Cour de cassation, compte tenu de la lettre de la loi pénale française qu’elle est chargée de faire appliquer correctement par les cours et tribunaux, n’a pu que confirmer l’appréciation souveraine des faits effectuée par les magistrats instructeurs et la chambre de l’instruction. Pour bien comprendre cet état du droit qui nous lie, je renvoie à la lecture de deux articles récemment publiés3 dont celui du procureur François Molins publié dans Le Monde.

Il est essentiel de bien comprendre pourquoi l’irresponsabilité pénale a été retenue. Cela permettra de ne pas se bercer d’illusions sur une autre issue pour le procès de K. Traoré que de belles plumes nous ont pourtant présentée comme ayant dû être possible – alors que ce n’est pas le cas juridiquement – et, encore plus, de ne pas se bercer d’illusions quant aux marges de manœuvre dont dispose notre Parlement pour remédier à cette situation législative si on la juge insatisfaisante.

En effet, compte tenu de nos principes constitutionnels fondamentaux et des engagements internationaux de notre pays – lesquels ont, comme le prévoit l’article 55 de la Constitution française, dès leur ratification une autorité supérieure à celle de nos lois – la marge de manœuvre pour une réforme législative sera très étroite.

En bref et en clair, le législateur, s’il souhaite intervenir pour modifier la loi pénale, est tenu de respecter nos principes constitutionnels fondamentaux et nos engagements internationaux. Il est illusoire de prétendre sortir de la soumission à ces derniers puisque la France en est souvent, sinon la mère légitime tout du moins une des mères nourricières. En outre, les principes fondamentaux de notre droit interne ont le même contenu normatif que ce soit en application de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ou par les principes qui, depuis, sont venus la compléter et l’enrichir.

Depuis le droit romain en effet, soit plus de 20 siècles, seuls des pays barbares jugent et condamnent pénalement les déments.

La reconnaissance par l’un des experts de l’existence des bouffées délirantes chez le tueur Kobili Traoré explique pourquoi l’irresponsabilité pénale devait être retenue et pourquoi on ne peut sur une question pareille se laisser embarquer par l’émotion ou par une analyse politisée qui balaierait tous nos principes les plus essentiels. Je renvoie à la lecture très intéressante de son interview dans Marianne4. En effet, notre philosophie de l’irresponsabilité pénale des déments tient à deux éléments fondamentaux : d’une part la nécessité que le coupable ait eu au moment des faits son discernement et donc la conscience de ce qu’il accomplissait, et ensuite qu’il puisse comprendre le fait qu’il est jugé pour cela, et comprendre donc ce qui se passe lors de son procès. L’exigence est donc double alors que souvent l’irresponsabilité pénale est limitée à son premier terme mais le second est tout aussi important dans la philosophie qui fonde nos principes fondamentaux.

Néanmoins, même si, ex abrupto, on ne condamnera jamais pénalement les fous dans un pays comme le nôtre, on doit, a minima, s’interroger – vu l’horreur que cette affaire fait naître – sur les conséquences que pourrait/devrait avoir sur l’irresponsabilité pénale la prise de produits pouvant conduire à des bouffées meurtrières dès lors que le tueur a pu en avoir conscience.

Faire évoluer la législation. Un détour par la grotte Chauvet

Il est heureux à cet égard qu’une réflexion ait été ouverte et confiée au garde des Sceaux, ministre de la Justice, pour faire évoluer la législation dans le respect de nos principes fondamentaux. On verra ce qui en sortira mais je suis optimiste compte tenu de ma propre expérience sur une question totalement étrangère à cette affaire mais dans laquelle, aussi, l’état du droit dépassait l’entendement commun et semblait bloqué par nos principes fondamentaux. Cette affaire m’a permis de tester la capacité d’innovation législative des services du garde des Sceaux lorsque la raison et le cœur, tout à la fois, la commandent.

Je la livre ici en quelques lignes car cela autorise certains espoirs.

Le droit civil français donne au propriétaire du fonds la propriété du tréfonds, c’est-à-dire au propriétaire du sol celle du sous-sol. Cet état du droit s’opposait en 1999 à un amendement au projet de loi sur l’archéologie préventive. Cet amendement, téléguidé par le ministère de la Culture, accordait aux inventeurs des vestiges archéologiques immobiliers souterrains des droits sur leur découverte, de facto au détriment des droits du propriétaire du terrain.

Le projet était d’éviter que l’injustice qui avait frappé les inventeurs de la grotte Chauvet ne se reproduise à l’avenir, ceux-ci, en dépit du bon sens , n’ayant eu droit à rien alors qu’ils avaient apporté cette découverte inouïe à l’humanité tandis que les propriétaires des parcelles sous lesquelles se situe la cavité avaient eu droit, eux, à de très confortables indemnités d’expropriation après passage du dossier d’expropriation entre les mains en appel d’un juge judiciaire peu soucieux des deniers publics5. Propriétaires bien indemnisés puisque, mis à part leur titre de propriété, ils n’avaient été pour rien dans cet apport réalisé par les inventeurs pour le plus grand profit de l’humanité sur sa connaissance d’elle-même, de son histoire culturelle, et celle de la création artistique6.

Le ministère de la Culture ne pouvant être celui des injustices qui durent, j’ai à l’époque pensé7 qu’il était nécessaire de définir et de déclarer par la loi les droits des inventeurs sur les vestiges archéologiques immobiliers qu’ils découvrent. La loi ne l’avait jamais fait pour ces derniers vestiges alors qu’elle l’avait fait avec le code civil pour les vestiges archéologiques mobiliers. À l’injustice s’ajoutait une incohérence liée à cette différence de traitement.

Mais l’affaire ne fut pas si simple que le bon sens pouvait le laisser croire. En effet, nos principes fondamentaux constitutionnels interdisent l’expropriation sans indemnisation et il était donc indispensable que la reconnaissance de droits nouveaux aux inventeurs ne conduise à aucune forme d’expropriation des droits des propriétaires du terrain qui les contient. L’affaire était donc, toutes proportions gardées, au niveau des principes fondamentaux juridiquement largement aussi difficile que celle de la responsabilité pénale des déments.

En effet, mission apparemment tout aussi impossible pour, d’un côté, reconnaître des droits aux inventeurs qui n’amputent en rien ceux des propriétaires8 et, de l’autre, pouvoir voir condamnés pénalement dans certains cas ceux qui ne peuvent pas l’être du fait de leur discernement aboli… Dans les deux cas il s’agit de l’application de nos principes fondamentaux : on n’exproprie pas les propriétaires sans indemnité, pas plus qu’on ne juge les fous.

Seule l’imagination juridique peut permettre de se sortir de telles impasses apparemment insolubles. Je ne sais pas si les services de la Chancellerie y parviendront en 2021, mais ils y parvinrent en 1999 et d’une manière superbe.

Ces experts spécialistes du droit civil s’appuyèrent sur le fait que la propriété induite du sous-sol pour le propriétaire du sol est une simple présomption prévue par l’article 552 du code civil et non pas un droit constitué que l’on expropriait. Une présomption peut être écartée par la loi si un motif d’intérêt supérieur le commande et dès lors il n’y a pas expropriation d’un droit constitué.

Si tel n’eût pas été le cas, il eût fallu alors prévoir une indemnisation d’expropriation pour cause des droits nouveaux reconnus aux inventeurs qui amputaient nécessairement ceux des propriétaires. Cette indemnisation eût été dans certains cas à des hauteurs insupportables pour les deniers publics notamment pour des biens tels que les grottes prestigieuses que nous connaissons de type Lascaux, Chauvet ou autres.

Les services de la Chancellerie considérèrent dès lors que le projet de loi sur l’archéologie préventive pouvait prévoir dans son article 18-1, pour un motif d’intérêt général – ne pas laisser les inventeurs sans droit et sans que cela soit contraire à nos principes fondamentaux -, que la présomption de propriété n’existait pas en cas de découverte d’un vestige archéologique immobilier par un tiers. Son inventeur pouvait ainsi bénéficier de droits définis par la loi9 pour le récompenser de sa découverte, la propriété du vestige archéologique pouvant revenir, elle, sur décision préfectorale à la collectivité nationale10.

Certains des droits nouveaux des inventeurs pouvaient ainsi être mis à la charge du propriétaire du sol sans que ce dernier, non indemnisé par définition pour cela, puisse s’en plaindre. L’injustice de type Chauvet avait vécu et était ainsi réparée pour l’avenir11.

Un parallèle juridique à méditer

À mes yeux, le parallèle entre les deux cas – qui pourtant portent sur des objets disjoints – est intellectuellement saisissant et le succès de l’un peut éclairer les chances de l’autre. En effet :

1° Dès lors que la propriété du sous-sol est une présomption, la loi ne pouvait-elle pas, en conformité avec nos principes fondamentaux, l’écarter pour organiser les droits de l’inventeur sans devoir indemniser sur deniers publics le propriétaire du sol ? La réponse fut positive et juridiquement construite. Elle n’a pas été à ma connaissance constitutionnellement critiquée12 .

2° Dès lors que la bouffée délirante est le résultat d’un comportement continu de consommation de cannabis aux conséquences prévisibles et connues pour celui qui s’y livre, l’irresponsabilité pénale résultant de nos principes fondamentaux ne peut-elle pas être écartée ? La réponse reste juridiquement à construire. Aux services de la Chancellerie de voir cela et d’apprécier par quel raisonnement juridique y parvenir. Là, aussi, il me semble que ce serait justice.

Nous verrons le moment venu les conclusions de la mission de réflexion qui a été lancée par le garde des Sceaux. D’ores et déjà, pour illustrer cette idée d’évolution nécessaire de notre législation pour répondre aux enjeux que l’on a relevés, Bruno Bertrand, magistrat pénaliste et Président honoraire de chambre correctionnelle de Cour d’appel, auprès de qui je me suis ouvert de cet article, a envisagé une première piste de réflexion intéressante que ses collègues de la Chancellerie approfondiront sans doute comme une des voies possibles. Il s’agirait de réprimer par une nouvelle infraction pénale l’auto-abolition du discernement par la prise de produits stupéfiants en connaissance de cause de cet effet13.

Au-delà de cette idée intéressante, le travail d’expertise se poursuit et le gouvernement a transmis au Conseil d’État un projet de loi pour avis. Il permet « de limiter l’irresponsabilité lorsque l’abolition du discernement résulte d’une intoxication volontaire», a précisé le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti. En même temps, la passion créant toujours le désordre, le Sénat, sans attendre les résultats de la réflexion en cours et sur proposition de sa majorité de droite, a adopté une proposition de loi14.

Nous verrons ce qu’il en adviendra mais la question est en cours de traitement et le dispositif d’irresponsabilité pénale actuel va bouger. Il n’y a aucun doute désormais là-dessus. On ajoutera que c’est heureux. En effet, même s’il n’y a pas de lien automatique et obligé entre les questions, comment soutenir sérieusement la légalisation en France de la consommation de cannabis si ses conséquences comportementales possibles et connues des consommateurs (bouffées délirantes) restaient maintenues après l’horreur de l’affaire Halimi et comme si de rien n’était, en tant qu’excuses pénales possibles aux crimes les plus abominables ? Il y a, là aussi, à trouver une limite à la déraison.

Notes

1 – Selon les experts, la prise continue de cannabis peut conduire à doubler le risque de bouffées délirantes chez un individu (100% d’augmentation donc entre l’individu qui n’en prend pas et celui qui en prend de manière régulière et continue) mais la proportion reste minime avec ou sans prise régulière de cannabis, sans être négligeable compte tenu de ses conséquences possibles. Pour l’émotion provoquée on pourra se reporter par exemple à : https://laregledujeu.org/podcast/metaphysique-de-l-affaire-halimi/

2 – À ne pas confondre avec l’affaire Adama Traoré qui lui est totalement étrangère.

5 – La Cour de cassation est venue y mettre bon ordre et on est revenu devant une autre cour d’appel à une indemnisation un peu plus satisfaisante pour les deniers publics quant au coût que devait supporter la collectivité nationale pour indemniser des propriétaires qui n’étaient pour rien dans la découverte.

6 – Cette découverte des peintures de la grotte Chauvet et notamment de la fresque des lionnes ou celle des chevaux fait remonter à 35 000 ans avant J.-C. la prise en compte de la perspective et même du mouvement dans la représentation picturale dont certains attribuaient la découverte à la Renaissance. Au mieux pour cette vision des choses, sait-on désormais, grâce à Chauvet, que la Renaissance n’a fait que redécouvrir ce que d’autres bien avant avaient su génialement exprimer… Il suffit d’avoir pu admirer les fresques à Chauvet pour s’en convaincre.

7– Avec feu Michel Rebut-Sarda, alors directeur adjoint du patrimoine, et avec la complicité amicale de Pascal Terrasse alors député de l’Ardèche et, il faut le dire, contre des services archéologiques arc-boutés sur les prérogatives de l’État et peu préoccupés par les droits des inventeurs.

8 – Propriétaires que l’on ne peut exproprier de ce qu’il peut y avoir dans leur sous-sol sans devoir au préalable les indemniser et à une hauteur faramineuse s’agissant de biens fabuleux telles certaines grottes ornées, quasi inestimables d’ailleurs.

9 – Et notamment être associé à toute exploitation du bien ou de son image y compris par son propriétaire.

10 – De la sorte, l’article 18-1 de la loi du 17 janvier 2001 sur l’archéologie préventive put prévoir que les dispositions de l’article 552 du code civil ne s’appliquaient pas aux vestiges archéologiques immobiliers découverts fortuitement ; cet article est aujourd’hui codifié à l’article L 541-1 du code du patrimoine.

11 – Pour connaître plus précisément le régime mis en place par la loi de 2001 sur l’archéologie préventive, et aujourd’hui codifié au code du patrimoine, voir ce code :

Partie législative : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006074236/LEGISCTA000032857548/

Partie réglementaire : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006074236/LEGISCTA000024241635/#LEGISCTA000034655609

12 – Qui sait si elle ne le sera pas par une future QPC à l’occasion d’une nouvelle découverte pour laquelle l’État ferait application de l’article L 541-1 du code du patrimoine et priverait ainsi le propriétaire du terrain d’enfouissement du vestige archéologique immobilier d’une partie de ce qu’il aurait pu sans cela revendiquer comme son droit ?

13 – Il s’agirait de la création d’une nouvelle infraction pénale, sanctionnant le coupable d’un crime ou délit commis en état d’inconscience, qui serait constituée par le fait d’avoir préalablement consommé des produits stupéfiants ayant pour effet d’abolir la conscience de ses actes, en connaissance de ce risque. Ceci permettrait de juger pénalement les délinquants ou criminels sujets à des bouffées délirantes passagères mais qui ne sont pas pathologiquement fous en permanence et donc accessibles à une sanction pénale et à un procès. Rappelons que les déments permanents ne peuvent jamais être jugés, faute de conscience leur permettant de se défendre en Justice et d’accessibilité à la sanction pénale qu’ils ne peuvent comprendre.

Dossier. Liberté d’expression/liberté de croyance : critique des missives de François Héran aux professeurs

Dossier : contributions publiées par Mezetulle au débat consécutif aux deux versions de la Lettre aux professeurs de François Héran.

À la suite de l’assassinat du professeur Samuel Paty en octobre 20201, François Héran, professeur au Collège de France, a publié une Lettre aux professeurs d’histoire-géographie, ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression2. Ce texte s’est attiré une multitude de réactions et de critiques ; son auteur l’a repris et modifié sous la forme d’un livre paru en mars 2021 intitulé Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression3, ouvrage accueilli par nombre d’articles de presse, notamment un entretien accordé par F. Héran au journal Le Monde4.

Mezetulle a mis en ligne, durant cette période, deux textes substantiels consacrés à la critique des thèses et arguments exposés par François Héran dans les références signalées ci-dessus :

Notes

3 – François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, mars 2021 .

4« La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021 .

Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran (par Véronique Taquin)

Réviser la laïcité, pourfendre le « privilège blanc » : une nuit du 4 août à l’envers

Véronique Taquin1 a lu de près le livre de François Héran Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression2 . Dans cette analyse critique détaillée et documentée, elle met en évidence, notamment, comment F. Héran appelle de ses vœux un droit multiculturaliste (sous forme d’une diversité juridique surplombante) qui, par l’effet d’une législation européenne fantasmée, obligerait la France à réviser le droit laïque et républicain engoncé dans un « particularisme ».

Au passage quelques énormités et sophismes sont épinglés, tel le présupposé paternaliste selon lequel les immigrés seraient naturellement brimés par la loi laïque et ne pourraient pas en être, comme les autres, les bénéficiaires – cela en dit long sur une conception de la liberté qui consiste à préserver l’identité et les traditions religieuses figées dans une essence. Une analyse approfondie est également consacrée au retour du délit de blasphème par le biais victimaire des sensibilités offensées, ainsi qu’à la notion infalsifiable de discrimination indirecte.

Finalement, pour décider une « nuit du 4 août » à l’envers – événement qui inaugurerait une politique racialiste détruisant le droit national et l’égalité devant la loi – les experts d’un courant identitaire des études postcoloniales seraient-ils plus légitimes que les citoyens ?

Dans trois interventions publiques destinées à revoir la liberté d’expression au profit de la liberté de croyance, François Héran dispense aux professeurs les conseils d’un savant, mais pas seulement : cette charge contre « le camp laïciste »3 invite à « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base »4, lesquelles seraient mises à mal par l’abus de la liberté d’expression. Il est d’autant plus important de décrypter les propos de François Héran que celui-ci s’adresse aux professeurs du secondaire depuis sa chaire du Collège de France, prestigieuse institution qui l’a élu en 2017 pour enseigner sur le thème « Migrations et société » : l’autorité institutionnelle sert ici une démarche pour le moins engagée.

Dans sa « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie. Ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression », parue sur le site de La Vie des idées le 30 octobre 20205, François Héran s’adressait aux enseignants chargés de préparer pour le 2 novembre un cours d’Enseignement Moral et Civique (EMC) en hommage à Samuel Paty, professeur assassiné le 16 octobre 2020 par un terroriste islamiste. En mars 2021 paraissait aux éditions de La Découverte la Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage de 247 pages qui actualise et développe la lettre de 13 pages lue en ligne par plus de 200.000 lecteurs en un mois. Au-delà de l’hommage à Samuel Paty, il s’agit alors de savoir quelle orientation donner à un cours sur la liberté d’expression. Enfin, l’auteur reprend les idées essentielles du livre dans l’entretien accordé le 10 avril à Ariane Chemin dans Le Monde pour son lancement, entretien intitulé « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance »6.

Le 30 octobre 2020, bien conscient que « les enseignants bénéficie[raie]nt du “cadrage” préparé par l’Éducation nationale », François Héran s’appuyait sur la liberté d’expression pour justifier une démarche qui l’oppose directement au ministre de l’Éducation nationale7 : « si la liberté d’expression nous est chère, nous devons pouvoir lui appliquer aussi notre libre réflexion, à condition de l’appuyer sur des données avérées » 8. Mais au-delà de cette libre réflexion, l’invitation militante émerge en conclusion de la charge anti-républicaine, dans un dérapage surprenant : le « vous » ne s’adresse plus alors à tout professeur destinataire de la lettre, mais à l’adversaire nommé peu avant, Pierre-André Taguieff : « Je vous invite, cher collègue, à vous joindre au mouvement » pour agir contre les discriminations et en finir avec la disqualification de ceux qui les combattent, car il y aurait urgence à délivrer la France d’un « double déni », celui de son « passé colonial » et des « discriminations » qui en découlent (p. 240). Le message est repris dans l’entretien accordé au Monde, dans l’espoir d’une nouvelle « nuit du 4 août », pas moins.

Comme nous le verrons, les enjeux politiques des positions prises par François Héran relèvent parfois moins de la formation des éducateurs que de la délibération démocratique qui devrait revenir à l’ensemble des Français en matière de laïcité et de « discriminations » pour savoir si oui ou non ils souhaitent l’alignement de leur droit sur celui d’autres pays européens, et au nom de quoi.

Au nom de l’offense aux sensibilités religieuses

La liberté de croyance serait mal protégée en France par rapport à la liberté d’expression, car on en abuse en offensant les croyants : tel est l’argument avancé par François Héran, partant de l’erreur pédagogique que Samuel Paty aurait commise en montrant des caricatures de Mahomet, et surtout le dessin particulièrement offensant de Coco9. François Héran déplace subtilement l’accusation de blasphème en s’appuyant sur une sensibilité offensée.

Le déplacement de l’accusation de blasphème, de plus en plus abolie en démocratie, vers celle d’offense aux sensibilités religieuses a été étudié depuis un moment déjà. Ironie de l’histoire, Jeanne Favret-Saada a mis en évidence l’évolution de l’argumentation en France chez des prêtres catholiques du XXe siècle dans une affaire de censure bien antérieure aux débats soulevés par le terrorisme islamiste et par des revendications communautaristes musulmanes10. Clément Arambourou notait récemment une convergence entre les critiques de la liberté d’expression dans son rapport avec la liberté de croyance : ces critiques qui « existent à foison dans l’espace politique français […] sont un point de convergence pour ceux qui à gauche sont prêts à toutes les compromissions pour défendre un certain islam comme religion des opprimés et ceux qui à droite veulent imposer une identité française traditionnelle et catholique »11. S’agissant des sensibilités musulmanes offensées, en 2007, peu après l’affaire danoise des caricatures de Mahomet, la stratégie argumentative de Saba Mahmood, universitaire états-unienne islamo-gauchiste, peut s’analyser dans la même perspective quand elle comprend que l’argumentation de son maître Talal Asad, opposé au sécularisme démocratique, ne peut réussir en restant sur le terrain du blasphème : elle joue alors sur le pathos après que Tariq Ramadan, prédicateur islamiste conscient du même problème, se fut efforcé à sa manière de pervertir l’argumentation démocratique12.

François Héran a bien connaissance du déplacement actuel d’une problématique juridico-politique du blasphème vers un discours victimaire, moraliste et psychologisant qui tente de contourner la logique du droit démocratique, quand il mentionne la critique par Guy Haarscher de cette tactique insidieuse (p. 179-181). Néanmoins il préfère mettre en cause la dureté et l’injustice du droit (« summa jus summa injuria. En traduction libre : “poussé à l’extrême, le droit produit le comble de l’injustice” », p. 178), car nous vivons « dans un monde où coexistent de multiples conceptions de l’existence » (p. 178) : en découlerait la nécessité de revoir les prérogatives des « sciences juridiques » en matière religieuse pour mieux tenir compte de la diversité qu’étudient « sciences humaines et sciences sociales » en tout relativisme (p. 160). À moins que le droit devienne multiculturaliste, ou que la construction européenne oblige la France à réviser en ce sens son droit laïque et républicain. C’est dans cette optique que prend sens le raisonnement de l’auteur « à droit constant » (p. 54) : « je ne demande aucune modification de la législation française ou européenne, rien qu’une application raisonnable qui mette en balance tous les droits » (p. 241), cela en influençant les professeurs dans l’attente d’une contrainte européenne renforcée.

Du multiculturalisme au multi-juridisme

Dans ce plaidoyer pour repenser le rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance au nom des croyants offensés, l’orientation multiculturaliste de François Héran explique la place faite au port du voile à l’école et du voile intégral dans l’espace commun. Cette position en faveur d’une laïcité accommodante se retrouve dans son soutien à l’Observatoire de la laïcité de Jean-Louis Bianco (p. 29, p. 30)13, dans son soutien au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), présenté comme « principale association de défense des musulmans dans les affaires de discrimination »14, et dans sa charge contre les positions républicaines du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer (p. 31). Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « l’application de l’idéologie multi-culturaliste prônant les accommodements “raisonnables” et donc des dérogations juridiques fondées sur des croyances religieuses radicales revient […] à mettre le doigt dans l’engrenage du multi-juridisme revendiqué par les théocrates »15. Mais François Héran ne veut voir dans ce type de raisonnement qu’un sophisme, celui de la pente fatale (p. 176), et il ne semble prendre en compte la cohérence contraignante d’un édifice juridique que pour faire valoir la construction d’un droit européen qui s’imposerait aux nations, car « les droits de l’homme ne sont pas un Mikado », d’où l’on pourrait adroitement extraire la liberté d’expression en laissant de côté le droit au regroupement familial : apparition révélatrice d’une préoccupation de démographe engagé en faveur de l’immigration dans un ouvrage censé porter sur la révision du rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance à la suite d’un assassinat pour blasphème (p. 146-147). Selon François Héran, il y aurait lieu de « démocratiser toujours plus la République en la libérant de son particularisme » (p. 126), grâce à la construction du droit européen limitant sa souveraineté juridique.

Il y a là une philosophie politique pour le moins discutable. François Héran avance que la législation française est incomplète, caduque, particulière, et qu’il faut la revoir à l’aune d’une « diversité » juridique. La législation de la France serait insuffisamment démocratique du fait même qu’elle est nationale : tel est le postulat idéologique de ce plaidoyer, même si l’État-nation est encore le seul cadre connu dans lequel s’exerce aujourd’hui une souveraineté populaire, c’est-à-dire la démocratie16.

La liberté d’expression étant nécessairement bornée par une limite d’ordre public et les droits d’autrui, la question est de savoir comment chaque État démocratique en fixe les limites. La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a reconnu une « marge d’appréciation nationale » à chaque pays membre pour régler l’équilibre entre la liberté d’exprimer son opinion ou de manifester sa religion et les contraintes d’ordre public ou les droits d’autrui. La CEDH avait précisé en quel sens entendre cette liberté : « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population »17.

Seulement la souveraineté juridique des États paraît regrettable à François Héran. Il insinue que ses défenseurs emboîtent le pas à un discours de droite ou d’extrême droite, notamment en France où des politiciens LR (Les Républicains) et RN (Rassemblement national) chercheraient surtout à limiter le regroupement familial des immigrés (p. 146-147) : voilà un procédé de disqualification aujourd’hui courant dans un texte adressé à un auditoire supposé bien-pensant. Le démographe avance également que serait en jeu une défense des gens issus de l’immigration contre la position « républicaine » — comme si ces personnes, énorme présupposé, devaient être considérées comme les offensés de la loi laïque et non pas comme ses bénéficiaires. C’est le thème de la contrainte « paternaliste » que les républicains voudraient exercer pour « forcer » certains de leurs concitoyens à être libres (p. 44, p. 48). Au contraire, selon François Héran, l’authentique liberté, pour des populations issues de l’immigration, résiderait dans la préservation d’une identité religieuse que la laïcité républicaine bafoue – ce qui essentialise les musulmans, alors que les croyances qui s’avèrent activement hostiles au sécularisme « occidental » sont des traditions nouvellement réinventées dans des circonstances particulières, et non une essence18 – n’importe, la loi n’aurait plus qu’à se conformer à la nécessité nouvelle de l’accueil multiculturaliste.

De plus, pour François Héran, le raisonnement s’appuyant sur un droit national perd de sa légitimité en matière de liberté d’expression du fait même de la mondialisation de l’espace où l’on communique. Désormais, « la cantonade est mondiale » (p. 114), dans un monde où « les propos et les images circulent sans frontières » (p. 143), et l’argument est ici décliné dans le registre de la peur, puisque François Héran compare la liberté d’expression et la liberté de croyance aux tours jumelles attaquées en 2001, « à la fois imposantes et fragiles », selon une image qui « n’est pas innocente » (p. 98)19. L’allusion aux tours jumelles est chargée de menaces, mais que déduire de ce nouvel espace de communication ? Car cet espace entrechoque, sans traduction ni règle, des populations hétérogènes et des régimes politiques radicalement différents, en un échange qui, pour être dominé par des géants de la communication mondiale, ne s’en avère pas moins anarchique et violent. Selon François Héran, il s’ensuivrait que les pays démocratiques doivent se voir imposer le respect des croyants dans le monde. Comme si la possibilité d’une circulation planétaire de l’information rendait les pays démocratiques comptables de réactions dans l’opinion de pays étrangers, y compris lorsqu’elles sont manipulées par des pouvoirs dictatoriaux20. Quant à l’apaisement de ces flambées de fanatisme religieux, le seul souvenir de la crise mondiale des dessins de Mahomet (2005-06) devrait rappeler que des accommodements multiculturalistes ne peuvent y suffire : en effet les exigences islamistes en matière de liberté d’expression ne portaient pas sur la législation française et allaient bien au delà, puisqu’elles s’en prenaient au secularism anglo-saxon, socle minimal de toutes les démocraties. Par ailleurs, l’argument pourtant rationnel selon lequel, croyant ou non, on reste libre dans un pays démocratique de lire ou de ne pas lire les images en circulation dans les journaux ou les réseaux sociaux est écarté par François Héran sous prétexte qu’il serait « ressassé » (p. 143).

Par parenthèse, un élève dans une classe se trouve dans une situation très différente, il n’est pas un consommateur libre de consulter ou non un journal ou un réseau social, difficulté perçue par Samuel Paty quand il a proposé aux élèves réticents de sortir de la classe. Personne ne sait comment il comptait présenter et expliquer telle ou telle caricature, et au fond on a déjà réglé la question en sa défaveur en disant qu’il l’a simplement montrée : c’est identifier le temps de la réflexion pédagogique à celui d’une polémique reposant sur le spectaculaire d’une monstration. Or il importe, en l’occurrence, de déconnecter le temps de la réflexion pédagogique de celui de la polémique dans une situation bouleversante : ce n’est ni le moment de trouver la moindre excuse sociologique à un crime abject, ni le moment de schématiser le problème à outrance pour marquer des points dans une cause ou une autre, par exemple en faveur du multiculturalisme comme solution aux problèmes posés par l’immigration, ou encore en faveur des statistiques ethniques comme moyen de combattre les « discriminations » qui résulteraient d’un passé colonial. Dans la voie de cette réflexion nécessaire, il resterait à envisager le prévisible rebondissement des difficultés, dès lors que des croyants invoquent leur sensibilité pour contester la laïcité à l’école ou ailleurs. On peut craindre que le tact ne suffise pas à prévenir des conflits préparés par des agitateurs antilaïques décidés soit à imposer un multi-juridisme (c’est la voie conquérante de l’islam dit « politique »), soit à multiplier provocations, incidents et violences (jusqu’à l’assassinat jihadiste). Prosélytisme religieux et propagande décoloniale sont à pied d’œuvre contre la laïcité, comme le montrent les travaux déjà cités de Gilles Kepel, Bernard Rougier et Hugo Micheron.

Pour en finir avec la détestation de la laïcité républicaine chez François Héran, il faut mentionner la façon dont il symétrise sacralité religieuse et sacralité républicaine pour discréditer la laïcité en niant la rationalité d’une construction politique indépendante des affiliations religieuses, ethniques ou raciales. La défense de la liberté d’expression aurait été, selon François Héran, sacralisée depuis les attentats de 2015 à travers le symbole qu’est devenu Charlie Hebdo, les attentats auraient « sacralisé toutes les caricatures sans distinction », (p. 18), l’unicité de la République n’aurait d’équivalent que dans l’unicité en islam ou tawhid (p. 19), la République aurait ses fanatiques comme l’islam (p. 203-204), la République ne serait qu’une religion particulière (p. 183-184). Ce chapelet d’inversions polémiques converge logiquement avec l’argument principal d’un anti-séculariste ultra-relativiste comme Talal Asad, qui s’appuie sur une généalogie foucaldienne pour réduire une chose à son contraire et dénoncer le sécularisme anglo-saxon comme une religion opprimant les autres, en premier lieu l’islam. Quant aux complicités intellectuelles qui paraissent inconcevables à François Héran entre islamo-gauchisme universitaire et terrorisme (p. 31-34), la rhétorique tendancieuse d’Attentats suicide du même Talal Asad permet de les concevoir malgré sa prudence21, de même que son refus de soutenir Salman Rushdie qui avait osé se désolidariser de sa prétendue communauté musulmane pour faire allégeance à l’ancienne puissance coloniale. Et pourtant cet anthropologue fait autorité dans une mouvance décoloniale qui propage sa doctrine pour contester en France laïcité et valeurs républicaines22.

Au nom des victimes de l’histoire coloniale

Il faut démêler deux types de problèmes dans les propos de François Héran sur le droit de critiquer les religions et l’offense aux croyants : François Héran charge les citoyens d’une obligation de neutralité qui incombe à l’État, et cela en confondant critique des croyances et offense aux croyants.

Comme l’explique Gwénaële Calvès, il y a d’abord chez l’auteur de la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » du 30 octobre 2020 une confusion entre les droits reconnus aux citoyens de critiquer toute religion, et l’obligation faite à l’État et à ses agents de s’abstenir de juger telle ou telle croyance religieuse pour autant que son expression ne contrevienne pas à l’ordre public23. À ce défaut repéré par Gwénaële Calvès dans la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie », François Héran répond dans son livre de mars 2021 en déplaçant son argumentation pour mettre en cause l’État sous prétexte qu’il se serait lié à l’association Dessinez Créez Liberté24 : l’État serait donc responsable des outrages infligés aux musulmans du fait même du matériel pédagogique diffusé pour l’heure d’Enseignement Moral et Civique, peut-être pas utilisé par Samuel Paty, le point serait douteux, mais par d’autres professeurs après son assassinat.

Ensuite il y a, derrière la satire ou la critique des croyances, l’offense aux croyants invoquée par François Héran. Aux termes de la loi, les citoyens sont « libres de critiquer à leur guise, y compris dans des termes virulents ou blessants, la religion en général ou une religion en particulier » 25, et la loi réprime le fait de provoquer « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminés »26, provocation qui suppose des généralisations et des assignations enfermant les individus dans des groupes. La loi n’interdit pas d’offenser une croyance, une opinion, une doctrine, et offenser une croyance n’est pas offenser une personne. Mais François Héran confond droit positif et « droit rêvé », comme l’explique Gwénaële Calvès : « il est impossible d’affirmer, devant des élèves, qu’[un droit au respect des croyances religieuses »] est effectivement opposable à ceux dont les propos heurtent la sensibilité des croyants, ou tournent leur dieu en dérision. Ce rêve (pour d’autres, ce cauchemar) ne saurait être présenté comme une réalité »27. François Héran prône-t-il ici une évolution du droit en France ?

C’est ici que la victimisation des musulmans en tant que collectif se révèle indispensable à ce plaidoyer tendancieux pour une révision de la laïcité. Car en tirant parti du pathos de l’offense, François Héran ne s’en tient pas à la « souffrance des croyants »28 qui pourraient être individuellement atteints dans leur foi par un dommage spirituel, la dégradation proprement blasphématoire d’une figure sacrée29 : il considère que dans ces outrages « c’est bien un collectif qui est visé, l’ensemble des musulmans » (p. 24), et cela sur des motifs qui ne sont pas nécessairement religieux. C’est ainsi que les musulmans se sentiraient visés par une caricature de Mahomet, puisqu’elle jouerait nécessairement sur « le musulman type, avec son physique », et d’autres traits stéréotypés (p. 24) ; et que certaines caricatures, en associant islam et terrorisme, viseraient en France des « millions de musulmans […] qui souffrent d’être exposés au soupçon de terrorisme » (p. 69). Une image défavorable des musulmans serait ainsi au principe de l’offense impliquée par la critique de l’islam, et sa gravité tiendrait au statut victimaire de ce collectif ; en France il s’agirait de victimes de la colonisation et des discriminations religieuses, ethniques et raciales qui en résultent : dans ces conditions, cesser d’abuser de la liberté d’expression permettrait de « resserrer le lien social » (p. 167), car de nos jours le croyant victime « doit littéralement s’écraser » (p. 113) devant la volonté d’avilissement qu’on fait passer pour une critique (p. 152-153, p. 170).

Le chapitre final précise le contenu du grief fondamental : le « double déni » de l’histoire coloniale et des discriminations empêcherait de comprendre pourquoi la liberté d’expression doit être revue (p. 197-246). Il y est conseillé de méditer les « crimes de la République coloniale » pour « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base » (p. 157-158). Cet acte de contrition conduirait à rechercher des accommodements raisonnables avec des revendications religieuses, car « une ancienne puissance coloniale » ne peut prétendre « administrer une leçon de liberté aux peuples qu’elle avait colonisés » (p. 45). Or l’auteur ne se demande pas pourquoi les modèles devraient être recherchés chez d’anciennes puissances coloniales, impérialistes ou même esclavagistes et ségrégationnistes, même si leurs réalisations multiculturalistes, des États-Unis à la Grande-Bretagne, ne fournissent aucune solution miraculeuse, ni pour revenir à la paix civile, ni pour éradiquer le terrorisme islamiste30.

Qu’importe : pour le démographe engagé en faveur de l’immigration, entraîné fort loin des caricatures de Mahomet, les « discriminations ethnoraciales », qui sont des séquelles de la colonisation, relèvent du « racisme systémique » (p. 239) – d’où, dans l’entretien accordé au Monde, des développements sur les réunions racialement non mixtes en glissement incontrôlé vers le thème de la « race », alors que la « question noire » par exemple, est tout à fait distincte de celle de la religion musulmane31. Le lien est fourni par « l’islamophobie » : ce qui serait la plus grave des discriminations systémiques aujourd’hui (p. 233) est dénoncé comme un cas particulier de « racisme d’État » au prix d’une confusion militante entre race et religion. Le professeur au Collège de France partage ainsi la position d’extrémistes racialistes et décoloniaux dont l’emprise, paradoxalement, s’accroît aujourd’hui au nom de la bienséance politique (political correctness). Que sont ces « discriminations systémiques » ? Irréductibles aux inégalités sociales auxquelles elles se surajoutent (p. 216), elles seraient décelées par des études statistiques objectivant le phénomène hors de tout projet de persécution, indépendamment de toute intention de réserver un traitement injuste à quiconque. Il s’agirait de « discriminations indirectes et non intentionnelles » dont l’effet serait massif et mesurable (p. 208, p. 211, p. 213), de surcroît imputable à l’État dès lors que celui-ci ne fait rien pour y mettre fin (p. 233, p. 235). Il est donc longuement question des discriminations d’origine policière dans un ouvrage sur la liberté d’expression.

On comprend alors la fréquence et la virulence des attaques contre Pierre-André Taguieff dans ce livre32. Il a en effet soumis cette victimisation à une analyse historique et critique, en tant que phénomène idéologique, tandis que François Héran ne veut y voir qu’une « formule d’exécration » utilisée de nos jours quand on veut nier l’existence des discriminations (p. 177). Pierre-André Taguieff interprète la dénonciation de « l’islamophobie » comme celle d’un racisme imaginaire à l’intérieur du plus vaste ensemble sur lequel veut mobiliser le pseudo-antiracisme politique : l’opération ne progresse qu’à condition de travailler systématiquement l’opinion selon le couple victimisation/culpabilité sur le thème postcolonial puis dans le cadre de l’offensive décoloniale. Cette offensive décoloniale a gagné d’autant plus de terrain que la gauche intellectuelle entrait en crise et que la gauche politique se décomposait, avec le recul des mobilisations fondées sur la classe sociale. Si Pierre-André Taguieff a vu juste au tournant des années 1980-9033, l’antiracisme s’est transformé en idéologie dominante, susceptible de jouer le rôle d’une idéologie de substitution par rapport au socialisme : après le discrédit jeté sur les utopies marxistes par la vague anti-totalitaire des années 1970-80, la nouvelle religion politique reconstituait son messianisme et sa martyrologie en investissant un prolétariat de substitution, d’abord dans le peuple palestinien puis dans l’ensemble des musulmans, leur religion devenant celle des opprimés. On ne s’étonnera pas que la nouvelle bienséance politique se répande en oblitérant cette analyse idéologique, malgré son information irréprochable et sa profondeur : François Héran répète sans le moindre argument que L’imposture décoloniale de Pierre-André Taguieff ne serait qu’un « pamphlet » 34.

Cette victimisation a une fonction sur le plan juridique, analysée par Anne-Marie Le Pourhiet. Alors que le droit républicain n’accepte que « l’égalité de droit », les revendications communautaires exigent « l’égalité réelle », passant par des mesures « compensatoires » des discriminations « passées » (subies dans le passé par des minorités « dominées »)35. La demande de privi-lèges  (littéralement, les lois particulières dont la Révolution française a entrepris de nous débarrasser) passe par l’invocation d’une injustice subie. Le droit européen fait une place croissante à la notion de discrimination qui contrevient selon la juriste au principe d’égalité devant la loi du droit français. S’y introduit également la notion de « discriminations indirectes » : selon les partisans de cette notion, il s’agit de discriminations réelles qu’un droit faisant abstraction de particularités sexuelles, ethniques, raciales ou religieuses ne pourrait pas ne pas produire, malgré une apparente égalité de traitement, en désavantageant certaines personnes pour des motifs prohibés. La définition est donnée dans une directive européenne de 2000, qui l’ajoute à celle de la « discrimination directe » : « une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes à moins que […] cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires »36. Ce sont précisément des « discriminations indirectes » que François Héran voudrait voir mesurées dans le cadre d’un Observatoire national des discriminations à instituer selon ses voeux par une nouvelle « nuit du 4 août », comme il le dit dans l’entretien qu’il accorde au Monde le 10 avril 2021. Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « la notion de “apparemment neutre” n’a pas de sens, un traitement est neutre ou il ne l’est pas », et la notion de discrimination indirecte a ceci d’ « absurde » qu’elle revient en pratique à refuser toute règle générale, qui a forcément toujours pour effet de « désavantager » quelques-uns »… y compris les naturistes, désavantagés par l’interdiction de se promener nus dans les rues37… Difficile donc de faire prévaloir l’éclairage relativiste de certaines sciences sociales sur les questions religieuses, que ce soit pour mettre en veilleuse l’éclairage des sciences juridiques comme le voudrait François Héran, ou bien pour écarter d’incontournables questions de philosophie politique38.

Dans l’espace politique en recomposition qui est le nôtre, cette exigence d’« égalité réelle », passant par la réparation d’injustices subies par des « minorités » pourrait réunir provisoirement des courants aux objectifs très différents : les partisans d’un néolibéralisme favorable aux migrations et à l’affichage bien-pensant d’une politique de commisération rejoindraient là des idéologues décolonialistes, racialistes, indigénistes, ou intersectionnels dont les objectifs sont révolutionnaires, car tous disent viser une « égalité réelle » que l’égalité devant la loi ne suffit pas à atteindre. Les courants révolutionnaires reprennent la distinction marxiste entre « droits formels » et « droits réels », et voudraient donner des habits neufs à une vulgate communiste qui ressurgit dans une curieuse alliance avec la bien-pensance néolibérale, l’injustice des rapports de classe ne comptant pas parmi les « discriminations »39  : cette convergence repose sur une opposition à l’État-nation, au souverainisme, au droit laïque et républicain, actuellement diabolisés par association avec la droite elle-même amalgamée à l’extrême droite.

Des prétentions scientifiques sujettes à caution

L’injonction à repenser la liberté d’expression pour faire droit à la liberté de croyance, révisée en dignité des croyants de façon très contestable, demande que soit étayée factuellement l’allégation de discriminations religieuses héritées de l’histoire coloniale. Or cet étayage pose problème, aussi bien du côté de l’histoire de la colonisation et de ses séquelles que de la sociologie des discriminations. Concernant l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, on se contentera de renvoyer aux travaux solides et précis qui, de Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meynier à Pierre Vermeren, en passant par Sophie Bessis, se tiennent à l’écart des interprétations décoloniales aujourd’hui en vogue, quelles que soient les préférences politiques des chercheurs cités40. On s’en tiendra ici à la question des démonstrations sociologiques qui voudraient se fonder sur des statistiques. On ne peut donner qu’un nombre limité d’illustrations, mais elles suffisent à poser le problème d’interprétation dans une discipline qui, sans être uniformément conquise, s’est souvent précipitée dans la critique antilaïque.

François Héran considère que des études statistiques permettent de démontrer l’ampleur et la gravité des phénomènes de discrimination en France dans l’accès à l’embauche (p. 210, p. 215) et l’accès aux services publics (p. 212), qu’il s’agisse de discriminations ethnoraciales ou de discriminations religieuses qui s’en distinguent (p. 223). Pourtant, certains travaux en cours mettent en question les méthodes utilisées pour produire et interpréter les statistiques correspondantes. La question n’est pas de nier l’existence de discriminations, mais d’examiner de plus près l’argument des discriminations dont il est fait un grand usage militant : c’est précisément son omniprésence dans les médias, chez des politiques et dans l’opinion qui rend nécessaire l’examen critique de certaines évidences idéologiques en circulation.

Par exemple, en étudiant les réactions des lycéens à l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo et à la minute de silence en hommage aux victimes, Jean-François Mignot a infirmé plusieurs idées reçues concernant leurs motivations, leur situation familiale et socio-économique mais également leur sentiment de discrimination pour motif ethno-religieux : le sociologue-démographe montre que le degré d’acceptabilité de la violence est irréductible aux explications convenues dont le discours bien-pensant se contente trop souvent. L’étude rejoint ainsi les conclusions de l’ensemble de cet ouvrage collectif, qui montre que « la radicalité religieuse ne semble pas être principalement la fille de l’exclusion socio-économique et [que] sa racine spécifiquement religieuse semble forte » (p. 366)41.

Autre critique éclairante, Philippe d’Iribarne souligne une confusion trop répandue entre traitement différencié et discrimination religieuse : il voudrait démêler les jugements portant sur des comportements et ce qui relève à proprement parler de la discrimination contre les musulmans. Une analyse très précise du Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie émanant de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme permet à Philippe d’Iribarne de contester la méthode et les résultats d’une « étude militante » qui prétend démontrer l’islamophobie viscérale de la société française, mais multiplie pour cela questions biaisées et erreurs de raisonnement42. Philippe d’Iribarne revoit l’interprétation de testings récents sur les demandes d’entretien d’embauche, et cette critique serrée le conduit à dégager « le poids idéologique de la vision victimaire de l’islam et des musulmans » qui altère le raisonnement au moment de conclure. Il montre ainsi que les choix entre candidats à l’entretien d’embauche, souvent caractérisés comme « discriminatoires » dans un discours bien-pensant, sont en fait guidés par « l’anticipation rationnelle » des aptitudes supposées des candidats à convenir aux postes, certes dans l’intérêt de l’entreprise, mais d’une façon qui ne relève pas du préjugé dans son irrationalité43 . C’est bien le comportement qui est ainsi apprécié selon une anticipation rationnelle, et si certains indices suscitent des craintes concernant l’aptitude du candidat à remplir le poste, d’autres jouent en sens inverse, le choix se faisant dans l’intérêt de l’entreprise.

Dans un même souci de rigueur, Nathalie Heinich, qui épinglait la confusion entre différence et discrimination dans son Bêtisier du sociologue, y revient dans Ce que le militantisme fait à la recherche44 et s’étonne d’une méconnaissance des « effets de structure » dans certains raisonnements victimaires. Par exemple, quand est occulté le fait que les différences de couleur de peau recouvrent pour une grande part des différences de statut social : délinquance et irrégularité du titre de séjour sont plus fréquentes dans les quartiers populaires, pour des raisons socio-économiques. Curieusement, ce type d’effet de structure est passé sous silence malgré son rôle fondamental en sociologie45. Le même type d’objection s’appliquerait aux enquêtes concernant les violences policières, ou concernant la surreprésentation dans les prisons de descendants d’une immigration originaire d’anciennes colonies. Ajoutons que ces erreurs de raisonnements, chez les adversaires, universitaires ou non, du droit républicain, suscitent la méfiance de lecteurs qui n’oublient pas tout réflexe critique lorsqu’ils y sont confrontés : il en est ainsi lorsque François Héran se présente comme « épargné » par les « interpellations » policières au « terminus d’une ligne de métro située dans une banlieue de la seconde ceinture », contrairement aux personnes « de couleur ou basané[e]s », et en déduit qu’il lui faut mettre en évidence le « privilège blanc » (p. 230-231).

Il est vrai qu’à propos des discriminations, de leur analyse et de la façon de les combattre, on finit par se heurter à des limites dans l’argumentation sur la scientificité des travaux, fort bien indiquées par Wiktor Stoczkowski dans « La guerre des visions du monde à l’Université »46. Néanmoins, avant d’en arriver au choix portant sur des visions du monde, l’allégation de scientificité ne devrait pas inhiber l’esprit critique, et surtout pas dans une période où les conflits les plus durs parcourent les sciences humaines et sociales. Constamment invoquée par les militants racialistes, indigénistes, décoloniaux ou intersectionnels, la réalité d’un « racisme systémique », plus encore celle d’un « racisme d’État », n’est établie par aucune démonstration scientifique, comme l’indiquent les travaux de Pierre-André Taguieff47, qui n’ont jusqu’à aujourd’hui pas été démentis par des analyses statistiques rigoureuses – sans parler de la méthodologie très contestée des enquêtes fondées sur l’auto-déclaration du sentiment de discrimination raciale ou ethno-religieuse.

Reste donc à attendre l’avancée de travaux aussi rigoureux que possible, si l’on veut trouver les moyens de contrarier efficacement les « discriminations », au lieu de se fourvoyer dans une mobilisation victimaire dont les effets pervers sont prévisibles. Wiktor Stoczkowski les pointe à sa manière quand il oppose vision « solidariste » et vision « antagoniste » de la société, puis reconnaît la seconde dans le courant « décolonial » et la récuse en craignant « qu’elle engendre un jour la société qu’elle dépeint »48. De leur côté, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel sont fortement inspirés par Bourdieu, ce qui en l’occurrence ne les empêche pas de se méfier d’une victimisation racialiste : ils mettent en garde contre la « violence symbolique » du vocabulaire racial, contre le renforcement de « l’enfermement identitaire » qu’on voudrait combattre, contre l’accentuation de la division des classes populaires49. Pour l’heure, un professeur au Collège de France fait sien un vocabulaire militant qui semble fortement lié à une vision du monde. « Islamophobie d’État », « discrimination institutionnelle », « racisme d’État » (p. 237), « privilège blanc » (p. 230-231), au détriment des « racisés » (p. 219), pure évidence du combat « intersectionnel » (p. 225), ce vocabulaire codé devrait être admis sur la foi d’un argument massue de pure « communication » : à savoir que la critique de ce vocabulaire et des notions correspondantes ne saurait relever pour François Héran que de la cancel culture, puisqu’il s’agirait d’après lui du déni des discriminations (p. 209).

Des opinions à soumettre au plus large débat démocratique

La réflexion de François Héran sur la liberté d’expression est orientée vers la dénonciation de discriminations d’une « ampleur » considérable : c’est le mouvement de son livre. La suite, dont son essai ne traite pas mais dont la conséquence est logique, réside dans une politique de discrimination positive destinée à compenser les préjudices subis, mais l’auteur songe aussi à d’autres mesures dérogatoires quand il évoque, dans son entretien avec une journaliste du Monde, l’encouragement à donner aux réunions non mixtes qui permettent aux discriminés « d’unir leurs forces » contre préjugés et obstacles50. Des changements d’une telle ampleur doivent-ils être institués sans être soumis aux électeurs, avant qu’on n’autorise, par exemple, les réunions syndicales de professeurs dans les conditions de cette non-mixité, et avant que les professeurs ne soient formés pour enseigner dans cet esprit ? Or, comme on le voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021, les propos de François Héran expriment plutôt une certaine réticence au contrôle par des instances résultant, directement ou non, des élections. Ainsi le vote unanime du Sénat le 1er avril 2021, visant à dissoudre les associations qui organisent des réunions racialement non mixtes, est-il réduit par lui à l’effet d’un « emballement » médiatique.

Qu’arriverait-il, s’il fallait présenter à l’ensemble des électeurs une politique racialiste contraire aux principes du droit français, et d’abord au principe constitutionnel de l’égalité devant la loi ? Posée clairement avec explicitation de ses nombreuses conséquences, la question ne devrait pas déclencher l’approbation. Dès lors qu’on est conscient des risques attachés à la racialisation de la société qui peut découler de l’usage de la catégorie sociologique de la « race », comme le sont Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, on demande que le suffrage universel décide : « ce n’est pas aux experts, écrivent le sociologue et l’historien, mais à l’ensemble des citoyens de décider » s’ils veulent des statistiques ethniques51, pour « créer des catégories étatiques qui n’existent pas dans le droit français », avec tout ce qu’elles impliquent52.

Est-il légitime de démolir progressivement le droit national, sans expliquer clairement aux électeurs les objectifs d’un acte révolutionnaire qui mérite pourtant d’être analysé en tant que tel ? Car la « nuit du 4 août » 1789 a un sens précis dans notre histoire : c’est alors que fut votée l’abolition des privilèges féodaux par l’Assemblée constituante. Est-ce pour abolir le trop fameux « privilège blanc » que l’auteur voudrait trouver appui auprès du Défenseur des droits pour « mettre sur pied un Observatoire national des discriminations digne de ce nom »53 ?

S’agissant des ministres, si l’on en croit François Héran, il faudrait surtout que Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, laisse « les chercheurs débattre » de questions telles que la mesure de l’islamophobie, les études décoloniales ou les méthodes intersectionnelles54. Quant au ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, et au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, que dire de leur esprit républicain, que semble dénigrer François Héran du seul fait qu’il est républicain ?

Et tout cela pour une « nuit du 4 août » à l’envers, qui supprimerait l’égalité devant la loi ? Espérons que nos concitoyens ne suivraient pas cette contre-révolution prétendument généreuse : espérons qu’ils ne permettront pas la restauration du privilège sous les formes en vogue promues par la « gauche identitaire », qui a déjà fait la preuve de sa nocivité politique 55.

Notes

1Véronique Taquin, professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires et écrivain http://lejeudetaquin.free.fr/ .

2 – Voir la référence note suivante.

3 – François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, mars 2021, p. 29.

4 – François Héran, ouvrage cité, p. 157-158.

6 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021.

7 – François Héran, ouvrage cité, p. 21, p. 31. La lettre du 30 octobre 2020 est reproduite p. 7-20.

8 – Ouvrage cité, p. 8.

9 – On trouve différentes déclinaisons de la même accusation, nécessairement euphémisée dans les tribunes parues à cette occasion : voir Jean-Louis Schlegel et Olivier Mongin, « Les défenseurs de la caricature à tous les vents sont aveugles sur les conséquences de la mondialisation », Le Monde, 3 novembre 2020 ; ou Fabien Truong « Le drame de Conflans-Sainte-Honorine nous rappelle qu’une salle de classe n’est pas une arène politique publique », dans Le Monde, 23 novembre 2020.

10 – Entretien de Jeanne-Favret Saada avec Arnaud Esquerre, « 1988-2019 : Le retour de l’accusation de blasphème est une révolution dans notre vie publique », site de l’association Europe Solidaire Sans Frontière, 12 octobre 2019. Jeanne Favret-Saada, « Les habits neufs du délit de blasphème », Mezetulle, 14 juin 2016 . Voir aussi Catherine Kintzler, « “It hurts my feeelings”. L’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème », Mezetulle, 28 janvier 2020. Voir également Jean-Éric Schoettl, « Le blasphème va-t-il être rétabli au nom du respect dû à autrui ? », Figarovox, le 3 mai 202 .

11 – Clément Arambourou, « Lettre à François Héran », site de la revue Le Droit De Vivre, Ligue internationale de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, 12 avril 2021.

12 – Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

13 – François Héran soutient la tribune « Les menaces sur l’Observatoire de la laïcité cachent mal une dangereuse récupération idéologique », où 119 universitaires mettent en garde contre « la tentation de faire de la laïcité un outil répressif, de contrôle et d’interdiction, en contradiction totale avec la loi de 1905 » : « C’est à cette tendance voulant renforcer le contrôle des cultes et rendre invisible la religion dans l’espace public que s’oppose, depuis son installation, l’Observatoire de la laïcité ».

14 – Le CCIF a été dissous le 2 décembre 2020 à l’initiative du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.

15 – Anne-Marie le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », La modernité disputée. Textes offerts à Pierre-André Taguieff, Textes rassemblés, édités et introduits par Annick Duraffour, Philippe Gumplowicz, Grégoire Kauffmann, Isabelle de Mecquenem, Paul Zawadzki, CNRS Éditions, 2020, p. 211-217.

16 – Voir Gil Delannoi, La nation contre le nationalisme, Paris, PUF, 2018.

17 – François Héran cite dans sa lettre du 30 octobre l’arrêt rendu le 7 décembre 1976 par la Cour européenne des droits de l’homme : voir ouvrage cité, p. 11.

18 – Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Paris, Seuil, 1987. Albert Memmi, Portrait du décolonisé, Paris, Gallimard, « Folio », 2004. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Florence Bergeaud-Blackler, Le marché halal ou l’invention d’une tradition, Paris, Seuil, 2017. Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020. Hugo Micheron, Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, Paris, Gallimard, 2020.

19 – François Héran, ouvrage cité, p. 98.

20 – Jeanne Favret-Saada a analysé ce mécanisme dans l’affaire des caricatures de Mahomet, dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007. Jeanne Favret-Saada, « L’affaire des dessins de Mahomet et le supposé pouvoir performatif des images », le 11 mars 2016 .

21 – Talal Asad, On suicide bombing, New York, Columbia University Press, 2007, traduit en Attentats suicide. Questions anthropologiques, traduit par Rémi Hadad, préface de Mohamed Amer Meziane, Kremlin-Bicêtre, Zones Sensibles Éditions, 2018. Extrait de l’introduction : « je voudrais suggérer que la violence légitime exercée par et dans les formations étatiques modernes – dont l’État démocratique libéral – possède en outre une particularité absente de la violence terroriste (non du fait d’une quelconque vertu de cette dernière, mais en raison des moyens dont dispose la première) : une combinaison de cruauté et de compassion que sanctionnent légalement, voire qu’encouragent, des institutions sociales progressistes » (« Introduction » en ligne sur le site des éditions Zones sensibles).

22 – Voir par exemple Mohamed Amer Meziane, qui introduit le dossier « Décoloniser la laïcité » de Multitudes, 2015/2, n° 59, juin 2015, et y traduit Talal Asad sous le titre « Penser le sécularisme » (p. 69-82). Voir aussi Nadia Marzouki, « La réception française de l’œuvre de Saba Mahmood et de l’asadisme » (p. 35-51).

24 – L’association Dessinez Créez Liberté (DCL) a été créée par Charlie Hebdo peu après l’attentat de janvier 2015 perpétré contre le journal.

25 – Gwénaële Calvès, article cité.

26 – Ajout, par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881.

27 – Gwénaële Calvès a critiqué en juriste les arguments littéralistes de François Héran sur l’apparition récente des mots « liberté d’expression » et sur leur absence de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, d’où découlerait que c’est une idée neuve (article cité).

28Lettre aux professeurs, ouvrage cité, p. 177.

29 – C’était la voie privilégiée par Saba Mahmood, qui faisait valoir la relation intime du croyant au Prophète, ainsi qu’une croyance dans le pouvoir spirituel des images, fort éloignée de la conception chrétienne du symbole. Voir Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

30 – Farhad Khosrokhavar l’a montré pour la Grande Bretagne à travers un ensemble de comparaisons entre pays européens, mais il n’en modifie pas pour autant sa position multiculturaliste : Le nouveau jihad en Occident, Paris, Robert Laffont, 2018.

31 – Le dérapage se voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021 par François Héran.

32Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage cité, p. 21, p. 32, p. 202, p. 219-220, p. 229-230, p. 239.

33 – Pierre-André Taguieff mentionne ses convergences avec Paul Yonnet et Jean-François Revel dans L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire/Humensis, 2020, p. 262, p. 269, p. 303. Voir sur ce point ma recension de l’ouvrage dans le numéro 86 de Cités, à paraître en juin 2021.

34 – Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale, ouvrage cité, 2020, et Liaisons dangereuses. Islamo-nazisme, islamo-gauchisme, « Questions sensibles », Paris, éd. Hermann, 2021.

35 – Pour la critique de la notion de « discrimination passée », voir Anne-Marie Le Pourhiet, « Pour une analyse critique de la discrimination positive », Le Débat, Gallimard, mars-avril 2001, n° 114, p.166-177.

36 – Directive 2000/78/CE du Conseil de l’Union Européenne 27 novembre 2000, article 2. Anne-Marie Le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », article cité.

37 – Anne-Marie le Pourhiet, article cité, p. 214.

38 – Anne-Marie Le Pourhiet soulève de vraies questions dans « L’égalité », dans Serge Guinchard (dir.), Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, Issy-les-Moulineaux, Lextenso-éditions, 2016, p. 651 sq. Elle relève dans la critique de l’égalité juridique (et donc du modèle républicain français) « une mixture [de ses] contestations réactionnaires [par Edmund Burke et Joseph de Maistre] et marxiste ». Elle souligne le sens clientéliste des atteintes à la règle méritocratique, et voit dans la discrimination positive le retour d’ « une appropriation privée et corporatiste de la chose commune que la Révolution française avait justement entendu éradiquer ».

39 – L’énumération des discriminations prohibées repose sur vingt-trois critères dans le dernier état de l’article 225-1 du Code pénal français et la liste pourrait bien s’allonger (voir Anne-Marie Le Pourhiet, Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, ouvrage cité). Cependant, comme le remarquent Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Alors que le problème de la sous-représentation des femmes ou des minorités revient périodiquement dans le débat public, pratiquement personne ne trouve surprenant qu’il n’y ait aucun ouvrier parmi les députés, bien qu’ils constituent 20% de la population active » (Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 165).

40 – Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, « Des vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique », à propos de Coloniser exterminer, d’Olivier Le Cour Grandmaison, Études coloniales, 10 mai 2006. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Sophie Bessis, La double impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La découverte, 2015.

41 – Jean-François Mignot, « Les lycéens face aux attentats de 2015 », dans La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, sous la direction de Olivier Galland et Anne Muxel, Paris, PUF, 2018, p. 153-202.

42 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « L’islamophobie vue par la CNCDH. Entre démarche militante et légèreté scientifique », p. 23-36. Voir le Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Paris, La documentation française, 2017.

43 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « Les employeurs sont-ils islamophobes ? », p. 55-78.

44 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009, p. 90-92 sur la confusion entre différence et discrimination, p. 68-69 sur l’ignorance des effets de structure. Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, « Tracts », à paraître fin mai 2021.

45 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, ouvrage cité, p. 68-69.

46 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », site de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, 9 avril 2021.

47 – Pierre-André Taguieff, « Racisme institutionnel », article du Dictionnaire historique et critique du racisme, sous sa direction, Paris, PUF, 2013.

48 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », article cité.

49 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 213, p. 369-371.

50 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021, article cité.

51 – François Héran en est partisan. Voir par exemple, « Cessons d’opposer les principes républicains à la statistique ethnique », Le Monde, 20 juin 2020.

52 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, ouvrage cité, p. 375.

53 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

54 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

55 – C’est le titre d’un ouvrage états-unien de Mark Lilla, La gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Paris, Stock, 2018.