Dessin, figure, texte

En confrontant « dessin et texte » dans différents domaines, Thierry Foucart ne se contente pas de souligner la fréquente ambivalence des images, des figures, et même du graphique – sans parler de leur exploitation biaisée -, opposée à la précision d’un texte explicatif ou analytique. Au-delà de l’enrichissement et de la fonction révélatrice que recèlent des images équivoques, il montre la valeur heuristique des tracés, notamment en géométrie. Ainsi apparaît une « complémentarité » de la représentation graphique et du texte susceptible de renforcer leur puissance.

Dessiner

Les peintures rupestres de la préhistoire sont les premiers dessins créés par l’homme. Leurs créateurs, en les dessinant sur des parois rocheuses ou dans des cavernes parfois très difficiles d’accès, voulaient laisser des traces de leur passage ou de leur séjour. Elles étaient adressées aux hommes de l’époque, mais on en ignore la finalité : religieuse ? commémorative ? artistique ?

Comment connaître l’intention d’un artiste peintre plusieurs dizaines de milliers d’années après sa mort, dans un environnement complètement différent du nôtre ? Nous n’émettons que des suppositions dans notre contexte culturel , complètement étranger à celui de l’auteur du dessin. La nature elle-même a changé. Le même problème se pose lorsque les cultures du peintre et de l’observateur sont contemporaines mais complètement différentes : un tableau a un sens pour l’artiste, un autre pour l’observateur. Le blanc est la couleur du deuil en Asie, le noir en Europe. Une photo en noir et blanc génère-t-elle les mêmes sentiments chez un Asiatique et un Européen ?

L’interprétation d’un graphique simple dépend même de chaque personne. La figure ci-dessous montre un triangle blanc, dont les sommets sont les centres des disques noirs. On le voit blanc par contradiction avec la couleur des disques. D’autres observateurs voient un triangle noir dont le milieu des côtés sont effacés, mais son orientation “la tête en bas” n’est pas courante.

Figure 1 : Triangles

L’habitude, la personnalité, la culture et la religion guident chacun dans la façon dont il voit les graphiques.

Lire et écrire

Il faut attendre l’invention de l’écriture, vers 4500 ans avant Jésus-Christ en Mésopotamie, pour que des textes apportent une information plus précise que les images, sur les modes de vie, les mœurs, les croyances et l’histoire des sociétés. Les évènements représentés dans les temples et tombeaux égyptiens n’ont pu être compris qu’à partir du moment où les hiéroglyphes ont été déchiffrés, plusieurs milliers d’années après leur construction.

En peignant une pipe, et en écrivant dessous « Ceci n’est pas une pipe », Magritte incite l’observateur à distinguer l’objet de sa représentation. Dans son tableau intitulé “Cheval blanc”, Gauguin peint un cheval de différentes nuances de vert1. Cette contradiction surprend, et incite à réfléchir : en examinant ce tableau attentivement, on constate que ce sont les couleurs de la végétation entourant l’animal. La contradiction entre le titre du tableau et la couleur plus ou moins verte du cheval fait comprendre que le cheval est blanc : si le cheval n’avait pas été blanc, les reflets n’auraient pas été visibles. Son commanditaire le voyait vert, et l’a refusé. Le titre d’un tableau aide à entendre l’intention du peintre, mais parfois l’observateur est sourd.

Réciproquement, la lecture d’un texte décrivant une scène entre des personnages crée chez le lecteur une image mentale la reconstituant. Deux personnes créent des images mentales voisines en suivant les indications du texte, qui génèrent des sentiments, des émotions, des réflexions plus ou moins partagées par tous les lecteurs et proches de celles voulues par l’auteur. Un tableau représentant cette scène complète les images mentales construites par chacun.

Pendant longtemps, l’écriture n’a été accessible qu’à la minorité des gens sachant lire, souvent des prêtres, et l’écrit n’a pas remplacé l’image. La tapisserie de Bayeux décrit la conquête de l’Angleterre par les Normands, mais ce sont les commentateurs qui expliquent son histoire, ses causes, les forces en présence, les circonstances qui ont permis la victoire de Guillaume le Conquérant ; les chemins de croix dans les églises illustrent la passion de Jésus, mais les scènes étaient expliquées par les clercs de l’époque, sinon elles seraient restées mystérieuses.

Géométrie euclidienne

Cette complémentarité est fondamentale en géométrie. Les concepts de droite, de point, d’angle, de parallélisme, de symétrie, de rotation, etc., sont beaucoup plus faciles à comprendre en examinant des dessins qu’en étudiant les énoncés des axiomes d’Euclide. Mais ces figures, qui représentent des concepts que Platon plaçait dans le monde des Idées, révèlent parfois des propriétés a priori inconnues : en traçant les trois hauteurs d’un triangle, on constate qu’elles se coupent en un seul point. De même, les trois médiatrices et les trois médianes.

Figure 2 : Droites remarquables d’un triangle2.

L’image mentale montrant ces trois propriétés n’est pas facile à construire sans représentation graphique. Il est impossible d’imaginer que ces trois points d’intersection sont sur la même droite (la droite d’Euler), et que le point d’intersection des médiatrices, qui sont les droites perpendiculaires aux côtés et passant par leur milieu, est le centre d’un cercle passant par les sommets du triangle (le cercle circonscrit). La représentation graphique ci-dessus fait découvrir ces propriétés (il y en a d’autres : cercle inscrit dans le triangle, cercle des neuf points, etc.), mais ne les explique pas.

L’observation d’une propriété sur un cas particulier ne permet pas de la généraliser. C’est en examinant un triangle rectangle dessiné sur du sable que Socrate fait démontrer le théorème de Pythagore à un jeune esclave : l’enchaînement logique de constructions géométriques montre que, dans tous les triangles rectangles, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Sans ce raisonnement, fondé sur le langage et la logique et s’appuyant sur le dessin, on risque d’appliquer le théorème de Pythagore à un triangle qui n’est pas rectangle.

Publicité

Les publicistes instrumentalisent la relation entre le dessin et le texte de façon différente. L’objectif est commercial : influencer le public dans un objectif de vente. Nous donnons ci-dessous un placard publicitaire commandé par Volkswagen et publié dans différents journaux au mois de mars 2001 : il contient trois images et un texte en conclusion.

Figure 3 : Publicité de Volkswagen

Comme on l’a vu précédemment, on peut voir sur la figure a, en haut à gauche, un triangle blanc ou un triangle noir.

La figure b, en haut à droite, représente un objet. Lorsque le regard glisse de la gauche vers la droite, on s’aperçoit que les bords du tuyau central sont les bords des deux branches de l’objet que l’œil ne parvient pas à saisir dans sa globalité. L’illusion est due à l’extrémité apparemment ronde des trois tuyaux. Cet objet n’existe pas.

La figure c demande une aptitude particulière, celle de construire l’image mentale dans l’espace (en trois dimensions) d’un objet à partir de sa représentation graphique plane. Là encore, il faut un effort d’attention pour comprendre comment ce dessin est construit et que l’objet qu’il représente est inconcevable.

Cette publicité montre qu’il faut se méfier des dessins, qu’il vaut mieux un discours précis comme celui qui donne la liste des équipements proposés sur la Volkswagen Polo Match (cadre d), et que la meilleure solution est d’aller voir la voiture chez des concessionnaires.

L’objectif du publicitaire est ici de renforcer la crédibilité du discours en lui juxtaposant des dessins d’objets irréels. Comme Gauguin, il exploite une contradiction entre l’image et le discours pour atteindre son objectif.

Représentations simultanées

Un autre complément à la représentation graphique est la superposition de données sur un même graphique pour faciliter l’adhésion à un objectif commercial, social ou politique.

Le graphique ci-dessous représente l’évolution du nombre de tués sur les routes françaises et les mesures de sécurité routières prises au cours de la période étudiée : limitation de la vitesse à 50 km/h en agglomération, à 90 km/h sur les routes à deux voies, port de la ceinture de sécurité obligatoire à l’avant, puis à l’arrière, introduction du permis à points, etc.

Une interprétation superficielle laisse croire que ce graphique prouve que le nombre de tués a diminué grâce aux mesures prises. C’est faux : ce n’est pas une preuve. On aurait pu tout aussi bien indiquer les résultats des élections en Australie, la liste des prix Goncourt ou des palmes d’or au festival de Cannes à la place des mesures de sécurité. On constaterait la même coïncidence sur le graphique : les élections en Australie, les prix Goncourt et les palmes d’or auraient provoqué chacun une diminution du nombre de tués sur les routes françaises, alors qu’il n’y a aucun rapport avec les accidents de la route.

Figure 4 : Nombre de tués sur les routes françaises
et mesures de sécurité routières de 1971 à 1998.

Supposons que le trafic routier soit juxtaposé au graphique ci-dessus au lieu des mesures de sécurité : il a augmenté constamment pendant la période considérée. Doit-on en déduire que cette augmentation est la cause de la diminution du nombre de tués ? C’est plutôt malgré cette augmentation : la coïncidence est interprétée intuitivement de façon inverse à la précédente.

L’intuition donne une relation directe (grâce à) lorsque ce sont des mesures de sécurité routière qui sont représentées, et inverse (malgré) lorsque c’est la hausse du trafic) : le graphique est pourtant construit de la même façon dans les deux cas.

Cette représentation simultanée ne prouve rien, elle interroge et demande une critique du discours issu de l’intuition.

Schémas complexes

Les progrès des nouvelles technologies rendent possible la représentation graphique de très grands ensembles de données. Ces ensembles sont constitués d’une liste d’individus, personnes ou objets, sur chacun desquels un grand nombre d’observations ont été effectuées. À chaque individu peuvent être associées des caractéristiques médicales, politiques, sociales, biologiques, etc. Ces données sont dites « multidimensionnelles », et les méthodes d’analyse consistent à en extraire les principales propriétés : liaisons entre les paramètres observés, groupes d’individus présentant des similarités, etc.

Les méthodes informatiques classent automatiquement les données en appliquant un algorithme qu’il faut connaître pour examiner les résultats : trouver les points communs entre les individus d’un même groupe, entre les paramètres observés.

La complexité des analyses statistiques augmente avec le nombre de données, et un texte explicatif des résultats est indispensable pour que l’utilisateur comprenne les graphiques, les conclusions et leurs limites. Les erreurs sont fréquentes et difficiles à déceler.

Un exemple simple est l’analyse des réponses des électeurs interrogés à la sortie des urnes du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 à la question suivante (Source : Enquête CSA, réalisée le 21 avril 2002 sur 5352 personnes) :

Au moment de voter, quels sont les enjeux qui ont le plus compté pour vous ?

Chaque personne indiquait son vote et pouvait donner trois réponses, choisies dans la liste suivante : sécurité, emploi, inégalités sociales, retraite, éducation et formation, immigration, environnement, autorité de l’État, système de santé, fiscalité, corruption, place de la France dans le monde, pouvoir d’achat, durée du travail, mondialisation, construction européenne.

Les candidats étaient Noël Mamère, Arlette Laguillier, Olivier Besancenot, Robert Hue, Lionel Jospin, Jean-Pierre Chevènement, François Bayrou, Alain Madelin, Jacques Chirac, Jean-Marie Le Pen. Par exemple, 68 % des électeurs de Le Pen ont cité la sécurité, 57 % l’immigration.

L’analyse factorielle des correspondances consiste à déterminer des axes “principaux” donnant la meilleure représentation possible des distances entre les enjeux et entre les candidats. On ne retient en général que les axes dont les variances (appelées « valeurs propres ») sont nettement plus grandes que les autres, suivant l’appréciation du chercheur, et on représente ces distances sur les plans 1 x 2, 3 x 4, etc.

Le graphique ci-dessous donne une représentation simultanée – « une carte » – des enjeux (en italiques sur le graphique) et des candidats auxquels ils ont été associés :

Figure 5 : motivations et candidats sur le plan 1 x 2 (valeurs propres 1 = 0.093, 2 = 0.028).

Cette représentation permet de regrouper les enjeux partagés par les électeurs en fonction de leur vote. On observe l’opposition droite / gauche et particulièrement deux groupes de motivations fréquemment citées ensemble : l’autorité de l’État, la sécurité et l’immigration à gauche de l’axe 1, associées aux candidats Le Pen et Chirac, et les inégalités, la corruption, la mondialisation et l’environnement à droite (Hue, Laguillier, Besancenot, Mamère). L’axe 2 oppose d’une part les motivations immigration, environnement, mondialisation et corruption aux motivations pouvoir d’achat, retraite, Europe, emploi, etc.). Il caractérise l’opposition candidats modérés (Chirac, Madelin, Bayrou, Jospin ) / candidats idéologiques (Le Pen, Mamère). L’interprétation est ici facile et confirme les oppositions bien connues entre droite et gauche et entre modérés et extrémistes, la première étant plus forte que la seconde.

La force de la structure de l’électorat, caractérisée par les oppositions droite / gauche et partis modérés / partis extrémistes, explique qu’on la retrouve sur le plan principal 1 x 2 .

L’interprétation de la représentation graphique est ici inséparable du texte explicatif et, inversement, celle des résultats numériques est impossible sans considérer simultanément les représentations graphiques.

Luc Boltanski, Yann Darré et Marie-Ange Schiltz donnent un autre exemple d’analyse des correspondances qui montre la grande complexité de la démarche lorsque le nombre de données est important3.

Conclusion : la complémentarité

La complémentarité du dessin et du texte renforce leur puissance lorsqu’ils sont utilisés simultanément. Elle permet de découvrir des propriétés supplémentaires difficiles à détecter lorsque la démarche est fondée sur la raison, mais peut être détournée pour faire accepter par le public une décision impopulaire ou pour justifier une idéologie irrationnelle contestable.

Notes

2 – Merci à Gérard Villemion pour cette figure très claire. http://villemin.gerard.free.fr/GeomLAV/Triangle/Propriet/DrEuler.htm

3 – Boltanski Luc, Darré Yann, Schiltz Marie-Ange. « La dénonciation. » In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 51, mars 1984. La dénonciation. pp. 3-40. https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1984_num_51_1_2212?q=Boltanski%20Darr%C3%A9%20d%C3%A9nonciation 

[NdE] En relation avec cet article, à lire ou à relire sur ce site :
« L’alphabet, machine libératrice » (C. Kintzler)
« Diane et Actéon : des collégiens offusqués par un tableau… sur la pudeur » (C. Kintzler)

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