L’alphabet, machine libératrice

Sur un livre de Eric A. Havelock

L’alphabet est probablement la découverte la plus puissante jamais inventée pour libérer les esprits. Or il déploie cette puissance parce qu’il abandonne l’ambition de représenter les pensées, et parce que, à la différence de tout autre système d’écriture, il rend l’acte de lecture totalement mécanique, ne s’attachant qu’à la matérialité des sons et de leur émission. Dans un ouvrage trop peu connu et qui fut parfois injustement décrié, Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Eric A. Havelock1 développe ce paradoxe et lui donne sa forme maximale : « un système d’écriture réussi ou pleinement développé est un système où la pensée n’a plus aucune part »

Introduction

Lecteurs accoutumés à la notation alphabétique, nous sommes fascinés par un moment dont nous avons perdu le souvenir personnel mais que nous observons chez les enfants qui apprennent à lire : il y a un déclic, une illumination qui saisit brusquement l’enfant au moment précis où il reconnaît les sons de la langue qu’il parle déjà. Dès le moment où il a compris le principe de l’articulation des sons alphabétiques, et compris que cette articulation note des chaînes sonores qu’il peut identifier, il entre dans l’univers infini de la lecture : le voilà bientôt autonome, délivré de tout tuteur, en état de naviguer sur l’océan de la littérature universelle. L’alphabet est probablement la découverte la plus puissante jamais inventée pour libérer les esprits. Or c’est parce qu’il abandonne l’ambition de représenter les pensées, et parce que, à la différence de tout autre système d’écriture, il rend l’acte de lecture totalement mécanique, ne s’attachant qu’à la matérialité des sons et de leur émission, que l’alphabet déploie cette puissance. Dans un ouvrage trop peu connu et qui fut parfois injustement décrié, Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Eric A. Havelock développe ce paradoxe et lui donne sa forme maximale : « un système d’écriture réussi ou pleinement développé est un système où la pensée n’a plus aucune part »

Épeler ce n’est pas encore savoir lire, on pourrait même dire que l’acte d’épeler fait obstacle à l’acte de lecture puisque épeler c’est nommer les lettres par leur nom, dont le son est toujours, si on excepte les voyelles, très différent de celui qu’elles représentent dans la chaîne écrite.

Par exemple la lettre que nous écrivons « B, b » s’appelle « bé » mais nous ne la prononçons pas « bé » lorsque nous la voyons écrite dans un mot. La lettre que nous écrivons R, r s’appelle « èr » mais nous ne disons pas « èr » lorsque nous la rencontrons. Quand je vois le mot écrit « bras » je lis /bra/ et non « béèraès ».

Le scénario qui permet de passer de l’épellation à la lecture, émission orale correcte de ce qui est noté, se réalise en ânonnant « b-a – ba ». Mais entre les deux moments de ce petit scénario, on franchit un abîme : passer du nom de la lettre à son émission en articulation phonique avec d’autres. Cet abîme se creuse si on se demande en quoi consistent ces sons qui entrent dans la chaîne sonore notée par l’alphabet.

Si nous examinons d’un peu plus près ce qui se passe, on se pose la question : alors qu’il est très facile d’émettre le son noté par une voyelle, comment expliquer à quelqu’un qui apprend à lire ce qu’est le son noté par une consonne ? C’est impossible d’émettre le son isolé noté par la lettre B et à plus forte raison de demander à un autre de le reproduire, et ainsi de toutes les consonnes. On ne peut que l’émettre en le joignant à un autre : b-a ba.

Nous devons donc affiner notre idée de l’alphabet : les lettres de l’alphabet ne notent pas directement des sons au sens strict, mais notent des abstractions de son, des sons imprononçables en eux-mêmes de manière isolée. Plus précisément, elles notent une action du corps, elles correspondent à ce qu’il faut faire pour émettre un son abstrait, articulé à d’autres. Car un phonéticien pourra nous dire que le graphe « B » note une labiale occlusive sonore, alors que le graphe « P » note une labiale occlusive sourde. Comprendre cela est à la fois élémentaire et très abstrait: et d’une certaine manière c’est ce qui rend comique la leçon de philosophie du Bourgeois gentilhomme.

Voilà la découverte de l’alphabet ; un mode d’écriture qui rompt avec d’autres modes d’écriture par le raffinement analytique de la chaîne sonore parlée qu’il s’efforce de représenter, ce qui lui donne une économie en nombre de signes, une facilité d’utilisation et une adaptabilité inconnues avant lui (Grèce, environ 700 ans avant JC, alors que l’écriture est bien plus ancienne). La version universelle et scientifique de l’alphabet est l’alphabet phonétique, qui répertorie systématiquement tous les sons de toutes les langues et leur donne une notation non ambiguë, mais le phonéticien ne fait rien d’autre que de rationaliser et étendre ce que l’alphabet a déjà fait imparfaitement. Selon Havelock, l’alphabet vulgaire proprement dit est assez récent et existe sous deux formes : le grec (dont est dérivé le cyrillique) et le latin.

J’ai bien conscience en disant cela d’avancer une proposition « culturellement incorrecte ». Ce n’est pas moi qui l’ai inventée, j’ai emprunté les rudiments de cette théorie à Eric A. Havelock2, qui a consacré une grande partie de sa vie à élucider et à exposer les propriétés distinctives de l’alphabet dans ce qui le distingue des autres systèmes d’écriture. Havelock a travaillé principalement dans les années 1970-80 et il a été accusé d’occidentalocentrisme. Je voudrais lui rendre hommage et retracer quelques éléments de sa théorie, qui n’a absolument rien d’occidentalocentriste comme on le verra.

 

1 – Examen de quelques préjugés concernant la notion d’écriture

L’écriture serait liée à la culture. C’est faux, car le fait de lire et d’écrire est très récent (environ 5000 ans avant JC), c’est le langage oral qui est fondamental. D’où l’importance d’apprendre d’abord à parler aux enfants, de leur raconter des histoires, de leur apprendre à réciter. Plus le vocabulaire oral d’un enfant est riche, plus il sera ensuite à même d’apprendre à lire.

On identifie souvent mais abusivement une langue parlée avec le système d’écriture qui la note traditionnellement. Or il n’y a aucun lien entre les deux. Par exemple, Kemal Atatürk a supprimé l’écriture arabe et l’a remplacée par l’alphabet latin : les phonèmes de la langue turque non seulement n’en ont pas été affectés, mais ils ont été notés avec plus de précision. De manière générale, il est possible de transcrire n’importe quelle langue dans n’importe quel système de notation phonographique sans que cela affecte la langue. L’alphabet est un système phonographique parmi d’autres, et Havelock soutient qu’il est le plus performant.

On croit souvent que la notation des quantités est plus difficile que celle des unités phoniques composant la parole. C’est faux, représenter la parole est beaucoup plus difficile. Il y a disjonction entre les deux. Les Babyloniens avaient des outils arithmétiques bien supérieurs à ceux des Grecs, alors que les Grecs ont inventé l’outil le plus performant pour capter la chaîne sonore parlée. Il n’y a aucune relation entre les deux, et de plus cela permet de répondre à l’accusation d’occidentalocentrisme : les Grecs étaient plus avancés pour la notation de la parole, mais beaucoup plus arriérés que les peuples sémitiques pour la notation des quantités. On ne peut donc pas conclure à une quelconque « supériorité » des uns ou des autres.

L’écriture est considérée comme un phénomène global et homogène qui divise l’histoire de l’humanité en « avant » et « après ». Or des divisions profondes traversent l’écriture elle-même. Tout d’abord, ce n’est pas la même chose de s’efforcer de noter des idées ou des mots (idéogrammes et logogrammes), et de s’efforcer de noter une chaîne sonore (phonogrammes). Une seconde division traverse les systèmes phonographiques, faisant de l’alphabet le système d’écriture le plus puissant et le plus libérateur.

 

2 – Les systèmes d’écriture appréciés à l’aune de la capacité sociale de lecture

Havelock propose une classification des systèmes d’écriture en deux grandes catégories.

Les systèmes qui tentent de noter des représentations mentales et ceux qui tentent de représenter des mots ou des expressions. Ce sont les idéogrammes et les logogrammes. Ces systèmes (très ambitieux puisqu’ils tentent d’aller directement aux processus psychiques) sont très anciens (5000 à 4000 ans av JC). Leur difficulté est qu’il faut un nombre considérable de signes et qu’il faut associer chaque signe à un énoncé : la mémoire humaine est incapable d’aller au-delà de quelques milliers (de l’ordre de 10 000) enregistrements de cette nature. On voit tout de suite ce que veut dire « lettré » dans un tel système : c’est une profession qui demande qu’on y consacre sa vie, la lecture ne peut pas être un acte populaire, c’est un acte hautement spécialisé et valorisé.

Un très grand pas a été franchi dans l’économie des signes et la facilité de manipulation quand on a renoncé à noter les idées et les mots et quand on a tenté de noter les sons émis par la parole. Ce sont les phonogrammes : on s’efforce de noter les sons, de donner le moyen de capter la chaîne sonore.

Les phonogrammes se caractérisent par leur modestie : au lieu de représenter la pensée, on s’efforce de représenter des phénomènes matériels (les sons d’une langue) par d’autres phénomènes matériels (les signes visuels tracés). D’où cette proposition qui est une des thèses fondamentales de Havelock : « Un système d’écriture réussi ou pleinement développé est un système où la pensée n’a plus aucune part ». Il s’agit en lisant de restituer des sons, l’acte de lecture devient mécanique et n’a plus besoin de profonde réflexion : on économise le moment de réflexion sur le fonctionnement du système pour accéder plus vite à l’énoncé lui-même. On voit bien que l’alphabet gréco-latin est un système phonographique, mais on ne voit pas encore au juste pourquoi il serait plus puissant qu’un autre système phonographique. Afin de nous pencher sur cette question, il est nécessaire de faire un détour pour dégager un concept important.

On croit en effet que pour comprendre l’écriture il est primordial de s’intéresser à l’écriture elle-même. Or c’est la lecture qui donne la clé de l’écriture. L’intérêt est de se demander ce qu’un système d’écriture permet au niveau de la lecture, du décryptage. Ici Havelock avance le concept fondamental de sa théorie : la capacité sociale de lecture. Quelle proportion de la population identifie rapidement, facilement et sans aide extérieure le message tracé ? Bien sûr cela tient à des conditions sociales (apprentissage) mais pas seulement : il y a aussi, en amont, des conditions techniques dans le système d’écriture. Autrement dit il y a des systèmes d’écriture plus libérateurs dans leur principe que d’autres.

Quand un système d’écriture est difficile à décrypter – par exemple un ensemble d’idéogrammes et de logogrammes – la lecture et l’écriture sont l’objet d’un usage professionnel ; la lecture courante rencontre beaucoup d’obstacles. C’est le règne des scribes. Et c’est seulement avec l’alphabet que les conditions techniques sont réunies pour sortir entièrement d’un usage professionnel de l’écriture et pour jeter les bases d’une capacité de lecture universelle. Il est donc important de s’interroger sur ce qui rend une écriture efficace en termes de capacité de lecture.

 

3 – Quelles sont les conditions d’efficacité de l’écriture ?

Qu’est-ce qui peut rendre une écriture facile à décrypter et la soustraire à un usage professionnel ?

Il est clair que les écritures phonographiques sont, par leur principe même, forcément plus efficaces que les écritures idéographiques ou logographiques : elles requièrent moins de signes et moins d’effort de la part du lecteur.

Mais pourquoi l’alphabet est-il le système le plus efficace au sein des écritures phonographiques ?

C’est qu’il parvient à satisfaire (de manière imparfaite) trois conditions techniques relatives à l’efficacité de la lecture.

  1. Le système doit permettre la représentation de tous les sons d’une langue donnée.

  2. Cette fonction doit être assurée sans ambiguïté phonique : il faut que le lecteur ne soit pas constamment obligé de faire des choix, ou de recourir pour cela à un « interprète autorisé ».

  3. Le nombre total de caractères ne doit pas dépasser certaines limites, la capacité de lecture étant inversement proportionnelle au nombre des signes. Empiriquement, ce nombre oscille entre 20 et 30.

Alors on peut introduire une 4e condition : un système d’éducation imposant au cerveau les habitudes de reconnaissance avant que celui-ci ne soit pleinement développé, pendant qu’il est encore dans le travail d’acquisition de la langue orale.

Ce résultat n’a été obtenu qu’en Grèce vers 700 avant JC : c’est l’alphabet grec.

D’autres systèmes phonographiques existent. Ce sont des systèmes syllabaires et les systèmes à entrées consonantiques C’est le cas, par exemple ce qu’on appelle « l’alphabet phénicien » ; des systèmes perse, sanscrit, hébreu, araméen et arabe, ainsi que du cunéiforme.

Les syllabaires au sens strict cherchent à représenter des sons réels (que l’on peut émettre isolément) dont l’analyse n’est pas aussi poussée que dans le cas de l’alphabet. Or les syllabaires sont pris dans une contradiction : ou bien ils essaient de représenter un maximum de sons, et alors ils satisfont les deux premières conditions mais ils aboutissent à un très grand nombre de signes ; ou bien ils essaient d’économiser les signes en procédant par « factorisation », par groupes de sons (par exemple les sons ba be bi bo bu bou seront notés par une même « entrée consonantique ») mais alors une partie du son est laissée de côté et il y a une forte ambiguïté qu’on ne peut trancher que si l’on connaît d’avance le mot ou si l’on fait appel à une autorité extérieure. Ces systèmes sacrifient donc une des conditions pour satisfaire les autres.

Dans tous les cas, l’activité de lecture reste au moins partiellement une activité spécialisée, professionnelle : la lecture est laborieuse, elle a besoin souvent du recours à un interprète qui tranche les ambiguïtés, elle sera également facilitée si on « reconnaît » des énoncés déjà constitués.

Quelles différences l’alphabet proprement dit introduit-il ?

Du fait qu’il pousse l’analyse de la chaîne sonore jusqu’à ses composantes morphologiques, du fait qu’il note des sons abstraits, le système alphabétique est un système « atomique » qui vise en fait ce que les linguistes appellent les phonèmes. L’alphabet ne note pas des sons réels mais des sons abstraits qui correspondent à un acte du corps : lorsque je vois une lettre, insérée dans une séquence, je sais ce que je dois faire pour prononcer cette lettre prise dans cette séquence.

Je ne peux pas entrer dans les détails, notamment Havelock se livre à une démonstration assez longue pour noter dans différents systèmes connus une même séquence sonore « Jack and Jill went up the hill » et il montre comment les systèmes syllabaires, soit par la surabondance de la notation, soit au contraire par son économie introduisant des ambiguïtés, supposent toujours un déchiffrage laborieux. C’est cela qui requiert l’usage de type professionnel. L’alphabet, une fois acquis, est plus aisément déchiffrable sans aide extérieure. En fait dans le cas des syllabaires, la reconnaissance est aisée quand on connaît la phrase d’avance – par exemple dans un corpus de littérature traditionnelle comportant des formes fixées. Avec l’alphabet, un énoncé jamais entendu par le lecteur sera aussi aisément déchiffré qu’un énoncé connu d’avance.

 

4 – Les conséquences sont considérables

Démocratisation. La capacité de lecture devient un automatisme. On n’a plus besoin du scribe qui sait tout, ni de l’interprète qui dit comment il faut prononcer. Cet effet ne prendra sa pleine dimension qu’avec l’imprimerie, mais il serait impossible sans l’alphabet. Le lecteur peut devenir totalement autonome si un système d’éducation prend les choses en main. Le lecteur alphabétique n’a pas besoin d’une autorité extérieure pour lui donner la bonne interprétation.

Désacralisation de l’écriture. L’alphabet est totalement mécanique, on n’y pense pas. L’écriture n’est plus un écran et elle n’est plus par principe le privilège de professionnels. Elle n’a plus de valeur en soi : elle ne fait que renvoyer à la langue parlée.

Un système alphabétique est indifférent à la langue qu’il note. Bien sûr il garde la trace de la langue dans laquelle il a d’abord été inventé et pratiqué, mais il peut en droit s’étendre à d’autres langues. Havelock donne un exemple tiré de Thucydide. Un émissaire perse a été capturé par les Grecs, qui ne savent pas sa langue. On le fait parler et on note en alphabet grec la transcription phonétique : on transmet cela à un traducteur, qui n’a plus qu’à « prononcer » ce qu’il voit pour entendre le persan et le traduire.

Possibilité de lire et de produire des énoncés originaux entièrement nouveaux. Le système alphabétique ne privilégie pas les formes « déjà connues », la littérature traditionnelle avec des formules répétitives. On a donc un développement sans précédent de la prose courante, ce qui suppose bien sûr aussi qu’on va pouvoir écrire des choses sans grande valeur : les conditions de l’innovation sont aussi celles d’une production médiocre en plus grande quantité.

Je me permets d’ajouter une remarque. L’un des plus perspicaces à avoir vu la puissance de l’alphabet et à avoir vu en quoi cette puissance peut aussi être accompagnée d’une forme d’affaiblissement, si on la compare à ce qu’il eût appelé « l’énergie » des cultures orales, est Rousseau qui, au chapitre V de son Essai sur l’origine des langues, caractérise la propriété analytique l’alphabet.

Dans une dernière conférence, Havelock aborde les questions non résolues et montre que les systèmes alphabétiques existants n’atteignent pas parfaitement les conditions énumérées : il reste des ambiguïtés ; les systèmes restent dépendants des langues d’origine et l’alphabet est fortement limité par les supports matériels dont on dispose ; il y a aussi des obstacles politiques et sociaux : en somme il ajoute des correctifs.

Mais si on neutralise les obstacles, et c’est sa conclusion, on voit que l’addition  : système alphabétique + système arabe de numération + imprimerie et papier (on pourrait ajouter aujourd’hui : claviers et représentation graphiques sur écran + transmission par réseaux) ; plus rien ne s’oppose à la diffusion universelle de l’usage de l’écriture : il n’y a plus que des obstacles politiques et sociaux. Il ne reste plus qu’à apprendre résolument à lire à tous. C’est peut-être ce qui est le plus difficile à préserver et à étendre.

 

5 – Quelques réflexions sur écriture alphabétique et symbole

Les considérations qui précèdent n’abolissent cependant pas le moment « symbolique » dont l’alphabet peut et doit faire l’économie. Libérés par l’alphabet, nous n’avons cependant pas à congédier un rapport plus archaïque et en un sens plus précieux au moment pré-alphabétique de l’écriture, lequel subsiste, peut-être pas comme on le prétend souvent en dépit de l’alphabet, mais à côté de lui.

Le maintien et l’usage du symbole est d’une certaine manière l’opposé de la lettre alphabétique. Mais ce n’est pas nécessairement son contraire, ce n’est pas sa négation, c’est un maintien qui complète et enrichit le signe alphabétique. Contempler un vitrail ou une statue rituelle, c’est y projeter un concentré de récits et de significations. Lorsque le franc-maçon étudie un symbole initiatique, il se sent libre d’y inclure des interprétations qui ne lui sont pas dictées par un dogme venu de l’extérieur. Dans l’un et l’autre cas, en des sens différents, on regarde aussi le symbole comme un aide-mémoire.

Le symbole est global et non atomique, tout au plus peut-il parfois s’analyser en unités qui elles-mêmes ont un sens (par exemple le niveau composé du fil à plomb et d’une perpendiculaire). Il faut le prendre tout entier, il est lui-même une pensée et pas seulement une chose mécanique, il a quelque chose de méditatif, il a une consistance propre. Sa « choséité » est elle-même imprégnée de sens, alors que la choséité de la lettre alphabétique est par définition dénuée de sens.

Cette matérialité du symbole est imagée, elle n’est pas réductible à un tracé abstrait (même ornementé) : le symbole appelle le concept, il fait travailler l’imagination qui ensuite s’environne de concepts. Le symbole a des propriétés imaginatives et esthétiques par lui-même, alors que la beauté d’une écriture alphabétique ne peut être que surajoutée, ornementale.

Le symbole est par définition ambivalent, il appelle plusieurs interprétations, il n’est pas fixé une fois pour toutes et il ne s’impose pas à tous dans une seule et même acception. Parce que le symbole est ambivalent, équivoque, il y aura toujours des tentatives pour le fixer, pour lui donner un sens et un seul, pour le dompter et en faire une sorte de totem pour l’enserrer dans un « programme » religieux, politique ou autre. On retrouve ici le défaut des écritures syllabiques dans lesquelles on a besoin soit de reconnaître un texte autorisé, soit de recourir à un interprète lui-même autorisé. Mais d’un autre côté, parce que le symbole est ambivalent il permet l’interprétation. Il donne libre cours à la pensée sur un mode vagabond.

Mais cette liberté dont le symbole peut et doit être le support suppose aussi des sujets libres, qui ont l’expérience de la liberté dans l’exercice de la pensée et qui souhaitent maintenir et développer cette expérience, qui ne sont pas pris en main par une tradition entièrement saturée qui vous dit tout ce qu’il faut faire, ou qui ont les moyens de s’en défaire, qui savent user de leur propre jugement.

Et sans l’alphabet, sans la constitution ordinaire du lecteur autonome, cela est sans doute possible, mais c’est très difficile, très long, très élitiste. Dans une tradition orale la liberté est un luxe aristocratique, c’est celle qu’on s’imagine chez les Indiens d’Amérique au temps de leur splendeur.

J’ai voulu montrer ici que l’écriture alphabétique est probablement l’outil le plus puissant jamais inventé par l’humanité pour l’autonomie du jugement et pour faire en sorte que cette autonomie soit accessible à tous. Le symbole n’est pas pour moi une figure sacralisée mais ce n’est pas non plus une figure totalement dépassée, je vois dans le symbole ce que l’alphabet ne sait pas et ne peut pas m’apporter, ce que l’alphabet risque peut-être de me faire oublier.

La parole pleine, vivante et libératrice a toujours existé, elle n’a pas attendu l’alphabet. Mais pour que la parole pleine soit vraiment universelle, pour que tous puissent y prendre part, la formation orale est trop parcimonieuse et élitiste, il faut passer par une puissance plus forte et plus minimaliste : c’est ce que permet la culture alphabétique.

 

Notes

1 Eric A. Havelock, Aux Origines de la civilisation écrite en Occident, Paris : F. Maspero, 1981 ; traduction en français par E. Escobar Moreno de quatre conférences données en 1974 à l’Ontario Institute for Studies in Education. Ouvrage original en anglais : Origins of western literacy : four lectures delivered at the Ontario Institute for Studies in Education, Toronto, March 25, 26, 27, 28, 1974, Toronto : Ontario Institute for Studies in Education, 1976.

2 Voir la note précédente.

© Catherine Kintzler et Mezetulle, 2011

Cet article a été publié initialement en juillet 2011 sur mezetulle.fr, où vous pouvez le retrouver, avec de nombreux commentaires http://www.mezetulle.net/article-l-alphabet-machine-liberatrice-sur-un-livre-de-e-havelock-78856837.html

19 thoughts on “L’alphabet, machine libératrice

  1. delaby pascal

    Je ne sais ni lire ni écrire,je ne sais qu’épeler. Effectivement, le nom des lettres est un obstacle à l’apprentissage
    de la lecture. Dans cette optique, instituteur de CP, j’interdis l’apprentissage du nom des lettres aux élèves.
    Il est tout à fait possible d’apprendre leur son (leurs sons) pour les consonnes L, par exemple produit le son qui s’entend à la fin du mot BOL , R à la fin du mot CARAMBAR etc… Cette vérité provisoire permet de lire avant d’épeler!
    Le nom des lettres :èl pour L, èr pour R , bé pour B ( ce qui simplifie tout ! ) est l’ état « mort » du signe, sa fonction est le chant qui lui, est bien vivant.
    A part ce détail pédagogique votre article est lumineux. En ces temps de ténèbres il est paradoxal que ce soit « du noir sur du blanc » qui puisse nous éclairer !

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    1. Caspard

      Pas d’accord avec ce point de vue, apprendre le NOM des lettres peut être un obstacle à l’apprentissage de la lecture POUR CERTAINS, c’est possible, mais comme en bien des domaines, impossible de généraliser ! Mes petits-enfants ont APPRIS le nom des lettres de leur propre chef, parce qu’ils les demandaient à leurs parents, et ils ont parfaitement compris la différence entre le NOM et le SON produit.
      Ma petite-fille a 9 ans et lit déjà couramment depuis 3 ans. Quant à mon petit-fils de 6 ans, je me rappelle encore, lorsqu’il était plus jeune (4 ans ?) et que nous le gardions chez lui un mercredi où les deux parents avaient des obligations extérieures (exceptionnellement pour mon fils, qui est « professeur des écoles »), il allait chercher des lettres en bois, aimantées, posées sur une paroi, et nous demandait leurs noms (pour nous tester, car il en savait déjà pas mal!), nous répondions, avec parfois des exemples. Lorsqu’il nous a apporté un R, et après notre réponse, il a dit : « R comme Robin » (son prénom).
      Maintenant il est en CP, mais déjà en tout début d’année scolaire (septembre 2014), chez nous, il a tenté de lire un mot long vu quelque part :  » U-NI-VER- « , puis il a hésité, je lui ai dit « Eh bien? qu’est-ce que tu vois après ? S, I, … » Et il a terminé d’un coup : « UNIVERSITE ».
      Là-dessus sa maman lui a expliqué ce qu’est une université …

      Donc … voyez …

      Ceci mis à part, toute mon admiration, une fois de plus, Catherine, pour votre article et la rigueur de votre pensée.

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      1. Holler

        En pédagogie, je pense effectivement que la généralisation n’est pas souhaitable.

        Un enfant à 4 ans est capable de dépasser la distinction entre le son et le nom de la lettre. C’est strictement impossible ou alors exceptionnel à l’âge de deux ans ou même avant. Par contre associer une représentation visuelle avec un son est envisageable des le plus jeune âge.

        A mon avis, si vous souhaiter initier à la lecture un enfant avant l’âge de trois ans alors il faut oublier le nom de lettre. C’est un obstacle supplémentaire qui sera dépassé rapidement et aisément plus tard.

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        1. delaby pascal

          On ne comprend pas tellement l’intérêt de savoir lire à l’âge de trois ans ! Il y a beaucoup
          d’autres choses à apprendre à cet âge . Quant à votre propos sur la différenciation pédagogique,
          il s’agit d’un vœu pieux que les politiques ne manquent pas de reprendre en boucle !
          Il est aisé pour celui qui n’exerce pas de culpabiliser l’enseignant de ne pas être un précepteur .
          Enseigner la lecture à un enfant n’est pas très compliqué , faire des choix pour maximiser l’accès
          de 25 élèves à ce fondamental est autre chose . L’élitisme n’a pas lieu d’être .

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  2. delaby pascal

    Encore bravo à votre petit-fils! Tous les enfants n’ont pas la chance de bénéficier de deux précepteurs à domicile;je pense même savoir que l’école publique a été créée pour remédier à cet état de fait .Une bonne pédagogie est celle qui fonctionne avec le plus grand nombre : je persiste ,JOUONS COLLECTIF !

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    1. Caspard

      Les parents de mon petit-fils ne sont pas précepteurs, ils ne sont QUE parents, parents il est vrai plutôt cultivés, soucieux du bien-être et des progrès de leurs enfants dans les connaissances, l’apprentissage de la réflexion, le développement maximum de leurs capacités d’autonomie dans la pensée, etc …
      Et puis il y a aussi sans doute au départ des dispositions naturelles…

      Je vous vois venir ! Bien sûr que TOUS les enfants n’ont pas les mêmes dons innés, (contrairement à ce que de bons esprits veulent nous faire croire … Il existe d’énormes différences physiques entre les êtres humains, pourquoi TOUS seraient-ils des génies mentalement ?), bien sûr que tous les parents n’ont pas les mêmes capacités de soutenir leurs enfants et de vraiment les « élever » (= vers le haut). TANT de conditions font que tous n’ont pas les mêmes chances : conditions économiques, familiales, culturelles, mentales, et j’en passe … et naturellement, l’ECOLE est là pour tenter de soutenir ceux qui décrochent, qui s’absentent, qui entendent chez eux l’inverse de ce qu’ils ont entendu en classe, qui sont, hélas! c’est une réalité, élevés « à la dure », quand ils ne sont pas maltraités, ou pire …

      Pourtant, lorsque je lis une phrase comme : « j’interdis l’apprentissage du nom des lettres à mes élèves », je bondis : et pourquoi le leur interdire ? s’il en est qui se débrouillent parfaitement ainsi et apprennent au moins aussi bien que les autres ? C’est de l’autoritarisme à l’envers : parce que VOUS n’avez pas réussi avec cette façon de faire, vous l’interdisez à tous … voilà ce qui me choque, (outre votre ton légèrement méprisant en parlant de « précepteurs » s’agissant de mon fils et ma belle-fille …).

      Presque tout le monde commence à enfin le reconnaître : c’est dans l’ENFANCE que tout se joue ! A l’école et au foyer !!! Et s’il est des parents défaillants, c’est qu’entre autres raisons, certains n’ont peut-être pas eu la chance, étant petits, d’avoir affaire à des adultes à LA HAUTEUR.

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  3. delaby pascal

    A ceux d’entre nous qui s’acharnent à vouloir apprendre à lire et écrire aux enfants de la République (souvent contre les prescriptions » pédagogistes » de tous horizons ) parce qu’ils pensent que c’est une des conditions de la compréhension de ce qu’est la laïcité ; à ceux-là donc je me permets de recommander trois ouvrages qui vont dans le sens d’Havelock :
    Dyslexie une vraie fausse épidémie de C. Ouzilou aux Presses de la Renaissance

    L’Art de lire de José Morais chez O . Jacob

    Les neurones de la lecture de S. Dehaene ,également chez O. Jacob

    Après leur lecture on se sent moins sot et mieux armé pour lutter contre l’ignorance souvent meurtrière et toujours consternante.

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  4. èric le goff

    je me souviens d’un inspecteur primaire qui nous avait dit , il y a bien longtemps , « aucune méthode ne peut empêcher un enfant d’apprendre à lire quand il l’a décidé  » , mais un enfant ? on peut aussi le conseiller , lui suggérer , sans croire obligatoirement que ce serait une atteinte à son libre choix et sa liberté de conscience ? Quant à l’école ? une simple garderie ? et non un lieu d’apprentissage ? c’est hélas une tendance très « in » en ce moment , avec les résultats que l’on connaît . La bonne question ? à qui le crime profite . ou profitera ?

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      1. delaby pascal

        Je connais une variante à la phrase citée par Eric : » aucune méthode n’empêchera jamais un enfant intelligent à apprendre à lire . » Nous avons été bercés par cette antienne depuis la fin des années 70 . J’ai personnellement appartenu aux jeunes « gardes rouges  » investis de la tâche exaltante d’éradiquer toute tentative d’instruction qui s’apparentait à un viol des consciences ou à un non respect des désirs de l’enfant ( Ecole Normale 79-80 ) La phrase citée n’est pas inexacte , elle a un corollaire : certaines méthodes empêchent d’apprendre à lire à tous les enfants . Notamment celles qui reposent sur l' »intelligence « ,le « désir » ou la décision . Il m’a fallu lire « De l’Ecole  » de Milner, que vous citez par ailleurs, madame Kintzler , pour que les écailles tombent de mes yeux ,pour comprendre que transmettre des connaissances ne me faisait pas appartenir au camp de la réaction. Au contraire !
        Effectivement ,le libéralisme n’a plus trop intérêt à instruire les pauvres , encore que… Pour ce qui est de l’école « garderie » nous poursuivons notre chemin avec les TAPS (on ne sait plus trop comment ça s’appelle . ) UNE HEURE DE MACRAME vaut bien UNE HEURE DE LECTURE, non ?
        « Si Jean- Gonzague et Kévin veulent bien mettre de côté leur tablette numérique , nous allons nous rapprocher de la notion de COD , chacun donnera son avis !  »
        In girum imus nocte et consumimur igni .

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  9. Peter Bu

    Étranger que je suis, je ne comprends pas pourquoi il serait « impossible d’émettre le son isolé noté par la lettre B et à plus forte raison de demander à un autre de le reproduire, et ainsi de toutes les consonnes ». Dans ma langue maternelle, on y arrive très bien et on peut dire « b » aussi bien que « bé » « ABCD » et « Abécéda ».

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    1. Mezetulle

      Cher monsieur,

      Il y a une imprécision dans ce passage de mon texte que vous me donnez l’occasion de rectifier. Il s’agit en particulier des consonnes sourdes. J’aurais donc mieux fait de donner l’exemple du son [p] en français, le son [b] étant accompagné d’une légère vocalisation. Mais cela n’empêche qu’on n’entend jamais [b] tout seul dans une séquence de langue (à ne pas confondre avec [be] « bé » qui est le nom en français de la lettre b, lequel est composé de deux phonèmes). Le génie de l’alphabet est d’avoir réussi à analyser de tels sons, bien avant la découverte de la phonétique et de la phonologie : c’est la thèse de Havelock que je reprends dans l’article.

      Voir par exemple ici, les consonnes ne peuvent être vraiment présentées que liées à d’autres sons : http://apprendre.tv5monde.com/ja/apprendre-francais/lalphabet-phonetique-international-api-2
      L’introduction du tableau met du reste les choses au point.
      Le tableau vaut pour le système phonétique du français, mais l’existence de consonnes sourdes n’est pas particulière au français. Voir https://www.universalis.fr/encyclopedie/consonne-sourde/

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  10. Peter Bu

    J’ai apprécié votre analyse des langages symboliques. Puis-je vous soumettre la mienne?

    Mais non, mon texte est trop long et avec des images, cela ne passe pas. Voici donc juste la conclusion. Si vous voulez, je peux vous envoyer le tout par courriel, en pièce jointe.

    Le mot, l’art et la pensée symbolique

    Les langages artistiques dont le rôle est d’exprimer et de préserver la richesse humaine dans toute sa diversité, assurent la communication du créateur vers son public

    L’art aide l’individu à s’accepter, à s’harmoniser avec son groupe tout en préservant sa particularité. Il contribue à maintenir tout le capital de l’évolution de l’homme à travers les âges, condition de son adaptabilité présente et future aux circonstances changeantes de la vie. A ce titre l’individualisme artistique devrait être préservé tout autant que la biodiversité.

    Les langages symboliques offrent à l’individu l’expérience collective.

    Ils lui permettent de faire fondre les savoirs de sa communauté dans son athanor personnel et de les transmuter en son vécu propre. De ce fait, l’individu se rapproche de l’être collectif de son groupe, et en même temps contribue à développer ce dernier par sa particularité.

    Les langues des signes sont des moyens d’échanges entre les individus et les groupes.

    En utilisant les langues des signes, l’homme n’exprime qu’une partie de son vécu, la partie qui correspond à l’expérience commune, celle qui peut être traduite dans le système d’abstractions qui en est issu. Par ce biais, l’homme s’exprime comme parcelle de la communauté avec laquelle il échange. Ainsi renforce-t-il les autres et augmente sa propre force, son efficacité.

    Aucun de ces trois modes de pensée, artistique, rationnelle, symbolique, ne suffit à lui seul pour appréhender et exprimer toutes les facettes de l’homme ou de la société. L’art est fondamental pour l’individu, les langues rationnelles permettent d’organiser la vie de la cité et rendent possibles les sciences, les symboles aident à construire l’humanité.

    Cependant, il n’y a pas de frontières infranchissables entre ces trois systèmes. Malgré leurs particularités ils sont complémentaires ce qui est joliment illustrée par le fait que ces trois langages sont bâtis avec les mêmes matériaux que chacun de ses modes de pensée utilise différemment.

    Actuellement, notre société occidentale privilégie la pensée rationnelle, donc le langage des signes et impose sa prédominance à la planète entière au nom de la productivité. Cela a sûrement sa raison d’être, mais cela créé un déséquilibre. C’est une démarche risquée, évoquée plus haut (cf la note 12 en bas de page). Il n’y a aucune raison de contester l’utilité du symbolisme et nous devrions nous servir beaucoup plus de l’art.
     
    Texte publié par deux revues du GODF, d’abord en l’an 2000 par Humanisme, puis la seconde version par La Chaîne d’Union n° 39 / 2007. Cette seconde variante est reproduite ici, revue et corrigée.

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