Jean-Michel Muglioni a toujours emprunté et frayé une route qui s’efforce de prendre la pensée à ses commencements pour la mener à son comble. Il a donné l’exemple du courage de penser. Il a été cet exemple pour ses élèves, pour ses collègues, pour ses lecteurs, pour ses interlocuteurs, et aussi pour ses amis au nombre desquels je m’honore d’avoir été. Il le restera.
« le courage intellectuel, qui consiste à ne pas écouter ses craintes et ses espérances,
est le seul vrai courage. »
Jean-Michel Muglioni
Dans un texte de 2013, Jean-Michel écrivait :
« Quels sont mes présupposés ? Ceux-là mêmes qui m’ont déterminé à enseigner la philosophie. Et d’abord celui-ci : l’homme pense ! Hegel disait qu’il faut répéter sans cesse que l’homme pense. Que l’homme pense signifie que sa vie dépend de ses représentations et donc que la maîtrise de ses représentations est essentielle, qu’elle seule peut lui permettre de prendre pour sa vie les décisions qui conviennent. […] Celui donc qui ne veut pas être le jouet de ses représentations illusoires, d’où qu’elles viennent, doit apprendre, c’est-à-dire apprendre à distinguer le vrai du faux. La philosophie est la volonté de comprendre, de vivre selon ce qu’on comprend et non selon des opinions qui s’imposent sans qu’on les ait jugées. […] Cet idéal philosophique est-il donc trop élevé pour une école publique ? Je ne suis moi-même ni Platon, ni Descartes ; je n’ai jamais imaginé m’adresser seulement aux futurs Platon et Descartes. Une instruction élémentaire réelle suffit à élever un homme assez haut pour qu’il mène une vie d’homme et qu’il exerce sa citoyenneté : cette instruction peut s’adresser au plus grand nombre. Il le faut, parce qu’il y a une relation nécessaire entre le savoir et la liberté. »1
Ce chemin si simple et si difficile, où l’essentiel est ici présent en peu de mots – pensée, liberté, philosophie, école, instruction – je n’ai jamais vu Jean-Michel s’en écarter, encore moins s’en détourner.
Si simple. Penser est la tâche initiale, principielle, que chacun se doit à soi-même et cela ne se délègue pas. Si simple de comprendre que nos pensées sont les seules choses que nous puissions vraiment maîtriser. De comprendre que, lorsque nous parvenons à les conduire vers l’intelligibilité, elles seules peuvent fournir la mesure de tous les autres biens, elles seules les évaluent et les mettent à leur place. Je cite un autre texte, de 2008 :
« La liberté du jugement est le seul bien qui soit absolument un bien, parce que seul un jugement libre permet d’évaluer les biens et les maux. »2
Mais si difficile. Car cette tension vers l’intelligibilité, pour s’effectuer, pour que la modestie du savoir (cette alliance de l’audace et du doute) puisse s’établir et se déployer, suppose une fermeté morale directement contraire à la diversion, au zapping, à tout ce qui dérobe la pensée à elle-même en la soumettant à des tyrans (lesquels siègent presque toujours en nous) – en un mot : à ce qui l’aliène. Écoutons encore Jean-Michel (cette fois en 2009) :
« La liberté consiste à vivre selon le vrai bien que seule la pensée peut déterminer. Ainsi Socrate disait que la vertu est science et le vice ignorance. La science en effet est une pensée totalement libre, c’est-à-dire déterminée par la vérité et non par l’humeur. Cette liberté de jugement est rare. Il est presque impossible en effet de penser autrement que selon ses intérêts ou ses désirs, et je ne parle même pas des passions violentes. C’est pourquoi le courage intellectuel, qui consiste à ne pas écouter ses craintes et ses espérances, est le seul vrai courage. »3
Voilà un Jean-Michel bien sévère me dira-t-on. Oui, sévère au sens où un maître d’école, dans une école qui se respecte, ose demander aux élèves de fixer tranquillement et intensément leur attention sur un texte, une opération, un schéma, un exercice d’écriture : « fais ce que tu fais ». Sévère au sens où l’on parle d’un « style sévère » en sculpture. Non pas un style qui en impose, mais un style qui s’impose parce que l’auteur (car c’est ainsi qu’il faut appeler tout agent de sa propre pensée) s’avance vraiment lui-même à découvert, dans le dénuement – dénuement que doit affronter, que doit même pratiquer tout professeur. Mais qui s’avance nullement désarmé, instruit et porté qu’il est par d’illustres courageux qui ont avant nous frayé cette voie de liberté.
Comme chacun peut s’en douter, j’ai lu Jean-Michel, particulièrement les quelque cent « propos » de sa main que j’ai eu le bonheur d’accueillir sur le site internet Mezetulle dont ils sont un bloc principal de soutènement. Je l’ai lu comme éditeur, voyant les choses « par le petit bout de la lorgnette » – cette manie qu’il avait de mettre une minuscule aux substantifs « les Grecs » « les Français » ! -, m’agaçant de ses points aveugles (avoués et quelque peu revendiqués « je crois, disait-il, qu’avec la linguistique structurale j’ai manqué une case »), scrutant de manière critique et m’interrogeant sur les effets… Mais toujours attentive et sensible à ce pas initial, qui à présent, alors que je le relis, me saisit encore plus fortement – j’allais dire me submerge, mais ce serait une trahison de le dire ainsi : non, me saisit, me met sur les rails. C’est parce que, en chaque texte, à chaque fois, il commençait à penser, que tout lecteur pouvait commencer avec lui. Non pas nécessairement pour souscrire ou s’ébahir, mais pour suivre, comme on dit qu’on suit des yeux une ligne de texte, pour s’en inspirer et même pour aller ailleurs. Tout simplement pour penser – il faut faire ces choses-là soi-même.
Cette austérité des commencements, ce dénuement liminaire, ramènent la philosophie à l’essentiel en la faisant jaillir de questions ordinaires qui importent à tous. Et c’est aussi un plaisir que le penseur éprouve à gravir le chemin, à décortiquer la noix, à ouvrir l’huître la plus verrouillée. Plaisir d’offrir à son lecteur, à son interlocuteur, pourvu que ce dernier consente à l’effort de parcourir lui-même le chemin, la jouissance de sa propre force. Les choses de l’esprit, comme le disait Alain, « sont sévères d’abord, mais délicieuses »4. Car le degré le plus haut de la liberté – cette position divine que nous atteignons chaque fois que nous pouvons dire, si fugacement et si minuscule en soit l’objet, « j’ai compris ! », est aussi une passion, un délice.
Jean-Michel, tu as été un frère pour moi. Rien qu’en pratiquant ce que tu avais à faire, rien que par ton exemple, tu m’as redonné tant de fois le courage de penser ! Tant de fois, lasse d’exposer et de réexposer, lasse d’avoir à livrer pour la énième fois le même combat intellectuel – pour l’instruction publique, pour la laïcité, pour la visée de l’universel -, j’ai relu quelques-uns de tes textes pour me recueillir, y puisant concentration et énergie pour écrire les miens avec la force requise et retrouvée. Il me faudra désormais ranimer ce courage, retrouver ce plaisir en pensant à toi, et en des lectures à jamais frappées de ton absence. Ce sera si simple, et si difficile.
Notes
1– « Instruire d’abord ! » (10 juin 2013) http://www.mezetulle.net/article-instruire-d-abord-par-j-m-muglioni-118384201.html . Republié en janvier 2016 sur Mezetulle.fr https://www.mezetulle.fr/instruire-dabord/
2 – « Pourquoi s’attaquer aux stoïciens ? » (1er avril 2008) http://www.mezetulle.net/article-18336994.html
3 – « Maîtrise et servitude » (12 juin 2009) http://www.mezetulle.net/article-32580454.html
4– Propos sur l’éducation, V.
Ping : Jean-Michel Muglioni est mort - Mezetulle
Chère madame Kintzler,
Qu’il serait bien qu’un éditeur décide de publier les Propos de J-M Muglioni que l’on peut lire sur le site de Mezetulle !
Chère Catherine,
Quel hommage! C’est beau. C’est fort. Et on apprend. On apprend encore. On apprend toujours.
Quelle chance ils ont eu vos élèves de vous avoir comme profs!
Courage!
P. LESNE,
Chère Madame,
Un immense merci pour ce texte – hommage , l’un des plus beaux que vous ayez publiés mais le sujet vous a tout naturellement menée au sommet. Vous nous donnez envie , à nous aussi, de le lire et le relire et j’y vais de ce pas… Au plaisir de lire votre merveilleux blog, si stimulant !
A.M