Les Indes galantes à Toulouse : une re-dramatisation

Toulouse, Théâtre du Capitole, 4-15 mai 2012

La nouvelle production des Indes galantes (opéra-ballet de Rameau et Fuzelier, 1735) au théâtre du Capitole de Toulouse sous la direction musicale de Christophe Rousset fait événement, à juste titre. En effet, la mise en scène de Laura Scozzi tourne le dos au divertissement dans l’esprit de l’opéra-ballet et offre, de manière « décoiffante », une lecture résolument décalée et actuelle de cet ouvrage.
Mais est-ce si décalé que cela ? Ne s’agit-il que d’une sur-mise en scène de plus ? d’une projection de parti-pris militants sur un ouvrage qui ne serait alors soutenu que par une excellente interprétation de la musique de Rameau – laquelle a toujours été un peu dérangeante ? C’est ce qu’on pourrait croire en voyant des danseurs complètement nus (est-ce si original ?), Bellone arriver sur un quad, Roxane étendre du linge ou Huascar métamorphosé en narcotrafiquant. Et pourtant…

Dans l’avertissement qui précède le poème des Indes galantes, l’auteur Louis Fuzelier annonce une nouveauté : il n’a pas, dans ce ballet, introduit de merveilleux – au sens où l’action merveilleuse suppose des agents surnaturels – comme c’était l’usage à la scène lyrique de l’époque. Commentant l’acte des Incas où surviennent deux éruptions volcaniques avec tout le tremblement, il explique avec insistance que ces phénomènes sont déclenchés par un des personnages : en faisant rouler un rocher « dans ces gouffres redoutables » le grand-prêtre Huascar manipule un peuple crédule qui pense subir la colère d’une divinité. Son action funeste, placée hypocritement « sous le manteau sacré de la religion », est entièrement naturelle. A cette naturalisation de l’action spectaculaire se joint donc une critique de la crédulité « dans le goût de ce siècle éclairé ». Mais ce n’est pas tout : les Indes, c’est-à-dire l’éloignement géographique (exotisme), tiennent ici lieu de monde merveilleux. Le recours à ce lieutenant est exposé par Fuzelier dans une argumentation qui reprend, mutatis mutandis, celle que Racine utilisa en 1676 dans la préface de Bajazet pour justifier une intrigue contemporaine du moment où la pièce fut créée.

Je ne jurerais pas que Laura Scozzi a médité la préface de Bajazet, mais elle a certainement lu avec attention l’avertissement de Fuzelier, qu’elle a pris au sérieux et pour ainsi dire à la lettre. Il en résulte une inversion des points forts de l’opéra-ballet, que Fuzelier ne pouvait certes pas avouer (à supposer même qu’il y ait pensé), mais que sa thèse emporte néanmoins : c’est le théâtre, le texte, qui, de prétexte introductif pour la danse, devient l’élément principal.

Re-théâtraliser un opéra-ballet au point de disparition de la danse : il fallait une certaine audace pour le faire, et parier sur la consistance d’un texte écrit en principe pour offrir un maximum de porosité à la musique et à la danse ! Pari tenu et en grande partie réussi. Ce parti-pris peut se soutenir sans s’exposer au contresens dans la mesure où il radicalise en quelque sorte les ambitions de l’auteur. On passe d’une naturalisation à une histori-politisation : encore plus loin que ne pouvait l’imaginer Fuzelier ! Mais pas tellement en dehors des clous, car cette démarche introduit une grande unité dans ce qui resterait autrement une pièce à sketches, unité scandée scéniquement par la présence malicieuse de trois Amours voyagistes, et fondée sur une féroce critique de l’oppression principalement religieuse, à grand renfort d’un féminisme parfois un peu appuyé. Il faut reconnaître que, contre toute attente, certains vers de Fuzelier, qui pouvaient sembler conventionnels, sont rafraîchis et trouvent force et vigueur. Par exemple, à l’issue du naufrage de la première entrée, ce ne sont plus seulement des matelots qui chantent « Que nous sert d’échapper à la fureur des mers / En évitant la mort nous tombons dans les fers » – mais aussi des femmes entchadorées (1).

Pour procéder à cette audacieuse redistribution des cartes, il y avait évidemment un prix fort à payer : c’est l’escamotage presque total de la danse, ce sont quelques incohérences théâtrales – notamment la simplification du personnage de Huascar et de la cérémonie du Soleil qui perdent leur ambivalence, c’est la décision d’un « faire comique » se retournant en pathétique qui est parfois trop chargée. On aurait compris sans cette insistance et en restant dans la légèreté que nous ont apprise naguère Laurent Pelly (avec lequel L. Scozzi a maintes fois travaillé) ou José Montalvo et Dominique Hervieu. Cette pesanteur accessoirisée à outrance est en fait le reproche que je ferai à Laura Scozzi : il me semble qu’on n’a pas le droit, s’agissant d’un opéra, de charger la barque au point de détourner parfois le spectateur d’écouter la musique. Il fallait toute l’autorité de la musique de Rameau glorieusement soutenue par le talent des interprètes pour y résister – et le triomphe de la musique est aussi une des raisons du succès mérité de cette production. Mais la symétrie prologue-épilogue (où la danse retrouve sa place comme élément d’un merveilleux hors-politique) est une belle invention et les transitions « Google Earth » assurant les traversées entre les Entrées (et mettant bien la musique en valeur) fournissent une cohérence de bon aloi. Et puis, le moyen de bouder son plaisir en voyant Bellone escortée de prêtres et de footballeurs, remarquables agents de l’opium du peuple ? Reste à voir si un tel dispositif subira sans dommage l’épreuve du temps ou s’il ne sera pas lui-même frappé par l’histoire.

Pour revenir à la musique en triomphe, j’ai eu l’occasion de dire à Christophe Rousset et à quelques-uns des interprètes que j’ai pu rencontrer l’immense plaisir que j’ai éprouvé. En réalité je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu Rameau sonner aussi bien et surtout à sa juste puissance dans un théâtre. Il faut dire que le Capitole de Toulouse réunit, par ses dimensions, par sa qualité acoustique, par un je-ne-sais-quoi vibratoire soutenu par la ferveur de l’auditoire, toutes les conditions d’une telle réussite musicale ; encore fallait-il la réaliser. L’alchimie salle-interprétation fut, lors de cette première le 4 mai, à son maximum et à son optimum. Rien de mièvre, tout en éclat, flamboyant, inoubliable ; on est enchanté et troublé par la musique qui montre à la fois ses muscles et sa fragilité. Les choeurs en particulier sont superbes. Je n’oublie pas les chanteurs solistes, tous excellents, bons comédiens, se prêtant de fort bonne grâce aux exigences parfois éprouvantes de la mise en scène, et pratiquant, ce qui est rare, une diction irréprochable.


© Catherine Kintzler, 2012

Christophe Rousset Direction musicale
Laura Scozzi Mise en scène et chorégraphie
Natacha Le Guen de Kerneizon Décors
Jean-Jacques Delmotte Costumes
Ludovic Bouaud Lumières
Stéphane Broc Vidéo

Prologue
Hélène Guilmette Hébé
Aimery Lefèvre Bellone
Julia Novikova Amour

Première entrée Le Turc généreux
Judith van Wanroij Émilie
Vittorio Prato Osman
Kenneth Tarver Valère

Deuxième entrée Les Incas du Pérou
Hélène Guilmette Phani
Cyril Auvity Carlos
Nathan Berg Huascar

Troisième entrée Les Fleurs
Kenneth Tarver Tacmas
Judith van Wanroij Atalide
Hélène Guilmette Fatime
Julia Novikova Roxane

Quatrième entrée Les Sauvages
Aimery Lefèvre Alvar
Julia Novikova Zima
Thomas Dolié Adario
Cyril Auvity Damon

Les Talens Lyriques
Chœur du Capitole direction Alfonso Caiani

1 – Terme que j’emprune à Gisèle Halimi.

 

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