Les professeurs de mathématiques sont-ils fatalistes ? (par Mathieu Gibier)

À la suite de l’annonce par le ministre de l’Éducation nationale du rétablissement de l’enseignement des mathématiques pour tous les élèves de première, Mathieu Gibier1 s’interroge sur le commentaire de la présidente de l’Association des professeurs de mathématiques au sujet d’un « module de réconciliation » avec les mathématiques pour les élèves de seconde en difficulté dans cette discipline2. Il serait, selon elle, « discriminant » de proposer à des élèves quelque chose qu’ils n’aiment pas… Au fond, c’est l’instruction elle-même qui, à ce compte, serait « discriminante » et il faudrait renoncer à instruire au nom de l’égalité.

Le ministre Pap Ndiaye a annoncé le 13 novembre le rétablissement d’une heure et demie de cours de mathématiques pour tous les élèves de première dès la rentrée prochaine : l’enseignement, optionnel cette année, redevient donc obligatoire. Saluons ce retour en arrière par rapport à la réforme Blanquer ! Pourquoi en effet est-il essentiel que tous les élèves reçoivent un enseignement mathématique au lycée ? Non pour qu’ils deviennent ingénieurs, mais pour que tous fassent l’expérience du vrai savoir, celui qu’on ne peut pas confondre avec la croyance. Il y a certes des disparités considérables entre les élèves face à cette discipline : certains comprennent sans aucun effort ce qui arrête les autres. Mais considérer que les plus en difficulté sont par nature inaptes à comprendre les mathématiques et donc les en dispenser, c’est au fond les mépriser et les juger incapables d’accéder à une pensée vraiment libre sur quelque sujet que ce soit. Il est donc bon que le ministère prévoie d’accompagner les élèves qui ont le plus de mal en leur proposant des cours de « consolidation » au collège et de « réconciliation » en seconde. En seconde, il s’agirait d’un « module » hebdomadaire d’une heure ou une heure et demie, dont il ne semble pas encore décidé s’il sera obligatoire ou optionnel pour les élèves concernés.

On aurait pu s’attendre à ce que les professeurs de mathématiques soient satisfaits de ces annonces, même si elles ne règlent certes pas tous les problèmes de l’enseignement de cette discipline en France. Or, interrogée par France Inter (journal de 8h du 14/11), la présidente de l’association des professeurs de mathématiques (APMEP), Claire Piolti-Lamorthe, se montre pour le moins réservée. Elle critique en particulier le module de « réconciliation » qui pourrait être obligatoire pour les élèves de seconde en difficulté. Je la cite : « On peut penser que si ce sont des élèves qui ont eu des difficultés en maths et pas un goût prononcé pour les maths ils n’auront pas forcément envie d’aller dans ces modules. Les élèves peuvent le vivre un petit peu comme quelque chose de discriminant : finalement ils ont une heure en plus alors que déjà ils n’aimaient pas. » Il serait donc « discriminant » de ne pas renoncer à instruire les élèves qui ne comprennent pas ? Se rend-on compte de ce que signifie un tel propos ?

Tous les élèves n’ont pas besoin de faire les mêmes efforts pour apprendre les mêmes choses, c’est un fait. C’est un fait aussi qu’un élève que les mathématiques rebutent n’aura pas envie d’en faire plus que les autres. Mais alors faudrait-il, au nom de l’égalité, renoncer à instruire ceux qui ont plus de mal afin de ne pas exiger d’eux plus d’efforts que des autres ? N’est-ce pas ce renoncement, au contraire, qui est « discriminant » et profondément contraire à l’égalité des esprits ? Je sais bien que certains élèves ont de telles lacunes en mathématiques quand ils arrivent au lycée qu’il est dérisoire de prétendre leur faire rattraper leur retard avec une heure de plus par semaine. Mais si justement, dans le cadre d’un tel module, il est possible de prendre son temps, de sortir du programme, d’aller chercher l’élève là où il en est resté, en n’ayant pas peur de revenir au plus élémentaire, alors je suis convaincu qu’un tel enseignement pourrait effectivement réconcilier certains élèves avec la discipline, et avec eux-mêmes. Aux professeurs de mathématiques de saisir cette occasion plutôt que d’avoir peur de « discriminer » les élèves alors qu’ils leur viennent en aide !

Qu’on me permette de rappeler un passage d’Alain (Propos du 15 juin 1925) :

« Celui qui n’a aucune idée de la nécessité géométrique manquera l’idée même de nécessité extérieure. Toute la physique et toute l’histoire ne la lui donneront point. Donc peu de science, mais une bonne science, et toujours la preuve la plus rigoureuse. Le beau de la géométrie est qu’il y a des étages de preuves, et quelque chose de net et de sain dans toutes. Que la sphère et le prisme, donc, nous donnent des leçons de choses. À qui ? À tous. Il est bien plaisant de décider qu’un enfant ignorera la géométrie parce qu’il a peine à la comprendre ; c’est un signe au contraire qu’il faut patiemment l’y faire entrer. Thalès ne savait point toute notre géométrie ; mais ce qu’il savait, il le savait bien. Ainsi la moindre vue de la nécessité sera une lumière pour toute une vie. Ne comptez donc pas les heures, ne mesurez pas les aptitudes, mais dites seulement :  ‘Il faut’. »3

Il est vrai que l’enseignement de la géométrie a quasiment disparu du lycée : il y aurait beaucoup à dire et à critiquer sur les programmes de mathématiques… Mais, pour une fois qu’une mesure va dans le bon sens, ne cédons pas au fatalisme.

Notes

1 – Professeur de philosophie au Lycée Faidherbe de Lille, Mathieu Gibier travaille sur la philosophie des mathématiques d’Auguste Comte.

3 – En ce qui concerne le rôle indispensable des mathématiques dans la culture de l’esprit, on pourra lire ou relire, entre autres articles sur ce site, la mise au point de Jean-Michel Muglioni, notamment dans https://www.mezetulle.fr/comment-juger-une-reforme-de-lecole/ (en particulier « Apprendre, comprendre, et non s’informer » et, plus bas, « l’exemple de Descartes »).

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