Trans contre TERF : un symptôme des impasses du libéralisme (par Christophe Bertiau)

En s’appuyant sur l’exemple du débat entre « trans » et « TERF », Christophe Bertiau1 montre comment la course aux droits individuels, de dépassement en dépassement – fuite en avant fondée sur un relativisme récurrent fasciné par la « nouveauté » -, transforme le droit en une compétition perpétuelle et débouche sur des absurdités. Cette conception libérale du droit ne cesse de le retourner contre lui-même, à coups de « progrès » qui s’abolissent en se succédant, faisant des progressistes d’hier les réactionnaires de demain. Cette logique du Progrès ignore les vrais problèmes des classes populaires.

La guerre fait rage entre les activistes trans et les TERF (Trans-exclusionary radical feminist), des féministes qui craignent que les droits des trans ne viennent empiéter sur les droits des femmes. Les termes du débat ont été résumés récemment dans l’émission Quelle époque ! sur France 22, qui mettait aux prises Marie Cau, première maire transgenre de France, et Dora Moutot, féministe « à l’ancienne » :

Léa Salamé : Marie Cau, c’est une femme pour vous, ou non ?
Dora Moutot : Non, pour moi Marie Cau, c’est un homme, c’est un homme transféminin. C’est-à-dire que c’est une personne qui est biologiquement un mâle – on peut pas dire le contraire – sauf que cette personne a des goûts, en fait, qui correspondent à ce qu’on appelle « le genre femme ».
[…] Marie Cau : On a […] un siècle de féminisme qui est bafoué par des visions complètement transphobes – parce que oui, Madame Moutot, vous êtes transphobe…
Dora Moutot : Et vous, vous êtes misogyne !

Tout est dans ce court extrait : la définition des sexes par Dora Moutot en train d’être dépassée par une définition nouvelle, donc « progressiste » ; la disqualification en bloc de l’adversaire politique, considéré comme « misogyne » pour les uns, « transphobe » pour les autres ; et le Progrès dépassé par le Progrès.

La critique que Jean-Claude Michéa formule à l’encontre du libéralisme nous donne des clés pour comprendre les débats en cours. Né sur les décombres des guerres de religion qu’a connues l’Europe, le libéralisme fait de la liberté individuelle le principe central de l’organisation sociale. Pour les libéraux, dont l’idéologie façonne nos sociétés « modernes » depuis sa formulation au XVIIe siècle, il ne peut y avoir d’élaboration commune de principes moraux, religieux ou philosophiques. Le droit, qui occupe une place prépondérante dans la société libérale, consistera, dès lors, à arbitrer en toute neutralité les conflits qui surgissent entre des individus dont les libertés entrent en concurrence. Dans une telle société, dont l’axiologie est fondamentalement relativiste, les luttes dites « sociétales » ne peuvent se concevoir que sous l’angle du droit, dans la mesure où l’on a renoncé à débattre de principes communs permettant de « faire société » (si ce n’est, bien sûr, celui de la liberté individuelle). En conséquence, ces luttes auront pour finalité d’« ouvrir un nouvel espace de droit pour tous (droit à la mobilité pour tous, droit de s’installer où bon nous semble pour tous, droit de visiter les peintures rupestres de Lascaux pour tous, droit à la procréation pour tous, droit au mariage pour tous, droit à la médaille de la Résistance pour tous, etc.), quels que soient, par ailleurs, le sens philosophique effectif et les retombées concrètes de ce droit. »3

On voit bien, cependant, comment la logique de l’extension indéfinie des droits individuels ne cesse de se retourner contre elle-même : le droit des uns menace toujours d’empiéter sur le droit des autres. Le droit des couples à acheter un enfant engendré par une mère porteuse (droit « à l’enfant ») empiète sur le droit « de l’enfant » à être le produit de relations humaines non marchandes ; le droit des femmes à être représentées en parité dans tout collectif où les hommes sont majoritaires empiète sur le droit des hommes à être sélectionnés selon des critères non discriminatoires ; le droit des personnes sensibles à censurer les propos qui les « oppriment » empiète sur le droit des individus à la liberté d’expression ; le droit des hommes à se déclarer femmes empiète sur le droit des femmes à exclure les hommes des lieux où leur nudité est exposée ou des compétitions sportives féminines ; etc.

Il semble bien, dès lors, que le critère retenu pour trancher entre des droits concurrents soit celui du Progrès. Tout le monde aime le Progrès. Mais si l’on peut aisément tomber d’accord sur ce qu’est un progrès technique, on voit moins comment produire un consensus sur un progrès moral, philosophique ou esthétique. L’arbitraire libéral a tranché en faveur du changement, notion creuse s’il en est, dont toute la vacuité avait été revendiquée par le Parti socialiste dans un slogan de campagne resté célèbre. Toute nouveauté est désormais assimilée au Progrès, et tout réfractaire est baptisé « réactionnaire ». Tout sceptique face aux revendications « féministes » de Dora Moutot est un « misogyne », tout sceptique face aux revendications « trans » de Marie Cau est un « transphobe », deux avatars bien connus de la Réaction. La logique est poussée si loin qu’un transsexuel peut être qualifié de « transphobe » s’il ne prête pas allégeance au credo (ainsi de Buck Angel, « homme trans » américain, qui a eu le malheur de déclarer publiquement qu’il n’existe que deux sexes). L’« intersectionnel » sera celui qui parviendra, en apparence, à défendre le droit de tous dans un même mouvement – mais qui ne fera, en réalité, que se rallier au dernier état stable de l’extension des droits. Quant au progressiste d’hier, il sera le réactionnaire de demain.

La logique en cours permet de formuler des hypothèses sur les combats « progressistes » à venir. Une nouvelle tendance, nommée « transracialisme » (aussi longtemps que ce mot ne sera pas considéré comme offensant par les progressistes de demain), consiste à revendiquer une identité raciale différente de celle qui nous a été « attribuée à la naissance ». Aucun doute que si ce mouvement venait à se développer, il créerait une fracture entre « progressistes » et « réactionnaires » dans le camp antiraciste4. On peut facilement imaginer que les adeptes du lifting revendiqueront un jour le changement d’âge « officiel » sous prétexte que l’âge est une construction sociale oppressive qui ne reflète pas le sentiment profond d’un individu. Enfin, il y a fort à parier que les mouvements « trans » eux-mêmes finiront dans les poubelles réactionnaires de l’histoire le jour où un mouvement quelconque remettra en cause l’autodétermination du « genre » au nom d’un principe nouveau dont nous ne soupçonnons pas encore l’existence.

Au petit jeu du Progrès, toute victoire ne peut être qu’éphémère. Pour demeurer dans le camp du Bien, il faut s’adapter sans cesse : renier ses combats passés pour suivre l’air du temps (Caroline De Haas, qui s’autoflagellait naguère sur le plateau de Mediapart pour entretenir dans son corps des stéréotypes qu’elle estime « sexistes » ou « racistes », est l’incarnation la plus parfaite de ce dépassement infini de soi au nom du Progrès5), ou connaître une phase de dénigrement collectif suivie d’une mort sociale. Dans leur immense majorité, les militants de gauche ont choisi de jouer ce jeu dangereux, qui menace toujours de se retourner contre eux.

Les premières victimes de cette affaire, ce sont les classes populaires. Les marottes des « progressistes » les concernent fort peu. Les Gilets jaunes n’ont nullement lutté pour « briser le plafond de verre », combattre la « transphobie », étendre à tous le « droit au mariage », dissoudre la police, diffuser la langue inclusive ou réprimer les « insultes sexistes » dans l’espace public : ils demandaient plus simplement de pouvoir mener une vie digne et d’être représentés en politique. Cette revendication primordiale est devenue à peine audible. Elle est noyée dans le tintamarre auquel s’adonnent les chantres de la gauche du Progrès qui, du haut de leur supériorité morale autoproclamée, ignorent superbement les problèmes des gens ordinaires.

Notes

1 – Christophe Bertiau est docteur en langues, lettres et traductologie de l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de l’ouvrage Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque, Hildesheim / Zürich / New York, Olms (« Noctes Neolatinae. Neo-Latin Texts and Studies », 39), 2020. Il est actuellement enseignant en Belgique.

2 – Émission du 15 octobre 2022. On trouvera l’échange en question sous le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=NwLWRkSXqXM (consulté le 11 décembre 2022).

3 – Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, [Paris], Flammarion, coll. « Champs. Essais », 2014, p. 110.

4 – Aux États-Unis, pays qui a toujours une longueur d’avance dans la course aveugle au Progrès, un article paru dans la revue Hypatia appelant à accepter la logique du transracialisme a ainsi causé pas mal de remous. L’auteur de l’article fut qualifiée sur les réseaux sociaux de « transphobe », de « raciste », de « folle » ou encore de « stupide », par des militants en train de basculer du camp du Progrès vers celui de la Réaction. (Voir notamment Kelly Oliver, « If this is feminism… », The Philosophical Salon, https://thephilosophicalsalon.com/if-this-is-feminism-its-been-hijacked-by-the-thought-police/, consulté le 11 décembre 2022.)

5 – « “Alter-égaux” : les fractures du féminisme », accessible à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=Csu5A7vyQAQ.

10 thoughts on “Trans contre TERF : un symptôme des impasses du libéralisme (par Christophe Bertiau)

  1. Binh

    Analyse pertinente. Je trouve que le titre est un peu trompeur avec le contenu : l’article met en cause « l’extension indéfinie des droits individuels », ce qui ne correspond pas, à mon avis, à une critique de fond du libéralisme (impasses). La mécanique infernale qui est décrite met plutôt en cause le Droit, ou son abus (par des avocats qui ont trouvé leur nouveau filon), sinon son incomplétude (voire ses apories). Les militants de cette extension de droits minoritaires, empiétant parfois sur le droit majoritaire, sont en général des ennemis du libéralisme : ils demandent à l’État d’intervenir et de décider en faveur des minorités agissantes contre la majorité (exemple typique : les zadistes de Notre Dame des Landes qui ont été récompensés par l’État contre le référendum local). Je ne pense pas que l’élimination du libéralisme résoudrait le problème évoqué par ce texte.
    Conséquence amusante de ces militantismes de la Spécificité tout azimut, ou de la visibilité permanente des communautés: l’écriture ou l’oralité prétendues « inclusives » sont contestées par les ennemis du dit « Genre ». Dans le réseau ferroviaire britannique, certaines personnes se sont plaintes de l’expression « Bonjour Mesdames et Messieurs », estimée … discriminante ! Sitôt demandé, sitôt fait : seul le « Bonjour » est resté (et la majorité a été oubliée).
    On est loin des Gilets Jaunes (GJ) avec ces mouvements, peut-être parce que, justement, un nouvel aspect de la « Lutte des Classes » s’exprime dans ce communautarisme généralisée et obsessionnelle: les préoccupations (ou les besoins) des catégories sociales aisées. Les GJ voulaient pouvoir circuler et entrer dans les villes, tous ensemble, sans aucune considération relative aux particularismes (ni à l’ écologie, d’ailleurs, qui motive surtout les gens qui ne manquent de rien: au passage, il suffit de voir où habitent Greta ou Sandrine….).

    Répondre
  2. Claustaire

    Merci pour l’évocation des absurdités présentes ou futures où sont en train de mener les errements d’un progressisme à la fois assez centripète pour finir en trou noir des ‘(in)ego’ et assez centrifuge pour se dissiper dans l’air du temps.

    Deux ou trois points où j’accroche :

    « Pour les libéraux, dont l’idéologie façonne nos sociétés « modernes » depuis sa formulation au XVIIe siècle, il ne peut y avoir d’élaboration commune de principes moraux », estimez-vous.

    Pourtant ce fut toute l’ambition d’un Kant. Et de bien d’autres après lui (ne serait-ce qu’un philosophe pour “terminale” comme Camus, ou Rawls, par exemple, avec sa théorie de la justice).

    Par ailleurs, à ironiser sur la notion de “droits pour tous”, ne risque-t-on pas de passer pour qui légitimerait les “droits de certains” ou des “plus (in)égaux que d’autres” ?

    Le problème du “trans”, donc de la transgression, c’est en effet que, passées les limites, il n’y a plus de bornes (à moins de se résigner, comme au bon vieux temps plus ou moins théocratique, à celles que quelque Nature nous aurait souverainement imposées d’En-haut).

    Le “transracialisme” ne serait-il pas une très piquante manière de se moquer de l’assignation identitaire à laquelle le néoracisme veut enfermer les prétendus “racisés” ?

    Pour le reste, il est clair que les (trop exclusifs) engagements “sociétaux” de la gauche auront conduit à se détourner d’elle des pans entiers de gens davantage en attente de “social” et de fin du mois que de fin du Moi.

    Bien à vous

    Répondre
  3. Christophe Bertiau (auteur de l'article)

    Merci pour vos lectures attentives et vos commentaires. Quelques éléments de réponse :

    – Sur la question de l’extension indéfinie (et aveugle) des droits individuels, je suis l’analyse de Jean-Claude Michéa (présentée de façon remarquable dans l’article suivant : https://lesamisdebartleby.wordpress.com/2016/01/19/jean-claude-michea-droit-liberalisme-et-vie-commune/), qui a montré qu’elle est la conséquence implacable de la logique libérale. On peut se dire libéral et souhaiter une limite à l’extension des droits individuels ; mais on s’oppose de la sorte au « sens de l’histoire » qui, dans une société libérale, est forcément « sinistrogyre » (au prix d’incohérences sans fin, dont J.-Cl. Michéa donne un aperçu dans son article).

    – « Pour les libéraux […] il ne peut y avoir d’élaboration commune de principes moraux » : vous avez raison, la formulation est malheureuse. J’aurais dû écrire quelque chose comme « il ne peut y avoir d’imposition de normes morales communes » ou « d’élaboration de principes moraux communs coercitifs ». L’idée sous-jacente est que le libéralisme s’accompagne d’une privation de la morale ou, ce qui revient plus ou moins au même, d’un principe de neutralité axiologique de l’État.

    – En critiquant la logique libérale, je ne nie nullement que le libéralisme a pu mener à des transformations bénéfiques (ou plus exactement : qui me tiennent à cœur). Je suis très heureux par exemple du fait que nous ne naissions plus dans des « états » qui déterminaient en grande partie les possibles de notre trajectoire sociale. Je pense malgré tout que la logique libérale n’est pas tenable, d’une part car elle conduit à des incohérences permanentes, et d’autre part car elle tend à détruire jusqu’à la part la plus essentielle du lien social en faisant de la liberté individuelle le principe central du gouvernement des hommes. Renoncer au libéralisme ne signifie toutefois pas renoncer à ses bienfaits.

    – Enfin, je ne cesserai jamais d’ironiser sur la notion de « droits pour tous » qui, à l’instar de celle de « Progrès », dispense de réfléchir au bien-fondé des transformations sociales pour lesquelles on milite. Je ne considérerai jamais qu’il soit souhaitable que des enfants de cinq ans aient le droit de voter ou de travailler pour Amazon afin de pouvoir s’acheter des sucreries le week-end, que des hommes aient le droit de pénétrer dans des vestiaires pour femmes (à plus forte raison dans des vestiaires pour jeunes filles), ou que des pédophiles récidivistes aient le droit de devenir enseignants. C’est une erreur de penser qu’un « droit » n’engage jamais que l’individu qui en bénéficie. L’individu vit dans une société, et chacun de ses choix est susceptible d’engager, d’une manière ou d’une autre, l’ensemble de la société dans laquelle il évolue. Raison pour laquelle priver un individu d’un droit n’est pas nécessairement la marque d’une tyrannie qu’il convient de bannir au plus vite. On peut bien sûr accorder un droit « à tous », mais cette concession tombe dans l’absurdité dès le moment où elle se fait au nom d’une logique des droits pour tous.

    Répondre
    1. Claustaire

      Merci pour le lien sur ce texte essentiel de JCM, que j’ignorais, et dont on découvre la radicalité (au sens propre) de l’analyse critique du libéralisme. On comprend aussi mieux ainsi la logique dans laquelle vous inscrivez votre propre démarche.

      Mais quand vous estimez, avec Michea, que “la logique libérale n’est pas tenable […] car elle conduit à des incohérences permanentes”, il se pourrait, au contraire, que ce soit justement grâce à ses “incohérences permanentes” (ou dialectiques) qu’elle ait su répondre, si libéralement, ou le faire croire, aux utopies ou aux naïvetés d’humains qui, depuis les temps immémoriaux des mythes et légendes, rêveraient volontiers de vivre en une Cocagne où chacun pourrait bénéficier de services et produits gratuits et disponibles partout et à tout instant, moyennant juste quelque prière ou formule magique (ce à quoi peuvent d’ailleurs faire penser ces modernes crédits trop facilement accordés aux surendettés ultérieurs). Ce que nous répète encore et toujours la publicité pour laquelle le seul embarras que nous aurions devant l’abondance vantée serait d’avoir à choisir.

      En attendant d’avoir relu et peut-être mieux assimilé ces analyses michéennes, je me disais, de façon obscurément intuitive, que si un système présente des “incohérences permanentes”, il se pourrait qu’elles ne soient justement pas des incohérences, mais des logiques structurantes invisibles (ou invisibilisées) : le libéralisme n’est-il pas l’idéologie de ceux qui prétendent pouvoir combattre toutes les autres ? Et plus les autres idéologies seraient cohérentes et logiques voire totalisantes (sinon totalitaires) dans leur application, plus l’idéologie libérale qui s’y opposerait ne serait-elle pas facile “à vendre” ?

      (première étape d’une réflexion “work in progress”, pour parler libéral 🙂

      Répondre
  4. Binh

    Merci à Christophe Bertiau pour sa réponse.
    Je réagis à  » la logique libérale n’est pas tenable, d’une part car elle conduit à des incohérences permanentes, et d’autre part car elle tend à détruire jusqu’à la part la plus essentielle du lien social en faisant de la liberté individuelle le principe central du gouvernement des hommes ».
    Globalement: L’intervention de l’État n’est-il pas au fondement même de la pensée des Classiques du libéralisme ? Par exemple, dans la régulation du marché. Mais à la différence de la pensée socialiste, cette intervention n’est envisagée que pour faciliter les échanges (les rendre équitables) et permettre la paix sociale nécessaire au développement, alors que pour les théoriciens du socialisme, l’État doit quasiment gérer la presque intégralité des rapports sociaux, par principe. Je résume à la hache, bien sûr
    Plus particulièrement: Les « incohérences permanentes » de la logique libérale prouveraient-elles son illégitimité, son inutilité, son inefficacité, etc. Pourquoi ? Au contraire, il me semble que ce sont les contradictions de cette pensée (ou du capitalisme) qui provoquent ses réformes, ses adaptations, ses virages, etc. Voir Marx, évidemment.
    Plus particulièrement encore: comment interpréter, en lien avec la pensée libérale, l’octroi de DROITS COMMUNAUTARISTES à des groupes de citoyens français identifiés comme spécifiques (et donc estampillés comme un peu différents des autres Français) ? Par exemple: l’octroi aux étiquetés « Gens du Voyage » (ou Gitans) de zones de stationnement propre et permanent aux seuls concernés, alors qu’on demande à tous les autres individus (Français ou Suédois, même venant en grappe de 10 ou 20 individus en caravanes) d’aller à l’hôtel ou dans les campings lors de leurs déplacements. Je pose la question, parce que, à Perpignan (et à Montpellier tout récemment) les confrontations violentes sont chroniques entre les communautés Maghrébine et Gitane, confrontations qui sont souvent expliquées par leurs acteurs (en conversations privées) comme le fruit d’un privilège accordé aux Gitans (souvent assimilés aux « Gens du Voyage », lesquels sont impossibles à définir, ce qui permet à pas mal de petits malins suédois ou mexicains et de se faufiler dans les convois de caravanes pour s’appropriant les stades ou les champs visés pour un camping gratuit…sous protection des policiers, parfois !). Cette situation est-elle engendrée par la pensée libérale ? Si oui, une pensée non libérale s’opposerait-elle à ces Droits Communautaristes (en France) ?
    Merci pour l’éclairage

    Répondre
  5. Christophe Bertiau (auteur de l'article)

    @Claustaire :

    Je pense que vous posez une alternative qui ne se justifie pas entre, d’une part, le libéralisme, et d’autre part, les « utopies » ou « naïvetés » visant à l’avènement d’un pays de Cocagne. Il y a plein d’autres façons de ne pas vivre dans une société libérale, à commencer par toutes celles qui ont précédé le libéralisme, mais aussi bien sûr toutes celles qu’on pourrait inventer pour l’avenir. On peut parfaitement imaginer un autre système qui conditionnerait l’accès à certains services à une contribution quelconque à la société, et je suis d’ailleurs persuadé que la contribution de chacun sera d’autant mieux assurée dans une société qui redonnerait du sens au travail.

    Sur les bienfaits des incohérences du libéralisme, voir ci-dessus.

    @Binh :

    Oui en effet, l’État libéral est très actif quand il s’agit de faire fonctionner un marché économique sans entraves (qui fonctionne d’ailleurs très mal livré à lui seul, comme l’ont montré la pandémie du moment ou le sauvetage des banques en 2008). C’est son rôle principal puisque le libéralisme a donné naissance à une « société de marché » (cf. Karl Polanyi), c’est-à-dire à une société dans laquelle le marché économique est central (c’est tout le problème), alors que jusqu’alors il avait toujours été subordonné à des normes, à des valeurs, à des systèmes de pensée jugés prioritaires.

    En ce qui concerne les incohérences qu’engendre sans cesse la logique libérale, j’en donne des exemples dans mon texte. Je n’ai pas prétendu formuler ici une critique « complète » du libéralisme. Donc, en effet, si la question est de savoir si « à elles seules », ces incohérences condamnent le libéralisme, je n’ai pas de réponse à vous donner. J’ai tout de même du mal à voir en quoi cette logique de l’extension des droits peut être bénéfique. Notre société est en train de plonger dans le délire idéologique le plus complet, et ne semble pas prête à se ressaisir (comme toujours, il suffit de jeter un oeil vers les États-Unis pour savoir ce qui nous attend dans quelques années, et ce n’est pas beau à voir).

    La logique de l’extension des droits n’empêche nullement l’existence de « droits communautaristes », car tout dépend du point de vue qu’on adopte. Si j’estime qu’il existe un « droit à l’enfant », la logique des « droits pour tous » veut qu’aussi bien les femmes que les hommes, qu’aussi bien les couples hétérosexuels que les couples homosexuels, puissent avoir des enfants. De ce point de vue, il y a une pure égalité des droits. Mais cette égalité ne peut exister qu’en accordant un droit « supplémentaire » à ceux qui ne peuvent pas procréer (quitte, bien sûr, à l’étendre ensuite à tous), car là où les uns pourront obtenir un enfant « à deux », les autres devront obligatoirement recourir à un tiers pour compenser cette inégalité fondamentale. (L’inégalité vaut aussi pour les enfants : certains sont le fruit d’une relation authentique plus ou moins sympathique selon les cas, d’autres sont achetés sur le marché international de l’adoption, d’autres encore sont commandés à une mère porteuse, etc.) Autrement dit, la logique libérale peut s’accommoder de différences entre groupes qui justifient des droits particuliers au nom du respect de « droits pour tous » plus englobants (dans l’exemple que vous mentionnez : le droit au logement comme droit « naturel » implique de prendre en compte les différences entre « communautés » pour que chacun puisse disposer de ce droit fondamental). Je ne suis pas en train de décider si c’est « bien » ou « mal », je constate en tout cas que la cohérence ne peut être de mise, car dans la mesure où nous sommes des êtres sociaux, l’existence de nos droits « naturels » est une fiction juridique qui correspond fort peu à la réalité de notre vie en société. D’où les confrontations que vous évoquez : elles montrent bien les contradictions auxquelles s’expose le droit libéral. Au fond, leur logique est la même que celle qui oppose les « transactivistes » et les « TERF » sur l’accès des femmes « autoproclamées » dans les vestiaires des femmes « réelles » : il y a confrontation car l’extension des droits d’un groupe s’exerce potentiellement (ou « forcément » ?) à l’encontre des droits d’autres individus (« droit à choisir son sexe » vs « droit à la séparation circonstancielle des sexes sur une base génétique »).

    Une pensée non libérale n’a pas vocation à s’opposer par principe à des « droits communautaristes », simplement à sortir de l’alternative idiote du Progrès ou de la Réaction, pour réfléchir au cas par cas aux retombées effectives de l’existence de tel ou tel « droit ». Une condition indispensable pour parvenir à cette situation consiste bien sûr à remettre en cause la primauté du Marché sur l’ensemble du social.

    Répondre
  6. Binh

    Merci à Christophe Bertiau pour sa réponse à mon dernier commentaire.
    Je vais essayer ne pas m’éloigner de l’article originel qui m’incite à réagir pour un point seulement, mais que j’apprécie dans les grandes lignes. Juste sur le libéralisme que vous rendez responsable de cette séquence sociale « Trans contre TERF ».
    Vous écrivez  » l’État libéral est très actif quand il s’agit de faire fonctionner un marché économique sans entraves ». Il est possible que vous pensiez à des idéologues libéraux qui ont théorisé une société dite « de marché » (tournure utilisée par Jospin) où les entraves au commerce auraient disparu. Ils existent, certes, mais dans la réalité, les sociétés libérales sont bourrées d’entraves ! Il suffit de lire un Code du Commerce pour s’en apercevoir. Et, si on s’écarte du commerce (ou du marché) les société libérales réelles sont particulièrement interventionnistes dans de nombreuses relations sociales ( en matière de santé, de loisirs, etc). La « primauté du marché » que vous évoquez à la fin de votre réponse est, pour moi, une formule d’un flou artistique le plus total: dans les sociétés antérieures à l’émergence du capitalisme (par exemple, dans les sociétés dites « primitives », ou non industrialisées, d’Asie ou d’Afrique ou d’Amérique, donc celles étudiées par les ethnologues de tourtes sortes), le marché n’est-il pas primordial ? On pourra répondre NON, en affirmant que les relations de parenté, ou les contraintes du don, étaient encore plus importantes que le marché, mais comment peut-on en être si sûr ? Pour simplifier et aller vite: je ne vois pas une société quelconque fonctionner sans marché, primordial ou pas, et par conséquent, je ne vois pas bien pour quoi ce marché (primordial ou pas) est à l’origine de cette séquence lamentable que vous décrivez très bien sur le conflit « Trans TERF ». Dans un contexte social différent (exemple: sociétés dites « Premières ») on peut certes penser qu’un tel conflit ne surgirait pas, parce que justement, les codes (de genre, en l’espèce) relatifs aux relations entre sexes sont fixes et indéboulonnables (sociétés autoritaires, de fait) ? Mais dès qu’on donne un peu de liberté aux individus, sombre t-on immédiatement dans le libéralisme de la » « primauté du marché ». ? Le conflit que vous décrivez n’est-il pas plutôt la conséquence d’une dérive du Droit, d’une perte de sens collectif (avec ses codes et ses obligations démocratiquement votées) qu’un groupe humain (nation ou continent) n’est plus capable de promouvoir (loi républicaine dans une société libérale) ? Évidemment, en Russie de Poutine, ou en Chine de Xi, le conflit décrit dans votre article a peu de chance de se développer: faut-il rêver de ce type de société (ou du même acabit) ?

    Répondre
  7. Christophe Bertiau

    Quelques éléments de réponse supplémentaires.

    – Il est clair que nous ne vivons pas dans un État libéral « pur ». Mais depuis que les libéraux se sentent pousser des ailes (chute de l’URSS, etc.), la tendance générale va bien dans le sens d’une élimination des entraves au libre marché (avec le code du travail comme cible privilégiée). Je vous accorde malgré tout une chose : en matière économique, la logique libérale rencontrera toujours des résistances et ne parviendra sans doute jamais à s’appliquer d’une manière « pure », car elle en deviendrait invivable. Elle pousse en réalité jusqu’au point où elle sera « aussi invivable que possible » et ne s’arrête que par contrainte aux résistances que lui oppose la société.

    – Oui, la société de marché est bien un cas unique et récent dans l’histoire de l’humanité.

    – Pour ma part, j’ai beaucoup de mal à considérer comme une simple « dérive du Droit » cette tendance « sinistrogyre » (J.-Cl. Michéa) que l’on observe sur le long terme dans toutes les sociétés libérales et qui trouve le mieux à s’exprimer dans cette extension indéfinie des droits individuels. En mettant l’individu, sa « liberté » et ses « droits » au centre du débat politique, on en vient à considérer tout phénomène social ou toute différence statistique entre groupes (pourtant inévitables) comme le signe d’une « oppression ». Du reste, par définition, le « Progrès » (comme son pendant en matière économique : la « Croissance ») n’a pas vocation à s’arrêter un jour. Encore une fois, il ne s’agit pas d’affirmer que les premiers libéraux ont eu l’intention de lancer une telle dynamique, mais que la logique qu’ils ont promue les a dépassés (le syndrome du Dr. Frankenstein).

    – Une autre preuve du fondement libéral de cette course en avant individualiste se trouve dans le constat qu’elle ne se résume nullement à une affaire juridique. Pour s’en rendre compte, il suffit par exemple de regarder ce qui se passe dans les écoles, où l’on attend de plus en plus des enseignants qu’ils s’adaptent aux différents (et, à mon avis, complètement fantasmés) « profils d’apprentissage » des élèves, ainsi qu’à leurs troubles de l’apprentissage. C’est bien l’individu qui est au centre du dispositif et l’on réclame que la société s’adapte à lui plutôt que l’inverse (la liberté de l’élève s’exerce ainsi au détriment de celle des enseignants).

    – Nulle part je n’ai fait l’éloge des régimes autoritaires. L’alternative n’est pas entre le libéralisme et l’autoritarisme, mais entre le libéralisme et un système (de quelque nature qu’il soit) qui soumet l’activité humaine (en particulier marchande) à des principes qui la transcendent nécessairement (en vertu du principe selon lequel il y a des choses qui ne se font pas dans une société, p. ex. – selon les sensibilités – détruire l’environnement, manipuler les esprits par la publicité, gagner de l’argent – et pas un peu – par le simple fait d’en prêter, organiser un gigantesque mensonge social coercitif pour que les transsexuels croient qu’ils ont « véritablement » changé de sexe après une opération, etc.). Soit dit en passant, une société libérale peut basculer très vite dans l’autoritarisme (jusqu’à s’ingérer dans les affaires des autres États) dès l’instant où des citoyens ont l’outrecuidance de vouloir s’en prendre au libre jeu du marché (cf. le nazisme, le Chili du général Pinochet et les sympathies de Hayek pour celui-ci, les innombrables guerres menées par les États-Unis au nom de la « liberté », les coups d’État appuyés par la CIA, etc.).

    – La question abstraite de la liberté individuelle me semble très mal posée. Je ne vois pas en quoi il y aurait, d’un côté, « un peu de liberté », et de l’autre, pas de liberté du tout. Il peut y avoir des restrictions à la liberté de certains individus qui décupleront la vôtre (l’interdiction de l’esclavage, p. ex., rendra moins libres les propriétaires d’esclaves, mais plus libres les désormais ex-esclaves ; l’extension des services publics peut amplifier ma liberté d’être autre chose qu’un « consommateur » négligeable aussi longtemps qu’il ne daigne pas précisément « consommer » ; etc.).

    (Dans mon dernier commentaire, il fallait lire « voir ci-dessOUS » et non « ci-dessUS ».)

    Je pense que nous ne nous mettrons pas d’accord sur l’origine « libérale » de la logique que je décris, mais ce n’est pas très grave. Il faudrait un livre entier pour vous répondre, raison pour laquelle je ne suis pas sûr d’encore réagir (je préfère renvoyer à l’article de Jean-Claude Michéa que je citais plus haut ; ou pour une version plus brève : https://www.youtube.com/watch?v=bgXOQUz2vZQ).

    Et une bonne année 2023, bien sûr !

    Répondre
    1. Claustaire

      Le « résumé » auquel renvoie votre lien ( https://www.youtube.com/watch?v=bgXOQUz2vZQ )
      confirme que (comme JCM) vous confondez critique (voire caricature) du libéralisme (système garant des décentes libertés communes, où l’on ne confond pas bénéfique « économie de marché » et pernicieuse « société de marché ») et critique de l’ultralibéralisme (idéologie ouvrant sur la jungle des barbaries réciproques et des hubris narcissiques).

      Répondre
  8. Binh

    Merci pour cette dernière réponse. Nous sommes d’accord sur « cette course en avant individualiste « . Et sur « le syndrome du Dr. Frankenstein » en matière de libertés, éventuellement de « libéralisme ». Sur ce dernier, article pour article, un récent que je trouve intéressant: « Hegel: inspirateur de Marx, apologiste de l’Etat… et défenseur du marché » sur https://philippesilberzahn.com/2023/01/02/hegel-inspirateur-de-marx-apologiste-de-l-etat-et-defenseur-du-marche/
    Cordialement
    Meilleurs vœux.

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.