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Le concept de « légitimité culturelle » et l’abandon d’une culture exigeante (par C. Bertiau)

À partir d’une réflexion sur le concept de « légitimité culturelle », Christophe Bertiau montre que s’en prendre à une culture exigeante au nom d’une théorie critique de la « domination » a pour effet d’installer le marché comme seul critère de valorisation culturelle. Il faudrait donc « […] rendre “légitimes” les cultures de masse, […] enseigner à l’école le rap, le slam, les mangas. Ce faisant, on n’a pas considéré que le marché remplit déjà avec brio ce rôle de valorisation. ». C’est ainsi que le seul arbitrage du marché convertit la réussite économique d’un bien culturel en réussite symbolique. En témoignent les apologies de l’esthétique des chansons de l’artiste Aya Nakamura, régulièrement comparée aux écrivains français les plus valorisés – apologies dont l’auteur nous offre un florilège.

Si l’activité scientifique est bien distincte de l’activité politique (malgré les dénégations répétées d’une partie des chercheurs eux-mêmes), elle n’en demeure pas moins informée par des tropismes politiques et moraux qui conduisent à orienter le regard vers certains objets au détriment d’autres. Rien d’étonnant, en ce sens, à ce que le sociologue Pierre Bourdieu, social-démocrate qui n’eut jamais lintention de penser par-delà le capitalisme, en soit venu à manier abondamment le concept de « légitimité culturelle », qui ne pouvait avoir d’autre vertu politique pour qui souhaitait s’en emparer politiquement que de laisser le marché accomplir seul, selon sa logique économique propre, l’allocation des ressources symboliques aux biens culturels1.

Une culture « illégitime » ?

Pierre Bourdieu fit le constat2 que certaines pratiques, certains goûts, certains produits culturels bénéficient d’une considération sociale accrue. Il est ainsi culturellement plus « légitime » d’aller assister à un opéra qu’à une comédie musicale, d’écouter du jazz plutôt que du rap, de lire Marcel Proust plutôt que Marc Lévy. La distribution des goûts dans l’espace social s’effectue selon une échelle de valeur qui « classe » les individus, au détriment des plus démunis culturellement, qui sont souvent aussi les plus démunis économiquement. Par honte, ceux-ci tendent à minimiser l’ampleur de leurs pratiques les moins légitimes lorsqu’ils sont confrontés à un enquêteur, représentant de la culture légitime.

Cette description de la légitimité comparée des pratiques culturelles devrait nous tirer des larmes ; mais elle souffre de deux exagérations patentes dont il ne faut pas être dupe.

La première réside dans l’usage du mot même de « légitimité ». S’il existe une culture « légitime », c’est qu’il y a, à côté, une culture « peu légitime », voire « illégitime ». Il s’agit d’affirmer, en quelque sorte, que certaines pratiques culturelles, quoique parfaitement légales, n’auraient pas vraiment droit de cité et seraient donc condamnées à vivre dans l’ombre. Or personne, ou presque, n’a poussé la logique jusque-là. Ce que décrit le sociologue, en réalité, c’est une croyance socialement partagée en une valeur objectivement supérieure de certains produits culturels par rapport à d’autres3. Il n’est nullement question de nier la « légitimité » de ces derniers. Il aurait dès lors été plus correct de parler par exemple de « valorisation sociale relative » plutôt que de « légitimité » des biens culturels.

La seconde, qui a déjà été soulignée par Bernard Lahire4, a trait au caractère implacable de l’ordre symbolique tel que P. Bourdieu l’envisage. Cet ordre pèserait sur toutes les consciences de la même façon, tout le temps, dans toutes les situations. Bien sûr, il n’en est rien. De l’angoisse la plus complète des individus ayant des pratiques « peu légitimes » à l’ignorance complète des codes, en passant par le rejet conscient des hiérarchies établies, la gamme des attitudes possibles est large. La difficulté tient au fait que les hiérarchies symboliques relèvent de ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire : non pas le faux, mais l’ensemble des images ou représentations que l’on se fait du réel. Tout imaginaire possède une double dimension : il est irréductiblement individuel (chaque individu se fait une représentation singulière du monde qui l’entoure), et en même temps traversé par le social. Le social influe sur les imaginaires, il ne les détermine pas. C’est la raison pour laquelle chaque individu compose comme il l’entend avec les hiérarchies sociales, qu’il n’est pas tenu de connaître, encore moins de reproduire dans son propre vécu.

Bref, il n’y a pas à venir en aide aux lecteurs de mangas ou aux fans de Jul : si certains, peut-être, éprouvent de la honte vis-à-vis de leurs goûts, il y a fort à parier qu’ils ne constituent qu’une toute petite partie de l’ensemble, et c’est très bien comme cela5.

L’abandon d’une culture exigeante

Il convient, du reste, de se demander pourquoi certains biens culturels jouissent d’une aura dont d’autres ne jouissent pas. Un disciple de Bourdieu pourrait invoquer ici l’arbitraire de l’ordre social, qui permet aux dominants d’imposer leurs goûts comme goûts « légitimes ». Cette explication serait pour le moins insatisfaisante : les classes supérieures sont bien loin de chanter à l’unisson les louanges d’Igor Stravinsky, d’Yves Bonnefoy ou de Pierre Soulages, dont leurs membres ne connaissent la plupart du temps à peu près rien. La réponse est plutôt à aller chercher du côté de toutes les instances qui produisent de la valorisation sociale des biens culturels, au premier rang desquelles figurent l’école (tout particulièrement le cours de français), l’université ou encore les jurys des prix culturels.

On a ainsi cru bon, à la suite de Bourdieu, de fustiger l’élitisme de la culture « légitime », de souligner l’ennui qu’elle procure dans les écoles, de mettre à bas les hiérarchies, souvent au sein même des instances de valorisation culturelle. Il fallait rendre « légitimes » les cultures de masse, encourager à assumer publiquement ses passions inavouées, enseigner à l’école le rap, le slam, les mangas. Ce faisant, on n’a pas considéré que le marché remplit déjà avec brio ce rôle de valorisation. Les individus n’ont jamais eu besoin de l’appui des sociologues pour consommer librement de la culture de masse, qui sans cela ne mériterait pas ce nom. Alors que traditionnellement, les biens culturels étaient, considérés de façon globale, d’autant moins prestigieux qu’ils se vendaient bien, le discours de la « légitimité culturelle » conduit progressivement à un dédoublement par les instances de valorisation culturelle des verdicts prononcés par le marché.

Or on peut raisonnablement penser que si l’on enseigne Molière dans les écoles, ce n’est pas pour asseoir dans les esprits la domination des classes dominantes, mais parce qu’on estime que le théâtre de Molière possède des qualités esthétiques et éducatives que l’on ne trouvera pas dans l’immense majorité des best-sellers contemporains. Ce sont ces qualités que le marché ne sait pas reconnaître de lui-même : il ne jure que par l’Argent, ce nouveau fétiche auquel nous avons accepté de subordonner nos existences. En abandonnant de plus en plus l’idée qu’un certain type de biens culturels marginalisés par la logique de marché mérite particulièrement d’être promu et enseigné, on condamne ces mêmes biens à une existence ésotérique en même temps qu’on entérine la légitimité exclusive du marché comme prescripteur culturel.

La réussite économique comme réussite symbolique

Alors que toute tentative de faire valoir publiquement la supériorité esthétique ou éducative de tel ou tel bien culturel sur d’autres, méconnue par le marché, est désormais frappée du sceau de la Réaction, il règne la plus grande confusion et le plus grand désarroi. À l’occasion de la polémique sur la participation d’Aya Nakamura à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris en 2024, on a vu ainsi la logique de marché tenir lieu d’arbitre absolu du goût, jusqu’à conduire à d’incroyables apologies de l’esthétique des chansons de l’artiste, régulièrement comparée aux écrivains français les plus valorisés.

Dans un « Récap du jour » paru le 5 juin 2025 sur Le Média6, Marion Lopez rappelle par exemple quelques faits :

« Aya Nakamura, c’est pas n’importe qui : c’est LA chanteuse francophone la plus écoutée dans le monde, rien que ça. Les chiffres donnent le tournis : elle cumule les milliards d’écoutes sur les plateformes de streaming, mais aussi les milliards de vues sur YouTube. Elle a récemment battu un record : elle rejoint ainsi Beyoncé, Rihanna ou encore Whitney Houston dans le club des milliardaires en vues sur YouTube. C’est le clip du tube “Djadja” qui a dépassé le milliard de vues sur la plateforme en février dernier. Sur Spotify, Aya Nakamura se targue de douze millions d’auditeurs par mois. C’est astronomique. Trois fois plus que Jul ou cinq fois plus que Booba. Aya Nakamura, c’est un phénomène international en plus d’être une fierté nationale ; la voix de toute une génération, sauf que… eh ben, c’est une femme noire et puissante. Et ça, certains ne le digèrent pas. »

En d’autres mots, la réussite d’Aya Nakamura sur le marché garantit la qualité de son « art », qu’il n’est donc pas possible de critiquer, sinon pour de mauvaises raisons. Si ce n’était pas assez clair, la journaliste précise encore : « Malgré son succès international (!), rien n’est jamais suffisant quand il s’agit d’Aya Nakamura. »

Dans une chronique du 4 mars 2024 sur France Inter7, Élisabeth Philippe, qui parle d’une « prétendue (!) faiblesse des textes de chansons d’Aya Nakamura », se sent obligée de préciser :

« Aya Nakamura est la chanteuse française la plus populaire à l’étranger, exactement comme l’était Edith Piaf à son époque. Et pour un événement d’envergure internationale comme la cérémonie d’ouverture des JO, il me paraît pas totalement absurde de faire appel à une artiste qui jouit d’une telle notoriété. »

Interviewé pour l’émission « C à vous » du 27 mars 20248, où l’on apprend qu’« Aya Nakamura totalise 6 milliards d’écoutes sur les plateformes, [qu’]elle cumule près de 4 milliards de vues sur YouTube, [que] les plus grandes stars internationales ont repris ses titres, [qu’]elle est déjà l’une des porte-drapeaux de la francophonie », Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, s’essaye à des comparaisons flatteuses :

« Elle joue, elle s’amuse avec la langue, bon, et ça, tous les écrivains ont plus ou moins joué, Louis-Ferdinand Céline a un peu joué avec la langue française ; Georges Perec, qui avait supprimé toutes les voyelles [sic] dans un de ses livres. Ça, ça fait partie de la liberté artistique. Je vois pas ce qu’on peut redire sur cette jeune femme qui, à sa manière, est talentueuse et ne détruit pas la langue française. »

Toujours dans la même émission, Nivine Khaled, conseillère à la langue française et chargée de la rédaction auprès de la Secrétaire générale de la francophonie, ajoute :

« La richesse de la francophonie, c’est de pouvoir faire rayonner et de pouvoir valoriser justement cette langue avec tous ses accents. Et c’est ce qu’elle fait. Qu’on le veuille ou pas, elle fait rayonner de façon tout à fait exceptionnelle la langue française avec toute sa bigarrure, ses accents, son dynamisme. Elle le [sic] fait rayonner à l’international. C’est une ambassadrice de la francophonie. »

Dans l’émission « C l’hebdo » du 16 mars 20249, Christophe Barbier, après avoir comparé l’inventivité d’Aya Nakamura à celle d’Alfred Jarry, d’Apollinaire, du collège de Pataphysique et des romantiques, signale malicieusement : « On les considérait comme des punks, comme des hippies. Maintenant, Victor Hugo, Alfred de Musset, c’est évidemment notre patrimoine. » Il se lance alors dans une lecture enflammée d’un extrait de « Djadja », qu’il accompagne d’une étonnante exégèse :

« Vous voyez, quand on le dit comme ça : ça va d’un côté vers une espèce de rythmique un peu rap, un peu slam, donc très contemporaine, et en même temps, il y a une métrique qui se met. C’est pas de l’alexandrin, c’est pas de l’octosyllabe, mais on sent la métrique qui arrive. [On l’attend toujours…] Donc on est quand même dans quelque chose qui a une certaine force poétique. »

Souvent, en effet, la défense de la chanteuse ressemble à une parodie involontaire d’exégèse universitaire. Dans l’émission « C à vous » du 14 mars 202410, Serge Raffy, journaliste et chroniqueur au Point, souligne la qualité du travail de l’artiste contre ses détracteurs : « C’est très intéressant. C’est très enrichissant. C’est pas seulement trois accords, comme certains disent. C’est un mélange de choses très compliqué[es ?]. » Bertrand Dicale, journaliste spécialiste de la musique et chroniqueur sur France Info, complète utilement l’analyse :

« C’est une immense créatrice. C’est une immense créatrice. [Il convenait, assurément, de le dire deux fois.] Et là où c’est très intéressant, et où ça se voit pas forcément, c’est qu’elle s’inscrit dans une tradition française. Quand “Pookie” est sorti – c’est vraiment avec “Pookie” que j’ai vraiment commencé à vraiment aimer Aya Nakamura. Pookie, ça vient de poucave, c’est un mot de Roms qui désigne quelqu’un qui est une “balance”, comme on disait dans l’argot. Et je me dis : bon, ben tiens, c’est marrant, pookie, c’est un mot à l’anglaise, et elle pourrait dire “pipelette”. Bon ben ça tombe bien, elle dit “pipelette”. […] Et là où c’est intéressant, c’est qu’elle s’inscrit dans cette tradition française. Et faut pas croire qu’Aya Nakamura chante le langage des banlieues : on parle pas comme ça dans les banlieues. »

Et Patrick Cohen, époustouflé par la force de l’analyse, de répondre : « Donc elle a inventé un truc ! »

Comprenons-nous bien : la musique d’Aya Nakamura est parfaitement « légitime » et il n’y a rien de honteux à aimer l’écouter. On peut estimer que la chanteuse est un excellent choix pour représenter la France lors d’une cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, ou même qu’un artiste invité à participer à un tel événement n’a pas vocation à « représenter » quoi que ce soit. En revanche, on confond les registres au point de tomber dans le ridicule quand on prend appui sur sa notoriété et son succès sur le marché pour exalter la subtilité de sa musique et de ses textes11.

En somme, l’abandon de toute hiérarchisation sociale des objets culturels impliquée axiologiquement par le concept de « légitimité » devait nécessairement conduire à une sorte d’ayanakamurisation de la culture, caractérisée par l’inféodation pure et simple de l’ordre symbolique à l’ordre économique. À force de vouloir venir en aide à des canards blessés12, on en arrive à créer une société du mensonge généralisé, conçu pour justifier a posteriori, par des raisons non économiques, les sentences prononcées par le dieu Argent – au grand dam de tous les producteurs qui ne sont pas « rentables » et des usagers du système éducatif, qui peut-être seront un jour invités à disserter sur la richesse métrique et stylistique du vers « J’suis pas ta catin, Djadja, genre, en catchana baby, tu dead ça ».

Notes

[NdE] – Christophe Bertiau est docteur en langues, lettres et traductologie de l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de l’ouvrage Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque, Hildesheim / Zürich / New York, Olms (« Noctes Neolatinae. Neo-Latin Texts and Studies », 39), 2020. Il a été enseignant en Belgique.

1 – P. Bourdieu n’a vraisemblablement pas mesuré les conséquences politiques qu’aurait son usage du concept, lui qui tenait l’autonomie des champs de production culturelle vis-à-vis du pouvoir économique pour une nécessité. Sans doute a-t-il voulu se débarrasser trop vite de l’État en matière culturelle, alors même que celui-ci peut constituer un contrepoids efficace à la logique de marché.

2 – En particulier dans La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, éd. de Minuit (« Le sens commun »), 1979.

3 – Une « croyance », car la valeur n’est jamais dans les choses elles-mêmes, mais dans le regard que l’on porte sur elles. Bien sûr, les choses ont des propriétés objectives, qui jouent la plupart du temps un rôle dans la valeur qu’on leur attribue.

4 – « La légitimité culturelle en questions », dans Olivier Donnat (dir.), Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, Ministère de la Culture – DEPS (« Questions de culture »), 2003, pp. 39-62.

5 – Il se peut que dans les années 1990, la honte associée à certaines pratiques culturelles ait été plus répandue qu’aujourd’hui, mais cela ne change rien à l’affaire.

6 – « Aya Nakamura insultée parce que noire et femme : 13 fachos au tribunal », accessible en ligne à l’adresse https://www.lemediatv.fr/emissions/2025/aya-nakamura-insultee-parce-que-noire-et-femme-13-fachos-au-tribunal-XmFxgk0hS2uhAiICdCi_9w, consulté le 29 juin 2025.

7 – « Aya Nakamura aux JO, médaille d’or de la polémique made in France », https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-culture/l-edito-culture-du-lundi-04-mars-2024-4715309, consulté le 29 juin 2025.

8 – « Aya Nakamura aux JO : les héritières de Piaf valident », https://www.youtube.com/watch?v=4UyHPu5rPL4, consulté le 29 juin 2025.

9 – « Aya Nakamura : la polémique de la semaine », https://www.youtube.com/watch?v=6qtU5PtNjKM, consulté le 29 juin 2025.

10 – « Aya Nakamura : une polémique générationnelle ? », https://www.youtube.com/watch?v=peyTglc7hpU, consulté le 29 juin 2025.

11 – Sur la même affaire, on consultera encore avec une certaine curiosité perverse l’article de Corinne Mencé-Caster, professeur de linguistique à Sorbonne Université : « “Djadja” cause bien français ou pourquoi Aya Nakamura représente aussi la pluralité de la France », The Conversation, publié le 19 mars 2024 à l’adresse https://theconversation.com/djadja-cause-bien-francais-ou-pourquoi-aya-nakamura-represente-aussi-la-pluralite-de-la-france-226031.

12 – Pour répondre aux critiques en provenance d’une partie de la droite, Clara Cini et Laélia Véron ont récemment entrepris de démontrer, contre toute évidence (et en dépit des déclarations de la première intéressée, qu’elles n’ignorent bien sûr pas), que l’écriture d’Annie Ernaux ne serait pas si « plate » que cela sous prétexte qu’on trouve très ponctuellement dans son œuvre des figures de style, du pathos et du lyrisme. Après tout, Annie Ernaux est de gauche et a reçu le prix Nobel de littérature : elle ne peut être qu’une grande styliste. Voir « L’écriture plate n’existe pas », COnTEXTES, 36 (2025), https://journals.openedition.org/contextes/12964, consulté le 29 juin 2025.

Individualité, perfectibilité et transmission

L’exemple de la pratique de la musique ancienne

La pratique musicale individuelle est injustement décriée, en particulier dans le domaine de l’enseignement. Elle offre pourtant l’occasion de placer son oreille en dehors de soi-même et même de se méfier d’elle. Elle est au fondement de toute formation musicale sérieuse quel que soit le niveau ou le profil des publics – pour reprendre un vocabulaire à la mode – auxquels on s’adresse. L’exemple de la musique ancienne est éclairant.

La généralisation du cours collectif, le règne de la pédagogie de groupe ou l’instrumentalisation de la musique de chambre relèvent bien sûr de l’idéologie, d’un certain pragmatisme sociologique qui consiste à adapter en permanence le réel aux demandes sociales (c’est le conformisme béat que sous-tend l’appellation « vivre-ensemble »), à s’agenouiller devant les évidences (c’est l’injonction à « trouver sa place dans les mouvements de la société », sacralisation naïve de la société qui fait fi de l’avertissement d’Alain1…), à culpabiliser les enseignants (suspectés de vouloir conformer leurs apprenants à leur supposée ringarde raideur – la « reproduction sociale » et la « violence symbolique » de la doxa bourdieusienne ne sont pas loin), à abolir l’indépendance d’esprit et l’affirmation des singularités au profit d’un unisson consensuel (que l’on peut résumer par la phrase « je pense comme nous2 »), et à prendre les effets pour les causes : puisque les étudiants n’arrivent plus à rédiger une dissertation, supprimons-la, puisque les élèves n’arrivent pas à écrire correctement le français, réformons l’orthographe, puisque le solfège est une discipline difficile et rébarbative, asséchons-la pour mieux la rendre ludique, et malheur à ceux qui s’y opposent, ils seront instantanément enrôlés dans les rangs, au choix, de la réaction, du conservatisme élitiste, de la France rance nostalgique (de droite bien sûr) et décliniste…

Au commencement de la transmission, il y a l’individu. Un détour par la musique baroque

Il est absurde de croire que la pratique musicale individuelle ne permet pas de jouer de la musique. Elle offre au contraire l’occasion de placer son oreille en dehors de soi-même et même de se méfier d’elle, de non seulement « voir ce que l’on voit » mais d’entendre ce que l’on entend, pour paraphraser Charles Péguy. Elle est donc au fondement de toute formation musicale sérieuse quel que soit le niveau ou le profil des publics – pour reprendre un vocabulaire à la mode – auxquels on s’adresse. L’exemple de la musique ancienne est éclairant.

La pratique de la musique dite baroque, dont la musique de chambre est précisément l’un des piliers, demande paradoxalement une pratique individuelle constante et poussée, surtout s’agissant d’instruments dont la sonorité est moins puissante et la justesse particulièrement difficile à maîtriser, sans compter le travail délicat sur les formes et les couleurs des notes, sur la variété d’articulations et même sur les silences d’articulation – tel grand professeur flamand de flûte traversière baroque allant jusqu’à inventer des doigtés qui n’existent pas, que l’on ne trouvera jamais dans aucun traité et que l’on n’utilisera dans aucune partition, uniquement pour le plaisir de travailler la subtilité des couleurs et de la variation de hauteur entre le dièse et le bémol dans certaines notes. Passer par cette fiction – qui ne peut être que solitaire lors de sa réalisation – est ce qui permet le développement d’une autre catégorie de l’écoute (par exemple, intérioriser la différence entre un sol dièse et un la bémol) – ce qui est déjà en soi une expérience sonore et musicale très intéressante – et d’échapper à la monotonie du concret utile : elle ouvre aussi des perspectives inédites à la pratique instrumentale et à la créativité musicale – terme galvaudé par certains pédagogues actuels. Voilà comment découvrir le plaisir de jouer quand on est seul, voilà pourquoi « jouer des notes » peut être aussi faire de la musique, sauf que cela demande de la patience, de l’effort et du recul et les résultats ne sont pas immédiats. Cela montre aussi que la musique d’ensemble requiert une pratique (et des cours) individuelle préalable et régulière. Même l’improvisation en musique ancienne demande des années d’étude et de pratique : se détacher du tempo et de l’harmonie d’une pièce, tout en les évoquant à chaque instant, et avoir la capacité de les réintégrer, demande une connaissance stylistique et une maîtrise instrumentale très poussées. Les grands interprètes de jazz nous montrent bien que l’improvisation ne s’improvise pas.

La transmission commence aussi par les mots

La musique ancienne utilise un vocabulaire obscur et a priori inaccessible, mais elle le fait exprès : qu’est-ce qu’une « petite sixte », une « quarte superflue », un « pincé », un « flattement » ou un « tour de gosier » ? Et que dire de la particularité des partitions d’époque avec des indications d’ornementation étranges, des clés anciennes et des réalisations rythmiques sous-entendues (à notes égales ou inégales selon le style) ? L’appropriation d’un monde musical commence par celle de son vocabulaire, les sensations musicales les plus fortes sont en effet celles qu’on peut nommer. Jouer le jeu de la musique ancienne permet de s’excentrer et de reconnaître le passé dans le présent, c’est une tentative de se rapprocher le plus possible de la pensée des compositeurs, c’est un dépaysement qui commence par le langage.

Le débat entre pédagogues et républicains n’est pas dépassé

Le débat sur la pédagogie musicale doit être pensé dans le cadre d’une réflexion globale qui remonte à l’opposition entre les partisans d’une éducation à la spartiate et les tenants de l’instruction publique condorcétienne sous la Révolution3. Contrairement à ce qu’on cherche à nous faire croire, ce débat fondateur est loin d’être dépassé ou épuisé – ce qui épuise le pays, ce sont les variations sur le thème pédago et l’obstination de nos réformateurs dans l’échec4 –, et il ne doit pas être perdu de vue puisqu’il est plus que jamais d’actualité. Les deux logiques qui s’affrontent sont analogues à celles qui traversent la question de l’individu et du collectif dans l’enseignement musical.

Pour la logique spartiate, le collectif et l’enthousiasme priment : l’individuel est forcément individualiste et l’individualisme doit être banni (ainsi le cours individuel) puisque suspecté d’élitisme. Se fondant sur le nombre (par exemple sur ce qu’on appelle la « réussite pour tous » ou les démarches « participatives »), elle rejette l’idée de mérite (puisqu’il s’agit, bien sûr, de couper les têtes qui dépassent par souci d’égalitarisme) ; sous couvert de démocratisation (d’« action culturelle » ou de « culture pour chacun ») et sous prétexte de « tracer de nouvelles voies » afin de tourner le dos à des « modèles obsolètes », elle conduit à une déculturation à l’aide d’une rhétorique sociologisante ; elle donne une place de choix à la psychologisation et à l’immédiateté de l’affectif et voue un culte aveugle aux socialisations (tout ce qui reflète la société doit être adulé, tout ce qui ne la reflète pas, pourchassé). C’est la logique qui règne dans l’éducation nationale et qui gangrène également les conservatoires via la technostructure et le lobby pédago-gestionnaire, comme Dania Tchalik l’a brillamment montré dans ses articles.

L’autre logique suit un modèle raisonné, explicite et progressif qui met au centre la notion d’élémentarité. Elle s’appuie sur l’individu et non sur le collectif et tente de tenir à distance et l’affectivité en tant que préalable (« l’amour est sans patience » nous enseigne Alain5) et l’agitation du social. Elle favorise un élitisme issu du peuple : celui qui est fondé sur le travail et l’effort permanents, quels que soient les capacités, le parcours et les talents de chacun. Elle ne fait certainement pas obstacle à la sensibilité ni à l’expression des sentiments mais elle les règle, les ennoblit et les transforme par l’élévation de l’esprit et la maîtrise des passions, elle élève l’élève en lui demandant de s’affranchir de son quotidien, elle revendique l’inactualité et la finalité sans fin de la transmission et le lien entre savoir et liberté.

Nous voyons ici qu’il s’agit bien de deux modèles distincts et opposés au point d’être impossibles à articuler, à moins d’appeler « refondation » ou « union » ce qui ne serait en réalité qu’une capitulation au profit du modèle spartiate, pédagogie collectiviste qui, dans sa volonté de mettre sous tutelle l’individu, ne fait qu’exprimer sa détestation pour l’unité et l’indivisibilité de la République pour ne promouvoir qu’une version démagogique et trompeuse des termes « démocratique » et « social ». Nul ne peut nier que ce modèle, dont s’inspirent nos experts en pédagogie a lamentablement échoué depuis presque quarante ans et qu’il est aujourd’hui dépassé. L’avenir ne serait-il pas à la modernité de l’école de Condorcet qu’on n’a jamais essayée ? Et si l’audace de la pensée du philosophe était l’antidote à la casse généralisée de l’enseignement musical ?

Notes

1 – Entre autres : « Vouloir que la société soit le Dieu, c’est une idée sauvage. La société n’est qu’un moyen. Mais il est vrai aussi qu’elle se donne comme une fin, dès qu’on le lui permet. C’est tyrannie. », Alain, Propos de politique, Paris, Rieder, 1934, p. 30. On pense également à la caractérisation du progressisme par Jean-Claude Milner et en particulier à ce passage : « Qu’il s’agisse de formuler un problème ou qu’il s’agisse de proposer une solution, la méthode progressiste se ramène à ceci : unir au terme social, inanalysé, quelque autre terme, tout aussi peu analysé, dans une relation elle-même trop pauvre pour pouvoir être analysée – l’art et la société, le langage et la société, s’intégrer ou pas dans la société, changer ou pas la société, etc. », L’archéologie d’un échec – 1950-1993, Paris, Le Seuil, 1993, p. 55.

2 – Je fais ici allusion au titre du chapitre « Peur d’être seul (je pense comme nous) » du Bêtisier du sociologue (Paris, Klincksieck, 2009, p. 147-151) de Nathalie Heinich qui persiste à penser « qu’on peut ne pas être seul tout en pensant par soi-même ».

4 – Mais pas d’inquiétude, nous continuerons à les lire et à citer leur prose riche en novlangue car (encore Alain) « il faut lire l’adversaire ; et encore choisir le penseur le plus fort. Autrement nous n’aurons que des idées molles. », Propos de politique, op. cit., p. 70.

5 – Alain montre bien que le pédagogue ne doit pas être un père de substitution s’il veut transmettre (alors qu’une forme de paternalisme est l’un des travers du pédagogisme). Aussi précieux soit-il, nous dit le philosophe qui fut aussi un grand pédagogue, n’attendons pas du sentiment des services qu’il ne saurait rendre, et de rappeler Aristote : « Le sentiment bientôt tyrannise. », Alain, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, éd. 1995, p. 26-28.

© Jorge Morales et Mezetulle, 2015

Divertissement « pédagogique » et « mise en valeur » du patrimoine historique

Un exemple

Dans deux articles parus récemment sur Mezetulle et consacrés respectivement aux cartes géographiques et aux activités (soi-disant) pédagogiques proposées par la Philharmonie de Paris1, deux sujets a priori disjoints, Catherine Kintzler et Jorge Morales pointaient un fort penchant pour la démagogie de la part des pouvoirs publics. Sous couvert de modernisation, de démocratisation et de mise en accessibilité des objets de leur intervention, les politiques ont en effet largement contribué à les dénaturer et à les vider de leur contenu. Or, la cartographie et la programmation artistique ne constituent pas, loin s’en faut, les seuls terrains d’élection d’un pédagogisme bienpensant tendant chaque jour davantage à tronçonner l’ensemble des citoyens en catégories de publics et à les mépriser sous le prétexte de les éduquer à… (tout et n’importe quoi). C’est pourquoi j’ai souhaité à mon tour établir le caractère éminemment transversal de cette dérive dont il est loisible de constater chaque jour les résultats peu flatteurs et contraires en tout point aux bonnes intentions affichées à profusion.

Le management dans ses œuvres

Depuis les années 2000, la politique de protection du patrimoine historique (mais aussi naturel) a fortement évolué, en parallèle à (ou suite à ?) la raréfaction progressive des crédits publics alloués par les gestionnaires – mais également aux transferts de compétences (les mauvaises langues parleront plutôt de grande braderie du patrimoine national) massivement opérés par l’État au profit aussi bien des collectivités territoriales que de partenaires privés plus ou moins recommandables. Bien sûr, nous retrouvons ici une fois de plus la logique d’autonomie déjà amplement démontrée par ailleurs, que ce soit dans l’enseignement scolaire, les Universités et la recherche, les conservatoires de musique ou le monde de la culture. Ainsi, chaque monument, musée ou site doit à tout prix devenir autonome pour justifier son existence : en d’autres termes, il doit trouver ses recettes propres, devenir rentable ou, à défaut, servir de support publicitaire ou événementiel à l’action si éclairée de son Seigneur et Maître (en termes modernes, de son autorité de tutelle). Face à cette autonomie factice au sens orwellien du terme, l’impératif de la sauvegarde et de la transmission tant de son intégrité que de sa valeur esthétique propre apparaît aujourd’hui comme un argument bien trop futile pour être pris en considération.

La démagogie moderne est « de gauche » et « de droite »

J’en veux pour preuve l’action volontariste – comme il se doit – du Conseil Général de Vendée, dont l’ancien Président, par ailleurs ex-secrétaire d’État à la Culture sous le gouvernement Chirac entre 1986 et 1987 (Philippe de Villiers, pour ne pas le nommer), avait théorisé en son temps une politique culturelle à la française où le divertissement le plus commercial (dont le Puy du Fou est à la fois la créature et l’exemplum) doit à tout prix s’inscrire dans une visée édifiante : la glorification de l’histoire nationale ou, mieux, locale, si possible orientée politiquement. L’alibi historique se transforme alors en grand spectacle et la culture populaire n’est alors au mieux qu’un vernis ; de fait, rien ne sépare ce barnum de son modèle et rival languiste. C’est donc en toute logique que l’on trouve sur son site de promotion la page « art et culture » dans la rubrique « divertissement » : ses concepteurs ont sans doute lu Pascal2.

L’église modernisée, ce temple de la pédagogie

Mais ce pédagogisme n’exclut pas, loin de là, la gabegie financière : les petits ruisseaux du développement culturel et de la mise en valeur du patrimoine culturel font les grandes rivières de la dette publique3. L’église Saint-Christophe de Mesnard-la-Barotière, fleuron de l’art roman poitevin situé dans un modeste bourg aujourd’hui englobé dans l’agglomération des Herbiers, toujours en Vendée, en constitue l’illustration parfaite. Dans un premier temps fort heureusement sauvé de la ruine par les pouvoirs publics en 19864, cet édifice a fait l’objet près de vingt ans plus tard d’un aménagement on ne peut plus innovant. En effet, au beau milieu de ce lieu de culte désaffecté devenu lieu de ressources (!) trône, telle un autel5, une table interactive au design dernier cri et munie de manettes – car on ne saurait manquer d’associer le visiteur dans une démarche participative ! – dont la fonction première est de mettre en valeur « de manière ludique et didactique » l’édifice et ses peintures murales6. Coût (prévisionnel) du joujou : 160 000 euros. Une paille ! En outre, un film (au coût, toujours prévisionnel, de 40 000 euros) ou « projection monumentale consacrée à la richesse des fresques et peintures murales en Vendée du XIIe au XXe siècle » (trouvez la cohérence…) permet opportunément de troubler la quiétude des lieux – car il faut veiller à ne pas livrer le visiteur à sa propre réflexion et au silence ! – tout en vantant comme il se doit l’attractivité du territoire et la libéralité de la tutelle politique.

Célébrer le collectif… ou la collectivité ?

Inutile de dire qu’une telle débauche de pédagogie tue dans l’œuf toute velléité d’introspection. Au lieu de compléter utilement l’œuvre d’art – en installant ce dispositif dans un lieu séparé, ou bien, mieux, en éditant une monographie associant l’utile (un propos clair et bien pensé) à l’agréable (un dispositif d’illustrations), on se serait volontiers dispensé de deux gadgets coûteux – , le bric-à-brac pédagogique finit par se substituer à celle-ci et à prendre sa place dans tous les sens du terme. Le visiteur, instruit ou non, croyant ou athée, se trouve ainsi face à un objet réifié, kitsch et post-moderne n’admettant plus la contemplation, qu’elle soit de nature esthétique ou religieuse. Au contraire, l’œuvre d’art est détournée à des fins de communication et de propagande politique savamment camouflées sous le vernis pédagogique, et la célébration est cette fois bien collective : celle des publics à édifier, celle de la collectivité à promouvoir – et cela tombe bien : le film, qui ne se prive pas de mentionner abondamment le nom du maître d’ouvrage, est précisément fait pour cela.

1 Voir sur ce blog-revue : « Le volet pédago de la Philharmonie de Paris » par J. Morales et « L’IGN perd le nord et la mémoire » par C. Kintzler. On lira aussi le commentaire de Léo sur l’éducation physique et le sport, posté sur l’article de J. Morales.

5 Accordons au moins une réussite à ses concepteurs : celle d’avoir accompli un geste fort sur le plan symbolique !

6 Une photo de l’église et de sa table interactive : http://www.vendeebocage.fr/node/1536/PCUPDL085V5054HP-5/detail/mesnard-la-barotiere/eglise-saint-christophe

© Dania Tchalik, 2015.