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Grèce. Histoires de dette, de cigales, de fourmis et de cochons

Deux textes de Jean-Michel Muglioni

En 2011 alors que la « crise » grecque battait son plein et qu’on voyait fleurir l’injurieux acronyme PIGS désignant les pays endettés 1, Jean-Michel Muglioni offrait à Mezetulle deux articles qu’il me semble plus qu’opportun de remettre « à la Une » en ce moment. Je les regroupe ici, sous un titre général de mon cru, dans l’ordre chronologique de leur publication initiale et sans y rien changer. Mezetulle

 

1 – Histoires de dette (21 juillet 2011)

Les propos des économistes accrédités dans les médias et dans l’entourage des politiques au sujet de la dette grecque ont inspiré à Jean-Michel Muglioni une « sainte colère ». Le fonctionnement qu’il dénonce n’est que trop vrai, il mérite qu’on s’en indigne, et qu’on songe à s’en défendre. Pourquoi les banques prêtent-elles à des débiteurs qu’elles savent incapables de rembourser ? Parce qu’elles savent aussi que « nous devrons tous, salariés et pensionnés, remettre de l’argent dans leurs caisses, selon l’usage ».

Lecteur, je te demande de bien vouloir excuser le ton de ce propos : il faut que je me remette, sans autre violence que celle des mots, d’une colère contre moi-même qui m’a pris quelque temps après avoir entendu parler à la radio un de nos penseurs politico-médiatiques patentés. Il y avait quelque chose de séduisant dans le ton modéré de ce brave homme qui, parlant de la dette grecque et de l’absence de politique européenne, du « manque absolu de volonté politique dans la zone Euro », nous prévenait que si la Grèce fait faillite, quelques banques françaises et allemandes la suivraient et que nous nous trouverions devant une crise financière comparable à celle qui a exigé il y a deux ans que les Etats, c’est-à-dire les contribuables, renflouent les caisses des spéculateurs. Mon modéré faisait appel à la solidarité européenne (ce qui m’a plu) mais il mettait sur le même plan que cette nécessité la responsabilité des Grecs, qui ont trop emprunté et qui, disait-il, n’y étaient pas contraints. Eh bien je suis furieux de n’avoir pas jeté mon poste par la fenêtre à ce moment-là et d’avoir implicitement approuvé.

Les Américains qui ont emprunté pour se loger, il y a quelques années, et qui n’ont pu honorer leurs traites, n’étaient sans doute pas contraints de le faire. Mais les banques qui leur ont donné de l’argent elles aussi étaient-elles contraintes de le faire ? Les banques françaises et allemandes qui ont accordé tant d’emprunts aux Grecs l’ont-elles fait sous la menace ? Oui, les particuliers qui s’endettent sont responsables de leur choix ! Mais les prêteurs, eux, sont coupables. On me dit que les emprunteurs étaient corrompus ? Mais qui l’ignorait, et qui ignore dans les affaires particulières que le ménage pauvre qui s’endette pour un écran plat n’a pas de quoi payer ni même parfois de quoi comprendre ce qui lui arrive ? Les banques n’avaient pas à donner de l’argent aux gouvernements grecs, et si leurs dirigeants ignoraient que la Grèce ne pouvaient rembourser, il faut les révoquer. L’Europe se comporte avec les Grecs comme Shylock. On prête pour pouvoir ensuite disposer de l’endetté et lui découper une livre de chair. Après cela il est aisé aux riches de traiter les plus pauvres de cochons! Mais il faut être riche pour savoir emprunter sans se ruiner. Quand nos banques françaises et allemandes vont s’écrouler parce que la Grèce ne pourra pas payer (sa dette s’accroît chaque jour), nous devrons tous, salariés et pensionnés d’Europe, remettre de l’argent dans les caisses des bandits. Selon l’usage.

La Grèce, il y a environ 30 ans, ne proposait pas dans ses épiceries les mêmes denrées que nos supermarchés ; depuis son insertion dans la zone Eeuro, du cercle polaire, en Finlande, à la Crète, le voyageur n’est plus dépaysé. Belle unification de l’Europe ! Il fallait que le marché européen s’accroisse de quelques consommateurs. Les Grecs furent séduits par cette abondance, et la corruption fut bienvenue, qui permettait à ceux d’entre eux dont le salaire officiel était insuffisant, de consommer comme les autres Européens : n’était-ce pas justice ? Comme leur Etat ne peut plus rembourser le crédit qui lui a été octroyé par les banques allemandes, françaises, etc., l’Europe les contraint à brader les entreprises publiques et à en licencier le personnel, pour trouver des fonds : on vend les services publics pour nourrir les usuriers du Nord. Qu’ainsi le pays ne puisse plus fonctionner et que la récession qui en résulte inévitablement coûte plus cher que la dette, peu importe, pourvu que ces rapaces s’enrichissent.

Je ne n’ai aucune compétence pour parler d’économie. Mais un ignorant rirait de la physique si les techniques qu’elle permet de mettre en œuvre échouaient à peu près toutes. Aussi peut-on douter du sérieux de la science économique, du moins de celle dont les politiques et les médias nous abreuvent. Quelques vérités élémentaires sont pourtant à la portée du profane. Le surendettement, qu’il touche les particuliers ou les Etats, est un jeu qui se joue au moins à deux : la famille qui emprunte jusqu’à s’étrangler parce qu’elle est dans la misère ou parce qu’elle ne résiste pas aux séductions du marché, et les banques qui lui prêtent ce qu’elle réclame. Le marché est fait pour que les plus pauvres se ruinent : chacun est submergé de publicités de banques ou d’officines de crédit lui proposant de l’argent en apparence gratuit qu’il faut une certaine vertu ou une certaine compétence pour refuser. Quand les argentiers du Nord traitent de porcs les pays du Sud, quand l’Allemagne qu’on dit riche donne des leçons aux pays méditerranéens, veut-on que les Latins repartent en guerre contre les barbares ? 

 

2 – La cigale et la fourmi. Peut-on parler de « cigales » grecques et les opposer aux « fourmis » du Nord ? (28 septembre 2011)

Jean-Michel Muglioni refuse le modèle de la fourmilière qui lui semble être le seul « idéal » aujourd’hui proposé aux hommes par les politiques : travailler plus !

« C’était en hiver ; leur grain étant mouillé, les fourmis le faisaient sécher. Une cigale qui avait faim leur demanda de quoi manger. Les fourmis lui dirent : « Pourquoi, pendant l’été, n’amassais-tu pas, toi aussi, des provisions ? – Je n’en avais pas le temps, répondit la cigale : je chantais mélodieusement. » Les fourmis lui rirent au nez : « Eh bien ! dirent-elles, si tu chantais en été, danse en hiver. » Cette fable montre qu’en toute affaire il faut se garder de la négligence, si l’on veut éviter le chagrin et le danger. » (« La cigale et la fourmi », Esope (VIIe-Ve siècle avant J.-C.), Fables, traduction de Claude Terreaux, Arléa, 1994).

La fable d’Esope condamne sans appel la cigale. Il y manque l’ironie de La Fontaine dont le poème chante, et donc sauve les cigales, c’est-à-dire les poètes. La Fontaine n’est pas dupe de l’avarice d’une fourmi peu prêteuse.

Nous devons à Platon un éloge des cigales dans un mythe que Socrate raconte à Phèdre au bord de l’Ilisos, tous deux accablés par la chaleur de l’été attique et envoûtés par le chant des cigales. Les érudits n’ont pas trouvé l’origine de ce mythe qu’on croit donc généralement inventé par Platon. Or n’est-ce pas d’abord l’inversion de la fable d’Esope et de l’éloge de l’avarice ordinaire ?

Paraphrasons. Dans les temps anciens, à l’époque où les Muses révélèrent le chant aux hommes, certains d’entre eux furent à ce point mis hors d’eux-mêmes par le plaisir qu’ils éprouvèrent, qu’ils en oublièrent le boire et le manger et qu’à force de chanter sans éprouver ni faim ni soif ils moururent sans même s’en rendre compte. Les cigales sont la métamorphose de ces hommes : ils revivent ainsi comme ils ont vécu, chantant tout le jour, étrangers aux nécessités de l’existence, libérés par leur amour de la musique du besoin dont les fourmis de la fable sont esclaves. Et les Muses leur ont donné pour mission après leur mort de leur dire qui parmi les hommes les ont honorées, et particulièrement qui a chanté la plus musicale des musiques :

« […] à l’aînée, Calliope, et à sa cadette Uranie, ceux que les cigales signalent, ce sont les hommes qui passent leur vie à philosopher et qui honorent la musique propre à ces deux Muses ; car, entre toutes, avec le ciel pour principal objet et les questions de l’ordre divin aussi bien qu’humain, ce sont elles qui font entendre les plus beaux accents ! » (trad. Léon Robin, Belles lettres 1983).

Comme toujours, le mythe platonicien est une exhortation à philosopher : ici, à poursuivre le dialogue au lieu de se laisser abattre par la chaleur de midi et de faire la sieste. « Nous avons donc, tu vois, conclut Socrate, mille raisons de parler et de ne pas nous endormir à l’heure de midi. » L’indifférence philosophique aux nécessités de l’existence, au besoin qui accapare les hommes, est symbolisée par la cigale, et ne signifie plus la paresse : il n’est pas question de faire la sieste ! Et il est essentiel que cette indifférence vienne de ce que les cigales éprouvent comme les hommes d’autrefois dont elles sont la métamorphose un plaisir extrême à chanter : l’oubli de satisfaire les besoins élémentaires ne vient pas d’une étourderie ou d’un idéal ascétique, mais de l’amour irrésistible qui emporte celui qui a une fois vu et éprouvé la beauté de ce qu’il y a de plus beau. Les cigales que les fourmis de la fable d’Esope méprisent sont devenues chez Platon les hommes qui consacrent leur vie à la pensée, libres et non prisonniers de la nécessité, vie qu’autrefois on disait libérale et non servile. Aristote bientôt pourra écrire que l’homme d’affaire est contre nature.

Certains commentateurs politiques opposent les cigales grecques et les fourmis du Nord. C’est beaucoup d’honneur pour la corruption générale qui a sévi pendant des années en Grèce. C’est assez bien vu pour juger un modèle dont mes amis allemands n’ont eux-mêmes que faire, n’ayant pas la fourmilière pour idéal politique. Quiconque aime la musique, c’est-à-dire, au sens que ce terme avait dans la Grèce antique, la culture de l’esprit, quiconque n’a pas perdu le sens esthétique et la volonté de comprendre, doit préférer le vieil homme qui, assis devant la porte d’un riche, contemple le ciel bleu et attend l’aumône, à l’homme affairé qui accumule plus qu’il ne pourra jamais consommer – et je parle d’un travailleur acharné qui ne prend pas le temps de jouir de ses richesses.

Que nous devions consacrer au travail assez de temps pour ne pas vivre aux dépens d’esclaves, soit ! Que chacun paie son tribut à la nécessité et même trouve dans le travail une discipline qui lui apprenne à régler ses désirs, soit ! Le mendiant est un profiteur. Mais la part de la vie dévolue aux nécessités n’est guère musicale. Nous avons réparti l’esclavage au nom des droits de l’homme : est-ce une raison pour en faire un idéal ? Pourquoi travailler plus ? L’entrepreneur est utile à la société mais sa vie n’est pas enviable. Il faut lui rendre hommage s’il « donne » du travail, le chômage en effet n’ayant rien de commun avec le loisir des cigales. Mais faire de l’entreprise l’unique modèle de nos enfants est un non-sens. Reprochons plutôt aux Grecs d’aujourd’hui d’avoir voulu imiter la croissance européenne : cette folie est plus grave que le fait d’avoir faussé les statistiques ou d’avoir oublié que ne pas payer ses impôts ou ses cotisations sociales finit parfois par coûter cher.

© Jean-Michel Muglioni, 2011
Lire les articles sur le site d’origine : Histoires de dette et La Grèce et le « modèle » de la fourmi.

1 – PIGS : Portugal, Ireland, Greece, Spain. Il faut ici laisser les termes en anglais – tout le monde sait en effet que l’argent soutiré aux peuples à grand renforts d’austérité fructifie à la City. [Note de Mezetulle]