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Pédagogie, évaluation et études musicales

L’imposture des technocrates

Dania Tchalik poursuit ici son analyse, engagée en 2012 et 20131, des mesures technocratiques qui détruisent délibérément l’idée même d’enseignement dans le domaine de la musique. Il en révèle, sous les oripeaux « pédagogues » et bienpensants, le double langage, la logique marchande, la politique méprisante et asservissante. Et c’est toujours avec humour que sa plume acérée traque la novlangue qui remplace Bach, Beethoven, Debussy et autres valeurs patrimoniales obsolètes par des parcours loisir et des projets transversaux ayant pour vertus principales de ne pas traumatiser les publics et surtout de redéployer les ressources – ce qui est aussi l’occasion de mettre toute une profession (trop élitiste) au pas.

« Les enseignants sont là au service des enfants comme la caissière est là au service des clients», Paul Raoult2 

« La guerre contre la démagogie est la plus dure de toutes les guerres », Charles Péguy3

 

Le constat est sans appel : dans le monde musical comme ailleurs, la pédagogie n’a pas toujours bonne presse. Si les étudiants continuent à s’inscrire dans les départements dédiés des CNSM et autres Cefedem tout en sacrifiant deux précieuses années d’exercice musical intense, c’est que nécessité fait loi : avec la disparition des CA et DE externes, il s’agit du passage quasi obligé pour prétendre accéder (un jour…) à un emploi stable de professeur.

 

De la (vraie) pédagogie… …et des « pédagogues »

Que les professeurs désavouent eux mêmes la pédagogie en étonnera plus d’un. Mais avant de nous en expliquer, rappelons ce que le sens commun et le corpus philosophique4 désignent par pédagogie et par son corollaire, l’évaluation. Un bon pédagogue ne se contente pas de connaître à fond sa discipline : il se doit également d’ordonner et de reformuler ces connaissances en partant du savoir élémentaire, celui qui se suffit à lui-même tout en rendant possible sa propre extension (c’est pourquoi le législateur a veillé à intégrer cette tâche « invisible » dans son temps de travail). Il envisage ainsi l’élève comme celui qui ne sait pas encore pour l’amener à terme à en savoir autant que lui ; ce faisant, il l’institue en tant que citoyen éclairé, prêt à se constituer comme membre à part entière de la chose publique. Si ce processus libérateur se situe à l’exact opposé d’une relation de pouvoir (comme d’une prestation de services), il ne va pas sans contrainte : celui qui est appelé à s’élever se décentrera au préalable de ses distractions et de penchants dictés par l’environnement social (on ne peut aimer ce qu’on ne connaît pas encore) et exercera patiemment ses gestes, sa mémoire et ses facultés critiques – tout musicien sait de quoi il en retourne. Et au bout de ce chemin exigeant, le maître pourra à bon droit faire taire le reproche communément fait à l’école par la sociologie critique, celui de reproduire les inégalités5.

Quant à l’évaluation, terme politiquement correct ayant tendance à remplacer celui de contrôle des connaissances, il ne s’agit que de s’assurer dans ce contexte que le programme étudié durant une période de référence (le trimestre, l’année…) a bien été compris.

Ces principes humanistes sont bafoués depuis plus de trente ans par des experts qui ne se disent pédagogues que pour mieux servir le pouvoir. Selon les sciences de l’éducation « le savoir ne se transmet pas » et doit faire l’objet d’une « construction personnelle » de la part d’un « apprenant »6 sommé de le réinventer ex nihilo tel un chercheur confirmé. Au nom de Bourdieu, la pédagogie ne cesse donc de promouvoir le poids de l’implicite et de l’idéologie du don (pourtant largement dénoncés par ce sociologue) en jetant l’opprobre sur l’académisme laborieux de la discipline scolaire7 : cruel paradoxe et bel exploit ! Ainsi, en musique, on trouvera parfaitement raisonnable de négliger les savoirs élémentaires et leur ordonnancement progressif en faisant par exemple pratiquer la composition (ou l’improvisation) libre à un débutant (ou à un étudiant de Cefedem, voire de pôle supérieur) manifestement incapable d’entendre les principaux intervalles, alors que par ailleurs, le temps alloué aux études musicales est loin d’être extensible.

Plus encore, la déconstruction n’épargne pas le savoir lui-même : puisque le monde change, l’enseignement « ne repose plus uniquement sur une grammaire préalable » et « n’admet plus de norme »… tout en « s’inspir[ant] de la création d’aujourd’hui » 8 (sans doute la suppose-t-on dépourvue de lois propres…). Cette vulgate progressiste se décline en deux versants : le premier, dur et idéologique, est issu de l’État Culturel9 forgé par Malraux. Il n’en finit pas de dénoncer la référence persistante au système tonal dans l’imaginaire collectif : en plus de déformer l’oreille, elle émane d’un passé à jamais coupable de compromission dont il faut faire table rase. Par trop sérieux, il tend cependant à se renier lui-même au profit d’un second courant, un post-modernisme cool qui reprend sur un mode cette fois relativiste le nihilisme, c’est-à-dire l’essentiel, de son prédécesseur. La ruine des idéologies (et de l’État Culturel) aidant, il ne s’agit plus de rééduquer les élèves et le public à coup de création de l’avant-garde subventionnée, et pour cause : il est tellement plus tendance de ne plus l’instruire tout court… Former l’oreille ? Allons donc : cela ennuie les élèves, leurs parents, jusqu’au ministre lui-même ! « La culture se conçoit alors non plus pour s’élever par le rapport personnel à l’œuvre » mais comme « l’exercice de ses droits culturels »10, autrement dit une simple reproduction des données sociales. Pour assurer le vivre-ensemble, remplaçons Bach, Beethoven, Debussy… mais aussi les chefs d’œuvre du jazz, par un parcours loisir11 ou (plus pudiquement) personnalisé composé de force créativités et musiques actuelles. Après tout, ce répertoire patrimonial, dont la prééminence est fort heureusement contredite par la demande des publics, relève d’un « modèle obsolète hérité d’un autre temps ». Sans compter qu’il faut prendre garde à ne pas infliger une violence symbolique à l’apprenant et brimer sa culture : son destin est, bien malgré lui et néanmoins du berceau jusqu’à la tombe, celui d’un amateur autonome et responsable.

 

La critique de « l’élitisme », ses non-dits et ses angles morts

C’est donc en toute logique qu’on s’attaque en priorité à la partie la plus visible de l’édifice : les examens et les concours, qu’on prend bien soin d’amalgamer au passage. Synonymes de compétition effrénée, voire d’un dopage organisé, ils constituent les instruments de tri au service d’un système dit élitiste « où seuls restent les meilleurs »12. Dans le même temps, nos formateurs qui s’indignent chaque fois qu’ils entendent le mot « sélection » (il y en a toujours trop, y compris au collège unique où le passage dans la classe supérieure est désormais de droit) et qui, comme un seul homme, portent au pinacle le modèle finlandais (où l’on sélectionne pourtant dès le lycée) n’ignorent pas – et pour cause – que, dorénavant, ces pratiques « archaïques » « ne sont pas représentatives de l’enseignement spécialisé dans son ensemble »13. Mais alors, beaucoup de bruit pour rien ?

Face à ce double discours, rien de tel que de rappeler les faits. Effectivement, seule la poignée de grands conservatoires (situés pour la plupart en région parisienne) où se concentre l’essentiel des élèves se préparant à l’enseignement supérieur pourrait un jour être concernée par cette description apocalyptique rappelant les pires heures de la formation sportive de l’ex-RDA. Tous les autres ont déjà plus ou moins intégré la demande de la tutelle politique : la réforme des cycles et la place croissante dévolue au contrôle continu ont depuis longtemps réduit la place des examens de fin d’année. Dans certains établissements, on évite autant que possible le recours aux jurys extérieurs ; dans d’autres, les épreuves « maison » ne constituent même plus l’ultime recours afin de convaincre un élève peu assidu de se mettre au travail ; ailleurs, « il n’y a simplement plus d’évaluation »14, passée par pertes et profits au bénéfice de la garderie des projets transversaux… A noter toutefois que ce changement bien tempéré15 s’est déroulé durant plus d’un quart de siècle dans un certain consensus. Les grands conservatoires ont été plutôt épargnés par les réformes tout en ayant largement bénéficié de la faillite programmée de leurs concurrents de taille plus modeste ; quant à ces derniers, ils ont vu leur corps professoral largement renouvelé par de nouveaux publics issus des Cefedem16 et ont parallèlement vu fondre leurs effectifs de grands élèves aptes à suivre un parcours professionnel. La réforme pédagogique a donc délibérément favorisé un élitisme d’autant plus pernicieux qu’il est implicite. Conformément aux principes du libéralisme économique, cette concentration n’a fait que renforcer les inégalités d’un système qui, à l’évidence, fonctionne désormais à plusieurs vitesses, les finalités des différentes catégories de conservatoires (CRR, CRD, CRC/CRI) étant à présent distinctes. Cela ne dérange visiblement en rien nos pédagogues qui se plaisent par ailleurs volontiers à afficher bruyamment leur antilibéralisme. Ils ne sont pas davantage gênés par la persistance, voire le développement d’un marché parallèle de l’admission dans les cursus les plus prestigieux à travers stages d’été et autres cours particuliers, un phénomène récurrent dans les cursus instrumentaux les plus demandés. Mais qu’à cela ne tienne : « [leur] action ne se limite plus au seul enseignement spécialisé »17. Le petit provincial doué mais insuffisamment fortuné pour s’exiler et/ou intégrer ces circuits officieux, ou bien ne connaissant pas l’existence des bonnes classes au bon endroit, restera amateur toute sa vie et personne n’en saura rien.

Imaginons un instant que l’on souhaite s’attaquer de front à cette compétition cantonnée au sommet de la pyramide. Comme elle ne fait que refléter la réalité d’un marché de l’emploi saturé comme jamais, l’unique réponse sincère aurait consisté à faire intervenir l’État de manière à accroître les subventions publiques aux organisateurs de concerts ou à augmenter le nombre de postes mis au concours dans les orchestres et les conservatoires. Or, par temps de crise, nous assistons précisément au phénomène inverse : l’État se désengage. La question reste alors entière : pourquoi cet acharnement contre une réalité (la sélection dans les conservatoires) que l’on reconnaît par ailleurs largement surestimée ? Subsistent alors deux options : ou bien nos réformateurs ont effectivement dans l’idée de purger ces établissements d’élite des musiciens de haut niveau qui les peuplent, au risque de rompre un accord tacite (donc de mécontenter beaucoup de monde) et de se tirer une balle dans le pied en se privant de la possibilité de se reproduire socialement (les projets transversaux, c’est bon pour les enfants des sans-dents !) ou bien, cas le plus probable, il a été décidé en haut lieu de finir le travail en transformant l’ensemble des conservatoires non adossés à un pôle supérieur en succursales d’une garderie améliorée à vocation socioculturelle, le tout dans le cadre de la réforme territoriale à venir et dans une vision typiquement social-libérale d’un service public réservé aux catégories défavorisées. Qu’importe alors si la finalité de l’école ou du conservatoire (qui, en tant qu’école d’art, n’a rien d’un service public comme on l’a vu précédemment) se voit profondément altérée par cette mutation. La récente suppression de la subvention étatique à ces mêmes établissements semble donc valider cette deuxième solution, la réforme imminente de l’évaluation étant alors une manière de sonner la charge.

 

Ce qu’évaluer veut dire

Le conservatoire comme l’école sont ainsi devenus des services publics prêts à être reversés le moment venu au secteur marchand, en accord avec des « textes internationaux »18 sur lesquels il est toujours temps de se défausser. C’est alors qu’intervient l’évaluation, non plus pour compléter l’enseignement mais pour s’y substituer. Telle Janus, elle présente deux visages : le premier, tout de bienveillance, s’adresse à l’enfant dont on défendra pieusement l’intérêt. Les concours et les examens – mais aussi la salutaire expérience de l’erreur, nécessaire pour comprendre la vérité d’un énoncé – traumatisent un jeune dopé aux bêtabloquants à force de stress19. Il devient alors urgent de supprimer tout ce qui, de près ou de loin, rappelle que les capacités des élèves ne sont pas égales, tandis qu’au contraire, la socialisation par les pratiques collectives présente limmense mérite de flatter l’instinct grégaire qu’on leur prête. La « référence unique de niveau »20 est déclarée nulle et non avenue ; l’effort répété, la mémorisation (le fameux par cœur) et l’automatisation aussi précoce que possible du geste sont dénigrés au nom de la nécessaire primauté du sens musical ; mais à vouloir dissocier artificiellement l’idée musicale du ressenti et du geste, donc de sa traduction à la fois physique et technique, ne finit-on pas par la rendre désincarnée, donc insaisissable pour l’élève ?

De même, a-t-on attendu les pédagogues pour savoir que le renfort de l’accompagnateur en cours d’instrument21 ou la pratique du piano complémentaire, notoirement insuffisants dans les conservatoires pour des raisons matérielles, étaient déterminants pour développer l’oreille et la sensibilité musicale des instrumentistes monodiques ? Plus largement, l’impératif consistant à relier l’enseignement à la réalité musicale et à son contexte appartient-il en propre à l’innovation pédagogique22 ? La justification musicale de la réforme a donc ses limites… et les pédagogues le savent bien. Pour preuve, ils n’en usent que pour faire bonne mesure face à un public averti de musiciens23, alors que dans la vraie vie des établissements, où l’on assène à satiété une logique essentiellement administrative et idéologique (pour ne pas dire de parti unique) au gré des réunions pédagogiques et autres mémoires de Cefedem, cette réflexion n’a pas lieu d’être et la rhétorique post-moderne du loisir et du vivre-ensemble reprend aussitôt ses droits24. La primauté de l’instrument étant jugée par trop discriminante, on décrète ainsi la formation globale ; l’histoire de la musique et l’analyse évoluent vers une culture musicale volontiers transversale ; le solfège est remplacé par une FM qui, pourtant initialement dotée de contenus solides25, se voit elle-même volontiers avalée à son tour par le trou noir de la pédagogie de projet ; l’écriture musicale et la composition par l’invention, sans oublier la panacée du numérique. Contre le manque de travail, hors de question d’engager la sanction scolaire, confondue délibérément avec l’autoritarisme : rien de tel que le dialogue, de préférence sous la forme d’un contrat de confiance négocié préalablement. Pour mieux traiter les causes de la fièvre, cassons le thermomètre ; pour éradiquer l’échec, rien de tel que de supprimer le savoir et décréter la réussite pour tous.

Pour autant, l’évaluation ne disparaît pas : elle ne fait que se déplacer de l’acquisition des savoirs vers le savoir-être et les valeurs, en d’autres termes l’attitude. On se replie alors sur le « comportement musicien »26, vague promesse d’une réalisation musicale aboutie. Mais ne mesure-t-on pas le risque de faire subir aux élèves une forme insidieuse de dressage, à force de solliciter leur affect et leur motivation ? C’est ici que se situe l’essence de l’évaluation contemporaine : infantiliser, rendre servile et conformiste27. Car évaluation des élèves et évaluation des professeurs sont fondamentalement de même nature – bien qu’on soit moins prodigue de bons sentiments envers ces derniers depuis que les experts ont établi que « c’est en repensant l’évaluation qu’on [pourra] espérer modifier les pratiques pédagogiques »28 – pour preuve, la prescription aux uns et aux autres de l’auto-évaluation, cette si saine incitation à l’esprit (d’auto)critique. Ces professeurs, qui furent un jour artistes et qui sont devenus à leur insu cadres intermédiaires, sont invités à « se défaire des représentations inappropriées »29 en multipliant les réunions pour co-construire des protocoles et autres grilles de compétences dûment critériées inspirées du socle de compétences, cette usine à gaz qui sévit dans l’enseignement général. On les évalue alors non plus sur l’étendue de leurs connaissances et leur aptitude à les transmettre, mais sur tout autre chose : le dynamisme, le sens du dialogue et de l’initiative, les capacités de travail en équipe, d’évolution et d’adaptation ; au besoin, on leur fait suivre une formation pédagogique30 ; on leur rappelle à l’occasion que la réforme des rythmes scolaires et l’Éducation Artistique et Culturelle (EAC)31, cet horizon ultime de l’enseignement musical spécialisé, réclament leur lot d’enthousiastes qui ont d’autres valeurs que l’argent. Et le cas échéant, on leur fait valoir une toute autre discipline que celle de l’esprit : celle du projet d’établissement. L’usage veut alors que l’on s’attaque d’abord aux non-titulaires – or, cela tombe bien : cette denrée est de moins en moins rare dans nos conservatoires.

 

Un écran de fumée

« Ouvrir le grand chantier de l’évaluation »32: voilà qui rappelle étrangement les réformes en cours à l’Éducation Nationale où la ministre, toute soucieuse de ne pas infliger des « blessures d’ego » aux élèves, vient de faire un sort au redoublement et aux notes avant même la fin de la concertation citoyenne organisée pour l’occasion33. Ce n’est donc pas pour rendre la pédagogie des conservatoires plus efficace (au hasard, la relier davantage au fait musical) qu’on rivalise d’activisme de part et d’autre : la coïncidence dévoile une séquence savamment orchestrée aux desseins autrement plus politiques. Car pendant qu’on s’amuse à communiquer sur les vertus des gommettes rouges (et, incidemment, sur la malveillance naturelle du prof), le Ministère de la Culture décide de ne plus verser un centime aux Conservatoires alors que l’État prévoit parallèlement une baisse drastique des dotations aux collectivités locales. Nul besoin d’être Cassandre pour prévoir un assèchement de l’offre et des capacités d’accueil des conservatoires dans les prochaines années34. Mais il y a plus retors : c’est précisément parmi le concert de lamentations sur la fin annoncée de ce financement étatique35 que l’on trouve la voix de ces défenseurs du service public qui, depuis toujours, ont joué les premiers rôles dans ce processus orwellien de démocratisation culturelle36. Et c’est au nom de valeurs de gauche que se doit de professer lritier exemplaire que Bruno Julliard, adjoint à la Culture à la Mairie de Paris, accuse les conservatoires parisiens, pourtant littéralement submergés par une demande pléthorique, de « bien porter leur nom » et de « n’être pas à l’image de la société parisienne »37 – on admirera au passage l’appréciation toute objective de la sociologie de la capitale. La dérive démagogique des conservatoires ne pouvait pourtant manquer d’entraîner cet abandon logique ; quant à la pureté affichée des intentions, elle n’a d’autre fin que de diaboliser le contradicteur tout en entretenant savamment la confusion des esprits.

Mais ne faisons pas de mauvais procès à M. Julliard qui ne fait guère preuve d’originalité par sa surenchère démagogique. Si l’État promeut aussi activement les pratiques collectives, la volonté d’optimiser le taux d’encadrement doit sûrement y être pour quelque chose. Si la pédagogie officielle pourfend les examens et le niveau, en commençant par les petits conservatoires où les résistances sont moindres et les esprits plus malléables, c’est (aussi) pour parvenir à une meilleure efficience des ressources humaines. Les jurys extérieurs comme les profs trop diplômés pèsent sur les budgets de collectivités sommées, en ces temps de disette, d’arbitrer entre le rond-point et le bac à fleurs ; par ailleurs, il est toujours bon que le savoir critique du prof en rabatte devant le pouvoir du chef : le modèle de l’entreprise ne s’applique pas là où l’on croit. Enfin, si le ministère s’interroge très officiellement sur le taux d’abandon des élèves (essentiellement à l’adolescence) et la faiblesse de la pratique amateur adulte pour, finalement, trouver une parade à moindre frais en traquant l’élitisme dans les conservatoires, c’est pour mieux faire oublier ses propres travers : le manque de classes à horaires aménagés, la lourdeur de l’emploi du temps au lycée (alors que les options musique y sont depuis longtemps sur la sellette), les aléas des études supérieures et de l’entrée sur le marché du travail ne permettent tout simplement pas à une grande partie des élèves – et avant tout aux moins doués, donc précisément aux futurs amateurs – de pratiquer la musique autrement que par intermittence. Sans compter que la vie active offre sans doute bien d’autres soucis au Français moyen par temps de crise, surtout s’il appartient aux nouveaux publics ; il n’a peut-être pas le temps ni la disponibilité d’esprit de s’investir dans des projets amateurs et citoyens organisés sur son territoire. Mais prenons garde : tout à leur quête éperdue d’une amorce de l’inversion de la courbe du chômage (et accessoirement de contrôle social), nos bureaucrates pourraient très bien finir par trouver le levier de croissance idéal, à savoir l’idée de recruter les futurs participants à ces ateliers… participatifs parmi les personnes à la recherche d’un emploi, une fois épuisé le stock déjà bien maigre des postulants aux TAP !

 

Vœux pieux, mépris et langue de bois

On pourrait poursuivre à l’envi la litanie des solutions spécieuses apportées à de justes constats. À l’inquiétude légitime soulevée par la suppression des examens, le pédagogue répond que « ce n’est pas le propos » tout en prescrivant aux professionnels de l’enseignement musical de « respecter le rythmes d’apprentissage des élèves » en les évaluant « quand ils sont prêts »38 (c’est-à-dire jamais ?). Une idée à donner des cheveux blancs aux régisseurs et aux préposés à la répartition des salles : par temps de crise, rien de tel que de désorganiser une institution qui fonctionne bien pour mieux la fusionner. Autre exemple qui en dit long : « l’articulation entre nouveaux rythmes scolaires et intervention des conservatoires dans l’éducation artistique » que les auxiliaires du pouvoir en place décrivent comme « un objectif largement partagé »39. Mais à l’évocation de la « peur » légitime « ressentie par les agents de ne plus faire de l’enseignement artistique mais de l’animation »40 en TAP, le ton se fait plus mielleux : on leur susurre qu’ils seront accompagnés, « entendus » et « rassurés » tels des enfants, tout en leur imposant sans contrepartie41 de « faire autre chose », cette autre chose dont on sait seulement que « l’objectif est moins « apprendre » » 42 [sic]. Et c’est bien sûr pour « conserver toute sa place sur le champ de l’enseignement artistique spécialisé » 43 que le Ministère se désengage des conservatoires tout en les impliquant dans une animation socioculturelle locale qui n’est pas de leur ressort : « Comme les moyens sont contraints… les autres doivent « se serrer » un peu… ! » 44 Quand le sophisme le dispute à la double-pensée, la pédagogie devient la négation d’elle-même et se met à singer les pires travers de la politique, tandis que la politique use des vieilles ficelles de la pédagogie pour mieux dissimuler son impuissance. Elles engendrent alors les figures respectives et indissociables de l’amateur, autre nom de l’ignare conformiste, et du gestionnaire féru de pilotage et de politique du chiffre, et toutes deux finissent par se discréditer à force d’offrir le spectacle de l’incompétence et d’un souverain mépris de l’humain comme de l’intérêt général.

 

Rompre l’illusion du consensus

L’abus de consonance nuit à la bonne tenue du discours musical ; de même, la recherche d’un faux consensus, si prisée des managers, constitue la négation même de toute politique45. De jour en jour se dessine le triomphe du mépris et de la mystification démagogique consistant à fabriquer des consommateurs ignares – autant d’électeurs dociles – au prétexte de les rendre heureux ; et dans le domaine qui nous intéresse, ce n’est assurément pas l’amour de l’art et de la musique qui anime nos décideurs et autres pédagogues. Pourtant, ce n’est pas hier que Condorcet a montré qu’un citoyen non éclairé était susceptible de se faire son propre tyran et d’engendrer cette même violence que l’on prétend juguler par le contrôle social. C’est pourquoi, si l’on veut réellement échapper à ces sombres lendemains, il faut (plus que jamais) instruire ; or, cet ambitieux dessein implique que l’enseignement dispensé aux élèves comme les formations en pédagogie retrouvent nécessairement leur nature disciplinaire et remettent à l’honneur la précieuse expérience des musiciens les plus qualifiés et des maîtres les plus chevronnés. Mais le mal vient de plus loin ; c’est bien toute l’architecture du système qu’il faut repenser. A l’opposé du chaos bureaucratique engendré par une décentralisation mal pensée46, il est temps que l’État prenne enfin ses responsabilités et octroie à l’enseignement musical spécialisé sa tutelle protectrice face à ses propres dérives comme à celles des pouvoirs locaux, comme il a su le faire en son temps pour l’école publique.

 

Annexe. Liste des acronymes

  • ARIAM : Association Régionale d’Information et d’Actions Musicales de la région Île-de-France
  • CeFEDeM : Centre de Formation des Enseignants de la Danse et de la Musique
  • CA : Certificat d’Aptitude
  • CNSM : Conservatoire National Supérieur de Musique
  • CRR/CRD/CRC/CRI : Conservatoire à Rayonnement Régional/Départemental/Communal/Intercommunal
  • DE : Diplôme d’État 
  • EAC : Éducation Artistique et Culturelle
  • TAP : Temps d’Activités Périscolaires. On dit aussi NAP (Nouvelles Activités Périscolaires)

Notes

1 – Voir sur mezetulle.net : L’enseignement de la musique et la subversion de l’école (30 sept. 2012) et Enseigner ou évaluer ? (25 nov. 2013).

2 – Paul Raoult est le président de la FCPE, une organisation de parents… classée à gauche. http://tempsreel.nouvelobs.com/education/20130926.AFP6722/une-rentree-scolaire-assez-mitigee-selon-la-fcpe.html

3 – Pensées, Paris, Gallimard, 1934, p. 20.

4 – De Platon à Alain, en passant par Descartes et Condorcet.

5 – Ce développement doit beaucoup aux Propos de Jean-Michel Muglioni. Voir sur mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-16750257.html#Muglioni

6 – Extrait de la présentation d’une rencontre ARIAM animée par J. André, maître de conférences en sciences de l’éducation. http://www.ariam-idf.com/rencontres/l-attitude-non-directive-une-necessite-dans-la-pedagogie-des-activites-artistiques

7 – P. Bourdieu, « L’École conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture », in Revue Française de Sociologie, 1966, p. 337.

8 – Entretien avec C. Baubin, présidente de Conservatoires de France, Revue de la Fnapec, n°59 p. 19. Cf. http://www.fnapec.com/wp-content/uploads/2011/11/FNAPEC-WEB-BD.pdf

9 – M. Fumaroli, L’État Culturel, une religion moderne, Paris, De Fallois, 1991.

10 – Entretien avec G. Dumélie, Vice-président d’honneur de la Fédération Nationale des Collectivités Territoriales pour la Culture (FNCC), Revue de la Fnapec, n°59, lien cf. note 3 (p. 16-17).

11 – Comme c’est le cas actuellement au CRD du Val-d’Yerres.

12 – J. Aguila, « Évaluation des élèves, quoi de neuf », La Lettre du Musicien n°455, p. 26-28

13 – Ibid. Sur le « modèle finlandais », éternel mantra de la pédagogie officielle, lire l’étude éclairante de Loys Bonod : http://www.laviemoderne.net/grandes-autopsies/103-conte-de-noel-finlandais.

14 Ibid.

15 J.-C. Lartigot et E. Sprogis, Écoles de musique, un changement bien tempéré, Aix-en-Provence, Édisud, 1991. Un véritable manifeste du pédagogisme des conservatoires.

16 – La pédagogie des Cefedem prend l’élève tel qu’il est pour, surtout, le garder tel qu’il est ; c’est donc fort logiquement qu’elle s’expose telle qu’elle est, dans toute son exigence musicale et intellectuelle : http://www.cefedem-rhonealpes.org/sites/default/files/ressources/memoires/memoires%202010/KRIKORIAN%20Themelina.pdf

17 – C. Baubin, op.cit.

18 – G. Dumélie, op. cit.

19 – J. Aguila, op. cit.

20 – C. Baubin, op. cit.

21 – J. Aguila, op. cit.

22 – Les musiciens formés avant les réformes étaient-ils nécessairement des techniciens sans âme et sans culture ?

23 – En témoigne l’article de J. Aguila paru dans la Lettre du Musicien et largement cité ici-même.

24 – Comme le démontre sans équivoque le mémoire cité en note 14 (lire en particulier les pages 23-28).

25 – Il suffit de comparer l’exigence extrême des CA de FM jusqu’aux années 90 et l’absence actuelle de toute formation supérieure et disciplinaire pour réaliser l’ampleur de la régression. Sans compter que les CRR ont été largement dépouillés des cursus de 3e cycle spécialisé dans la discipline ; seul celui de Strasbourg l’a récemment réintroduit.

26 – J. Aguila, op.cit.

27 – J.-C. Milner, La politique des choses, Lagrasse, Verdier, 2011.

28 – J. Aguila, op.cit. Cette citation ne fait que paraphraser Meirieu, qu’on en juge : « […] En d’autres termes : changeons l’évaluation et l’école changera car les enseignants finiront bien par former leurs élèves à ce qui sera évalué. À la limite, il ne sera même pas nécessaire de réformer le modèle actuel par des décrets et circulaires ; il suffira de garantir le bon déroulement du “Certificat d’école obligatoire” ». P. MEIRIEU, L’École ou la guerre civile, Paris, Plon, 1997, p. 221.

29 – Ibid.

30 – On trouvera une chronique exhaustive de l’une de ces formations ici : http://www.mezetulle.net/article-enseigner-ou-evaluer-par-d-tchalik-121259446.html

31 – S’agissant de la réforme des rythmes scolaires, lire l’implacable démonstration de Jorge Morales : http://www.mezetulle.net/article-l-ecole-des-eleves-bienheureux-par-j-morales-119139586.html.
Quant à l’Éducation Artistique et Culturelle (EAC), pilotée par un Haut Conseil ad hoc et renforcée par la loi de refondation de l’École (2012), elle vise à instaurer un « parcours artistique » pour chaque élève tout au long de sa scolarité. A travers ces bonnes intentions, le législateur se mue en communicant en laissant entendre que les dispositifs existants (les programmes de musique et d’arts plastiques du secondaire, l’intervention en milieu scolaire s’agissant du primaire, sans parler de l’enseignement artistique spécialisé) étaient inopérants et/ou réservés à quelques happy few. La particularité la plus saillante de l’EAC est de n’admettre aucun contenu précis : grand seigneur, l’État laisse aux territoires et aux différents partenaires impliqués le loisir de la décliner localement à travers une démarche aussi participative que créatrice, ce qui évite accessoirement d’indisposer Bercy. Inséparable de l’Acte III de la décentralisation, l’EAC ignore les inégalités de ressources entre collectivités ; quant au tronçonnage des publics en autant de profils sociologiques qui en résulte, il ne fait qu’enfermer les usagers (ou plutôt clients) dans leurs déterminismes. Pour le reste, rien n’a changé depuis le début des années 80 : la promesse démocratique de la culture pour tous se voit une fois de plus obérée par les sirènes du tout-culturel et par l’incompétence de décideurs convertis à la religion de l’innovation comme fin en soi ; elle oscille alors entre le mirage et la farce cynique. Mais si, bientôt trente-cinq ans après le passage de la France « de l’ombre à la lumière », on en reste à invoquer invariablement ces recettes, c’est sans doute parce qu’elles n’ont pas été suffisamment appliquées !

32 – J. Aguila, op. cit.

34 – On le constate d’ailleurs déjà, de Douai, à Aubervilliers, d’Orléans à Yerres… et ce n’est qu’un début ! Un exemple cette optimisation des services et des moyens fourni clés en main par un cabinet de conseil privé aux élus de l’association Villes de France : http://www.villesdefrance.fr/upload/document/doc_201410270435030.pdf (en particulier p. 16-19).

35 – E. Sprogis, « Enseignement artistique, cultures émergentes, un enjeu de service public ? » http://escales.enfa.fr/files/2009/08/sprogis.pdf

36 – Née en 1989, l’association « Conservatoires de France » se définit comme « entité pouvant devenir force de proposition auprès du ministère de la Culture, dans un souhait de réflexion sur l’évolution nécessaire des établissements ». http://storage.canalblog.com/11/93/341556/57098104.pdf

37 – « Conservateurs les conservatoires ? La Ville de Paris veut réformer », Le Monde, 17/11/2014 http://www.lemonde.fr/musiques/article/2014/11/17/conservateurs-les-conservatoires-la-ville-de-paris-veut-reformer_4524938_1654986.html. 

38 –  J. Aguila, op. cit.

39 – G. Dumélie, op. cit.

40 – « Intervenir en périscolaire », une formation de l’ARIAM par J.-C. Vançon, http://www.ariam-idf.com/sites/default/files/periscolaire-synthese_jcv.pdf

41 – Pour rappel, un Assistant territorial d’Enseignement Artistique (ATEA) débute au SMIC, avec un point d’indice gelé depuis 2010 : décidément, les profs sont des privilégiés !

42 – J.-C. Vançon, op. cit.

43 – Entretien avec M. Orier, directeur général de la Création Artistique au Ministère de la Culture. Revue de la Fnapec, n°59 p. 15. Lien cf. note 4. 
Le procédé rhétorique est bien connu des décideurs. Lorsqu’un président de club sportif renouvelle de façon appuyée sa confiance à l’entraîneur, sa tête est menacée ; de même, en 2008-2009, les ministres Darcos et Chatel juraient leurs grands dieux que la réforme des lycées n’était pas causée par une volonté d’économies budgétaires ; la suite est désormais bien connue…

44 – C. Baubin, op. cit.

45 – Cf. J.-C. Milner, op. cit. ainsi que les trois ouvrages du sociologue J.-P. Le Goff consacrés au management : Le mythe de l’entreprise : critique de l’idéologie manageriale (1992), Les illusions du management. Pour un retour au bon sens  (1996) et La Barbarie douce  (1999), Paris, La Découverte.

46 – S’agissant de l’enseignement musical, cf. http://serveur1.archive-host.com/membres/up/1919747526/blogmezetulle/Telechargements_permanents/TchalikAutonomieEtablissMusiqueSept2012.pdf

© Dania Tchalik, 2015.
[Edit du 7 février 2015. Une version brève de ce texte, sous le titre « La Pédagogie contre elle-même », est publiée dans La Lettre du musicien n° 459, 4 février 2015]

Suppression des notes à l’école : on y est !

En août 2012, répondant à une très biaisée « consultation » sur une énième version de la sempiternelle réforme scolaire, je disais tout le mal que j’en pensais1. Dans la conclusion, qui se voulait ironique, j’écrivais :

« Cette école réformée « de la réussite » a d’ailleurs presque atteint son objectif et si on veut le réaliser complètement, il reste peu à faire : supprimer les notes et les examens, abolir toute discipline, désavouer toute autorité de la part des maîtres, ouvrir encore davantage (si cela est possible) l’école aux pressions et aux autorités qui lui sont étrangères. Ainsi chacun sortira de l’école en pleine « réussite », mais démuni, sans avoir rencontré le moindre risque d’échec, la moindre difficulté. Mais c’est l’école tout entière qui sera alors un échec encore plus patent qu’aujourd’hui. »

Eh bien cette ironie est déjà dépassée par la réalité. Oui, la suppression des notes, on y est ! Comme l’a dit Florence Brunold –  humoriste de l’excellente émission La Revue de Presse – le 24 novembre : « il faut supprimer les notes, car si un élève a obtenu 9/10 pour avoir bien travaillé, vous vous rendez compte du traumatisme pour celui qui n’a rien foutu ? »

Voir à ce sujet l’article de Guy Desbiens Supprimer la notation : une nouvelle grande ambition pour l’école ?

1  Je me demande bien pourquoi le Ministère s’est gardé de publier mon texte sur le site internet ad hoc, par ailleurs très accueillant envers d’autres points de vue. Les lecteurs de Mezetulle peuvent le lire ici http://www.mezetulle.net/article-l-ecole-de-la-republique-refondation-ou-reforme-109609448.html.

© Mezetulle

Supprimer la notation : une nouvelle grande ambition pour l’école ?

Désespérant ! Peut-on qualifier autrement un ministère qui s’obstine encore, de manière absurde, dans les mêmes choix, les mêmes projets, les mêmes réformes ? C’est donc maintenant l’évaluation des élèves qui est en cause et une grande « conférence » nationale vient d’être lancée, par le Conseil Supérieur de l’Éducation, en vue de réformer le système de notation[1].

Un faux débat, un vrai danger pour l’École

Les termes du débat (dans ses questions et leur argumentaire), comme toujours dans l’Éducation nationale, imposent leurs propres présupposés : on devrait débattre de la notation comme s’il s’agissait d’un fléau, au même titre qu’on débat de la pollution, du tabagisme, de la pauvreté dans le monde ou du réchauffement climatique ! Il serait donc temps de changer les pratiques et les mentalités des enseignants, dont l’évaluation ne serait guère adaptée aux besoins des élèves, adéquate à leur progressivité, pertinente pour estimer leur niveau et leurs capacités ou appropriée pour favoriser leur motivation.

Mais avec l’évaluation c’est aussi, cela va sans dire, tout le système des examens et leur certification, toute la pédagogie et les pratiques d’enseignement, les programmes et les contenus d’apprentissage, les parcours et les procédures d’orientation qu’il faudrait évidemment repenser. Tout cela est dit explicitement sur le site du ministère où l’on déplore « le poids exclusif des notes dans la détermination du parcours des élèves … au détriment parfois de leurs centres d’intérêt, de leurs goûts et de leurs motivations » et où on estime ainsi que « fonder l’orientation d’un élève sur les résultats délivrés par le livret scolaire ne permet pas de tenir compte de l’ensemble de ses compétences ».

Dans cette logique, le projet de réformer l’évaluation ne peut pas ne pas être pensé sans une réforme globale du système d’enseignement. On peut donc reprocher au ministère d’avoir encore une fois cédé aux pressions des experts et des doctrinaires des « sciences de l’éducation », ce que confirme la composition du « jury » de cette conférence, constitué de personnalités qui défendent unanimement l’idéologie « pédagogiste ».

 

Des présupposés totalement idéologiques

Le présupposé fondamental consiste, évidemment, à imposer la croyance en l’arbitraire de la notation telle que la pratiquent communément les enseignants. « La note reste, peut-on lire sur le site du ministère, un jugement de l’enseignant dont les études en décimologie[2] montrent le caractère subjectif en raison des multiples influences dont le correcteur fait l’objet, y compris à son corps défendant ».

Cependant, il faut le rappeler ici, ces fameuses études en « décimologie » n’ont rien de scientifique : elles se fondent sur des « expérimentations » qui, paradoxalement, instaurent les conditions leur permettant d’obtenir les résultats qu’elles visent à démontrer. Que l’on consulte donc les ressources que le ministère met à la disposition du public et notamment certaines conférences pour le moins déconcertantes : on y apprend que les études « en laboratoire » auraient prouvé que c’est le contexte de la tâche à accomplir pour les élèves qui serait déterminant dans leur performance, de sorte que les conditions dans lesquelles s’effectue l’évaluation influenceraient de manière non négligeable leurs résultats[3]. A tel point que, selon les experts, ce serait finalement le mode d’évaluation qui, pour une part non négligeable, provoquerait – au lieu de le traduire – l’échec des élèves !

Autre formulation de ce présupposé : les élèves seraient « victimes » de la représentation illusoire qu’entretiennent les enseignants eux-mêmes sur leur propre pratique d’évaluation. « La note reste, peut-on encore lire avec consternation, un jugement de l’enseignant sous influence, un outil de hiérarchisation et de sélection progressive ». On mesure à quel point ces études prétendument scientifiques méconnaissent la réalité du monde de l’enseignement : les professeurs qui cherchent, globalement, à y assumer leurs missions avec le plus grand sérieux et le plus grand professionnalisme, sont bien plutôt confrontés au contexte général de dégradation du niveau de leurs élèves et c’est ce qui explique pourquoi l’évaluation devient pour eux, effectivement, de plus en plus improbable.

 

Un changement de paradigme : « l’approche par compétences »

Comme on peut l’apprendre dans une conférence consultable sur le site du ministère[4] : « la compétence a ouvert une boîte de Pandore ». C’est que les experts plaident tous en faveur d’un changement de modèle pour l’École et voilà ce que dissimule en fait le projet de réforme de l’évaluation. D’ailleurs, ils le disent très explicitement. L’École obéit encore aujourd’hui, selon eux, au « paradigme de la connaissance », qui la situe dans une « logique d’enseignement » : c’est ce modèle, fondé sur l’évaluation dite « sommative », qu’il faudrait abandonner. Et il faudrait lui préférer « le paradigme de la compétence » qui place dans une tout autre logique : celle de « l’apprentissage », au sein duquel l’évaluation serait enfin « formative » et aurait la vertu de « donner du sens », de motiver les élèves, de favoriser leur autonomie, de tenir compte de leur progressivité, etc.

Pourtant, premièrement, c’est un modèle totalement formaliste qui est proposé : celui du « référentiel » des compétences[5]. Les enseignants le savent bien : ils en ont déjà subi déjà les conséquences, en primaire et au Collège, avec le Livret des compétences qui n’est qu’un outil bureaucratique s’appuyant sur une évaluation codifiée parfois aberrante.

C’est ensuite, deuxièmement, un modèle inconsistant : avec l’approche par compétences, qui exclut l’évaluation du niveau de connaissances entendue comme condition d’accès à un niveau supérieur de scolarité, c’est donc toute l’organisation des cycles d’études qui ne répond plus à un ordre raisonné. C’est pourquoi cette logique, qui présuppose ce qu’elle prétend pouvoir obtenir, finit par imposer aux enseignants ce qu’elle s’emploie à leur interdire : atteindre des objectifs !

C’est enfin, troisièmement, un modèle contre-éducatif, puisqu’il impose une vision utilitariste de l’École. Dans l’approche par compétences, le savoir ou la culture deviennent secondaires : ce qui compte avant tout ce sont les « savoir-faire socialement utiles ». Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que certains en viennent finalement s’interroger sur le bien fondé des finalités de l’École, comme on peut le lire dans un texte référencé sur le site du ministère[6] : « à quoi sert l’École ? Est-ce qu’elle sert à préparer les élèves à répondre aux questions qu’on leur pose à l’École ou est-ce qu’elle sert à préparer à la vie et donc à des questions auxquelles on n’est pas préparé ? » Et de découvrir que s’il s’agit de « de préparer les futurs citoyens, la capacité à gérer des procédures familiales ou à comprendre les problèmes de crédits à la consommation apparaissent au moins aussi stratégiques que la bonne restitution du théorème de Pythagore, dont on se sert rarement au-delà de l’univers scolaire ».

Ce qui fait pourtant la valeur de l’École, c’est la valeur du savoir qu’on y enseigne : et cela seul peut donner du sens à l’enseignement, motiver réellement les élèves et préserver la crédibilité de l’institution. 

© Guy Desbiens, 2014.

Annexe : réponse au questionnaire officiel

Puisqu’on nous demande notre avis, voilà les réponses que j’ai envoyées à titre de contribution personnelle.

  1. Comment l’évaluation peut-elle être au service des apprentissages des élèves et participer à leurs progrès ?

À la condition de reconnaître la valeur de la notation telle que la pratique la plupart des enseignants, contrairement à tout ce qui peut en être dit ! Les professeurs savent bien que « l’approche par compétences » est aberrante. Les experts sont d’ailleurs les premiers, comme on peut le constater dans les conférences consultables sur ce site, à formuler de très vives critiques sur le Livret de compétences : alors pourquoi vouloir le maintenir à tout prix ? Le modèle en faveur duquel on plaide a imposé au collège un formalisme absurde qui permet de valider tout et n’importe quoi. Le bon sens imposerait donc plutôt de revaloriser les pratiques traditionnelles de notation des enseignants, qui visent à attester l’acquisition de réelles connaissances, et non de les condamner au nom d’une évaluation par compétences qui leur rend la tâche impossible.

  1. Comment rendre compte aux familles des progrès des élèves ?

À la condition que les familles prennent au sérieux la notation des enseignants et n’en contestent pas le bien fondé : autrement dit, à la condition que les familles continuent à penser, comme c’est encore généralement le cas aujourd’hui, le contraire de ce que s’imaginent démontrer les prétendues expertises des « sciences de l’éducation ». La notation des enseignants n’est pas, globalement, arbitraire. S’il y a quelque chose d’arbitraire, ce sont les « expérimentations » qui ont la prétention de le prouver, et qui ont toujours été menées selon des protocoles qui n’ont rien de strictement scientifique.

  1. Quelle place et quelle forme de la notation dans l’évaluation des élèves ?

Une place essentielle ! Il est aberrant d’envisager la réforme du système de notation et, pourquoi pas, sa disparition, puisque des « expérimentations » ont pu être faites en ce sens dans certains établissements avec des classes sans note : pourquoi pas des « classes sans profs » ? A l’évidence ce genre d’initiatives, tout comme les pratiques « d’autoévaluation », mentionnées également, doivent à coup sûr permettre l’amélioration des résultats ! On les jugera donc globalement positives… Tout cela n’est guère sérieux. Et c’est grave : car avec ces expérimentations et ces réformes, c’est aussi avec l’instruction de nos enfants qu’on se permet de jouer.

  1. Quels doivent être les moments de l’évaluation dans les parcours des élèves ?

Il faut espérer que cette question, apparemment relative au calendrier, ne nous engage pas dans une interrogation sur le bien fondé des examens, comme cela peut être suggéré dans la contribution de certains syndicats. Il faut être très clair à cet égard : les conditions de correction aux examens, et je parlerai notamment pour le baccalauréat ou le BTS car ce sont les seuls que je connais personnellement, sont organisées de telle sorte qu’elles en garantissent au mieux, et autant que faire se peut, l’équité et le caractère démocratique. Contrairement à ce qu’en prétendent les « expertises », il n’y a pas de « loterie au bac. » : les enseignants, on le sait, se rencontrent lors de réunions successives (« réunions d’entente », « d’harmonisation ») pour partager et confronter leurs points de vue, de sorte que l’évaluation n’est jamais isolée, figée et ponctuelle. L’évaluation est le produit d’une réflexion collective élaborant progressivement, à partir de propositions initialement divergentes, des critères communs de notation. C’est pourquoi il faut défendre des examens fondés globalement sur des écrits anonymes, mais envisager, tout au contraire, de remettre en cause les autres formes d’évaluation qu’on voit aujourd’hui se généraliser : contrôle continu ou en cours de formation, etc. 

  1. Comment mobiliser les évaluations dans la détermination des parcours des élèves, leurs choix d’orientation et les procédures d’affectation ?

Etienne Klein, qui préside l’honorable jury de cette prestigieuse conférence, a longtemps enseigné la physique quantique et la physique des particules à l’École centrale de Paris. Pensez-vous un instant qu’il mettait en pratique vos conceptions sur l’évaluation formative et sommative ? Est-ce qu’il évaluait ses étudiants selon la grille A/ECA/NA (ou autre formalisme) ? Avait-il affaire, oui ou non, à un public préalablement sélectionné par des concours exigeants, sur la valeur desquels personne n’oserait formuler le moindre doute ?

 

Notes

[1]              http://www.conference-evaluation-des-eleves.education.gouv.fr/

[2]              La « décimologie » est la partie des « sciences de l’éducation » qui étudie l’évaluation.

[3]              Cf. Jean-Marc Monteil : « Evaluations et catégorisations initiales : effets sur l’attention et les performances cognitives » (http://www.reseau-canope.fr/innovation2014/levaluation-positive.html?tx_cndpvideoflv_pi.). Ainsi, par exemple, dans une expertise effectuée sur des groupes d’élèves de niveaux différents à qui on demande de reproduire la « figure de Rey », on constate que les performances varient selon le contexte, si l’on présente la tâche à accomplir comme un « exercice de géométrie » ou comme un « dessin à effectuer », ou si on place les élèves en situation de « visibilité ou d’anonymat », etc. Dès lors, les élèves en échec le seraient parce qu’ils sont placés dans une « situation de stress extrêmement importante », ne le permettant pas de consacrer leur attention à la tâche qui leur est demandée, ce qui expliquerait ainsi la médiocrité de leurs performances. Ce genre d’études prouve surtout que ce sont les conditions de l’expérimentation, dans lesquelles on place délibérément une population d’élèves, qui influencent ses propres résultats, procédé qui permet de conférer un semblant d’objectivité scientifique à l’interprétation qu’on cherche à fonder sur celle-ci : en l’occurrence que l’évaluation ne serait pas adéquate aux performances évaluées, puisque celles-ci varient en fonction du contexte donné à l’expérimentation.

[4]              Cf. Claire Bourguignon : « L’évaluation des compétences des élèves : un changement de paradigme ? », 22 septembre 2011, Agrosup Dijon http://www.cndp.fr/crdp-dijon/Conference-L-evaluation-des.html

[5]              Cf. Claire Bourguignon : « ce qui est important ce n’est plus le programme et son contenu, mais c’est le référentiel défini en termes d’objectifs à faire atteindre. Ces objectifs vont être placés par rapport à des niveaux. Ces objectifs sont décrits par des descripteurs et ces descripteurs définissent des capacités ». Ainsi « il s’agit d’un autre rapport au savoir et donc d’un changement de paradigme. L’enseignant ne ″sanctionne″ plus de connaissance, mais ″valide″ un niveau (de compétence) par rapport à un objectif ».

[6]              Olivier Rey : « le défi des évaluations des compétences », Institut français de l’éducation, N°76, juin 2012.

© Guy Desbiens

Qui a peur des humanités ?

 

Voilà trente ans que, pour l’école, les réformes produisent l’échec qu’elles sont censées corriger. Et à chaque fois l’incendiaire se transforme en pompier : « on a échoué, mais c’est parce qu’on n’a pas été assez loin : vous en reprendrez bien une louche ? »

Je m’apprêtais à entrer dans le débat sur l’enseignement relancé ces jours derniers dans le sillage de la question des violences urbaines, quand j’ai retrouvé sur mon disque dur cet article paru en 19981 mais dont la première version remonte à… 1992 ! A part quelques références qui trahissent la date, pratiquement rien à modifier : je me suis contentée de suggérer en note ou entre crochets une ou deux variantes.

L’école des ressources humaines et du moralement correct

Il faudrait rappeler pourquoi la pensée politique qui se déploie depuis vingt [30] ans à travers les mesures scolaires a rompu, malgré un vocabulaire de façade, avec le modèle républicain. Il faudrait inlassablement redire pourquoi une école qui prend pour règle les faits de société, les exigences du marché et le dogme de « valeurs morales » auxquelles tout citoyen devrait nécessairement adhérer, n’est qu’un instrument de soumission et pourquoi ce n’est pas, finalement, un très bon calcul.

Les projets d’établissement, l’ouverture systématique à l’environnement, la critique de l’encyclopédisme, le discrédit jeté sur la notion de discipline scolaire, la légitimation des groupes de pression locaux, les passages automatiques de classe : il faudrait dire et redire en quoi tout cela, sous des apparences libérales, est profondément contraire à la liberté. La version universitaire de cette vulgarité réductrice s’étale dans le Rapport Attali2 : accroissement du rôle des régions, constitution de « pôles » riches et pauvres, droit de regard du patronat local sur les programmes et la gestion des Universités par une « agence supérieure d’évaluation ».

Il faudrait montrer que la gestion et les bons sentiments se substituent à l’interrogation politique et que l’État, qui devrait maintenir et protéger les droits de chacun contre les pesanteurs sociales, coutumières et morales, l’État, en institutionnalisant la force des choses et la férocité des bons sentiments, les amplifie : il se conduit en manager et en prédicateur.

Car le dogme désormais officiel est que la société, telle qu’elle est, avec ses déchirements et ses sacralités, est un dieu, et qu’il faut s’incliner devant ce dieu. Nouveau credo féodal, qui allie le fatalisme de la précarité à l’intouchable action humanitaire, le tout résumé dans le cynisme de la gestion des ressources humaines. Lorsque s’installe la confusion entre le prochain et le citoyen (baptisée « tolérance à l’autre »), et parallèlement entre le citoyen et « l’usager », on peut craindre que bientôt la cité ne soit récusée au profit de la juxtaposition sociale. Pour former l’humanité il faut se soustraire un moment à la société ; pour former un sujet libre il faut l’inviter d’abord à rompre avec lui-même : une école républicaine ne peut pas s’installer dans l’évidence de la proximité ni dans celle de la productivité.
 

Le décervelage par le bas

D’abord, il faut bien se mettre dans la tête que le droit au travail à temps complet avec un salaire décent, c’est un archaïsme et que, par conséquent, ceux qui défendent leur salaire, leur qualification, leurs droits, sont des corporatistes qui s’accrochent à des « privilèges » : il convient de leur faire honte en leur montrant tous ceux qui n’ont plus d’emploi, plus de droits, plus de dignité. L’avenir serait dans cet alignement sur la précarité, réclamé par le ressentiment. Le charitable mot d’ordre du « partage du travail » n’est que le nom moral du très technique principe de flexibilité. On peut proposer une autre appellation : le nomadisme des petits boulots. Rien de tel pour rendre un homme humble et fragile. L’une des réussites les plus marquantes des républiques françaises, la création d’une petite bourgeoisie salariée d’État3 principalement composée d’enfants issus des classes populaires mises en contact avec la haute culture, cette réussite est explicitement vouée à la disparition programmée. Disparition qui s’accompagne d’un discours imprégné de la haine des intellectuels.

Cela suppose une politique scolaire dont le premier volet repose sur l’acceptation de la déqualification. Vos élèves ne savent pas ou savent mal lire ? Ils ne savent pas rédiger ? Ils sont incapables de se tenir tranquilles une demi-heure devant une table ? Il faut « les accueillir tels qu’ils sont » et figer cet état en essence, négocier avec eux toute forme de discipline, s’installer dans le brouhaha qui serait une forme d’expression et les laisser passer sans discuter dans la classe supérieure. Ne leur donnez plus de sujets exigeant une rédaction trop soutenue, conformez-vous à leur état présent, remplacez la pédagogie sur programme si étouffante par la pédagogie sur « objectifs », passez avec eux un contrat pédagogique de dupes aux termes duquel vous vous engagez à valider leur ignorance et leur aliénation. Et pour débarrasser le marché du travail des dernières « rigidités » qui l’encombrent, il faudra penser à assouplir les examens nationaux. Bien entendu, on n’a que faire des professeurs pour appliquer une telle démission : un enseignant abstrait et déqualifié suffira : un « prof ».

C’est ici que l’alliance entre le libéralisme et le pédagogisme révèle son utilité. Parce qu’il se méfie du savoir en lui-même, parce qu’il ne le supporte qu’asservi à une fin qui lui est étrangère (communication, sociabilité, adaptation, vie en communauté), le pédagogisme est l’instrument privilégié d’une école transformée en lieu de vie, en animation sociale, d’une école garderie où le petit boulot devient la loi. C’est aux petits boulots qu’on prépare les élèves, et on peut craindre que les métiers d’instituteur et de professeur ne soient transformés en jobs de colmatage social. Et vous, étudiants, qui réclamez des postes aux concours de recrutement, vous qui réclamez votre place dans l’ascenseur social qu’était cette petite bourgeoisie salariée d’Etat, vous qui croyez que le professeur a encore de l’avenir et que ce n’est pas un crime de mettre les loubards de banlieue en contact avec des hommes de haute culture, vous êtes crispés sur des ringardises ! Devenez des enseignants indifférenciés et caporalisés, ces enseignants modèles qui promènent les enfants.

Voilà la première partie de la gestion en ressources humaines, celle qui s’adresse au grand nombre. Il y a deux manières de l’entendre. Côté mélodie : la chaleur des banlieues, les charmes de la spontanéité de l’enfant et l’exaltation des sentiments « de proximité » (visites d’hôpitaux et de foyers, opérations caritatives) ; côté basse fondamentale : flexibilité, déqualification et précarité. Il s’agit d’ériger la force de travail abstraite et indistincte en vertu, alors qu’elle n’est qu’une déchéance pour ceux qui la vivent et une menace pour ceux qui n’y sont pas encore réduits.

La mutilation intellectuelle par le haut : les humanités font place au supplément d’âme

Seulement, de même que le charitable principe du partage du travail indistinct ne vaut pas pour tout le monde, de même le décervelage par le bas et la réduction à l’animation sociale ne valent pas pour tous. Ceux qui ont eu la bonne fortune d’échapper à la chaleur des banlieues – et qui feront à leur tour la leçon à ceux qui y travaillent en leur disant « soyez des animateurs, des grands frères qui apaisent, et non des professeurs qui instruisent » – , ceux qui, voyant que leurs parents leur ont appris à lire aux meilleures sources le soir après l’école, diront à leur tour que la lecture dans une langue soutenue, après tout, n’est qu’un code de reconnaissance sociale, bref ceux qui sont destinés à appliquer les techniques de ressources humaines aux autres, ceux-là, les futurs décideurs, on leur réserve autre chose.

En dehors de l’indistinction des petits boulots, le marché réclame une force de travail valorisée, qualifiée, habile. Habile à quoi ? Cette habileté se réduit, semble-t-il, à « faire du fric ». Mais il en existe une version chic: « il faut davantage d’ingénieurs ». Faut-il entendre par là plus d’hommes instruits et plus de citoyens éclairés ? Pas sûr. Du fait qu’elle aura échappé aux ravages de l’alliance entre le libéralisme et le pédagogisme, la crème n’en restera pas moins la proie de l’alliance techno-libérale.

Le décervelage par le bas fait alors place à la mutilation intellectuelle. Aux yeux de l’alliance techno-libérale, la calculette tient lieu de pensée et tout ce qui ne peut se traduire en univocité rentable, en discours positif et monnayable ou en pédagogie communicationnelle n’est que supplément d’âme que l’on encense et esthétise d’autant plus qu’on l’enseigne moins.

Supplément d’âme, l’étude des classiques, la théorie littéraire, le goût de « l’expression belle et forte » 4. On fera de la technique de communication, de peur que l’expression belle et forte devienne « la règle et le modèle de nos pensées ». Même chose pour les langues vivantes : qui se douterait, à lire certaines instructions officielles, qu’elles ont des grammaires et de grandes littératures ?

Supplément d’âme, la réflexion sur le passé de l’humanité, le jugement réfléchissant et critique que donne la conscience de l’histoire, qui est conscience de l’homogénéité et de l’immanence de l’humain. On fera plutôt de l’histoire des idées et des idéologies, variante de la révolte des vivants contre les morts. Mais il ne faudra pas oublier de mettre à part les bons morts : pour eux sera institué un « devoir de mémoire ».

Supplément d’âme, les questions problématiques, métaphysiques, esthétiques, morales et politiques. Qu’a-t-on besoin d’exercer péniblement sa raison sur des problèmes insolubles ? N’est-ce pas plutôt le domaine de la foi et des croyances ? D’ailleurs, c’est bien connu, les êtres humains ont besoin de merveilleux, d’un au-delà de la nature. Mais comme on aura déjà amputé les humanités, qui en donnent décidément une version trop distanciée, on fera de l’histoire des idées religieuses, de peur que l’esprit n’étouffe la spiritualité. On apprendra à s’agenouiller devant toute iniquité, pourvu qu’elle se réclame d’une forme de conscience religieuse ou d’une particularité ethnique ; on appellera « culture » ce que l’on interdira d’appeler « préjugé ».

Supplément d’âme encore, l’exercice patient, laborieux et raisonné des beaux-arts, ces arts libéraux, du moins lorsqu’il portent dignement et distinctement leurs grands noms scolaires : musique et dessin. Mais c’est jusqu’à leur nom, leur nom propre, qui est effacé de l’enseignement, remplacé par des gros mots comme « expression artistique ».

S’en prendre aux humanités, c’est aussi s’en prendre aux sciences et aux techniques

Cette mutilation intellectuelle, n’en doutons pas, a pour cible préférée ce que, pour être bref, on appelle ordinairement les humanités. Elle a pour effet, nous l’avons souligné, l’abolition de toute une classe moyenne de promotion sociale formée à la haute culture, et avec elle la disparition du contact institutionnel entre le peuple et les savoirs contemplatifs.

Mais les sciences, au nom desquelles prétend s’autoriser cette mauvaise action, les sciences elles-mêmes ne sont pas à l’abri de l’utilitarisme étroit et de la sacralisation du social. A quoi bon s’intéresser au nombre, pris en lui-même, si ce n’est pour compter quelque collection – de préférence des sous ? A quoi bon démontrer une proposition, apprendre à démontrer et réfléchir sur ce qu’est une démonstration, puisque l’important, c’est d’appliquer les théorèmes et d’être bien dans ses baskets ? A quoi bon s’intéresser à la méthode expérimentale, qui se demande avant tout et fort inutilement ce qui pourrait ne pas marcher, puisque n’est vrai que ce qui marche ?

Il est faux que la logique techno-libérale ait besoin des sciences, en tant qu’elles sont toutes (et quel que soit leur objet) des disciplines libres ; elle n’a besoin, dans les sciences, que de ce qui peut fonctionner pour ce qu’elle croit être son intérêt. Ce n’est pas que cette logique haïsse tout savoir (et d’ailleurs, au fond, elle n’a que mépris pour le pédagogisme qu’elle se garde bien d’introduire dans ses grandes écoles), c’est plutôt qu’elle est étrangère à l’esprit même du savoir désintéressé – au mieux et dans les périodes fastes, dites « de croissance », elle le traitera en mécène.

Il est faux même que la logique techno-libérale ait besoin des techniques, des arts et métiers pris dans l’humaine encyclopédie. Préférant toujours l’apprentissage à l’enseignement, elle n’aime dans les techniques que ce qui est intéressé, mais elle n’aime pas l’intérêt pour les techniques, qui est savoir désintéressé, savoir pour voir et pour éprouver sa propre force.

Car le savoir désintéressé, poussé par l’intérêt spéculatif dont tout être humain est pourvu, n’a d’autre fin que de faire de celui qui se l’approprie l’auteur de ses pensées, c’est-à-dire de lui donner la vraie force, celle dont on ne peut être dessaisi. Auteur de sa propre pensée, voilà ce que devient un enfant qui a compris un théorème; comprenant cela, il voit bien que Descartes ou même le fabuleux Pythagore n’auraient pas fait mieux : il devient un dieu. Quand on y réfléchit bien, on voit que tous les autres effets du savoir sont dérivés de cet effet fondamental qui se nomme puissance ou liberté. C’est pourquoi l’école n’a pas besoin d’être ouverte sur son environnement immédiat : elle est elle-même et par définition ouverture5, pourvu qu’elle prenne au sérieux cette dimension spéculative de l’émancipation.

Seulement, ce qui est gênant, c’est que cette position d’autorité que chacun peut conquérir puisse le mettre au-dessus du marché et des lois, au-dessus de la liturgie moralement correcte qui célèbre et exalte les communautés, qu’elle puisse le mettre en mesure de prendre ses distances. Car le savoir, si on y pense bien, renvoie à une autorité plus haute que celle de la loi elle-même. Cela fait peur. Voilà justement de quoi une République éclairée n’a pas peur, voilà même de quoi elle a besoin, voilà ce qui fait sa grandeur et sa fragilité.

La République n’a pas peur des humanités

Il y aurait beaucoup à dire sur une société qui considère que le temps mis à comprendre un théorème, à s’approprier l’expression belle et forte, à méditer sur la forme et la perfection d’un outil, à ruminer l’objet métaphysique en se frottant aux plus grands esprits, ce temps du loisir et de la félicité, est du temps perdu, et que seul compte le temps d’utiliser et de finaliser, le temps du négoce et de la production, le temps de l’utilité sociale et de la féroce charité. Il y aurait beaucoup à dire sur une philosophie qui, confondant morale et politique, oublie le minimalisme républicain selon lequel le but de l’association politique est le maintien, la défense et l’extension des droits de chaque individu et non le bonheur commun. Une telle société et une telle philosophie n’aiment pas que les hommes puissent devenir des dieux et puissent détrôner les faux dieux.

C’est pourquoi l’école républicaine devrait d’abord être un lieu de pensée et non un lieu de vie et d’adaptation ; un lieu protégé d’égalité par la réflexion et non le reflet de la jungle et du tourbillon social ; un lieu où la pensée libérale est sollicitée et élevée en chacun – surtout en ceux qui n’en ont pas le loisir ailleurs – et non un lieu d’asservissement au libéralisme du marché ; un lieu où la discipline raisonnée délivre chacun, maître et élève, des aliénations. Mais à travers cela se pose une question politique, relative à la nature même de la cité, celle de l’usage de cette école.

Car elle a bien un usage, l’école qui détourne l’élève de n’être qu’un enfant, qui détourne l’homme de n’être qu’un travailleur, qui détourne l’animal métaphysique de n’être qu’une bête superstitieuse, qui détourne le citoyen de n’être qu’un acteur social, qui détourne la volonté générale de n’être qu’une collection de volontés particulières, qui détourne la liberté de n’être qu’un libre-échange. A quoi peut donc bien servir le temps pris à comprendre, à quoi peut bien servir le détour par les raisons ? A se saisir comme liberté et à former l’idée d’humanité. C’est parce que la République n’a pas peur de cela, et c’est parce qu’elle en a besoin que l’école républicaine pense toujours toute forme de savoir, quel qu’en soit l’objet et quels qu’en soient les usages dérivés, sur le modèle et dans l’ordre des humanités.

© Catherine Kintzler, 2005

Notes

1La Mazarine, éd. du Treize mars, sept. 1998, pp. 33-37. A ma connaissance cette revue n’existe plus.
2 – A remplacer : on a un large choix dans la prose officielle du Ministère de l’E. N. et dans la prose locale de chaque Université.
3 – J’emprunte ce concept à Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal, Paris : Le Seuil, 1997.
4 – Alain, Propos sur l’éducation, XXV.
5 – Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris : CNDP, 1993, p. 44-45.

Cet article a été publié initialement sur mezetulle.net en décembre 2005, où vous pouvez le retrouver avec ses commentaires : http://www.mezetulle.net/article-1318666.html