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La violence à l’école

À propos des récentes décisions du ministre de l’Éducation nationale qu’il approuve, Jean-Michel Muglioni rappelle quelques mots d’Alain qui, en 1909, écrit qu’il faudrait pacifier les lycées en y restaurant la discipline.

Il arrive que l’actualité soit révélatrice.

Le nouveau ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse veut secouer les recteurs et l’administration qui n’a pas su, c’est le moins qu’on puisse dire, lutter contre le harcèlement scolaire. Est ainsi révélée non pas l’incurie, mais la politique délibérée de l’administration. J’ai cru comprendre qu’on allait dorénavant pouvoir changer un harceleur d’établissement : jusque là, semble-t-il, le harcelé avait intérêt à déménager.

L’ancienne rectrice en poste à Versailles vient de présenter ses « excuses » pour la lettre que ses services ont adressée à des parents qui signalaient le harcèlement dont leur fils était victime : cette lettre les accusait de dénonciation mensongère et les menaçait de poursuites judiciaires. Leur fils s’est suicidé. Il est révélateur que la même administration qui flatte généralement les parents d’élèves et abandonne à eux-mêmes les professeurs ait refusé d’écouter les parents d’un élève harcelé. Elle prétend que c’était pour défendre les professeurs : sans doute le peu d’habitude qu’elle a de les défendre explique-t-il cette honteuse méprise !

J’oubliais ! J’ai entendu la rectrice parler des « usagers » des établissements scolaires ! Il n’y a plus dans les écoles des élèves ou des étudiants, mais des usagers. Michel Rocard, il est vrai, avait parlé du stock d’enseignants. Les mots ont un sens.

Le ministre veut un « électrochoc à tous les niveaux » dans la lutte contre le harcèlement scolaire. A-t-il la moindre idée de la violence qui règne aujourd’hui dans les écoles, les collèges et les lycées, et qui n’est jamais avouée ? La situation est telle que je ne vois pas comment rétablir la paix et rendre l’instruction réellement obligatoire. Je dis bien l’instruction et non la présence dans un établissement scolaire… Et pour qu’on ne s’imagine pas que je suis nostalgique d’une école révolue, voici la conclusion d’un propos d’Alain du 18 février 1909.

« Si j’étais directeur de l’enseignement secondaire, je m’occuperais de pacifier les lycées [c’est-à-dire alors de la sixième à ce que nous appelons la terminale]. J’y arriverais, parce que je rendrais les chefs responsables de tous les désordres. Et nous n’aurions que trois cents élèves à renvoyer dans toute la France pour rétablir partout l’ordre, le silence et le respect. Telle est la réforme qu’il faudrait faire »1.

Ce propos est anachronique : Alain professeur dénonce le chahut qu’il voit gangrener les lycées. Au lieu de s’occuper sans cesse des programmes, « je m’occuperais uniquement de restaurer la discipline dans les lycées, écrit-il. Tout le monde connaît le mal, personne n’ose en parler. » Certes, la violence d’aujourd’hui n’a rien de commun avec le chahut d’antan, sinon qu’on n’ose pas en parler, et que les élèves n’en sont pas les principaux responsables. Mais ne regrettons pas le temps du chahut !

 

1 – On trouve ce propos dans le petit volume des Éditions Mille et une nuits intitulé : L’instituteur et le Sorbonagre, 50 propos sur l’école et la République. [NdE . Pour aller plus loin, on consultera le site de référence « Philosophe Alain » https://philosophe-alain.fr/ ].

Réforme du baccalauréat : il faut reconquérir le mois… d’avril !

Sébastien Duffort, dans ce texte initialement écrit pour le Mouvement républicain et citoyen (dont il est secrétaire national à l’éducation), analyse les effets délétères de la réforme du baccalauréat sur le calendrier scolaire. Réduire ainsi la durée et l’importance de l’enseignement, c’est rendre insignifiant et inefficace le processus d’instruction – comme s’il n’était pas déjà assez endommagé depuis des décennies par une politique de prétendue « innovation » et de réelle marchandisation. Un déplorable « en même temps » fait le grand écart entre les exigences initiales affichées par J.-M. Blanquer et ce nouveau mauvais coup dirigé contre la mission centrale de l’école. Cette situation est inacceptable pour tous ceux qui sont attachés à l’exigence républicaine.

Depuis le passage de Xavier Darcos rue de Grenelle, chaque nouveau ministre de l’Éducation nationale entonne à son arrivée le refrain habituel : « la reconquête du mois de juin ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que la nomination de Jean-Michel Blanquer a définitivement rendu caduc ce slogan. La réforme du baccalauréat, promesse de campagne du candidat Macron, introduit en effet une part significative de contrôle continu (40% de l’examen), à laquelle il faut ajouter quatre épreuves finales (60% de l’examen) dont les deux épreuves de spécialités. Ces dernières revêtent une importance capitale pour les élèves à la fois en raison de leur fort coefficient (16 et 16 soit un tiers du bac) et du rôle qu’elles jouent dans leur orientation (les deux notes sont intégrées dans leur dossier Parcoursup). Or ces épreuves ont désormais lieu au mois de mars. Dit autrement, les élèves ont passé les trois quarts de l’examen au moment d’aborder le dernier trimestre. On dispose aujourd’hui d’un certain recul s’agissant des conséquences de cette réforme, et le constat est sans appel : cette situation ubuesque, qui voit les élèves passer les deux épreuves les plus importantes au deuxième tiers de l’année de terminale, pose de réelles difficultés, pour eux mais aussi pour le corps enseignant.

Premièrement, la réforme a pour effet de mettre élèves et enseignants sous pression durant les deux premiers trimestres, puisque le programme de chaque spécialité doit dorénavant être traité en six mois. Cette urgence ne permet pas de transmettre les concepts et mécanismes essentiels de façon convenable durant cette étape décisive que constitue pourtant l’année de terminale. Même si les programmes ont été récemment allégés, les retours dont on dispose dans les différentes disciplines ne laissent pas de place au doute : la grande majorité des professeurs ont la sensation de survoler les contenus programmatiques. C’est notamment le cas en sciences économiques et sociales où une enquête menée par l’APSES (association des professeurs de SES) en décembre 2022 a montré que seulement 7% des professeurs de SES de terminale déclaraient parvenir à tenir le rythme permettant de traiter convenablement les sept chapitres pour les épreuves prévues mi-mars. Constat terrible quand on sait que des problématiques telles que les sources et défis de la croissance économique ou l’analyse de la structure sociale française, essentielles à la formation du citoyen, sont abordées dans cette discipline.

D’autre part en termes de motivation : la réforme démobilise dramatiquement les élèves. Comment ne pas comprendre le relâchement bien compréhensible d’élèves qui connaissent parfaitement les enjeux de l’année de terminale et qui savent pertinemment, une fois ces deux épreuves passées, que les dés sont jetés ? Les deux épreuves du mois de juin (philosophie et grand oral), ne comptant que pour à peine 20% de l’examen, ne peuvent entretenir l’illusion d’un troisième trimestre intellectuellement exigeant1.

Troisièmement, cette nouvelle configuration dégrade considérablement les conditions de travail d’une partie du corps enseignant, en particulier ceux qui enseignent dans des établissements difficiles essentiellement constitués d’élèves issus de milieux populaires, moins prédisposés à la culture scolaire et donc plus facilement vulnérables à la démotivation à ce stade de l’année. Les enseignants qui eux exercent dans les établissements qui scolarisent les enfants issus de CSP+ fortement dotés en capital culturel (lycées de centre-ville et / ou enseignement privé sous contrat) sont quant à eux relativement épargnés et peuvent continuer d’enseigner dans des conditions décentes. La réforme du bac aggrave la fracture déjà existante entre les enseignants selon leur lieu d’affectation.

Cette réforme incarne à merveille le double discours macroniste du « en même temps ». On se souvient des priorités de Jean-Michel Blanquer lors de son intronisation rue de Grenelle : exigence intellectuelle, importance des fondamentaux (lecture, écriture et calcul mental), retour de la méthode syllabique, discours résolument républicain etc. Intentions louables dont certaines ont été concrétisées en actes : dédoublement de certaines classes de CP-CE1 pour lutter contre l’échec scolaire, défense d’une conception exigeante de la laïcité, lutte idéologique bienvenue contre le wokisme et l’islamogauchisme qui gangrènent nos universités. Malheureusement, ces exigences initiales se fracassent sur le mur du réel : celui d’une année de terminale qui se termine bel et bien au mois de mars.

Cette situation est inacceptable pour tous ceux qui sont attachés à l’exigence républicaine : comment tolérer que des élèves, notamment les plus défavorisés d’entre eux, engagés dans des processus essentiels d’apprentissages, perdent deux voire trois mois de cours ? Cette situation est inacceptable pour tous ceux qui sont attachés à l’idéal de justice sociale et d’égalité des chances : cette réforme creuse les inégalités d’accès au savoir entre les élèves fortement dotés en capitaux (économique, culturel, social) disposant de ressources extérieures à l’école et ceux qui, n’ayant que l’école pour apprendre, sont confrontés à une déscolarisation qui ne dit pas son nom.

Sur la question centrale des politiques éducatives, il apparaît plus que jamais nécessaire de lutter contre tous les discours qui entrent en contradiction avec la promesse républicaine d’émancipation intellectuelle pour tous : discours conservateur venant de la droite, discours libéral prônant la marchandisation du système éducatif et l’innovation pédagogique à tout va, discours démagogique du « y a qu’à, faut qu’on » émanant de la gauche radicale. Cela vaut pour la réforme du bac qui exige une position nuancée, raisonnée et raisonnable. Une position de gouvernement. Dans ces conditions, il est tout à fait possible d’envisager une refonte du calendrier de l’année de terminale en décalant a minima les épreuves de spécialités au mois de mai, voire revenir à des épreuves finales au mois de juin, configuration plus conforme au rituel républicain national que constituait le baccalauréat. La plateforme Parcoursup, mais aussi et surtout les filières de l’enseignement supérieur sont parfaitement capables de s’y adapter, dans l’intérêt des élèves. C’est possible à condition d’imposer un réel volontarisme politique.

Néanmoins, s’agissant des inégalités d’accès au savoir, il faut rester vigilant. Cette question du calendrier scolaire (tout comme celle des rythmes scolaires), importante, ne doit pas en occulter une autre dont on sait qu’elle est absolument décisive pour améliorer la réussite des élèves en difficultés : celle de l’efficacité des dispositifs pédagogiques mis en œuvre dans les classes. Or depuis 2017, la majorité présidentielle ne l’a jamais abordée, si ce n’est sous l’angle, conformément au discours libéral, de l’innovation pédagogique2 censée régler la question des apprentissages scolaires. Dès lors, une refonte du calendrier et éventuellement des rythmes scolaires est nécessaire mais elle ne résoudra en rien la question des inégalités scolaires si, dans le même temps, celle des pratiques pédagogiques n’est pas posée dans le cadre de la formation initiale et continue des enseignant(e)s.

Le ministre a admis que la situation actuelle ne « convient pas », et n’exclut pas un report des épreuves l’an prochain. Une autre piste évoquée consisterait à conditionner l’admission dans un établissement supérieur à l’assiduité au troisième trimestre. Ces deux mesures de bon sens ne doivent en définitive pas faire oublier l’essentiel : la qualité des contenus disciplinaires et l’exigence intellectuelle transmises aux élèves, en particulier ceux qui n’ont que l’école pour apprendre.

Notes

L’école de la République à l’épreuve de l’OCDE et de la Commission européenne (par Christophe Kamysz)

Cet article de Christophe Kamysz1 s’inscrit dans une longue série de textes que Mezetulle a publiés depuis la création du site en 20052. C’est avec plaisir que je l’accueille ici, plaisir mêlé d’amertume, car il témoigne de la politique délétère qui s’acharne depuis bientôt 40 ans sur l’école républicaine et sur la conception véritablement libérale des savoirs qui devrait l’inspirer. Il témoigne aussi, et heureusement, de la constance de bien des professeurs, sur plusieurs générations maintenant, à s’opposer à cette politique pour des raisons qui n’ont rien perdu de leur profondeur et de leur actualité.

L’école de la République est à l’agonie. En 40 ans, le rêve d’une école émancipatrice imaginée par Condorcet s’est effondré. Les enseignants qui s’interrogent encore sur les finalités de leur métier assistent impuissants à ce naufrage organisé dont les effets délétères affectent désormais le fonctionnement de notre démocratie.

La sentence peut paraître présomptueuse et pourtant, à bien y regarder, la raison, l’intérêt général et la quête de vérité n’éclairent plus les suffrages d’une grande partie de nos concitoyens. Comme le craignait Condorcet, le peuple trop peu instruit est peu à peu devenu son propre tyran.

Ces mots parfaitement choisis permettent de rappeler – au risque d’étonner ceux de nos contemporains dont l’imaginaire a été totalement colonisé par des préoccupations centrées sur l’entreprise et le monde du travail – que la finalité de l’école républicaine – y compris dans l’enseignement professionnel – n’est pas économique mais politique.

L’école de la République telle qu’elle fut pensée par Condorcet à travers son Rapport et ses Mémoires sur l’instruction publique repose – dans cette France de la fin du XVIIIe siècle qui invente la figure du citoyen actif – sur une théorie du suffrage et de la souveraineté populaire, théorie qui depuis 1793 n’a cessé d’inspirer ces pionniers de l’école républicaine que sont François Guizot, Jules Ferry, Jean Jaurès, Ferdinand Buisson ou Jean Zay.

Ainsi est affirmée la principale mission de l’école républicaine : construire – dans la plus pure tradition révolutionnaire – un corps politique souverain que l’on appelle une Nation.

Cette Nation est constituée de citoyens qui doivent faire un usage éclairé de leur droit de vote. Or, comme le rappelle Condorcet, l’état naturel de l’homme est l’ignorance. Pour que le peuple prenne des décisions éclairées par les lumières de la raison, il convient donc de l’instruire. Pour Condorcet, il faut « rendre la raison populaire » et comme l’instruction est consubstantielle à l’avenir de la République, cette mission revient naturellement à l’État3 : c’est un devoir de la puissance publique de l’assurer afin que personne ne soit exclu.

Dans cette perspective, Condorcet a imaginé un vaste programme d’instruction visant à construire des esprits libres.

Par esprits libres, il faut comprendre :

  • des esprits libérés de l’ignorance, des préjugés, des contrevérités, des idées reçues ou des évidences ;
  • des esprits qui ne dépendent pas aveuglément de la parole d’autrui pour construire leur propre jugement ;
  • des esprits libérés du carcan des intérêts particuliers, sensibles à l’intérêt général, au bien commun et cultivant les valeurs de solidarité qui cimentent la société.

Ce programme d’instruction qui puise ses racines dans une philosophie de la liberté repose sur une théorie du savoir.

Dans l’école imaginée par Condorcet, les principes ne doivent pas être sacrifiés à la pratique. L’école ne doit pas enfermer les esprits dans l’étroite sphère de l’utilité immédiate. Elle doit au contraire les libérer en transmettant des savoirs émancipateurs et désintéressés sans lesquels il est impossible d’exercer son jugement critique et de cultiver son humanité. Aujourd’hui4, ces savoirs, ce sont le français, l’histoire, les mathématiques, la physique, les langues étrangères, les sciences de la vie et de la terre, la technologie, l’éducation physique et sportive, sans oublier la musique et les arts plastiques qui sont les formes les plus abouties du désintéressement.

Désintéressement. Voilà un mot bien étrange dans une société où chacun est sans cesse tenu de prouver son utilité et sa productivité. La pratique de la pensée désintéressée ressuscitée par l’œuvre scolaire de Condorcet était pourtant considérée – dans l’Antiquité grecque – comme la plus noble et la plus enviée des activités. Connue sous le nom grec de skholè dont dérive le mot « école », la pensée désintéressée est un héritage d’autant plus précieux qu’elle a donné naissance – dans l’histoire des idées – à la philosophie et à la démocratie.

Cette école du jugement critique et de la pensée désintéressée est aujourd’hui menacée dans ses fondements – et plus que les moyens matériels c’est sans doute la remise en cause de ces finalités qui nourrit le mal-être enseignant.

En effet, force est de constater que l’école de la République n’est plus réglée sur les principes qui sont les siens. Elle est au contraire exposée à toutes les injonctions extérieures. Malmenée par la demande sociale et l’opinion publique, elle est pénétrée par des pouvoirs économiques et politiques qui – par nature et pour reprendre les mots de Condorcet – sont « toujours ennemi[s] des Lumières »5.

À une vision émancipatrice et désintéressée de l’école républicaine s’est progressivement substituée une conception utilitariste centrée sur l’économie et le marché du travail. Aujourd’hui, l’école de la République n’a plus vocation à instituer des citoyens qui perpétueront notre héritage républicain. L’école s’emploie désormais à former des travailleurs flexibles et adaptables au service d’une économie de plus en plus concurrentielle.

Cette régression – car il convient ici de parler de régression – a été délibérément orchestrée par l’OCDE6 et la Commission européenne. Ces institutions ont piloté les réformes qui ont détruit les fondements de l’école républicaine avec la complicité des ministres de l’Éducation nationale – toutes tendances politiques confondues – et des cabinets conseils comme McKinsey. Ces réformes ont donné naissance à l’approche par compétences qui a radicalement transformé les finalités de l’école et plus encore le rapport au savoir.

En effet, dans l’approche par compétences, le savoir n’est plus conçu comme la finalité permettant à l’élève de comprendre le monde dans lequel il vit et de s’autoconstituer en sujet pensant. Dans cette approche par compétences, le savoir est au contraire traité comme une simple information interchangeable au service d’une stratégie de communication. Dans cette approche, la compétence ne s’identifie plus au savoir. Dans cette approche, le savoir est réduit à sa dimension utilitaire.

L’approche par compétences a également introduit une culture de l’évaluation totalement délétère. Pour apprécier la productivité du système éducatif, pour mesurer la rentabilité des professeurs qui sont soumis à ce que Hannah Arendt appelle le pathos de l’innovation permanente7, les élèves subissent continuellement des tests ayant vocation à quantifier leurs progrès. Cette culture de l’évaluation fondée sur l’approche par compétences a un effet doublement néfaste : elle technicise à outrance la relation pédagogique et elle achève de vider le savoir de tout son sens.

L’utilitarisme, la compétence, l’innovation permanente, la quantification, la rentabilité, la productivité sont des principes qui règlent le monde de l’entreprise et l’école de la République – qui en est aujourd’hui totalement imprégnée – aurait gagné à s’en préserver.

Ces principes – qui nient le temps long nécessaire aux apprentissages – sont en effet totalement contraires à la pensée désintéressée, aux savoirs émancipateurs, à la construction du jugement critique et au sens du bien commun qui permettent d’instituer le citoyen.

Ces principes issus du monde de l’entreprise ont marginalisé les enseignants au sein de leur propre institution. Loin d’être reconnus comme des figures d’autorité dont la parole devrait compter, ils sont désormais exclus de la plupart des décisions qui les concernent. Porteurs de savoirs émancipateurs pour lesquels certains chefs d’établissement n’arrivent même plus à cacher leur mépris, on leur préfère les savoirs clos, l’utilité immédiate8, les projets éducatifs hors-sol et les interventions extérieures on ne peut plus médiocres. Leur expertise est ignorée par des procédures où la décision revient exclusivement aux personnels de direction et aux parents. Niés en tant qu’intellectuels de haut niveau, soumis à l’autorité de chefs d’établissement essentiellement préoccupés par leur carrière, prolétarisés par des revenus qui ne sont pas à la hauteur de leurs qualifications, ils font chaque jour l’apprentissage de leur indignité…

Si nous ne voulons pas que l’école républicaine devienne une entreprise de production de capital humain dans le cadre d’un marché éducatif tiré par la loi de l’offre et de la demande, il va nous falloir résister.

Résister, c’est réaffirmer les finalités de l’école républicaine.

Résister, c’est réinstituer l’école de la République sur des principes qui lui sont propres.

Résister, c’est réaffirmer la centralité des savoirs émancipateurs et de la pensée désintéressée dans les apprentissages.

Résister c’est réaffirmer le lien consubstantiel entre l’école de la République et la démocratie.

 

Bibliographie indicative

  • Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, GF-Flammarion, 1994.
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction et la naissance du citoyen, Minerve, 2015 (1984).
  • Charles Coutel, Instituer le citoyen, Michalon, 2015.
  • Jean-Miguel Pire, Otium, Actes Sud, 2020.
  • Hannah Arendt, La crise de la culture, Essais Folio, Gallimard, 1972.

En ligne

Notes

1 – [NdE] Titulaire d’une maîtrise de sociologie (faculté des Lettres et Sciences humaines de Nancy 1996), Christophe Kamysz a été conseiller principal d’éducation (CPE) en lycée général et en collège de 1999 à 2006, date à laquelle il a obtenu le CAPES d’histoire-géographie. Il enseigne au collège Lyautey de Contrexéville depuis septembre 2007.

2 – [NdE] Textes toujours accessibles sur le site d’archives (voir le sommaire, rubrique « Ecole »), notamment et par exemple sous la plume de Jean-Michel Muglioni et de Tristan Béal . La série s’est poursuivie sur le site actuel (voir le sommaire thématique, rubrique « École »). Sur Condorcet, on pourra lire C. Kintzler « Condorcet, l’instruction publique et la pensée politique ».

3 – Mais pas exclusivement – l’enseignement privé est libre.

4 – L’ensemble des disciplines peut varier selon l’époque et l’état des techniques. Mais il y a des invariants : les disciplines qui donnent accès à toutes les autres (lecture, écriture, calcul). Les questions décisives sont celles du caractère libérateur du contenu de l’instruction et de sa progressivité.

5 – « En général, tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit, en quelques mains qu’il ait été remis, de quelque manière qu’il ait été conféré, est toujours ennemi des lumières ». Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique (5e mémoire), Paris, GF, p. 261

6 – [NdE] Voir notamment sur ce site : « Les risques calculés du néo-libéralisme » par C. Kintzler ; « Comment ruiner l’école publique » par M. Perret  ; « OCDE et Terra Nova: une offensive contre l’école républicaine » par F. Boudjahlat.

7 – Hannah Arendt utilise l’expression « pathos de la nouveauté », La crise de la culture, Essais Folio, page 229.

8 – Catherine Kintzler, « Tout savoir est-il libérateur ? » dans  » Condorcet, l’instruction publique et la pensée politique »

« J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty » de David di Nota, lu par C. Kintzler

Le livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty (Paris, le Cherche-Midi, 2021), est une « contre-enquête » accablante sur le dispositif qui a conduit à l’assassinat de Samuel Paty. C’est une lumineuse et consternante remontée vers la doctrine pédagogique officielle qui a consenti à la série de rumeurs et d’accusations mensongères orchestrée par l’islamisme et l’antiracisme dévoyé qui l’accompagne. C’est un livre poignant, magnifiquement et sobrement écrit aux modes dramatique et narratif. S’y déroule d’abord, découpé par les entrées en scène, le scénario « à la fois bienveillant et meurtrier » d’une tragi-comédie politique. L’auteur retrace et analyse ensuite, en l’introduisant par un conte philosophique, l’édifiante histoire de la culture du respect dû aux croyants.

Le scénario

Prologue. Le dispositif institutionnel

Un dispositif perpétuellement réformiste a mis en place depuis belle lurette le retournement du rapport entre élève et professeur. « En plaçant ce dernier sous le regard potentiellement accusateur de l’élève, l’école de la ‘confiance’ entérine, mais sans le dire, et tout en feignant de lutter contre, une relation asymétrique dont l’enseignant ne pourra sortir que très exceptionnellement gagnant ». (p. 21). À la moindre difficulté, une présomption de culpabilité pèse sur le professeur. À ce jeu disciplinaire auquel l’élève est convié à prendre toute sa part, est adjoint un « partenaire » de poids : le parent d’élève. Moralité : les professeurs n’ont qu’à bien se tenir.

Acte premier. L’ordinaire du dispositif

Un coup de fil accuse Samuel Paty d’avoir traité les élèves musulmans de manière discriminatoire en les excluant d’une classe parce que musulmans. Un autre sème la division au sein de l’équipe enseignante. « Comme dans tous les procès où l’innocent doit s’accuser d’une faute qu’il n’a pas commise », le fautif supposé présente des excuses, ce qui est aussitôt converti en aveu et en preuve de culpabilité. La visite de l’inspecteur « référent laïcité » passe la couche de bienveillance requise : tout n’est pas si simple, il faut être nuancé et distribuer équitablement les torts entre les parties.

Acte II. Construction d’un incident

Samuel Paty est formel : la proposition de sortir de la classe ou de fermer les yeux ne s’est jamais adressée à une catégorie d’élèves sur une base religieuse – ce qui est confirmé par un élève présent : personne ne s’est senti exclu. Mais une élève qui était absente a choisi, elle, de rester dans la classe où elle n’était pas pour entendre le professeur dire « les musulmans vous pouvez sortir ». Et d’ajouter « On a tous été choqués ».

Deux personnages influents – « l’accompagnateur » A. Sefrioui et Brahim C. le père de l’élève – sous forme de vidéos bientôt relayées, s’emparent de cette parole mensongère et la développent : lamentations, accusation, généralisation (« il se comporte comme ça depuis des années ») ; amplification (« si on accepte ça, demain on arrivera peut-être à ce qui s’est passé à Srebrenica ») ; appel à la mobilisation pour « virer ce professeur ».

Du côté de l’administration, l’inspecteur poursuit sa mission apaisante : « il a froissé les élèves ». Peu importe que cela soit démenti par le témoignage des élèves présents, ce qui compte est l’offense ressentie. Un « référent laïcité » n’hésite donc pas à faire triompher l’omerta et à restaurer le délit de blasphème (p. 58).

Le Rapport de l’IGESR1 du 3 décembre rétablit les faits s’agissant du mensonge, mais ne cite pas les déclarations de Samuel Paty ni celles des élèves présents, préférant s’étonner de la résistance du professeur à reconnaître une « erreur »2. Il évite la question centrale : en quoi le ressenti religieux d’une partie des élèves pourrait-il déterminer « l’erreur » d’un enseignant ?  On sait (voir le prologue) que la réponse à cette question est connue d’avance ; aussi la rumeur de « racisme » continue-t-elle à se répandre.

Acte III. L’assassin

Le fils d’un Tchétchène ayant trouvé refuge dans l’« État français islamophobe », alerté probablement par les vidéos, a choisi sa victime. Après avoir acheté trois couteaux de boucherie, Abdullah Anzorov arrive sur les lieux. Il propose 350 euros à un groupe d’élèves pour lui désigner Samuel Paty. Deux d’entre eux « trouvent l’idée intéressante » (p. 72). L’assassin suit sa victime.

« Nul ne sait si le professeur était encore conscient au moment de sa décapitation ». « La nature des coups au niveau des membres supérieurs et de l’abdomen ouvre deux interprétations possibles : ou bien le professeur s’est battu, ou bien l’assassin s’est employé à charcuter sa victime avant de lui trancher la gorge. » (p. 78)

Mort en ‘martyr’ sous les balles des policiers, Anzorov avait préalablement envoyé, aux bons soins du président de la République, un pieux message menaçant aux Français mécréants : « D’Abdullah, le serviteur d’Allah à Macron, le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad, calme ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment ».

Épilogue. Le dispositif institutionnel (2)

Le Rapport de l’IGESR se termine sur des « recommandations ». Le souci d’accompagnement qui inspire l’institution scolaire l’amène à prévenir le dérapage toujours possible dont « la tragédie fatale » de Samuel Paty offre le sanglant exemple. Le tout baigne dans l’autocélébration des services relayée par le message vidéo que la rectrice de l’Académie de Versailles envoie aux enseignants. Un grand sociologue se demande si, avant de blesser les croyants, on ne devrait pas y regarder à deux fois et appliquer nos principes de manière accommodante.

Les tombereaux mielleux d’hommages officiels et de fleurs qui recouvrent la décapitation ne parviennent pas à dissimuler le poids du contexte institutionnel : « Sans la destitution de l’enseignant et la sacralisation dévastatrice de l’élève, le témoignage de la petite Z n’aurait jamais acquis la moindre importance, pas davantage que le témoignage d’un cancre à l’époque somme toute bénie où l’administration scolaire n’avait pas encore fait du professeur, à la moindre offense ou au moindre malentendu, son fautif idéal. » (p. 94).

En se référant à l’« essai prémonitoire » publié en 1984 dans lequel Jean-Claude Milner3 décrit l’émergence et les conséquences de ce retournement qui autorise la rumeur et place, au motif d’égalité, chaque professeur en position d’accusé idéal, l’auteur rappelle le moment déjà ancien où la doctrine scolaire officielle a basculé.

Brève histoire de la culture du respect : un conte philosophique

« Il était une fois une petite fille très gentille qui ne demandait qu’à être aimée de la société. Malheureusement, cette société était très méchante et ne songeait qu’à la haïr » (p. 99). Tel est le résumé du « conte pour enfants raconté par des adultes » qui suit. Il suffit de remplacer « petite fille » par « racisée » et « société très méchante » par « société fondée sur la domination » pour en obtenir la version reçue par les sociologues.

On en trouve l’expression développée dans le livre de Houria Bouteldja4 dont l’auteur analyse les pivots : répartition binaire où la variante maximale de la domination est « l’État national blanc » ; racisme préétabli de la haine (des Blancs envers les non-Blancs) et de la vertu (des victimes racisées qui disent toujours la vérité) ; doctrine du salut des Blancs commandé par la contrition ; appel à un collectivisme islamique où « seul Allah est grand » et où chacun sera préservé du « je » toujours haïssable ; outillage pour la lutte « anti-discrimination » où le discours victimaire a pour objet de faire passer l’adversaire pour un monstre raciste.

Il est naïf de vouloir argumenter, de s’interroger sur la vérité de ce discours victimaire. Il est vain, comme on le voit par l’exemple de Salman Rushdie et celui de Samuel Paty, d’établir la fausseté des accusations qu’il lance. Il faut examiner la source de son efficacité. Elle réside dans la question « a-t-on raison d’offenser les croyants ? », d’où suit la maxime : « il vaut toujours mieux apaiser la colère religieuse ». Dès lors, la cause est entendue, et il est aisé d’en tirer la conclusion politique sacrificielle : la conception a-religieuse de la laïcité sera une intolérance guerrière, et le retour au délit de blasphème (« ne pas offenser les croyants ») sera qualifié de conception ouverte et apaisante – cela vaut bien une tête sans doute.

L’art d’être choqué

Introduit par la notion d’offense collective, ce rôle déterminant accordé au respect5 se soucie peu des individus et des singularités, qu’il s’agit toujours d’enfermer dans un groupe d’appartenance prétendant représenter, fixer et épuiser leur identité. Mieux : cette conception fusionnelle permet de critiquer « l’universalisme abstrait », et, en cultivant l’art d’être choqué, sert de cache-sexe philosophique aux idéologies totalitaires. Car « l’antiracisme islamiste n’a pas été inventé pour lutter contre le racisme […] mais pour corriger les effets de l’islamisme par le victimisme » (p. 128).

Au prétexte d’une hâtive ressemblance, l’art d’être choqué embrigade indistinctement et de force tout un groupe dans l’identité figée de victime dont il est mal vu de vouloir s’extraire. Son pouvoir s’étend bientôt au corps social qui s’empresse, notamment sous la forme de « partenariats » proposés par les élus, de voler au secours des ‘stigmatisés’ et qui finit par se regarder lui-même au prisme des coalitions identitaires. L’injonction d’appartenance somme chacun de revendiquer une dépendance.

On en mesure l’effet par la fréquence croissante de propositions du type « Moi, en tant que Blanc, je pense que… ». Comme si la pensée avait un épiderme, comme si seul un Blanc pouvait savoir ce que ressent un Blanc, un Noir ce que ressent un Noir6, une femme ce que ressent une femme. Comme si le respect d’une personne devait se fondre et s’abolir dans le respect de l’emprise d’une communauté sur les individus, dans le respect d’un ascendant religieux exclusif et jaloux sur les esprits singuliers. À cela l’auteur oppose justement la richesse de l’expérience littéraire. Parce que la littérature fait de l’expérience singulière une expérience traduisible, parce qu’elle repose sur le principe même du dépaysement intérieur – qu’aucun voyage empirique, fût-il dans les étoiles, ne saurait atteindre -, elle est la « négation même du projet communautariste et différentialiste » (p. 145)7.

Notes

1 – Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, « Enquête sur les événements survenus au collègue du Bois d’Aulne (Conflans Sainte-Honorine) », octobre 2020, publié le 3 décembre 2020.

2 – Page 11 du Rapport. L’accréditation d’une « maladresse » par le référent laïcité est reprise page 14, sans aucune formulation invitant à la distance critique.

3 – Jean-Claude Milner, De l’école, Paris : Seuil, 1984, rééd. Lagrasse : Verdier, 2009.

4Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016.

6 – À ce compte, le grand film de Norman Jewison Dans la chaleur de la nuit (1967, d’après un roman de John Ball) deviendrait incompréhensible. Mais c’est précisément son intelligibilité qui est détestable aux yeux de l’antiracisme racialiste postmoderne.

7 – On pourrait ajouter, parallèlement, que la démonstration d’un théorème fait apparaître, elle aussi et sur un autre mode, la constitution d’un sujet autonome et requiert qu’on soit capable de se réfuter soi-même. Aussi la doxa victimaire, dans sa passion anti-universaliste, n’hésite pas à s’en prendre aux mathématiques.

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David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty (Paris, le Cherche-Midi, 2021).

Le blog de David di Nota https://daviddinota.com/

Trois itv, entre autres, à écouter :

« Pronote » ou les ambiguïtés d’un « droit à la déconnexion » pour les professeurs (par Simon Perrier)

Simon Perrier1 s’interroge sur les dispositions du logiciel Pronote dans l’Éducation nationale, qui présente un « droit à la déconnexion » comme une innovation généreuse, soucieuse du confort et de la santé des enseignants débordés par les sollicitations. Il montre comment cette prétendue innovation (déjà bien connue des employés en entreprise) n’a de sens que subordonnée à un devoir de connexion et comment elle nie la libéralité du métier de professeur. Ce faisant, il soulève une question générale qui, traversant l’ensemble du monde du travail, soumet celui-ci à des contraintes de disponibilité accrue. À la faveur du « e-travail », une contractualisation léonine et sournoise permettant le contrôle sans entraves de tous les instants de la vie (« transparence » oblige!) est en passe de se substituer à la définition légale du temps et de la nature du travail.

Le « droit à la déconnexion », envers du devoir de connexion : une prétendue innovation

La Dépêche du midi a publié le 20 août 2021 un court article intitulé « Pronote prépare la rentrée et va proposer un droit à la déconnexion aux professeurs  »2. Il a tout d’un communiqué de presse. Il n’est pas signé et semble reproduire un argumentaire. Il est curieusement présenté sous la rubrique « Économie Innovation — High-Tech » comme s’il n’engageait pas le travail des professeurs et leur statut. Le ton est à l’enthousiasme et tout ce qui est présenté d’innovation est posé comme répondant aux désirs des professeurs. Si l’on s’en tient à ce que son titre pose comme le plus important, l’éditeur de Pronote Index Éducation3, entreprise privée —, le « célèbre logiciel de gestion de vie scolaire », compte maintenant « proposer un droit à la déconnexion aux professeurs, afin qu’ils ne soient pas dérangés, passée une certaine heure », pas « submergé[s] de demandes en tous genres n’importe quand. »

Quoi qu’elle vaille intrinsèquement, une telle annonce a le mérite de montrer la part prise par la communication entre professeurs, élèves, parents ou administratifs. C’est Pronote qui a créé les conditions de cette communication, et l’institution scolaire a souhaité que les professeurs soient ainsi accessibles et s’adressent aux autres seulement par son intermédiaire ! Index Éducation se veut donc aussi le remède aux effets négatifs de ce à quoi il a contribué, cela en proposant une nouvelle fonction et en se montrant en militant d’un « droit à la déconnexion ». Voici donc le service après-vente de Pronote prêt au lobbying pour se porter au secours de professeurs submergés par une communication surabondante4. Merci Pronote, ah quel plaisir de travailler pour vous, devraient donc chanter les professeurs, sur un air connu.

On peut voir la chose autrement. Avec cette proposition apparemment généreuse, Index Éducation veut mettre de son côté les professeurs et consolider sa position. Entre publicité et service vendu à l’Éducation nationale, cette société fait habilement du commerce. La démarche n’a en soi rien d’illégitime mais ne peut prétendre à la philanthropie ou à agir au nom d’un peuple des professeurs. Or cette revendication d’un « droit à la déconnexion » transforme de fait une surcharge d’incessants échanges en devoir de connexion. Elle se propose de le gérer, grâce à la possibilité de ce qui sera évidemment de ponctuelles et exceptionnelles déconnexions, dont les professeurs auraient la maîtrise puisque Pronote leur en offre techniquement le moyen. Remarquons que l’éditeur a déjà installé ce moyen avant de faire sa proposition et que déjà l’affaire est entendue pour ce qui concerne « l’école primaire ».

Covid oblige, dans le contexte particulier d’un télétravail demandé aux professeurs, on pourrait comprendre la volonté d’organiser un moment difficile mais passager. Rien de tel n’est invoqué dans ce communiqué. Il s’agit d’introduire en tout temps, à partir de l’obligation à la connexion, ce même « droit à la déconnexion » qui a été installé dans d’autres domaines, devant le fait ordinaire d’une surabondance poursuivant chacun à tout moment de sa vie. Il est vrai que si elle est sans doute accrue par la situation, cette communication surabondante qui fait les professeurs « submergé[s] de demandes en tout genre », à tout moment, n’a pas commencé avec la pandémie et le confinement. Il ne s’agit donc que de transposer à l’E.N. ce qui existait ailleurs bien avant et indépendamment des exigences propres à la nécessité du confinement.

Le « choix libre » d’un incessant accroissement du temps de travail

Pour ce qui est des professeurs, cela s’ajoute aux tâches et rôles multipliés qui sont devenus progressivement leur lot depuis de nombreuses années5. Il n’y a donc pas à tomber en pâmoison devant cette annonce de la proposition d’un « droit à la déconnexion », à la manière du ton de ce communiqué, et quand bien même le M.E.N. l’approuverait. Malheureusement, curieusement, l’idée de lutter contre un flot de communications qui se montrent très souvent vaines, ne semble pas “moderne” dans une éducation nationale qui pourtant n’a pas les nécessités des échanges commerciaux ou d’autres métiers accablés d’urgences. Du point de vue du pire, façon mieux vaut cela que rien, les optimistes forcenés verront peut-être un progrès dans ce droit à la déconnexion, mais ce n’est même pas si simple.

Comble du bonheur, les professeurs pourraient donc « bénéficier » de la possibilité de « ne pas recevoir de messages sur le créneau horaire de leurs choix ». « De même, sur le chat, il va devenir possible de paramétrer son statut (« disponible », « ne pas déranger », « invisible ») ». « Innovation » et « High-tech » sous le contrôle du droit, jusqu’à la possibilité de se déclarer « invisible » (!), que peut-on rêver de mieux qu’une telle « innovation » ? Ce paradis nous paraît pourtant prétendre à la limitation d’un enfer qu’il a lui-même contribué à créer. En plein accord avec le M.E.N., il a ainsi été créé la possibilité d’une communication qui porte à ne plus distinguer temps du travail et temps d’une vie privée.

À ce rythme, ce dont rêvaient certains, l’augmentation du temps de travail des professeurs et le contrôle de ce qu’ils font en dehors des heures de cours seront acquis grâce à internet et maintenant Pronote, cela sans prendre le risque de s’attaquer au statut des professeurs, sans même reconnaître un horaire et devoir augmenter les salaires ! Cette mutation est en train de se faire, peu à peu, plus que jamais, presque invisiblement, la banalisation du télétravail aidant. Plus besoin d’envisager, à l’ancienne, le maintien des professeurs dans leur établissement à longueur de journée, au risque de conflits. Le « droit » à une déconnexion n’est, de ce point de vue, aucunement à craindre. On y gagnerait même un moyen de contrôle.

Qu’on y réfléchisse un peu : cette possibilité, même rendue légale, de la déconnexion selon le choix des professeurs, ne serait aucunement la “liberté” qu’on pourrait croire (ou craindre). S’imagine-t-on en effet, que selon son bon plaisir, le professeur pourrait décider de rompre toute communication ? Évidemment non. Il devra s’en justifier, à un moment ou à un autre. Il ne s’agit donc aucunement que le professeur prétende s’affranchir d’un devoir d’être connecté. Cette démarche entérine l’exigence d’une disponibilité dont les limites ne sont aucunement fixées. Habilement, on en laisse la définition à la “liberté” du professeur. À lui de décider. Que faire de mieux ? Le piège se referme sur lui. Ici est l’hypocrisie, et, en son genre, une victoire : l’exigence de flexibilité a enfin gagné le monde des professeurs, entendons de la nécessité de se soumettre à la demande, d’une disponibilité dont la légitimité de principe primera toujours.

Dans les progrès qu’annonce Pronote, il n’y a donc rien qui conduise à l’allègement de ces tâches périphériques qui accablent les professeurs et leur demandent de jouer tous les rôles. Entérinant la primauté d’un devoir de connexion, ce « droit à la déconnexion » sans définition d’aucune limite objectivement identifiable (« passée une certaine heure »), est l’instrument (rêvé ?) d’un possible et incessant accroissement du temps de travail.

Transparence obligée et course à la « visibilité »

Pronote, c’est la transparence obligée. Comment justifiera-t-on une déconnexion ? Le pouvoir d’en décider sera nécessairement soumis, de fait, aux attentes d’une direction, à ce qu’on saura qu’elle juge ou non légitime6 et, plus ou moins directement, aux attentes des parents ou des élèves. Selon quel(s) critère(s) la déconnexion serait-elle, en elle-même, jugée légitime par l’autorité administrative, particulièrement quand elle aura à trancher dans un litige ou à apprécier le travail des professeurs, parfois sous la pression de parents ou d’élèves ?

Ce nouveau droit légiférerait dans un domaine qui est (était ?) celui de la vie privée. Mais quand les nécessités de la vie privée pourraient-elles être invoquées sans être soupçonnées, voire pénalisées, selon l’appréciation d’un principal ou d’un proviseur ? Cela supposerait que déjà on s’accorde sur ce qui est nécessaire ou non. Sera-t-il possible d’invoquer la nécessité d’un repos et que l’invocation suffise ? voire celle de se distraire ou d’avoir une vie de famille ? Par rapport à quoi et selon quelles mesures pourra-t-on juger “normale” ou “abusive” l’obligation à la connexion devenue de fait un devoir du professeur ? On n’en sait dangereusement rien.

Il n’y a là rien qui soit un progrès pour les professeurs. Combien de temps, à quelle heure ou quel jour, pourra-t-on se dire « invisible »7 ou à « ne pas déranger » ? Que se passera-t-il si élèves, parents, ou administratifs, s’étonnent et s’agacent de l’indisponibilité d’un professeur, s’ils estiment sa disponibilité plus urgente que le travail, ou tout autre motif, que le professeur estime prioritaire ? Un professeur devra-t-il rendre compte du fait qu’il a passé x temps à faire des courses ou acheter des médicaments et s’occuper d’un enfant malade ? Et ces livres qu’il prétend avoir à lire, servent-ils bien à son travail ? lui prennent-ils autant de temps qu’il le prétend ? Devra-t-il avouer qu’il faisait la sieste, sans se sentir coupable ou craindre que son proviseur lui reproche son refus de communiquer, à temps ? Fatalement, devoir justifier de n’avoir pu rester connecté sera comme passer devant un tribunal ou se confesser, espérant une moindre pénitence ou l’absolution ! Il y a là une intrusion majeure, sans limite, dans le temps de la vie privée. On nous dira que cela existe déjà ailleurs ? Triste justification !

Cette “liberté” laissée aux professeurs est par ailleurs le plus bel instrument d’une émulation dont l’effet sera de porter à un zèle constamment augmenté, des rivalités — ce que certains aiment car ils les jugent fécondes. Le bon professeur sera le professeur qui en fait toujours plus pour se rendre visible, mettre en avant sa bonne volonté, artificiellement, et très souvent là où son travail est secondaire par rapport à ce qu’il peut et devrait, en tant que professeur, apporter à ces élèves. Ainsi les professeurs perdent-ils la maîtrise de l’organisation du temps de leur travail et même de sa nature.

Le droit à la déconnexion ne serait donc que l’envers d’un devoir accru à la connexion. Ce type de tâche dévore un temps précieux, cela dit sur fond d’un fait : parents, professeurs et élèves, administratifs, peuvent et ont toujours pu communiquer, avant et sans cette mise en scène, et en sachant délimiter les abus, ne pas s’accabler de messages. La mécanique de Pronote peut exacerber les plus mauvaises pratiques. Elle satisfait sans doute le désir à tout moment d’une disponibilité et d’un contrôle dont on croit faussement qu’ils sont la condition du sérieux et de la qualité du professeur. C’est ignorer la nature de son travail et l’ambition qui porte à ce métier. Cette multiplication d’occupations périphériques est la plupart du temps pédagogiquement vaine. Elle livre les professeurs à l’arbitraire de critères forcément plus quantitatifs que qualitatifs. Au contraire d’une présentation enthousiaste faite par ce communiqué, ce « droit à la déconnexion » est très loin de donner aux professeurs le pouvoir légal de « pouvoir enfin dire “stop” ».

Notes

1Simon Perrier, professeur agrégé de philosophie en lycée et CPGE scientifiques. Lycée Marceau, Chartres 28. Président de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (APPEP) de 2008 à 2014. https://site-simonperrier.monsite-orange.fr/index.html

4 – Il faut dire que sur ce point tout se faisait auparavant sans difficulté, cela sans aucunement refuser par ailleurs certains bienfaits de l’électronique.

5 – La reconnaissance de cette situation, sans solution, fut l’objet de la volonté du ministre Vincent Peillon quand il voulut modifier le statut des professeurs.

6 – On pourra toujours dire que le professeur peut résister à cette pression. La question n’est pas là et n’est d’ailleurs pas si simple.

7 – Précisons que nous défendrions toute personne qui douterait qu’un professeur puisse être « invisible ».

Le bac 2021 et la fin programmée de l’instruction publique (par Martine Verlhac)

Prenant appui sur « l’épisode catastrophique du bac 2021 » avec la généralisation du contrôle continu, Martine Verlhac1 montre qu’il s’agit là d’une infime partie émergée d’un iceberg qui, depuis près d’un demi-siècle et quelle que soit l’orientation des dirigeants politiques, ne cesse d’enfler et de se durcir pour venir fracasser l’école républicaine  : « Avant d’être celle de l’examen, la question essentielle est celle du contenu des savoirs et de l’instruction dispensés dans les lycées »2.

Le dernier débat sur l’épisode catastrophique du bac 2021 porte sur le contrôle continu3. Nous savons que la mise en place du contrôle continu revient à installer un régime de discriminations et de privilèges. Mais encore faut-il en analyser les raisons plus lointaines et soulever une question fondamentale.

La question fondamentale du contenu de l’enseignement

Sans doute était-il nécessaire de prendre en compte les angoisses suscitées par les conditions d’études durant les mois de pandémie en validant transitoirement le contrôle continu. Mais le contrôle continu avait été pensé antérieurement à la pandémie et imposé pour une bonne part par la réforme Blanquer. Les élèves et leurs parents qui peuvent se faire des illusions sur une plus grande sérénité permise par un contrôle continu remarquent en même temps l’inégalité qui serait induite par un « bac maison » : un bac d’un lycée de la Seine-Saint-Denis vaudrait-il un bac du lycée Henri IV ? Cette question est justifiée mais elle ne doit pas en cacher une autre plus essentielle dont elle est l’effet. Car ce sont les mêmes programmes qui président en principe aux études dans tous les lycées. Mais depuis des années les réformes n’ont cessé de rogner, d’abaisser, de dénaturer les contenus des disciplines enseignées. L’idée même de discipline est remise en cause par des enseignements mixtes tels l’HLP (humanités, littérature et philosophie) inventé par la réforme Blanquer, dont les objets incertains dénaturent le sens et le contenu des disciplines. Sans doute, depuis des années, s’est-on prêté à un tel abaissement malgré la résistance de telle ou telle discipline ou les résistances individuelles. Ces résistances ont été tenacement contrebattues par les responsables du ministère de l’Éducation nationale. À cet égard on pourra lire avec profit l’article que Marianne a consacré à l’aventure malheureuse et à peine croyable de Sabine Cuni, professeur de philosophie à Corte qui a vu ses notes contestées non seulement par les élèves et les parents mais encore par l’administration et l’inspection4. Simple professeur parmi d’autres, Sabine Cuni a osé résister. Peut-on croire, lorsqu’on lit l’article de Marianne, que les parents, les élèves, l’administration, l’inspection générale de philosophie, qui en l’occurrence s’est déconsidérée en se rangeant du côté de Blanquer, voudraient défendre l’égalité devant l’examen ou devant Parcoursup,  système délétère d’attribution de places dans le supérieur ? Évidemment non, même s’ils entonnent de leur côté le refrain prétendument démocratique de l’égalité devant l’examen.

Ce n’est donc pas le seul examen du baccalauréat qui est en cause, ni même le système de notation. Mais ce que les nostalgiques du bac défunt ne disent pas c’est que Parcoursup ou pas, il y a désormais belle lurette que le bac ne sanctionne plus un niveau acceptable, que les étudiants ont été livrés aux conséquences de la dégradation des études secondaires (et probablement de celles qui ont précédé) et que les professeurs du supérieur, qui devraient sans doute s’exprimer sur la question, ne savent plus que faire en recevant ces étudiants.

Avant d’être celle de l’examen, la question essentielle est donc celle du contenu des savoirs et de l’instruction dispensés dans les lycées (et auparavant dans les écoles et collèges).

Chronique d’une destruction au nom d’une prétendue démocratisation

Lors de nos débuts dans la carrière de professeur de philosophie, et alors que nous avions affaire à une droite de gouvernement, nous craignions avant tout la suppression de l’enseignement de la philosophie – jugé dissident et dangereux par principe – ainsi qu’une conception discriminante de l’enseignement fondée sur l’idée d’une inégalité fondamentale des intelligences. Or l’arrivée de la gauche aux affaires n’a nullement confirmé l’espoir d’une instruction qui offrirait à tous, non pas une « égalité des chances », mais plutôt une instruction permettant à chacun la possibilité d’études selon ses aptitudes et ses goûts, et de faire la preuve de ses talents. Il était sans doute dans l’ordre des choses que l’adaptation de la politique aux «réalités économiques», l’aggiornamento du socialisme de gouvernement pour s’adapter au libéralisme économique, confirmé dès 1983 par un tournant qui deviendra ultra-libéral, fussent accompagnés d’une politique de l’École conforme. Qu’il en ait été autrement eût été étonnant. La période favorable des Trente Glorieuses, répétant en cela les espoirs de la IIIe République, permettait d’espérer une instruction fondée sur l’émancipation par l’accès des individus aux raisons du savoir. Mais dès les années 82 on put voir, avec Savary, qu’il n’en serait pas ainsi. Durant les deux septennats de Mitterrand, l’enseignement a été constamment sommé de renoncer à l’exigence d’instruction, comme si la démocratie devait s’accompagner d’un abaissement.

Jamais sans doute ce penchant n’a été mieux analysé que par le livre de Jean-Claude Milner De l’école5, qui montre ce qu’il appelle les « réformateurs pieux » tout à leur travail de sape au nom de la démocratisation. Citons encore Jacques Muglioni, inspecteur général de philosophie, puis doyen de l’inspection générale de philosophie, qui avait magistralement explicité les enjeux dont il était question dans L’école ou le loisir de penser6. Jacques Muglioni avait pris l’initiative, avec Bernard Bourgeois7, d’un colloque qui se tint à Sèvres en 1984 et qui se termina par un appel à la défense d’une véritable instruction8.

L’ apogée du mouvement de destruction de l’instruction et de son idéologie mensongère fut sans doute le ministère de Jospin dont la réforme de 1989 du lycée et derechef du baccalauréat aura signé l’effarant projet d’une prétendue « centralité » de l’élève et d’une subordination de la formation des professeurs à l’objectif de renoncer à l’émancipation par le savoir critique. On peut corollairement rappeler l’épisode des IUFM qui, pour formater les nouveaux professeurs à cet esprit de renoncement, entama, au lieu de son amélioration, la destruction de la formation des professeurs que Blanquer s’emploie à achever par sa réforme des concours de recrutement9. Laissons de côté la suite, en laquelle Allègre se sera illustré et Peillon n’aura pas démérité, permettant à Hamon et Vallaud-Belkacem de poursuivre. Ceux qui ont été à la tête du Ministère de l’EN ont donc obstinément voulu rabaisser l’École.

On voit donc que la question de l’examen du baccalauréat n’est pas isolée. Cet examen, s’il perdure, ne sera jamais que le produit et le reflet de l’enseignement qui le précède. Or c’est cet enseignement qu’on aura entrepris depuis cinquante ans de détruire. Cela ne signifie pas que l’on pouvait se satisfaire de ce que la République avait produit auparavant. Il fallait l’améliorer. Mais c’est, depuis cinquante ans, au nom d’une prétendue  démocratisation que la droite comme la gauche, dont on devait espérer autre chose, ont tout détruit. Si la valeur relative du baccalauréat selon les établissements peut être considérée comme un problème, cela suppose avant tout l’analyse de la débâcle d’une instruction digne de ce nom. Il demeure sans doute des foyers de véritables enseignements fondés en raison, comme en témoigne le recours à quelques enseignements parallèles maintenant un certain niveau. Mais ceci s’est épuisé au fil des ans et va continuer à s’abaisser et l’on doit craindre véritablement le recours à l’enseignement privé, voie lucrative et discriminante à laquelle des parents aujourd’hui peuvent être obligés de faire appel, même si cet enseignement ne remplira pas plus que l’enseignement public les exigences d’une instruction digne de ce nom, dans la mesure où ses programmes sont ceux de l’enseignement public, lesquels ont été saccagés au fil des ans et des réformes.

Prenons l’exemple de l’école mathématique française qui s’est illustrée par son excellence jusqu’à une époque récente : elle aura largement vécu, et nous savons que cela se produit en tous domaines. Pouvons-nous croire qu’aux niveaux plus élémentaires, à l’école primaire, au collège et au lycée, il ne s’est pas produit un effondrement qui aura préparé la suite? Il y aura toujours sans doute d’éminents scientifiques, philosophes, écrivains, etc., mais à la marge, eu égard à l’ensemble que l’École a vocation par principe de faire accéder à une instruction fondamentale qui élève et libère. Osons dire d’ailleurs que c’est la seule vocation de l’école car on a trop souvent brandi, selon l’idéologie démagogique des « réformateurs pieux », l’idée qu’elle devait préparer à la citoyenneté ce qui n’est pas son rôle. Dût-elle ne se consacrer qu’à instruire que ce serait là permettre toute émancipation ultérieure – condition de ce qu’il est convenu d’appeler la citoyenneté. Nous sommes tombés dans les pièges que dénonçait déjà E. Kant lorsqu’il remarquait que, les princes ne souhaitant que l’obéissance de leurs sujets et les parents que la réussite sociale de leurs enfants, les uns comme les autres voulaient soumettre l’instruction à leurs seuls intérêts10.

Ce n’est donc pas du seul baccalauréat que nous devons nous préoccuper. C’est du système complet de l’instruction. Le reste n’est que « littérature » ou exploitation démagogique d’une catastrophe non pas seulement annoncée mais déjà là.

Le métier de l’enseignement

N’oublions pas, in fine, la question du métier de l’enseignement. Ce métier, souvent attaqué par ceux qui ne comprennent pas les nécessaires conditions de son indépendance, est aujourd’hui dénaturé. Il a commencé à l’être par les attaques menées contre les disciplines et leurs contenus depuis les réformes qui se sont succédé depuis 50 ans. Sans doute est-il difficile de déterminer et de faire évoluer à chaque époque ce qui doit être enseigné et sans doute cela ne se vote-t-il pas en assemblée. Fallait-il pour autant que, au lieu de réunir des commissions pluralistes de spécialistes honnêtes plutôt que des thuriféraires politiques, les politiques aux affaires fassent de cette question un terrain de manœuvres démagogiques et lamentables ? Il faudrait mener une analyse des programmes de l’enseignement depuis cinquante ans. Leur évolution délétère ne pouvait pas ne pas s’accompagner d’une idéologie à l’appui. Ce fut celle d’un pédagogisme destiné à relativiser la valeur des savoirs, qui s’accompagnait d’une remise en cause de tout esprit critique. Ceci ne fut donc pas sans conséquences sur la qualité des formations des professeurs eux-mêmes. Par ailleurs, l’introduction récente mais obstinée dans l’École de l’idéologie managériale poursuit ses dégâts. L’idéologie managériale, ici comme ailleurs et en amont dans la recherche et l’enseignement supérieur, est l’instrument d’une mise au pas. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’on sait que règne en haut lieu une idéologie de la concurrence au lieu de la promotion d’une recherche désintéressée comme d’une transmission des savoirs fondamentaux ? A-t-on contredit en haut lieu les propos du directeur du CNRS qui a affirmé que ce qui devait présider à la recherche était le «darwinisme»?11. En attendant, le métier d’enseignant comme celui de chercheur sont l’objet d’attaques qui risquent fort d’en anéantir le sens en en anéantissant le contenu. Que la résistance contre cela ne soit guère décisive doit nous interroger, mais que l’on doive l’amplifier et la fonder est une absolue nécessité. Rien ne garantit néanmoins qu’elle triomphe. Il y faudrait sans doute une grande détermination.

L’expérience qu’ont faite les professeurs de philosophie aux avant-postes en ce bac 2021, comme  seuls professeurs, avec leurs collègues de lettres en première, d’une discipline évaluée par un écrit, a permis de mesurer la volonté de détruire un métier. Chacun peut s’en persuader en lisant ici ou là leurs témoignages12.

Je ne reviendrai pas sur cette expérience courageuse mais qui pour diverses raisons a été défaite, puisque même si Blanquer peut sembler se féliciter de ce que le bac 2021 a accompli ses objectifs, il faut exiger le retour à un examen du bac digne de ce nom. C’est aussi le sens de la demande faite par l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public d’une commission d’enquête ayant pour objectif immédiat de garantir aux lycéens des épreuves de baccalauréat nationales, terminales et anonymes, condition insuffisante mais nécessaire d’égalité républicaine13.

Mais un bac ne sera vraiment digne de ce nom que si l’on établit les conditions d’un enseignement lui aussi digne de ce nom. Malheureusement, et sans doute est-ce hautement alarmant car il s’agit d’une question politique fondamentale qu’il faut de toute urgence mettre à l’ordre du jour, nous ne trouvons aujourd’hui nulle trace de la volonté d’une refondation réelle de l’ensemble de l’instruction.

Notes

1– [NdE] Professeur de philosophie honoraire en classes préparatoires aux Grandes écoles, Martine Verlhac a assuré pendant plusieurs années la formation continue des professeurs de philosophie dans l’Académie de Grenoble. Elle est l’auteur de Pour une philosophie du travail, éd. Alter Books, 2012, et a dirigé un volume intitulé L’Histoire et la mémoire (Grenoble : CDDP, 1998). Elle a publié en 2009 sur Mezetulle (ancien site) un article consacré à l’école – « Réformer l’école, c’est la refonder » http://www.mezetulle.net/article-26616424.html – ainsi qu’un article sur le travail – « Suicides au travail : le tournant gestionnaire et le déficit philosophique » http://www.mezetulle.net/article-36939270.html

2– [NdE] Il a été fait régulièrement état par Mezetulle de cette politique désastreuse : on peut consulter les très nombreux articles consacrés à l’enseignement tant sur le site d’archives Mezetulle.net que sur le présent site (voir les sommaires thématiques des deux sites) – articles signés, entre autres, par Catherine Kintzler, Jean-Michel Muglioni, Tristan Béal, Charles Coutel, Jorge Morales, Dania Tchalik, Marie Perret, Sébastien Duffort, Valérie Soria, Samuël Tomei, Edith Fuchs, Guy Desbiens.

3– Un échantillon nous en a été donné par le débat entre Pierre Mathiot, directeur de l’IEP de Lille, artisan de la réforme Blanquer, et Pierre Merle, sociologue de l’éducation, publié le 9 juillet dans Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/france/090721/inegalites-le-nouveau-bac-mis-l-epreuve.

4Marianne 2-8 juillet 2021 : « Une lanceuse d’alerte à l’Éducation nationale » article de Gabriel Libert, https://www.marianne.net/societe/education/surnotation-au-lycee-en-corse-le-combat-dune-enseignante-face-a-leducation-nationale , texte intégral en libre accès sur Pressreader : https://www.pressreader.com/france/marianne-magazine/20210702/281917366060892 .

5– Jean-Claude Milner, De l’école, Paris : Seuil, 1984, 2e édition Lagrasse : Verdier, 2009 ; voir dans le site d’archives Mezetulle.net l’article sur cette réédition http://www.mezetulle.net/article-de-l-ecole-de-j-c-milner-enfin-republie-37572044.html .

6– Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris : CNDP, 1993, 2e édition revue et corrigée, Paris : Minerve 2017. Voir l’article dans Mezetulle https://www.mezetulle.fr/reedition-du-livre-de-jacques-muglioni-lecole-ou-le-loisir-de-penser/ .

7– Alors professeur à l’Université Jean Moulin de Lyon.

8– Les actes du colloque de Sèvres ont été publiés en décembre 1984 sous le titre Philosophie, école, même combat, Paris : PUF.

9– Voir la motion du jury du Capes externe de philosophie pour le retrait de la réforme des concours du CAPES et du CAPET, à lire sur le site de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public http://www.appep.net/motion-pour-le-retrait-de-la-reforme-des-concours-du-capes-et-du-capet/ .

10– Kant, Propos de pédagogie (1803) , IX, 448.

11–  Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies. » Antoine Petit, président du CNRS, décembre 2019. Le Monde, 18 décembre 2019, article de Sylvestre Huet.

12– Voir par exemple et entre autres la tribune de Francis Métivier : «  À toi l’élève inconnu du baccalauréat » Le Monde, 7 juillet 2021 https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/07/05/baccalaureat-a-toi-l-eleve-inconnu-du-bac-philo_6087060_3232.html et l’article de Yassine Bnou Marzouk du 24 juin 2021 « Enseignants et syndicats racontent des dysfonctionnements, des convocations tardives aux compositions inappropriées des jurys du grand oral. Le ministère admet des couacs dans « des proportions non massives » https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/06/24/des-cafouillages-d-organisation-pour-les-oraux-du-baccalaureat_6085484_3224.html .

13– Voir sur le site de l’APPEP, 13 juillet 2021 http://www.appep.net/bac-2021-une-commission-denquete-parlementaire-simpose/

Que tout enseignement véritable est laïque

Jean-Michel Muglioni médite, une fois de plus, sur l’école et sur l’acte même d’enseigner. Celui-ci, loin de se réduire à une pure et simple exposition de ce que le maître sait déjà, n’instruit les élèves que si le maître réactive en lui-même le moment de découverte « dans le bonheur de voir naître l’intelligence d’abord en soi-même ». Car c’est l’éclosion de la lumière en tout esprit qui est la substance l’enseignement. « Il en résulte une certaine idée de la laïcité de l’école » et que, faute de mettre le savoir au centre de l’école, il ne sert à rien d’y prêcher une morale, fût-elle républicaine.

Qu’est-ce qu’être un professeur ?

Ce n’est pas exposer un savoir tout fait, tout cuit, c’est chaque fois, même si ce qu’on enseigne a été découvert il y a plusieurs milliers d’années, comme l’arithmétique élémentaire, quand même on l’enseignerait pour la dixième fois, c’est le redécouvrir avec les élèves comme si c’était la première fois. Non pas en jouant, comme un acteur de théâtre, à le découvrir, c’est-à-dire en faisant semblant, mais en le découvrant soi-même, dans le bonheur de voir naître l’intelligence d’abord en soi-même. Alors et alors seulement l’élève peut voir la même lumière l’éclairer, la lumière de son propre esprit. Faire et refaire ainsi le parcours des Méditations cartésiennes tout au long d’une carrière de professeur de philosophie n’enferme donc pas dans une routine ennuyeuse. De même apprendre à lire et à compter aux enfants de cours préparatoire est chaque année un éblouissement pour l’instituteur comme pour eux : il institue l’homme en eux, ils s’élèvent d’eux-mêmes à hauteur d’homme.

Pourquoi des savants, parfois, ne peuvent enseigner

On comprend donc que parfois des savants toujours portés à aller plus loin dans leur science ne parviennent pas à enseigner : ils s’intéressent à des résultats plus qu’à la lumière qui leur permet de les trouver et il leur arrive d’oublier les commencements. Tel mathématicien ne comprendra jamais qu’un apprenti ne comprenne pas ce qui pour lui va de soi. Tel amoureux de la poésie immergé depuis toujours dans la littérature n’a pas conscience qu’un élève peut y être totalement étranger. Ce sont des praticiens prisonniers de leur savoir et de leur passion, qui jamais ne s’élèvent vraiment au point de vue réflexif.

Pourquoi enseigner est-il impliqué par l’idée même de la philosophie ?

La philosophie est un savoir réflexif. Quelque savoir constitué que le philosophe considère, à quelque savoir philosophique qu’il parvienne lui-même, il s’interroge sur ce qui en fait un savoir. Attentif à ce qui fait que savoir est possible, c’est-à-dire à ceci qu’un esprit peut apprendre à savoir, il est conduit naturellement à devenir professeur et plus que tout autre professeur à réfléchir sur la nature de sa tâche. C’est aussi pourquoi depuis plus de quarante ans les professeurs de philosophie ont plus que d’autres résisté aux réformes qui ont détruit l’école.

Apprendre, c’est comprendre

Tout ce que je dis ici repose sur une idée du rapport de l’esprit au savoir qui fonde la pratique de l’enseignement proprement dit : il n’y a de savoir véritable que celui que l’esprit est capable de justifier, dont il peut rendre compte, qu’il comprend. Appliquer la règle de trois comme une recette sans avoir la moindre idée de ce qu’est une proportion n’est pas savoir, alors que comprendre une proportion est savoir. On peut faire une soustraction mécaniquement, et il est important de pouvoir le faire. Savoir, c’est comprendre le sens d’une retenue. Que parfois nous puissions appliquer des recettes pour obtenir des résultats, soit ! Mais c’est la part servile de l’apprentissage1. Apprendre vraiment, au sens où ce terme désigne à la fois l’activité du maître et celle de l’élève, c’est toujours s’interdire d’admettre ce qu’on ne comprend pas et, répétons-le, ne tenir pour vrai que ce dont on peut rendre raison.

L’école laïque, seule école véritable, seule libre

Il en résulte une certaine idée de la laïcité de l’école, d’une école publique qui, si elle est organisée par l’État, n’est pas une école d’État : l’État paie les professeurs et garantit leur liberté, il ne définit pas les contenus enseignés, ni l’art d’enseigner2. Dans une école laïque, ces contenus ne sont pas imposés par les nécessités sociales ou politiques, mais par les nécessités internes au savoir et à l’ordre selon lequel il peut être appris, c’est-à-dire par lequel il est intelligible. Laïque, l’école est libre, libre aussi bien par rapport aux idéologies de la société civile qu’aux croyances religieuses. La laïcité de l’école ne se réduit pas à son rapport aux seules religions mais à toute croyance. L’école investie par la société civile n’est pas laïque. Je ne dis pas qu’une école vraiment laïque ait jamais existé.

Instruire et non prêcher

Catherine Kintzler, dans son intervention aux Chemins de la philosophie sur France Culture3, a donc pu utiliser l’expression : « enseigner de manière laïque ». Il fallait oser ce pléonasme puisque ce n’en est plus un dans l’école détruite. Ainsi suivre l’ordre des raisons des Méditations est une expérience laïque, informer des prétendues idées de Descartes ne l’est pas : c’est aussi bête que si l’on apprenait par cœur la suite des nombres sans savoir compter. Et en ce sens j’ose soutenir qu’il y avait plus de laïcité dans l’enseignement des jésuites que dans l’école de nos réformateurs. C’est pourquoi les décisions prises aujourd’hui pour lutter contre le fanatisme islamique sont contraires à la laïcité, puisqu’il n’est pas d’abord question que l’école instruise mais qu’elle prêche une morale républicaine. L’échec est certain, tant qu’on n’aura pas remis le savoir en son centre – y compris dans ce qu’il faudrait appeler instruction civique et morale et non pas éducation morale et civique. Les mots ont un sens, comme on l’apprendrait dans une véritable école.

Apprendre à savoir peut seul apprendre à distinguer croire et savoir

L’éveil de la raison ne peut venir que du savoir lui-même auquel l’apprenti est confronté, de sorte qu’il comprenne que comprendre n’est pas croire. À cette condition seulement il pourra croire sans fanatisme. Car il ne s’agit pas de s’opposer à ses croyances, et en cela l’école laïque peut être dite neutre. Il ne s’agit pas non plus de le rappeler à la loi républicaine, si l’obéissance va de soi dès qu’on entre dans l’école parce qu’on est là pour apprendre à l’abri des violences sociales. Alors seulement, parce que la pratique scolaire est républicaine et laïque, et sans même avoir à le dire – je ne me souviens pas qu’on m’ait jamais dit à l’école ou au lycée que je devais respecter la loi républicaine et la laïcité ! – alors seulement il est possible d’espérer qu’on soit républicain en dehors de l’école.

PS – L’enjeu universel de la laïcité

J’ai donné à la laïcité une signification qui ne la réduit pas au rapport de l’école et des religions. Or la laïcité a d’abord été au début de la Troisième République la libération de l’école alors sous l’emprise de l’Église. Puis est venue en 1905 la séparation des Églises et de l’État : la laïcité a bien été dans les deux cas une définition du rapport de l’école et de l’État avec les religions, et d’abord avec l’Église romaine. Mais, de même que certains catholiques dès le début du XXe siècle, et aujourd’hui, se réjouissent de cette séparation qui libère l’Église du temporel et la rend à sa vocation spirituelle, il est permis de penser que la laïcisation de l’école l’a rendue à sa vocation qui est l’enseignement, et d’abord l’enseignement élémentaire. Ce qui veut dire à l’enseignement des éléments à partir desquels le savoir peut se constituer en chacun. Ainsi l’enseignement de la lecture, c’est-à-dire de l’écriture alphabétique, rend chacun en mesure de lire tout ce qui est publié : il donne la possibilité à l’élève de lire cela même que l’école ne lui a pas dit de lire, qu’elle n’en ait pas eu le temps ou même qu’elle ait eu la volonté de le lui cacher. L’enseignement laïque donne à ceux auxquels il s’adresse la possibilité de le juger. C’est bien dire qu’il ne délivre pas l’esprit de la seule tutelle de l’Église et que tout enseignement véritable est laïque en ce sens.

Notes

1 – Voilà sans doute une compétence. Ai-je tort de m’inquiéter de voir que compétence a remplacé savoir ou connaissance dans le vocabulaire ministériel ?

2 – C’est pourquoi, comme le voulait Condorcet, l’instruction est obligatoire, non l’inscription dans une école publique.

Écouter l’émission « Les Chemins de la philosophie » du 13 nov 2020

On peut écouter – ou réécouter – en « podcast » l’émission « Les Chemins de la philosophie » (Adèle Van Reeth, France Culture) diffusée en direct le vendredi 13 novembre 2020, dont j’étais l’invitée dans la série « Profession philosophe ».

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-emission-du-vendredi-13-novembre-2020

Je profite de cette annonce pour remercier très vivement toute l’équipe de l’émission qui  a effectué un travail approfondi de préparation, et assuré un « suivi » technique impeccable. Sans parler de l’ambiance chaleureuse et stimulante dans laquelle j’ai été placée au moment du « direct » – ce qui n’était pas facile à distance par liaison téléphonique …

Voir le site de l’émission avec les podcasts de la série « Profession philosophe » :

https://www.franceculture.fr/emissions/series/profession-philosophe

 

« La désinstruction nationale » de René Chiche, lu par Jorge Morales

Analysée depuis 35 ans par nombre de livres et de travaux1 dont les auteurs ont lancé l’alerte tout en proposant le retour à une politique scolaire de simple bon sens, la destruction délibérée de l’école républicaine a dépassé aujourd’hui le stade d’un processus : c’est un résultat. Le bilan de ce saccage est dressé avec lucidité par René Chiche dans son livre La désinstruction nationale. Jorge Morales nous en donne lecture : « la spirale infernale des réformes a fini par transformer définitivement l’école publique en une offre de « formations » et les élèves en consommateurs ».

« L’école n’instruit plus, voilà la vérité, simple et scandaleuse à la fois » (p. 246). Ce terrible constat pourrait résumer le livre que René Chiche, professeur de philosophie, a publié en 20192. L’auteur dresse un bilan aussi réaliste que désespérant de l’état de la désinstruction nationale, « crime contre l’humanité » et « catastrophe politique ». L’état d’une école saccagée, devenue « machine à breveter l’ignorance » et caisse de résonance de la réussite sans objet. Ce livre n’est plus un cri de désespoir, comme celui de Robert Redeker3, mais le constat de la mise à mort de l’école républicaine et avec elle de l’élitisme républicain fondé sur l’effort et le mérite.

Certains esprits optimistes reprocheront à l’auteur son pessimisme ainsi que son « déclinisme » (élément de langage à la mode chez les « progressistes ») alors qu’il ne peut que mettre le lecteur face à l’évidence : le bateau a fini par couler.

Destruction de l’enseignement de la langue française

Ce torpillage trouve son origine dans la destruction de l’enseignement de la langue française. En effet, l’apprentissage du français en tant qu’instrument de pensée, et l’acquisition du langage grâce à la pratique assidue de la lecture et de l’écriture, furent sacrifiés sur l’autel d’innombrables réformes inspirées et mises en œuvre par les « militants de la désinstruction », charlatans de la pédagogie nouvelle et autres experts en lubies pédagogiques et en langue de bois (chapitre 2). Or c’est précisément par la maîtrise de la langue qu’on accède à sa propre identité et qu’on apprend à comprendre le monde.

La spirale infernale des réformes a donc fini par transformer définitivement l’école publique en une offre de « formations » et les élèves en consommateurs. Ultime trahison : les transformations les plus nocives du système éducatif ont été conçues et appliquées par cette gauche dont Lionel Jospin a éminemment trahi les principes, n’en déplaise aux spécialistes du déni. D’où la diminution constante des heures d’enseignement disciplinaire, remplacées par des « heures de rien » aux intitulés d’autant plus ronflants qu’ils sont creux, et autres « objets disciplinaires non identifiés » n’ayant aucune pertinence en matière d’instruction. Voilà ce qui a préparé et produit le quasi-illettrisme d’une partie croissante d’élèves, ainsi que le montrent certains extraits de copies dont l’indigence est devenue le quotidien des enseignants (chapitre 1).

Désinstitutionnalisation, technocratisation et management

Cette destruction méthodique va de pair avec la dépossession de l’autorité morale et intellectuelle des professeurs, transformés en assistants pédagogiques et en dociles exécutants de la doxa ministérielle, et avec la dégradation des conditions de travail au sein de l’Éducation nationale. Outre la crise des vocations et la contractualisation qui en résulte, l’auteur souligne la détresse de certains enseignants, désarroi menant parfois à des situations dramatiques comme le montrent les cas de Jean Willot, Pierre Jacque ou Jean-Pascal Vernet, dont la mort a laissé pratiquement indifférente une hiérarchie hors-sol où règnent le carriérisme et la reptation (chapitre 9).

La désinstitutionnalisation de l’école s’accompagne également de la technocratisation du « personnel de direction ». Le livre montre que le processus consistant à instaurer le règne des gestionnaires est désormais arrivé à son terme, creusant plus que jamais le fossé entre les professeurs et la Rue de Grenelle (chapitre 12). La destruction de l’idée de classe et en particulier de la classe de philosophie « à la française », sous les coups de l’irrationalité managériale, est symptomatique d’un gouvernement qui abandonne délibérément l’idée de formation de l’esprit au profit d’un utilitarisme soumis à l’air du temps (chapitre 7).

« Encore de l’audace » et l’école sera sauvée

L’auteur n’hésite pas à affirmer haut et fort que le seul remède efficace contre la désinstruction est… l’instruction, c’est-à-dire la véritable transmission des savoirs ; un bon professeur ne peut être qu’un « éternel étudiant » (p. 178). Réinstituer l’école est donc l’affaire des professeurs et non des politiques. René Chiche n’a pas peur d’appeler un chat un chat, de combattre frontalement la paresse intellectuelle et de réveiller les dormeurs, faute de quoi les idées se ramollissent. Voilà comment l’auteur accomplit la modeste et ambitieuse mission qui consiste à éclairer les esprits.

Sera-t-il possible de reconstruire un jour l’école de la République4 ? Pour l’heure nul ne le sait. Reste que, pour reprendre les mots d’Edgar Quinet (1867), dont L’Enseignement du peuple était le livre de chevet de Jules Ferry, « nier le mal, ce n’est pas le combattre. La force consiste, au contraire, à le voir, le sentir, le montrer dans toute sa laideur, pour le détruire ».

René Chiche, La désinstruction nationale, Nice, Ovadia, 2019. Voir sur le site de l’éditeur.

Notes

1– [NdE] On se contentera de rappeler ici quelques ouvrages publiés avant 2000  :

  • Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984 (2e éd. Lagrasse, Verdier, 2009).
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Le Sycomore, 1984 (2e éd. Paris, Folio-Essais, 1987 ; 3e éd. Paris, Minerve, 2015).
  • Jacqueline de Romilly, L’Enseignement en détresse, Paris, Julliard, 1984.
  • Marie-Claude Bartholy et Jean-Pierre Despin, La Gestion de l’ignorance, Paris, PUF, 1993.
  • Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, CNDP, 1993 (2e éd. Paris, Minerve, 2017).
  • Danièle Sallenave, Lettres mortes, Paris, Michalon, 1995.
  • Charles Coutel, A l’école de Condorcet, Paris, Ellipses, 1996.
  • Henri Pena-Ruiz, L’école, Paris, Flammarion, 1999.

On peut aussi consulter sur Mezetulle.net (blog d’archives  http://www.mezetulle.net/article-1266539.html#ecole) et sur l’actuel site Mezetulle.fr (https://www.mezetulle.fr/essai-sommaire-thematique/ rubrique École) les nombreux articles consacrés à la désastreuse et constante politique scolaire menée depuis les 20 dernières années du XXe siècle.

2La désinstruction nationale, Nice-Genève-Paris-Bruxelles-Montréal, Ovadia, 2019.

3L’école fantôme, Paris, Desclée De Brouwer, 2016.

4 – Voir aussi l’appel du philosophe Charles Coutel de 2015 : https://www.mezetulle.fr/pour-la-reinstitution-de-lecole-de-la-republique-par-charles-coutel/

Quel lycée pour le XXIe siècle ?

À l’occasion de ce drôle de bac 2019, Valérie Soria2 revient sur la notion de « rupture de l’égalité ». Oui, certains candidats, dont les copies n’ont pas été remises à temps par les correcteurs grévistes, ont été notés sur la base des notes obtenues pendant l’année, ou même auraient obtenu une note fabriquée à partir d’une moyenne supputée. Mais cette présente entorse à l’égalité n’est que l’arbre qui cache la forêt. La véritable « rupture de l’égalité » n’est autre que le fruit d’une politique, celle que des gens bien intentionnés ont décidée quand ils ont renoncé à une école de l’instruction, une école des éléments, une école de l’autonomie et de l’émancipation des esprits. Elle existe depuis que ceux qui sont mandatés pour gouverner notre pays renoncent à faire de l’instruction le cœur battant de l’école.

[Cet article a initialement été publié sur le site Intégrales que Mezetulle remercie pour cette autorisation de reprise.]

Les dieux sont aussi dans la cuisine 1

Le bac 2019, l’avant-dernier avant sa réforme, laissera un drôle de goût, un arrière-goût de solution bancale, prise «  avec les moyens du bord », dans le contexte d’une grève de la remise des copies par des correcteurs de matières diverses au bord de la crise de nerfs. Et on peut les comprendre car les enjeux sont lourds de conséquences : Quel lycée pour le XXIe siècle ? Quel sens pour l’enseignement dispensé par le service public ? Il est question d’égalité mais aussi de « rupture d’égalité » car certains candidats, dont les copies n’ont pas été remises en temps et en heure par les correcteurs grévistes, ont été notés sur la base des notes obtenues pendant l’année, voire, lorsqu’il n’y avait pas de livret scolaire à disposition, auraient obtenu une note là aussi fabriquée à partir d’une moyenne supputée. Il est donc en apparence légitime de s’étonner des modalités d’attribution des notes par les membres des jurys qui sont restés alors que leurs collègues grévistes étaient absents et que d’autres collègues avaient choisi en leur âme et conscience de ne délibérer que sur les résultats qu’ils avaient à leur disposition en laissant la gestion des «  incalculables » à l’administration et aux collègues qui avaient décidé de rester dans les salles de délibération.

En apparence, il est légitime de pointer cette «  rupture d’égalité » dans le traitement réservé aux candidats du bac. Il est tout aussi légitime, d’un autre côté, de vilipender ces méchants professeurs qui «  prennent en otage » les copies des élèves. Mais les mots ont un sens : à moins de goûter la saveur acide des punchline bien tournées, il n’est pas exact de parler de prise d’otage car celle-ci implique une menace vitale pour les otages et s’accompagne de moyens illégitimes. Rien de cela ici. On laissera donc ce genre de formule à l’emporte-pièce pour essayer de réfléchir.

Si dans la méthode employée par Jean-Michel Blanquer, on peut être porté à parler de « rupture d’égalité », car les candidats n’ont pas été examinés sur les mêmes résultats, il s’agit d’une rupture provisoire, dont le pragmatisme peut passer pour brutal. Y ajouter la prise en compte, lorsque les copies seront restituées par les correcteurs grévistes, de la meilleure note, entre celle obtenue au bac et la moyenne dans telle ou telle discipline pendant l’année, peut aussi être une source de perplexité pour les amoureux de l’égalité. Peut-être serait-il plus juste, une fois les copies restituées, de garder les notes que celles-ci indiquent.

Mais au fond, en toute honnêteté intellectuelle, où se situe exactement la véritable «  rupture d’égalité » à l’école ? Des décennies de pédagogisme, de démagogie, de concessions troublantes à une école rongée par la mauvaise conscience d’échouer inlassablement à instruire tous les enfants, en leur offrant les mêmes chances, en les poussant vers l’excellence républicaine, ont été comme une mauvaise marée qui a fait de l’école un marécage, un champ de ruines. L’illettrisme galopant qui se traduit dans les copies du bac3, la remise en cause de tous les exercices qui peuvent donner une colonne vertébrale à la mise en forme de la pensée, en particulier la dissertation philosophique, ont littéralement «  tué le bac »4 et en amont toute atteinte faite aux enseignements élémentaires a préparé ce désastre. La « rupture de l’égalité », regardons-la en face, sans adopter cette vilaine et pitoyable posture de déni, elle existe depuis que ceux et celles qui sont mandatés pour gouverner notre pays renoncent à faire de l’instruction le cœur battant de l’école. Ceux-là mêmes qui se sont succédé et qui sont repartis sans rendre aucun compte au pays des fruits de leurs réformes. Qu’ont-ils apporté à l’instruction des esprits ? Quelle richesse ont-ils fait naître du terreau dont ils avaient la responsabilité ? Quelle est donc cette espèce de jardiniers-chauffards qui n’ont pas fait avancer d’un iota l’égalité dans l’école ?

Pour qui a vu le mépris dans les yeux de certains chefs de travaux dont la mission est de s’occuper de la formation et de la destinée des élèves de lycées professionnels mais aussi de restaurer chez ces élèves une meilleure image d’eux-mêmes, pour qui a assisté à des palabres pédagogistes interminables au temps des IUFM où la part dévolue à la formation disciplinaire était déjà rognée, pour qui s’inquiète de voir la vogue des réécritures5 de tel ou tel ouvrage appartenant au patrimoine spirituel de l’humanité remplacer l’étude patiente et laborieuse dudit ouvrage, l’heure n’est pas à s’agiter sur la présente entorse faite à l’égalité mais bien à regarder sans se raconter d’histoires où se situe la vraie rupture. Celle que des gens certainement bien intentionnés ont décidée quand ils ont renoncé à une école de l’instruction, une école des éléments, une école de l’autonomie et de l’émancipation des esprits. En considérant que les élèves, du fait de leurs origines socio-culturelles, sont inaptes à suivre un enseignement philosophique propre à les arracher à ces déterminismes, c’est effectivement la consécration de la rupture de l’égalité qui se profile. L’enseignement philosophique s’adresse à des élèves de terminale, dans la voie générale comme dans la voie technologique, c’est-à-dire à des personnes qui ont droit à un enseignement élémentaire et universel, à des épreuves de baccalauréat non ajustables à on ne sait quelle prise en compte de paramètres censés permettre aux uns de réussir là où d’autres échoueraient et auraient besoin d’un mode d’emploi aussi compliqué que celui des montages de meubles dans certaines enseignes scandinaves. Les épreuves de philosophie ne sont pas en kit, elles demandent, pour être réussies, du temps et non des directives d’assemblage. Pour quelle raison valable un élève des beaux quartiers aurait-il l’occasion de s’essayer à disserter, commenter un texte, alors que d’autres, moins privilégiés, seraient traités comme des exécutants, des manœuvres besogneux ? Il est temps de nous mettre au travail. Ne laissons pas triompher une égalité différentielle, une égalité du mépris et du destin au fer rouge6, qui réduirait à rien notre effort d’instruire et d’honorer l’école comme lieu d’émancipation des êtres humains.

Notes

1Propos attribué à Héraclite par Aristote dans Parties des animaux, I, v, 645a17.

2 – Professeur au Lycée Janson de Sailly (Paris).

6https://www.integrales-productions.com/2019/06/29/series-technologiques-legalite-perdue/

© Valérie Soria, article repris du site Intégrales, 2019

De la philosophie du programme de philosophie en classes Terminales

Un dossier sur l’enseignement de la philosophie a été ouvert dès le début de 2019 dans Mezetulle avec une première série d’articles sur le programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » en classe de Première1.  Un deuxième volet, consacré au programme des classes de Terminale en cours de discussion, s’ouvre à présent par cet article de Guy Desbiens qui, en examinant les projets actuellement connus, rappelle et explique les principes fondamentaux d’un enseignement élémentaire de la philosophie.

La philosophie, dans son effort de fondation autocritique, ne peut que se présupposer dans son propre commencement. C’est que la philosophie doit se penser elle-même en pensant son objet. L’enseignement initial de la philosophie en classes terminales doit ainsi être assez simple, pour être inaugural, et pourtant impérativement exigeant, pour demeurer philosophique.

C’est en ce sens que l’élémentarité – en philosophie comme ailleurs – est fondatrice : un programme de philosophie devra être constitué de notions assez « simples et générales », « claires et distinctes » comme le dirait Descartes, pour être parfaitement compréhensibles en tant que telles, intelligibles de tous (de ce point de vue, nous approuvons le fait que l’actuel projet de programme soit fondamentalement demeuré, dans sa première comme dans sa dernière mouture2, un programme de notions). Par ailleurs, paradoxalement, c’est pourtant le cours de philosophie qui aura pour tâche de faire comprendre, de rendre intelligibles ces notions dont l’évidence et la simplicité ne vont pas en fait de soi : de sorte que l’élémentarité est aussi ce qui fait problème pour la réflexion.

On comprend ainsi que la philosophie apparaît, en son commencement, comme son propre problème et on ne saurait négliger cette dimension problématisante qui affecte finalement le programme de philosophie lui-même. Il y a quelque chose qui a toujours déjà été pensé, qui s’est constitué en culture, dont le contenu vivant est aussi corrélatif de sa particularité, de sa nécessaire contingence, de son historicité, ce que la philosophie doit s’efforcer à nouveau de penser, bien que la philosophie fasse elle-même partie de cette culture, qu’elle soit contrainte de se penser aussi à partir de celle-ci, mais dont elle s’efforce pourtant d’être en cela, par la réflexion critique, l’autodépassement dans une visée de l’universel. Et c’est une des raisons pour lesquelles l’idée de « culture » doit demeurer au programme de philosophie, comme c’est finalement le cas aujourd’hui, après quelques péripéties3.

L’enseignement de la philosophie s’incarne aussi, par ailleurs, dans l’esprit de liberté. Qu’on relise à cet égard les Instructions sur l’enseignement de la philosophie du 2 septembre 1925 d’Anatole de Monzie4 et l’on découvrira que ce sont les mêmes principes qui ont toujours présidé à l’écriture des programmes. L’esprit de liberté, c’est d’abord le respect de la liberté pédagogique du professeur, qui doit rester maître de son cours, de sa méthode, du sens et de la finalité qu’il lui accorde, sous réserve de la cohérence et de la pertinence des contenus de son enseignement, et même de l’impartialité qui s’impose à lui, de la responsabilité qu’engage cette liberté. Le professeur de philosophie est tenu par le devoir d’instruire, et ne peut s’autoriser de la doxa, ce qui exclut toute approche intellectuelle inspirée de présupposés idéologiques : c’est en philosophe qu’il doit enseigner la philosophie ! C’est pourquoi un programme ne peut privilégier une orientation doctrinale, et nous pouvons nous réjouir qu’apparemment cela demeure le cas pour l’actuel projet de réforme5.

L’esprit de liberté, c’est aussi pour l’élève l’apprentissage de la réflexion critique. Mais nous rappelons également que le cours de philosophie repose sur l’impératif, inconditionnel, de faire droit aux œuvres. Il n’y a pas de liberté sans formation de l’esprit : et il n’y pas de philosophie sans connaissance des philosophies.

Certes on nous objectera le fait qu’il y a deux grandes traditions apparemment contradictoires : on n’apprend pas la philosophie, on apprend à philosopher selon Kant, et pourtant on apprend à philosopher en apprenant la philosophie selon Hegel (selon qu’on interprète d’ailleurs le verbe « apprendre » en lui attribuant ou non le sens de « comprendre »). À cet égard, Bernard Bourgeois6 estimait avec raison que ces deux grandes traditions permettent d’établir le statut, fondamentalement différent, de la philosophie dans l’enseignement terminal du cycle secondaire d’une part et dans l’enseignement universitaire d’autre part. Il n’en reste pas moins que c’est à la fois l’exercice réfléchi du jugement et, forme et contenu s’impliquant mutuellement, le savoir et la culture qui libèrent. Pour le dire en sartrien, on a vraiment compris un philosophe ou une philosophie quand c’est notre rapport au monde qui s’en trouve changé. Et c’est précisément, de nouveau, le principe de l’élémentarité qui permet de médiatiser cet apprentissage de l’esprit critique, disposant à juger par soi-même (apprendre à philosopher) et ce premier accès à une culture philosophique (apprendre la philosophie). C’est peut-être une raison pour laquelle il n’est guère pertinent d’introduire, dans un programme destiné aux élèves de classe terminale, la notion métaphysique de « l’idée de Dieu », certes en soi digne d’intérêt, mais qui renvoie à certaines traditions de pensée ne satisfaisant pas au critère de l’élémentarité.

Enfin, l’esprit de liberté s’incarne dans la finalité de l’École elle-même. Jacques Muglioni se plaisait ainsi à dire que l’idée républicaine de l’École, dans sa vocation à l’instruction libératrice, est une idée philosophique7. C’est pourquoi l’École ne peut se donner pour fonction l’adaptation au milieu social, aux impératifs du marché, aux attentes et aux normes d’une époque, sans se renier elle-même, sans risquer d’oublier ses valeurs humanistes, sans renoncer aux idéaux de justice et de liberté qui sont à son fondement. Et c’est aussi pourquoi le programme de philosophie perdrait beaucoup à laisser place à des thématiques, constituées de « questions » enracinées dans des « enjeux contemporains ». La culture philosophique de la liberté impose au contraire la mise à distance critique de toute détermination enfermant la pensée sur des données socio-culturelles. Nous pouvons au moins être satisfaits que l’actuel projet de programme ait su éviter cette erreur. Mais il est temps de nous résumer.

  1. Il n’y a pas de propédeutique à la philosophie qui ne soit elle-même philosophique. C’est pourquoi un enseignement interdisciplinaire, associé aux lettres en classes de première et donc antérieurement à l’enseignement inaugural de la philosophie est, pour ce qui est du principe, fondamentalement incohérent.
  2. L’École incarne l’idéal philosophique d’une culture universelle dans ses œuvres : elle doit demeurer à l’abri des puissances sociales dominantes. Le programme de philosophie doit maintenir le principe de liberté pédagogique du professeur dans sa vocation à l’instruction.
  3. L’enseignement de la philosophie développe à la fois l’esprit de liberté chez les élèves et leur compréhension de la citoyenneté. Son programme rappelle que l’exercice de la réflexion critique doit s’exercer sous condition d’une culture qui lui confère son sens.
  4. Le programme de philosophie ne doit avoir aucune orientation doctrinale : il ne saurait imposer une philosophie officielle.
  5. Le programme de philosophie doit se décliner en thèmes, notions ou problèmes renvoyant aux domaines les plus généraux de la pensée et de l’action humaines. Il nous semble que le programme de 2003, encore actuellement en vigueur, répond parfaitement à cette exigence8.
  6. Le programme de philosophie doit répondre à l’exigence de cohérence à la fois dans son tout et ses parties. Il doit articuler de manière sensée certains thèmes à certaines notions et certaines notions entre elles. C’est une vertu éprouvée du programme actuel. Si, en revanche, la dernière mouture du projet de programme a permis de constater des progrès significatifs9, il n’en reste pas moins dommage que l’exposition des notions se réduise à une présentation par ordre alphabétique. Certes, les professeurs de philosophie seront libres, dans leur enseignement, de coupler ou regrouper ces notions, et c’est ce qu’ils feront s’ils tiennent simplement à pouvoir les traiter : « nature et culture », « liberté, bonheur et devoir », « liberté et Etat », etc. Ce que le CSP et la DEGESCO ne sont pas parvenus à faire, c’est la logique qui le fera10 !
  7. Enfin, l’exercice réfléchi du jugement et la valeur d’une culture philosophique doivent pouvoir être sanctionnés par un examen qui leur soit adéquat : c’est ce qui justifie amplement le maintien de la dissertation et du commentaire philosophiques aux épreuves du baccalauréat.

Notes

2 – Nous parlons des différentes versions du projet des nouveaux programmes de philosophie, pour le tronc commun des classes terminales, élaborées par le Groupe d’experts mandaté en 2018 par le Conseil supérieur des programmes, et présentées successivement en mars puis en mai 2019. Sous sa dernière forme, et à partir du 10 juin 2019, ce projet sera encore l’objet de débats auprès de la DEGESCO (Direction générale de l’enseignement scolaire). https://cache.media.education.gouv.fr/file/CSP/86/8/Tle_Philosophie_Commun_Voie_G_VDEF_1125868.pdf

3 Les programmes de philosophie de 2003 (élaborés sous la direction de M. Michel Fichant) présentaient à juste titre la « culture » comme un thème général subsumant les notions qui en dépendent. Elle est devenue, dans la première version du projet de réforme, une notion particulière elle-même subordonnée au « domaine » de « l’anthropologie », jugée plus fondamentale et engageant a priori, selon nous, à une perspective plus ou moins relativiste, au risque de disqualifier la vocation, essentielle pour la philosophie, à l’universel. La « culture » réapparaît aujourd’hui dans une liste de notions simplement présentées en ordre alphabétique.

5 – La dernière version du programme a rétabli les notions de « travail » et de « l’inconscient », jugées importantes par beaucoup de collègues afin d’avoir l’opportunité de traiter d’auteurs comme Marx ou Freud (qui, soit dit en passant, ont toujours été maintenus dans la liste des auteurs). Nous estimons pourtant que même dans sa première version, quoiqu’on pût avec raison regretter la disparition de ces notions, le projet de programme offrait déjà assez de garanties aux enseignants eu égard à leur liberté pédagogique. De tels faits prouvent assez selon nous la neutralité des auteurs des projets de nouveaux programmes et nous pensons qu’on a eu tort de leur reprocher de chercher insidieusement à imposer une orientation idéologique, voire politique, à l’enseignement de la philosophie.

6 – Cf. « Les attentes culturelles et l’exigence philosophique », Le Débat, n° 101, sept-oct. 1998. Nous nous sommes inspirés, dans l’analyse que nous proposons ici, de cet article de Bernard Bourgeois, ainsi que d’un autre paru dans la revue de l’APPEP, L’Enseignement philosophique : « Un unique enseignement : la philosophie du lycée à l’université » (48e année, supplément au N°1 de novembre 1997).

7 – [NdE] Cf Jacques Muglioni, L’Ecole ou le loisir de penser, Paris : Minerve, 2e éd. 2017 (1993). Voir l’article sur Mezetulle à l’occasion de cette réédition revue : http://www.mezetulle.fr/reedition-du-livre-de-jacques-muglioni-lecole-ou-le-loisir-de-penser/

8 – C’était encore plus ou moins le cas pour le premier projet de nouveaux programmes qui se subdivisait en différents « domaines » : il avait néanmoins pour défaut d’envisager les notions non pas comme des réalités (la conscience, le travail, etc.), mais plutôt en fonction des modes d’appréhension de ces réalités (« métaphysique », « épistémologie », « anthropologie », etc.). C’est ce qui laissait plus ou moins indéterminées la place et la raison d’être de ces notions dans un « domaine » plutôt qu’un autre : c’est peut-être une des raisons pour lesquelles ce premier projet a été abandonné.

9 – Notamment en rétablissant certaines notions comme le « bonheur », le « travail », « l’inconscient » (qu’il est dommage de ne pas coupler avec la notion de « conscience » !) et en supprimant la notion métaphysique de « l’idée de Dieu », qui était certes en soi digne d’intérêt mais qu’on pouvait juger beaucoup trop complexe pour des élèves de terminales de séries générales.

10 – On finit par se demander pourquoi les auteurs des nouveaux programmes ont tenu à ce point à renoncer à la structure – et en partie au contenu – du programme de 2003 de M. Fichant : il était certes perfectible, car il comportait sans doute trop de notions à aborder en une année scolaire, mais il aurait été plus pertinent d’en conserver les principes et les notions, nonobstant certains allègements et suppressions.

Dossier sur le programme « Humanités, littérature et philosophie » 2019

La publication du programme « Humanités, littérature et philosophie »1 est l’occasion pour Mezetulle d’ouvrir un dossier-débat consacré à la conception de l’enseignement de la philosophie dans les lycées engagée par la réforme qui se met en place.

Le dossier – ouvert le 14 février – comprend actuellement (7 mars 2019) :

À lire également : les commentaires, souvent substantiels, postés en bas des textes.

19 février. À lire, la tribune parue dans Le Monde daté du 14 février, signée par 250 professeurs de l’enseignement secondaire et supérieur https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/02/14/la-specialite-humanites-litterature-et-philosophie-degrade-son-enseignement-en-sous-discipline-de-la-culture-generale_5423468_3232.html

28 février. À lire, la réponse du GEPP (Groupe d’élaboration des projets de programmes) à la tribune citée précédemment, réponse parue dans Le Monde daté du 25 février https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/02/25/projet-de-specialite-humanites-litterature-et-philosophie-il-n-est-plus-temps-de-demander-son-abandon_5428150_3232.html?xtmc=humanites&xtcr=4

L’idée d’un enseignement de la philosophie réellement philosophique

Jean-Michel Muglioni tente ici d’expliciter les raisons pour lesquelles il considère que la nouvelle spécialité HLP [Humanités, littérature et philosophie] et son programme contredisent l’idée même d’un enseignement philosophique de la philosophie. Il ne cherche pas à répondre directement à l’argumentation de Denis Kambouchner1, mais propose ces raisons pour que chacun puisse comprendre ce qui oppose fondamentalement deux conceptions de la philosophie et de son enseignement, peut-être même de l’enseignement en général. Qu’est-ce qu’un enseignement de la philosophie qui soit réellement philosophique ?

Réformer n’est pas toujours améliorer…

Dans mon propos intitulé Programme « Humanités, Littérature et Philosophie » : Jean-Michel Blanquer digne héritier de ses prédécesseurs. Où est passé l’enseignement de la philosophie ?2 je dis que le statu quo n’est pas défendable et qu’en conséquence l’idée d’une réforme des lycées est loin de me choquer. Mais je soutiens aussi que l’introduction de l’HLP va dans le même sens que les précédentes réformes, dont sur Mezetulle nous n’avons cessé de dire qu’elles détruisaient l’école3. Si je voulais faire part non pas d’une tentative d’analyse, mais d’une opinion, je dirais qu’en matière d’école et de pédagogie, l’expérience m’a appris que le pire est toujours sûr.

La commande ministérielle interdisait tout programme philosophique

La philosophie depuis plus de cinquante ans a résisté chaque fois qu’elle était remise en cause parce que les professeurs des lycées et des universités se sont opposés aux ministres qui ont dû reculer, par exemple en 2003. Une commande institutionnelle crée et impose une nouvelle « spécialité », HLP, Humanités, lettres, philosophie, qui n’est pas une discipline : je demande de quel droit le pouvoir politique peut ainsi décider d’inventer une nouvelle spécialité. Car il s’agit d’une décision politique. Et je réponds seulement : Caesar non supra grammaticos4. Faudra-t-il accepter qu’il lui prenne une autre fois l’envie d’accoupler deux disciplines pour en faire une nouvelle option ?

Le programme confirme ce qu’avant de le connaître j’ai dit de ce mélange de lettres et de philosophie, à savoir qu’on n’y reconnaîtrait plus ni l’un ni l’autre. Il remet en question l’idée même d’un enseignement philosophique : c’était inévitable si l’on obéissait aux injonctions ministérielles, quelle que soit la qualité des membres de la commission qui ont accepté ce travail et quelle que soit leur bonne foi. Je ne doute pas que beaucoup d’entre eux soient convaincus de défendre l’enseignement de la philosophie, mais quelle idée de cet enseignement se font-ils5 ?

Convient-il d’introduire à la philosophie par autre chose qu’elle-même ?

On sait que Hegel, par exemple, a répondu à la question de savoir si l’on pouvait introduire à la philosophie autrement que par elle-même, mais ce n’est pas le lieu ici de le reprendre. Ce programme s’adresse aux élèves de première : est-ce une bonne raison pour que ce ne soit pas un « pur programme de philosophie », selon l’expression de Denis Kambouchner ? D’une part, que signifie « pur » dans ce contexte ? D’autre part, est-il vrai que le programme HLP, tel qu’il est publié au Bulletin officiel de l’éducation nationale6, est une introduction à l’enseignement de la philosophie plus accessible qu’un « pur programme de philosophie », c’est-à-dire un programme de notions ?

D’une part, donc, je dois revenir sur l’analogie de la pureté que j’ai formulée sur Mezetulle7. Dans un mélange, par exemple le café au lait, il est impossible de discerner le café et le lait, et l’on trouverait étrange la décision d’un chimiste de commencer l’étude d’un de ces deux corps du mélange par l’étude du mélange. Si, comme l’oxygène et l’hydrogène, la combinaison de deux corps constituait un « corps pur » – selon la dénomination des chimistes – comme est l’eau, on pourrait certes commencer par l’étude de l’eau avant d’en arriver à sa décomposition. Mais précisément, l’HLP n’est pas une nouvelle discipline composée de deux autres, cette « synthèse » est un mélange. Comparaison n’est pas raison : je veux seulement dire que dans ce programme on ne reconnaît plus les disciplines qu’il est censé réunir, ni la philosophie, d’où la question posée – où est passé l’enseignement de la philosophie ? – ni les lettres, point sur lequel je n’ai rien dit, puisqu’il n’est pas de mon ressort. Mais je vois mal en quoi ce mélange laisse sa place à la littérature proprement dite, je veux dire étudiée pour elle-même.

D’autre part un programme qui porte sur des notions comme celui de Terminale serait-il plus difficile pour servir d’introduction que la nouvelle spécialité HLP ? Une introduction à la philosophie qui ne soit pas purement philosophique est-elle plus facile ? Il est vrai qu’apprendre à philosopher suppose qu’on ait acquis une culture historique, scientifique, littéraire. Mais faut-il ajouter aux enseignements des disciplines académiques « une spécialité » optionnelle pour en proposer la « synthèse » en classe de première ? Les élèves que leur cursus a instruits peuvent en effet, sans qu’il faille leur ajouter une spécialité nouvelle, adopter sur ce qu’ils ont appris le point de vue réflexif qui caractérise la philosophie. Par exemple commencer à comprendre le rapport de ces disciplines entre elles, ce que ne permet pas le seul fait de les pratiquer chacune à part pour les maîtriser selon l’ordre des raisons de chacune. Il ne s’agit pas alors d’une synthèse comme l’HLP – d’autant qu’on ne devrait pas séparer ce qui est littéraire et ce qui est scientifique, distinction qui elle-même serait à examiner.

Il est vrai aussi que d’innombrables objets peuvent donner lieu à une réflexion philosophique, et le programme d’HLP en propose un nombre considérable : n’importe quel objet convient-il à l’enseignement élémentaire de la philosophie ? Le programme ne propose pas une introduction à la philosophie mais des objets sur lesquels il est possible en effet de réfléchir philosophiquement. Comment les aborder philosophiquement dans leur complexité si l’on n’a pas d’abord commencé par l’élémentaire ? Faut-il penser qu’il est facile ou même possible, sans préparation, de réfléchir philosophiquement par exemple sur la pluralité des cultures ?

Exemple de la notion de culture

Soit la rubrique : « Découverte du monde et pluralité des cultures » :

« Avec la redécouverte de la culture antique et la crise religieuse, deux sortes de bouleversements ont marqué la culture européenne dans la période de référence, etc… (Renaissance, Âge classique, Lumières). »

La complexité ici est considérable et cache un parti pris idéologique – et je n’accuse pas ici les concepteurs du programme de l’avoir voulu. Cet exemple permet de comprendre pourquoi un programme de notions peut seul introduire à la philosophie. Culture en effet se dit en plusieurs sens, et d’abord, en français, se dit au sens qui correspond au verbe cultiver et au participe cultivé : on parle ou du moins on parlait en ce sens d’un homme cultivé ou de culture physique. La culture est ce qui permet à un homme de développer ses facultés physiques, intellectuelles, artistiques, etc., bref tout ce dont un homme est capable, comme la culture d’un champ est ce qui permet de faire pousser des plantes. La culture entendue en ce sens est universelle, quelque particularité qu’elle ait selon les temps et les lieux, et elle repose en dernière analyse sur une idée de la nature humaine. Ainsi les arts martiaux venus d’Extrême-Orient ont pu être ajoutés aux Jeux olympiques qui d’abord reprenaient aux Grecs de l’Antiquité les épreuves d’athlétisme par lesquelles ils définissaient l’entraînement physique du citoyen soldat. Le terme culture est aujourd’hui, comme dans cette rubrique du programme, pris en un autre sens, en un sens ethnologique ou sociologique – il y a déjà longtemps, on aurait parlé de civilisation (par exemple un manuel de langue comprenait une partie qui portait sur la civilisation correspondant aux pays où l’on parle cette langue). En ce second sens, il y a autant de cultures que de sociétés ou même de groupes sociaux, différents selon les lieux et les époques, et l’universalité se trouve exclue de la notion. Il est permis de dire qu’au même mot – culture – correspondent deux notions, et tel serait par exemple le fil directeur d’une analyse de la notion de culture : y a-t-il même une notion de culture ? Ou bien pour parler comme Sénèque et Spinoza, y a-t-il autant de distance entre ces deux sens (la culture et les cultures) qu’entre le chien animal aboyant et le chien constellation céleste ?

Il peut paraître étrange que la découverte de la pluralité des cultures (en ce sens ethnologique ou sociologique du terme) soit rapportée à une période de référence, Renaissance, Âge classique, Lumières, comme si Hérodote et les philosophes de l’Antiquité l’avaient ignorée, comme s’il avait fallu attendre ce qu’on appelle les grandes découvertes pour en prendre conscience. Il se pourrait que Montaigne qui y a été sensible l’ait apprise au moins autant à la lecture des Anciens que par ce qu’il savait des voyageurs de son temps. Et si en effet connaître mœurs et représentations collectives des Anciens est nécessaire à la compréhension de Platon ou d’Aristote, ce n’est pas en tant que représentants de la « culture » antique qu’ils sont lus par les philosophes qui aujourd’hui encore examinent leurs thèses et en débattent, comme s’ils étaient toujours leurs interlocuteurs. Qu’il faille des études historiques pour s’élever à la conscience qu’un auteur très ancien est en un autre sens notre contemporain, nul n’en doute, mais il semble que le nouveau programme adopte un point de vue étroitement historique.

La rubrique « Découverte du monde et pluralité des cultures », évacuant ainsi la question du rapport à la vérité8 des textes qu’elle propose de considérer, conduit nécessairement au relativisme culturel. La pluralité ainsi caractérisée comme « culturelle » (au sens sociologique), paraîtra exclure la culture entendue au sens premier du terme en français, c’est-à-dire, je le répète, la culture qui cultive en l’homme son humanité, et qui se nourrit de la pluralité, de la diversité des œuvres humaines, d’où qu’elles viennent et de quelque époque qu’elles soient. Le caractère universel de la culture humaniste, qui pourtant est revendiqué par le programme, dans la mesure du moins où le terme Humanités figure dans son intitulé, se trouve dès lors remis en cause. Et certes, chaque professeur pourra refuser cette réduction des Humanités. Mais qu’est-ce qu’un programme si le professeur doit en montrer l’insuffisance radicale ?

Ce programme non seulement n’introduit pas à la philosophie mais interdit qu’on fasse un cours de philosophie

Résumons. Non seulement le programme HLP n’introduit pas à la philosophie, non seulement certaines de ses formulations contredisent sa belle dénomination d’Humanités, mais il est beaucoup plus difficile qu’un programme de notions, nous venons de le voir sur l’exemple de la notion de culture, et pour cette raison il ne peut manquer d’être idéologique. Le plus obscur et le plus complexe ne sont pas plus faciles, ni plus aisés à connaître que le plus clair et le plus simple. Un enseignement où la philosophie est noyée dans une masse de références culturelles riches et complexes n’est pas une introduction à la philosophie : cette introduction ne peut être faite autrement que sur un « pur programme de philosophie ».

En outre ce programme permet-il au professeur d’organiser un cours qui mène les apprentis à prendre conscience de ce qui distingue la réflexion philosophique de n’importe quel débat d’opinion ? Faut-il qu’il considère comme impérative la répartition des thèmes selon les époques définies par le programme ? Soit la rubrique : « L’Humanité en question. Période de référence : Période contemporaine (XXe-XXIe siècles) » : est-il permis de montrer que la philosophie antique, lorsqu’elle parle de l’humanité, pose un problème qui n’a donc pas attendu le XXe siècle pour être formulé ? Ou bien il faut suivre ce programme et c’est une révolution qui met fin à la liberté du professeur. Ou bien, s’il laisse le professeur libre de le désarticuler et de changer la formulation des thèmes, comment organiser une épreuve et une correction commune, car tout se passera alors comme s’il n’y avait pas de programme ?

Pire encore, si un cours est un cours, c’est-à-dire suit une progression raisonnée telle qu’on avance toujours en fonction de ce qu’on a déjà pu comprendre9, comment le concevoir selon des thèmes non seulement proposés selon un ordre chronologique, mais rangés chacun dans une période (classification des thèmes en elle-même discutable, je viens de le montrer sur des exemples) ? Il faudra sauter d’un objet à l’autre, « zapper » même à travers cette riche variété. Trouver un ordre dans ce catalogue d’œuvres de toute nature est-il même possible ? À moins de ne prendre que celles qu’on juge utiles afin d’organiser une véritable introduction à la philosophie, et de laisser tomber les autres, qui sont le plus grand nombre, et cela sans tenir compte de toutes les indications du programme – du classement par périodes et de l’interprétation de l’histoire qu’il suppose. Là encore, si la liberté du professeur est totale, on se demande pourquoi il faudrait que l’institution publie une telle bibliographie et une telle classification.

Intérêt général ou attractivité, mode et idéologie ? Deux exemples

1 – La recherche de soi

Mais peut-être est-il entendu qu’introduire à la philosophie, c’est commencer par parler de ce qui est dans l’air du temps. Sur quels critères en effet les thèmes ont-ils été choisis ? Parce qu’ils sont « d’intérêt général ». Ne s’agit-il pas de leur attractivité supposée ? Outre que le caractère « attractif » d’un programme ne garantit pas sa pertinence philosophique, partir de ce qu’on imagine intéresser des élèves, c’est faire prévaloir des considérations socio-psychologiques sur la nature du contenu de connaissance, et c’est voué à l’échec. « La recherche de soi », est une association qui impose une direction et repose sur un présupposé qu’on n’est pas forcé d’admettre. Les concepts ou seulement les mots « la recherche », « le moi », ne sont pas idéologiques, mais lorsqu’on tient pour allant de soi certaines associations on tombe – peut-être malgré soi – dans une idéologie : ici, la vogue du « développement personnel ». L’association « nature et culture » présente dans le programme depuis des décennies en est un exemple puisqu’elle oppose les deux termes alors que l’idée de culture que j’ai rappelée plus haut signifie l’accomplissement de la nature humaine. Je ne nie pas pour autant qu’il soit possible de traiter philosophiquement de la recherche de soi : même, on pourra en faire l’occasion de mettre en garde contre tous les ouvrages de coaching, méditation, sophrologie, etc., et cette obsession de soi qui est un des maux de l’époque10. Mais est-ce par là qu’il faut commencer à philosopher ?

2 – L’homme et l’animal

Quand bien même le sens donné aux thèmes du programme serait philosophique dans l’esprit de leur auteur, et en effet il est possible de traiter philosophiquement n’importe quel thème, même s’il se trouve être à la mode, il est certain que le public ne l’entendra pas ainsi. Soit par exemple la rubrique L’homme et l’animal ; elle plaira, elle sera plébiscitée. Elle invitera à raconter, comme on l’entend aujourd’hui assez souvent, que « la philosophie occidentale » a méprisé l’autre et l’étranger, qu’elle a méprisé l’animal, etc., et il faudra jeter Descartes par-dessus bord. On l’accusera d’avoir dit ce que Denis Kambouchner sait qu’il n’a pas dit, à savoir que les animaux sont des machines11. Mais pourquoi faudrait-il partir de la mode ? Telle est la confusion de l’universitaire et du médiatique dont j’ai parlé dans mon précédent propos et qui est aujourd’hui patente, et pas seulement dans ce programme : lors d’une séance de la Société Française de Philosophie, consacrée à la nouvelle édition des œuvres de Descartes12, les éditeurs se sont plaints que Descartes ne soit plus guère l’objet de recherches et de thèses, et en effet on préfère parler de l’animal. Un élève qui se désintéresserait totalement de cette question serait en droit de nous accuser de confondre l’instruction et la mode. Il est vrai toutefois qu’étant donné la finalité synthétique du programme, ce serait l’occasion de montrer aux élèves, à propos de l’animal, ce qu’est l’histoire naturelle, grande absente de notre enseignement et sans laquelle on ne sait rien des animaux et de la nature.

Le rapport de l’enseignement philosophique aux œuvres philosophiques : culture et philosophie

Un programme de philosophie ne peut manquer de présupposer une idée de la philosophie et de son enseignement. Ainsi, dans le programme aujourd’hui en vigueur dans les classes terminales, et cela depuis fort longtemps, l’étude des textes n’est pas séparée de celle des notions13 : elle ne se situe pas dans une perspective historiciste ou « culturelle » et ne considère pas les œuvres comme des objets. Le programme HLP, en raison même de la nature de cette « spécialité », change complètement le sens du rapport de la philosophie aux œuvres. Tout le programme (et sa défense par ses concepteurs) fait des textes les éléments de diverses cultures, objets d’une histoire des idées, et non pas une réflexion proprement philosophique portant sur leur démarche et leur rapport à la vérité : ils n’en ont peut-être pas eu l’intention, mais les textes n’y sont plus que le témoignage d’une époque révolue qui nous est devenue étrangère, même s’il est convenu de respecter ce qui appartient à notre passé, même si ces œuvres sont proposées à l’admiration des élèves. L’exemple le plus étonnant est sans doute la place donnée à la philosophie des sciences : la révolution scientifique, avec Galilée, ne fait-elle que s’inscrire dans l’histoire des représentations du monde ? Il est permis de penser que par exemple l’affirmation du mouvement de la Terre n’est pas une représentation du monde ou une vision du monde, mais une proposition vraie.

Au contraire l’analyse critique de notions formulées à partir de termes dont on doit même se demander si ce sont des notions, c’est-à-dire dans quelle mesure elles sont essentielles à la pensée, est tout autre chose que la doxographie (l’étude des opinions) qui consiste à exposer la pensée d’un homme célèbre ou d’une autre époque. La philosophie s’inscrit dans les Humanités parce qu’elle pose la question de la vérité et du sens, et qu’elle peut, qu’elle doit même aller jusqu’à faire la critique de toutes les œuvres humaines, c’est-à-dire non pas les rejeter, mais en chercher les fondements et ce qu’elles nous apprennent sur nous-mêmes14. Un poème n’est pas davantage réductible à l’élément culturel qu’il se trouve être quand il a été écrit : sinon, pourquoi jouerions-nous encore Sophocle ? On peut m’objecter que le programme n’interdit pas cette prise de position philosophique et je veux bien que ses auteurs n’aient pas eu la moindre intention d’interdire quoi que ce soit aux professeurs de philosophie ou de lettres. Mais une « spécialité » dont il est entendu qu’un professeur peut dire qu’il ne la reconnaît pas comme telle a-t-elle un sens ? Que penseront les élèves ?

Conclusion : pourquoi lire les philosophes ?

Mon jugement sur le programme de l’HLP repose sur une certaine idée du rapport de la philosophie à la culture (aux deux sens du terme). Ce programme induit nécessairement une réduction historiciste de la philosophie, et c’est sur ce point que je vois l’influence de l’étranger. Lorsque je lisais devant les élèves de lycée l’Apologie de Socrate, je n’y voyais pas un témoignage d’un procès à Athènes à la fin du Ve siècle av. J.C., mais je demandais par exemple ce que signifie le « je sais que je ne sais pas » socratique et pourquoi un Grec du Ve siècle av. J. C. qui n’a rien écrit a pu inspirer les philosophes depuis plus de deux millénaires.

Notes

3 – Voir dans le Sommaire thématique la rubrique « Ecole, enseignement », ainsi que la liste des articles publiés avant 2015 sur le blog-archives mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-1266539.html#ecole

4 – « L’empereur n’est pas au-dessus des grammairiens », ce qui fut répondu à un empereur qui voulait légiférer en matière d’orthographe au lieu de reconnaître qu’il avait fait une faute.

5 – Il est vrai que si cet enseignement est sanctionné à la fin de la classe de première par une épreuve qui, au choix du candidat, est soit purement philosophique, soit purement littéraire, et corrigée chaque fois par les professeurs de la discipline choisie, le mal est moins grand (ce qui n’aurait pas eu lieu sans la levée de boucliers des professeurs des deux disciplines). Mais alors, pourquoi cet accouplement et ce programme commun ?

8 – Si en effet ce rapport à la vérité est oublié, il devient même impossible de considérer qu’il y a, entre les philosophes, des contradictions. Chacun aurait son opinion, comme on dit, opinion relative à une époque, une classe sociale ou un tempérament, de telle sorte qu’entre les philosophes un dialogue serait impossible, qui formule ces contradictions, et auquel nous continuerions de participer.

9 – Les manuels et les exercices des élèves consisteront inévitablement en références et citations ou résumés de textes du programme : il sera impossible de construire un exposé comme on peut le faire aujourd’hui, par exemple une analyse dont le professeur, ou l’élève dans une dissertation, est réellement l’auteur et ne s’abrite pas derrière des références pour ne pas penser. Il peut les avoir à ce point assimilées que non seulement il n’a pas besoin de les citer, mais que parfois il reprend à son compte ce qu’il a volé à tel ou tel, sans même le remarquer, l’ayant totalement intégré à sa propre pensée, comme fait Montaigne, par exemple, qui sait aussi citer. Comme ont toujours fait tous les plus grands. Mais peut-être était-ce avant l’invention des droits d’auteur ! Le travers bien connu qui consiste à apprendre par cœur des citations pour les égrener le jour de l’examen, au lieu de réfléchir sur un sujet, deviendra inévitablement la règle avec le nouveau programme.

10 – Voir l’article de Sabine Prokhoris http://www.mezetulle.fr/kanata-de-robert-lepage-voyages-vers-la-realite/#sdfootnote15anc, qui oppose à cette idéologie le théâtre : le spectateur laisse son moi au vestiaire.

11 – Descartes a dit seulement qu’il fallait expliquer le corps des animaux et de l’homme lui-même comme on fait du fonctionnement d’une machine, par la disposition de ses organes, et il est permis de penser que toute science d’un corps vivant, y compris le corps humain, procède ainsi. Nos neurosciences en effet ont pour modèle les ordinateurs, c’est-à-dire pensent le cerveau comme une machine – ce qui n’implique pas qu’on le confonde avec cette machine. On le sait, le mot organe, en grec, veut dire instrument.

12 – Descartes Œuvres complètes (Gallimard, Tel), brève recension sur Mezetulle. La Société française de philosophie a consacré une séance à cette édition lors de la parution du volume IV.

13 – On lit par exemple dans le programme de 2003 : « L’étude d’œuvres des auteurs majeurs est un élément constitutif de toute culture philosophique. Il ne s’agit pas, au travers d’un survol historique, de recueillir une information factuelle sur des doctrines ou des courants d’idées, mais bien d’enrichir la réflexion de l’élève sur les problèmes philosophiques par une connaissance directe de leurs formulations et de leurs développements les plus authentiques. C’est pourquoi le professeur ne dissociera pas l’explication et le commentaire des textes du traitement des notions figurant au programme. » Il est manifeste que dans son esprit le programme d’HLP est contraire à cette directive qui ne fait que reformuler ce qui est admis depuis longtemps. On notera une nouvelle fois qu’ici, parler de culture philosophique (comme on parle de culture artistique, ou de culture physique), c’est prendre le mot culture en un sens qui ne correspond pas à l’idée de la culture telle qu’elle est sous-jacente au programme HLP : il s’agit de se cultiver par la lecture des meilleurs philosophes pour apprendre à philosopher et non pas pour faire l’histoire des cultures antiques, modernes, etc. : il ne s’agit pas de savoir comment on se représentait le monde autrefois, comme on peut savoir comment on prenait ses repas. Le programme HLP ne peut manquer de conduire à une conception historique ou plutôt historiciste de la culture et de tomber ainsi sous le coup de la critique nietzschéenne d’une renonciation à la philosophie, renonciation qui selon lui caractérise une histoire de la philosophie pour laquelle ces philosophies ne sont que des pensées révolues. Il y a en effet parfois chez les plus savants et les plus subtils une façon de rester toujours totalement extérieur à ce qu’ils lisent, par peur du risque qu’ils prendraient alors de changer leurs propres manières de penser.

14 – Je l’ai dit : la question de l’humanité, de ce que c’est que devenir homme par l’éducation, est déjà posée par les philosophes et les sophistes grecs (avec la paideia).

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019.

Quelques remarques suscitées par la lecture du programme « Humanités, littérature et philosophie »

Edith Fuchs porte un regard de professeur expérimenté (ce qui n’exclut pas, bien au contraire, l’ironie) sur le programme « Humanités, littérature et philosophie » publié au Bulletin officiel de l’Éducation nationale1. En s’interrogeant sur ce qu’on appellerait aujourd’hui sa « faisabilité » et sur ses effets (aussi bien pour les élèves que pour les professeurs), elle propose une analyse de ses conditions et de ses attendus.

Chez un vieux professeur de philosophie qui a connu toutes les sections de classes terminales de lycée ainsi que les hypokhâgnes et les khâgnes durant de nombreuses années, sans omettre un enseignement à l’IEP de Paris, les étonnements que suscite ce programme ne sauraient être tous formulés, tant ils abondent et tout spécialement le sentiment d’une extraordinaire régression : c’est que ce programme, fort cultivé au demeurant, donne le sentiment d’un caporalisme proprement renversant.

Un manuel à l’usage des professeurs

Tous les dés sont pipés et le peu d’initiative octroyée aux professeurs est prié de se déployer dans l’exiguïté des plans tout préparés par la bienveillante Commission2. Ainsi, la question générale du langage est-elle ramenée à la rhétorique ; en outre, le professeur serait tenu de diviser l’affaire en trois points ainsi que l’indiquent et le plan général, et les « résumés » de cours explicatifs et enfin la bibliographie. Même remarque pour le reste – ainsi encore, pour quelle raison l’humanité ne serait-elle « en question » qu’à l’époque contemporaine ?

Bref : ce n’est aucunement un programme qui a été proposé mais le schéma détaillé d’un manuel – à l’usage des professeurs bien sûr – (aux éditeurs ensuite d’aménager la chose à l’usage des élèves). Encore faudrait-il savoir de quelle discipline un tel manuel est manuel. La réponse est sans ambages : aucune. Ni philosophie, ni littérature, ni histoire de l’une et de l’autre – ni, bien sûr, histoire des connaissances scientifiques réputées hors des humanités. Interdisciplinarité – en l’absence de toute discipline nettement identifiable, comme il en va habituellement.

Abondance sans ordre ni raison

Objectera-t-on que les abondantes indications bibliographiques montrent que la libre initiative intellectuelle est respectée ? Or, non seulement l’abondance sans hiérarchie donne le tournis, mais encore faut-il croire qu’il est équivalent pour un débutant de lire Homère ou Vincent de Beauvais ? Est-il urgent de lire Alberti alors qu’aucun de ses contemporains peintres ne l’a utilisé ? Que dire de Vasari qui écrit avec des sources qui sont toutes de seconde main ?

Inutile de multiplier les exemples. La Commission n’aurait-elle pu s’abaisser à dire, en ce qui concerne ce qu’elle considère à juste titre comme « titres plus rares que ceux fréquemment sollicités en classe » comment on se procure commodément des extraits de Vincent de Beauvais ou de Boncompagno da Signa?

Autre énigme : dans la section « découverte du monde et pluralité des cultures » que viennent faire Galilée et son Dialogue. Les deux (ou plutôt trois) « plus grands systèmes du Monde » ne relèvent aucunement de la pluralité des cultures. Songe -t-on vraiment à des élèves qui n’ont jamais eu un enseignement ni d’astronomie, ni de cosmologie et encore moins d’histoire des connaissances scientifiques ?

Enfin on voit, comme souvent, que l’Antiquité est réservée aux « commençants » et l’époque contemporaine aux plus âgés. Dans le cas présent l’effet sera apparemment le suivant étant donné le caractère optionnel de ces « Humanités »: choisir en effet cette filière en Première n’oblige pas à continuer en Terminale et inversement, puisque celui qui n’aura pas choisi les Humanités en Première pourra s’y adonner en Terminale. Dans cette hypothèse l’enseignement de culture générale qu’ambitionne ce programme sera borné à la période la plus contemporaine.
Il y a lieu d’être inquiet quand l’histoire de la culture débute la veille…

Concluons : il y a semble-t-il , lieu d’être étonné de l’insistance mise à donner des indications sur le contenu du cours, comme si le « plan » en était fourni « clés en main ». La Commission n’aurait-elle pas la crainte que les professeurs ne se bornent aux mêmes œuvres prétendument classiques et aux mêmes notions et thèmes ? N’a-t-elle pas décidé de secouer l’enseignement, devenu selon la figure habituelle « poussiéreux » pour cause de professeurs ronronnants, paresseux donc ignorants ? Il me faut vite avouer la mienne, d’ignorance, car je ne connais rien à Boncompagno da Silva- ainsi d’ailleurs qu’à quelques autres qui figurent dans la formidable bibliographie indicative.

Morcellement systématique : le contraire d’un enseignement vraiment initial

Si la Commission a vraiment cherché le coup de balai, c’est en un sens la formation universitaire des professeurs qui est en question. En ce cas, la formation initiale proposée ici va-t-elle améliorer les choses ? entre d’un côté ces choix de culture générale morcelée entre philosophie et lettres, en Première, sans éventuelle suite en Terminale – et d’un autre côté la réduction de la philosophie elle-même à 4h pour tous, n’est-on pas en train de couler l’enseignement de la philosophie au Lycée? mais aussi à l’Université dès lors que la cohérence de l’institution scolaire en France avait, jusqu’ici, rendu solidaires le lycée et l’université ? « Exception française » sans doute.

On objectera que les horaires d’enseignement sont saufs : 2h choisies en Première + 3h peut-être choisies de nouveau en Terminale + 4h obligatoires = 8h pour le versant philosophique des « Humanités ».

On répondra qu’un tel décompte ne prouve rien car un enseignement initial en philosophie consiste en l’expérience, souvent difficile, de la rencontre avec des lectures, des exigences de rédaction et d’élocution inédites. Alors que la littérature est présente tout au long de la scolarité, seule la philosophie est une « terre inconnue » qui paraît aux élèves qui entrent en Terminale à la fois désirable et inquiétante.
En quoi ils ont raison – mais pour de tout autres raisons que celles qui les habitent le jour de la rentrée.

Si chaque professeur s’y prend évidemment selon sa culture et son inventivité personnelles pour faire que la rencontre avec la philosophie s’effectue, l’extraordinaire transformation qui advient le plus souvent entre le début et la fin de l’année scolaire ne peut pas advenir tant lui font obstacle à la fois le morcellement horaire, lui-même soumis à la liberté optionnelle, et la fort problématique division du travail entre les Lettres et la philosophie.

D’un seul et même mouvement il est clair qu’une véritable initiation à la philosophie est rendue fort problématique mais il est non moins clair en outre que l’unité de « la classe » (qui n’a d’ailleurs jamais existé dans certains pays voisins) est tout simplement détruite.

Notes

2– [NdE] Il s’agit du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP, voir l’article de Denis Kambouchner, co-pilote du Groupe). Mais le terme « Commission », pour être inexact formellement en l’occurrence, ne l’est pas fonctionnellement.

En défense du programme « Humanités, littérature et philosophie » (par Denis Kambouchner)

Réponse à Jean-Michel Muglioni

Denis Kambouchner1, qui assure le co-pilotage du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP), répond à l’article critique que Jean-Michel Muglioni a publié2 dans Mezetulle au sujet du programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » des lycées. La question de savoir si l’entrée par notions doit être privilégiée pour un programme d’enseignement philosophique, celle de la spécificité des disciplines dans leur relation à une histoire générale de la culture ne sont pas simplement techniques : elles renvoient au concept directeur de la réforme, avec le passage du système des séries au système des spécialités et à la mise en œuvre de cette réforme.

 

Que Jean-Michel Muglioni soit remercié pour les critiques très franches qu’il a formulées à propos du programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » des lycées, programme dont l’élaboration a été confiée à un groupe d’experts (« Groupe d’Élaboration des Projets de Programmes », GEPP) « co-piloté » par mes collègues Arnaud Zucker, professeur de langue et littérature grecques à l’université de Nice, Pierre Guenancia (« co-pilote » par ailleurs du groupe chargé du programme de philosophie pour le tronc commun), Patrick Dandrey (« co-pilote » du groupe de français, tronc commun), et moi-même.

La version définitive de ce programme, du moins pour la classe de Première, a été publiée avec ceux des autres disciplines et spécialités dans un Bulletin Officiel spécial le 22 janvier dernier3. Elle comporte, au second alinéa du Préambule, quelques lignes sur l’apprentissage de l’argumentation, qui ont été ajoutées à l’identique à l’ensemble des programmes de spécialité et ne sont pas de la responsabilité du GEPP. Pour le reste, le texte publié reprend tout l’essentiel du projet présenté en octobre au Conseil Supérieur des Programmes, lequel y a apporté quelques corrections de détail avant communication aux deux groupes (Lettres et Philosophie) de l’Inspection Générale. Ceux-ci ont modifié certains intitulés du programme de Terminale et certaines indications relatives aux « périodes de référence ».

Ces précisions me conduisent à répondre aux deux premières questions posées par Jean-Michel Muglioni.

La première figure dans le titre même de son article : « Où est passé l’enseignement de la philosophie ? » Bien évidemment, cet enseignement est maintenu sous sa forme traditionnelle à raison de quatre heures par semaine pour tous les élèves de terminale des lycées généraux. On pourra discuter de la place de l’épreuve de philosophie dans l’architecture du baccalauréat, et objecter au dispositif prévu, mais l’enseignement dont il s’agit ne disparaît en aucune façon.

Seconde question : « De quel droit une commission peut-elle non pas renouveler un programme de philosophie, mais proposer une nouvelle discipline qui ne correspond à aucune discipline universitaire ? » J’avoue ne pas bien comprendre. D’une part, j’y reviens dans un instant, il ne s’agit nullement d’une nouvelle discipline, mais d’un enseignement conjoignant deux disciplines qui ne sont en aucune manière destinées à fusionner. D’autre part, le GEPP qui a préparé ce programme ne s’est en aucune manière auto-saisi, auto-promu ou auto-autorisé. Le ministre de l’Éducation nationale a décidé d’une réforme qui n’emprunte pas les voies de la loi, et arrêté dans le cadre de cette réforme l’intitulé d’un certain nombre de spécialités. Il a ensuite demandé au Conseil Supérieur des Programmes, pour chaque spécialité, une proposition dont l’élaboration a été confiée à un groupe (GEPP) composé selon certaines règles, en l’occurrence à parité entre les disciplines et avec, pour chacune, des professeurs de lycée et de CPGE, des universitaires et un Inspecteur pédagogique régional. Le ministère est responsable de l’architecture de la réforme du lycée comme des conditions de sa mise en œuvre ; quant au GEPP, sa responsabilité est limitée : il n’a fait que chercher, de manière toute républicaine – d’autant que l’accord parmi ses membres n’était nullement assuré au départ et s’est réalisé peu à peu avec le concours de tous -, la meilleure manière de répondre à une certaine commande institutionnelle.

Concentrons-nous donc sur la ou les questions principales : aux yeux de Jean-Michel Muglioni, le programme d’Humanités, Littérature et Philosophie (HLP) « n’est pas un programme de philosophie. » Il « fait disparaître la spécificité des disciplines », ne convoque la philosophie que sous l’aspect de « sa présence dans la culture et dans l’histoire », et n’offre au fond que « de la culture générale au plus mauvais sens », et au mieux, malgré les « dénégations », une simple « histoire des idées ». Ce faisant, il « remet en question tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique dans le second degré et en classe préparatoire ». Reprenons ces points dans l’ordre.

1) Le programme HLP est un programme thématique, dont les éléments intéressent en principe à la fois les littéraires et les philosophes. En tant que tel, par définition, il n’est pas un pur programme de philosophie. Mais qu’il ne soit pas un pur programme de philosophie lui ôte-t-il pour les philosophes tout intérêt et toute légitimité ? Ne peut-on parler d’un enseignement philosophique que sur des objets absolument spécifiques ? Avec une pareille exigence, ne risque-t-on pas de couper la philosophie de questions d’intérêt général et de toutes sortes de savoirs constitués ? Et dans ce cas, y aurait-il lieu de déplorer, comme le fait J.-M. Muglioni, que « le programme HLP écarte délibérément la philosophie des sciences » – ce qui n’est pas exact, car il est explicitement question des sciences et de la révolution scientifique de l’âge classique dans le chapitre sur Les représentations du monde (2e semestre de Première), étant bien entendu que l’histoire et la philosophie des sciences ne pouvaient prendre dans l’ensemble de ce programme qu’une place limitée ?

Ce programme a été élaboré avec la conviction qu’il est possible d’introduire efficacement au travail philosophique et à la tradition de la philosophie à partir de questions d’intérêt général et d’objets communs avec d’autres disciplines, en l’occurrence les lettres. C’est dans ce cas l’approche elle-même, réflexive, construite, conceptuelle et critique ainsi que Jean-Michel Muglioni le demande, qui garantit le caractère philosophique de l’enseignement. Pour démontrer que ce principe est erroné, et que les choix thématiques opérés sont malencontreux, il sera nécessaire d’expliquer comment par exemple les phénomènes d’autorité liés à la parole dans divers cadres institués (notamment mais non exclusivement politiques et religieux), la véridicité, le mensonge, les rapports et différences entre la parole et de l’écriture, mais aussi le relativisme culturel, la notion de culture en anthropologie, l’usage de l’imagination dans les sciences, la relation de l’homme aux animaux, les fins de l’éducation, la notion du « moi » et le thème de l’identité, etc., ne sont pas des objets de réflexion philosophique, alors même que des bibliothèques entières leur sont consacrées, incluant, pour une bonne part, des œuvres d’auteurs que nous vénérons.

2) Le programme de HLP, thématiquement varié, mais dont le caractère de « méli-mélo » ne saute pas aux yeux (les esprits cartésiens qui ont participé à son élaboration auraient-ils abandonné toute vigilance ?), fait-il vraiment disparaître la spécificité des disciplines ? Ce serait le cas s’il fallait redouter, comme l’indique J.-M. Muglioni, « qu’il n’y [ait plus] un cours de philosophie, ni un cours de lettres, mais qu’un professeur de philosophie [soit] chargé d’enseigner une autre discipline que la sienne ». Ici, la question est de fait. Dès le départ de ses travaux, le GEPP a adopté et revendiqué le principe selon lequel le nouvel enseignement devait être pris en charge à stricte parité, en Première comme en Terminale, par les professeurs de lettres et de philosophie. Telle n’était cependant pas l’hypothèse privilégiée dans certains secteurs de l’administration de l’Éducation nationale, où l’on semblait vouloir confier ce programme mixte aux professeurs de l’une ou l’autre discipline, selon les opportunités liées à la répartition des services. Nous avons – en l’occurrence en communauté de vues avec les deux groupes concernés de l’Inspection générale, les organisations syndicales et les associations de spécialistes – opposé à cette seconde hypothèse l’argumentation la plus énergique, et celle-ci pour finir a été formellement écartée (voir la page 2 du programme publié).

Les professeurs de français et de philosophie assureront donc chacun deux heures hebdomadaires en Première et trois en Terminale ; ceci nécessitera de leur part une concertation sur l’agenda de l’approche des différents thèmes et des exercices à proposer, mais, sur la base de cet accord, qu’il n’y a pas de raison d’imaginer bien difficile à réaliser, chacun concevra et poursuivra son enseignement en toute liberté. Le professeur de français proposera et demandera des analyses d’ordre littéraire, le professeur de philosophie des analyses philosophiques, naturellement construites dans une « démarche raisonnée ». Pour ce qui concerne les épreuves d’examen (baccalauréat + fin de Première en cas d’abandon de la spécialité), le principe de stricte bidisciplinarité (un texte, deux questions, l’une d’ordre littéraire, l’autre d’ordre philosophique) avec partage (division) de la correction est également acquis. La formule exacte en devrait être publiée sans tarder.

3) Le mot philosophie, écrit Jean-Michel Muglioni, ne désigne plus ici « ni un contenu spécifiquement philosophique, ni une méthode philosophique, mais la présence de la philosophie dans la culture et dans l’histoire ». Au reste, « dire que ce programme n’est pas un programme d’histoire des idées est pure dénégation ». Qu’il me permette de contester ces affirmations. D’une part, si ce programme thématique évoque bien certains contenus, il n’avait pas à entrer – pas plus que ne doit le faire le programme de tronc commun – dans des considérations de méthode, sauf à limiter indûment la liberté des professeurs. D’autre part, s’agissant par exemple des « pouvoirs de la parole », il n’est pas question de s’en tenir à l’histoire de la rhétorique ni à celle des rapports entre rhétorique et philosophie ; avec certains points de repères historiques, qui ne sont pas limitatifs, et qui sont de toute manière indispensables dès lors qu’on prononce le moindre nom propre (comment en effet parler de Socrate sans parler d’Athènes ? de Rousseau sans parler des Lumières ? etc., etc.), on traitera de questions très générales et pérennes. Enfin, l’enseignement de HLP sera fondé tout entier sur l’étude de textes précis ; il ne s’agit donc pas d’« histoire des idées », si celle-ci, dans sa définition standard, contourne ou économise par principe la complexité et la singularité des textes.

4) « De la culture générale au plus mauvais sens », écrit aussi J.-M. Muglioni. Bien entendu, ce programme d’« humanités » a beaucoup de rapport avec la culture générale – comment en serait-il autrement ? Mais aussi, pourquoi serait-ce « au plus mauvais sens » de cette culture ? N’y en a-t-il pas un bon auquel il convient de rester attaché ? Si tous les grands philosophes ont été de grands savants et des esprits universels, une réflexion philosophique sans une forme de culture générale qui la sous-tende est-elle seulement concevable ? Et n’appartient-il pas au professeur de philosophie, d’autant qu’il intervient en fin de scolarité secondaire, de vérifier si cette culture générale est acquise, de suggérer les moyens de la compléter, et de rappeler lui-même les données indispensables à l’intelligence de son enseignement ? Nombreux sont les collègues à saluer au contraire ce programme comme une précieuse occasion de synthèse qui n’est en aucune manière antinomique avec les exigences de la réflexion.

5) Le programme HLP remet-il en question « tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique », notamment en classe terminale ? Nullement, puisqu’il ne se substitue pas aux formes traditionnelles de cet enseignement. Certes, on peut reconnaître au fond de cette critique l’idée qu’un programme de philosophie au lycée, et plus précisément en Terminale, ne saurait être qu’un programme de notions, dont la dimension historique n’est pas immédiatement apparente. Et pourtant, de fait, le programme de Terminale dans sa version actuelle (avant publication du nouveau projet de programme, dont il y a tout lieu de penser qu’il s’inscrira dans la lignée du précédent) n’est pas seulement un programme de notions : c’est aussi un programme de textes. Cela signifie que, quoi qu’on en ait, il n’est pas vrai qu’il y ait pour la réflexion philosophique la plus authentique, et pour l’enseignement de cette réflexion, une seule forme d’entrée possible et légitime. Dès lors, pourquoi cette réflexion ne pourrait-elle se développer à partir de données relevant de l’histoire de la culture (rubrique particulièrement large) ? Si tel n’était pas le cas, il faudrait rejeter hors de la philosophie proprement dite, outre un très grand nombre de travaux qui ne relèvent pas tous de la recherche universitaire, toute la tradition moderne de la philosophie de l’histoire, des institutions et des sciences elles-mêmes, de Vico et Montesquieu à Cassirer, Koyré ou Foucault, en passant par Condorcet, Hegel, Comte et d’innombrables autres auteurs…

Il me faut borner là cette discussion, et donc renoncer à répondre à quelques autres reproches : qu’« on veut aligner l’école française sur ce qui se fait ailleurs » ; qu’« un programme aussi directif et aussi riche » ne peut se traiter librement ; ou, plus franchement désobligeant et aussi plus gratuit, que « les motivations qui déterminent ce programme sont manifestement celles d’universitaires et de médias, et non celles des élèves [auxquels] ce programme ne dira strictement rien », et ce, bien qu’en se réglant sur leurs « motivations supposées », on ait succombé à une forme de « pédagogisme ». Cela fait beaucoup de péchés pour un programme élaboré avec soin et conscience par des collègues a priori choisis pour leur pondération et leur dévouement à la chose publique.

Avec tout cela, nous n’avons réellement discuté ici ni des choix intervenus dans la conception de ce programme, ni des possibilités de développements offertes par chaque thème, ni de la relation à concevoir entre le programme HLP et le programme de philosophie du tronc commun. Mais c’est sans doute que ce ne sont ni la conception d’ensemble de ce programme, ni son détail qui constituent le fond de l’affaire. Le fond de l’affaire est beaucoup plus général. Il tient, d’une part, au concept directeur de la réforme, avec le passage du système des séries au système des spécialités (se traduisant, pour les collègues philosophes, par la disparition des huit heures de la Terminale L, et un début de présence de la discipline en Première), et d’autre part, aux modalités de mise en œuvre de cette réforme, agenda et répartition des moyens inclus.

Pour ma part, les effets de hiérarchisation du système des séries étant connus, le principe d’un choix de plusieurs spécialités par les lycéens me semblait et me semble toujours porteur d’appréciables virtualités s’agissant du dynamisme des enseignements. En l’espèce, il offrira la possibilité de suivre sept heures de philosophie en Terminale à des élèves qui auparavant n’auraient pas choisi la série L (un choix, faut-il le rappeler, souvent effectué par défaut) ; et la discipline commencera à sortir d’un relatif isolement qui a certes son côté superbe, mais que l’on pouvait aussi juger très dangereux pour l’avenir.

D’un autre côté, il est clair que beaucoup dépend ici des modalités de la mise en œuvre de la réforme, et qu’un nouveau système théoriquement satisfaisant peut donner des résultats hautement contrastés selon que les conditions matérielles, techniques et morales (ou psychologiques) de sa mise en pratique se trouvent plus ou moins favorables. Sous ce rapport, même une fois assurée la parité disciplinaire au sein de la spécialité, les difficultés restent nombreuses, et le calendrier sans doute trop serré pour une mise en place des nouveaux enseignements qui soit d’emblée optimale.

Nous, membres du GEPP, sommes tout à fait conscients de ces difficultés et solidaires de nos collègues de lycée dans leur combat pour des conditions d’enseignement partout garanties et améliorées. Au milieu de ces difficultés, il serait toutefois navrant qu’on se dispense de tout regard sur les ouvertures et potentialités offertes par le programme HLP, et qu’on impute à quelque diktat néolibéral une proposition qui, au contraire, s’inspire de l’ancien concept humaniste (ou « libéral » dans l’ancien sens du mot) de la formation philosophique et des tâches de la philosophie – un concept dont, jusqu’à démonstration du contraire, la philosophie et son enseignement, y compris dans l’horizon de notre époque, ont et auront toujours grand besoin.

Notes

1 – Denis Kambouchner, professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est spécialiste de Descartes (dernier ouvrage paru : Descartes n’a pas dit, Les Belles-Lettres, 2015), et éditeur des Œuvres Complètes du même auteur (Gallimard-Tel, en cours de parution). Il est aussi l’auteur de plusieurs essais sur les problèmes de la culture et de l’éducation, dont L’école, question philosophique, Fayard, 2013.

Conservatoires : en marche vers le déclassement

Une prochaine (et énième) réforme des conservatoires est annoncée. On évoque la fin de leur classement, la disparition du Diplôme d’études musicales au profit de « classes préparatoires » réservées à quelques grandes métropoles, la généralisation des « parcours personnalisés » entraînant à terme la dilution des apprentissages techniques, et d’autres points encore. Dania Tchalik en propose une revue analytique. Une fois de plus – le nouveau monde ressemble fort à l’ancien –, l’impératif de démocratisation sert de masque à une dérégulation inspirée par l’aversion envers le savoir et sa transmission.

Depuis près de deux ans, les couloirs des conservatoires bruissent de rumeurs au sujet d’une prochaine (et énième) réforme qu’on annonce comme un changement de paradigme, une véritable révolution copernicienne de leur fonctionnement. On évoque, pêle-mêle, la fin de leur classement, synonyme d’une saignée sans précédent dans les postes de PEA1, la disparition des DEM au profit de quelques « classes préparatoires » réservées à quelques grandes métropoles, sans oublier la généralisation des « parcours personnalisés » qui entraînerait à terme la dilution des apprentissages techniques, et plus particulièrement du solfège2 – pardon, de la formation musicale –, dans le grand flou des pratiques collectives. Autant de mesures salutaires et propres à les ancrer, enfin et pour de bon, dans leur nouvelle mission : produire en masse des amateurs autonomes et responsables de leur pratique culturelle. Seuls les réactionnaires impénitents, à l’image de ceux qui sévissent sur Mezetulle, pouvaient jusqu’alors s’en inquiéter, non sans jouer complaisamment sur les « peurs » de tous ceux qui, malgré les efforts conjugués des formateurs, persistent dans une attitude insuffisamment pro-active à l’égard du changement.

Or, voici quelques semaines, des participants aux réunions organisées rue de Valois ont fait circuler des documents de travail du ministère de la Culture3 : on y découvre alors qu’il n’y avait pas de fumée sans feu et que les Cassandre n’étaient pas loin d’avoir raison ! Malgré le flou persistant de ces directives – pas de schéma d’orientation ni de plan de financement – et la possibilité d’ajustements à la marge, leur contenu éminemment disruptif ne manquera pas de susciter l’intérêt du public comme celui des professionnels.

Conservatoires et décentralisation

Pour comprendre ce qui se trame, un bref retour en arrière s’impose4. En 1969, le plan Landowski – auquel il est de bon ton, de nos jours, d’associer l’adjectif obsolète – instaure, parmi d’autres mesures, un réseau d’établissements publics de formation classés et hiérarchisés (du modeste conservatoire municipal au prestigieux CNSMD de Paris, en passant par l’École Nationale de Musique et le Conservatoire National de Région). Bien que toujours placé sous la tutelle des communes (et non pas de l’État5) et dépourvu de programmes nationaux, contrairement à ce qui prévaut dans l’enseignement général depuis les lois Ferry – un état d’inachèvement tant sur le plan administratif que pédagogique qui permet précisément son démembrement actuel –, ce dispositif prévoit un contrôle de l’enseignement par le ministère de la Culture, doublé d’un financement d’État partiel des établissements qui pouvait s’élever, au cours des années fastes (milieu de la décennie 80) jusqu’à 30% de leur budget de fonctionnement. Toutefois, décentralisation oblige – du moins, si l’on entend par ce terme la délégation de l’essentiel du pouvoir à des barons locaux au détriment des citoyens, opportunément combinée à la raréfaction de l’argent public –, les professeurs des conservatoires se voient rattachés en 1991 à la jeune fonction publique territoriale et non pas à l’État6, comme si l’enseignement du piano ou de la clarinette était par nature différent à Dunkerque et à Perpignan. Puis, dans un deuxième temps (2004-2006), l’Acte II de la décentralisation provoque à son tour une vague de transferts de compétences (traduire : de désengagement de l’État) dont les conservatoires continuent à ce jour à faire les frais : en décidant de transférer aux régions la gestion des cursus préprofessionnels des conservatoires sans leur accord et sans compensation financière, l’État ne fait alors que saper son autorité et seules les régions Poitou-Charentes et Nord-Pas-de-Calais acceptent d’appliquer la réforme. En résulte une disparité des cursus et diplômes (DEM versus DNOP) sur le territoire qui provoque l’étonnement, pour ne pas dire plus, de nos collègues étrangers. Cependant, nous n’avons encore rien vu : une décennie plus tard, les années Hollande accouchent des indispensables Grandes Régions et cet Acte III suscite lui aussi, incidemment, un énième remue-méninges relatif au devenir de l’enseignement musical spécialisé et dont on entrevoit à présent l’issue. Nouveau monde oblige, l’actuel gouvernement ne fait que reprendre les projets de ses prédécesseurs consistant à « faire rentrer par la fenêtre » (et par la grâce d’un énième changement de sigles) le désengagement de l’État qui n’était pas « passé par la porte » une décennie plus tôt.

Au demeurant, cet aperçu risque fort d’alimenter le doute au lieu de le dissiper : serait-il possible que les réformes successives des conservatoires fussent davantage inspirées par l’agenda politique de nos gouvernants  que par les impératifs de la transmission du savoir ?

Sus au « modèle pyramidal », place à la dérégulation !

Pendant qu’associations professionnelles et revues spécialisées se terrent dans un silence assourdissant7, le ministère s’apprêterait donc à mettre fin, comme attendu8, au classement actuel des conservatoires et l’on ne remerciera jamais assez les lobbies para-institutionnels ayant patiemment œuvré en ce sens9. En lieu et place du fameux rayonnement départemental, régional, intercommunal et j’en passe10, une simple « labellisation » s’appliquerait à tout conservatoire classé, quels qu’en soient la taille et le niveau d’enseignement. Les parents désireux de se renseigner sur l’établissement dans lequel ils souhaitent inscrire leur progéniture apprécieront à coup sûr cet effort de « lisibilité ».

De même, c’est par souci de « simplicité » que le « parcours d’études » traditionnel serait complété (ou concurrencé, pour les esprits chagrins), primo, par des « parcours projets » introduisant fort à propos le modèle low cost de Démos et de l’EAC en général11 et, secundo, par des « parcours libres » où les apprenants et autres praticiens amateurs qui fréquentent nos équipements pourraient à loisir – le mot vient à propos – se constituer en usagers de leur propre identité culturelle12. Nul doute que cette marginalisation du cursus traditionnel (pardon, diversification des pratiques) inspirerait les collectivités les plus en pointe dans leur effort de mutualisation des moyens et de chasse aux doublons, mais aussi dans leur dessein si progressiste d’en finir avec les totems du calendrier scolaire et du statut de leurs agents publics, pour reconvertir d’urgence de professeurs et artistes en animateurs de la vie de la cité  (si possible précaires et corvéables à merci). Dès 2014, certains établissements pilotes (on pense notamment au CRD du Val d’Yerres et à son « cursus loisir ») avaient expérimenté ces dispositifs innovants mais d’autres, comme Roncq ou Montereau13, leur ont emboîté le pas et le projet du ministère suscitera à coup sûr d’autres vocations.

Usine à gaz

« Et en même temps », il faut bien maintenir une forme de hiérarchie entre établissements, au grand dam des hérauts de la démocratisation. Aussi, le « parcours d’études » se diviserait en quatre « séquences » (et non plus en cycles, voilà qui est révolutionnaire !) dont seules les deux premières seraient requises en vue de la « labellisation » ; certains conservatoires pourraient toutefois, sous réserve de l’accord des édiles qui détiennent les cordons de la bourse, proposer les quatre « séquences » pour, cette fois, être « habilités » à délivrer un « diplôme national » censé valider l’acquisition d’une « pratique amateur autonome ». Mais, contrairement à la situation actuelle, cette médaille en chocolat n’aurait pas la valeur d’un DEM et ne viserait plus les futurs professionnels, la juste cause de l’élargissement des publics réclamant quelques sacrifices. D’autres établissements enfin, plus chanceux, seraient quant à eux « agréés »  – la nuance est subtile et néanmoins de taille – dans l’optique de préparer à l’enseignement supérieur : ils accueilleraient ainsi des classes préparatoires (un terme qui a fait frémir, mais un temps seulement, les démocrates de la culture déjà évoqués) proposant un enseignement pluridisciplinaire composé d’une discipline dominante et de matières optionnelles. Toute ressemblance avec l’actuel DEM (et, plus encore, avec l’usine à gaz du CEPI) ne saurait être que pure divagation d’un esprit égaré14.

Au demeurant, cette frénésie administrative – qui, accessoirement, permettrait d’occuper (enfin !) ces « fainéants » de professeurs, toujours prompts à privilégier égoïstement leur musique au détriment des indispensables réunions de concertation et de la non moins nécessaire réécriture de leurs cursus et projets d’établissement qui ne saurait tarder – n’étonnera que ceux qui ignorent cette vérité éternelle : pour un gestionnaire digne de ce nom, une réforme n’a d’utilité que dans la perspective de l’exercice bien compris de la pédagogie, cette fois comprise au sens de communication.

Haro sur l’école !

Il n’en reste pas moins que la « philosophie » générale du projet vise, encore et toujours, à « se démarquer du modèle scolaire de progression dans les acquisitions ». L’abus du jargon socio-constructiviste (« séquence », « exploration », etc.) est à lui seul parlant et rappelle si besoin la dette de nos réformateurs culturels à l’égard de leurs homologues de l’Éducation nationale15. Au nom de quelle idéologie coercitive et rétrograde imposerait-on aux gamins un conservatoire « scolaro-centré » (sic) alors que de l’avis général (presse, associations de parents et élus confondus) ils n’ont que « trop d’école »16 ? Quand la pédagogie se confond, de l’aveu même de ses experts, avec la négation de l’école en son propre sein17, l’enseignement se dégrade en « offre personnalisée » et en « projets » dûment « ciblés sur des besoins spécifiques », à l’instar d’une agence publicitaire ou d’une grande surface de bricolage.

Pour résumer, si nos technocrates sont les Paganini du schéma directeur et ordonnent à la perfection la valse des acronymes, leur goût pour l’enveloppe n’a d’égal que leur indifférence, si ce n’est leur haine, pour le contenu. On en déduira d’autant mieux que la démocratisation tant vantée n’est que l’alibi d’un élitisme sournois dont les premières victimes sont ces mêmes publics pour le bien desquels on prétend agir. Ne pouvant compter que sur l’école pour accéder au savoir et à l’édification de leur liberté, ces derniers en resteront à l’éternel va-et-vient entre « l’expérimentation ludique » et « l’apprentissage plaisir », sans oublier la sensibilisation au message climatique susmentionnée, tandis que d’autres, sans doute plus fortunés, se tourneront faute de mieux vers le privé et continueront à bénéficier d’une pédagogie plus que jamais scolaire, à savoir progressive, structurée et propre à leur octroyer, le moment venu, la possibilité d’embrasser une carrière artistique.

Cependant, de réforme en rapport et de proclamation volontariste en surenchère démagogique, l’écart entre le discours institutionnel et la réalité devient vertigineux, malgré tous les efforts faits par la technostructure pour le masquer. « Si l’offre et le fonctionnement des conservatoires ont profondément évolué ces dernières décennies, l’image d’un conservatoire élitiste et figé persiste encore, en contradiction souvent avec les réalités de terrain » : on ne saurait mieux reconnaître l’échec des réformes précédentes et la raison d’être de l’actuelle (i.e. : remplacer un contenu de vérité – le résultat de l’action politique – par une fiction – ce qui en tient lieu d’image). De même, le ton volontiers culpabilisant (quand il n’est pas vaguement comminatoire) constitue-t-il autre chose que le miroir de l’impuissance ? Sur quels moyens matériels et humains compte-t-on pour faire advenir le paradis pédagogiste et la tant désirée « transformation des missions et du positionnement des conservatoires qui, si elle existe parfois déjà dans les faits, doit désormais trouver une traduction dans les textes normatifs afin de devenir pour tous et partout une réalité » ?

Un plan social qui ne dit pas son nom

Qu’on ne s’y trompe pas : pour satisfaire à l’interminable litanie des nouveaux critères de classement des conservatoires – dont une grande partie relève de l’accessoire, quand ce n’est pas du fatras technocratique – il faut de l’argent, beaucoup d’argent. Or, « les caisses sont vides », nous dit-on, et même la sacro-sainte démocratisation trouve rapidement ses limites : on ne va quand même pas obliger les collectivités à instaurer des tarifs sociaux accessibles à tous et homogènes sur tout le territoire ! On se limite alors aux habituelles incitations…, mais pour des arbitrages bien plus sensibles (il faut bien faire sauter les verrous et, de préférence, sans que cela se sache trop !), seule une lecture « entre les lignes » et une comparaison point par point avec les textes en vigueur18 permettent d’apprécier les motivations objectives (et donc inavouées) de la réforme.

Ainsi, l’injonction interdisciplinaire qui s’appliquerait à la première « séquence » du « parcours d’études » et, plus largement, l’obsession du cours collectif visent-elles autre chose qu’une optimisation du temps/élève ? De même, la personnalisation de l’enseignement (traduire : la transformation de cours obligatoires en options, avant leur suppression éventuelle) et la multiplication des démarches de projet au détriment du cours dit traditionnel proposant une progression pédagogique structurée et dûment répartie sur l’année scolaire auraient-elles une autre finalité que l’abolition des examens (seraient-ils davantage « traumatisants » pour les élèves ou pour les services financiers des collectivités qui se dispenseraient volontiers de devoir inviter des jurys extérieurs ?) et du solfège tant honni, afin de « libérer » par centaines des postes de titulaire – comme le reconnaissent de bonne grâce certains directeurs, en fidèles supplétifs des tutelles politiques ? Quant à la dévaluation du diplôme national, elle permettrait certes l’ouverture aux publics mais aussi et surtout une limitation drastique du nombre de professeurs titulaires du CA : là où ces derniers doivent être actuellement un par discipline on n’en tolérerait qu’un dans 50% des disciplines19. Mieux : en rendant les critères de classement plus agiles, le ministère abrogerait les réglementations (autant de blocages !) qui définissent les actuelles catégories de conservatoires – on pense notamment à l’obligation, pour un CRR, de dispenser l’enseignement de l’accompagnement au clavier ou de compter en son sein un département de création – et laisserait carte blanche aux collectivités pour tailler dans les effectifs à leur guise20. Last, but not least, l’effectif des « classes prépa » étant soumis à un contingentement minimal21, leur nombre serait nettement inférieur à celui des DEM ou équivalents actuellement en place dans l’ensemble des CRR et CRD ; il est vrai que l’intérêt des élèves de villes moyennes ne pèse pas lourd face à celui des grands élus des métropoles.

Démocratiser signifie alors non seulement entraver la transmission du savoir tout en dénaturant les missions mais aussi tailler dans la masse salariale, le tout dans le contexte contraint de la baisse des dotations de l’État aux collectivités – une fois encore, le nouveau monde ressemble étrangement à l’ancien – et des objectifs du rapport gouvernemental Cap 2222 (baisse des emplois de titulaires et recours accru aux contractuels). À ce titre, il est instructif d’entendre les conseils dispensés par les formateurs en vue de la session 2019 du concours de PEA23 : « ce concours sera probablement le dernier ; autant accompagner les réformes au lieu de les subir »24, tandis qu’un autre, visiblement gêné, concède qu’il est quelque peu contradictoire de faire passer le concours PEA à près d’un millier de candidats alors même que le lancement de la réforme, prévu à la rentrée prochaine, provoquerait la fermeture massive de postes que l’on dit « inadaptés aux nouvelles réalités » des conservatoires. C’est donc en toute logique que le récent rapport du CSPFT25 consacré à la filière culturelle préconise de revaloriser ces mêmes PEA en leur imposant de nouvelles missions de coordination et de conduite de projet : un avis qui ne manquera pas d’être compris par les collectivités comme un encouragement à réserver le cadre d’emploi de PEA aux fonctions administratives… et à reléguer la plupart des professeurs en catégorie B.

Un « contrat de confiance » ?

La réforme consistait jusqu’alors en une subversion de l’intérieur26, plus précisément, des contenus enseignés ; mais à l’image de la réforme du Lycée promue par Jean-Michel Blanquer (instauration d’un enseignement « à la carte » et à plusieurs vitesses, avec une offre de qualité cantonnée aux grandes villes) on s’attaque désormais « à l’os » et le pouvoir peut dès lors se dispenser de recourir à l’attirail « pédagogique » (et au soutien de ses sectateurs). La récente crise du PSPBB (Pôle Supérieur Paris Boulogne-Billancourt) en constitue un exemple parmi d’autres : les tutelles de l’établissement (agglomération Grand-Paris-Seine-Ouest, Ville de Paris et DRAC) ont commencé par imposer le statut surdimensionné et dispendieux d’EPCC (alors que le statut associatif antérieur suffisait amplement) en promettant d’en financer le surcoût (plusieurs centaines de milliers d’euros par an), puis se sont ravisées et ont refusé, une fois le changement effectué, de compenser cette dépense supplémentaire27. Cette fois, les masques tombent et on ne saurait mieux illustrer le mépris de l’art, l’incompétence et la désinvolture d’une technocratie en voie de sécession et dont l’indifférence, ici face à des étudiants dont l’avenir se joue hic et nunc, ne peut qu’aiguiser (si besoin) le sentiment de défiance des citoyens et des administrés envers la classe politique et ses courroies de transmission. Mais si, jusqu’à présent, il suffisait au pouvoir de manier la « pensée caoutchouc »28 héritée des années 80 (faire passer la dégradation de la qualité de l’enseignement pour de la « pédagogie » ; ou bien, dans un autre domaine, travestir un impôt indirect alimentant le budget général en mesure écologique, liste non exhaustive), il semblerait que le discours officiel « ne passe plus ». Face à l’ampleur du discrédit, reste la tentation de passer en force et de garder le cap ; mais jusqu’à quand et à quel prix ?

La crise des conservatoires ne saurait dès lors être dissociée d’une crise politique et sociale dans laquelle l’État, loin de tenir le rôle d’arbitre impartial qu’on attend de lui, crée les conditions de sa propre impuissance. Mais face à la casse méthodique des institutions et services publics, et à l’heure de « grands débats » à tonalité managériale, la solution apparaît plus que jamais politique ; elle consiste en une rupture résolue avec la logique néolibérale de métropolisation et en une réhabilitation des principes républicains : instruction publique, services publics de qualité, égalité territoriale. Quant à sa déclinaison au sein de l’enseignement artistique, elle comprend nécessairement la nationalisation de l’ensemble des conservatoires classés, enseignement « initial » et supérieur confondus.

Glossaire

  • DEM, DNOP : Diplôme d’Études Musicales ; Diplôme National d’Orientation Professionnelle (délivré à l’issue du CEPI, Cycle d’Enseignement Professionnel Initial)
  • CNSMD : Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse
  • CRR/CRD/CRC/CRI : Conservatoire à Rayonnement Régional, Départemental, Communal, Intercommunal
  • CSFPT : Conseil Supérieur de la Fonction Publique Territoriale
  • DRAC : Direction Régionale des Affaires Culturelles (service déconcentré du ministère de la Culture)
  • EAC : Éducation Artistique et Culturelle
  • EPCC : Établissement Public de Coopération Culturelle
  • PEA, ATEAP : Professeur d’Enseignement Artistique ; Assistant Territorial d’Enseignement Artistique Principal

Notes

1 – Voir la liste des sigles ci-dessus.

2 – Comme l’explique à juste titre Marc-Olivier Dupin (Écoutez, c’est très simple : pour une éducation musicale, Tsipka-Dripka, Paris, 2007), le plaisir artistique n’est que le résultat d’un processus d’apprentissage à entamer au plus vite et consistant en un travail personnel régulier et contraignant, le tout conduisant à l’autonomie de l’élève. La négation, hélas régulière, de cette réalité par l’institution constitue un mensonge démagogique et se trouve à la source du décrochage des élèves, notamment adolescents, la ludification de l’enseignement aggravant alors le mal qu’on prétend ainsi traiter.

4 – Pour approfondir la question, lire http://www.mezetulle.fr/conservatoires-les-raisons-dune-crise/.

5 – Exception faite du CNSMD de Paris et de celui de Lyon (créé ultérieurement).

6 – Cette décision se trouve ainsi à l’origine de la fragilité structurelle de la filière. Lire http://www.mezetulle.net/article-l-enseignement-de-la-musique-et-la-subversion-de-l-ecole-par-d-tchalik-110568577.html (en particulier le point 4).

7 – Quand elles ne s’engagent pas pour le climat, en espérant sans doute que les défenseurs de l’environnement fassent de même, transversalité oblige, en faveur des conservatoires. Lire https://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/5924_0_un-musicien-sengage-pour-le-climat.

9 – On pense notamment à l’association de directeurs Conservatoires de France qui occupe depuis une trentaine d’années l’avant-garde du progrès pédago-technocratique. Lire : https://www.lagazettedescommunes.com/482301/il-faut-sortir-de-la-logique-de-classement-des-conservatoires-jean-marcel-kipfer/.

10 – Ces appellations à la légèreté toute technocratique avaient été décidées lors de la réforme précédente (Acte II de la décentralisation).

11 – La Philharmonie de Paris fait actuellement pression sur les conservatoires pour qu’ils accueillent les publics passés par son projet Démos (financé sur des fonds publics anciennement dévolus aux conservatoires, mais aussi par des multinationales du secteur de l’énergie et des banques) mais sans pour autant les intégrer dans le cursus traditionnel. La présence de l’EAC et des pratiques innovantes est même récemment devenue une condition pour bénéficier des aides de l’État : autrement dit, à l’image d’une entreprise publique en voie de liquidation (France Télécom, Alsthom, etc.), l’établissement d’enseignement spécialisé ne touchera de l’argent public que s’il travaille à sa propre perte. Sur l’EAC, lire cet excellent article de Jorge Morales, mon commentaire à cette offre d’emploi proposée par la mairie de Cergy en 2016  ainsi que cette note explicative.

12 – À noter que ces trois grands types de parcours ressemblent très étrangement aux propositions faites dès 2015 par Conservatoires de France : https://conservatoires-de-france.com/listes-dattente-fatalite/.

13 – Sur Montereau, ses « vacances intelligentes », son « Pass Musical »… et ses libertés prises avec le temps hebdomadaire de cours, lire cette offre d’emploi . Sur l’école de musique de Roncq qui « optimise encore son rayonnement qualitatif reconnu », lire https://www.roncq.fr/actualite/actualites?view=article&id=9088&catid=52.

14 – Comme l’illustre la maquette de la « classe prépa » qui vient d’être mise en place par le réseau des conservatoires d’Est Ensemble : le cursus diplômant fraîchement « relooké » s’intitule bien… DEM ! Lire https://www.est-ensemble.fr/les-conservatoires (menu déroulant « Organisation de la scolarité »).

15 – À ce titre, le hiatus entre les positions pédagogiques respectives de la rue de Grenelle et de la rue de Valois pourrait en surprendre plus d’un. Mais que fait Jean-Michel Blanquer ?

16 – Il serait instructif de demander aux enfants soudanais, yéménites ou philippins (au hasard) s’ils se considèrent eux aussi comme victimes d’une « violence symbolique causée par la survalorisation des savoirs scolaires » ou, plus prosaïquement, d’une « surcharge cognitive » de tous les instants.

17 – Une démonstration par l’absurde à rapprocher de cet extrait du rapport Lacloche (ministère de la Culture, 2010) : « le véritable obstacle à une politique de démocratisation culturelle, c’est la culture elle-même ».

19 – Inutile de préciser qu’en prenant soin de cibler cet assouplissement sur les disciplines les plus fréquentées, donc les plus gourmandes en ressource humaine, on obtiendrait un gisement d’économies sans précédent !

20 – Plus encore : cet ajustement s’effectuerait dorénavant en toute discrétion, contrairement à ce qu’on a pu constater aux conservatoires de Rueil-Malmaison et d’Aubervilliers-la-Courneuve (pour ne citer que deux exemples de la seule année 2018) où la menace sur la pérennité du classement en CRR avait déchaîné les passions et freiné d’autant les velléités comptables des élus. Lire https://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/5683_0_le-conservatoire-de-rueil-malmaison-menace . et l’article du Parisien http://www.leparisien.fr/seine-saint-denis-93/aubervilliers-la-courneuve-cure-d-austerite-au-conservatoire-20-05-2018-7726458.php

21 – Effectif de 15 élèves au moins requis pour demander l’agrément et de 30 élèves au moins pendant les cinq années que dure cet agrément. Lire l’arrêté du 5 janvier 2018, article 6, alinéa 8 : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/arrete/2018/1/5/MICD1735883A/jo/texte.

23 – Un formatage en tout point similaire à celui dispensé en vue du concours d’assistant territorial (ATEAP) 2018, et pour cause. Lire : http://www.mezetulle.fr/concours-de-lenseignement-artistique-mefiez-vous-des-formateurs/.

24 – Une variation sur le même thème, exprimée cette fois par un candidat ne cachant pas son enthousiasme : « la réforme est mauvaise mais il faut y adhérer quand même si l’on veut réussir le concours ».

26 – Pour une analyse exhaustive de ce processus, je me permets de renvoyer à mon étude de 2012:  https://serveur1.archive-host.com/membres/up/1919747526/blogmezetulle/Telechargements_permanents/TchalikAutonomieEtablissMusiqueSept2012.pdf .

27 Lire https://fuse.asso.fr/index.php?id=585&fbclid=IwAR2ySqhbwVHyNFWHgh2jbkV7lj6BXH-JiZ7pIdOX8bHFu9720JdKyZ-3MBU. A noter qu’en janvier 2019, les tutelles ont fini par renoncer, face à l’ampleur de la mobilisation, à certaines mesures d’économie initialement prévues, non sans envisager des « contreparties » d’ordre pédagogique et sans pour autant pérenniser le financement de l’établissement : https://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/5946_0_des-nouvelles-du-pspbb.

28 – Lire notamment J.-P. Le Goff, La Gauche à l’épreuve, Paris, Perrin, 2011.

« Entre les murs », ou l’antre de la folie. L’école et la « vraie vie »

Mezetulle republie un texte que Marie Perret a écrit en 20081 sur le film de Laurent Cantet Entre les murs (Palme d’or 2008 à Cannes). Y est mis en évidence le dispositif cauchemardesque d’une école qui, loin de mettre en son centre l’émancipation par l’instruction, se glorifie ad nauseam de ressembler à la « vie réelle » et fait obstacle à l’enseignement. C’est un monde obscène et féroce dans lequel il est devenu impossible d’instruire les élèves et où il s’agit de rééduquer ceux qui sont supposés instruire : non seulement le professeur ne peut rien expliquer, mais il est sommé de s’expliquer. Nous en avons aujourd’hui les aveuglants et sinistres effets sous les yeux : l’école est devenue un « reflet du réel », la dualité topique qui en permet le fonctionnement est constamment niée. Pour en refaire un espace d’émancipation, il faut d’abord consentir à une opération de soustraction : pour penser, on doit chercher l’abri et le recueillement d’une clairière et fuir l’enfermement « entre les murs » du tourbillon social.

Le film Entre les murs ne démontre rien. Il ne sert aucune thèse. Mais on ne saurait dire non plus que ses auteurs se sont contentés de faire un constat. Entre les murs n’est pas un film documentaire, il est bien une œuvre de fiction. Le film déjoue par conséquent deux attentes. Dans ce qu’on présente désormais comme la querelle des « pédagogistes » et des « anti-pédagogistes » (supposée être une nouvelle version de l’éternelle querelle des anciens contre les modernes), Entre les murs ne prend pas parti. Chacun pourra donc le tirer dans le sens qui lui plaira. Mais ceux qui sont curieux de savoir ce qui se passe vraiment dans une salle de classe seront tout aussi déçus : ce film est bien une œuvre scénarisée dans laquelle les acteurs jouent un rôle. Ni film engagé, ni documentaire, Entre les murs s’apparente plutôt à un dispositif cachemardesque. On en sort comme on se réveille d’un rêve particulièrement pénible, avec l’impression d’avoir vécu des évènements éprouvants mais aussi avec un sentiment de soulagement. En sortant du cinéma après plus de deux heures de projection, le spectateur respire.

Il est une situation caractéristique du cauchemar : le rêveur a l’intention d’accomplir une action, mais il en est constamment empêché. Ressort comique dans la scène des fâcheux, le motif de l’empêchement suscite chez le spectateur d’Entre les murs un profond malaise. Tout se passe comme si François, le jeune professeur de français qui enseigne dans le collège Françoise Dolto, était systématiquement détourné de son projet initial et obligé de différer sans cesse le moment où il est supposé faire ce pour quoi il est là : instruire les élèves.

Deux scènes sont particulièrement symptomatiques. Dans la première, le professeur veut faire comprendre aux élèves le sens de mot « succulent » : plutôt que d’en donner la définition et d’en faire l’analyse sémantique (ce qui serait sans doute trop simple), il écrit une phrase au tableau à partir de laquelle les élèves sont censés reconstituer le sens de l’adjectif. C’est alors qu’une élève prend le professeur à partie en lui demandant de s’expliquer sur le choix du nom « Bill », sujet de la phrase. On s’indigne, on s’invective, on évoque l’origine des noms et l’odeur du cheeseburger. Quant à la définition du mot « succulent », elle est tout simplement passée à la trappe. Un peu plus tard dans le film, le professeur cherche à expliquer la règle du subjonctif imparfait. À ce sujet, les élèves ont beaucoup de choses à dire : ils savent, eux, que ce n’est pas comme cela qu’on parle dans la vraie vie, que seuls les homosexuels s’expriment ainsi et qu’apprendre tout cela ne sert pas à grand-chose.

Dans ces deux scènes, la structure est la même : les élèves font diversion en attirant l’attention du professeur sur une question parfaitement secondaire et contingente. L’objet de l’instruction se transforme alors en objet de débat. Très vite, le professeur perd la classe : il est incapable de produire la parole pleine – celle qui, par exemple, viendrait délivrer un savoir – et d’interrompre ainsi la logorrhée ambiante. Le dernier mot revient toujours à l’opinion, voire au préjugé.

Dans ce monde cauchemardesque, on en revient par conséquent toujours au même point. La structure qui domine est celle de la répétition. La fin du cours coïncide avec son point de départ : les élèves n’ont renoncé à aucune opinion, ils n’ont été délivrés d’aucune ignorance. Il n’est pas étonnant que pour certains d’entre eux, la fin de l’année scolaire coïncide strictement avec le début : ils n’ont tout bonnement rien appris. Pire : non seulement le professeur ne peut rien expliquer, mais il est sommé de s’expliquer. Car il faut bien l’avouer : ces collégiens ressemblent davantage à des Khmers rouges qu’à des élèves. Quand ils ne demandent pas au professeur de faire son autocritique, ils lui enjoignent de rendre compte publiquement de ses choix sexuels. Le spectateur est face à un monde obscène et féroce dans lequel il est devenu impossible d’instruire les élèves et où il s’agit de rééduquer ceux qui sont supposés instruire.

L’école de la diversion supplante l’école du détour. Il n’y a pas d’instruction sans un détour par l’étranger. Par la confrontation aux savoirs qui opèrent en fonction de leur propre nécessité et qui doivent, pour être compris, cesser d’apparaître comme évidents. Par la confrontation aux œuvres qui sont produites par des pensées singulières. Le seul moment où la classe est vraiment silencieuse, c’est lorsqu’une élève lit un extrait du Journal d’Anne Frank. C’est aussi le seul moment où le professeur fait aux élèves le luxe d’un détour sinon par la littérature, du moins par l’histoire. Mais la lecture du Journal d’Anne Frank n’a d’autre finalité que d’inciter les élèves à faire leur autoportrait. Outre que cette ingérence dans l’intimité des élèves est au fond tout aussi féroce que celle des élèves dans l’intimité de la vie sexuelle de François, elle les reconduit à ce qu’ils ne sont que trop. Il ne s’agissait que d’instrumentaliser une oeuvre et de tendre aux élèves un miroir. Qu’aucun élève ne se divise, qu’aucun élève ne se décentre, que personne n’oublie son Moi. Telle semble être l’affligeante devise de cette « école » qui en nie le concept puisqu’elle n’instruit pas. C’est finalement Esméralda qui infligera au professeur la leçon que son collègue d’histoire, qui s’étonnait pourtant qu’on ne lise plus en quatrième les contes de Voltaire, n’avait osé lui infliger : si elle n’a rien retenu de son année de quatrième, elle aura au moins découvert grâce à sa sœur étudiante en droit un livre dépaysant, à savoir La République de Platon.

Devant cet affligeant spectacle, on est pris d’un sentiment de nausée : d’une espèce de mal de mer, d’abord, devant ce professeur incapable de gouverner sa classe, qui est semblable au bateau ivre ballotté par les flots ; d’une espèce de dégoût, aussi, devant ces enseignants que l’on traite comme des chiens, qui ont perdu toute estime d’eux-mêmes, qui finissent par parler comme ces « jeunes » et qui ont renoncé à instruire.

Mais le sentiment de nausée finit par faire place à un sentiment d’horreur. Ce qu’il y a d’horrible, c’est que, de cette « école », on ne sort jamais. Aussi l’école d’Entre les murs n’est-elle pas une école à proprement parler : elle est un espace qui prend tout le monde au piège.

On dénonçait jadis l’école comme un lieu d’enfermement. Mais le collège Françoise Dolto n’est pas une caserne, il est pire que cela : il est un lieu indiscernable de la vie, du monde réel. Le monde du collège n’est pas une prison : c’est un espace sans extériorité.

Entre les murs nous fait comprendre a contrario quelle est la condition minimale pour que l’école soit possible. L’école ne peut exister sans une dualité topique. Elle doit être constituée comme un espace soustrait de la réalité, de la société, de la vie. Loin d’être mortifère, cette soustraction rend l’instruction possible : une parole va pouvoir se détacher du bruit ; l’ordre des savoirs va pouvoir succéder au désordre des opinions ; la raison va pouvoir conjurer la violence des passions. Mais cette soustraction est aussi la seule garantie possible contre la férocité de la psychologie : la relation entre le professeur et les élèves n’est pas une relation duelle et affective. C’est une relation qui est symbolique et médiatisée par les savoirs, ce qui suppose que chacun ignore les particularismes de l’autre. Cette soustraction rend, enfin, l’extériorité possible : il y a un moment où l’école est finie, où l’on sort des murs pour retrouver la « vraie vie ».

Alain souligne que cette dualité topique n’existe qui si l’école s’autorise de la fiction2. Les élèves ne doivent pas s’y comporter comme ils se comportent ailleurs. On peut s’autoriser une « pensée de jeu, qui choisit et limite ses problèmes ». L’erreur y trouve sa place, et elle compte pour rien.

Le monde d’Entre les murs ne garantit plus cette dualité topique qui ne peut exister sans la présence d’un Tiers, d’une institution forte. L’institution, dans le film de Laurent Cantet, n’est plus assez forte pour protéger l’espace scolaire. Du coup, l’école et la réalité finissent par devenir indiscernables. Les collégiens s’y comportent comme ils se comportent dans leur quartier. Les règles ne sont pas appliquées sous prétexte que la sanction pourrait avoir des conséquences réelles sur la vie de l’adolescent dont chacun reconnaît pourtant la gravité du comportement. Il ne s’agit pas de se conformer à des règles de politesse mais d’être vraiment sincère. Au lieu d’imposer aux élèves des exercices scolaires, on leur adresse une demande d’authenticité.

En sortant de la projection d’Entre les murs, on songe moins à Zéro de conduite de Jean Vigo qu’à l’Antre de la folie de John Carpenter. John Trent devient fou lorsqu’il comprend que ce qu’il vit, c’est le roman de Sutter Cane. La coupure entre fiction et réalité étant abolie, il n’existe plus aucun espace (aucun antre) dans lequel il pourrait se réfugier pour se protéger de la réalité, sinon la folie. Le film de John Carpenter comprend un moment de pure horreur lorsque l’on voit John Trent, qui veut fuir la ville où réside Sutter Cane, revenir toujours au même point. L’horreur, c’est peut-être précisément cela : ne pas pouvoir en sortir, être prisonnier d’un monde qui est sans extériorité. Pendant la séance d’Entre les murs, j’ai entendu un jeune spectateur qui était assis non loin de moi murmurer à plusieurs reprises : « mais pourquoi il ne le sort pas, cet abruti ? ». Il est vrai que l’on peut s’étonner de l’endurance de François. Mais il est vrai aussi que le système qui est montré est fait de telle sorte qu’aucun élève n’est jamais exclu. C’est d’ailleurs ce que François dit à une élève qui s’inquiète de ce que Souleymane va devenir : même s’il est exclu, il sera réintégré dans un autre collège. Décidément, on n’en sort jamais. Et personne ne s’en sort.

© Marie Perret, UFAL-Infos, Mezetulle 2008 et 2018.

[ Mezetulle suggère de lire aussi la critique du film La Journée de la jupe par Tristan Béal, toujours en ligne sur le site d’archives « L’école infâme (La Journée de la jupe)« ]

1 – Publié initialement sur le site de l’UFAL et repris par Mezetulle (toujours en ligne sur le site d’archives).

2 – Alain, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, 2005, p 25.

Comment juger une réforme de l’école ?

Jean-Michel Muglioni reprend ici sa réflexion sur la nature de l’école. Au moment où une nouvelle réforme pouvait sembler prendre enfin le contre-pied de tout ce qui a été fait depuis un demi-siècle pour détruire l’école, il craint qu’une fois de plus l’idéologie du marché détermine la politique scolaire. Sur quels critères en effet juger une école ? Il faut et il suffit de considérer ce qu’on y enseigne. Qu’apprendra-t-on de la maternelle à l’université ? question à la fois politique – c’est au citoyen et non au consommateur ou au producteur de dire quelle école convient à la République – et philosophique : la définition des contenus de l’enseignement dépend de l’idée qu’on se fait du savoir, c’est-à-dire de la nourriture qui convient à l’esprit. Question qui étrangement est moins souvent posée que celle de savoir ce que doit servir une cantine scolaire.

I – Une école se juge au contenu des études qu’elle enseigne

L’école pour l’homme ou pour le marché ?

La France a le gouvernement le plus « libéral », au sens économique du terme, qu’elle ait jamais eu : sa politique se fait à la corbeille parce que sa finalité première est la croissance des investissements, d’où viendrait la création d’emplois et donc la fin du chômage de masse. Doctrine et pratique connues. Dès lors, pourquoi son gouvernement réforme-t-il l’école, sinon parce qu’il faut, pour l’emporter dans la concurrence, former des hommes compétents ? Il rappelle donc à cet effet un certain nombre d’exigences élémentaires qui depuis longtemps avaient été oubliées et même contestées, quand sous prétexte d’égalité on réduisait le plus possible le contenu des études. Il faut se réjouir de cette révolution. Le mobile « libéral » n’est pas pire que la volonté de revanche qui animait la IIIe République après la défaite de 1870 quand elle a organisé l’instruction publique.

Toutefois, il y avait alors des républicains. L’obsession de l’économie ayant anéanti tout esprit républicain, n’est-il pas inévitable que l’école en pâtisse ? Il y a entre elle et la société civile une tension inévitable. Societas civilis voulait dire en latin association de citoyens, mais société civile a pris aujourd’hui un tout autre sens, par opposition à l’État, à l’unité politique d’un peuple, et désigne essentiellement le monde du travail : l’économie. La société civile n’est plus civile que de nom : elle est presque entièrement marchande. Elle veut des producteurs et des consommateurs. L’école au contraire a pour finalité d’instruire l’enfant pour qu’il devienne un homme. L’enjeu d’une réforme de l’ensemble de l’école est donc politique. S’il ne s’agit pas de « politiser » le contenu des études, décider quelle école instituer est bien un choix politique : le choix du citoyen, non du producteur ou du consommateur. L’État est-il capable de remplir sa fonction sans se laisser dévorer par la société civile ?

Le plus grand nombre a été accoutumé à croire que la finalité première de l’école est de former les hommes pour leur fonction future dans la société civile : ce n’est pas la culture du corps et de l’esprit. On ne se plaint pas de ce que l’école a cessé d’instruire mais de ce qu’elle ne prépare pas à l’entreprise. Les politiques vont dans le même sens. Faut-il avouer que les sociétés dont la guerre était le souci premier savaient mieux prendre soin de l’éducation des hommes que celles dont le marché mondial est la préoccupation première ? Car c’est bien pour avoir des soldats que les Grecs ont défini les exercices qui conviennent au développement du corps humain…

À chaque réforme de l’école se pose donc la question de savoir si la société civile doit imposer ses exigences. Voulons-nous soumettre l’enfant à la pression sociale et lui imposer les valeurs de la société, ou au contraire déciderons-nous de lui apprendre à penser et ainsi à juger librement le monde et ce qui en lui doit être changé ? La nature du contenu des études ne sera pas la même selon qu’on aura pris le parti du marché ou celui de l’humanité. Considérons donc le contenu de la nouvelle école, et nous saurons ce qu’elle vaut.

Quelle idée du savoir ?

La mort des sections dites littéraires

Ne craignons pas l’élémentaire : l’école se définit par le contenu des études qu’elle propose. Ce contenu varie selon les époques et les attentes d’une société. La section « reine » des lycées est depuis longtemps en France celle dont le programme de mathématiques est le plus fourni. Je me souviens du temps où le « A » de la section A des terminales qui remplaçait la classe de philosophie était ironiquement appelé A privatif : beaucoup d’élèves s’y trouvaient non par vocation littéraire mais parce qu’ils ne parvenaient pas à suivre l’enseignement scientifique des autres sections. Et par-dessus le marché cette section paraissait parfois réservée aux filles, ainsi méprisées autant que les lettres. Aujourd’hui les meilleurs étudiants en lettres et en philosophie sortent de la filière dite scientifique : après avoir obtenu un baccalauréat avec souvent des notes moyennes en sciences, mais des mentions gagnées grâce aux autres disciplines, ils poursuivent des études littéraires à l’université ou en classe préparatoire aux grandes écoles. En même temps, dans la filière scientifique, bon nombre d’élèves sont incapables d’écrire en français, ce qui ne les empêche pas de devenir de brillants ingénieurs. Ainsi une filière permettant de vraies études littéraires a quasiment disparu des lycées, et l’on admet qu’un bachelier ne sache pas vraiment lire ni écrire dans sa langue. Malgré un regain d’intérêt des élèves depuis quelques années pour la terminale littéraire et ses huit heures de philosophie, la nouvelle réforme la supprime, mettant ainsi fin à une longue tradition française que nos combats avaient permis de maintenir jusqu’ici. Faut-il comprendre que cette réforme ne fait que suivre un mouvement amorcé déjà depuis longtemps ? Le discours qui la justifie est fondé sur la dénonciation de l’état des lieux en effet catastrophique. Je ne doute pas de la sincérité du ministre lorsqu’il rappelle les exigences fondamentales de l’instruction. Je demande si son discours ne cache pas, même à son insu, une politique qui va dans le sens de tout ce qui s’est fait depuis plus d’un demi-siècle et de tout se qui se fait ailleurs dans le monde, chaque fois selon les vœux du marché : la remise en cause des disciplines en tant que telles en est le symptôme le plus manifeste1.

Une fausse idée des sciences

Soit un autre exemple, à mes yeux significatif. On oppose depuis longtemps études scientifiques et littéraires. La philosophie se trouve dès lors inclassable, et ne peut que faire les frais de cette représentation idéologique des disciplines, qui repose en dernière analyse sur la réduction de la société au marché. On s’imagine en effet qu’aujourd’hui nous n’aurions plus grand-chose à apprendre des « lettres », puisque métiers et techniques de toutes sortes exigeraient une compétence scientifique. Les sciences seraient plus « modernes » que l’antique poésie ; elles auraient rendu obsolète l’essentiel des doctrines philosophiques. Ainsi Stanislas Dehaene2, fasciné, dit-il, par ses propres travaux, qui en effet ouvrent des perspectives considérables sur la médecine du cerveau, soutient qu’enfin sa science commence à voir clair dans le « mystère de la conscience » et les « énigmes » dont traiterait la philosophie. Le vieux scientisme XIXe siècle a la vie dure, qui voit dans la philosophie le passé préscientifique des sciences, ou, ce qui revient au même, le discours sur ce que les sciences ne sont pas encore capables de connaître. Or d’une part, une réelle compétence en mathématiques n’est requise que dans un nombre relativement restreint de professions. Il n’est pas rare que des ingénieurs sortis des grandes écoles n’aient besoin dans la pratique de leur métier que des quatre opérations. Et s’il est vrai par exemple que la médecine aujourd’hui suppose des connaissances scientifiques qui jusqu’à la première moitié du siècle dernier étaient à peine enseignées dans les facultés de médecine, faut-il, pour les acquérir, avoir suivi dès le lycée un enseignement scientifique particulier ? Un médecin coupé des humanités peut-il être autre chose qu’un garagiste du corps humain, ou plutôt de corps physiques et non pas humains, ni même vivants ? D’autre part la domination des sections scientifiques n’a pas pour principe l’intérêt de la rationalité scientifique. Elle repose sur une fausse idée des sciences, et d’abord sur la réduction de la vérité scientifique à l’utilité, thèse philosophique pragmatiste dominante, aussi bien chez les vrais pragmatistes que chez les penseurs qui prétendent s’élever à une connaissance supérieure à la connaissance scientifique, ou chez les irrationalistes qui avec Heidegger réduisent la science moderne à la technique et à la transformation de la nature, allant jusqu’à refuser de lui accorder l’honneur de penser. Ainsi la même idéologie peut déterminer soit une approbation, soit une condamnation de la science, d’une science chaque fois réduite à la puissance qu’elle procure. Que pratiquer une science soit une école pour la pensée, il n’en est donc pas question. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’étonner que parfois, dans l’enseignement des mathématiques, on se garde bien d’élever les élèves à l’idée de démonstration3. La rigueur de la discipline intellectuelle est un obstacle au consumérisme : elle rend le cerveau moins disponible aux appâts publicitaires.

Apprendre, comprendre, et non s’informer

L’ensemble de la société (et une part de la communauté scientifique elle-même) a oublié le sens de la rationalité scientifique : elle a oublié que comprendre n’est pas un phénomène psychologique et que rien n’est plus naturel que l’évidence mathématique. Il me faut donc ici revenir sur ce que j’ai déjà dit dans Mezetulle sur la nature de l’acte d’apprendre4. Parce que l’esprit ne peut avancer selon sa vraie nature que dans certaines conditions et si ses regards se portent dans la bonne direction, il faut un enseignement. Il y a signe dans enseignement : l’enseignement des mathématiques indique par un signe la direction dans laquelle l’esprit doit se tourner pour voir par lui-même la lumière de la vérité, et en ce sens, il n’« apprend » rien à l’élève, il ne fait que l’aider à comprendre par lui-même. Les mathématiques sont le meilleur exemple pour comprendre ce que c’est qu’apprendre et savoir. Répétons-le ! Elles sont, comme l’étymologie l’indique, le savoir par excellence : ce qui s’apprend. Est mathématique ce qui dès qu’il est perçu par l’esprit s’accorde avec son attente de telle façon qu’il le comprend et par là même le sait. Aussi Platon rend-il compte de l’expérience que chacun peut faire de la compréhension du moindre théorème par la fable de la réminiscence : comprendre, c’est se ressouvenir de ce qu’on savait déjà et qu’on avait seulement oublié, ce n’est pas engranger un contenu extérieur. Apprendre alors n’est pas recevoir de l’extérieur une vérité de fait, comme on apprend une date ou l’existence d’un pays lointain. On voit aussi par là quelle distance sépare le savoir et l’information. L’historien ne se contente pas d’informer d’un fait, mais il l’établit, le situe, l’interprète.

Science et technique

Il importe donc de bien distinguer science et technique. Non qu’il faille mépriser les techniques, et à cet égard il se pourrait que notre enseignement demeure insuffisant et, comme disait Bergson, trop verbal. Mais l’efficacité technique requiert une habileté et même une sorte de génie qui est d’un autre ordre que le savoir et la rigueur démonstrative. Si l’humanité avait attendu de comprendre la combustion pour se chauffer, elle serait morte de froid. Si l’on ne commençait pas dans l’ordre des techniques et des métiers par réussir sans avoir à rendre raison de tout ce qui les rend possibles, aucun progrès ne serait possible, ni rien d’efficace. Au contraire, conduire une démonstration ou expliquer un phénomène requiert qu’on ne se contente plus de réussir sans comprendre. Vouloir pour appâter les apprentis commencer par leur dire à quoi servent par ailleurs les mathématiques, c’est une manière de leur cacher ce qui fait leur véritable intérêt. L’éveil de la rationalité suppose qu’un jour, devant l’évidence d’une démonstration, on découvre la puissance de l’esprit.

La désaffection des mathématiques

Cet oubli de leur rationalité et de leur sens est pour beaucoup dans la désaffection dont les mathématiques pâtissent aujourd’hui. On ne parvient plus à recruter assez de professeurs de mathématiques et les meilleurs mathématiciens préfèrent aller travailler dans des entreprises privées plutôt que d’affronter des classes rebelles dans des lycées où enseigner n’est pas toujours possible. Il est vrai que cette incompréhension de la nature des mathématiques n’est pas nouvelle : Alain raconte qu’un de ses professeurs de géométrie, dans les années 1880, vérifiait au tableau la démonstration de la somme des angles du triangle avec un rapporteur… Le lecteur comprendra que mon propos n’est pas nostalgique d’une époque où l’école aurait été vraiment une école ! Il repose sur une certaine idée de l’homme, celle qui a servi de principe à la volonté de sortir tout un peuple de l’analphabétisme : ainsi Condorcet considérait que tout homme, pourvu qu’il ait pu s’instruire, est capable d’exercer sa citoyenneté.

Pour un ascétisme scolaire : pour une école fondée sur l’intelligibilité du savoir

Il me faut une nouvelle fois revenir à l’essentiel, toujours oublié, c’est-à-dire à la notion d’instruction5. Instruire, au sens le plus fort du terme, c’est déterminer un ordre tel que l’élève puisse avancer pas à pas sans avoir pour comprendre à savoir autre chose que ce qu’on lui a déjà appris : il n’est besoin d’aucun prérequis, de sorte que celui-là même qui chez lui n’a pas de livre ou n’entend pas de conversations plus ou moins savantes peut suivre. L’école véritable instruit, elle est cartésienne et nécessairement ascétique, puisqu’on s’interdit d’y introduire ce qu’on ne peut pas encore comprendre. Par exemple il ne faut pas être pressé de mettre les élèves des collèges et des lycées au courant des dernières avancées de la science (sans compter que certaines seront peut-être considérées comme obsolètes demain). L’obsession du nouveau, du dernier cri, alliée à la terreur de l’obsolète – ce qu’on peut comprendre d’un entrepreneur qui pour garder un marché doit sans cesse renouveler ses produits – fait oublier que le progrès des sciences n’est pas du même ordre qu’un progrès technique. Il est sensé de jeter à la poubelle un appareil ou de le mettre au musée pour le remplacer par une machine plus « performante ». L’arithmétique élémentaire et le théorème de Pythagore ne sont pas les reliques du musée du savoir : la science contemporaine repose sur des vérités établies depuis longtemps, qu’elle n’a pas rendues obsolètes ou démodées. Lorsque Lionel Jospin, ministre de l’Éducation Nationale, a demandé qu’on révise les programmes des collèges et des lycées tous les cinq ans en raison des progrès rapides des sciences, il est certain qu’il ne concevait pas un enseignement dont la finalité soit de rendre intelligent et de préparer à la citoyenneté. C’était confondre informer et instruire. Par exemple, commencer un manuel de collège par le big-bang ou y définir dès la première page la vie à partir de la chimie de l’ADN, c’est une mauvaise plaisanterie dont j’ai déjà signalé les conséquences politiques6. L’élève ne sait pas s’orienter s’il regarde le ciel, il ne connaît pas les points cardinaux, il ne sait pas distinguer le minéral, le végétal et l’animal, etc., il n’a peut-être jamais vu un poulet qu’emballé au supermarché, mais il est « informé » du dernier cri sans disposer des médiations qui permettent de comprendre. Il sort de l’école armé de formules et de techniques qu’il a dû ingurgiter et non apprendre. Dans ces conditions, un enseignement réellement scientifique se trouve exclu, qui soit une école de la pensée. Il ne faut pas s’étonner que certains alors nous racontent que la science ne pense pas. Il ne faut pas s’étonner que l’irrationalisme l’emporte sur la raison chez des ingénieurs très diplômés, au point que certains, c’est certes le cas extrême, mettent leur puissance technique au service du terrorisme et continuent de croire que leur livre sacré dit la vérité en astronomie. On ne s’étonnera pas non plus que les élèves fuient les études scientifiques et d’abord les mathématiques : ce que Descartes appelle leur vrai usage, qui est de cultiver l’esprit, ne peut leur être présenté, sinon par des professeurs qui savent ne pas s’en tenir aux programmes et aux directives officielles.

La dérive de l’enseignement scientifique

Socrate nous a appris que faire l’effort de penser requiert que nous nous mêlions de ce qui ne nous regarde pas. Tout mon propos revient à mettre en cause une certaine conception que je dis idéologique de l’enseignement prétendument scientifique. Toutefois j’ai rencontré des collègues mathématiciens ou physiciens qui se plaignaient que leurs élèves ne comprennent pas l’énoncé des problèmes quand il est rédigé dans la langue naturelle et non pas seulement en termes techniques. Qui en effet croira qu’il est possible de faire de bonnes études scientifiques sans maîtriser le français ? On en est venu à n’apprendre aux élèves qu’à combiner des formules, de sorte qu’ils acquièrent une certaine maîtrise d’un calcul qu’ils ne comprennent pas toujours : réduire la science à son utilité ne suffit pas, il faut aussi confondre penser et calculer. Dès lors, à quoi bon apprendre le français, c’est-à-dire apprendre à écrire clairement, et même bellement ? Et à quoi bon apprendre à lire les grandes œuvres des poètes et des romanciers si l’on croit qu’il suffit d’être habile à manipuler des signes pour remplir ensuite sa fonction sociale et consommer ? L’effondrement de l’enseignement de la littérature et de la langue est fondamentalement lié à la conception idéologique des sciences qui ne voit en elles que des techniques rentables7. Ne conviendrait-il pas, pour remonter la pente – et cette fois je me mêle vraiment de ce qui ne me regarde pas ! – de revenir à la pratique d’une géométrie qui impose qu’on rédige problèmes et solutions dans la langue naturelle ? Seulement une telle exigence suppose qu’on ne suive pas les modes qui agitent aussi bien la communauté scientifique que les bavardages littéraires ou médiatiques, et surtout qu’on ne soit pas pressé. La loi première d’une véritable école est de retarder toujours l’enseignement d’une vérité jusqu’au moment où l’élève est en mesure de le comprendre en fonction de ce qu’il a déjà appris. La méthode cartésienne est d’abord un remède contre la précipitation. Rousseau l’avait compris, et son Émile ne pourrait passer aux yeux de nos réformateurs que pour un retardé.

La vraie pédagogie

Ne pas faire comme si les résultats de millénaires de recherche allaient de soi

Ainsi il arrive plus souvent qu’on ne l’imagine que celui qui ne comprend pas tout de suite une démonstration mathématique ait raison : sa résistance n’est pas de la bêtise, mais l’expression d’une volonté de comprendre et une sorte de maladresse qui précisément lui évitent d’avancer sans comprendre, pendant qu’un autre, brillant manipulateur de symboles, galope sans se poser de questions. Trop souvent ce qu’on dit scientifique est présenté comme allant de soi, ce qui n’est vrai que psychologiquement pour certains esprits ou plutôt certaines imaginations : d’habiles praticiens sont incapables de voir que celui qui ne comprend pas a raison. Enseigner, c’est d’abord comprendre que l’élève ne comprend pas et prendre au sérieux ses blocages et ses erreurs. Par exemple, admettre que la loi de la chute des corps suppose qu’on fasse abstraction de ce que tout le monde éprouve lorsqu’on porte un corps, c’est-à-dire de sa lourdeur, cela ne va pas de soi. Il faut donc expliquer pourquoi on en est venu à ne prendre en considération, pour étudier un tel phénomène, que les notions mathématiques d’espace et de temps. Je me souviens de l’avoir compris en lisant Galilée et non pas mon livre de physique… Alors et alors seulement le sens de l’expérimentation peut apparaître. Alors et alors seulement on comprendra que les corps ne tombent pas parce qu’ils sont lourds mais nous paraissent lourds parce qu’ils tombent. Trop souvent l’introduction hâtive de la notion – newtonienne – d’attraction ne fait que conforter le préjugé de la lourdeur. Ou encore, est-il facile de comprendre que la notion physique de force n’a rien à voir avec ce que nous appelons force lorsque nous disons qu’un homme est plus fort qu’un autre et peut porter un poids plus lourd ? Or j’ai vu un manuel de physique qui pour introduire la notion de force représentait un homme nu (décemment !) avec un gros biceps et une flèche orientée vers le bas de sa main, sous laquelle était écrit : la force… Oublier que les résultats qui paraissent aujourd’hui aller de soi ont été conquis de haute lutte pendant des siècles ne peut que raviver préjugés et superstitions. Il importe donc de montrer quels obstacles la raison a dû vaincre pour s’imposer, ce qui suppose que l’enseignement des sciences comprenne celui de l’histoire des sciences.

La difficulté de la pédagogie en général

Pour qui veut enseigner la discipline qu’il pratique, toute la difficulté est de distinguer les vraies et les fausses évidences. Car il arrive qu’on oublie que ce que l’habitude fait tenir pour évident ne l’est pas ou même n’est qu’un préjugé. Le regard de mes élèves m’a appris que lorsque j’utilisais l’expression de subjectivité transcendantale, par exemple, ce n’est pas tant le second terme qui les arrêtait que le premier : ils comprenaient que dans ce contexte transcendantal renvoie à ce qui rend possible une connaissance a priori, car il m’était paru évident de m’arrêter sur ce terme « technique », mais ils ne voyaient pas en quoi cela pouvait être subjectif. Ils avaient raison : le français des philosophes a donné au terme subjectivité un sens qu’il peut avoir naturellement en allemand, et qui désigne le caractère de sujet, ou de je, du sujet connaissant et non plus la subjectivité des goûts et des couleurs, comme le veut l’usage ordinaire du terme. L’incompréhension des élèves ne venait pas de mon manque de psychologie, mais de ce que j’avais une maîtrise insuffisante de mon propre savoir, ayant oublié sur un point essentiel que les mots ne pouvaient pas avoir pour mon auditoire le même sens que pour un lecteur habitué aux traductions françaises de la Critique de la raison pure. La nécessité de s’expliquer contraint le maître à s’assurer qu’il se comprend lui-même. Les plus grands philosophes savaient qu’on est plus sûrement jugé par ses étudiants que par ses pairs et ne méprisaient pas l’enseignement : si l’on consulte les notes des étudiants qui se pressaient au cours de Kant à l’université de Königsberg, on verra qu’il était un instituteur de la philosophie.

Ainsi, de l’école primaire au lycée, nous avons besoin d’instituteurs qui sachent retrouver l’élémentaire. Toute la difficulté de la pédagogie est d’ordre scientifique au sens le plus fort du terme : il ne suffit pas de pratiquer habilement une science, il faut être capable d’y distinguer ce qui est évident et ce qui au contraire requiert des médiations pour être compris, quoique, pour qui l’a pratiquée, ce soit devenu évident, mais en un autre sens cette fois. Se mettre ainsi chaque fois à la place du débutant, sans rien présupposer, de telle sorte qu’il puisse réellement comprendre et suivre, exige une rigueur à la fois intellectuelle et morale. Par là nous retrouvons une certaine idée de la science, celle de Platon : la science au sens le plus fort du terme n’est pas pour lui un savoir extérieur n’engageant pas l’esprit, ni une habileté ou un art ignorant ses propres présupposés, mais le savoir en même temps savoir de soi, qui s’appelle philosophie. En ce sens il est vrai de dire que se consacrer à l’enseignement de l’arithmétique élémentaire peut être plus philosophique que se complaire dans les exercices de haute voltige sans jamais avoir à se remettre en question. Cette seule remarque suffit pour comprendre l’intérêt d’une classe de philosophie, qui permette à un étudiant de s’interroger une fois en sa vie sur le sens de ce qu’il a appris. Et de la même façon, on comprend que la suppression de la section qui accordait à l’enseignement de la philosophie un horaire substantiel ne soit pas un accident.

La difficulté de l’enseignement littéraire

Il y a une difficulté spécifique de l’enseignement littéraire. Il faut qu’un amoureux de Baudelaire qui est dans Les Fleurs du mal comme un poisson dans l’eau admette que la poésie ne va pas de soi, et qu’il trouve une manière d’y conduire celui qu’elle ennuie à mourir. Ou bien, s’il ne s’adresse qu’à ceux qui ont déjà compris, le métier de professeur ne sert à rien. Et il est plus facile de trouver une voie qui mène à la compréhension d’une loi physique ou d’un théorème mathématique, et même d’une analyse philosophique, que de conduire par la main un élève qui s’est toujours ennuyé à lire et que la poésie peut même faire rire : il faut pour cela du talent et une certaine force de conviction. À cette condition seulement le contenu de l’enseignement cesse d’être un signe de reconnaissance sociale. Mais il est plus confortable d’enseigner les mathématiques à ceux qui comprennent avant même qu’on leur explique qu’à ceux qui y sont d’abord rebelles, il est plus confortable de lire entre soi les grandes œuvres littéraires que de les rendre accessibles à ceux qui y sont d’abord étrangers. J’ajoute que la richesse d’un poème ou de tout texte riche de sens n’est pas du même ordre que l’évidence mathématique : l’enfant peut réciter un poème dont il ne comprend pas tout, et où toute sa vie il découvrira de nouveaux harmoniques qu’il n’avait auparavant jamais perçus. C’est pourquoi des pages en effet trop difficiles pour leur âge doivent pourtant être lues et apprises par les plus jeunes. Je ne fais ici que signaler en passant une difficulté majeure : certains contenus conservent, même dans l’enseignement le plus élémentaire et le plus progressif, une richesse qui ne se révélera pleinement que plus tard, par un travail d’approfondissement. Il ne faut donc pas en vouloir à l’école si l’on découvre vingt ans après en être sorti la beauté d’une œuvre dont on n’avait d’abord pas vu tout l’intérêt.

Cultiver l’esprit, finalité de la culture

Si donc j’avais à réformer l’école, j’y organiserais un enseignement scientifique et littéraire qui aurait pour finalité la culture de l’esprit et non pas d’abord la bonne marche des entreprises ou la réussite dans une carrière. Un tel enseignement doit être universel et non spécialisé. Je ne doute pas que par cette voie élèves et étudiants deviendraient capables d’apprendre tout ce qui est nécessaire à la pratique de leurs métiers tout au long de leur vie. Je ne doute pas non plus de l’échec assuré d’un enseignement dont la finalité première serait de préparer au marché, non seulement parce qu’il serait toujours en retard sur la transformation des métiers, mais parce qu’il n’ouvrirait pas l’esprit et distillerait un tel ennui que le plus grand nombre n’apprendrait rien.

Conclusion

Aucune école n’a sans doute jamais pleinement correspondu à cet idéal et à l’idée de l’enseignement que j’ai formulée. Les réformes du « système éducatif » les ont depuis plus de cinquante ans systématiquement remis en cause. L’école ne peut redevenir l’école que si l’ensemble de ses acteurs s’accorde sur ce que c’est que savoir et apprendre, et donc sur le contenu de l’enseignement. La question de savoir si elle est républicaine ou libérale sera alors secondaire : ses professeurs dont Descartes faisait l’éloge, les Jésuites du XVIIe siècle, n’étaient pas républicains, mais ils instruisaient leurs élèves et par là les rendaient plus libres que ne le fait aujourd’hui ce qu’on ose encore appeler l’École de la République. Dans l’enseignement comme en toutes choses, l’essentiel est le contenu. Du contenu dépend la méthode et le sens même de ce qu’on fait. Dites-moi ce que vous voulez qu’apprennent les élèves des écoles, des collèges et des lycées, et je saurai si vous en ferez des hommes ou des rouages de la production, des êtres libres ou des esclaves.

Un double critère permet de juger l’école : le contenu enseigné et la volonté de l’enseigner à ceux-là mêmes qui y sont rebelles ou étrangers. L’enseignement scientifique doit d’abord s’adresser à ceux qui ne se destinent pas aux sciences ou à des fonctions qui demandent une certaine compétence scientifique, l’enseignement littéraire d’abord à ceux qui y sont étrangers, quelles qu’en soient les raisons. Quel ministre osera faire en sorte que les prétendus scientifiques soient contraints d’apprendre le français et d’acquérir une culture littéraire ? Lequel osera de la même façon faire en sorte qu’un élève déjà porté vers les lettres et les langues anciennes ou modernes puisse suivre un enseignement scientifique conséquent, qui non seulement lui permette plus tard d’aborder à l’université des filières scientifiques ou médicales, mais lui donne une culture scientifique même et surtout s’il se consacre ensuite aux lettres ou au droit ? Quelle association de parents d’élèves et quels syndicats d’enseignants accepteraient une telle exigence ? Il est vrai qu’un tel projet est révolutionnaire : il repose sur une certaine idée du savoir et de l’humanité, et il exige des maîtres et des professeurs une profonde conviction. Mais contrairement aux apparences, beaucoup d’entre eux ont cette conviction, malgré les réformes entreprises depuis plus d’un demi-siècle et les pressions de la société civile. Ils ont perdu leur autorité parce que le savoir n’est plus considéré comme ce qui permet à l’homme de devenir lui-même, mais seulement comme un moyen de servir la production et le commerce. Leur autorité ne sera pas restaurée tant qu’on continuera de subordonner le savoir aux nécessités du marché. Tant que les clercs eux-mêmes oublieront ce que c’est que savoir.

Note sur l’apprentissage

Pour éviter tout contresens sur mon propos, j’ajoute que l’organisation d’apprentissages est nécessaire, peut-être surtout dans le cadre des entreprises elles-mêmes, à condition que les apprentis y soient des apprentis et non des personnels au rabais, comme les stagiaires aujourd’hui, à condition qu’ils puissent recevoir aussi un enseignement général, et qu’il y ait comme on dit des passerelles qui leur permettent de reprendre des études quand ils en auront la volonté, même après vingt ans de métier. À condition enfin que ce qu’on appelle la formation ne soit pas d’abord profitable aux officines qui l’organisent. Et d’une manière générale, s’il y a bien lieu d’organiser des formations professionnelles, il ne faut pas confondre la finalité d’une école publique, à savoir la formation de l’esprit, et les nécessités du marché, confusion qui peut aller jusqu’à subordonner la recherche scientifique elle-même à des impératifs qui n’ont plus rien de commun avec la recherche de la vérité. Car, contrairement à la bien-pensance d’une certaine école philosophique, ce n’est pas la volonté de vérité qu’il nous faut craindre !

Note sur l’université

La même confusion ruine l’université : il y a une différence de nature entre une université au sens premier du terme, où les études n’ont d’autre but que le savoir, et des établissements où les études sont déterminées par le marché. Par exemple, que deviendrait un enseignement de l’histoire dans une université dont les activités seraient non seulement orientées en fonction du marché, mais payées par les entreprises ? Des établissements dont la finalité est le marché sont nécessaires, et il n’y a rien de déshonorant à y enseigner et à y faire des études ; il est même bon qu’une part de la recherche y soit organisée. Mais quand il n’y a plus d’université où les lettres, les langues anciennes, l’histoire, la philosophie, et toutes les sciences peuvent être étudiées pour elles-mêmes, c’est la barbarie. Relisons ce que Descartes disait de la philosophie – le mot philosophie désignant alors tout le savoir humain : « puisqu’elle s’étend à tout ce que l’esprit humain peut savoir, on doit croire que c’est elle seule qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et que chaque nation est d’autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux ; et ainsi que c’est le plus grand bien qui puisse être en un État que d’avoir de vrais philosophes »8.

 

II – La leçon de Descartes et de Rousseau

L’exemple de Descartes

Son jugement sur les mathématiques de son temps

On se souvient généralement que Descartes, dans son Discours de la méthode, pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences, considère les mathématiques comme la seule discipline scientifique qu’il ait apprise dans le meilleur collège d’Europe : la seule qui parvienne au vrai et ne s’en tienne pas comme les autres au vraisemblable. Mais on oublie que l’éloge qu’il fait alors des mathématiques telles qu’elles sont pratiquées de son temps est plus que réservé : « les mathématiques ont des inventions très subtiles et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux, qu’à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes ». Et certes il soutiendra lui-même dans la dernière partie de l’ouvrage qu’une des raisons qui l’ont persuadé de le publier est que la nouvelle science qu’il veut fonder permettra de diminuer le travail des hommes grâce aux techniques qu’elle permet d’inventer. Mais il ne voit pas là ce qu’il appelle le vrai usage des mathématiques. Leur utilité fondamentale n’a rien de commun avec « des inventions très subtiles [] qui peuvent beaucoup servir… à contenter les curieux ». Il écrit : « je me plaisais surtout aux mathématiques à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons » : parce que ce qu’on y affirme est toujours montré à partir d’une proposition déjà connue, c’est-à-dire démontré, les mathématiques sont le seul cas où l’on sait vraiment ce qu’on dit. La formulation cartésienne de cette idée est célèbre :

« Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent en même façon, [….] ».

Mais Descartes écrit aussi des mathématiques : « [] je ne remarquais point encore leur vrai usage, et, pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé ». Autrement dit, les mathématiques reposent sur des fondements tels qu’ils devraient pouvoir porter l’édifice d’un savoir certain et évident qui ne se réduise pas aux curiosités mathématiques, et qui ne serve pas seulement aux arts mécaniques et à la fabrication de machines de guerre. Sur ces fondements (et non sur les mathématiques) devrait pouvoir s’élever tout ce que l’entendement humain est capable de connaître clairement et distinctement. C’est pourquoi Descartes entreprend d’abord de réformer les mathématiques elles-mêmes de telle sorte qu’elles ne soient pas seulement faites d’inventions subtiles qui procèdent de l’imagination plus que de la raison.

Le jeune Descartes avait pratiqué « la géométrie des anciens » et « l’algèbre des modernes ». Cette géométrie, dit-il, ne peut « exercer l’entendement sans fatiguer beaucoup l’imagination », et pour l’algèbre, « on s’est tellement assujetti en la dernière à certaines règles et à certains chiffres, qu’on en a fait un art confus et obscur qui embarrasse l’esprit, au lieu d’une science qui le cultive ». Il juge donc que les mathématiques qui ont éveillé en lui la conscience de rationalité ne sont pas assez rationnelles : elles ne permettent pas d’apprendre à bien conduire sa raison. Les formulations de la quatrième des Règles pour la direction de l’esprit sont plus sévères encore :

« C’est qu’en vérité rien n’est plus vain que de s’occuper des nombres abstraits et des figures imaginaires, au point de sembler vouloir se contenter de connaître de pareilles bagatelles ; rien n’est plus vain non plus que de s’appliquer à ces démonstrations superficielles, que l’on trouve plus souvent par hasard que par savoir-faire, et qui sont du ressort des yeux et de l’imagination plus que de l’entendement, au point de se déshabituer en quelque sorte d’user de sa raison » 9.

On peut lire encore dans la règle IV : « nous voyons très souvent ceux qui ne se sont jamais souciés d’étudier porter des jugements bien plus solides et bien plus clairs sur ce qui se présente à eux, que ceux qui ont passé tout leur temps dans les écoles »10, ce qui vise la scolastique, mais la lettre à Mersenne du 11 novembre 1639, dit la même chose des géomètres de Paris qui « pensant avoir bon esprit, sont souvent moins capables de raison que les autres ». Qu’en est-il 400 ans plus tard ? Dans la plupart des domaines l’enseignement n’avance pas par ordre : au lieu de s’assurer qu’à chaque pas chacun comprend, il déverse une multitude d’informations hétérogènes, et le savoir éparpillé en « savoirs » perd toute intelligibilité. C’est pourquoi les plus diplômés souvent ne savent pas raisonner plus droitement que les plus ignorants, et même, dans la conduite de leur vie et la pratique de leurs métiers, ceux-ci sont parfois plus raisonnables que les prétendus savants. On imagine quelle confusion l’interdisciplinarité ajoutera au désastre présent si l’élève combine des résultats qui ne seront pour lui que des recettes, puisqu’il n’aura pas suivi méthodiquement la démarche par laquelle chaque science particulière les établit et qui seule leur donne un sens.

Le véritable usage des mathématiques selon Descartes

Mais suivons l’analyse cartésienne : elle permet de comprendre qu’il ne faut pas accuser de la défaite de la pensée la rationalité scientifique mais une fausse idée de la science. Les mathématiques telles qu’elles sont en 1619 ne sont pas pour Descartes le modèle de la rationalité, mais la seule science à l’occasion de laquelle il dit s’être élevé à l’idée de la rationalité : il présente sa Géométrie comme une réforme des mathématiques qui les conforme à cette idée. On peut s’étonner qu’elle soit absente de tout le reste de son œuvre scientifique : Descartes ne fait pas usage de cette géométrie analytique dans sa physique. C’est qu’elle était pour lui le terrain d’exercice qui permet de s’accoutumer à penser selon la raison, de cultiver l’esprit, l’école qu’il s’est donnée à lui-même pour apprendre à penser. Son intérêt pour les mathématiques, tel qu’il est formulé dans les Règles pour la direction de l’esprit et le Discours de la méthode a pour principe une idée philosophique du savoir qu’il faut dire d’abord pédagogique, et qui est inséparable d’une idée métaphysique et morale de l’homme, que toute sa philosophie développera. Si elle est loin d’exclure le projet d’une science liée à l’industrie, elle a d’abord pour finalité d’apprendre à juger au lieu de préjuger, à penser selon la raison et non selon la sensibilité et les passions. À l’école, le véritable usage des mathématiques ne saurait être la technique et l’industrie. L’idée d’une rationalité dont le sens se réduirait à rendre l’homme maître et possesseur de la nature est un contresens sur l’idée cartésienne de la raison, plus qu’un contresens, une interprétation qui la trahit délibérément. Il suffit peut-être de rappeler que la célèbre formule de Descartes ne dit pas que l’homme peut devenir maître et possesseur de la nature, mais « comme maître et possesseur de la nature » : il faut le répéter, un homme qu’on dit « comme mort » n’est pas mort. Subordonner la transformation de la nature à la nouvelle science signifie pour Descartes agir selon ce qu’on comprend réellement et non subordonner le savoir à l’efficacité technique et soumettre la recherche scientifique à l’industrie11 : la connaissance scientifique chez lui s’inscrit encore dans une sagesse. Descartes est ici philosophe au sens antique du terme.

Le formalisme algébrique

On dira que le rapport des mathématiques et des sciences n’est pas aujourd’hui celui qui caractérise la science cartésienne. Il a fallu que les sciences se diversifient et nous avons à mettre en œuvre des techniques dont l’invention et l’usage requièrent des connaissances mathématiques, physiques, chimiques, etc. Il est quasiment impossible qu’un même homme puisse maîtriser toutes les connaissances sur lesquelles reposent les techniques qu’il utilise. Faut-il pour autant oublier la signification pédagogique des mathématiques telle qu’elle est reconnue par Descartes ou par Platon inscrivant à l’entrée de son école : nul n’entre ici s’il n’est géomètre ? Faut-il considérer que nous n’avons pas besoin aujourd’hui, en raison du progrès des sciences et des techniques, d’un enseignement des mathématiques dont la finalité soit la culture de l’esprit ?

Descartes nous avertit qu’une certaine façon de pratiquer les mathématiques ne remplit pas cette fonction. Ainsi sa géométrie analytique s’est au cours du temps réduite à un calcul sur les signes, efficace, mais application aveugle de règles : l’habileté dans la manipulation de signes fait son efficacité, sans qu’il faille que nous ayons une conception claire et distincte des relations que le calcul permet d’établir. Cette « domination folle » de l’algèbre a été diagnostiquée par Auguste Comte, et cette « usurpation » ou « utopie algébrique »12 explique en partie que les élèves de nos écoles puissent résoudre brillamment les problèmes de mathématiques qu’on leur soumet sans savoir écrire en français ni même comprendre vraiment le rapport qu’il y a par exemple entre une équation et une figure. Des bacheliers de qualité sont étonnés d’apprendre que les propriétés de la parabole ont été trouvées géométriquement plus de deux mille ans avant de l’être algébriquement.

La critique cartésienne du formalisme de la logique scolastique vaut pour un certain style d’enseignement des mathématiques : ces logiciens, « en prescrivant [à la raison humaine] certaines formes d’argumentation, qui concluent avec une telle nécessité que la raison qui s’y confie a beau se dispenser, se mettant en quelque sorte en vacances, de considérer d’une manière évidente et attentive l’inférence elle-même, elle peut aboutir tout de même à une conclusion certaine par la seule vertu de la forme » 13. De même, l’habileté à manipuler des signes met en congé, en vacances ou au chômage la raison et accoutume à avancer sans avoir besoin de comprendre. Alors les mathématiques, et c’est à certains égard leur force, sont devenues une technique, mais ce ne sont plus des sciences pour celui qui les emploie ainsi : il peut être remplacé par une machine. Que veut au contraire Descartes ? « […] ayant pour principal souci d’éviter que notre raison ne reste en chômage le temps que nous cherchons la vérité sur quelque sujet, nous rejetons ces trop fameuses formes d’argumentation comme contraires à notre propos, et nous recherchons bien plutôt tous les auxiliaires qui peuvent maintenir notre pensée à l’état d’attention » 14.

L’exemple de Rousseau

Ces réflexions nous mettent en garde contre une dérive possible de l’enseignement des mathématiques et même de tout enseignement. Il y a une façon d’enseigner les mathématiques qui en fait un jeu pour les habiles sans exercer l’intelligence et qui rebute les moins habiles, lesquels pourtant ne sont pas plus bêtes. Ainsi Rousseau, autodidacte, confesse15 : « Je n’ai jamais été assez loin pour bien sentir l’application de l’algèbre à la géométrie ». On dira qu’il n’était pas aussi doué pour cette science que pour la philosophie ou le grand style. Mais il ajoute :

« Je n’aimais point cette manière d’opérer sans voir ce qu’on fait, et il me semblait que résoudre un problème de Géométrie par les équations, c’était jouer un air en tournant une manivelle. La première fois que je trouvais par le calcul que le carré d’un binôme était composé du carré de chacune de ses parties et du double produit de l’une par l’autre, malgré la justesse de ma multiplication, je n’en voulus rien croire jusqu’à ce que j’eusse fait la figure »16.

Le carré d’un binôme (a+b)2 est composé du carré de chacune de ses parties a2+ b2 et du double produit de l’une et de l’autre : 2ab, ce qu’on peut déterminer par le calcul, simple manipulation des signes, et c’est un des premiers exercices de l’algèbre. Mais c’est bien « jouer un air en tournant la manivelle », c’est-à-dire mécaniquement, sans être pour rien dans sa production, sans le chanter, sans que sa musicalité soit dans notre esprit le principe de sa production. Alors on ne pense pas plus qu’on ne fait de la musique en tournant la manivelle d’un orgue mécanique. Au contraire construire un carré à partir d’un segment de droite composé de deux segments a et b permet de voir immédiatement de quoi il s’agit, et voir ici, c’est comprendre. J’ai vu des étudiants qui plusieurs années après le baccalauréat le découvraient avec étonnement et admiration.

Descartes avait inventé sa géométrie analytique pour soulager l’imagination et donner à la raison une plus grande place ; il n’avait pas prévu que son efficacité comme pur calcul, si considérable et si irremplaçable, deviendrait elle aussi un moyen de mettre la raison en congé, comme il le dit de la logique scolastique. Simone Weil, dès son diplôme d’études supérieures17 – sa maîtrise -, avait vu le problème posé par la géométrie de Descartes et remarquait que sa postérité lui semblait contraire à l’exigence cartésienne de raison. Quand en effet le calcul remplace la démonstration, et que tout ce qu’elle a de « monstration » disparaît, les sciences tendent à n’être plus que des ensembles de « formules commodes » : formules magiques dont l’emploi peut rapporter gros et dont ceux qui en font usage ne savent pas toujours ce qu’elles veulent dire. Et dans ces conditions il vaut mieux remplacer le mathématicien par un ordinateur…

Conclusion

Le dessein cartésien de toujours voir clair sans jamais avancer en aveugle limite sérieusement le pouvoir d’investigation des sciences et des techniques. S’en tenir à ce qu’on comprend, c’est par exemple refuser les démonstrations par l’absurde parce qu’elles établissent la vérité d’une proposition sans en donner la raison, puisqu’elles prouvent seulement l’impossibilité de la contradictoire. Un pur cartésianisme exigerait une pratique ascétique des mathématiques. On comprend que la recherche scientifique et technique ne puisse s’en contenter. Mais n’est-ce pas précisément cette rigueur scientifique, quelque frustrante qu’elle soit, qui seule permet de cultiver l’esprit, pour reprendre la formulation de Descartes ? N’est-ce pas ce à quoi devrait s’en tenir une véritable école ?

 

III – L’intérêt

L’école est faite pour apprendre aux hommes à découvrir l’intérêt du vrai et du beau. La pédagogie qui veut qu’on demande aux élèves à quoi ils s’intéressent avant de les instruire l’a ruinée. Cet exemple permet de comprendre en quoi consiste l’idéologie du marché qui a emporté la société tout entière et dont le harcèlement publicitaire est la vérité.

Intéresser au contenu du savoir

Dans tout enseignement, comme pour l’apprentissage de la musique ou des beaux-arts en général, seul l’intérêt du contenu peut donner le désir d’apprendre. Si dès le commencement la beauté de la musique n’est pas révélée à l’apprenti, ne serait-ce que par une simple chanson populaire, n’apprendront que les bêtes à concours ou les enfants qui chez eux entendent de la musique. Ainsi il importe que les plus petits apprennent par cœur des poèmes et que le maître sache les réciter ou fasse entendre la voix de bons acteurs. De même, il existe beaucoup de jeux qui révèlent les étonnantes combinaisons des nombres ou de certaines figures géométriques, à partir desquels il est possible de faire naître l’intérêt pour la pratique des mathématiques qui pourra alors, comme le disait Descartes dans sa dixième règle pour la direction de l’esprit, développer l’esprit. Car ce développement exige plus d’exercices que celui du corps. Comme l’entraînement physique il est rébarbatif tant qu’on ne s’y est pas adonné. Dans tous les domaines, l’intérêt ne peut naître et se renforcer que d’une pratique assidue18. Une part d’ennui est inévitable et précisément la discipline scolaire apprend à surmonter cet ennui et ainsi à s’intéresser à ce par quoi l’on n’était pas d’abord naturellement ou socialement intéressé. La grande illusion psychologique et pédagogiste est de croire qu’il faudrait partir de ce qui intéresse l’élève, de ses motivations, comme on dit, au lieu qu’instruire et enseigner, c’est lui apprendre à s’intéresser à ce dont normalement il n’a pas encore idée.

Intérêt voulu et intérêt subi

Il faut ici réfléchir sur la notion d’intérêt et distinguer au moins deux sortes d’intérêt, l’intérêt passif ou subi et l’intérêt actif, volontaire.

L’intérêt subi affecte (c’est un affect, au sens latin de ce terme, qui a été récemment importé en français à partir de l’allemand Affekt par les traducteurs de Freud) chacun selon son tempérament et ses dons, selon son environnement social et familial : c’est lui qui fait l’intérêt de ce par quoi on est alors intéressé. Passif, il paraît libre et actif parce qu’il est subjectif et semble venir de nous-mêmes, mais il est le produit de déterminations physiologiques, psychologiques, sociologiques, etc. Il est le moteur de la publicité, qui elle-même le nourrit sans cesse et partout, il est le moteur de l’économie et de toutes les démagogies, et le cercle irrationnel du marché culmine dans la cupidité. Les plus pauvres aussi y sont pris. Tel est l’intérêt de celui qu’on dit intéressé en un sens péjoratif.

Au contraire, lorsqu’on dit d’un homme qu’il s’intéresse à la peinture ou à la physique, il s’agit d’un intérêt d’un autre ordre. Cet intérêt actif et non passif a pour fondement en celui qui l’éprouve l’intérêt effectif des choses pour lesquelles il vaut la peine qu’on décide de prendre parti : mon intérêt procède alors de l’intérêt de la beauté, de la vérité, il a pour fondement la valeur effective de ce à quoi je m’intéresse. Par là l’homme cesse de n’être que ce que son tempérament ou son mode de vie fait de lui. Il se passionne pour les grandes choses. Cet intérêt ne peut naître que si l’on s’en donne la peine. Il suppose une école, une volonté de se cultiver. Alors l’homme s’élève au-dessus du règne des besoins, quand, au contraire, l’intérêt subi l’abaisse. Qu’un homme mange à sa faim ne suffit pas pour qu’il vive humainement, il lui faut découvrir d’autres exigences que les désirs qui tiennent en lui à sa part animale.

Hiérarchie des valeurs ou nihilisme ?

Seulement, distinguer ainsi un intérêt psychologique, irrationnel, serf, et un intérêt libre qui peut aller jusqu’à l’enthousiasme pour ce qui est grand, distinguer d’un côté un intérêt qui ne fait qu’exprimer la subjectivité des passions, des affects, de l’autre un intérêt qui est une passion en un autre sens, une passion qui va dans le sens de ce que la raison exige, une telle distinction présuppose qu’il y a des œuvres et des activités plus « intéressantes » que d’autres, plus nobles, objectivement meilleures et propres à nourrir l’esprit, par lesquelles se définit précisément la culture. Cette hiérarchie est aujourd’hui honnie, parce qu’elle ne fait pas de l’argent la valeur suprême. On comprend en effet que le primat de l’intérêt entendu au sens économique signifiant que le profit est l’unique critère sur lequel juger une activité humaine, l’idée même qu’on puisse s’intéresser à une grande cause, à la littérature, aux mathématiques, etc., l’idée d’un intérêt « désintéressé » paraît dérisoire. Si les grands peintres, par exemple, ont parfois su s’enrichir au service des rois, la valeur de leur œuvre est d’un autre ordre que leur cote sur ce marché de l’art. Lorsque seul compte le prix marchand, n’a de valeur que ce qui rapporte et s’achète, et au jeu des enchères, tout devient équivalent : n’est-ce pas en effet pour permettre d’échanger des choses hétérogènes comme du pain et des chaussures qu’il a fallu inventer la monnaie ? Ainsi un tableau de maître devient un placement pour une grande banque au même titre que des actions. Alors le marché, sous couleur de démocratie, laisse libre cours à la subjectivité des goûts et des opinions, c’est-à-dire à ce que j’ai appelé l’intérêt subi. La statistique des films ou des séries les plus vus, celle des chansons les plus écoutées font la loi : le nombre de ventes est l’unique critère de valeur. Il est dans la nature des choses que là où règne l’argent, tout soit relatif et qu’il devienne indécent d’avoir en matière de goût ou dans n’importe quel domaine un peu d’exigence. Alors la musique est remplacée par les musiques ; la culture par la diversité des cultures, et, comme je l’ai déjà dit19, on renonce à parler de Racine à un élève parce que Racine n’est pas de son quartier : il faut interdire l’accès à la culture au nom du multiculturalisme. C’est un égalitarisme paradoxalement lié à l’idéologie libérale : toute distinction, toute hiérarchisation entre les plus grandes œuvres et les autres, la moindre exigence dans la correction de la langue, passent pour la volonté d’une élite d’enfoncer le peuple. Ainsi exiger qu’un candidat au baccalauréat sache s’exprimer en français est considéré comme une atteinte à l’égalité. Le communautarisme et la mondialisation vont de pair et se renforcent l’un l’autre. Sur une planète réduite au marché où tout est égal sauf les comptes en banque20, règne l’intérêt subi qui conduit tout droit au nihilisme : quand tout se vaut, distinguer le beau et le laid, le vrai et le faux, le juste et l’injuste n’a plus aucun sens. Faut-il s’étonner que dans ces conditions des jeunes gens abandonnés ne sachent pas ce qui présente un véritable intérêt et qu’ils croient le premier charlatan ou le plus fanatique ?

 

Notes

3 – Il est vrai aussi que l’égalitarisme pédagogiste a fait tenir pour exorbitante et contraire aux « droits de l’enfant » toute exigence proprement scientifique. Il est un des éléments de cette idéologie « libérale » contre laquelle une politique économique libérale doit paradoxalement lutter pour former des hommes capables de l’emporter dans la concurrence mondiale. Cf. Mezetulle passim et dernièrement  l’article de Sébastien Duffort « Les pédagogies innovantes : heurts et malheurs« .

4 – Voir sur Mezetulle « Instruire d’abord ! » et sur l’ancien site « L’éducation par l’instruction ».

5 – Cf. sur Mezetulle, voir les références de la note précédente ainsi que, sur l’ancien site L’école et l’entrepriseLa morale de l’instruction, etc.

6 – Cf. sur l’ancien site Mezetulle « Pouvoir et opinion« .

7 – Mes collègues étrangers font le même constat chez eux. La dégradation de l’enseignement de la langue maternelle et de l’écrit est partout patente. Les bons étudiants en mathématiques qui savent à peine lire et écrire ne sont pas atteints de je ne sais quelle invalidité. Ils sont ainsi démunis parce que jamais personne ne les a contraints à apprendre à lire et à écrire comme on apprend les mathématiques, c’est-à-dire en sanctionnant une progression et en refusant le passage en classe supérieure à celui qui n’a pas montré qu’il en était capable. Sélectionner sur l’aptitude à résoudre des problèmes de mathématiques en laissant passer des illettrés a-t-il un sens ? La nouvelle génération n’est pas plus incapable que les autres, et si dans les entreprises on se plaint de l’incapacité des diplômés à écrire en français, ce n’est pas dû à un changement génétique ou social : on a tout simplement refusé de leur apprendre leur propre langue. Il va de soi depuis trop longtemps qu’on n’a pas à se donner la peine de travailler le français comme les disciplines dites scientifiques, lesquelles finissent elles-mêmes par en pâtir.

8Les principes de la philosophie, lettre de l’auteur à celui qui a traduit le livre, laquelle peut ici servir de préface, AT IX, 2 p.3

9 – Trad. Jacques Brunschwig, Règle IV, Alquié 95, AT 375 Garnier

10Ibid. p.91, AT 371

11 – Cf. sur ce point l’excellent commentaire de Pierre Guenancia, Lire Descartes, Collection Folio-Essais (n° 354), Gallimard, Paris, 2000, particulièrement p.118-125

12 – A. Comte, Système de politique positive, t.1, chapitre deuxième, p. 523, Editions Anthropos, Paris, 1969, reproduction de l’édition de 1851.

13Règles pour la direction de l’esprit règle X, Alquié p. 129 AT 405

14Ibid.

15Confessions, Livre sixième, Pléiade p. 238.

16Ibid., la suite dit : « Ce n’était pas que je n’eusse un grand goût pour l’algèbre en n’y considérant que la quantité abstraite, mais appliquée à l’étendue, je voulais voir l’opération sur les lignes, autrement je n’y comprenais rien. »

17 – En 1929-1930, Science et perception dans Descartes, in Sur la science, nrf, Gallimard, 1966.

18 – Tout le monde admet que le développement du corps humain suppose un entraînement, même un entraînement douloureux, et des années d’exercices journaliers. Mais on ne tolère pas que l’école impose un entraînement de cet ordre pour le développement de l’esprit. Il n’est donc pas étonnant que dans une école qui a banni les exercices journaliers d’écriture et de calcul, les enfants des familles dites les plus défavorisées soient abandonnés. Les autres font ces exercices chez eux. Et, de même qu’il faut du jogging lorsqu’on a une voiture, il faut à la main plus d’exercices d’écriture lorsqu’on dispose d’un clavier.

19 – Cf. sur l’ancien site Mezetulle « L’école, reflet de la société« .

20 – Il faudrait réfléchir à ceci que l’inégalité qui est le principe du libéralisme économique s’accommode très bien d’une certaine forme d’égalitarisme démocratique.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2018.

La réforme des lycées et le méli-mélo interdisciplinaire

L’école se juge à ce qu’on y apprend. Jean-Michel Muglioni s’en tient à ce principe pour juger la création par la nouvelle réforme des lycées de disciplines hybrides : « Histoire-géographie, géopolitique, science politique » et « Humanités, littérature et philosophie ». Les disciplines ainsi agrégées ne peuvent pas être apprises chacune selon sa méthode qui pourtant seule permet de comprendre réellement son contenu. L’irrationalité devient la norme, ou plutôt continue d’être la norme de l’école.

La transformation des classes des lycées : le méli-mélo interdisciplinaire

La réforme de l’école en cours bouleverse de fond en comble les classes terminales des lycées et le rapport des différentes disciplines. Il est vrai que jusqu’à présent la définition des séries et la répartition des disciplines étaient le résultat d’une sorte de bricolage qui ne tenait pas toujours compte des nécessités inhérentes à leur contenu. Surtout, les programmes eux-mêmes pouvaient avoir pour finalité tout autre chose que l’intelligibilité de ce contenu et il arrivait qu’ils varient selon les modes. Il est vrai aussi que trop d’élèves étaient d’une ignorance telle en toutes choses à la fin de leurs études secondaires qu’on ne peut défendre le statu quo. Mais détruire une maison en ruine parce qu’elle a été construite sur de mauvaises bases et rapiécée pendant des années de bric et de broc ne garantit pas que la nouvelle sera plus solide et mieux conçue.

Or un seul exemple permet de voir que la nouvelle organisation des études envisagée par Jean-Michel Blanquer ne prend pas plus en compte le principe de l’intelligibilité du savoir que les précédentes, la création de disciplines hybrides : « Histoire-géographie, géopolitique, science politique » et « Humanités, littérature et philosophie ». Car les disciplines ainsi agrégées ne peuvent pas être apprises chacune selon sa méthode qui pourtant donne seule accès à leur contenu, c’est-à-dire permet de le comprendre réellement. L’irrationalité devient la norme, ou plutôt continue d’être la norme de l’école.

On devine déjà les problèmes posés par les relations entre professeurs (il faut qu’ils s’entendent), entre professeurs et administration (un proviseur peut « préférer » une dominante littéraire, tel autre une dominante philosophique, tel autre favoriser ou sanctionner un professeur), et par la notation à un examen (les exigences des différentes disciplines sont différentes en effet1).

Mais supposons ces difficultés résolues. Une métaphore empruntée à la chimie permet de bien voir la confusion inévitable qui résulterait de l’institution de ces pseudo-disciplines. Les chimistes distinguent les mélanges et les corps composés. Par exemple l’eau est un corps composé d’une proportion définie d’hydrogène et d’oxygène, et pour cette raison se distingue radicalement d’un mélange, comme le café au lait qui peut avoir des proportions de sucre, de lait et de café variables selon les goûts et qui n’est même pas un corps. Ainsi selon les établissements, d’autant que la nouvelle réforme leur donne une autonomie, lettres et philosophie, par exemple, seront mélangées dans des proportions différentes. Il en résulte que selon l’établissement où ils auront fait leurs études les élèves n’auront pas le même « mélange », ils ne recevront pas le même enseignement, ils n’apprendront pas les mêmes choses2. Et de même qu’un mélange ne constitue jamais à proprement parler un corps, contrairement au corps composé, de même le mélange lettres, philosophie ne pourra jamais donner lieu à un corpus de textes sur lesquels un accord soit possible et, surtout, soit cohérent. Il est à craindre que les élèves ne sauront pas plus ce que sont les lettres ou la philosophie qu’on ne sait ce qu’est le café ou le lait dans un café au lait…

L’insistance du ministre sur l’enseignement élémentaire, sur l’apprentissage de la lecture, de l’orthographe, du calcul, d’abord par des exercices, sa volonté de faire que les enfants lisent des livres (ce qui déplaît considérablement aux syndicats que j’entends, consultés par les journalistes), tout cela était de bon augure. Que l’école doive être (et en l’occurrence devenir) élémentaire signifie qu’il n’y a de véritable enseignement que fondé sur l’intelligibilité de son contenu. Par là, et par là seulement, chaque élève peut être conduit comme par la main du plus simple au plus complexe : le maître est tenu de déterminer à chaque pas quelle démarche convient pour que l’élève suive, c’est-à-dire comprenne. Toute la difficulté de la pédagogie est d’ordre intellectuel et non psychologique : il faut avoir du savoir auquel on veut donner accès une maîtrise telle qu’on y distingue ce qui est évident et ce qui au contraire requiert des médiations pour être compris, et cette maîtrise du savoir suppose qu’on sache se mettre chaque fois à la place du débutant, sans rien présupposer, exercice à la fois intellectuel et moral, en quoi consiste la vraie pédagogie. L’enseignement est en ce sens d’abord l’école du maître : un enseignement élémentaire élucidé davantage chaque année instruit ce dernier.

Mais voilà qu’on invente, sans doute séduit par je ne sais quel modèle étranger, des disciplines qui n’existent pas et qui n’ont aucun sens, si du moins on considère qu’une discipline est un savoir fondé sur l’intelligibilité de son contenu, c’est-à-dire sur une méthode. La belle dénomination d’humanités donnée au mélange indéterminé des lettres et de la philosophie ne cache-t-elle pas une sorte d’enseignement sophistique où chacun apprendra un peu d’histoire des idées, quelque chose comme une littérature et une philosophie médiatiques ?

S’il est vrai qu’une école se juge au contenu de l’enseignement qu’elle dispense, il n’y a aucun espoir qu’avec la nouvelle réforme l’école devienne enfin l’école.

Notes

1 – Je n’ai moi-même jamais pratiqué un enseignement comparable qu’en classe d’HEC ou de math. Spé, et j’y ai constaté entre l’étude des programmes faite par un littéraire (de qualité) et celle que faisait un professeur de philosophie des différences considérables qui perturbaient les élèves. En math. Spé. la liaison imposée entre une notion et des textes imposait une limitation aussi bien dans la lecture des œuvres (la notion ne rendant pas compte de leur richesse) que dans l’étude de la notion (la liberté d’analyse y était nécessairement limitée puisqu’il fallait toujours revenir à l’œuvre). Il en résultait que le nombre de sujets possibles était très restreint : d’où inévitablement un bachotage.

2 – Et du même coup la correction des copies aux épreuves correspondantes sera difficile : comment savoir quelle dose de philosophie a été mise avec la dose de lettres, ou inversement ? Là encore, la seule solution pour les correcteurs sera le laxisme.

Jean-Michel Blanquer ou l’impossible dialectique

Comment caractériser la politique du ministre de l’Éducation nationale ? La face « républicaine » de sa politique a son revers néolibéral. On peut même se demander s’il ne s’agit pas de donner des gages aux tenants de la conception républicaine de l’école, trop peu écoutés depuis une bonne trentaine d’années, pour mieux servir les intérêts du néolibéralisme. Marie Perret ne tente pas de résoudre l’énigme ; elle montre la contradiction dans laquelle la politique de Jean-Michel Blanquer est prise et souligne l’ambivalence qui caractérise son action : autant de motifs de vigilance.

[Reprise d’un article publié dans UFAL Info n°71 du 8 février 2018 , avec l’aimable autorisation d’UFAL Info et les remerciements de Mezetulle. Les sous-titres sont de Mezetulle]

L’énigme : ambivalence, modestie, pragmatisme

Jamais ministre de l’Éducation Nationale n’avait autant brouillé les cartes. Jean-Michel Blanquer a été affublé de tous les qualificatifs. Certains l’accusent d’être « réac » et de promouvoir une conception de l’école conservatrice et « élitiste ». D’autres lui reprochent d’être trop moderniste et de favoriser les innovations pédagogiques. On le soupçonne d’être un « catho-tradi » qui « roule » pour l’école privée catholique. On lui reproche son goût pour la Marseillaise. Ce brouillage explique sans doute l’attentisme et le relatif silence des organisations syndicales. Comment caractériser la politique de Jean-Michel Blanquer ? Nous avons souvent montré, dans les lignes de ce journal1, que le néolibéralisme s’accommodait fort bien des réformes pédagogistes « de gauche ». Jean-Michel Blanquer n’est-il pas en train de prouver que le néolibéralisme peut prendre un tout autre masque ? Est-il un homme politique habile qui donne des gages aux tenants de la conception républicaine de l’école pour mieux servir les intérêts du néolibéralisme ? Est-il seulement un homme pragmatique attentif à « ce qui marche » ? Est-il un dialecticien hors-pair, qui excelle dans l’art très macronien du « en même temps » ? Cet article ne prétend pas résoudre l’énigme, ni préjuger de ce que sera, in fine, la politique de Jean-Michel Blanquer. Il est, de toute façon, trop tôt pour conclure. Il faudra juger sur pièces. Nous voudrions seulement montrer la contradiction dans laquelle sa politique est prise et souligner l’ambivalence qui caractérise son action politique. Ambivalence qui doit nous appeler à la plus grande vigilance.

L’arrivée de Jean-Michel Blanquer au ministère de l’Éducation Nationale s’est faite sans tambour ni trompette. Jean-Michel Blanquer n’était pas connu du grand public. Il a pourtant occupé des fonctions importantes à l’Éducation Nationale : ancien recteur, ancien directeur général de l’enseignement scolaire, il connaît la maison de l’intérieur et a suffisamment d’expérience pour évaluer les rapports de forces. À la différence de ses prédécesseurs, il s’est bien gardé d’annoncer un énième plan de refondation de l’école. Pas d’annonces fracassantes, pas d’affichage idéologique, mais une attitude « pragmatique », faite de prudence et de modestie.

La face républicaine…

Jean-Michel Blanquer n’aime pas les clivages. Aussi refuse-t-il de prendre parti dans la querelle qui oppose les partisans de la conception républicaine de l’école aux réformateurs qui inspirent les politiques éducatives depuis des décennies. Reste que certaines déclarations marquent, sinon un changement de cap, du moins une inflexion salutaire. Qu’un ministre de l’Éducation Nationale cite les neurosciences pour justifier des mesures de bon sens, telles que l’apprentissage de la lecture par la méthode syllabique ou l’acquisition précoce d’automatismes en matière de calcul, est une nouveauté réjouissante. Qu’il ne rejette pas le redoublement sans autre forme de procès pour promouvoir, comme ses prédécesseurs, le passage automatique, en est une autre. Qu’il ait nommé à la tête du Conseil Supérieur des Programmes, en lieu et place du très pédagogiste Michel Lussault, Souâd Ayada, ancienne doyenne de l’Inspection Générale de philosophie, est un signe positif. Qu’il rappelle l’utilité des conseils de discipline est une excellente chose. Qu’il crée des « unités laïcité » dans chaque rectorat montre qu’il entend mettre fin à la culture du « pas de vagues », malheureusement très répandue dans les établissements scolaires.

On saluera aussi les mesures que Jean-Michel Blanquer entend prendre pour lutter contre les inégalités scolaires : dès la maternelle, « l’immersion langagière » et la fréquentation précoce des grandes œuvres du patrimoine littéraire (contes, mythologie, etc.) ; l’accent mis à l’école primaire sur les savoirs fondamentaux ; le développement des stages de remise à niveau pendant l’été pour les élèves de primaire les plus fragiles ; l’introduction, au collège, de deux heures d’étude dirigée obligatoires tous les jours de classe ; la réintroduction des classes bi-langues et des options grec et latin dans le second degré. On peut lui faire crédit de son attachement à une école qui instruise et émancipe les élèves grâce aux savoirs. On ne peut qu’être d’accord avec sa critique de l’édulcoration des exigences au nom d’une égalité mal comprise.

… et son revers néolibéral

Mais la face « républicaine » de la politique de Jean-Michel Blanquer a son revers néolibéral. Le ministère entend aussi renforcer l’autonomie des établissements, accentuant ainsi une évolution imprimée par les réformes antérieures. Les établissements auront davantage d’autonomie dans l’usage des volumes horaires ; ils pourront définir, dans le cadre de leur « projet », des « parcours personnalisés » ; les compétences du chef d’établissement seront élargies jusqu’au pouvoir de recruter les professeurs « sur profil ». Les missions de l’Inspection seront redéfinies : les établissements seront évalués dans le cadre d’un audit triennal et les professeurs seront notés en fonction de leur implication dans le projet de l’établissement. Le modèle qui inspire toutes ces mesures est clair : c’est celui de l’entreprise privée. Le chef d’établissement a vocation à devenir « le patron » de l’établissement : il travaillera avec une équipe qu’il choisira et dont les arbitrages auront une incidence importante sur les enseignements proposés par l’établissement. La logique qui sous-tend ces mesures est celle de la contractualisation : contrat passé entre l’établissement et le rectorat qui évaluera si les objectifs ont été atteints, contrat passé entre les personnels et le chef d’établissement qui évaluera leur degré d’implication dans le projet d’établissement. Or, en l’espèce, la contractualisation inspirée du modèle libéral se retournera contre la liberté. Elle sera préjudiciable à la liberté pédagogique des professeurs. Le renforcement du pouvoir du chef d’établissement risque en effet d’introduire une forme inédite de « caporalisation » des professeurs : l’évolution de leur carrière dépendra moins de leurs compétences disciplinaires que de l’appréciation de leur chef d’établissement. C’est exposer les professeurs à l’arbitraire et aux pressions locales. Mais cette contractualisation portera également préjudice au principe républicain d’égalité. L’autonomie accrue des établissements menace en effet le cadrage national et risque d’accentuer les inégalités socio-spatiales entre des établissements proposant des projets ambitieux et des établissements de seconde zone.

Dans cette perspective, la réforme du lycée qui entrera en vigueur dès 2018 a de quoi susciter bien des réserves. Les discussions sont encore en cours. Les arbitrages ne seront rendus par le ministre qu’au printemps prochain. Mais les « options » envisagées par le ministère sont inquiétantes. Il est question de démanteler les filières qui existent actuellement au lycée pour les remplacer par des « parcours » dont chaque lycéen choisirait les « modules »2. La disparition des filières et la « modularisation » des enseignements permettront sans doute des économies conséquentes. Mais l’égalité en pâtira, puisqu’il est fort probable que les spécialités proposées dépendront du « projet d’établissement ». Sans compter que ce démantèlement des filières affectera la cohérence de l’enseignement : les disciplines ne sont pas des « modules » offerts à la demande, mais des savoirs qui s’articulent sur le modèle encyclopédique. La réforme du baccalauréat annoncée pour 2021, dont la phase de consultation vient de s’achever, suscite les mêmes réserves. L’introduction massive du contrôle continu affaiblira le caractère national du diplôme, dont la valeur dépendra largement de la réputation du lycée dans lequel les élèves auront suivi leur scolarité.

Les limites d’une politique du « en même temps »

Ces mesures d’inspiration très libérale3 que le ministère propose ne peuvent aboutir qu’à une éducation hétérogène. Le modèle républicain de l’école auquel nous sommes attachés n’est pas soluble dans un libéralisme prônant la contractualisation généralisée des services publics. Il suppose un cadrage national que le projet libéral du gouvernement entend justement faire voler en éclats : des professeurs recrutés pour leurs compétences disciplinaires par des concours nationaux et évalués par une inspection pédagogique indépendante de l’autorité administrative ; des enseignements déterminés par programmes nationaux et proposés dans tous les établissements ; des examens nationaux garantissant l’anonymat des candidats.

La politique de Jean-Michel Blanquer laisse donc une impression mitigée. Elle semble viciée par une contradiction impossible à dépasser. En insistant sur l’importance des savoirs, en rappelant la nécessité de la discipline, en mettant l’accent sur les humanités et l’importance de la lecture, Jean-Michel Blanquer semble vouloir remettre l’institution à l’endroit. Il semble vouloir rompre avec la logique des précédentes réformes, laquelle a substitué les compétences aux savoirs, a opposé artificiellement épanouissement des enfants et respect de la discipline, a condamné les humanités sous prétexte d’élitisme. Mais en renforçant l’autonomie des établissements, Jean-Michel Blanquer sape l’institution qu’il prétend défendre en la réduisant à une communauté éducative particulière. La politique du « en même temps » a ses limites : on ne peut restaurer l’institution scolaire et promouvoir « en même temps » les communautés éducatives ; on ne peut vouloir une école exigeante et « en même temps » abandonner aux arbitrages locaux la détermination des enseignements ; on ne peut défendre Condorcet et « en même temps » une politique d’inspiration néolibérale.

Notes

1 – [NdE] Marie Perret fait allusion à plusieurs numéros d’Ufal Info, notamment les n°s 66 « Quelle ambition pour l’école de demain ? » et 54 « La refondation de l’école républicaine : une coquille vide ». On relira aussi avec profit son article « Comment ruiner l’école publique ? » en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/comment-ruiner-lecole-publique/

2 – Ces « options » ont été finalement retenues par Jean-Michel Blanquer dans le projet de réforme qu’il a présenté, le 14 février dernier, devant le Conseil des ministres. http://www.education.gouv.fr/cid126438/baccalaureat-2021-un-tremplin-pour-la-reussite.html

3 – La politique que Jean-Michel Blanquer entend mettre en œuvre pour l’école s’inspire d’un travail mené dans le cadre de l’Institut Montaigne.

©Marie Perret, Ufal Info, 2018