Réagissant à l’écoute d’une émission de radio, Jean-Michel Muglioni revient1 sur l’idée que la catastrophe de l’école ne s’explique pas par des raisons sociales mais par l’oubli de la vraie nature de l’école.
« L’essence de l’école étant d’instruire, c’est le contenu des savoirs enseignés qui doit servir de principe à tout ce qui se fait dans un établissement scolaire ».
Samedi 9 mars 2024. Je viens d’écouter sur France Inter Le grand face-à-face, Plaidoyer pour la mixité scolaire avec François Dubet.
La sociologie a constaté qu’au sortir de l’école le fils de paysan demeurait paysan, le fils d’ouvrier ouvrier, le fils de bourgeois bourgeois : tel est le point de départ de François Dubet. Il remarquait en outre à juste titre que se sont formés des quartiers qu’on peut appeler des « ghettos » sociaux, parce qu’on les fuit dès qu’on le peut, et qu’y restent tous ceux qui ne peuvent pas les fuir ainsi que de nouveaux arrivants eux aussi en difficulté, ou en plus grande difficulté encore. Il en résulte que dans ces quartiers les écoles elles-mêmes, écoles primaires et collèges, sont à leur tour des sortes de ghettos. À quoi François Dubet opposait une expérience faite à Toulouse, où l’on a supprimé des établissements d’un quartier « ghettoïsé » et amené les élèves dans des établissements assez éloignés. Je veux bien croire que la mixité sociale ainsi obtenue ait donné de bons résultats, ou que, comme le dit le sociologue, ceux des élèves qui, en grande majorité, ne se sentent pas français dans leur ghetto se découvrent au contraire presque tous français quand ils ne sont plus seulement entre eux. Mais peut-être la réussite de cette « expérimentation » – puisque tel est le vocabulaire sociologique – tient-elle à ce qu’elle est faite dans des établissements qui ressemblent plus à une école. Je conçois fort bien que la nécessité pour des élèves d’aller dans des écoles éloignées de leur ghetto les sauve. Je conçois aussi fort bien que les ghettos scolaires contribuent à enfermer les élèves dans leur ghetto social. Je conçois même qu’un « séparatisme » cultive parfois la « ghettoïsation » dans les écoles, comme cela a d’abord été fait dans les logements sociaux. Il y a aussi des « bourgeois », comme le sociologue les appelle, qui font tout de leur côté pour préserver leurs enfants de la mixité sociale. Et même des professeurs qui n’en veulent pas.
Je mets « bourgeois » entre guillemets, non pas parce que cette classification peut être discutée, mais parce que je connais des familles plutôt pauvres et venant d’Afrique du Nord qui font tout pour que leurs enfants soient dans des établissements privés sous contrat, généralement catholiques, donc, où tout se passe bien pour eux, contrairement à ce qu’ils voient ou croient voir dans l’établissement public près de chez eux. Je m’étonne en effet qu’il soit implicitement considéré par un sociologue que seules les familles bourgeoises se préoccupent des études de leurs enfants. Les autres le voudraient bien, mais cela ne leur est pas permis : mon diagnostic est donc différent du sien. Si ces émigrés fuient l’école publique, c’est qu’elle n’est pas ou qu’ils ne la croient pas capable de prendre en main leurs enfants. Si cette école est ghettoïsée, c’est aussi, c’est d’abord parce qu’elle n’est pas une école.
Ce que je n’explique pas par la mauvaise volonté des maîtres ou par leur incompétence, mais par le réductionnisme sociologique des sociologues sociologisants comme François Dubet, tel qu’il m’est apparu dans cette émission. Qu’a-t-il répondu à la journaliste qui lui demandait si ce n’était pas une question de méthode d’enseignement ? Rien, sinon qu’il fallait professionnaliser le métier et ne plus croire qu’il suffisait d’être savant pour enseigner un savoir, comme c’était le cas autrefois. Or il se pourrait que ce soit le fait de ne juger l’école que du point de vue social, qui n’est qu’un point de vue, qui fausse notre jugement sur la catastrophe scolaire. La fonction de l’école n’est pas d’être un ascenseur social, mais d’instruire les enfants pour qu’ils deviennent des hommes libres, et les conditions de l’instruction ne sont donc pas d’abord sociales. Elles sont sociales dans la mesure où il faut des locaux, des études, des répétiteurs et pas seulement des maîtres et des professeurs, dans la mesure où il faut des surveillants, des locaux ouverts en dehors des heures de cours où l’on trouve un personnel qualifié, etc. Elles sont politiques dans la mesure où il faut pour tout cela une volonté, le dessein de donner à chacun la possibilité de devenir citoyen et non pas seulement consommateur et producteur.
L’essentiel, l’essence de l’école étant d’instruire, c’est le contenu des savoirs enseignés qui doit servir de principe à tout ce qui se fait dans un établissement scolaire, réellement scolaire. Il n’en a été question pendant l’émission que pour dire qu’autrefois on passait trop de temps à apprendre l’orthographe et qu’aujourd’hui, ce qu’un journaliste a approuvé, on avait beaucoup d’autres choses à apprendre. On n’aura pas la même façon d’enseigner ni les mêmes programmes, ni les mêmes professeurs, selon qu’on veut seulement informer, ou, au contraire, selon qu’on veut apprendre à savoir, c’est-à-dire si l’on n’admet dans le cadre de la classe que ce qui est réellement à la portée de l’esprit. On n’aura ni les mêmes locaux, ni la même administration, ni le même rapport à l’environnement social et aux parents d’élèves, selon que c’est l’intelligibilité du savoir qui est le principe de l’enseignement et non l’utilité ou la valeur du savoir dans nos sociétés.
Il a été question dans l’émission de ce samedi d’apprendre aux élèves à manger sainement : ou bien on entend par là qu’on décide qu’à la cantine se fait une formation du goût, ce qui serait admirable, et il arrive que cela se fasse ; ou bien je crains qu’on se contente d’un bourrage de crâne, car il faut déjà beaucoup de science pour comprendre réellement de quoi l’on parle dans ce domaine. Que parfois une discipline soit imposée sans qu’on puisse déjà en montrer le fondement scientifique, par exemple l’hygiène, il le faut. Mais c’est l’à-côté – indispensable – de la véritable instruction.
Imaginez par-dessus le marché que nos enfants soient munis de toutes les machines qui permettent d’obtenir des résultats de toutes sortes sans savoir comment ils ont été obtenus, vous aurez le comble de ce qui aujourd’hui aboutit à la disparition de l’école. Seuls les parents qui l’ont compris sauveront leur progéniture, en mesurant par exemple son temps d’exposition aux écrans… Seuls leurs enfants seront privés des prothèses qui feront de leurs camarades des invalides.
Mais parler de savoirs fondamentaux fait rire et provoque la colère syndicale.
1– Voir – pour s’en tenir aux articles récents – « Quelle école voulons-nous ? » https://www.mezetulle.fr/quelle-ecole-voulons-nous/ et « Que tout enseignement véritable est laïque » https://www.mezetulle.fr/que-tout-enseignement-veritable-est-laique/ .
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