Mezetulle remercie Jean Leclercq1 pour cette belle défense et illustration de l’école dans sa mission essentielle : instruire. S’opposant à maintes idées répandues, il plaide pour « une rupture ou un principe de différence quasi ontologique entre l’École et la société ». L’école émancipe dans la mesure où elle ouvre et protège un « espace spécifiquement distinctif qui est celui d’une instruction publique et singulièrement décentrée par rapport à des pratiques utilitaires voire rentables », un lieu à l’abri des pressions déguisées en « valeurs pédagogiques » dont on nous rebat les oreilles depuis des décennies tant en Belgique qu’en France. Or « c’est précisément parce que l’on n’y enseigne pas et que l’on n’y élève pas que l’École devient un autre lieu », celui de la reproduction sociale.
L’auteur ne se borne pas à déployer des arguments et à donner des exemples accablants, il ne s’appuie pas seulement sur une expérience de type professionnel qui aurait quelque chose d’un peu trop tranquille. Il puise les accents les plus forts et les plus émouvants de son plaidoyer dans l’histoire sinueuse de l’enfant « transclasse » qu’il fut, et qui aujourd’hui « […] ne peut pas s’empêcher de repenser à toutes ces situations où il ne fut pas « élevé » comme l’exigeait sa condition d’élève ».
- « Un enfant transclasse » : briser le schéma de la reproduction
- L’École, dispositif évolutif d’individualisation : une ontologie universalisante
- Un lieu à l’abri des pressions déguisées en « valeurs pédagogiques »
- Que signifie « instruire » ?
- La laïcité n’est pas l’interconvictionnalité. Positivité critique de l’abstention
- Notes
« Un enfant transclasse » : briser le schéma de la reproduction
À l’entame de cette contribution2, je voudrais prendre d’emblée une posture très radicale car, si ce mot n’avait pas été dévoyé et désaxé de sa bonté sémantique originaire, il me semble qu’il faut, en la matière qu’on va traiter ici, une certaine « radicalisation », en sorte d’aller vers le principe à la fois herméneutique et axiologique pour penser pleinement l’ontologie de l’École3 et les missions essentielles qui lui reviennent.
Par là, j’entends aussi me tenir délibérément à distance des sempiternelles considérations sociologiques ou psychologisantes sur l’École, pour me concentrer sur une notion trop souvent négligée voire oubliée, celle des « savoirs », en ce qu’ils sont programmatiquement (donc dans le sens d’un « cursus » et d’une progression hiérarchisée et intellectuellement instituée) et, conséquemment, ce dont ils sont ontologiquement capables, en matière d’émancipation, de formation et d’éducation.
Cette focalisation sur ce qu’« apprendre » et « instruire » veulent dire est pour moi essentielle, si l’on entend revenir aux missions essentielles de l’École et surtout si l’on veut, comme c’est mon cas et je m’en expliquerai, une École laïque, c’est-à-dire une École, radicalement et rigoureusement, fondée sur les principes de l’égalité et des libertés fondamentales, au gré d’un cadre (celui de « l’enceinte scolaire » comme le signifient tant de règlements d’ordre intérieur d’établissements scolaires). Et si l’on parle de cette notion d’« égalité », je dis d’emblée qu’il ne peut être question d’une « École de toutes les chances » ou d’une « École de l’égalité des chances », selon ces formules tellement creuses et vaines que l’on rabâche indéfiniment, mais plutôt d’une École qui parce qu’elle est une École des savoirs (et rien que pour cette raison) est une entité correctrice des inégalités sociales, par les objets qui la constituent et la fondent.
Et disant ceci, c’est un homme foncièrement pudique et d’un autre siècle qui écrit ces quelques lignes. Mais c’est un homme qui a connu, avec une puissante violence, toutes les formes perverses et brutales des harcèlements scolaires, un homme qui a connu la domination arrogante et arbitraire d’un certain système scolaire, un homme qui a aussi traversé ces âges de la vie avec une maman « solo » comme on le dit aujourd’hui, une femme elle-même contrainte de quitter la scolarisation à l’âge de 16 ans ; une merveilleuse et courageuse femme, mère et veuve dès ses quarante ans, qui a éduqué de façon exemplaire ses enfants, sans d’ailleurs jamais se décharger de ses missions au profit de l’École qu’elle respectait en profondeur. Une mère qui me répétait souvent ce constat : « Nous sommes pauvres, mais nous ne serons pas misérables. ». Le distinguo était tellement juste et ce fut sa boussole, comme celle de sa descendance d’ailleurs.
Pour cette raison, cet enfant que j’étais n’appartenait pas aux grandes bourgeoisies et aristocraties de la reproduction que les mondes – notamment universitaires et académiques – peuvent malheureusement organiser et, encore de nos jours, propager. Cet enfant a vécu grâce à une certaine vision sociale de la justice distributive, au gré des « allocations d’études » selon l’appellation belge, et grâce à une forte solidarité intrafamiliale, mais dans une époque où l’éducation, et singulièrement pour ma part l’enseignement universitaire, représentaient de grands idéaux d’émancipation, certes empreints de fortes exigences, mais accessibles.
Je n’apprécie pas les identifications et les réifications à des catégories et je n’aime pas non plus les narrations de soi qui relèvent si souvent d’une forme d’impudeur ou de monstration de son égo. Il n’en demeure pas moins que je suis, à proprement parler, un enfant « transclasse » qui ne peut pas s’empêcher de repenser à toutes ces situations où il ne fut pas « élevé » comme l’exigeait sa condition d’élève, selon l’étymologie trop souvent oubliée de ce beau mot. Je fus donc un enfant, souvent et douloureusement abaissé et rabaissé.
Comme, pour ne citer qu’un exemple, lorsqu’un soir il vit rentrer sa mère, effondrée et en larmes, après sa première réunion des parents de la classe de première année du secondaire où le professeur titulaire de la classe, cherchant dans ses fiches ma photo, lui dit, en la regardant et en la lui montrant, « C’est votre fils ça, madame ? Quelle biesse ! » Vous avez compris que nous étions en Wallonie et que le professeur disait que j’étais ni plus ni moins un « imbécile ».
Vivre un épisode d’humiliation scolaire et être figé dans une qualification aussi abjecte ne furent pas chose facile à vivre, d’autant que les circonstances n’aidaient pas. En effet, puisque la situation familiale était telle, il se faisait que notre famille vivait dans ce que l’on nomme tellement communément un « logement social », sans trop d’ailleurs réfléchir à l’assignation sociale désavantageuse que l’on provoque et à ses effets sur celui qui doit la porter comme une catégorie sociale potentiellement dégradante.
Quoi qu’il en soit, les trajectoires de ces « transclasses » sont aujourd’hui mieux connues, mais certains d’entre eux – quand on peut ainsi les désigner – tombent malheureusement dans une forme d’orgueil et d’arrogance, parfois vengeresses et revendicatives, et une très mauvaise compréhension de la justice réparatrice ; autant de postures et de sentiments qui les font s’effondrer dans d’autres formes de la domination et de la supériorité, qui symboliquement peuvent être très violentes et capables de nouvelles expressions d’inégalités4. Sans doute parce que fondamentalement toutes ces postures manquent de sens de l’universalité et d’humanisme laïque.
Ce n’est pas le moment adéquat pour réfléchir à ce concept de « transclasse », tel qu’il a été notamment thématisé par Chantal Jaquet. Mais si l’on veut le garder comme un avertissement et surtout un outil efficient, et si l’on veut éviter qu’il devienne une catégorie purement mythique et un objet de fantasmes, il convient alors de prendre la mesure que ceux qui sont passés par ces phases de transition et de discontinuité ont été soutenus, dans la plasticité complexe de leurs parcours, par ce que Jaquet appelle la « complexion ».
Certes, ce concept est compliqué et je ne le commenterai pas ici, mais je propose de le mobiliser dans ses origines spinozistes car dans ce système philosophique, l’individu n’est pas une substance en soi, il faut qu’il y ait un ingenium5, c’est-à-dire un ensemble d’affects qui se sont accumulés et ont provoqué une construction par sédimentation nourricière ou un « tissage ». Mais ce sont bel et bien des affects qui ont aussi inspiré des modes de vie et d’existence, en somme des manières d’être au monde, de lui résister, de l’envisager ou de l’habiter, au gré d’un ensemble de complexités fluctuantes et nécessitant, à chaque fois, une adaptation. Or toutes ces manières de vivre sont évidemment capables de singulariser et d’individualiser.
Voilà pourquoi ce concept particulièrement métaphysique permet justement de penser le discontinuum inhérent au parcours de celui qui est dit « transclasse », c’est-à-dire cet ensemble de moments créateurs mais aussi disruptifs ; en somme ces événements qui permettent de briser le schéma de la reproduction qui est évidemment celui des déterminismes et des déterminations.
L’École, dispositif évolutif d’individualisation : une ontologie universalisante
Or, de ce point de vue, l’École est une entité, sans doute tout autant métaphysique, qui devrait appartenir à ce dispositif évolutif qui devrait permettre de provoquer, dans une existence, un mouvement précis : assurer, au gré de toutes ces « complexions », les conditions de possibilité de l’égalité effective et efficiente, mais simultanément les conditions de réalisation de la plus haute individualisation de chaque membre de l’entité scolaire. Par conséquent, prendre acte que l’École « est » ainsi, c’est faire valoir que l’on mettra radicalement à distance de sa réflexion un autre mantra récurrent qui détourne de la question essentielle de la formation et de l’éducation du sujet : celui d’une École formatrice à la société.
Pourquoi ? Premièrement, parce qu’il me semble essentiel de poser une rupture ou un principe de différence quasi ontologique entre l’École et la société ; précisément au profit de la nécessité de la construction d’un espace spécifiquement distinctif qui est celui d’une instruction qui doit être publique et singulièrement décentrée par rapport à des pratiques utilitaires voire rentables. En ce sens, je ne pense pas qu’enseigner consiste à partager, échanger ou à communiquer.
Deuxièmement, j’affirme aussi cela parce que je pense qu’un des grands drames de l’École est qu’elle a introduit un ensemble de croyances sociologiques au cœur de son dispositif éducatif et qu’elle fonctionne, trop souvent, au gré de théories des déterminismes sociaux et des antériorités des multiples formes des milieux dits « familiaux », oubliant ainsi l’ontologie simple et universalisante de l’élévation.
Il est lourd de sens et de conséquences de vouloir cadrer les pédagogies scolaires sur ces grilles de lecture et de refuser de voir et de comprendre que c’est exactement le schématisme contraire à ce que l’on nous dit qui produit la déroute : ce n’est pas parce qu’il y a ici des mécanismes d’inégalités sociales que l’École doit modéliser ses missions ou se construire à partir de ceux-ci. C’est dire le rôle principiel et archétypique que je crois nécessaire de redonner à l’École, en tant qu’elle est le lieu du Savoir.
C’est précisément parce que l’on n’y enseigne pas et que l’on n’y élève pas que l’École devient un autre lieu, et paradoxalement celui de toutes les reproductions des inégalités sociales, sans parler des nombreuses logorrhées prétendument pédagogiques, mais qui ne relèvent pourtant pas du tout du champ des savoirs.
Par conséquent, à chaque fois que l’on n’y instruit pas, on réactive ces schémas et l’on tombe dans la culpabilité d’une École qui reproduirait et surtout produirait des inégalités sociales parce qu’elle serait précisément l’École, au point qu’il faudrait donc qu’elle adapte ses missions, qu’elle s’organise au gré de catégories qui ne relèvent plus de son ontologie, ou encore qu’elle se transforme et s’ajuste, bref qu’elle devienne ce que nous voyons trop souvent, un espace aux mains des idéologies politiques et non des savoirs, comme s’il se rejouait cet antique combat entre la démagogie et la pédagogie. Le drame de l’École devenue le lieu des informations, des partages, de l’événementialité continue, des compétences, des croyances et des convictions est redoutable.
Aujourd’hui, avec mon histoire personnelle et 25 ans de carrière de professeur d’université, il me semble que ce tissu de préjugés et de préconceptions est le point le plus redoutable. Mais surtout, je suis enclin à estimer aussi que, bien qu’apparemment généreux, il ne fait que renforcer les drames de l’élitisme scolaire et la ségrégation sociale qui si souvent l’accompagnent. En effet, le refus d’une École qui enseigne et instruit voit toujours les pires conséquences venir frapper les plus fragiles et les plus vulnérables, qui sont précisément ceux-là qui n’ont que l’École (et point d’autres ressources) et qui n’ont de salut que dans le fait qu’elle soit le lieu d’une « instruction publique ».
Avec le recul, je suis parfois traversé par des angoisses. Ce jeune garçon que je fus à l’entame de mes multiples études universitaires aurait-il encore l’opportunité de prendre ce que l’on appelait « l’ascenseur social » ? Je n’en suis pas certain tant la structure éducative, mise actuellement en place, focalise plus sur les déterminismes que sur les potentialités et les visées émancipatrices et libératrices.
Un lieu à l’abri des pressions déguisées en « valeurs pédagogiques »
C’est fondamentalement pour ces raisons que je fais l’apologie de l’École publique et, en ce sens, celle d’une école strictement et volontairement mise à l’abri des pressions sociales, économiques, idéologiques et, bien évidemment, religieuses. On y reviendra. L’École doit être un lieu séparé et un lieu où se pratique cette mise à part ; un lieu certes, mais aussi un espace qui devraient être libres et libérés, dans le sens plénier de cet adjectif. Pourquoi ? Parce qu’apprendre vaut d’abord en soi et pour soi, et ceci bien avant l’idée d’une finalité ou d’un usage quels qu’ils soient.
Mais malheureusement, et singulièrement en Belgique, l’enseignement « libre » et la liberté d’enseigner – dans l’ère spécifique de l’éducation obligatoire – ne sont compris que dans le cadre d’un régime de croyances et de convictions. Et qui plus est, et là est le pire, nous sommes dans un régime fondé et conforté par de puissantes logiques financières, déguisées en préceptes religieux et confessions de foi que nous appelons bien malencontreusement aujourd’hui des « valeurs pédagogiques ». Il suffit de se reporter au programme éducatif du « Secrétariat général de l’enseignement catholique » (SeGEC) belge. Celui-ci fédère tous les pouvoirs organisateurs des établissements scolaires qui se réclament, en matière d’éducation et d’enseignement, d’une affiliation religieuse catholique, ce qui lui permet d’être reconnu par les autorités publiques en charge de l’éducation notamment obligatoire.
Il faut citer le programme que vise cette instance qui entend « examiner le lien entre l’enseignement et le christianisme », religion qu’il comprend d’ailleurs comme une « source d’inspiration » : « Dans une société déconfessionnalisée, s’adressant à un public pluriel, l’enseignement catholique ne doit-il pas repenser son identité chrétienne ? Comment réconcilier espace public et convictions personnelles ? L’enseignement catholique entend répondre à ces questions en rappelant son projet : être au service du jeune dont il espère faire une personne de conviction, qui prend sa place dans la société d’aujourd’hui. Et cette mission, il la remplit en faisant résonner la parole de Dieu et en gardant vivante la mémoire de son histoire. C’est de tout cela qu’il est question dans ‘‘Mission de l’école chrétienne’’. La philosophie générale du document est bien, en effet, de rechercher des articulations, des liens entre des éléments qu’on aurait plutôt tendance à séparer. »6
Quoi que l’on pense de cette conviction, il n’en demeure pas moins qu’au regard de cette ontologie de l’École au sujet que je tente de cerner ici, une telle configuration, en matière d’enseignement obligatoire, pose évidemment question quant aux conditions d’accessibilité de tous, dans un tel modèle scolaire, et aux conséquences de cet insolite enchevêtrement entre convictions et savoirs, en matière de pédagogie. C’est pour cette raison que je suis convaincu que l’enseignement en soi doit être résolument et radicalement laïque et que la question de la laïcité – quand elle s’applique à la sphère scolaire – relève de choses très fondamentales – et donc fondatrices – qui sont bien plus décisives que, par exemple et par parenthèse, les habituelles questions de « signes » dits « convictionnels ».
Ces « signes » spécifiques qui ne sont précisément que des signes concrets et tellement anecdotiques en soi, mais qui doivent nous interpeller parce qu’ils sont la monstration d’un problème et qu’ils sont, en eux-mêmes, une question essentielle posée à l’École, au point qu’il y a là un excellent indicateur pour comprendre ce qu’elle peut dire d’elle-même et ce qu’elle entend faire valoir quant à ses missions premières. Nous y reviendrons en conclusion de ce propos.
Que signifie « instruire » ?
Mais, quoi qu’il en soit de cette façon d’aborder une question marginale et pourtant essentielle dans sa représentation et dans sa fonctionnalité, si l’on se pose la question de savoir « où l’on va » en matière d’enseignement, alors ma réponse située est qu’il est essentiel de réfléchir à ce que veut dire « enseigner des savoirs ». En sorte de comprendre que c’est d’une méthode avec un ordre de la démonstration qu’il s’agit et pas d’une exposition ou d’un étalage de connaissances. En réalité, enseigner n’est pas de l’ordre d’une répétition ou d’une réitération, c’est une incarnation à chaque fois individuelle et située. Pourquoi ? Parce que la naissance singularisée d’une intelligence est quelque chose de prodigieux.
D’ailleurs, si nous avons fonctionné des siècles durant en parlant d’« humanités », c’est bien parce que tout savoir enseigné est une façon d’instituer l’humanité en chacun de nous, en sorte de nous élever pour nous éduquer. À cet égard, l’humanisme de ces « humanités » est, en effet, l’apprentissage que l’autre humain est un alter ego, un « soi-même comme un autre » si l’on veut. Si bien que c’est ainsi que se brise, par ce programme d’étude et d’érudition, cette tentation originaire du meurtre fratricide, en sorte que cet autre devient un partenaire et non un adversaire, sans lequel, par ailleurs, aucun maillage social n’est possible.
« Ces nécessités internes au savoir et à l’ordre selon lequel il peut être appris et par lequel il est intelligible », pour reprendre une formulation de Jean-Michel Muglioni, permet de rappeler que, « dans une école laïque, les contenus ne sont pas imposés par les nécessités sociales ou politiques », mais précisément « par cette logique et cette raison inhérente aux savoirs »7.
C’est pour cette raison que nous ne devons pas craindre de penser l’École comme un lieu de retrait, comme un espace organisé de soustraction et même au gré de la métaphore du « retranchement », surtout si l’on veut que chacun puisse s’y auto-constituer et s’instaurer au gré de ses libertés fondamentales. C’est la raison pour laquelle Catherine Kintzler a raison de dire qu’« […] une école qui prend pour règle les faits de société, qui rappelle constamment aux élèves leurs ‘‘différences’’, qui s’appuie même sur elles, cette école est discriminatoire dans son principe et renonce à sa mission qui est d’armer, d’instruire et de faire en sorte que tous commencent en même temps et à égalité ».8
Telle est, à mon sens, la nécessité de cet acte décisif qui consiste à rendre à l’École sa mission première d’enseignement, au gré de programmes d’enseignement, en sorte que la visée égalitaire et l’immense besoin social de correction des inégalités se trament uniquement à partir de cette exigence première et fondatrice des savoirs et, par conséquent, pas à partir d’un constat d’état d’une société donnée, à un instant social ou culturel donné dont il faudrait conséquemment faire découler des savoirs.
Dès lors, il faut en finir avec les opérations d’asservissement de l’École, en sorte de la préserver des multiples parasitages de toutes les formes de l’utilitarisme et de rendre les savoirs comme des objets autonomes à part entière. Une nouvelle fois, je partage pleinement l’option de Catherine Kintzler qui estime que « la question fondamentale (de l’École) est celle de l’autonomie » car « régler l’école publique par une prescription extérieure aux objets mêmes du savoir (morale, religieuse, politique, sociale), c’est la placer sous un régime d’hétéronomie : elle trouverait alors sa loi ailleurs qu’en elle-même. La régler au contraire sur le développement intrinsèque de l’encyclopédie, sur la logique interne des savoirs qu’on y enseigne, c’est la placer sous le régime de l’autonomie »9.
En définitive, instruire est bel et bien tout autre chose qu’une instillation de moraline, et tout autre chose que l’injection de compétences ou de savoir-être. Et c’est sans doute là, au sein de ce dispositif laïque, la raison essentielle d’exiger la neutralité fonctionnelle de l’École, tant elle ne s’oppose pas aux croyances mais précisément les neutralise. « Laïque, l’école est libre, libre aussi bien par rapport aux idéologies de la société civile qu’aux croyances religieuses. La laïcité de l’école ne se réduit pas à son rapport aux seules religions mais à toute croyance »10, affirme à juste titre Jean-Michel Muglioni.
En ce sens-là, il y a, dans l’École, quelque chose de similaire à la constitution politique du régime démocratique : elle n’a sa transcendance qu’en elle-même, elle est autonome et auto-constituée, indépendante et libre ; elle est aussi procédurale et soumise au travail de la raison critique, la seule entité qui est capable de rendre chacun de nous à lui-même, en sorte qu’il soit autonome et toujours au rendez-vous de sa liberté de conscience. Catherine Kintzler a raison d’affirmer que « l’école fait en sorte que l’enfant s’extraie de sa condition infantile et s’élève, qu’il prenne intérêt à des choses et des opérations qui sollicitent et construisent son autonomie, en même temps qu’il en découvre la libéralité »11. C’est en tout cas grâce à ce dispositif que la continuité progressive, au gré des complexions dont je parlais plus haut, peut sans aucun doute trouver un cadre d’effectivité et d’efficience, grâce à ces missions les plus fondamentales de l’École.
Dès lors, ayons le courage de prendre le pli de cette décision radicale de libérer l’École de ces entraves et de ces soumissions qui lui enlèvent le mystère dont elle a tant besoin et qui désorientent les maîtres dont elle a tant besoin ! L’École, plus que jamais, doit permettre à chaque élève de rechercher l’autorité de son moi par un examen libre et radical, en mettant en œuvre un cadre de travail, d’étude et de connaissance par la science et sa méthode afférente, en sorte que s’instaure ce moment tellement essentiel qui est celui de la distance critique envers soi, ce moment de la « crisis » qui doit permettre d’éviter les formes du narcissisme, de l’égoïsme et de la facilité. Et quoi de plus urgent pour l’homme moderne, interrogé quant à son rapport à lui-même, à autrui et, bien entendu, à la nature et au cosmos ?
La laïcité n’est pas l’interconvictionnalité. Positivité critique de l’abstention
Pour achever ce propos, je voudrais revenir sur une question précédemment abordée par le prisme de la question complexe des signes dits « convictionnels ». Dans une récente « Carte blanche » publiée dans le journal belge Le Soir12, j’ai redit combien il était essentiel, dans le projet d’une École laïque, de ne pas réduire l’action laïque de l’École à un lieu de contrôle des convictions ou, pire encore, d’en faire un lieu contractuel de régulation des croyances, surtout en ces temps d’acharnement sur des visions étroites de certaines convictions, reconduites à leur dimension la plus archaïque et rétrograde.
Fondamentalement, si l’École est bien cet espace spécifique que j’ai tenté de décrire, cette question que nous abordons désormais doit être comprise sur son plan le plus large : l’École ne devrait jamais laisser introduire en son sein la lecture, binaire et surannée, de chaque personne en termes de « croyant » ou de « non-croyant ».
Pourquoi ? Parce que si l’École veut être un espace laïque, alors il faut la penser à partir de ce « degré minimal » d’appartenance, le plus extrême et le plus radical, de chacun en tant qu’il doit être l’alter ego de chaque autre. Ce « degré » tellement important et décisif qui confère une détermination fondatrice dans la façon dont Catherine Kintzler pose le cadre d’effectivité de l’espace laïque. Ou, dit encore autrement, il convient d’envisager l’organisation des modalités de ce lien d’appartenance en fonction de ce qui nous lie de la façon la plus originaire et la plus inclusive, en deçà donc de toutes les formes de croyances, et, par conséquent, au seul gré de l’extrême exigence de la liberté la plus originaire, celle de la conscience.
C’est un problème purement théorique voire logique, mais il est essentiel de bien le poser si l’on accepte que l’objectif est d’organiser la coexistence des libertés. Voilà pourquoi il est également essentiel de revendiquer une « École libre », au sens où je le disais plus haut. C’est-à-dire une École qui n’est pas contrainte par des normes relevant des modes d’organisation de la systémique religieuse qui sont celles d’une orthodoxie ou d’une orthopraxie religieuses. Deux modes d’efficience qui n’apporteront, toutes les deux réunies, aucune paix, tant ces deux-là sont le lieu d’entente des pires activismes, ceux des « pour » et, ne l’oublions pas surtout pas, ceux des « contre ».
Dès lors, si un professeur assume sa tâche d’enseigner c’est-à-dire qu’il fait lui-même, par sa fonction, signe vers le contenu d’une matière ou encore qu’il fait « connaître par un signe et une indication » (TLF), en sorte d’activer un processus d’apprentissage et d’acquisition, alors il importe qu’il se neutralise aussi lui-même quant à ses autres signes, en sorte que puisse se mettre en place le processus spécifique de la raison critique. Et, pour le dire rapidement, cette neutralisation exige-t-elle, sans aucun doute, qu’il n’y ait pas de brouillage par une multiplication des signes.
C’est à ce niveau quasi métaphysique qu’il faut comprendre et poser la question des « signes » dans l’enceinte scolaire. Et ce faisant, on comprendra d’emblée que la question dit infiniment plus que ce que le signe se borne à montrer. Et, surtout, que l’enjeu est infiniment plus vaste que celui d’un objet visible, parmi tant d’autres, qui, si l’interrogation que l’on porte sur lui est mal posée, ne fait alors, d’une part, que renforcer une critique déplacée de la religiosité et de la liberté religieuse et, d’autre part, permet, à d’autres, de verser dans des comportements qui deviennent vite discriminatoires.
Ainsi, les conséquences de ce dispositif fondateur sont précises : les déterminations et déterminismes sociaux, les conformismes et les orthodoxies ou orthopraxies, les convictions et les habitudes, les assignations individuelles et collectives, les normalisations et standardisations, l’ensemble des contrôles sociaux et des normes, tous ces mécanismes ont besoin d’avoir un contre-miroir fort et structuré pour permettre que l’autonomie critique et responsable se mette en place et qu’il y ait, au moins pour un temps, dans une existence humaine, un lieu et un espace où la sortie de soi (ex-ducere – éducation) est possible. Tout ceci en sorte qu’une véritable métamorphose de soi et de « l’ego du soi » demeure possible, tant il est vrai que la séduction (se-ducere) ne suffit pas pour s’accomplir et s’humaniser.
Dès lors, si l’École obligatoire demeure bien un constituant du dispositif de la construction sociale et si l’enseignant appartient bien à ces corps institués qui participent aux missions de l’Autorité publique dans ce qu’elles ont de plus noble, alors il est essentiel que l’abstention, en matière de tout signe, soit un principe d’action et d’éducation. Et disant cela, comprenons bien que c’est d’une « abstention » que l’on parle et pas d’une négation, car il n’est en rien question de faire en sorte que l’École soit entendue comme un lieu de formations d’athées, d’agnostiques ou encore d’anticléricaux.
On l’aura compris, il devient, par conséquent, légitime que l’École, sur le plan des croyances et des convictions, apporte, par cette méthode positive et constructive de l’abstention, sa part déterminante de construction des rationalités critiques. Ceci, en sorte qu’elle permette l’existence d’un espace critique et laïque où pourra s’opérer une réflexion – qui, elle non plus, n’est pas de l’ordre de la négation – sur tous les systèmes d’appartenance et d’assignation qui sont ceux de vie sociale.
Cette méthode que je défends n’est donc pas celle d’un geste d’uniformisation ou de mise à distance dédaigneuse des zones intimes de la croyance, c’est celle d’un geste d’individuation radicale et ouverte qui entend se travailler par une logique positive qui oblige à aller loin dans une interrogation sur soi et l’autre ; ce que l’on pourrait appeler, dans une redondance qui produit du sens, le « libre libre examen ». Cet examen tellement essentiel qui montre combien nous ne sommes pas dans un régime de tolérance, mais combien plus dans cet espace de l’effectivité de la liberté de conscience. Un espace grâce auquel l’École – et précisément celle qui retourne aux exigences de ses fondamentaux – peut alors contribuer à construire une société – avec laquelle elle ne se confondra pas – qui soit fondée sur un lien politique, juridique et civique et non sur une forme religieuse.
Voilà pourquoi, dire que l’on demande une abstention (et non une négation) de toutes les formes de manifestation, donc de caution ou de reconnaissance, des formes et figures des religions et des cultes, des croyances comme des incroyances, sans oublier les champs des signes politiques et philosophiques, dire cela, c’est permettre à l’École d’être et de rester un lieu de « respiration », comme dit Catherine Kintzler, et lui permettre d’être pleinement une République libre des savoirs.
Notes
1 – Professeur ordinaire de philosophie à l’Université catholique de Louvain (Belgique) & membre titulaire de l’Académie royale de Belgique https://academieroyale.be/fr/l-academie-royale-classes-classe-lettres-sciences-morales-politiques-membres-detail/relations/jean-leclercq/.
2 – Ce texte a été prononcé lors du 36e « Colloque de la Laïcité » organisé, à Bruxelles, par les « Amis de la morale laïque ». Le thème de cette journée d’étude était : « Enseignement, où va-t-on ? ».
3 – [NdE] S’agissant de l’institution, et plus particulièrement d’une institution d’État, le mot prend ici tout naturellement la majuscule.
4 – [NdE] Voir sur ce site l’article de Fabrice Ravelle https://www.mezetulle.fr/a-sa-place-ou-deplace-recit-transclasse-et-pensee-victimaire-par-fabrice-ravelle/ .
5 – On pourra lire avec profit ce texte détaillé de Chantal Jaquet : « Chapitre XIII. La mobilité sociale au prisme de Spinoza », dans Spinoza à l’œuvre, Éditions de la Sorbonne, 2017, https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.96560 .
6 – Voir ici : https://enseignement.catholique.be/decouvrir-penser-lenseignement-catholique/decouvrir/le-projet/
7 – « Que tout enseignement véritable est laïque », Mezetulle, 25 novembre 2020.
8 – « La laïcité, c’est d’abord une liberté », entretien avec A. Devecchio, Le Figaro, 6 novembre 2015.
9 – « Que fait-on dans une école laïque ? L’école de la République est-elle faite pour la République ?« , dans Mezetulle, 24 septembre 2015.
10 – « Que tout enseignement véritable est laïque », Mezetulle, 25 novembre 2020 (article cité).
11 – « Que fait-on dans une école laïque ? L’école de la République est-elle faite pour la République ?, dans Mezetulle, 24 septembre 2015 (article cité).