Des conséquences politiques des réseaux sociaux

Ou la fin de la liberté de conscience et de la citoyenneté : une « foule électronique » n’est pas le peuple

Jean-Michel Muglioni s’interroge sur les effets des comportements qui, apparaissant sur les réseaux sociaux, sont bientôt à la fois réalisés et légitimés par la force purement médiatique que leur donne cette forme de circulation. L’effet de foule se produit  face à un téléphone portable et n’en devient que plus imprévisible et redoutable. Adoubée par une communauté de passions, une simple déclaration de comptoir sans conséquence peut alors s’inscrire dans les consciences, exploser dans la rue, se traduire en violence et menacer la notion même d’institution politique.

J’ai vu dans un conseil syndical comment communiquer par mél peut envenimer les relations d’amis pourtant civilisés. Nous avons décidé de régler les désaccords en tête à tête et non par mél, le cas échéant autour d’un verre. Et tout s’est pacifié. Il paraît que dans certaines salles des professeurs on ne se parle plus depuis qu’on s’est injurié par écrans interposés.

On le sait, la différence des modes de médiation entre les hommes induit nécessairement des différences considérables dans les modes de pensée et dans les façons de sentir. Par exemple Régis Debray a su montrer le lien qu’il y a entre l’écriture et le monothéisme. L’inflation des tweets et autres posts ne pouvait donc manquer de transformer en profondeur les comportements et les sentiments. À force de s’injurier par internet beaucoup en sont venus à écrire des horreurs, comme on voit dans de nombreux commentaires sur la toile. L’habitude a ainsi été prise de publier sans réfléchir les pires choses : ne peut-on pas supposer que cela ait une grande influence sur les mentalités et du même coup sur les comportements ? Que par conséquent la violence, d’abord limitée à la communication électronique, s’inscrive dans les consciences et finisse par exploser dans la rue, alors seule expression de la légitimité, au même titre que la toile. Alors les institutions, les élus et les journalistes paraissent suspects et l’on ne fait plus confiance qu’aux réseaux sociaux. De là aussi le développement du complotisme.

Soit un exemple anodin : traiter un politique de « con » dans une conversation est sans conséquence, mais l’écrire, et qui plus est le publier pour la terre entière, cela change tout. Le café du commerce planétaire qu’est la toile change la nature même de ce qu’elle permet de communiquer et l’état d’esprit de chaque intervenant, dès lors emporté sans réflexion par la moindre émotion : chacun ajoute son injure et la mayonnaise peut prendre d’autant que les gens raisonnables interviennent peu sur ces réseaux et que leurs analyses ne peuvent pas grand-chose contre le déversement passionnel des autres participants. Comme la moindre émotion de l’un trouve un écho favorable chez d’autres, des communautés de passions se constituent où chacun se voit renforcé dans ses convictions par le nombre de ses « amis ». Alors que crier « à bas x » était finalement sans conséquence, on voit se développer des appels à la violence contre les élus.

Ainsi, ce qui n’est d’abord que l’expression d’une émotion (peut-être justifiée, là n’est pas la question) devient par le biais du réseau social un slogan politique et l’on descend dans la rue. Ce qui n’est d’abord que l’émotion d’un homme devant son écran se transforme en mouvement de foule. Je veux dire que par écran interposé les hommes en viennent à se comporter comme dans une foule qui entraîne chacun là où, en conscience, il ne serait jamais allé. Le pire est que l’effet de foule se produit dans la solitude de la manipulation d’un téléphone portable ou d’un ordinateur chez soi. Il faudrait une étude des dégâts et de l’exacerbation des passions dus à ces nouveaux moyens de communication, et il est aisé de comprendre que des référendums demandés par de telles voies, ou toute politique qui prétendrait satisfaire aux exigences dont ces réseaux sont l’expression, seraient la fin de la démocratie : régnerait la tyrannie des groupes de pression.

Les réseaux sociaux sont le contraire de l’isoloir qui permet à chacun de décider dans son for intérieur, en tant que citoyen, du sort de son pays, à l’abri du brouhaha du forum, le « for extérieur ». Le forum qu’est l’internet est une machine à broyer les consciences. Il est à craindre que le référendum d’initiative citoyenne signifie la fin de la citoyenneté. Car quand même la loi ne prendrait pas directement en compte les résultats d’une pétition signée sur le net par des centaines de milliers de personnes, il est à craindre que la légitimité de ce mode de consultation l’emporte sur celle de la constitution. Ajoutons ceci : l’usage que les services russes (sont-ils les seuls) semblent avoir fait des réseaux sociaux correspond parfaitement à leur nature, il n’a rien d’accidentel. Que serait une campagne électorale électronique où l’on compterait pour chaque initiative le nombre de signatures… où un clic remplacerait un vote ?

10 thoughts on “Des conséquences politiques des réseaux sociaux

  1. Catherine Kintzler

    Merci Jean-Michel pour cette analyse qui, par-delà sa brièveté, expose le mécanisme d’un effet de foule obtenu par ce que l’isolement a de pire. La formation de « communautés de passions », apparemment issue d’une consultation de texte, est parfaitement située : diamétralement opposée aux effets de la lecture, elle suppose l’immédiateté de la « réaction », alors que la lecture installe le lecteur dans une activité solitaire de médiation et de distance où il n’est pas exclu qu’il s’oppose à lui-même en revenant sur ce qu’il pense. La démarche politique démocratique dont nous avons l’expérience suppose l’isoloir comme médiation et non l’isolement comme vecteur de l’identification immédiate, elle fait appel à d’autres techniques de médiation et de recours comme la représentation.

    Il serait donc très dangereux de balayer ces procédures de médiation réflexive au profit de procédés immédiats. Mais ce n’est pas exactement ce que j’ai pu comprendre dans le mouvement actuel : plus qu’une critique de la représentation en elle-même et de la nécessité des médiations, celui-ci rappelle la centralité du mandat électoral et le caractère temporaire de celui-ci. Comment approuver des « représentants » qui, après avoir été élus non pas sur un programme comme ils le prétendent mais parce que les électeurs étaient pris dans une tenaille (« c’est nous ou … le pire »), se soumettent à une politique qu’il faudrait accepter dans le silence en attendant sagement les effets de son « ruissellement » et les prochaines élections – et cela d’autant plus que le passage au quinquennat prive le corps électoral d’une respiration ? Même s’il ne s’agit pas ici à proprement parler d’une « trahison » de mandat, le moins qu’on puisse dire est qu’on a affaire à une forte négligence volontaire. L’expérience de la trahison formelle du mandat existe : on se souvient du référendum national de 2005.

    En ce qui touche la revendication de « RIC » (référendum d’initiative citoyenne) dont il est question en ce moment, je n’ai que très rarement entendu (et presque toujours par discours indirect rapporté, sous forme de rumeur) que des propositions puissent avoir force délibérative par la voie des réseaux sociaux. J’ai compris que des pétitions (en partie en ligne, mais jamais sur les « réseaux sociaux ») soient à l’initiative de questions qui pourraient ensuite être soumises par les voies habituelles au référendum national. Quelles seraient les voies de collection et de validation de ces pétitions de proposition, par quelles procédures elles seraient encadrées, quelles règles devrait respecter la formulation des questions, etc. : c’est cela qui n’est pas clair et c’est cela qui peut présenter des dangers.

    La seule proposition écrite émanant des « Gilets jaunes » dont j’ai pu prendre connaissance fait partie d’un « programme » de 42 propositions, elle figure au numéro 34 https://reseauinternational.net/le-programme-politique-revolutionnaire-des-gilets-jaunes/

    Actuellement, le référendum d’initiative partagée en vigueur repose d’abord sur une proposition parlementaire de loi (alors que la proposition « Gilets jaunes » donne l’initiative directe aux citoyens), il suppose une collection beaucoup plus importante (4,5 M) pour le soutien de la pétition, mais il collecte les avis des citoyens pour soumission à référendum par voie électronique sur le site du ministère de l’Intérieur… https://www.referendum.interieur.gouv.fr/contenu/comment-ca-marche

    Enfin une question me semble étrangement absente des débats (y compris de la part de ceux qui s’opposent à ces propositions) : c’est celle des droits fondamentaux, concentrés dans la Déclaration des droits laquelle a pour principal objet de dire ce que la loi n’a pas le droit de faire et ce qu’elle a le devoir de faire. Il me semble important de rappeler qu’il y a là un préalable minimum à toute question engageant la législation – que cette question passe ou non par la voie référendaire.

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  2. BRAIZE

    Le RIC peut être un outil intéressant de démocratie directe à l’heure où les électeurs désertent les urnes fatigués par une classe politique qui est devenue étrangère à beaucoup et dans un monde ou chacun (c’est un fait et une donnée non discutable) peut donner son avis, choisir, noter à tout bout de champ et sur tout d’un simple clic. On peut ne pas aimer mais c’est notre monde, le réel qui s’offre à nos concitoyens.
    Comment espérer convaincre que sur les éléments de choix qui conditionnent leur vie, nos concitoyens n’auraient à s’exprimer que tous les cinq ans par une sorte de blanc-seing donné à leurs représentants.
    Cela ne tient plus.
    Il faut donc faire évoluer notre démocratie vers plus de démocratie directe. Tout autre discours limitant notre démocratie à la démocratie représentative n’est plus vendable et nous mène dans le mur des révoltes qui seront de plus en plus violentes.
    Le tout est d’être capable de construire un RIC bien tempéré qui ne sera pas, autant le dire tout de suite pour celui qui est allé le voir dans le projet, celui qui circule sur le Net et les réseaux sociaux lequel, sans borne au nom d’une souveraineté illimitée du peuple, permettrait de révoquer nos élus après les avoir choisis, de modifier notre constitution et pourquoi pas son préambule et nos principes fondamentaux si le peuple en prenait le plaisir et choisissait de s’affranchir des exigences de la démocratie. La question de la portée du RIC est essentielle et certaines valeurs et certains principes séculaires (depuis la DDHC de 1789) devront être placés hors de portée du RIC
    Pourquoi donner aux anti démocrates d’ultra droite ou d’ultra gauche les armes juridiques qui pourraient leur être utiles ?
    Et, bien entendu si on peut admettre que l’on pourra apporter son soutien à une initiative et lui donner sa signature par un clic, il sera indispensable que le vote du référendum se fasse selon les règles et les garanties démocratiques habituelle, dans un isoloir.
    Voter à un référendum, même d’initiative citoyenne ou populaire, ce n’est pas attribuer un « like » à telle ou telle babiole numérisée !

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  3. pascaleBM

    Les difficultés sont immenses…
    Dont celle de savoir ce que signifie « initiative ». Je bavardais avec des GJ, il y a deux jours sur le parvis des Halles du Marché de ma (moyenne) ville. Un bienvenu appel téléphonique in-reportable me fit les quitter, et j’ose dire, j’en fus soulagée… tant je me sentais -fort courtoisement et aimablement, je tiens à le dire- dans l’injonction d’être « hic et nunc » d’accord avec ce qu’on me disait. Je cherchais à expliquer, à nuancer, sans résultat. Un RIC est dans l’esprit de ceux qui me parlaient une véritable panacée. Mais comment faites-vous pour décider (« initiative ») quelle question, quand et comment poser? il y a des réunions me dit-on, dans toute la France. Mais, vous ne vous concertez pas, je me trompe? mais on fait « tout remonter » ; mais à qui, vous n’avez pas de représentant officiel… etc… et qui décide du critère pour valider une question référendaire… L’un disait 700 000 signataires, l’autre 400 000. L’un me vantait la Suisse -j’ai fait remarquer que la situation démographique, politique, constitutionnelle… n’a rien à voir- l’autre la Californie -mêmes remarques. Au moins, rien n’ébranle leur optimisme. Et moi je reste dans l’expectative, la prudence, et me demande si j’ai bien fait de penser avoir compris la critique platonicienne des sophistes : les plus malins, les plus beaux parleurs, baratineurs, les discours les plus séduisants, RIC ou pas, continueront à l’emporter…. seule la forme changera. Et quand on me promit que si la réponse n’était pas celle attendue pourtant par ceux qui posent la question, on s’en remettra au résultat « démocratique », alors j’ai demandé pourquoi pour obtenir des droits auxquels ils ont droit, ils mettent la tête de l’élu du moment dans leurs conditions.
    Suis bien paumée là !
    -belle expression, hélas ! que celle de « foule électronique ».

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    1. André Perrin

      Je comprends, chère Madame, que vous soyez « paumée ». Je ne le suis pas moins. J’ai, moi aussi, posé à peu près les mêmes questions que vous et obtenu à peu près les mêmes réponses désespérantes de naïveté, d’irréflexion et d’irresponsabilité. J’ai constaté le même refus, ou la même incapacité, de s’affronter à la question de savoir ce que pourrait être, concrètement, une démocratie « directe » ; de se poser sérieusement la question de la représentation ; de se demander ce qu’est le peuple et qui, dans quelles conditions, peut s’arroger le droit de parler en son nom ; et, s’agissant du referendum, d’anticiper les multiples difficultés relatives à son champ d’application, à la nature des questions posées et à la légitimité de leur formulation. Vous avez raison d’évoquer la sophistique : telle est la puissance du langage que les mots peuvent servir à ne pas penser les choses qu’ils désignent.

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  4. ROGERS

    Bonjour,
    juste une question : votre propos concerne- t-il le mouvement dit des « Gilets Jaunes »? D’après le commentaire de Mme Kintzler il semblerait que oui mais je n’en suis pas sûr. Merci de bien vouloir apporter quelques précisions à ce sujet.
    Olivier Rogers

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    1. Jean-Michel Muglioni Auteur de l’article

      Je ne nierai pas que mon propos a été occasionné par ce que j’ai pu voir ou entendre des gilets jaunes sur lesquels je ne me prononce pas encore : les informations dont je dispose sont trop contradictoires. En tout état de cause ce mouvement aurait été impossible ou complétement différent sans l’internet. Et de la même façon la manière de gouverner et de répondre à l’événement doit nécessairement tenir compte de ce genre de médias qui change complétement le rapport des hommes aux institutions. Je dirai seulement que je ne vois pas du tout comment les choses peuvent tourner et que je ne parviens pas à imaginer qu’il y ait là une véritable forme de démocratie, je veux dire une démocratie qui ne soit pas la négation de la république. Ce qui me paraît vrai indépendamment même du jugement qu’on peut porter sur les gilets jaunes.

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