« La Flûte enchantée » à Bruxelles : mais où est passé Mozart ?

Romeo Castellucci de la « contestation de la lumière » à la condamnation des Lumières

La Monnaie de Bruxelles a donné, fin septembre-début octobre 2018, une Flûte enchantée de Romeo Castellucci, le Tobe Hooper de l’art lyrique, spectacle agrémenté de longs passages de la musique bien connue de Wolfgang Amadeus Mozart. Si la plupart des textes sont d’Emanuel Schikaneder, librettiste allemand contemporain du compositeur, les autres sont de la sœur même de M. Castellucci et, eux, en langue anglaise afin que tout le monde comprenne…

Dans le livret vendu aux spectateurs, M. Castellucci précise sa méthode : il a écouté ad nauseam les enregistrements de la Flûte jusqu’à en être déboussolé, désorienté, jusqu’à remettre en question ce qu’il savait – foin donc de tout ce qu’il considère comme des clichés, en particulier la symbolique maçonnique (Mozart et Schikaneder étaient, comme on sait, des initiés), ici réduite à presque rien, quand bien même l’opéra raconte une initiation. De cet égarement volontaire surgit « une première révélation : je crois en elle, en la Mère » (en ces temps de lutte contre le patriarcat…), oui, la Reine de la nuit, dont les autres metteurs en scène ont fait, selon lui, une hystérique : « Moi je crois à sa douleur. À travers son chant, il y a un moment de vérité, qui est celui de la douleur d’une mère. » (L’Écho, 4 septembre 2018). Ainsi verra-t-on, avant le début du second acte, des femmes assises, un tire-lait au bruit répétitif accroché à chacune de leurs mamelles, pendant qu’est lu un texte, en anglais donc, sur la maternité… On verra aussi la Reine de la Nuit admonester sa fille couverte de sang et vider sur elle le contenu d’une brique de lait (qui donnera un liquide orangé sur lequel faillira glisser l’un des trois garçons, l’opéra fini, au moment des applaudissements polis).

Tel un tout jeune apprenti franc-maçon, Romeo Castellucci découvre l’ambivalence de la lumière : « Ma vision interroge. Qui est vraiment la Reine de la Nuit ? Pourquoi a-t-on besoin de cette part d’obscurité ? Un monde sans ombre – comme celui promis par Sarastro – serait hallucinant, non ? On peut mourir d’un excès de pureté… » Du fait d’avoir évacué a priori la composante maçonnique de l’œuvre, le metteur en scène pense en effet se livrer à un travail novateur sur la lumière, qu’il traduit bien sûr à sa manière : avant l’ouverture du premier acte, un quidam en salopette lance, lance à nouveau, relance, n’en finit pas de lancer un objet en direction d’un long néon qu’à chaque fois il manque. Au moment où les spectateurs commencent à se regarder les uns les autres, à se demander s’ils ne se sont pas trompés de jour ou de lieu, enfin le néon se brise. Explication dans le livret que le mélomane n’aura pas eu le temps de lire avant le spectacle : « Le premier acte s’ouvre sur un geste de contestation de la lumière. » Les accords solennels de l’ouverture peuvent enfin sonner.

La mise en scène du premier acte laisse voir un décor rococo tout blanc et un dédoublement systématique des figurants et des chanteurs (qui chante, celui de gauche, ou celui de droite ? Flou qui, l’« interrogeant », permet de distraire le spectateur du texte). Si Papageno est dédoublé, si Pamina est dédoublée etc. les trois Dames, elles, ne sont pas six, comme on s’y attendrait naïvement, mais… quatre. Un conservateur un peu fruste y verrait une incohérence, mais le spectateur (post)moderne sait que c’est à ce genre de détail que l’on reconnaît un grand metteur en scène : il s’affranchit de la logique. Et, ici, puisque la lumière est contestée, il s’affranchit de la clarté :

« Tout apparaît divisé par un miroir virtuel qui s’étend sur les objets et les personnages. Déjà redoublés et mimétiques dans le livret, ceux-ci semblent se dissoudre en « types », réduits à leur fonction culturelle. Le double dévore l’identité. Une structure morphogénétique semble émerger, se développant selon la symétrie absolue de la microbiologie. Il y a là un minimalisme qui déconstruit le récit en faveur de la grande « tapisserie » de la nature, de l’ornement. J’ai donc demandé à Michael Hansmeyer de pouvoir utiliser ses formes architecturales générées par des algorithmes. »

Certains esprits paresseux, au lieu de se laisser envoûter par « les formes architecturales générées par des algorithmes », cherchent, pendant tout le premier acte, qui est qui, qui fait quoi, d’autant que Romeo Castellucci, tel le Grand Élagueur de l’Univers, a supprimé les dialogues de Schikaneder qui expliquent la progression de l’action.

Mais le clou du spectacle est l’intervention de vraies aveugles et de vrais grands brûlés tout au long du second acte. Comme lors d’une thérapie de groupe, chacun se présente et raconte, en langue anglaise toujours, son histoire, évidemment poignante, et dit son rapport à la lumière, interdite aux unes et féroce aux autres. Cette utilisation de dix comédiens amateurs a pour objet de « désavouer la trame idéologique de La Flûte là où le prosélytisme de Sarastro annonce l’Homme Nouveau ». On sait que forger l’Homme nouveau est un vœu propre aux totalitarismes… On passe ainsi de la contestation de la lumière à la condamnation des Lumières, condamnation ici de même nature que celle lancée par les catholiques les plus à droite qui voient en elles la matrice des pires régimes politiques du XXe siècle – mais comme on a fait valoir plus haut qu’un grand metteur en scène était au-delà de la cohérence, il est inutile d’« interroger » cette communauté de vue entre avant-gardisme et réaction. Donc « des vies réelles font irruption dans son palais moral [celui de Sarastro] et suspendent son pouvoir : l’épine dorsale du récit subit une palingenèse » – on admirera au passage cette suite de métaphores hardies. Aussi ne faut-il pas croire le metteur en scène quand il affirme quelques lignes plus loin que le récit des dix témoins « prend place dans le creux d’un moule, du récit de Schikaneder » puisqu’il passe tout l’opéra à pulvériser ce moule, briser ce récit. Romeo Castellucci pousse en effet le courage artistique jusqu’à vouloir broyer le message de l’opéra de Mozart-Schikaneder tout au long de l’exécution même de l’œuvre, jusqu’à vouloir rendre creuses les formules issues de la philosophie des Lumières, et désarticuler toutes les idées défendues par Schikaneder dans son livret, en les opposant aux expériences traumatisantes vécues par les grands brûlés et les femmes aveugles. Il veut nous pousser à « décrypter, répondre, interroger [décidément] » car « être spectateur est un acte politique » et, « en même temps », nous faire avaliser de gré ou de force sa déconstruction de la Flûte.

Car le metteur en scène verrouille avec d’autant plus d’efficacité sa contestation de la raison éclairée qu’il fait appel au ressenti, alors que l’opéra dans sa version originelle fourmille d’appels au contrôle des pulsions, celui qui rehausse la sensiblerie en sensibilité. Or c’est bien aux émotions primaires que M. Castellucci a l’habileté de recourir pour imposer son message : on ne saurait huer une mise en scène où des grands brûlés ont interminablement exhibé leurs stigmates caressés par des aveugles – et tous inspirent d’autant plus de peine ici que nous assistons impuissants à leur instrumentalisation par le metteur en scène –, les uns et les autres mêlant leur jeu à celui des chanteurs (très applaudis, après certains airs, par les spectateurs ancienne manière), tous, avec les figurants, étant plus ou moins vêtus des mêmes salopettes de façon qu’on ne sache plus bien les distinguer, comme au premier acte – en effet l’émancipation des singularités est un des traits des Lumières, individualités ici, donc, fondues dans un même jaune-beige holistique. Reste à savoir si le déconstructivisme de Romeo Castellucci sera parvenu à éteindre définitivement les lumières proposées par Mozart et Schikaneder – le néon d’avant l’ouverture reparaît à la fin de l’opéra… rempli de lait (maternel).

C’est là, on le sait, tout le génie de ces metteurs en scène post-modernes, passés maîtres dans l’anachronisme : se servir des chefs-d’œuvre pour en pulvériser le message, en faire éclater la cohérence au nom d’une vision toute personnelle, souvent dans le but de démonter une idéologie sous-jacente, a fortiori désuète ou, mieux, dangereuse, qu’on révèle ainsi au grand public à rééduquer (le dernier cri est de s’indigner vertement contre la misogynie ou le racisme des livrets…) ; l’œuvre est au service des émotions, des opinions du metteur en scène – donc de l’air du temps – ; c’est pourquoi les critiques qui commentent la performance des chanteurs et des musiciens n’ont pas compris que ces derniers ne représentaient plus que la survivance de l’œuvre recomposée par un ego tumoral qui se moque bien de contextualiser et donc de comprendre. Mais M. Castellucci devrait s’inquiéter car si son plus grand succès est de parvenir, on le voit ici, à faire parler de lui, son audace ne risque-t-elle pas de friser le ridicule comparée à celle d’un René Jacobs qui a montré avec éclat, il y a quelques années, qu’un humble, lent et rigoureux travail musicologique et historique pouvait aboutir à un renouvellement radical – au sens propre – de l’interprétation et faire ressortir la modernité de la musique de Mozart, celle du livret de Schikaneder, le chef et le metteur en scène (ici William Kentridge) d’autant plus subtilement inventifs qu’ils se mettent au service d’une œuvre maîtrisée à fond ?

*****

Die Zauberflöte W. A. Mozart / E. Schikaneder

Direction musicale ANTONELLO MANACORDA  / BEN GLASSBERG 
Mise en scène, décors, costumes, éclairages ROMEO CASTELLUCCI
Chorégraphie CINDY VAN ACKER
Architecture algorithmique MICHAEL HANSMEYER
Collaboration artistique SILVIA COSTA
Dialogues supplémentaires CLAUDIA CASTELLUCCI
Dramaturgie PIERSANDRA DI MATTEO, ANTONIO CUENCA RUIZ
Chef des chœurs MARTINO FAGGIANI

Sarastro GÁBOR BRETZ / TIJL FAVEYTS
Tamino ED LYON / REINOUD VAN MECHELEN
Sprecher DIETRICH HENSCHEL
Königin der Nacht SABINE DEVIEILHE / JODIE DEVOS
Pamina SOPHIE KARTHÄUSER / ILSE EERENS (20, 23, 26, 28, 02, 04)
Erste Dame TINEKE VAN INGELGEM
Zweite Dame ANGÉLIQUE NOLDUS
Dritte Dame ESTHER KUIPER
Papageno GEORG NIGL
Papagena ELENA GALITSKAYA
Monostatos, ein Mohr ELMAR GILBERTSSON
Erster Priester / Zweiter geharnischter Mann GUILLAUME ANTOINE
Zweiter Priester / Erster geharnischter Mann YVES SAELENS
Drei Knaben AXEL BASYURT / SOFIA ROYO CSÓKA, ALEJANDRO ENRIQUEZ / TOBIAS VAN HAEPEREN, ELFIE SALAUDDIN CRÉMER, AYA TANAKA

Danseurs
STÉPHANIE BAYLE, MARIA DE DUENAS LOPEZ, LAURE LESCOFFY, SERENA MALACCO, ALEXANE POGGI, FRANCESCA RUGGERINI, STEFANIA TANSINI, DANIELA ZAGHINI, TIMOTHÉ BALLO, HIPPOLYTE BOUHOUO, LOUIS-CLÉMENT DA COSTA, EMMANUEL DIELA NKITA, AURÉLIEN DOUGÉ, JOHANN FOURRIÈRE, PAUL GIRARD, NUHACET GUERRA, GUILLAUME MARIE, TIDIANI N’DIAYE, XAVIER PEREZ

Comédiens amateurs
DORIEN CORNELIS, JOYCE DE CEULAERDE, MONIQUE VAN DEN ABBEEL, KATTY KLOEK, LORENA DÜRNHOLZ, JAN VAN BASTELAERE, MICHIEL BUSEYNE, JOHNNY IMBRECHTS, YANN NUYTS, BRECHT STAUT

Comédiens
SOPHY RIBRAULT, CINZIA ROBBIATI, MICHAEL ALEJANDRO GUEVARA, GIANFRANCO PODDIGHE, BOYAN DELATTRE / AMOS SUCHEKI

Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie
Académie des chœurs et chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie s.l.d. de Benoît Giaux

Production DE MUNT / LA MONNAIE
Coproduction OPÉRA DE LILLE (2019)

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Pour citer cet article

URL : https://www.mezetulle.fr/la-flute-enchantee-a-bruxelles-mais-ou-est-passe-mozart/ ""La Flûte enchantée" à Bruxelles : mais où est passé Mozart ?" par Samuël Tomei, Mezetulle, 10 octobre 2018

A propos de Samuël Tomei

Lauréat du prix de thèse de l'Assemblée nationale pour son travail sur Ferdinand Buisson (1843-1932). Auteur de "Clemenceau, le combattant", Paris : La Documentation française, 2008. A codirigé avec Sylvie Brodziak un Dictionnaire Clemenceau dans la collection « Bouquins », chez Robert Laffont (2017)

3 thoughts on “« La Flûte enchantée » à Bruxelles : mais où est passé Mozart ?

  1. Jean-Michel Muglioni via Mezetulle

    Mezetulle a reçu un commentaire de Jean-Michel Muglioni :

    Je ne sais plus où Marguerite Yourcenar dit qu’elle ne va plus au théâtre pour ne plus voir dénaturées les pièces qu’elle aime. Il y a longtemps qu’on doit subir des mises en scène comme celle que dépeint Samuël Tomei à l’Opéra et dans les meilleurs théâtres. La longueur de ce commentaire a une excuse : je pourrais en effet allonger la liste des horreurs que j’ai vues dans les théâtres… J’aurais pu raconter comment le off du festival d’Avignon permettait de voir du théâtre alors que dans la cour du Palais des Papes, il y a quelques années, j’ai quitté le spectacle avant la fin et que dans la Carrière de Boulbon le public a quitté les gradins sans même qu’il y ait des applaudissements de politesse. Etc.

    De remarquables chanteurs, des acteurs admirables sont contraints de jouer contre le texte qu’ils savent pourtant chanter ou dire. Je me souviens d’un Bajazet remarquablement dit dans une mise en scène par ailleurs excellente, dans une sorte de huis clos, mais sans que je puisse comprendre pourquoi il y avait sur la scène je ne sais plus combien de paires de chaussures, et pour seul décor de fort belles armoires normandes. Il semble que le metteur se soit justifié par son rapport personnel aux meubles en question… J’aurais admis qu’il n’y ait rien sur la scène ! Je me souviens d’un Hamlet qui se passait dans le bistrot années 30 d’un club sportif. A l’entracte le roi est venu manger une pizza sur la scène – et il est vrai que dans la pièce c’est un être assez vulgaire, on dirait aujourd’hui un beauf. A gauche les toilettes hommes, d’où sortit avec le balai auquel pendait du papier hygiénique le héros pour dire « être ou ne pas être », écrit en anglais sur le carrelage mural. A droite les toilettes femmes où Ophélie se précipita en avalant des comprimés, tandis que la reine venait dire l’admirable tirade qui raconte sa noyade et que Rimbaud a reprise. Il est vrai que le metteur en scène anglais écrivait dans le papier qui nous a été distribué qu’il n’aurait jamais osé faire une chose pareille à Londres où la pièce est sacrée… Conséquence : des étudiants auxquels on avait dit d’aller la voir n’y ont rien compris. Admirables masques aussi pour les Fables de La Fontaine, en 2004, admirables couleurs, bons acteurs aussi, mais un effet larsen qui paraissait systématique et non pas accidentel quand le lion parlait, et lorsque la fourmi sortit de son trou, on l’entendit dire « métro, boulot, dodo », comme si les mots de la célèbre fable ne suffisaient pas. On imagine la perplexité d’un Valéry entendant les vers de celui qu’il considérait comme le plus grand poète français ainsi dénaturés. Une Phèdre où Œnone interrompait l’héroïne lorsqu’elle disait « je » pour commenter : pronom personnel, etc. ce qui donne une idée de l’intérêt du metteur en scène pour la musique racinienne. Voilà l’autre jour un Marivaux, sans doute pas le meilleur de son auteur, mais avec tout de même de fort belles choses. Acteurs remarquables là encore. Mais le metteur en scène éprouve le besoin de mettre la scène au milieu de la salle de telle façon que parfois on entend moins bien les acteurs qui tournent le dos quand ils s’adressent au public d’en face. Et quatre ou cinq fois, je ne sais plus, la pièce est interrompue et les acteurs chantent je ne sais quoi, un chant qui n’était pas désagréable mais dont je n’ai pas compris le sens ni l’intérêt, d’autant que comme à Bruxelles, il était en anglais, langue que je ne pratique pas.

    Serai-je accusé de sacraliser les textes ? Pour voir du vrai théâtre, allons voir les pièces de boulevard, où décor, costumes, jeu des acteurs et mise en scène correspondent au texte. Comme s’il fallait que la mise en scène sauve des textes faibles et détruise systématiquement les grands. Qu’au lieu de chercher à montrer leur originalité en rendant inintelligible les meilleures pièces, les metteurs en scène aient le courage d’écrire de nouvelles pièces !

    Je n’exclus évidemment pas ma propre incapacité à m’élever au niveau de leur génie. Mais qu’on ne m’objecte pas que je suis prisonnier d’une représentation désuète et datée de la mise en scène et des pièces. J’ai par exemple aimé un Polyeucte qui ressemblait plus à un djihadiste qu’à un saint, mais le texte justifiait cette interprétation, et j’ai pu relire Corneille et voir qu’il ne se réduisait pas à ce que j’avais pu en apprendre en classe. Oui, une mise en scène peut faire découvrir un texte qu’on croyait connaître. Mais ce n’est pas le déconstruire ou le revisiter, c’est-à-dire, en français courant, le détruire et s’en moquer. Je veux bien aussi qu’on ne respecte pas nécessairement les décors et costumes d’époque, encore que certaines situations soient invraisemblables au XXIe siècle, et ne peuvent être comprises que dans un contexte historique : les valets de Marivaux n’ont rien d’équivalent aujourd’hui.

    Le pire est l’opéra et La Flûte enchantée de Bruxelles n’est pas un accident. J’ai souffert à Paris pendant une Damnation de Faust, il est vrai copieusement sifflée, légèrement corrigée après la première, dont la mise en scène était sans rapport avec la musique et le livret de Berlioz, pourtant explicites. Nous avons dû subir des vidéos de rats entassés les uns sur les autres dans des cages et imités sur la scène par des danseurs, prisonniers de cages de verre, etc. Lisez le compte rendu sur France musique : « Le spectateur médusé se demande s’il s’est égaré devant un documentaire du type « Nos amies les bêtes » ou un film de la Nasa sur la planète Mars », et je n’ai moi-même pas compris en quoi consistait le « pari faustien » du metteur en scène et regretté qu’on ne puisse comme dans le commerce honnête faire rembourser son billet (Cf. France musique https://www.francemusique.fr/opera/la-damnation-de-faust-huee-bastille-985).

    A l’opéra, l’orchestre et les chanteurs s’évertuent à suivre à la note près la partition. Ils font pour cela un travail considérable, et réussi. Il arrive même qu’ils jouent sur instruments d’époque pour respecter la sonorité d’un siècle révolu. Or la mise en scène se moque éperdument des demandes de l’auteur, elle rend l’intrigue illisible, alors que précisément son rôle est de la rendre facile à suivre, quand emporté par la musique on risque de l’oublier. Chéreau mettant en scène Wagner rendait l’intrigue transparente sans l’alourdir. J’ai assisté il y a déjà longtemps à des Maîtres chanteurs qui nous donnaient le plaisir de voir des chiens policiers traverser la scène tenus en laisse par des SS…

    Faut-il que nous nous contentions de lire les pièces de théâtre et que nous écoutions les opéras de Mozart ou de Verdi confortablement assis chez nous ? Comment comprendre que le public parfois très sévère pour un ténor qui manque une note, ne se révolte pas ? Applaudissent-ils pour justifier à leurs propres yeux le prix des billets ? Et je ne comprends pas davantage pourquoi d’admirables chanteurs, acteurs et chefs d’orchestre laissent ainsi leur art à l’abandon. Il arrive aux musiciens de la fosse, qui ne voient rien du spectacle, de sentir l’aberration de la mise en scène et d’en être gênés au point de ne pas pouvoir jouer comme ils le voudraient. Qu’une Flûte enchantée soit mise en scène pour déconsidérer les Lumières n’est pas un accident. J’ai subi trop de mises en scène qui sont des trahisons délibérées de la tradition du théâtre qui remonte à l’antiquité grecque. Le théâtre, dans les temps les plus obscurs, était un havre de liberté. Il m’arrive parfois de penser que c’est du passé et que les représentations admirables auxquelles on a parfois la chance d’assister sont des accidents.

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  2. Debra

    Dans un poème publié vers 1929, dans un recueil intitulé « Pansies », David Herbert Lawrence résume de manière succincte ma réaction à la mise en scène de Romeo Castellucci, que j’ai déjà vu à l’oeuvre l’année dernière, ainsi que d’autres mises en scène que j’ai malheureusement vu, et depuis longtemps, d’ailleurs.
    Voici Lawrence, un prophète encore pour notre époque, dans une traduction de Lorand Gaspar et Sarah Clair :

    « Worm either way »/Ver de toute façon »
    Si vous vivez en bonne intelligence avec les gens
    que vous êtes exactement comme eux, et conforme et gentil
    vous n’êtes qu’un ver–
    et si vous vivez avec tous les autres gens
    que vous ne les aimez pas, ne voulez pas être comme eux et
    ne vous conformez pas
    alors vous n’êtes que le ver qui a fait volte-face,
    dans tous les cas un ver.

    Le ver conforme se tient juste sous la peau
    respectablement invisible, et rongeant joyeusement le coeur
    de la vie,
    et rendant tout pourri au-dedans.

    Le ver non conforme–c’est à dire le ver qui a fait volte face–
    ronge de la même façon, évidant la substance de la vie,
    mais il s’entête à forer un petit trou dans l’épiderme social
    et pointant sa tête au-dehors et se balançant
    il dit : regardez-moi je ne suis pas respectable,
    je fais toutes les choses que n’ose le bourgeois,
    je fais ribote, je fornique, j’emploie un langage grossier et je méprise les honnêtes gens.

    Mais pourquoi le ver qui a fait volte-face devrait-il protester si énergiquement ?
    Le gentil, gentil bourgeois putasse dans les rue malfamées
    exactement pareil
    Le bourgeois affairé affairé avale sa petite part
    exactement pareil
    si pas plus.
    Le joli joli bourgeois rosit son langage tout aussi rose
    sinon plus rose,
    Et dans l’intimité il se vante encore plus haut de ses exploits,
    si vous me le demandez,
    que l’autre.
    Quant à l’honnêteté, O regardez où se tient l’argent !

    Ainsi, je ne vois pas en quoi le ver qui a fait volte-face dépasse
    le ver qui est trop malin pour faire volte-face.
    Au contraire il ne fait que se révéler.
    Le ver retourné crie : Je me saoule bravement !
    L’autre dit : Prenez un verre avec moi !
    Le ver retourné se vante : Je copule !
    Le non retourné dit : Regardez-moi ça.
    Vous êtes un d–b—b—p—-bb—, dit le ver qui a fait volte-face.
    C’est ça ! dit l’autre. Coucou !

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  3. Jorge Morales

    Le commentaire de Jean-Michel Muglioni montre bien que les metteurs en scène post-modernes – qui n’ont pas le moindre courage (ou le talent ?) d’écrire de nouvelles pièces – enferment les grandes œuvres du répertoire dans une nouvelle forme d’élitisme en excluant le peuple. Or la musique, surtout au XVIIIe siècle, « n’est pas l’apanage d’une classe, mais de toute la nation », pour reprendre les mots de Romain Rolland. La mise en scène de La Flûte enchantée bruxelloise « déconstruit » tellement l’œuvre de Mozart/Schikaneder qu’elle ne peut être, in fine, que réservée à une élite, comprise que par des initiés (ô paradoxe !). Qui, si ce n’est un connaisseur, peut comprendre l’histoire de cette fable (millefeuille complexe) quand on a fait le choix de supprimer les dialogues ? Cet immodeste contresens dramaturgique, qui rend l’intrigue (et donc le drame) complètement illisible, coupe toute possibilité de découverte pour celui qui entendrait l’opéra pour la première fois.

    J.-M. Muglioni a également raison de souligner que la déconsidération des Lumières par la mise en scène de cette œuvre emblématique qu’est la Flûte, n’est pas un accident. En effet, l’obscurantisme post-moderne voue une véritable haine à ce courant de pensée qu’il s’acharne à rendre suspect. Il ne recule devant aucun anachronisme, aucune imprécision historique, aucun délire idéologique. Il s’agit de convertir le théâtre (et tout le reste) en un grand tribunal où l’on demande repentance (shame, shame, shame !) et où, au nom de la sensibilité des inquisiteurs, on accuse des personnages historiques (en l’occurrence Mozart et Schikaneder) de crimes qui n’existaient pas en leur temps. C’est n’avoir rien compris à la véritable sociologie musicale de ce chef-d’œuvre de la fin du XVIIIe siècle.

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