‘Chaos’ de S. Rozès et A. Benedetti, « l’imaginaire des peuples » au prisme de la musique par Bruno Moysan (I)

Première partie : L’imaginaire des peuples selon Stéphane Rozès

Bruno Moysan1 se livre à une lecture détaillée du livre d’entretiens de Stéphane Rozès avec Arnaud Benedetti Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022)2 . Prenant appui sur cette lecture, il élabore ensuite sa propre interprétation – qui s’effectue principalement « au prisme de la musique » – de « l’imaginaire français » et de « l’imaginaire allemand ». L’occasion de cette ample réflexion – que Mezetulle publie en trois parties – lui a été donnée par une recherche sur les interprétations et les mises en scène de la Tétralogie en particulier celle, mémorable, de Pierre Boulez et Patrice Chéreau. Il suffit – écrit-il – d’écouter un peu de musique pour constater que, en dépit de transferts culturels permanents, les compositeurs français et allemands ne sonnent pas tout à fait pareil… Bach, Rameau, Berlioz, Wagner sont porteurs d’une histoire qui est aussi un rapport au monde. »

Première partie : L’imaginaire des peuples selon Stéphane Rozès

Deuxième partie : L’imaginaire français

Troisième partie : L’imaginaire allemand

Première partie :
« L’imaginaire des peuples » selon Stéphane Rozès

La grille imaginariste et ses dimensions

La grille imaginariste de Stéphane Rozès, puisque c’est ainsi que le politiste qualifie sa méthode d’analyse du collectif, est fondée sur le temps long. Stéphane Rozès s’intéresse aux continuités structurantes, « aux façons d’être et de faire pérennes »3 mais il ajoute d’autres dimensions à cette prise en compte de la continuité. La première est une réelle prise de distance par rapport aux deux lectures ou philosophies de l’Histoire léguées par le XIXe siècle et qui sont loin d’être mortes. Il n’est ni marxiste, ni hegelien ; ni matérialiste, ni idéaliste. Comme il le dit lui-même, sa grille imaginariste est « non pas fondée sur la centralité des forces matérielles ou des idées mais sur la façon dont les peuples sont en capacité de façon harmonieuse ou dysfonctionnelle de s’approprier le réel pour s’y mouvoir, schème qui provient de la manière dont au départ ils sont assemblés »4 et j’ajouterais : dont ils continuent à s’assembler…

La deuxième dimension, fondamentale, est que cette grille est assemblière. Cela permet à Stéphane Rozès de sortir de toutes idéologies progressistes du sens de l’Histoire, qu’elles soient matérialistes ou idéalistes, qui ont été consubstantielles à la modernité depuis le XVIIIe siècle, et de proposer quelque chose de plus adapté à notre temps qui, comme l’ont montré La condition post-moderne de Lyotard ou les travaux de Jameson, se sent de moins en moins concerné par les grands récits. « C’est l’ensemble des modalités historiques et géographiques d’assemblage des peuples qui ont fait les différences des imaginaires »5.

Méthodologiquement, cette prise en compte de la dimension structurante de l’assemblage des peuples, dont l’analyse relève fondamentalement de l’histoire, de la science et de la sociologie politique, permet de faire un lien avec trois éléments :

1° La théorie générale des systèmes et toutes les théories dites de l’auto-organisation6, puisque analyser un assemblage c’est définir des éléments en situation d’inter-relations dynamiques et évolutives ainsi que des logiques d’organisations.

2° La théorie des paradigmes de Thomas Kuhn, puisque les hommes s’assemblent en fonction de paradigmes dominants de l’ordre des représentations et du symbolique, sachant que les assemblages, en même temps qu’ils évoluent et stabilisent des configurations successives, produisent du paradigmatique

3° Une galaxie d’auteurs qui au XXe siècle ont tenté de penser le changement comme Schumpeter, Polanyi, Popper, Hayek.

Cette vision de l’histoire en mouvement sépare Stéphane Rozès de toutes les pensées conservatrices ou identitaristes parce qu’il refuse de fabriquer des âges d’or ou des origines mythiques, autant de points de référence auquel il faudrait revenir constamment pour juger du présent et qu’il conviendrait de retrouver systématiquement dès l’instant qu’on s’en éloigne. Symétriquement, la connotation positive que Stéphane Rozès accorde à la pérennité et aux « imaginaires pérennes » le sépare de la galaxie de penseurs du changement dont il a été question plus haut et qui étaient tous idéologiquement progressistes ainsi que de toutes les théories du paradigme auto-organisateur qui, parce qu’elles sont totalement neutres, sont fondamentalement relativistes. Un des meilleurs exemples permettant de juger de l’efficacité du mode de penser imaginariste est le passage de la monarchie à la république dans l’histoire de France. « Passer de la monarchie absolue à la République, écrit Stéphane Rozès, c’est bien le témoignage manifeste que les institutions et les modalités changent »7. Cependant, il suffit de lire L’Ancien régime et la Révolution de Tocqueville8 ou plus près de nous L’histoire de la République en France de Jacques de Saint-Victor et Thomas Branthôme9 pour constater qu’il y a une permanence de la façon dont la France se représente sa manière de s’assembler : la centralité de l’État associée au goût de la dispute commune. Ainsi, « chaque peuple noue avec le politique, dans le sens institutionnel, et la politique, une relation forcément différente. L’imaginaire français est empreint par la centralité de la politique comme passion et l’État comme enjeu et référence de dispute commune »10.

Et Rozès de préciser un peu plus loin :

« Mon analyse, de ce point de vue, n’est pas déterministe car elle repose sur une combinatoire et sur la mise en mouvement de cette combinatoire. Elle fait s’entrechoquer des paramètres qui ne préjugent pas d’un sens de l’Histoire. Au total, je dis l’importance des phénomènes culturels comme inconscients collectifs mais ces inconscients collectifs ne signifient pas, en tout cas dans le cas de la France, que celle-ci ne serait pas en mouvement, en capacité d’intégrer par exemple. Il y a une place centrale des dimensions culturelles au travers de l’idée d’imaginaire mais il n’y a pas essentialisation en ce que les formes de ce que sont culturellement les peuples ne sont pas fixes. »

Les conséquences d’une combinatoire non déterministe

À partir du moment où, reposant sur une « combinatoire », cette grille « n’est pas déterministe »11, elle délivre d’un côté du mythe des origines, de l’autre des utopies futuristes et de l’idéologie du Progrès, tout autant que du présentisme relativiste, aveugle et sans axiologie, cela avec un certain nombre de conséquences.

La première est d’ouvrir un spectre historique extrêmement vaste sans pour autant nous rendre prisonniers des questions d’identité, de nationalisme, etc., ou a contrario d’un progressisme qui substitue l’idéologie à la fluidité et à la complexité de la réalité. Il devient enfin possible de remonter en deçà de la Révolution et de la modernité, en deçà d’un XVIIIe siècle qui ne serait que l’anticipation de la Révolution et d’une Renaissance qui ne serait que la préparation des Lumières, de la Révolution et de la modernité. On peut sans crainte retrouver le monde tardo-antique sans s’encombrer d’un débat sur les origines chrétiennes de l’Europe. On peut aborder avec une fraîcheur nouvelle la scolastique médiévale et son rationalisme sans être obligé de se positionner d’une manière polémique vis-à-vis d’un géant comme Saint Thomas d’Aquin. Enfin, on peut envisager le siècle de Louis XIV et de Louis XV en soi sans voir se profiler la Révolution sur le mode de la catastrophe destructrice ou du déblocage créatif du Progrès après deux siècles d’obscurantisme catholico-monarchique.

Tout redevient souple, malléable sans pour autant être invertébré.

La deuxième conséquence est que cette grille imaginariste systémique et non-déterministe réintroduit le symbolique tout en le connectant aussi souplement qu’étroitement avec ce qu’il y a de fondamentalement psycho-sociologique dans la façon dont les peuples fabriquent leur histoire. Les cloisonnements sautent. On peut mettre en polyphonie l’histoire politique avec celle de la musique et de la peinture, réintroduire la dimension à la fois constructrice et destructrice des émotions et des passions. Et des représentations vécues avec passion !

Le contenu des imaginaires : une méthode idéal-typique

Postuler que les peuples ont des imaginaires délivre certes des lectures matérialistes ou idéalistes de l’histoire et des idéologies progressistes qui les ont accompagnées, mais encore faut-il définir ces mêmes imaginaires… leur donner un contenu. Dans une époque qui considère que toute tentative de définition est une insupportable essentialisation ou une généralisation abusive, Stéphane Rozès prend le risque de proposer un certain nombre de traits qui, selon lui, sont caractéristiques de l’imaginaire français, allemand, etc. En un sens, il prend le risque du lieu commun et nous incite à ne pas en avoir peur dans une époque qui, ne considère comme valable et digne d’intérêt que ce qui n’a jamais été entendu. « Étonne-moi » disait Diaghilev. La recherche du nouveau s’est substituée à la recherche de la vérité. N’ayons donc pas peur de redire et de revisiter des choses qui ont déjà été dites pourvu qu’elles nous aident à penser clairement.

En créant des types d’imaginaires pérennes et en les comparant entre eux, Stéphane Rozès renoue par exemple avec la méthode descriptivo-comparative que l’on trouve dans De l’Allemagne de Madame de Staël ou encore, puisque l’ouvrage de Heinrich Heine est une réponse à celui de Mme de Staël, dans le De l’Allemagne de celui qui était peut-être, à son époque, le plus français de tous les Allemands12. Un des ressorts de l’ouvrage de Mme de Staël est en effet la comparaison. De l’Allemagne ne parle pas uniquement de l’Allemagne mais tente de rendre intelligible ce que la rive droite du Rhin est en profondeur en la comparant à ses principaux voisins qui sont la France et l’Angleterre. De l’Allemagne est un texte de nature polyphonique, comme Corinne. C’est en ce sens qu’il est à l’image de celle qui l’écrit : fondamentalement cosmopolite et européen. Par le fait même, Mme de Staël montre aussi que les nations, ayant chacune sa culture propre, ne sont pas les ennemies du cosmopolitisme et de la rencontre de l’Autre mais en sont bien au contraire le principal terreau.

Généalogique, puisqu’elle s’attache à définir des imaginaires pérennes quoique susceptibles d’évoluer et de se transformer, la démarche de Stéphane Rozès est donc fondamentalement compréhensive, empathique et idéal-typique13. Comme l’écrit Dominique Schnapper dans La compréhension sociologique : « Le type-idéal est un tableau simplifié et schématisé de l’objet de la recherche […]. Il n’est pas une description de la réalité mais un instrument pour la comprendre, un système pensé de relations abstraites, un tableau pensé » 14. Définir un imaginaire collectif, c’est définir un type-idéal d’imaginaire collectif, avec toute la force démonstrative et aussi les limites de toute construction de type-idéal. Tenter de construire un type-idéal est la démarche la plus risquée qui soit puisque, comme l’écrit Max Weber, on l’obtient : « […] en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes isolés, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre, par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau de pensée homogène »15. Ce tableau de pensée étant une construction, on risque, en même temps que le lieu commun, la caricature, la généralisation hâtive, l’inachèvement, la fragilité démonstrative, le procès en essayisme et en défaut de scientificité. Il est facile de contester les lignes de force d’un type-idéal, d’ironiser sur ses limites, son caractère nécessairement inachevé et toujours perfectible, en refusant de considérer tout ce qu’il peut apporter sur le plan de la compréhension.

Lire la deuxième partie : L’imaginaire français

Lire la troisième partie : L’imaginaire allemand

Notes

1Bruno Moysan, agrégé de musique et docteur en musicologie, est l’auteur de Liszt virtuose subversif, Lyon, Symétrie, 2010, issu de sa thèse sur les fantaisies pour piano de Liszt sur des thèmes d’opéras. Il a enseigné les relations musique et politique à l’IEP de Paris de 1998 à 2010 et au CNSMDP de 2007 à 2009. Membre de l’Institut National Frédéric Chopin polonais (NIFC) depuis 2010, il a été membre du Program Board de ce même Institut de 2019 à 2024.

2 – Ouvrage dont Samuël Tomei a fait l’analyse pour Mezetulle en 2023 https://www.mezetulle.fr/chaos-de-stephane-rozes-lu-par-s-tomei/

3 – Rozès, Chaos, p. 11.

4 – Rozès, Chaos, p. 39.

5 – Rozès, Chaos, p. 81.

6 – La théorie générale des systèmes de Ludwig von Bertalanffy est plus ou moins à l’origine de ce qu’on a appelé parfois la galaxie auto, laquelle a donné lieu à de nombreux travaux qui ont profondément renouvelé l’analyse de la société. Personne n’a oublié le fameux colloque de Cerizy de juin 1981 coordonné par Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy, L’auto-organisation. Du physique au politique, Paris, Seuil, 1983.

7 – Rozès, Chaos, p. 146

8 – Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution, Paris, Gallimard-Idées, 1967 sans oublier toujours d’Alexis de Tocqueville, « Etat social et politique de la France avant et depuis 1789 » (1836). Ce texte, majeur, qui est une sorte d’esquisse synthétique de L’Ancien régime et la Révolution en même temps qu’on y trouve un résumé des principaux thèmes de La Démocratie en Amérique avait été publié par Tocqueville, âgé tout juste de 31 ans, en 1836, dans le London and Westminster review dans une traduction en anglais de John Stuart-Mill. Il est accessible dans Alexis de Tocqueville, Egalité sociale et liberté politique. Une introduction à l’œuvre de Tocqueville, textes choisis et présentés par Pierre Gibert, Préface de René Rémond, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, p. 86-121.

9 – Jacques de Saint-Victor et Thomas Branthôme, Histoire de la République en France. Des origines à la Ve République, Paris, Economica, 2018.

10 – Rozès, Chaos, p. 23-24.

11 – Rozès, Chaos, p. 146.

12 – La méthode descriptivo-comparative des cultures spécifiques des collectivités, des groupes et des nations n’a rien perdu de son actualité ni de son pouvoir heuristique. Dans les travaux relativement récents, citons, par exemple, de Philippe d’Iribarne, « Trois figures de la liberté », dans Annales HSS, septembre-octobre 2003, n° 5, pp. 953-978 et toujours de Philippe d’Iribarne, « Conception of labor and national cultures : diverging visions of freedom », dans American Journal of Cultural Sociology 7, 299–320 (2019) et disponible en ligne : https://link.springer.com/article/10.1057/s41290-018-00066-3

13 – Dominique Schnapper, La compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique, Paris, PUF, 1999, p. 14

14 – Voir aussi Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Tel-Gallimard, 1967, p. 249.

15 – Max Weber, Essai sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p.179.

One thought on “‘Chaos’ de S. Rozès et A. Benedetti, « l’imaginaire des peuples » au prisme de la musique par Bruno Moysan (I)

  1. Ping : 'Chaos' de Stéphane Rozès et « l’imaginaire des peuples » au prisme de la musique (par Bruno Moysan) II - Mezetulle

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.