Après Scènes de la vie intellectuelle en France (2016), Journal d’un indigné (2019) et Postures médiatiques (2022), André Perrin poursuit, avec Paradoxes de la pensée progressiste chez le même éditeur (L’Artilleur)1 le florilège des contradictions, propos biaisés, acrobaties verbales, contorsions intellectuelles, perles, mensonges, énormités régulièrement avancés, et avec quel aplomb, par « le camp du bien » dans la bonne presse et sur les chaînes de radio-tv bienpensantes. L’ensemble, récolté et référencé avec minutie, impitoyablement commenté avec une indéfectible bonne humeur, constitue une véritable anthologie du wokisme et de la cancel culture, sous la forme de « chroniques jubilatoires »2 rédigées par une plume acérée que les lecteurs de Mezetulle ont souvent eu le bonheur de savourer sous un format plus dispersé et plus modeste3.
Une substantielle introduction (pp. 11-30), non moins alerte, précède et éclaire les quelque 70 exemples réjouissants qui s’égrènent ensuite. Intitulé – allusion à la Méditation cinquième de Descartes – « Derechef du wokisme, qu’il existe », ce texte liminaire analyse et démonte pièce par pièce les éléments sur lesquels la bonne pensée progressiste prétend s’appuyer pour avancer que le wokisme, ainsi que son prédécesseur le politiquement correct, « n’existe pas », pas plus que la théorie du genre, l’islamo-gauchisme ou l’antisémitisme (auquel on accordera tout au plus qu’il peut subsister sous forme « résiduelle »). Ces notions en effet ont été inventées par des méchants pour disqualifier les bons, elles ne satisfont pas les « critères de scientificité » que des experts triés sur le volet accordent généreusement sans examen aux thèses qui leur agréent et, énorme cerise sur le gâteau, il se trouve qu’aucun intellectuel ne les revendique – preuve s’il en est qu’il faut les classer dans la catégorie des chimères ! D’où l’on devra conclure immanquablement que, en revanche, l’islamophobie, l’extrême droite et la fachosphère existent et que « … comme chacun sait, nombreux sont ceux qui se déclarent racistes, qui se proclament fascistes ou qui réclament au Conseil d’État le droit de se voir accoler l’étiquette d’extrême droite… ». Et l’auteur d’ajouter (p. 29) – donnant avec un exemple savoureux un avant-goût des pages qui vont suivre : « Ce qui est rafraîchissant avec les idéologues wokes, c’est qu’ils se tirent des balles dans le pied sans en éprouver le moindre inconfort. De la même manière, quand Maboula Soumahoro déclare qu’un homme blanc ‘’ne peut pas avoir raison contre une Noire ou une Arabe’’, elle ne se demande pas la tête qu’elle ferait s’il lui incombait la tâche d’arbitrer un débat entre Eric Fassin et Fatiha Boujdahlat ou entre François Héran et Malika Sorel-Sutter. »
Ainsi le travail critique mené par André Perrin, avec précision et patience (il en faut une bonne dose pour s’astreindre jour après jour à la lecture et à l’écoute exaspérante de bien des médias), montre combien nous sommes submergés par
« une entreprise d’intimidation au service de la dissimulation : il faut empêcher de dire ce qu’on voit et, plus profondément, comme Péguy l’avait bien compris, de voir ce que l’on voit. Ce qui fonde cette entreprise, c’est, chez ceux qui la conduisent, la certitude morale : l’assurance de détenir le Bien et la conviction que tout doit être subordonné ou sacrifié à la réalisation de ce bien. Le politiquement correct ne se borne pas à substituer la morale à la politique dans l’ordre de l’action, mais, dans l’ordre de la connaissance, il substitue la distinction du bien et du mal à la distinction du vrai et du faux : peu importe qu’un discours soit vrai ou faux, ce qui importe, c’est de savoir si les intentions de celui qui l’énonce sont bonnes et si les conséquences de son énonciation le seront aussi. Si l’on peut imputer à celui qui parle de mauvaises intentions (racistes, sexistes, homophobes) ou si l’on peut redouter que son propos ‘’fasse le jeu’’ des racistes, des sexistes, des homophobes, alors, quand bien même il dit la vérité, il ne doit pas être écouté. Il doit être ‘’annulé’’. C’est ainsi que la cancel culture sanctionne logiquement le politiquement incorrect. » (p. 18)
André Perrin, Paradoxes de la pensée progressiste. Le camp du Bien à l’heure du woke, L’Artilleur, 2025, 211 p., Avant-propos de Jean-Claude Michéa.
On relira, sur des thèmes voisins :
« Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique » par Catherine Kintzler
Le wokisme, l’indifférenciation et la logique inversée de la victime expiatoire, par Olivier Klein ;
« Une analyse durkheimienne du wokisme » par Daniel Baril ;
« Le wokisme à la lecture de C. Castoriadis » par Quentin Bérard ;
Cancel de Hubert Heckmann lu par C. Kintzler ;
A propos du livre de Jean-François Braunstein La religion woke, par Jean-Michel Muglioni ;
Culture mondiale et griefs intersectionnels, par François Rastier ;
« Wokisme et théorie critique de la race » par Thierry Foucart ;
Faut-il brûler les livres ? Tour d’horizon d’une nouvelle ère de la censure, par Jean-Yves Mollier ;
L’entrisme sémantique du wokisme, par Nathalie Heinich.
Notes
1 – Recensions dans Mezetulle : Scènes de la vie intellectuelle en France ; Journal d’un indigné.
2 – Expression que Jean-Claude Michéa utilise dans son Avant-propos.
3 – Voir les articles signés André Perrin sur ce site. et sur le site d’archives.