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L’entrisme sémantique du wokisme (par Nathalie Heinich)

Dans ce texte publié initialement en ligne dans la revue Telos1, Nathalie Heinich2 examine une forme de corruption pratiquée par le mouvement woke et qui fut caractérisée naguère par Orwell : la corruption du langage, plus précisément de l’usage du lexique. Elle parcourt ici quelques exemples de cet « entrisme sémantique, grâce auquel des mots à la connotation éminemment progressiste sont détournés vers des causes qui le sont beaucoup moins ». Cette perversion lexicale ne se borne pas dà un grossier retournement de vocabulaire dont il serait facile de se défaire. Elle a pour objet et pour effet, en se présentant sous les oripeaux d’une façade en trompe-l’œil, de permettre à des idées régressives de se déguiser en combats apolitiques et d’institutionnaliser le wokisme par accoutumance à un usage apparemment anodin.

Les adeptes voire les simples sympathisants du wokisme affirment volontiers que celui-ci n’existe pas, prétendant que ce mot aurait été inventé par leurs adversaires pour les discréditer. C’est là un point commun avec les mafieux, qui contestent l’existence de la mafia, « invention de littéraires et de journalistes », et refusent d’utiliser ce mot, préférant se désigner eux-mêmes comme « hommes d’honneur »3. Pourtant, aux États-Unis ce sont les « wokes » eux-mêmes qui ont créé et revendiqué ce mot. Et il suffit de repérer, dans la profusion de causes estampillées « woke », l’alliance du communautarisme et de la focalisation exclusive sur l’opposition dominants/dominés pour voir apparaître ce qui unit le néo-féminisme inquisiteur, le décolonialisme culpabilisateur, l’intersectionnalité victimisante, le transactivisme prosélyte et l’islamo-gauchisme aux relents antisémites4 : ils relèvent tous de ce « totalitarisme d’atmosphère »5 qu’est le « wokisme ».

Il ne faut donc pas craindre de prononcer un mot volontiers préempté par la droite voire l’extrême droite américaines, mais qu’il est temps de prendre au sérieux dès lors qu’on est un défenseur de la démocratie, de l’universalisme, de la rationalité, de la laïcité et de la liberté d’expression – toutes valeurs piétinées par le mouvement woke.

Or le wokisme a d’autres points communs avec les mafias (même si, contrairement à elles, il ne repose pas sur une structure organisée, ne tue pas et ne recourt pas aux armes) : il assoit son pouvoir par la collusion, l’intimidation, les réseaux parallèles, l’infiltration dans les institutions et la corruption. Celle-ci toutefois n’est pas celle que traquent les organismes anti-corruption mais celle que nous, spécialistes des mots et des idées, devrions traquer sous la plume de certains de nos collègues : la corruption du langage. Elle opère par l’entrisme sémantique, grâce auquel des mots à la connotation éminemment progressiste sont détournés vers des causes qui le sont beaucoup moins. C’est ainsi que, comme l’écrit Samuel Fitoussi, « la confusion sémantique – celle que dénonçait Orwell en 1946 – permet à des idées régressives, empaquetées dans des mots positivement connotés, de se déguiser en combats apolitiques et universels, de gagner du terrain grâce aux idiots utiles bien intentionnés. Et au wokisme de s’institutionnaliser, jusqu’à se confondre avec la neutralité. »6

Et donc, il faut se méfier désormais du mot « diversité », car au-delà de sa connotation sympathique, ouverte, accueillante, il signifie de fait l’imposition d’une vision communautariste de la citoyenneté, où les individus doivent être traités en tant que membres d’une « communauté » et non pas comme membres d’une nation voire de la commune humanité.

Il faut se méfier des mots « inclusif » ou « inclusivité » : il ne s’agit pas du souci humaniste d’intégrer l’étranger dans la collectivité, mais de donner des droits à des communautés sous couvert de mieux en accueillir les membres.

Il faut se méfier du mot « équité » : il ne s’agit pas de traiter les gens selon des normes de justice, mais de piétiner ce critère de justice essentiel qu’est la valeur de mérite ou de compétence, en lui substituant le critère d’appartenance à une « communauté » considérée comme « dominée » ou « discriminée », y compris dans des domaines, tels la science ou l’art, où seul le talent devrait guider les évaluations. « DEI », pour « Diversité, Équité, Inclusion » : c’est le sigle ravageur des nouvelles normes universitaires, culturelles et entrepreneuriales, qui imposent l’éradication du critère de la compétence ou du talent au profit de l’appartenance à un sexe ou à une race, voire d’une orientation sexuelle.

Il faut se méfier du mot « antiracisme » : il ne s’agit plus de notre bonne vieille lutte contre les discriminations envers les arabes, les noirs ou les asiatiques, mais de l’imposition d’une grille de lecture « racialisante », où les individus sont réduits à leur couleur de peau, elle-même associée à un statut, soit de dominant, donc coupable parce que forcément raciste en tant que blanc, soit de dominé, donc victime en tant que « racisé ».

Il faut se méfier du mot « décolonialisme » : il ne s’agit plus d’encourager ou de saluer une nécessaire décolonisation, mais de réduire l’histoire actuelle d’une nation à son passé colonial, séparant ses citoyens entre, d’une part, ceux qui sont nés sur son territoire et doivent donc être assimilés aux « colonisateurs » dont ils sont les héritiers, et, d’autre part, ceux dont les ancêtres ont souffert de la colonisation et qui doivent donc, à ce titre, bénéficier du statut de victime, quelle que soit leur situation actuelle (et y compris lorsque leurs ancêtres eux-mêmes ont été des colonisateurs). Et si vous protestez contre ce réductionnisme, c’est que vous refusez de prendre conscience de votre « privilège blanc », ou bien que vous n’êtes qu’un « arabe de service », complice du « racisme systémique » des « sociétés occidentales ».

Il faut se méfier du sigle « VSS », pour « violences sexistes et sexuelles » : il ne s’agit plus du combat légitime pour l’égalité des droits des femmes, mené depuis des générations par des militantes avec de remarquables résultats, mais il s’agit d’imposer une vision agonistique et puritaine des rapports entre les sexes, où les hommes seraient forcément des prédateurs voire des violeurs en puissance, profiteurs d’un « patriarcat » omniprésent, et les femmes des victimes forcément innocentes et qu’il faudrait toujours croire sur parole, au mépris de la présomption d’innocence et des droits de la défense. Et d’ailleurs, quel sens cela a-t-il de parler de « violences sexistes » alors qu’il s’agit de discriminations en raison de l’appartenance à un sexe, et de « violences sexuelles » alors que, la plupart du temps, il s’agit d’attentats à la pudeur ou de harcèlement ? Certes, ce sont là des actes répréhensibles et pénalisables, mais les qualifier de « violences » les assimile implicitement à un viol, au mépris de la véritable violence que subissent les femmes violées, et qui est sans commune mesure avec le fait d’être touchée ou sollicitée contre son gré. L’abus du terme « viol » pour mieux victimiser les femmes et culpabiliser les hommes n’est rien d’autre qu’une insulte aux femmes violées. Et, au passage, une excellente façon de gagner beaucoup d’argent sur le dos des contribuables pour les officines créées afin de proposer les « formations aux VSS » imposées par l’Union européenne.

Il faut aussi se méfier, par conséquent, du mot « féminisme » : hélas il n’a plus grand-chose à voir avec le féminisme égalitaire et universaliste des débuts, car il n’est plus qu’un néo-féminisme inquisiteur, puritain, agressif, sexiste (car il tend à discriminer les hommes en tant qu’ils sont des hommes), volontiers raciste (car il fustige les « hommes blancs dominants », faisant de la couleur de peau un motif de rejet) voire antisémite. Ainsi l’association « Nous toutes », organisatrice le 25 novembre d’une manifestation contre les violences faites aux femmes, en a exclu un collectif de femmes venues protester contre les viols commis le 7 octobre par le Hamas : « Nous toutes » et « #Metoo », d’accord – oui, mais pas pour les juives !

Il faut se méfier du mot « droits LGBT » : il ne s’agit plus de la lutte légitime contre les discriminations envers les homosexuels, mais de la volonté d’imposer une conception communautariste basée sur l’orientation sexuelle, qui ne devrait pas relever de l’espace public ni du politique ; et d’ériger des désirs (être parent) en droits, puis des « droits de » (droits-liberté) en « droits à » (droits-créance), sommant la collectivité de satisfaire à tout prix des aspirations individuelles sans doute compréhensibles et respectables mais qui ne relèvent pas de droits, surtout s’ils doivent s’exercer sans aucun souci de leurs conséquences sur les plus faibles, tels les enfants privés de leur généalogie, ou les mères porteuses.

Il faut se méfier du mot « cisgenre » : ce néologisme stigmatise implicitement tous ceux qui se reconnaissent dans le sexe qui leur a été « assigné à la naissance », selon le nouveau vocabulaire transactiviste – comme si le constat du sexe relevait d’une décision arbitraire, indépendante de la physiologie. Il s’oppose bien sûr à « transgenre », cette catégorie nouvellement érigée en solution des problèmes d’identité des jeunes, et en objet d’un prosélytisme forcené sur les réseaux sociaux, ainsi que d’une manne financière pour les chirurgiens et les laboratoires producteurs de traitements hormonaux.

Il faut se méfier, du même coup, du mot « transphobe » : il est utilisé pour stigmatiser tous ceux qui refusent de reconnaître cette nouvelle catégorie de victimes dûment communautarisées, ou qui alertent sur l’énorme scandale de santé publique qui ne manquera pas d’éclater lorsqu’on aura pris la mesure des mutilations irréversibles infligées à des adolescents dont on présume le consentement au massacre de leurs facultés sexuelles et reproductives, sous la propagande menaçante du lobby transactiviste, qui a réussi à infiltrer nombre d’institutions – le Planning familial, la Dilcrah, la CAF… Le stigmate « transphobe » ne signale donc pas la lutte légitime contre le refus de la transidentité, mais la volonté d’un petit groupe de militants déterminés à imposer au corps social la déconstruction de cette réalité structurante qu’est la différence des sexes.

Il faut se méfier, pour les mêmes raisons, de tous les suffixes en « phobe », tel que « grossophobe » (stigmatisation des obèses) et, surtout, « islamophobe », inventé par les Frères musulmans pour disqualifier toute critique de l’islamisme. Il faut se méfier de « validisme » (stigmatisation des handicapés) et de « spécisme » (infériorisation des animaux), car ils visent moins à aider des victimes qu’à culpabiliser des « dominants ». Et même il faut désormais se méfier – misère ! – du mot « liberté académique », détourné par les académo-militants7 pour justifier la protection de toute prise de position dans l’espace public par des universitaires, y compris lorsqu’elle n’a rien à voir avec leur mission et utilise l’autorité de l’enseignant-chercheur pour faire l’apologie du terrorisme, comme cela s’est vu après le 7 octobre.

Il faut donc se méfier des nouvelles chausse-trappes sémantiques semées par l’entrisme woke : elles sont redoutablement efficaces. Les pervers savent décidément y faire.

Notes

1 – Voir la publication originale (28 décembre 2023) sur Telos à l’adresse : https://www.telos-eu.com/fr/lentrisme-semantique-du-wokisme.html . Avec les remerciements de Mezetulle à l’auteur et à la revue Telos pour leur aimable autorisation de reprise.

2 – Sociologue, directrice de recherche au CNRS, membre du CRAL (EHESS), Nathalie Heinich est l’auteur de nombreux ouvrages https://cral.ehess.fr/membres/nathalie-heinich .

3Entretien avec l’anthropologue Deborah Puccio-Den dans Le Journal du CNRS, décembre 2023.

4 – Sur ce dernier point cf. notamment N. Heinich, « L’antisémitisme, angle mort du wokisme », Le DDV, 26 juin 2023 ; Pierre-André Taguieff, Le nouvel opium du progressisme. Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Gallimard-Tracts, 2023.

5 – Cf. N. Heinich, Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Albin Michel, 2023.

6 – S. Fitoussi, Woke fiction. Comment l’idéologie change nos films et nos séries, Le Cherche-Midi, 2023, p. 322.

7 – Cf. N. Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Gallimard-Tracts, 2021.

« Musique blanche » à Radio Classique

Le 19 novembre 2023, l’anthropologue de l’EHESS Jean-Loup Amselle signait un article épinglant Radio Classique dont la programmation viserait à promouvoir une culture « blanche », « française », donc foncièrement conservatrice et réactionnaire. Quelques jours plus tard, une chroniqueuse de France Culture lui a emboîté le pas. L’analyse menée ci-dessous par Dania Tchalik montre que le ressentiment, l’aveuglement idéologique, mais aussi l’opportunisme et la méconnaissance du sujet traité sont devenus monnaie courante au sein du discours académique.

Le 19 novembre 2023, l’anthropologue de l’EHESS Jean-Loup Amselle faisait paraître dans la revue en ligne AOC un brûlot1  épinglant Radio Classique et sa programmation qui, selon lui, viserait sournoisement à promouvoir une culture « blanche », « française2 », donc foncièrement conservatrice si ce n’est réactionnaire et d’extrême droite – le tout en fournissant comme il se doit une liste noire dans la plus pure tradition du gauchisme culturel (et accessoirement du stalinisme qui lui a servi de modèle). Cette diatribe n’est pas tombée dans l’oreille de sourds : quelques jours plus tard, une chroniqueuse de France Culture3  manifestement désireuse de se signaler du bon côté de l’histoire n’a pas manqué de lui emboîter le pas.

S’il n’est pas infondé de noter le caractère généralement peu aventureux de la programmation de Radio Classique qui recoupe peu ou prou les goûts du mélomane lambda, de critiquer la concentration économique autour du groupe LVMH et de pointer les liens parfois occultes liant des musiciens (parfois connus) et journalistes à cette entité financière, le recours aux généralisations abusives et le manque de rigueur et de nuance tendent à desservir le propos et l’auteur rate sa cible à force de négliger l’impératif wébérien de neutralité axiologique que l’on sait pourtant indissociable du discours scientifique. Cette faillite est d’autant plus regrettable que la marchandisation de la culture, dont les dangers avaient déjà été pointés par Adorno en son temps, ainsi que les effets néfastes de la concentration des médias de masse aux mains de quelques multinationales constituent autant de sujets sérieux qui mériteraient d’être traités sans effets de manche.

Les quelques points abordés ci-dessous montrent dans quelle mesure le ressentiment, l’aveuglement idéologique, mais aussi l’opportunisme et, il faut bien le dire, la méconnaissance du sujet traité allant parfois jusqu’à l’imposture sont devenus monnaie courante au sein du discours académique. Celui-ci se voit en outre pris dans une contradiction permanente et insoluble entre la volonté d’imposer coûte que coûte un discours à visée normative (pour ne pas dire moralisante) et la propension non moins systématique à plaquer ad nauseam la « philosophie du soupçon » sur tout propos émanant d’experts, en l’occurrence des musiciens et des musicologues.

1. Dans une démocratie libérale une entreprise privée est libre de définir une ligne éditoriale (nécessairement sélective) et un public cible (idem). Rien n’empêche donc l’auteur de l’article d’être en désaccord avec ces orientations, de s’abstenir d’écouter cette station ou encore de créer sa propre chaîne de radio avec la programmation qu’il juge opportune, voire de bénéficier à cette fin de subsides publics s’il en fait la demande.

2. Dans ce contexte, l’accusation de racisme et de xénophobie (« musique blanche » et « française ») n’est pas étayée et tombe à plat, relevant au mieux du procès d’intention. D’une part, le ciblage du public s’effectue ici davantage en fonction de la catégorie socio-professionnelle (en d’autres termes, de l’épaisseur du portefeuille) que de la couleur de peau, et si l’on peut effectivement constater l’exclusion de certaines musiques, cela n’est pas dû au « racisme » supposé des responsables de la programmation mais à la volonté de coller au plus près au goût (réel ou supposé) des auditeurs. D’autre part, un Noir ou un Asiatique peut parfaitement aimer et pratiquer Mozart (qui, du reste, n’est pas un compositeur français jusqu’à preuve du contraire), il suffit de constater le nombre de musiciens étudiant et pratiquant – librement, loin de tout colonialisme !  – la musique classique européenne en dehors de notre continent et en particulier dans les pays asiatiques4 pour s’en convaincre. L’accusation d’extrême droite n’est pas moins farfelue puisque la liste des intervenants fait apparaître une coloration majoritaire de centre (voire de centre gauche si l’on pense à Rachel Khan) et de droite bon teint et pro business, très loin de la subversion annoncée.

3. La ligne idéologique néo-bourdieusienne de l’article semble pour le moins datée. Depuis la fin du xxe siècle, les classes dominantes qui passent par Sciences Po ou HEC – qu’on pense à un Nicolas Sarkozy, emblématique à cet égard – font souvent l’économie (c’est le cas de le dire) de la culture générale et s’intéressent davantage à Aya Nakamura5 qu’à Mozart ou à Rachmaninov. Et si la ligne « classique » et « patrimoniale » (sic) est bel et bien conservée au sein des choix éditoriaux de certains titres de presse du groupe LVMH, cela est dû bien davantage aux goûts personnels de son PDG (grand amateur de piano) et de ses proches qu’à un habitus sociologique que l’on sait en forte régression. Quant à l’emploi d’un français châtié, qui se fait par ailleurs de plus en plus rare dans nos médias de masse eux aussi saisis par la frénésie disruptive, il devrait au contraire être salué par une gauche qui, historiquement, avait toujours placé la maîtrise de la langue et l’accès de tous à la culture comme le premier de ses combats pour l’émancipation. L’accusation faite par l’auteur à cette radio de faire de l’idéologie et de perpétuer le goût des « dominants » ne résiste donc pas à une analyse un tant soit peu poussée.

4. Si l’on se place toujours d’un point de vue de gauche il aurait sans doute été plus judicieux de pointer les dérives de l’audiovisuel public qui, pourtant en principe délié de l’obligation de faire du chiffre, tend chaque jour davantage à s’aligner sur la logique marchande du privé (introduction de la publicité, course à l’audimat, suppression de programmes jugés trop exigeants, management parfois autoritaire et opaque, etc.) plutôt que la ligne éditoriale d’une radio privée dont les missions sont par nature liées à la notion de profit. On pourrait aussi s’intéresser à la programmation non moins conformiste voire démagogique de certaines salles publiques, à la baisse du financement des institutions de diffusion (les opéras et salles de concert sont sous-financés y compris par des politiciens de gauche et écologistes, ce qui pose pour le moins question) et de formation (depuis des années les conservatoires6  voient leurs budgets amputés et leurs missions subverties par les majorités successives, indépendamment de leur couleur politique), le tout dans le contexte du renoncement des pouvoirs publics à élever le niveau culturel de la population. Bref, les sujets ne manquent pas… Mais l’attitude vindicative de l’auteur pourrait être résumée par le dicton bien connu : quand le sage montre la lune l’imbécile regarde le doigt – ou comment se fourvoyer et se tromper totalement de combat.

5. Enfin, l’affirmation néo-structuraliste selon laquelle la délimitation entre genres musicaux n’aurait « pas d’existence objective en soi » et qu’ils ne seraient qu’autant de discours ou, mieux, de « répertoires langagiers7 » fait fi de l’essentiel, à savoir du contenu des œuvres et des intentions exprimées ou sous-jacentes de leurs auteurs. S’il est toujours instructif de connaître les conditions d’apparition et la réception d’une œuvre musicale, cela ne nous dispense pas de nous intéresser à l’œuvre elle-même et à ses caractéristiques au sens le plus concret, tangible et artisanal du terme, sous peine de tomber dans le sociologisme. En d’autres mots, tenir un discours fondé sur la musique présuppose la maîtrise d’un ensemble de connaissances techniques pointues propres à ce champ, ce qui nécessite des années de travail acharné ainsi qu’une modestie qui n’apparaît pas nécessairement comme la qualité première des propos de l’auteur.

Certains sociologues feraient donc mieux de ne pas sortir de leur champ d’(in)compétence et d’éviter le mélange des genres entre discours scientifique et militantisme, dont l’article de Jean-Loup Amselle constitue hélas un exemple loin d’être isolé et néanmoins éloquent à plus d’un titre. Le temps est au nécessaire rappel des évidences : l’universalité de la pensée humaine dans ses manifestations les plus élevées ne se réduit pas à un taux de mélanine, contrairement à ce que nous serinent les nouveaux émules de Jdanov. Et la dénonciation de la « musique blanche » n’est rien d’autre que « la permission d’être démocratiquement raciste », pour paraphraser Jankélévitch8 ; qu’on se souvienne qu’il y a près d’un siècle, d’aucuns nous promettaient d’extirper à jamais la « musique juive », avec les suites que l’on connaît.

L’avertissement prophétique de Pasolini sonne donc plus que jamais d’actualité : « le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle anti-fascisme9 ». Et si l’on se demande toujours comment une logorrhée d’une telle indigence a pu devenir la norme au sein de pans entiers de nos universités et institutions culturelles ou de recherche, si nous avons fini par être habitués (anesthésiés ?) à ces extravagances, il serait bien peu judicieux de tolérer, de banaliser la bêtise la plus criante sous l’effet de son accumulation, en faisant comme si elle allait désormais de soi. Car ce qui apparaît comme autant de balivernes et d’enfantillages est susceptible de se transformer insidieusement en cauchemar si leurs auteurs s’emparaient tout à fait des rênes du pouvoir : prenons-y garde et renouons avec la raison.

Notes

2 – À noter que les guillemets associés par l’auteur à ces deux termes ne sont pas anodins et dénotent une forme de double pensée caractéristique du milieu des faiseurs d’opinion, qu’il soit pédagogique, culturel, universitaire, politique ou médiatique. L’auteur s’aventure en connaissance de cause en terrain glissant (l’emploi péremptoire du registre racialiste étant à l’origine associé à l’extrême-droite et fait à juste titre scandale en France) pour aussitôt « rétropédaler » et, à travers l’emploi des guillemets, relativiser sa propre affirmation : à la fin on ne sait plus si elle relève du premier degré ou de la métaphore. Il est vrai qu’un universitaire émérite « ne devrait pas dire ça ».

4 – À ce titre, on ne manquera pas de mentionner la violoniste d’origine chinoise Zhang Zhang, également engagée dans la lutte pour les Lumières et l’universalisme républicain, et qui a très récemment publié une réaction des plus pertinentes aux accusations de Jean-Loup Amselle visant Radio Classique https://www.lefigaro.fr/vox/culture/zhang-zhang-quand-france-culture-s-offusque-que-radio-classique-diffuse-de-la-musique-classique-20231130 .

7 – Où l’on voit que l’auteur ne dédaigne pas à son tour l’emploi d’un français (qu’il imagine) châtié et qui marque indubitablement l’appartenance à une (certaine) élite détenant et octroyant les brevets de légitimité dans le champ académique.

8 – Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce nouvel avatar postmoderne du racisme se double généralement, comme par coïncidence, d’un antisionisme viscéral qui n’est que de « l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous ». Bien avant la vague woke, Jankélévitch ne s’y est pas trompé : « Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre : ils auraient mérité leur sort ». Lire : Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986.

9 – Pier Paolo Pasolini, Lettres Luthériennes. Petit traité pédagogique, Paris, Seuil, 2002 (1975).

Le « racisme systémique » selon Éric Fassin (par B. Straehli)

En analysant minutieusement un article où Éric Fassin tente d’exposer et de justifier la notion de « racisme systémique », Benjamin Straehli1 en montre les incohérences et révèle l’inconsistance logique de son emploi. La force de la démonstration qu’on va lire vient de ce qu’elle prend au sérieux, en les appliquant rigoureusement, les critères et les propriétés qu’un défenseur de ce prétendu concept définit lui-même. On a là un cas d’école qui illustre « la façon dont un universitaire peut, quand il vulgarise et milite, nuire à la qualité des débats, au lieu d’éclairer ses lecteurs ».

Introduction

Dans un article publié en 20222, Matt Lutz met en question de façon pertinente la notion de « racisme systémique ». D’un côté, reconnaît-il, le phénomène que cette expression est censée désigner existe bel et bien : dans les sociétés occidentales, les personnes non blanches sont surreprésentées parmi les chômeurs, les prisonniers, les pauvres… Il y a donc bien un ensemble d’inégalités sociales corrélées à l’origine ethnique ou à la couleur de peau. D’un autre côté, dénonce-t-il, le vocable est trompeur, car il donne l’impression illusoire que l’on a expliqué le phénomène, quand on lui a simplement donné un nom. Son emploi incite en effet à dire que les personnes non blanches sont discriminées parce qu’il y a un racisme systémique ; mais si on demande ce que veut dire l’expression « racisme systémique », on s’entendra répondre : cela signifie que les personnes non blanches subissent des discriminations. Matt Lutz rapproche ce discours de la merveilleuse explication qu’offre, dans Le Malade imaginaire de Molière, la médecine au sujet du pouvoir soporifique de l’opium : il fait dormir parce qu’il y a en lui une substance dormitive dont la vertu est d’assoupir les sens. Dans les deux cas, relève-t-il, il ne s’agit que de donner un faux vernis scientifique à une plate tautologie. Un tel procédé détourne les esprits d’une véritable recherche des mécanismes qui produisent ou entretiennent le phénomène ainsi nommé, tout autant que d’une recherche rationnelle des meilleurs moyens de le combattre.

L’effet souligné par Matt Lutz a de quoi susciter la perplexité. Pourquoi l’expression « racisme systémique » est-elle spontanément perçue comme véhiculant une certaine explication d’un phénomène social, et non comme un simple nom donné à ce phénomène par pure convention ? La réponse est sans doute que le mot même de racisme est également, et même d’abord, porteur d’autres significations : il désigne aussi les théories affirmant l’existence et l’inégalité de races humaines, ainsi que des comportements punissables selon la loi. Il n’y a personne qui, face au mot « racisme », pense uniquement à un ensemble d’inégalités sociales, indépendantes des intentions des membres de la société ; le mot évoque inévitablement une intention malveillante de défendre une prétendue supériorité blanche, et c’est bien pourquoi, en disant que « la société est raciste de façon systémique », on produit l’illusion d’avoir expliqué les difficultés rencontrées par les personnes non blanches, même si on n’a fait que leur donner un nom.

Néanmoins, pourrait-on se demander, ne s’agirait-il pas là, tout simplement, d’un échec du grand public à saisir le sens exact d’une notion, ou même d’une confusion entretenue à dessein par les adversaires de cette dernière, pour la discréditer ? L’objet du présent article est de montrer que la confusion conceptuelle peut bien venir, au contraire, de défenseurs de la notion, et non des plus ignares. J’entends le faire en prenant pour exemple un article d’Éric Fassin, « Les coupables, ce sont les victimes », publié d’abord sur le site de l’Obs- 3 le 9 avril 2021, puis republié sur son blog le 9 juin 2021 sous le titre « Qu’est-ce que le racisme ? La définition en procès »4 . Ce texte relève de ce que l’on pourrait appeler de la vulgarisation militante ; l’auteur, enseignant-chercheur en sociologie, s’appuie sur ses compétences en ce domaine pour s’adresser au grand public et le persuader qu’il est pertinent de parler de racisme systémique, ainsi que de prendre parti pour différents mouvements ou individus qui disent le combattre : le comité Adama Traoré, Sud-Éducation 93, Taha Bouhafs, etc. Ce que j’appelle ici vulgarisation militante est une démarche parfaitement légitime : si un chercheur estime que certains faits ou notions, dont ses travaux l’amènent à prendre connaissance, justifient certaines prises de position politiques, il est normal qu’il le fasse savoir à un large public, pourvu que sa présentation de l’état des connaissances soit juste. Mon propos n’est donc nullement d’accuser Éric Fassin de confondre recherche et militantisme ; c’est à dessein que je prends pour objet d’étude un texte qui ne prétend pas appartenir à la littérature académique : il s’agit pour moi de mettre en évidence les failles d’un discours adressé au grand public, par quelqu’un dont les titres feraient espérer la meilleure qualité possible dans cet exercice.

Controverse théorique ou querelle de mots ?

Dès le début de son texte, Éric Fassin présente l’introduction de l’expression « racisme systémique », non comme une simple convention terminologique, mais comme un progrès dans la connaissance. Il va jusqu’à parler de « changement de paradigme », indiquant ainsi qu’il y aurait eu un bouleversement dans la compréhension théorique que l’on peut avoir du racisme : jusque dans les années 1980, on aurait cru que le racisme était une idéologie partagée par certains individus, puis on se serait rendu compte qu’il était en réalité un ensemble de mécanismes sociaux produisant des discriminations dont sont victimes les personnes « racisées », et ce même si elles ne sont pas confrontées à des partisans de l’idéologie raciste.

Une telle présentation des choses a de quoi étonner. C’est un fait qu’il y a des discours affirmant l’existence et l’inégalité de races humaines. C’est aussi un fait que dans la société, les personnes d’une certaine origine ethnique ou d’une certaine couleur de peau peuvent rencontrer plus de difficultés que les autres, même si elles n’ont affaire qu’à des interlocuteurs rejetant l’idéologie raciste. Il y a donc là deux phénomènes, entretenant sans doute entre eux des rapports complexes, mais pouvant probablement exister indépendamment l’un de l’autre. Le bon sens suggérerait de donner un nom distinct à chacun des deux. Pour qu’il y ait là, au contraire, deux théories sur la nature de quelque chose qui s’appellerait « racisme », encore faudrait-il qu’il y ait d’abord un consensus pour appeler de ce nom un seul et même phénomène ; on pourrait alors, dans un second temps, s’interroger sur la nature de ce dernier. Mais la raison d’être de l’article d’Éric Fassin est justement l’absence d’un tel consensus : son but est de contester que Linda Kebbab soit victime de racisme quand Taha Bouhafs la traite d’« Arabe de service »5 ; il n’y a donc pas deux théories concurrentes de la même chose, mais une controverse quant au choix de ce qu’on appellera d’un certain nom. Un esprit soupçonneux pourrait se demander si, en tentant de faire passer cela pour une révolution scientifique, Éric Fassin ne cherche pas tout bonnement à masquer le véritable but de la manœuvre : pouvoir décider arbitrairement à qui on va infliger ou épargner le qualificatif infamant de « raciste ».

L’usage incohérent d’une notion

Cette première critique est cependant insuffisante. Il faut en effet nous pencher sur la justification qu’Éric Fassin donne de ce choix terminologique. Il s’agit, selon lui, de changer la question que l’on se pose : « Non plus : qui est raciste ? Mais : qui subit le racisme ? C’est donc renverser le point de vue, en délaissant l’idéologie pour s’attacher à l’expérience des discriminations qui constitue ces personnes que l’on nomme désormais racisées. » On aurait donc là une définition minimale du phénomène qu’il conviendrait d’appeler « racisme » : l’expérience des discriminations. Le progrès théorique aurait alors consisté à comprendre que les discriminations n’étaient pas systématiquement dues à l’idéologie des gens, mais à des mécanismes structurels indépendants de cette idéologie. Il y aurait donc bien remplacement d’une théorie par une autre, quant à la cause d’un certain phénomène.

Un tel point de vue peut être cohérent dans l’absolu ; néanmoins, dans le contexte de l’engagement militant d’Éric Fassin, il crée une grave difficulté. En effet, s’il faut appeler racisme les mécanismes qui conduisent à la discrimination de certaines populations, il faut s’attendre à ce que, parmi ces causes, puissent également figurer certaines conduites des populations en question. S’il faut, comme Éric Fassin y invite, qualifier une institution de « raciste » dès lors que les personnes « racisées » y sont sous-représentées, il est tout à fait possible, par exemple, que cette sous-représentation soit en partie due à une pression des communautés détournant les individus de s’engager dans cette institution. On en viendrait alors à considérer des victimes de racisme comme coupables de racisme envers elles-mêmes. La notion de racisme systémique, telle qu’Éric Fassin l’explique, mène logiquement à une telle conclusion.

Or c’est précisément contre cette idée que son texte est écrit. Comme le montre le premier titre de l’article, l’objectif affiché est de lutter contre un discours qui ferait, de ceux que l’auteur considère comme les victimes du racisme, ses nouveaux responsables. On comprend alors aisément le parti qu’il croit pouvoir tirer de l’idée de racisme systémique : suivant cette notion, les militants noirs ou arabes qui ont la sympathie d’Éric Fassin ne sauraient être coupables de « racisme anti-Blancs », puisque les Blancs, n’étant pas victimes de discriminations systémiques, ne peuvent pas être victimes de racisme.

Mais la notion de racisme systémique n’est ni suffisante, ni toujours d’une grande aide, pour qui veut ainsi laver les militants ou les « racisés » de l’accusation de racisme, et les contorsions auxquelles l’auteur se livre pour y parvenir sont frappantes. Relevons en premier lieu ce qu’il dit de l’antisémitisme. Selon lui, le travestissement des victimes de racisme en coupables se serait fait en plusieurs étapes :

« La première, c’est l’invention du « nouvel antisémitisme », que Pierre-André Taguieff qualifie plus précisément de « nouvelle judéophobie » : à la différence de l’ancien, dont il prendrait le relais, il serait ancré à gauche ; en outre, c’est dans les « banlieues », autrement dit les classes populaires issues de l’immigration, qu’on le rencontrerait surtout. Sur ces deux points, c’est bien l’ancêtre de l’islamo-gauchisme, notion que l’on doit aussi à Pierre-André Taguieff. Or les enquêtes empiriques de la CNCDH « nuancent » pour le moins cette hypothèse : selon le rapport annuel de 2016, aujourd’hui comme hier, « le rejet des juifs va de pair avec celui des musulmans, des étrangers, des immigrés. » Le vieil antisémitisme n’a pas été remplacé par le nouveau. »

À lire ces lignes, qui ne croirait que le rapport de 2016 de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme a montré l’absurdité de la notion de « nouvel antisémitisme » ? En citant entre guillemets le verbe « nuancent », effectivement employé dans le texte de la Commission à ce sujet6, et en ajoutant « pour le moins », Éric Fassin suggère que ce verbe serait un euphémisme. En réalité, pour qui prend la peine de lire ce rapport, les choses apparaissent sous un jour bien différent. La Commission conteste bien que le nouvel antisémitisme chasse l’ancien, en relevant que « les opinions restent structurées par les stéréotypes liés au pouvoir, à l’argent, à la suspicion de double allégeance, bref au vieil antisémitisme »7. Mais c’est après avoir souligné, dans la même phrase, qu’il en va tout autrement des « actes antisémites, très liés, depuis le déclenchement de la Seconde Intifada, aux péripéties du conflit israélo-palestinien ». Ce rapport reconnaît donc bien la réalité du « nouvel antisémitisme » ; on pourrait, en conséquence, faire ironiquement remarquer à Éric Fassin que cette notion semble être au moins aussi légitime que celle de « racisme systémique ».

Mais ce dernier concept conduit, pour sa part, à une étrange contradiction quand il s’agit de laver Taha Bouhafs de l’accusation de racisme. Rappelons que le texte a été republié sur le blog de l’auteur, peu de temps avant le procès qui a abouti à la condamnation du militant pour avoir traité Linda Kebbab d’ « Arabe de service ». Cette insulte faisait suite à une déclaration de cette porte-parole du syndicat policier Unité SGP FO, contestant que les circonstances de la mort d’Adama Traoré soient comparables à celles de la mort de George Floyd. Taha Bouhafs insinuait ainsi que Linda Kebbab n’aurait été qu’une marionnette aux mains d’un pouvoir blanc, mise sur le devant de la scène pour dissimuler le racisme de la police. On comprend bien que le fait d’avoir à subir ce genre d’insulte constitue, pour une femme arabe, un obstacle à surmonter pour s’engager dans la police et y prendre des responsabilités professionnelles ou syndicales. Si l’on prend au sérieux la justification donnée par Éric Fassin lui-même de la notion de racisme systémique, à savoir qu’il faut prendre en compte l’expérience réelle des personnes « racisées », la conclusion logique serait que la syndicaliste est bel et bien, en l’occurrence, victime de racisme. Les insultes dont les policiers arabes peuvent être la cible, de la part d’autres Arabes, en tant que prétendus traîtres à leur ethnie, font manifestement partie des mécanismes sociaux qui peuvent, en dissuadant de s’y engager, contribuer à la sous-représentation des Arabes dans la police, et donc à son « racisme systémique ».

Il était donc impossible de s’appuyer vraiment sur cette notion pour innocenter Taha Bouhafs, et c’est pourquoi, sans le dire, Éric Fassin change subrepticement sa définition du racisme quand il commente cette affaire. Son argument consiste en effet à dire que l’insulte ne vise pas « tous les Arabes », mais un trait accidentel de certains d’entre eux (être au service d’une institution jugée raciste) ; l’insulte serait donc politique et non raciste. On voit que suivant ce raisonnement, pour être raciste un propos ou un acte doit viser tous les membres d’un groupe ethnique, en raison de leur appartenance même à ce groupe, et non en raison d’un comportement particulier de certains d’entre eux. Un tel critère n’a évidemment rien à voir avec la définition du racisme donnée au début de l’article, à savoir les mécanismes sociaux conduisant à la discrimination de certains groupes ethniques. On pourrait, bien sûr, se dire que, puisqu’il s’agit d’une affaire devant être jugée au tribunal, ce qui compte est le sens que le législateur donne à la notion d’injure à caractère raciste, et non la définition du sociologue. Mais le texte d’Éric Fassin n’invite nullement à faire cette distinction, et présente les choses comme si son explication même du « racisme systémique » ruinait l’accusation de racisme portée contre Taha Bouhafs.

L’incohérence devient plus forte encore si, armé de ce nouveau critère de racisme, on se penche sur d’autres exemples donnés précédemment dans le texte. Comme on peut s’y attendre, l’article ne manque pas de présenter les « lois à répétition visant le voile » comme l’expression d’un racisme d’État. D’après la définition donnée du racisme systémique, cela pourrait encore se comprendre : on pourrait dire, par exemple, que la loi interdisant à une lycéenne de l’enseignement public d’entrer voilée dans son établissement, en s’opposant à une prescription religieuse, crée une difficulté que rencontreront surtout des élèves arabes ou noires, malgré le nombre non négligeable de converties blanches. Bien sûr, on pourrait toutefois s’amuser à renverser le raisonnement, et soutenir que dans une institution qui prétend éduquer les élèves à l’égalité entre hommes et femmes, ce serait faire preuve de racisme systémique que de s’accommoder de la présence du voile : en effet, cela contribuerait à présenter l’égalité comme un privilège de Blanche, tandis qu’il serait normal que des Arabes et des Noires se soumettent à une règle issue de traditions misogynes de l’Antiquité, et justifiée aujourd’hui encore par des discours ouvertement sexistes (que l’on songe aux inénarrables prédicateurs appelant à considérer la femme comme une perle précieuse à protéger, et non comme une marchandise sur un étalage). Mais tâchons maintenant d’appliquer le critère au nom duquel Éric Fassin innocente les insulteurs tels que Taha Bouhafs : une loi comme celle de 2004 ne vise pas toutes les musulmanes, encore moins toutes les Arabes ou toutes les Noires, et elle ne s’en prend qu’à un trait accidentel, pour parler comme l’auteur, de certaines d’entre elles, la décision de se soumettre à une certaine prescription religieuse, décision qui est loin d’être partagée par toutes. Selon ce critère, il faudrait alors conclure que cette loi n’a rien de raciste.

Conclusion

Confusion savamment entretenue entre convention terminologique et controverse sur la nature d’un phénomène, incohérences répétées dans l’usage de la notion de racisme et dans la manière de la définir, zeste de mauvaise foi sur la question de l’antisémitisme : l’article d’Éric Fassin, dont l’auteur a visiblement été suffisamment fier pour le publier deux fois, est particulièrement mauvais. Il constitue un véritable cas d’école, s’il s’agit d’illustrer la façon dont un universitaire peut, quand il vulgarise et milite, nuire à la qualité des débats, au lieu d’éclairer ses lecteurs.

Il n’y a, certes, aucune conclusion à en tirer quant à la qualité de ses travaux académiques, dont ce texte ne fait pas partie. Et il serait hasardeux d’en tirer des conclusions générales sur la notion de racisme systémique, qui ne peut être tenue pour responsable de tout ce que l’on écrit sur elle. La question qui a servi de point de départ à mon examen était de savoir si la confusion que semble véhiculer cette notion, et qui est relevée par Matt Lutz, provient uniquement d’une incompréhension de la part du grand public. Une lecture critique de l’article d’Éric Fassin suggère une autre hypothèse : le mal pourrait venir de la façon même dont les promoteurs les plus experts de la notion en font la publicité. Cette hypothèse ne pourrait être confirmée que par l’examen d’un grand nombre d’autres textes ; je ne peux conclure ici qu’à l’inconsistance de celui que j’ai critiqué.

Notes

1 – Benjamin Straehli est professeur de philosophie au lycée Jean Zay de Jarny (Meurthe-et-Moselle).

2 – Matt Lutz, « The Problem With Systemic Racism” », Persuasion, mis en ligne le 24 janvier 2022, URL : https://www.persuasion.community/p/the-problem-with-systemic-racism (consulté le 29 octobre 2023)

5 – Taha Bouhafs avait qualifié ainsi Linda Kebbab en 2020, sur Twitter, après une déclaration de cette dernière visant à défendre la police. Il a été condamné pour cela en 2021, quelque temps après la publication de l’article d’Eric Fassin.

6 – Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2016, Rapport présenté à Monsieur le Premier Ministre, La documentation Française, 2017, p. 116. Rapport téléchargeable sur le site https://www.cncdh.fr/publications/rapport-2016-sur-la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie, consulté le 29 octobre 2023.

7 – Ibid.

« Le courage de la dissidence » de Bérénice Levet, lu par Samuël Tomei

Depuis plusieurs années un vent lourd souffle d’outre-Atlantique, pénible aux esprits libres. Dans les premières pages de son dernier livre Le Courage de la dissidence (Paris, L’Observatoire, 2022), Bérénice Levet montre en France « une atmosphère toujours plus servilement diversitaire et victimaire ». Une malaria qu’on désigne désormais sous le nom générique de « wokisme », qui a contaminé les institutions culturelles, la plupart des médias, l’université, les grandes entreprises, les partis politiques (ceux de gauche postés à l’avant-garde)… et prend tous les traits d’un totalitarisme mou, d’une religion du Bien pourvue de ses prêtres, de ses croyants, de ses fanatiques et qui donc chasse les hérétiques, récrit l’histoire, déboulonne des statues, remise des tableaux au dépôt, expurge la littérature… contrôle le langage.

La France, nation civique, est-elle en passe de devenir une contrée ethnique ? La régression essentialiste qui fonde l’idéologie en vogue ruine « la possibilité de se quitter, de se décentrer, qui était la noble promesse de l’école » (p. 27) Cette volonté que nous avions de transcender les différences sans les nier s’essouffle au point qu’on parle désormais de « dictature des identités1 ». La mouvance woke « s’attaque à la matrice intellectuelle de notre civilisation, à nos méthodes scientifiques, à notre système de connaissance, à notre conception de l’art » (p. 30), bref, cette américanisation « ne porte pas le fer seulement contre la lettre mais contre l’esprit, l’esprit européen, l’âme européenne » (Id.).

Ces mots, « âme européenne », restent assez étrangers au républicain de gauche, qui, au prétexte d’un anticléricalisme un peu étroit, a cru bon, moderne, d’en débarrasser son vocabulaire (oubliant au passage que Jaurès dont sans cesse il se réclame avec force trémolos était tout sauf un matérialiste fruste2). Ainsi du mot « foi » qui n’aurait pas rebuté les grands républicains qui ne réduisaient pas le réel à la raison raisonnante et qui surtout avaient conscience qu’un pays ne vaut que par la ferveur qu’on met à le grandir. Bérénice Levet juge ainsi que la préservation et la continuation de notre civilisation, fondée sur un humanisme exigeant, commandent détermination et confiance, « c’est-à-dire foi, dans notre propre modèle » (p. 35), foi en ce que nous sommes. On aimerait, écrit-elle, que « la France s’obstinât dans sa singularité, qu’elle demeurât fidèle à une certaine idée d’elle-même » (p. 40).

La nation émiettée

Les facteurs de cette faillite au ralenti (à l’échelle humaine car à celle de l’histoire le phénomène est rapide) sont multiples. Ainsi la construction européenne, fondée sur la dissolution de la nation, présupposée fautrice de guerre, conduit-elle à « l’effacement de ce formidable intermédiaire […] entre l’individu et l’humanité ». (p. 43) La tribalisation de la République3 à laquelle conduit inéluctablement une Europe ethno-régionale a été accentuée par l’adhésion des élites gouvernantes au discours de la repentance, à leur soumission à la tyrannie de minorités vindicatives. L’auteur cite à propos (et à contre-courant) le discours prononcé par Jacques Chirac le 17 juillet 1995 lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’ où, ne se contentant pas de reconnaître – et à raison – les crimes du gouvernement de Vichy, il a incriminé la France, niant par-là l’existence, la légitimité de la France résistante… (p. 47). Ainsi « au fil des années, l’esprit critique, génie et grandeur de l’Occident, tourna à ce que Octavio Paz qualifia de « masochisme moralisateur » ». (p. 45)

Le troc par la gauche, dans les années 1980, du modèle républicain pour l’idéologie diversitaire, avec la sacralisation de l’altérité, l’abandon du social pour le sociétal, n’a pas été la moindre cause de l’affaissement français. L’année 1989 fut à cet égard doublement symbolique, depuis un bicentenaire festif entérinant la fin de la Révolution, théorisée par François Furet4, au point que le processus entamé en 1789 devenait extérieur à la forma mentis de la gauche, jusqu’à la trahison de la laïcité par Lionel Jospin avec l’affaire des voiles islamiques à Creil, malgré le rappel aux principes d’Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler selon lesquels « l’avenir [dirait] si l’année du bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine » (p. 50). L’école est l’objet alors d’un bouleversement (p. 47), les murs porteurs de ce qui subsistait d’instruction publique ont été minés par le pédagogisme à l’œuvre depuis les années 1970. « L’école ne se donne plus pour mission de former des héritiers, au sens dynamique du terme, elle ne désigne plus où sont les trésors. De cette école procèdent ces héritiers sans testament que sont les moins de cinquante ans […] » (p. 47). Les ouvrages désormais abondent sur l’effondrement de l’école et s’il fallait en retenir un, qu’on aurait aimé que l’auteur cite, ce serait De l’école5, de Jean-Claude Milner, publié en 1984, le réquisitoire le plus puissant, et plus actuel que jamais, contre la délégitimation du savoir par ceux qui auraient dû en être les inflexibles garants.

L’écroulement du primaire et du secondaire en appelait mécaniquement un autre, celui du supérieur. Le niveau des étudiants n’est pas seul en cause. La soumission de l’enseignement supérieur et de la recherche aux critères néo-libéraux du processus de Bologne (que Bérénice Levet n’a-t-elle réservé un sort à la matrice des maux du supérieur ?), grâce au tandem Jospin-Allègre, a permis sa wokisation. Or, rappelle l’auteur, c’est par le monde universitaire « que cette idéologie s’est diffusée » dans toute la société. Le rôle et la responsabilité des facultés et des grandes écoles « dans l’oubli de nous-mêmes, est décisif […] » (p. 56)6.

Une double prison

Suit une analyse fine et ferme du wokisme. Bérénice Levet, convoquant maints auteurs, compositeurs, peintres… montre que la religion diversitaire conduit à une double incarcération : enfermement de l’individu dans son moi et dans un présent amnésique.

Réduit à sa race, son genre, ses appétits sexuels, l’individu ne s’appartient plus, il est du groupe auquel on l’assigne. Tout un tas de travaux à prétention savante « encapsulent l’individu dans son moi » (p. 68), un moi haïssable tant qu’il n’est pas déconstruit puis reconstruit pour les besoins de la cause ; « patriarcat, sexisme, racisme systémique, suprématisme blanc sont les nouveaux poumons de Molière, des clefs censées ouvrir toutes les serrures » (p. 65), qui sont autant, l’auteur reprend à son compte l’idée d’Élisabeth Badinter, de « concept[s] obstacle[s] ». Les études diversitaires, dans leur dogmatisme, relèvent de la thèse plutôt que de l’hypothèse. (p. 75). L’individu est de la sorte ramené à l’état de minorité. Cette infantilisation des esprits va de pair avec leur fragilisation, renforcée, maintenue par le primat que le wokisme donne à l’émotion. Criblés de « micro-agressions », « le Noir, la femme, le musulman sont regardés comme de chétives choses incapables d’endurer le choc de la réalité » (p. 94).

En outre, le wokisme réduit l’épaisseur du temps, pratique un méthodique anachronisme, tranche tout ce qui, du passé, n’entre pas dans son lit de Procuste. Interrogé sur les black studies en France, Pap Ndiaye estime qu’elles « secouent un peu le monde français. Les historiens ne peuvent plus distiller le savoir du haut de leur Olympe. Ils doivent répondre aux interpellations de ceux qui luttent pour la reconnaissance des torts faits à leurs ancêtres ». Bérénice Levet ne peut guère que conclure que « ce n’est plus là de l’histoire, c’est de la thérapeutique » (p. 90). Or, écrit-elle si à propos, « il est essentiel de préserver, à l’héritage des siècles, le piquant du fantôme, le mordant du revenant. L’histoire est ainsi émancipatrice en cela qu’elle nous libère de la plus insidieuse des prisons, celle dont les barreaux ne se ressentent pas, la prison du présent » (p. 85). Pour résumer, l’auteur regrette que « d’une civilisation qui éperonnait en chacun la faculté de s’étonner, de s’émerveiller, d’interroger ce réel foisonnant, nous en sommes venus à cette forme racornie d’humanité, vindicative, aimant peu de choses si elle en déteste beaucoup » (p. 97). Et elle cite Alain pour qui le commerce intellectuel avec les morts fait « penser plus haut que soi », tant « l’admiration ne cesse de nous hausser » (p. 101).

La marche ironique du cavalier

Pour s’échapper de ce double enfermement, Bérénice Levet plaide pour le pas de côté – sans qu’il soit jamais question de cesser d’être soi-même –, « subtile dialectique de l’enracinement et de l’émancipation » qui est aux échecs la marche du cavalier. L’auteur reprend le mot d’Albert Thibaudet – un des plus brillants et profonds esprits du premier tiers du XXe siècle, qu’on se réjouit de voir ici cité –, selon qui le génie de la France est celui des contrariétés ; la France, « patrie littéraire, patrie politique, patrie des arts, patrie de la conversation, patrie de la gaieté et de la légèreté, patrie des formes et de la mise en forme », pays où « tout fait signe vers l’art de se quitter, d’emmener son esprit en voyage, d’élargir son être, de l’agrandir ». Ce goût pour le jeu et pour l’écart est une « sorte de basse continue qui traverse les siècles » (p. 106).

L’esprit libre, en mouvement, s’incarne dans l’ironie, « remarquable et redoutable puissance d’ébranlement » (p. 118) (on s’étonne ici de l’absence de Jankélévitch7). Le modèle en est Voltaire, par lequel Bérénice Levet nous invite à faire un détour. L’ironie qui fissure les dogmes – et non la foi –, fait vaciller les pédants. L’auteur loue le traité sur la tolérance du patriarche de Ferney, tolérance considérée non comme un éloge du relativisme mais comme un « consentement au régime de la conversation civique ». Au passage, puisqu’on ne saurait évoquer Voltaire sans son pendant, on ne s’accordera pas avec l’idée que Rousseau voudrait substituer « une innocence primordiale que la civilisation aurait souillée » au péché originel dont l’homme, selon Voltaire, serait dépourvu (p. 123). Et pourquoi opposer le « primitivisme » d’un Rousseau à l’idée que, selon Voltaire, « l’homme ne devient homme qu’en se cultivant et en se poliçant » (p. 124) ? En effet le Genevois plaide également pour la civilisation au chapitre VIII du livre I du Contrat social8. Ajoutons que Rousseau était lui aussi capable d’une fine ironie, comme le montre sa réponse du 10 septembre 1755 à Voltaire qui lui écrivait que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes lui donnait envie de marcher à quatre pattes9.

La dialectique de l’abstraction et de l’incarnation

Bérénice Levet, au terme d’un essai bref et stimulant, au style qui tranche avec tant d’essais seulement bien rédigés, qui fourmille de références (l’auteur a l’art de la citation) boucle la boucle par un vibrant plaidoyer pour une citoyenneté incarnée, pour un patriotisme bien compris. Elle emporte la conviction malgré une tendance à faire de tous les républicains universalistes d’étroits abstracteurs. Elle a en tout cas raison de nous enjoindre de « retremper notre plume dans l’encrier des fondateurs de la IIIe République » (p. 147) qui voulurent forger une école à la fois émancipatrice et humaniste (avec Condorcet) et intégratrice et patriote (on pense bien sûr à Quinet). Mais quitte à aller dans son sens, plus encore que l’emblématique Ferry peint par Mona Ozouf, on invoquera Edgar Quinet, de nouveau, et Ferdinand Buisson, plus que d’autres conscients de la nécessité, pour faire une nation, de faire grandir l’homme en formant le citoyen, et qui plus que d’autres ont su trouver les mots pour dilater les cœurs rabougris par le dogme ou asséchés par l’abstraction seule. Suivant l’auteur, on ira plus loin même que l’intégration, réaffirmant que l’assimilation « se fonde assurément sur l’autonomie des individus » (p. 157), d’individus, faut-il le répéter, auxquels on ne demande pas de se renier mais de hiérarchiser leurs appartenances, de manière qu’il n’y ait pas de conflit de loyauté entre les sphères de l’existence « où il est donné à l’individu d’être plus que soi-même » : la vie politique, la vie religieuse et l’art. (p. 145)

Ainsi doit-on cultiver sa singularité, avoir « le courage de la dissidence » (p. 43), qui n’est pas sans rappeler la figure de l’hérétique, celui qui choisit. Celui en tout cas qui résiste au « forcement des consciences », principale cause de la maladie de la France, selon Sébastien Castellion, dont est publié en 1562 le célèbre Conseil à la France désolée10. L’insurrection des consciences est le seul moyen d’en finir avec la sensiblerie autoritaire, tyrannique, qu’on veut nous imposer.

Notes

1 – Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.

2 – Voir, sur la métaphysique de Jaurès, le remarquablement stimulant ouvrage de Camille Grousselas (Jean Jaurès – Oser l’idéal, Nancy, Arbre bleu, 2020).

3 – Pierre-André Taguieff, La République enlisée – Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Ed. des Syrtes, 2005.

4 – Régis Debray, Que vive la République, Paris, Odile Jacob, 1989.

5 – Jean-Claude Milner, De l’école, Lagrasse, Verdier, 2009 (Le Seuil, 1984).

6 – De ce point de vue, le travail de collecte et d’analyse des informations de l’Observatoire du décolonialisme est édifiant.

7 – Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, Flammarion, 1987 (1964).

8 – « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. » (Rousseau, Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p.60.)

9 – Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 2008 (1969), note 1, p. 266-268 pour la lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755 et p. 156-159 pour la réponse de Rousseau, du 10 septembre 1755.

10 – Sébastien Castellion, Conseil à la France désolée, Genève, Droz, 1967.

« Après la déconstruction » : parution des actes du colloque

Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies (Odile Jacob, 2023), sous la direction d’Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre-Henri Tavoillot, réunit les actes du colloque tenu à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022. Organisé par l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, ce colloque, auquel j’ai participé, s’est attiré avant même sa tenue « un déluge d’insultes et de calomnies »1.

Chacun peut aisément et sereinement prendre connaissance de ce qui s’est dit2, et savourer aussi les dessins de Xavier Gorce qui ponctuent ce volume de 520 pages. On peut en feuilleter les 23 premières pages sur le site de l’éditeur.

Quatrième de couverture :

« La déconstruction est devenue folle. Entreprise jadis salutaire pour dénicher les préjugés et démasquer les illusions, elle a engendré une mode délétère, prétexte d’un nouvel ordre moral, suppôt d’une idéologie qui envahit les savoirs, tétanise la culture et terrorise le débat.
Ce livre réunit les contributions du colloque organisé à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022 par le Collège de Philosophie et l’Observatoire du décolonialisme, avec le soutien du Comité laïcité République. Soixante universitaires et intellectuels de toutes disciplines se mobilisent pour dénoncer les dérives de ce courant et travailler à la reconstruction d’une frontière claire, qui devrait être inviolable, entre la recherche du savant et l’action du militant. »

Liste des contributeurs :

Gilbert Abergel, Florence Bergeaud-Blackler, Sami Biasoni, Andreas Bikfalvi, Jean-Michel Blanquer, Jean-François Braunstein, Pascal Bruckner, Bruno Chaouat, Joseph Ciccolini, Charles Coutel, Jérôme Delaplanche, Éric Deschavanne, Raphaël Doan, Albert Doja, Luc Ferry, Samuel Fitoussi, Alexandre Gady, Xavier Gorce, Yana Grinshpun, Gilles J. Guglielmi, Claude Habib, Hubert Heckmann, Nathalie Heinich, Emmanuelle Hénin, Philippe d’Iribarne, Pierre Jourde, Jacques Julliard, Catherine Kintzler, Sergiu Klainerman, Claire Koç, Marcel Kuntz, Arnaud Lacheret, Claire Laux, Anne-Marie Le Pourhiet, Bérénice Levet, Pierre Manent, Nicolas Meeùs, Bruno Moysan, Rémi Pellet, Pascal Perrineau, Helen Pluckrose, François Rastier, Olivier Rey, Bernard Rougier, Xavier-Laurent Salvador, Dominique Schnapper, Alain Seksig, Jean Szlamowicz, Pierre-André Taguieff, Carole Talon-Hugon, Véronique Taquin, Pierre-Henri Tavoillot, Dania Tchalik, Thibault Tellier, Robert Tombs, Vincent Tournier, Pierre Valentin, Pierre Vermeren, Christophe de Voogd, Tarik Yildiz.

Notes

1 – Avant-propos, p. 1. Voir aussi sur Mezetulle l’article d’André Perrin du 28 janvier 2022 « Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ? » et celui que j’ai publié le 6 février 2022 « À la suite du colloque ‘Après la déconstruction’ ».

2 – Les enregistrements des interventions sont toujours accessibles sur le site de l’Observatoire du décolonialisme.

Déconstruire, dit-elle

Il y a un peu plus d’un an était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture1, colloque que la bonne presse s’était empressée de condamner avant même sa tenue2. Les pourfendeurs de ce mauvais colloque décidèrent d’en organiser un second, un bon, intitulé Qui a peur de la déconstruction ? du 19 au 21 janvier 2023. Pour y faire écho, Anne-Emmanuelle Berger, « professeure émérite d’études de genre » et Denis Kambouchner, professeur émérite de philosophie, ont été les invités de Géraldine Muhlmann, le 27 janvier 2023, à l’émission Avec philosophie sur France Culture3. André Perrin a écouté l’émission.

On se souvient sans doute qu’au début du mois de janvier 2022 était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture, colloque dont la bonne presse n’avait pas attendu qu’il se tînt pour en instruire le procès, le juger et le condamner4. Ainsi, deux jours avant son ouverture, le 5 janvier, Le Monde publiait une tribune dans laquelle 74 universitaires expliquaient « pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier, constitue une caricature de son objet car il conduit à observer pour ne rien voir ». Dans les jours qui suivirent le colloque, trois autres articles du même quotidien validèrent la préscience de nos 74 universitaires : ce que les précurseurs tenaient d’un savoir transcendantal, les suiveurs purent le confirmer d’un savoir empirique. Mais cela ne suffisait pas et les pourfendeurs du mauvais colloque décidèrent d’en organiser un second, un bon, intitulé Qui a peur de la déconstruction ? du 19 au 21 janvier 2023. C’est ce qui vaut à deux d’entre eux, Anne-Emmanuelle Berger, « Professeure émérite d’études de genre » et Denis Kambouchner, professeur émérite de philosophie, d’être les invités de Géraldine Muhlmann, le 27 janvier 2023, à l’émission Avec philosophie sur France Culture.

Celle-ci s’ouvre sur un épisode comique. À peine sa productrice a-t-elle donné la parole à la coorganisatrice du bon colloque que celle-ci sort l’artillerie lourde : « Le syntagme Déconstruire la déconstruction est, en fait, emprunté à Éric Zemmour ». Un peu sonnée, Géraldine Muhlmann, qui n’a manifestement pas l’habitude d’être présentée comme une émule d’Éric Zemmour, réagit : « Il faut que je rectifie parce que je crois que … Déconstruire la déconstruction, c’est le titre de notre émission … »5. Anne-Emmanuelle Berger la rassure en lui disant qu’elle ne doute pas de la pureté de ses intentions, mais cela ne suffit pas et la productrice d’Avec philosophie, visiblement ébranlée, reviendra d’elle-même sur le sujet à la 41e minute en confessant, penaude : « Je ne me souvenais pas du tout que c’était une expression d’Éric Zemmour ». Personne n’aura la cruauté de lui répondre que les grands esprits se rencontrent … Reste à savoir si l’épisode a été utile à Mme Berger : s’est-elle rendu compte que tirer argument contre une expression de ce qu’elle a été utilisée par Zemmour, alors que la même expression l’a été aussi par quelqu’un qui est aux antipodes de Zemmour, c’est faire exploser son argument en plein vol ?6 La suite va montrer que non.

Le pluralisme étant la règle du service public, et celle de France Culture en particulier, Géraldine Muhlmann passe un bref extrait (1 minute) d’une interview de Nathalie Heinich (de 25’12’’ à 26’’12’). La sociologue y expose que, selon une étude publiée par l’Observatoire du décolonialisme7, 50% des intitulés des activités universitaires – colloques, journées d’études, séminaires, ateliers – comportent des termes empruntés au wokisme et que cette vague théorique s’accompagne, sur le plan pratique, de la cancel culture, venue des États-Unis, qui consiste à priver de parole, par des actions militantes, ceux qui ne pensent pas dans cette ligne. La productrice demande alors à Mme Berger de réagir à ce propos :

« Comment réagissez-vous à ce propos de Nathalie Heinich qui suggère que des gens en France n’arriveraient pas à mener leurs travaux parce qu’ils seraient confrontés à une chape de plomb woke ? »

C’est seulement à la fin d’une tirade qui s’étend de 26’32’’ à 32’ qu’Anne-Emmanuelle Berger répond à la question qui lui a été posée et elle le fait dans les termes suivants :

« Moi, je ne suis pas partisane d’ailleurs des opérations coup de poing, si vous voulez, quand elles ont lieu, mais elles sont, je dirais grossies. Moi qui suis en France en Études de genre, je peux vous dire que les études de genre sont bien plus menacées d’être « cancelées », et l’ont été de tout temps et le sont encore, que la grande tradition philosophique ».

Mme Berger nous dit donc d’abord qu’elle n’est pas favorable aux actions violentes de commandos, sans aller toutefois jusqu’à les condamner fermement, ni même mollement ; ensuite que ces actions ont été exagérées par ceux qui en ont été victimes ; enfin que les véritables victimes de la « cancel culture », les plus menacées, ce sont elle et ses semblables, les spécialistes des études de genre. Pour autant, elle ne nous donne pas le moindre exemple des persécutions qu’elle a subies. En 2017, il s’était trouvé 1937 intellectuels « progressistes » pour signer une pétition réclamant que le prix Pétrarque soit retiré à Nathalie Heinich au motif qu’elle serait homophobe et antiféministe. Mme Berger a-t-elle dû supporter une semblable cabale ? Une douzaine d’années plutôt, une pétition de même nature avait été signée pour demander qu’Alain Finkielkraut fût chassé de France Culture ; trois ans plus tard, des centaines d’universitaires demandaient une « enquête approfondie » contre l’historien Sylvain Gouguenheim8 ; en 2014, 230 intellectuels et universitaires appelaient à boycotter les Rendez-Vous de Blois pour protester contre l’invitation faite à Marcel Gauchet d’y prononcer la conférence inaugurale. Quels sont les professeurs d’études de genre qui ont dû subir la même chose, et de la part de qui ? Quels sont les noms des intellectuels « conservateurs » ou « réactionnaires » qui ont pétitionné pour demander leur exclusion de l’université, de la radio, de la télévision ? Où peut-on lire leurs pétitions ? Des activistes ont empêché par la violence que Sylviane Agacinski, accusée elle-aussi d’homophobie, puisse donner une conférence à l’université de Bordeaux, d’autres qu’Alain Finkielkraut puisse le faire à Sciences Po, le linguiste Jean Szlamowicz a été interdit de conférence dans sa propre université, Caroline Eliacheff et Céline Masson ont vu leurs conférences empêchées ou perturbées par la violence à Lille, à l’université de Genève, à Bruxelles où elles ont été injuriées et aspergées d’excréments par des activistes qui les accusaient de « transphobie » : où et quand un spécialiste d’études de genre a-t-il été victime de cette « cancellisation » ? Mme Berger ne nous le dit pas – et pour cause.

Cependant, cette « réponse » à la question de Géraldine Muhlmann a été précédée d’un développement particulièrement instructif dont je résume les trois moments. Le premier prend la forme d’une reductio ad zemmourium :

« Natalie Heinich parle d’idéologie identitaire et, comme je le disais au début de l’émission, le slogan Déconstruire la déconstruction relève justement d’une idéologie identitaire qui est l’idéologie identitaire de la francité, de la rationalité française pure, encore une fois l’expression vient de Zemmour ».

Dans un second temps, Mme Berger explique que la déconstruction est combattue comme « le parti de l’étranger ». Elle est vue, ce qui est paradoxal, comme venant des États-Unis. Aux États-Unis, dans les années 90, un procès avait déjà été fait à ladite déconstruction par des médias conservateurs qui lui attribuaient l’origine de ce qu’on appelait alors non pas le wokisme, mais la political correctness. Autrement dit, Nathalie Heinich reproduit un discours qui vient de l’étranger, d’un de « ces étrangers honnis », en l’occurrence l’Amérique.

Plusieurs arguments se télescopent étrangement dans ce passage confus. Nathalie Heinich ayant rappelé que la cancel culture est d’origine américaine, ce qui est difficilement contestable, et des médias conservateurs américains ayant attribué à la déconstruction l’origine du wokisme, la sociologue est à la fois convaincue d’antiaméricanisme, puisqu’elle n’aime pas la cancel culture, et de philoaméricanisme, puisqu’elle reproduit un discours américain, mais, semble-t-il, dans une version conservatrice, pour ne pas dire « trumpiste ». Cependant, la xénophobie de Nathalie Heinich et de ses semblables ne s’arrête pas à la haine de l’Amérique, elle va beaucoup plus loin comme le montre le troisième moment de l’argumentaire qui vaut la peine, lui, d’être reproduit textuellement :

« Dans La pensée 68, donc, l’ouvrage commis par Luc Ferry et Alain Renaut, il est question là encore des origines étrangères de cette pensée contemporaine décriée, du nietzschéisme de Foucault, du heideggerianisme de Derrida, du freudisme de Lacan, du marxisme de Bourdieu, autrement dit tous ces Allemands ou ces Juifs allemands qui font revenir le spectre de 68 et, vous le savez, la figure iconique de 68, c’était Dany Cohn-Bendit, justement un Juif allemand etc. À cela s’ajoute à mon avis, et c’est pour cela qu’on a fait de la déconstruction encore une fois la super figure de cet hôte indésirable, de ce virus étranger qui attaque le corps propre, s’ajoute à tout cela le fait que Derrida, même si on ne le dit pas directement, est un penseur qui vient de ladite périphérie, c’est-à-dire d’Algérie, qui est juif, etc., et qui donc porte sur lui en quelque sorte toutes les marques d’un étranger ».

Dans l’ouvrage de Ferry et Renaut, les chapitres consacrés aux penseurs qui ont, selon ses auteurs, inspiré la « pensée 68 » s’intitulent : Le nietzschéisme français (Foucault), L’heideggerianisme français (Derrida), Le marxisme français (Bourdieu) et Le freudisme français (Lacan). Ainsi, rappeler dans le titre d’un chapitre que Derrida a été un grand lecteur de Heidegger ou que le psychanalyste Lacan a subi l’influence du fondateur de la psychanalyse, qui était lui aussi « Allemand », cela revient à dénoncer le parti de l’étranger et c’est faire preuve de germanophobie. C’est en quelque sorte se comporter comme Mélenchon lorsqu’il tweete à l’intention d’Angela Merkel : « Maul zu, Frau Merkel ! »9 ou lorsque sur son blog, il traite la députée européenne Ingeborg Grässle de « caricature de boche de bande dessinée »10. Mais c’est bien pire encore car, parmi ces Allemands, il y a des Juifs, des Juifs allemands qui ont préparé mai 68 et dont le rejeton iconique est Daniel Cohn-Bendit, lui aussi Juif allemand, comme par hasard ! Tout s’explique ! Ferry et Renaut ne sont pas seulement germanophobes, ils sont antisémites. Et puis, cerise sur le gâteau, Derrida est lui-même un Juif qui vient d’Algérie, un Juif séfarade. La preuve n’est-elle pas rapportée que ceux qui critiquent sa philosophie de la déconstruction sont des xénophobes, anti-arabes et antisémites ?

Personne ne songe à faire observer à Mme Berger qu’Éric Zemmour a en commun avec Jacques Derrida d’être un Juif originaire d’Algérie et de lui demander si, au fond, ce n’est pas cela qu’on lui reproche, « même si on ne le dit pas directement ».

Rendons justice à Denis Kambouchner. Après la diatribe de Mme Berger, il prend la parole pour dire que, tout hostile qu’il est au livre de Ferry et Renaut, il n’y a rien trouvé ni contre l’Étranger, ni contre le Juif. Il faut remercier Denis Kambouchner d’avoir sauvé l’honneur. Mais il faut aussi remercier Anne-Emmanuelle Berger de nous avoir donné une aussi belle illustration de la nature, de la méthode et des vertus de cette pensée déconstructrice dont elle fait la promotion et dont elle est une des plus éminentes représentantes.

Notes

1 – [NdE] Les Actes de ce colloque sont actuellement en voie de publication. On peut écouter l’intégralité des enregistrements sur le site de l’Observatoire du colonialisme et des dérives identitaires : https://decolonialisme.fr/les-conferences-du-colloque-que-reconstruire-apres-la-deconstruction-les-enregistrements/

4 – [NdE] Voir les références notes précédentes.

5 – [NdE] Effectivement, le titre de l’émission a changé comme on peut le constater sur le site de France Culture (voir le lien note 3).

6 – On pourrait penser à la réfutation socratique par l’argument  et oppositum (cf. Victor Goldschmidt Les Dialogues de Platon). Mais Mme Berger n’est manifestement pas lectrice de Platon : à 45’18’’, elle fait remonter à Kant le refus de la doxa et de l’argument d’autorité …

7 – Xavier-Laurent Salvador, Jean Szlamowicz, Andrea Bikfalvi, « Le décolonialisme, c’est 50,4% » https://decolonialisme.fr?p=3590 .

8 – [NdE] voir sur le site d’archives « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs » http://www.mezetulle.net/article-le-medieviste-et-les-nouveaux-inquisiteurs-par-a-perrin-30483836.html repris par André Perrin dans Scènes de la vie intellectuelle en France, Paris : Toucan, 2016 https://www.mezetulle.fr/parution-livre-dandre-perrin-scenes-de-vie-intellectuelle-france/ .

9 – Le 7 décembre 2014.

10 – Le 8 décembre 2014.

Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ?

Sur le dénigrement du colloque « Après la déconstruction ». Le retournement victimaire

Le colloque Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture (Sorbonne 7 et 8 janvier 2022)1 est l’objet d’une campagne de dénigrement qui a commencé avant même sa tenue et qui se poursuit encore aujourd’hui. André Perrin s’interroge plus particulièrement sur la qualification de « maccarthysme soft »2. Il se trouve pourtant qu’aucun des intervenants n’a appelé à censurer qui que ce soit et que, en revanche, deux d’entre eux sont visés par de tels appels. « Et si le maccarthysme consiste à dénoncer des adversaires pour qu’ils soient chassés de leur poste, privés d’emploi, traduits devant les tribunaux et réduits au silence, alors oui, un certain maccarthysme existe en France ». La liste, fort longue et pourtant incomplète, que dresse André Perrin de ces dénonciations et obstructions resterait comique si elle n’illustrait pas l’usage de plus en plus répandu et inquiétant du procédé de retournement victimaire3 . Sont accusés de « maccarthysme » ceux qui précisément en sont les victimes.

Avant le colloque : juger et condamner ce qui n’a pas encore eu lieu

Les 7 et 8 janvier 2022 était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture. La bonne presse n’avait pas attendu qu’il se tînt pour le juger et le condamner. Libération avait publié le 17 décembre 2021 et le 5 janvier 2022 deux articles venimeux destinés à dire tout le mal qu’il fallait en penser. Du haut de son magistère, le journaliste Simon Blin s’y employait, sans rire, à enseigner aux universitaires renommés invités à y intervenir que chez Derrida la déconstruction « ne signifie pas qu’il faut tout démolir ». Le Monde n’était pas en reste qui, après avoir publié le 28 décembre une tribune défendant la culture « woke », publiait le 5 janvier, deux jours donc avant l’ouverture du colloque, un texte signé par 74 universitaires expliquant « pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier, constitue une caricature de son objet car il conduit à observer pour ne rien voir ».

Vous vous demandez peut-être comment on peut savoir qu’un colloque qui n’a pas encore eu lieu a raté son objectif ? Quelle naïveté ! C’est comme si vous exigiez d’un critique de cinéma qu’il aille voir un film avant d’en rendre compte dans les colonnes du Monde : ne suffit-il pas pour ce faire de connaître son titre, son sujet, le nom du réalisateur et celui des acteurs ? Nos universitaires sont beaucoup plus malins que vous ne l’imaginez. Certains d’entre eux en avaient fourni la preuve, il y a une petite quinzaine d’années, en allant réclamer à la directrice de la collection « L’univers historique » aux éditions du Seuil un exemplaire d’un livre de Sylvain Gouguenheim contre lequel ils avaient déjà signé et publié un manifeste4.

Après le colloque : on vous l’avait bien dit !

On ne s’étonnera donc pas que les autres articles publiés par Le Monde après le colloque, celui de Soazig Le Nevé le 8 janvier, celui de François Dubet le 10 janvier et celui de Jacob Rogozinski le 23 janvier aient confirmé la préscience de nos 74 universitaires. Tenons-nous en à la tribune de François Dubet intitulée « Le colloque organisé à la Sorbonne contre le ‘wokisme’ relève d’un maccarthysme soft », d’abord sur trois ou quatre points de détail, puis sur l’essentiel. Ce colloque, nous dit Dubet, a mobilisé à côté d’honorables conférenciers auxquels ils se sont mêlés, « les réseaux de l’extrême-droite ». Quels réseaux ? Sous quelle forme ont-ils été présents au colloque ? Par qui et comment ont-ils été mobilisés ? Quand et comment se sont-ils manifestés ? Les lecteurs du Monde ne le sauront évidemment pas, et pour cause ! Dubet impute ensuite à Mathieu Bock-Côté des « diatribes à la limite du racisme ».

Si les mots avaient encore un sens, on comprendrait que ce qui est « à la limite du racisme » n’a pas franchi cette limite et n’est donc pas raciste. Mais ce qu’il faut voir ici, c’est que ce genre d’astuce rhétorique permet de traiter subliminalement quelqu’un de raciste sans risquer de se voir sommé d’en apporter la preuve devant les tribunaux et sans s’exposer à être condamné pour diffamation, ce qui est habile à défaut d’être courageux. Dubet suggère encore que si Zemmour n’avait pas été mobilisé par sa campagne électorale, il aurait été invité au colloque en sa qualité d’« historien » (probablement pour y prononcer un éloge du Maréchal Pétain devant une Dominique Schnapper admirative …). On touche là au comble du grotesque.

La quasi-totalité des intervenants de ce colloque étaient des universitaires réputés dont le prestige et les titres académiques n’avaient rien à envier – c’est peu dire – à ceux de M. Dubet, ex-spécialiste de sciences de l’éducation à l’université de Bordeaux. Seule une des douze tables-rondes a été ouverte, en qualité de « témoins », à des personnalités qui n’étaient pas invitées en tant qu’universitaires, même si elles n’étaient pas totalement étrangères à l’université, en l’occurrence Mathieu Bock-Côté qui n’est pas seulement éditorialiste, mais docteur en sociologie, discipline qu’il enseigne à l’université de Montréal, et Pascal Bruckner, romancier, essayiste, membre de l’académie Goncourt, mais aussi docteur en philosophie. Rien à voir donc avec Zemmour, simple journaliste amateur d’histoire. Enfin Dubet écrit : « Comment penser que c’est à l’État de dire quels sont les courants de pensée acceptables et ceux qui ne le seraient pas ? », attribuant ainsi cette proposition à ses adversaires pour justifier l’accusation de « maccarthysme ». Là, il est démenti par un autre article du Monde qui rapporte correctement ce qui a été dit au colloque sur ce sujet. Je cite Soazig Le Nevé : « La sociologue Nathalie Heinich réclame « un meilleur contrôle scientifique des productions fortement politisées ». Ce qu’elle réclame, ce n’est donc pas un contrôle politique des productions scientifiques, mais exactement le contraire : un contrôle scientifique de productions politisées.

Qu’est-ce qu’un « maccarthysme soft » ?

Venons-en maintenant à l’essentiel : l’accusation de maccarthysme, ou plus précisément de « maccarthysme soft ». Remarquons d’abord que l’adjonction de soft à maccarthysme relève d’une duplicité rhétorique analogue à celle du « à la limite du racisme » : elle permet d’utiliser des gros mots et de lancer des accusations invraisemblablement outrancières en toute impunité. Les CRS sont ainsi des SS soft et une mère de famille excédée qui donne une claque à un gamin insupportable pourrait être convaincue de nazisme light : la malchance de Jean Moulin, c’est d’être tombé sur des nazis un peu moins light ou un peu moins soft que les autres. Qu’est-ce en effet que le maccarthysme ? En période de guerre froide aux États-Unis, pendant deux ans, des commissions parlementaires ont enquêté sur des activités anti-américaines imputées à des communistes ou sympathisants communistes, réels ou supposés. Des fonctionnaires ont été écartés, des artistes inquiétés, parfois inculpés, condamnés et incarcérés et certains, privés d’emploi, durent s’exiler comme Bertolt Brecht, Charlie Chaplin ou encore Orson Welles. Quel rapport avec notre colloque ? Non seulement aucun intervenant n’a appelé à boycotter ou à censurer qui que ce soit, mais aucun nom d’un universitaire français vivant n’a été prononcé : il s’agissait de combattre le « wokisme », c’est-à-dire une idéologie, non de dénoncer des individus.

En revanche, il y avait parmi les intervenants du colloque deux personnes qui ont été récemment victimes de ce que Dubet appelle le maccarthysme soft : Jean Szlamowicz et Vincent Tournier.

Professeur de linguistique à l’université de Bourgogne, Jean Szlamowicz devait donner le 10 décembre 2019, dans sa propre université, une conférence intitulée « L’écriture inclusive à l’épreuve de la grammaire ». Des activistes ont menacé de l’empêcher par la violence et le directeur de l’UFR l’a interdite en précisant à Szlamowicz que ses collègues ne souhaitaient pas qu’il puisse s’exprimer, ce en quoi il les approuvait.

Quant à Vincent Tournier, maître de conférences de sciences politiques à l’IEP de Grenoble, il s’était opposé, comme son collègue Klaus Kinzler, professeur agrégé d’allemand, à l’usage du concept d’islamophobie, trop souvent utilisé pour interdire toute approche critique de l’islam. Cela leur avait valu des affiches placardées à l’entrée de Sciences Po où ils étaient traités d’islamophobes et de fascistes. Les activistes étudiants avaient été confortés par des professeurs de l’IEP, en particulier Gilles Bastin, professeur de sociologie, qui a rédigé un tweet déplorant que la « liberté d’expression » permette à « deux hommes blancs non musulmans » de contester la pertinence du concept d’islamophobie. Un rapport de 55 pages de l’Inspection générale de l’éducation et de la recherche avait pointé la responsabilité des activistes d’extrême-gauche et préconisé des sanctions à leur encontre. Traduits devant un conseil de discipline, ils ont tous été relaxés. En revanche, Klaus Kinzler s’était vu interdire par la directrice de l’lEP de Grenoble de s’exprimer dans les médias sur ce qui se passe dans cet établissement. Pour avoir enfreint cette interdiction, il vient d’être suspendu par ladite directrice et va être traduit devant un conseil de discipline.

Le retournement victimaire. Inventaire et contre-inventaire

Ainsi François Dubet accuse de maccarthysme ceux qui en sont précisément les victimes, mais sans donner le moindre exemple d’un acte de type maccarthyste dont ces victimes auraient été elles-mêmes coupables. Si le maccarthysme consiste à dénoncer des adversaires pour qu’ils soient chassés de leur poste, privés d’emploi, traduits devant les tribunaux et réduits au silence, alors oui, un certain maccarthysme existe en France et, à la différence de François Dubet, je suis, moi, en mesure d’en donner des exemples.

Inventaire

  • Le 25 mai 2002, une belle brochette d’intellectuels publiait dans Le Monde une tribune dans laquelle on pouvait lire : « les propos de Renaud Camus sont des opinions criminelles qui n’ont comme telles pas le droit à l’expression ».
  • En juin 2005, un collectif d’Antillais conduit par Claude Ribbe déposait une plainte pour tenter de faire condamner par la justice l’historien Olivier Grenouilleau.
  • Le 8 décembre 2005, une soixantaine d’intellectuels, dont une vingtaine d’universitaires, adressaient une lettre au directeur de France Culture pour demander qu’Alain Finkielkraut soit chassé de son émission Répliques.
  • Au printemps 2008, des centaines d’universitaires signaient des pétitions pour dénoncer le médiéviste Sylvain Gouguenheim, demander une « enquête approfondie » contre lui et tenter de ruiner sa carrière universitaire.
  • Le 26 novembre 2008, c’est le sociologue Michel Wieviorka (avec qui François Dubet a écrit plusieurs livres) qui signait une tribune dans Télérama pour demander que Zemmour soit interdit de plateau sur Arte et poursuivi devant les tribunaux.
  • En 2012, ce sont 116 universitaires et écrivains qui contresignèrent une tribune d’Annie Ernaux pour demander – et obtenir – que Richard Millet soit chassé du comité de lecture de Gallimard.
  • En juillet 2014, il se trouva 229 intellectuels pour contresigner une tribune de Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis appelant à boycotter les Rencontres de Blois afin de protester contre l’invitation faite à Marcel Gauchet d’y prononcer la conférence inaugurale.
  • En 2018 le collectif Décoloniser les arts a tenté d’empêcher Ariane Mnouchkine et son théâtre du Soleil de représenter le spectacle Kanata en l’accusant d’« appropriation culturelle ».
  • En mars 2019, une représentation des Suppliantes d’Eschyle qui devait avoir lieu à la Sorbonne est empêchée par la violence par des militants du CRAN et d’autres associations au motif de « blackface ».
  • Le 23 avril 2019, une conférence d’Alain Finkielkraut à Sciences Po est empêchée par une milice prétendument antiraciste et ne pourra être tenue, plus tard, que sous protection policière.
  • Le 24 octobre, c’est une conférence de Sylviane Agacinski à l’université de Bordeaux qui doit être annulée sous la menace d’activistes qui l’accusent d’être une « homophobe notoire ».
  • Un mois plus tard, une formation sur la prévention de la radicalisation qui devait être animée les 21 et 22 novembre à l’université de Paris I a été annulée par le président à la demande de plusieurs universitaires qui accusaient le formateur, Mohamed Sifaoui, journaliste algérien condamné à mort par les islamistes et vivant en France sous protection policière, d’être un « islamophobe ».

N’en jetez plus, la coupe est pleine, direz-vous. Non, elle n’est pas pleine, il y a encore bien d’autres exemples, mais je ne voudrais pas lasser le lecteur. L’important est ceci : dans tous ces cas, les maccarthystes soft (ou hard, c’est selon) se réclament de la pensée « progressiste », c’est-à-dire de la mouvance intellectuelle dans laquelle s’inscrit M. Dubet.

Contre-inventaire

F. Dubet peut-il citer une seule pétition dans laquelle les organisateurs et conférenciers du colloque auraient appelé à chasser de son poste un de ces intellectuels qui usent eux-mêmes de ce procédé à l’endroit de ceux qu’ils qualifient de « réactionnaires » ? Non, il ne le peut pas parce que ce n’est jamais, absolument jamais, arrivé. Peut-il nous donner l’exemple d’une conférence de l’un d’entre eux empêchée par la violence ?

  • Clémentine Autain, dont la légitimité « scientifique » n’est pourtant pas plus assurée que celle d’Éric Zemmour, a pu donner des conférences à l’université de Paris-Tolbiac et à celle de Poitiers sans subir le sort réservé à Alain Finkielkraut ou à Sylviane Agacinski.
  • Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences à l’université de Tours qui s’est illustrée en déclarant qu’un homme blanc « ne peut pas avoir raison contre une Noire et une Arabe » n’a jamais vu ses interventions publiques perturbées par des hommes blancs.
  • En 2017, Geoffroy de Lagasnerie a réuni près de 2000 signataires pour réclamer qu’on retire à Nathalie Heinich le prix Pétrarque qui venait de lui être attribué : est-ce qu’un seul des universitaires qui se sont associés à cette entreprise a lui-même fait l’objet d’une semblable cabale de la part de ses adversaires ?
  • Alain Badiou, apologiste de la révolution culturelle chinoise et thuriféraire des Khmers rouges, a pu dire froidement que « si réellement il s’agit de fonder un nouveau monde, alors le prix à payer par l’ancien monde, fût-ce en nombre de morts ou quantité de souffrance, est une question relativement secondaire »5 ; il n’a été ni boycotté, ni ostracisé, ni stigmatisé. Aucun intellectuel « réactionnaire » n’a demandé son exclusion des médias au motif que ses propos seraient « des opinions criminelles qui n’ont comme telles pas le droit à l’expression ». Il est au contraire toujours accueilli aimablement, voire obséquieusement, par les journalistes du service public. Et il est fort courtoisement traité par les « maccarthystes soft » de M. Dubet : Marcel Gauchet et Pierre Manent ont, l’un et l’autre, accepté de débattre avec lui. Quant à Alain Finkielkraut, il l’a reçu à de multiples reprises à Répliques et a même publié avec lui un livre d’entretiens avant de se voir rejeté de façon insultante dans une lettre ouverte.

Alors où est la tolérance ? Où est l’intolérance ? Et où est le maccarthysme ?

Notes

1 – [NdE] Colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires et par le Comité Laïcité-République les 7-8 janvier 2022 à la Sorbonne. On peut écouter l’intégralité des interventions sur le site de l’Observatoire… https://decolonialisme.fr/?p=6517

2 – « Le colloque organisé à la Sorbonne contre le ‘wokisme’ relève d’un maccarthysme soft », tribune de François Dubet, Le Monde 10 janvier 2022 https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/10/francois-dubet-le-colloque-organise-a-la-sorbonne-contre-le-wokisme-releve-d-un-maccarthysme-soft_6108891_3232.html

3 – [NdE] Procédé par lequel on accuse la victime d’être coupable et où l’accusateur se présente lui-même comme victime. L’exemple-type est « l’argument du violeur » (la victime violée est accusée de provocation, et le coupable se justifie en tant que victime de cette provocation). Voir sur ce site l’exemple de l’accusation de blasphème  : https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/

4 – [NdE] Voir l’article d’André Perrin « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs » sur le site d’archives mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-le-medieviste-et-les-nouveaux-inquisiteurs-par-a-perrin-30483836.html , texte repris dans son livre Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat, Paris : éd. du Toucan, 2016 https://www.mezetulle.fr/parution-livre-dandre-perrin-scenes-de-vie-intellectuelle-france/ .

5 – « Beyond Formalization » entretien avec Peter Hallward et Bruno Bosteels du 2 juillet 2002, dans Angelaki 8:2 (2003), p. 111-136. Repris en annexe dans Bruno Bosteels Badiou and Politics, Duke University Press, 2011, p. 338 et suiv. ; le passage cité se trouve p. 339 : « If it is really a matter of founding a new world, then the price paid by the old world, even in the number of deaths or the quantity of suffering, becomes a relatively secondary question ».

Faut-il brûler les livres ? Tour d’horizon d’une nouvelle ère de la censure (par Jean-Yves Mollier)

Jean-Yves Mollier1 propose une réflexion documentée sur les résurgences de la censure un peu partout dans le monde. Après en avoir rappelé les sources au début du XXe siècle et quelques développements ultérieurs, il évoque les ravages provoqués par les sensitivity readers, et plus généralement les effets négatifs du communautarisme et de la cancel culture. Il analyse ce faisant l’émergence d’une prétendue progressive censorship, conséquence du mouvement Political correctness et examine l’affaire « Présumés innocents » survenue à Bordeaux en 2000. En conclusion, ce tour d’horizon insiste sur la capacité des réseaux sociaux à lyncher symboliquement ceux qui sortent des sentiers battus.

Vers les sources d’un courant dévastateur

Au soir du 6 mars 2020, il y a un an, l’annulation par Hachette Book Group de la publication des Mémoires de Woody Allen aux États-Unis était applaudie et célébrée comme une immense victoire du côté des mouvements féministes américains. Pourtant, cette date pourrait bientôt apparaître comme le sinistre début d’une nouvelle ère de censure pire que celles qui l’ont précédée2. Si l’on fait abstraction, en effet, de l’accusation d’abus sexuel formulée par l’ex-fille adoptive du cinéaste, Dylan Farrow, et si l’on accorde à l’auteur de Manhattan et d’Annie Hall la présomption d’innocence à laquelle a droit, en démocratie, tout accusé non encore jugé et condamné, la décision du géant du livre prend un autre relief. Le communiqué de presse de Hachette Book Group est d’ailleurs révélateur du climat délétère qui a entouré cette affaire de censure : « La décision d’annuler le livre de M. Allen a été difficile », a déclaré Sophie Cottrell, la porte-parole de HBG, ajoutant ces paroles lourdes de signification : « Ces derniers jours, la direction de Hachette Book Group a eu de longues discussions avec le personnel et d’autres personnes. Après avoir écouté, nous sommes arrivés à la conclusion que maintenir la publication n’était pas faisable pour HBG »3. La veille, quelques dizaines d’employés du groupe d’édition avaient manifesté à Boston et à New York devant le siège de leurs entreprises, notamment Grand Central Publishing, l’éditeur à qui Woody Allen avait confié le manuscrit de Apropos of Nothing. Épousant la cause de Dylan Farrow qui venait de retirer à son éditeur Brown, une autre filiale de Hachette Book Group, le soin de la publier, ces employés sont donc parvenus à transformer un leader de l’édition mondiale en une sorte de Ponce Pilate moderne se lavant les mains des jugements imposés par des censeurs en colère rêvant de lapider ou de crucifier l’objet de leur vindicte.

Faute d’avoir réfléchi aux conséquences qui découleront inéluctablement de leur décision, les dirigeants américains du groupe Lagardère Publishing ont pris le risque d’ouvrir les vannes d’un courant aussi dévastateur que celui qui, en juillet 1939, conduisit la France à adopter le Code de la famille. Pour la première fois dans l’histoire du droit français, les associations se voyaient en effet autorisées par ce train de décrets-lois signés par Édouard Daladier à porter plainte contre tous ceux qui leur semblaient attenter aux mœurs ou à la morale ordinaire. Depuis le début des années 1920, l’abbé Bethléem avait fait de la lutte pour assainir les rues son cheval de bataille et, après avoir obtenu le ralliement en rase campagne du radical Édouard Herriot à Lyon et du socialiste Roger Salengro à Lille4, il avait obligé la Librairie Hachette à céder à ses mises en demeure concernant les kiosques à journaux et l’exposition à la vue des passants des couvertures des revues légères. Le 15 septembre 1933, la Revue des Lectures annonçait triomphalement à ses abonnés que sa bête noire venait d’adresser à ses 80 000 dépositaires une circulaire les invitant à faire le ménage dans les publications exposées à l’air libre5. L’application du Code de la famille fut retardée à cause de la guerre, mais, aux lendemains de la Libération, la Commission spéciale consultative du livre devait s’acharner sur l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes en 1947 et le faire condamner trois ans plus tard6. Outre Boris Vian, traîné dans la boue par les militants du Cartel d’action morale et sociale, plusieurs libraires furent victimes de la colère des nouveaux inquisiteurs, les groupes de pression mobilisés pour les mettre au pas. À Rouen comme à Lille, ils durent retirer les livres incriminés de leurs vitrines pour éviter la destruction de leurs magasins ou la mise au pilori symbolique qu’entraînaient ces cortèges qui auraient comblé de joie le sénateur Béranger et l’abbé Bethléem.

De l’abbé Bethléem à Marie-Claude Monchaux

Romans à lire et romans à proscrire avait connu onze éditions, entre 1904 et 1932 et 140 000 exemplaires de ce best-seller de la censure des livres avaient été vendus dans le monde avant 1940. Oublié après la Deuxième Guerre mondiale et encore davantage après la suppression par Paul VI de l’Index librorum prohibitorum en 1966, l’abbé Bethléem eut pourtant des successeurs et, pour s’en tenir à la France, c’est l’UNI, un mouvement universitaire d’extrême droite, qui fit la publicité du livre de Marie-Claude Monchaux, Écrits pour nuire, en 19857. Cette campagne pour le réarmement moral de la France devait donner à Charles Pasqua, ministre d’un gouvernement de cohabitation dirigé par Jacques Chirac, l’idée d’organiser en 1987 à la mairie du VIIIe arrondissement de Paris une « Exposition de l’horrible » qui n’était pas sans rappeler l’exposition des nazis sur l’art dégénéré de 19378. Heureusement réservée aux amis du zélé ministre de l’Intérieur et non ouverte au grand public, cette manifestation d’un nouvel ordre moral répondait aux demandes d’un électorat conservateur qu’avait galvanisé la victoire de la droite parlementaire aux élections législatives de 1986. La réélection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1988 mit fin provisoirement aux velléités des courants les plus réactionnaires du RPR, mais la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, mise en place au ministère de la Justice par la loi de juillet 1949 sur les publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, prit le relais. Alors que depuis sa création elle avait sanctuarisé en quelque sorte les romans pour la jeunesse, considérant qu’ils relevaient de la seule critique littéraire et donc des revues spécialisées, elle se mit à attaquer les éditeurs et en son sein ce furent les représentants des scouts de France qui se firent les plus agressifs envers L’École des Loisirs, Thierry Magnier ou même, parfois, les catholiques éditions Bayard9.

Si les deux présidences de Jacques Chirac ne se signalèrent pas par une recrudescence des cas de censure, c’est Nicolas Sarkozy, son ministre de l’Intérieur, qui intervint directement auprès du PDG des éditions First en novembre 2005 afin d’éviter la publication d’un livre sur son épouse Cécilia, avec laquelle il était alors en délicatesse10. En avril 2007, en pleine campagne pour l’élection présidentielle, il devait récidiver afin d’empêcher la publication aux éditions Michalon d’un livre le concernant directement. Cette biographie en forme d’enquête due à la plume d’un magistrat indépendant, Serge Portelli, ne put paraître que chez L’Harmattan où elle ne fit l’objet que de quelques commentaires, cet éditeur étant en général boudé par les journalistes. Encore peut-on se féliciter que ce livre, Nicolas Sarkozy, une République sous contrôle, ait vu le jour, tant les obstacles les plus divers avaient été dressés sur la route du vice-président du tribunal de grande instance de la Seine qui avait dû se résoudre à le mettre en ligne avant qu’un éditeur ne consente à le faire imprimer11. En 2014 enfin, c’est le secrétaire général de l’UMP Jean-François Copé qui s’illustra en attaquant les auteurs de Tous à poil, Claire Franek et Marc Daniau, accusés de vouloir corrompre la jeunesse. Victimes de leur succès et de l’inclusion de leur album pour enfants dans la liste conseillée aux écoles primaires dans l’académie de Grenoble, les auteurs ne comprirent rien à une campagne qui les dépassait et qui visait à replacer l’UMP, étrillée lors de l’élection présidentielle de 2012, en tête du combat pour la police des mœurs que lui disputait le Front national12.

En maintes circonstances, la force des mouvements mainstream a été utilisée par les défenseurs de l’ordre existant comme un bélier pour tenter de revenir sur des lois dont ils n’avaient pu empêcher la promulgation, telle la loi Veil sur l’avortement en 1975, et d’imposer des formes de censure destinées à protéger telle ou telle catégorie de la population. « La Manif pour tous », mouvement fondé en 2012 en France pour tenter d’empêcher le vote de la loi autorisant le mariage des homosexuels, est dans toutes les mémoires, et ses porte-parole se sont de nouveau exprimés lors de la discussion de la loi sur la procréation médicale assistée (PMA) en 2020. Dans d’autres pays, l’Argentine, la Pologne ou l’Irlande par exemple, des mouvements comparables essaient de retarder le vote de mesures libérales en matière d’avortement ou de contrôle des naissances, ou de revenir sur des législations mises en place avant la vague portée aux États-Unis par les Tea Parties.

Depuis la première campagne de Barack Obama pour parvenir à la Maison Blanche en 2008, ils n’ont cessé de s’opposer à tout ce qui gravite autour du Parti démocrate, et dans de nombreux États conservateurs on a assisté à la naissance d’actions tendant à faire interdire les livres de J.K. Rowling dans les écoles et les bibliothèques13, Harry Potter apparaissant à ces nouveaux inquisiteurs comme un dangereux avatar des sorcières qui furent brûlées à Salem en 1692. Certes les associations de lutte contre les diverses formes de censure qui frappent les livres sont nombreuses outre-Atlantique, tels l’American Library Association ou la National Coalition Against Censorship, et elles ne manquent pas de se porter en justice chaque fois qu’elles le jugent nécessaire, mais ces attaques renouvelées depuis dix ans ont préparé le terrain pour un nouvel ordre moral adapté au XXIe siècle. Ainsi s’est progressivement mise en place ce qu’on appelle aux États-Unis la Cancel Culture ou Call-out Culture, une sorte de tentative de mise au pas de ceux qui s’écartent des normes admises dans un groupe et, par extension, une véritable stratégie de « l’annulation » ou de la réduction au silence de ceux qui refusent de marcher au pas. Nombre d’observateurs ont relevé comme un fait très significatif de ce point de vue la présence de Donald Trump à la March for Life organisée le 20 janvier 2020 à Washington14. Pour la première fois, un président américain a en effet cru bon de participer à cette manifestation et d’y tenir un discours inspiré par les chrétiens évangéliques les plus opposés au droit des femmes à disposer librement de leur corps15, le soutien à des Églises reconnues dans le pays étant un signe puissant adressé à la fraction de l’électorat la plus sensible à leur idéologie.

L’émergence des sensitivity readers

Face à la montée en puissance d’organisations censées défendre les droits des minorités au respect de leurs différences, le communautarisme s’est renforcé ces dernières années un peu partout dans le monde. Aux États-Unis, même si la Cour suprême a refusé de les suivre jusqu’au bout de leurs prétentions, les partisans du créationnisme ne cessent de harceler les tribunaux et les parlements de certains États, tel le Texas ou le Kansas, où l’obligation d’enseigner l’intelligent design à côté de la théorie de Darwin est un véritable camouflet au développement de la culture scientifique. Ailleurs, c’est au nom de la lutte contre le racisme et du principe du N-word (le mot tabou) défendu par la NAACP, la National Association for the Advancement of Colored People, que l’on exige de faire disparaître des nouvelles éditions de Huckleberry Finn les innombrables niggers qui émaillent ce grand roman antiraciste. De même, en Europe, on a vu certains inquisiteurs exiger que Tintin au Congo ne soit réédité qu’à la condition d’être accompagné d’une préface condamnant explicitement cette expression d’un colonialisme dégradant. Et, plus récemment encore, c’est le roman d’Agatha Christie le plus célèbre, Dix petits nègres, qui est devenu Ils étaient dix, son éditeur francophone ayant totalement oublié la revendication d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor pour qui la négritude faisait partie intégrante de leur identité16.

Comme en la matière le pire est toujours à venir, des mouvements féministes anglais et catalans s’en sont pris ces dernières années, avec l’appui de leurs homologues suisses, à La Belle au bois dormant. Dans le premier cas, jugeant le baiser du héros masculin « non consenti », les associations catalanes ont fait retirer en 2019 ce conte de fées des écoles maternelles, le réservant dans un deuxième temps aux enfants de plus de six ans, considérés comme capables à cet âge de comprendre qu’un baiser doit toujours être précédé d’un accord entre les deux parties. Dans une bande dessinée décapante publiée deux ans auparavant et intitulée Nonconsensual Sleeping Beauty, le dessinateur américain Chris Allison (Toonhole) s’était amusé à montrer le squelette de la Belle au bois dormant finalement maintenue dans son cercueil de verre par le prince. Refusant de déposer le baiser salvateur après s’être écrié : « Wait, this wouldn’t be consensual »17, le héros, converti aux modernes théories du baiser consenti, avait passé son chemin, enfourché son destrier et abandonné à son sort l’héroïne qui n’en demandait sûrement pas tant !

Poursuivant dans la voie du respect absolu des droits des minorités, les mouvements qui s’en prennent aujourd’hui à l’écriture de Mark Twain, de Margaret Mitchell ou à celle de J.D. Salinger, voire de Toni Morrison à qui ils reprochent l’usage de termes dépréciatifs isolés de leur contexte historique, ignorent probablement qu’ils empruntent la voie suivie au milieu des années 1960 par les gardes rouges chinois qui firent retirer les œuvres de Balzac et de Stendhal des bibliothèques universitaires où elles étaient disponibles. Considérés comme petits-bourgeois et réactionnaires, ces deux auteurs et bien d’autres écrivains classiques avaient suscité la colère de jeunes « révolutionnaires » dont on sait aujourd’hui à quel point ils étaient manipulés18. Refusant de suivre Georg Lukacs dans sa lecture marxiste de Balzac, ils affirmaient, au nom du Petit Livre rouge, que seule « la pensée Mao Tse Toung » était capable de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, provoquant des ravages dans les fonds des bibliothèques du pays. D’une certaine façon, les partisans du mouvement des sensitivity readers qui obligent les éditeurs américains à faire relire par des cabinets d’avocats les manuscrits en instance de publication pour vérifier si telle communauté, afro-américaine, hispanique, juive, arabe, gay, lesbienne, n’y est pas maltraitée ou n’est pas l’objet de réflexions blessantes, agissent de manière assez semblable19. Utilisant le concept d’appropriation culturelle apparu au Canada puis aux États-Unis, mais en le déformant, certains mouvements vont encore plus loin et prétendent réserver aux seuls Africains le droit de parler de la traite négrière, aux Juifs de la Shoah ou aux prisonniers du Goulag celui de décrire l’univers concentrationnaire dans lequel ils ont vécu20. Ainsi le blues devrait-il être réservé aux descendants des esclaves venus d’Afrique en Amérique, et chacun ne pourrait plus parler que des problèmes concernant le groupe humain dans lequel les hasards de la destinée l’ont fait naître si l’on suivait ces nouveaux inquisiteurs. On a d’ailleurs vu récemment la traductrice néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld, prix « International Booker » en 2020, renoncer à traduire dans sa langue maternelle l’œuvre de la poétesse américaine Amanda Gorman révélée lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden. Blanche et dénoncée comme moins apte que d’autres traductrices à rendre compte des poèmes d’une auteure afro-américaine, elle s’est retirée en publiant un étrange communiqué dans lequel elle déclare qu’elle « comprend les gens qui se sentent blessés » par le choix de l’éditeur Meulenhoff. En réalité, elle a cédé à une campagne de presse déclenchée par Janice Deul, une journaliste noire parfaitement représentative de la puissance des sensitivity readers en Europe comme aux États-Unis20b.

Comme on le voit, la censure qui s’est toujours appuyée, non sur des règles précises mais sur la coutume, la croyance, la tradition, l’opinion du plus grand nombre21, et qui préfère l’ombre à la lumière, s’est considérablement renforcée ces dernières années par le biais de ces sensitivity readers qui, sous prétexte qu’ils comprendraient et défendraient mieux que personne la sensibilité à fleur de peau des minorités, ont pris le pouvoir dans un monde de l’édition de plus en plus judiciarisé. Il va de soi que si ce système de défense des opprimés avait existé au XXe siècle, le poète haïtien Jacques Roumain n’aurait jamais été autorisé à lire en public son poème intitulé Sales nègres qui est pourtant un des cris de révolte les plus puissants qui aient jamais été écrits22. Quant à Langston Hughes ou à René Crevel, voire Louis Aragon et la plupart des surréalistes, ils auraient été dénoncés comme des écrivains complaisants à l’égard des préjugés raciaux qu’ils mettaient en scène pour mieux les subvertir et les dénoncer23. On l’a vu avec le mauvais procès intenté à Huckleberry Finn et au retrait des expressions datées qui sont présentes dans le récit mais sans lesquelles on ne comprend plus rien aux rapports intercommunautaires dans le bassin du Mississippi au XIXe siècle, c’est avec de bons sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature, comme le rappelait André Gide à François Mauriac en 192924. Et c’est avec les pires intentions, du point de vue de la moralité ordinaire, que l’on peut écrire des œuvres qui font date dans l’histoire de la littérature, comme le montrent Les Cent Vingt Journées de Sodome ou La Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade, et tant d’œuvres jugées pornographiques ou blasphématoires lors de leur publication mais qui ont fini par s’imposer. La Beat Generation aux États-Unis, Jean Genet, Violette Leduc ou Pierre Guyotat en France, ont d’abord fait l’objet d’une réprobation assez générale avant de se transformer en classiques. L’entrée de l’auteur de Tonnerre de Brest et de Notre-Dame des fleurs dans la « Bibliothèque de la Pléiade » où il est désormais imprimé sur « papier Bible » est une sorte de revanche symbolique assez ironique sur toutes les censures imposées par les moralistes qui tentaient d’interdire la représentation des Paravents lors de sa création au théâtre de l’Odéon en 1961.

D’Anastasie à la progressive censorship

Le personnage de « Madame Anastasie », apparu sous la plume et le crayon du caricaturiste André Gill en juillet 1874, présentait l’avantage d’afficher ses intentions aux yeux de tous. Ses lunettes de myope, ses difficultés auditives et son énorme paire de ciseaux annonçaient clairement sa volonté castratrice, ce qui explique qu’il ait fait rapidement le tour de la planète. De la même façon, les autodafés de livres organisés par les nazis à Berlin en 1933, à Barcelone et Madrid par les troupes du général Franco en 1939 ou à Santiago du Chili par les sbires de Pinochet en 1973 ne cherchaient pas à se dissimuler et se contentaient de dire haut et fort que le fascisme était incompatible avec la liberté d’expression. Le colloque organisé à Paris en 2014 pour confronter les diverses formes prises par la censure dans le monde du XIXe au XXIe siècle en a souligné la diversité, mais le dessin de couverture du volume qui en est issu, avec un personnage bâillonné très expressif25, résume en quelque sorte ce qui est commun aux diverses formes de censure. Aucun État n’a échappé à la tentation, en cas de crise ou de guerre notamment, d’imposer à ses citoyens de sérieuses limitations à la liberté d’expression et les deux guerres mondiales du XXe siècle en ont offert de multiples exemples. En France, c’est pour se moquer du « bourrage de crâne » de la grande presse que Le Canard enchaîné a vu le jour en 191526, et même si certaines études remettent partiellement en cause l’influence de la censure officielle sur le comportement des lecteurs en 1914-191827, le débat fit rage après-guerre sur la responsabilité des journalistes et des écrivains, tel Maurice Barrès, le « rossignol du carnage »28, dans le développement de la propagande chauvine29.

Le XXIe siècle ne devait pas se montrer plus avare que le précédent en matière de restriction des libertés publiques et le vote du Patriot Act en 2001, au lendemain de la destruction des Twin Towers à New York, souleva l’indignation des bibliothécaires américains qui dans bien des cas refusèrent d’obéir au FBI leur enjoignant de communiquer la liste des livres empruntés par des lecteurs suspects aux yeux de la police30. L’American Library Association, la National Coalition Against Censorship, PENAmerican Center et d’autres organisations dénoncèrent cette loi liberticide et, encore davantage, le Homeland Security Act de 2002 et le Foreign Intelligence Surveillance Act de 2007, qui permettent d’inculper ou de faire condamner les lanceurs d’alertes publiant des documents considérés comme essentiels à la défense du pays. La Chine, avec la généralisation à l’ensemble de la société en 2020 du système du « crédit social », semble vouloir battre tous les records dans le contrôle absolu des moindres faits et gestes de sa population, transformant les anticipations de George Orwell dans 1984 en simple utopie plutôt qu’en une sinistre dystopie. Fondé sur l’enregistrement du comportement de l’individu depuis la crèche et l’école primaire jusqu’à l’entreprise dans laquelle il est employé en passant par la caserne, le club sportif et la moindre association fréquentée pendant un temps plus ou moins long, ce système a surtout été commenté en Occident sous l’une des formes qui a frappé l’imagination des journalistes, celle du « contrôle facial » dont il n’est pourtant que l’un des aspects. Ailleurs, au Proche-Orient, la répression des « printemps arabes » a mis très vite un terme à la liberté qui avait régné au lendemain du renversement des dictatures tunisienne, égyptienne et libyenne, et en Inde, pays autrefois cité en exemple pour sa capacité à laisser s’exprimer les opinions les plus diverses, le gouvernement actuel limite de plus en plus les libertés des individus. Avec la Russie de Vladimir Poutine, la Hongrie de Viktor Orban et la Pologne d’Andrzej Duda qui ne brillent pas par leur volonté de laisser s’exprimer les voix contestant le pouvoir en place, la liste des pays qui utilisent volontiers le bâillon de la censure ne cesse de s’allonger.

Au moins aussi perverse apparaît la notion de progressive censorship qui est une conséquence du développement du mouvement baptisé Political correctness (PC) ayant entraîné un déploiement très rapide de formes inédites d’autocensure aux États-Unis puis en Europe. Alors qu’il s’agissait au départ d’inviter chacun à s’interroger sur les survivances d’inégalités ancrées dans l’inconscient du langage, et d’adopter une attitude plus respectueuse des différences qui existent entre les individus, ce mouvement d’opinion s’est vite mué en un formidable levier de censure visant à réprimer toute forme de déviance par rapport aux normes qui dominent l’opinion. L’omniprésence des réseaux sociaux dans l’espace nord-américain a contribué au resserrement des filets de l’idéologie dominante et l’on a vu naître cet étrange concept de progressive censorship, une contradiction dans les termes ou un non-sens absolu, mais une réalité bien visible dans les procès intentés a posteriori aux œuvres censées véhiculer des stéréotypes dépassés. La réécriture des grands romans de la littérature mondiale, le retrait des contes de fées des bibliothèques des écoles maternelles, et dernièrement la suppression du chapitre concernant Mahomet d’une traduction de L’Enfer de Dante en néerlandais31 se situent dans le droit fil de ces campagnes de « rectification de la pensée » qui rappellent la Chine des gardes rouges encensée en son temps par Pierre Victor (Benny Lévy)32 et les leaders de la Gauche prolétarienne soutenus par Jean-Paul Sartre, Roland Barthes, Michel Foucault et Philippe Sollers, dans un bel élan d’enthousiasme communicatif33. Tous ces intellectuels s’empressèrent d’oublier leur adhésion aux projets du Grand Timonier quand ils comprirent ce qui se cachait derrière le slogan de « révolution culturelle », mais leur rejet du communisme chinois correspondit surtout au ralliement de l’opinion publique à une vision critique de ce qui se passait dans ce pays. Simon Leys (le sinologue belge Pierre Ryckmans), auteur du livre Les Habits neufs du président Mao : chronique de la Révolution culturelle34, eut des mots très durs envers ces chantres d’une révolution qui masquait une tentative de reprise du pouvoir par Mao Zedong et Zu Enlai et qui fit des centaines de milliers de victimes, mais il fut l’objet à l’époque d’un véritable lynchage médiatique de la part de ses détracteurs.

Au-delà des polémiques qui firent rage dans les années 1970-1980, c’est la force du courant dominant, le mainstream propre à chaque époque, qui pose problème car c’est lui qui condamne les opposants au silence comme on l’a vu dans l’affaire « Présumés innocents ». Bien oubliée aujourd’hui, elle est pourtant très représentative de la puissance des associations familiales dans un pays tel que la France. Au départ de ce qui allait se transformer en abominable marathon judiciaire pour ses commissaires, il s’agissait d’une exposition organisée à Bordeaux en 2000 au Musée d’art contemporain, portant sur « L’art contemporain et l’enfance ». Pour les trois organisateurs, Marie-Laure Bernadac, Stéphanie Trembley et Henry-Claude Cousseau, le fait de montrer des œuvres violentes, qu’il s’agisse de dessins, de peintures, de photographies, de vidéos ou de sculptures d’Annette Messager, de Christian Boltanski, de Robert Mapplethorpe ou de Louise Bourgeois, n’émanait nullement d’une volonté de provoquer le public, mais au contraire de l’inviter à une réflexion sur l’évolution de nos sociétés dans la seconde moitié du XXe siècle. Or, à quelques jours de la fin de cette exposition, une association catholique, « La Mouette », porta plainte, arguant que des enfants avaient été mis en contact avec des œuvres obscènes, ce qui était pure invention puisqu’un contrôle sévère interdisait aux mineurs l’accès de la salle réservée aux adultes35. Agréée au départ par le maire de Bordeaux Alain Juppé qui se désolidarisa ensuite des organisateurs sans chercher toutefois à empêcher la tenue de l’événement, cette exposition devait révéler la capacité des associations à censurer une manifestation artistique. Sous prétexte qu’une œuvre et une vidéo pouvaient être interprétées comme favorables à la pédophilie, l’association de protection de l’enfance bafouée dite « La Mouette » et un père de famille portèrent plainte et, comme l’exposition avait été démontée, c’est en s’appuyant sur le seul témoignage du catalogue que deux juges d’instruction bordelais allaient s’acharner contre les commissaires.

Mis en examen en 2006 et renvoyés en correctionnelle contre l’avis du parquet, les trois organisateurs devront attendre 2011 pour que la Cour de cassation suive l’arrêt de la cour d’appel intervenu l’année précédente et les lave de toute accusation injurieuse. Toutefois, leur carrière et leur honneur avaient été gravement atteints, et le Code de la famille avait démontré une nouvelle fois sa formidable faculté de nuisance en permettant à des associations malveillantes de flétrir publiquement ceux qui ne pensaient pas comme elles. Au-delà de l’affaire « Présumés innocents », c’est l’autocensure des milieux artistiques qui était visée, l’affaire Marc Dutroux ayant provoqué un véritable séisme dans l’opinion publique à partir du mois d’août 1996, date à laquelle son arrestation en Belgique avait provoqué la révélation de ses crimes36. Deux ans plus tard, en adoptant la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 « relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs », la France introduisait dans son Code pénal les dispositions les plus dures du Child Pornography Prevention Act américain promulgué en 1996, mais déclaré inconstitutionnel par la Cour suprême le 16 avril 2002. Avec ce texte de loi qui abandonnait aux juges la définition de la pornographie37, on en revenait aux errements de la législation britannique concernant la répression de l’obscénité adoptée en 1857 et au Comstock Act états-unien de 187338. Le procureur Pinard qui avait sanctionné Baudelaire et Eugène Sue en 1857, tout en essayant de faire condamner Flaubert, pouvait être satisfait39. Il venait de trouver, au début du XXIe siècle dans la ville dont Jacques Chaban-Delmas fut longtemps le maire, des successeurs dignes de reprendre sa lutte contre l’indépendance de l’art et la liberté des créateurs.

Des autodafés anciens aux lynchages médiatiques modernes

Pour continuer à lire ses auteurs favoris tout en observant officiellement les règles qu’imposait le courant dominant de l’opinion au début du XIXe siècle, un notaire du Cher s’était fait confectionner un faux missel contenant les chansons de Béranger qu’il affectionnait40. Les jésuites qui organisaient des autodafés de livres depuis le début de la Restauration dans l’Ouest et dans le Midi avaient suscité des vocations un peu partout dans le pays et, tandis qu’on mariait collectivement les couples qui avaient fraudé les lois de l’Église entre 1792 et 181441, il valait mieux se rendre à la messe chaque dimanche matin si l’on voulait éviter d’être mis au ban de la société. Avec le mouvement political correctness qui s’est développé aux États-Unis dans les années 1980, la pression morale qui s’exerce sur les individus n’est pas moins pesante que celle qui régnait à l’époque où l’on pendait les sorcières de la petite ville de Salem dans le Massachusetts. Claire Bruyère a ainsi relevé le fait que nombre de grandes entreprises d’édition avaient dû élaborer de véritables sensitivity guidelines contenant « des instructions sur les façons de ménager les susceptibilités » des diverses communautés utilisant leurs manuels scolaires dans le pays42. Certes, la peine de mort n’est plus appliquée aux récalcitrants et à ceux qui, comme le Georges Brassens de la chanson La mauvaise réputation, ne suivent pas les chemins ordinaires, mais l’opprobre public et le lynchage médiatique font des ravages sur les réseaux sociaux, comme l’a révélé en janvier 2020 l’appel au meurtre de la jeune Mila, coupable d’avoir insulté l’islam, alors même qu’elle répondait à ses détracteurs qui avaient dénoncé son homosexualité au nom de leurs préjugés religieux43. Que la Garde des sceaux ait, dans un premier temps, considéré que la lycéenne de seize ans avait « blasphémé », alors que cette notion n’existe plus en droit français, en dit long sur le poids d’Instagram, de Facebook et des autres réseaux prétendument « sociaux » dont aucun ne laisserait aujourd’hui s’exprimer Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré s’ils étaient encore de ce monde.

S’ils ont été en mesure de faire trébucher une juriste de haut niveau, incapable de retrouver ses esprits face aux caméras de télévision et aux micros des radios, c’est probablement parce que l’intéressée, Nicole Belloubet, membre du Conseil constitutionnel de 2013 à 2017, était victime d’une pression médiatique qui lui fit oublier tout ce qu’elle avait appris et enseigné dans les facultés de droit depuis cinquante ans. Sa rectification embarrassée, dans laquelle elle reconnaissait que la jeune Mila n’avait pas blasphémé, confirme la menace que font régner ces nouveaux médias sur la liberté des individus et nous ramène à cette décision prise par Hachette Book Group de ne pas publier les Mémoires de Woody Allen. Alors qu’il eût été aisé de rappeler à l’opinion qu’aucun éditeur strictement commercial ne s’engage personnellement derrière les propos de la multitude d’auteurs qu’il publie, et que le seul critère qui doive déterminer ses choix est la qualité de l’œuvre publiée, le numéro trois mondial de l’édition de littérature générale préféra renoncer et céder aux pressions des censeurs. Sans doute le poids des mouvements féministes américains fut-il déterminant en la matière, de même que celui né de la protestation légitime des actrices qui ont rallié le mouvement #MeToo en 2017 après la plainte déposée par la comédienne Alyssa Milano contre le producteur de cinéma Harvey Weinstein. Condamné à vingt-trois années de prison pour viol et agression sexuelle en mars 2020, au moment où Woody Allen allait publier ses Mémoires et où Roman Polanski était l’objet d’une violente campagne de dénigrement parce qu’il venait d’obtenir le César du meilleur réalisateur, le PDG de The Weinstein Company a entraîné dans sa chute les deux artistes qui font l’objet de plaintes ou d’accusations similaires.

Toutefois, et la différence est de taille, si Weinstein a bel et bien avoué et reconnu les faits à la barre du tribunal qui l’a condamné, les deux autres font l’objet de procédures contradictoires qui devraient leur permettre de bénéficier jusqu’à leur éventuel passage devant une juridiction pénale de la présomption d’innocence inscrite dans les codes de toutes les démocraties. Que l’on ait essayé d’empêcher Woody Allen de publier Apropos of Nothing et que certaines militantes aient osé dénier à Roman Polanski le droit de réaliser le film intitulé J’accuse soulève de multiples interrogations sur notre époque et son refus d’accepter qu’un individu sorte des sentiers battus. Si l’on n’en est pas encore tout à fait à brûler les livres de ceux qui assument le fait d’aimer les films de Woody Allen et ceux de Roman Polanski indépendamment de tout jugement sur leur vie privée, leur orientation et leur comportement sexuels, du moins est-on revenu très loin en arrière par rapport au climat de liberté des années 1970-1980. C’est lui qui avait permis à Gérard Oury de tourner Rabbi Jacob en 1973, aux Monty Python La Vie de Brian en 1979 et à Jean-Pierre Mocky de réaliser Le Miraculé en 1987 et Il gèle en enfer en 1990. Il est vrai que pour ce dernier film, les associations catholiques parvinrent à faire retirer les affiches où l’on distinguait nettement le sexe des anges femelles en bas résille, et celui des anges mâles à leur forme imposante44. Habitué des protestations de l’épiscopat français, le réalisateur n’en continua pas moins à produire et à réaliser des films jusqu’à sa mort, les acteurs continuant à voir en lui une sorte d’anarchiste épicurien45.

La tentation est grande, en ce début de XXIe siècle qui semble se définir par un présentisme volontairement oublieux de l’Histoire, d’interpréter le passé à la lumière des normes en usage aujourd’hui. Lorsqu’on lisait, en s’en délectant, le chapitre 13 de Gargantua qui fit découvrir à son père Grandgousier la merveilleuse intelligence de son fils qui le poussait à se « torcher le cul » de cent et une manières, on savait bien que le roman devait être lu en fonction de son époque. Il en est de même de Huckleberry Finn, de Ulysse qui fit hurler les ligues de moralité lors de sa publication, ou des œuvres de Henry Miller Tropic of Capricorn, Tropic of Cancer ou Sexus, du Journal d’un voleur de Jean Genet et de Ravages de Violette Leduc. Si le rôle et l’action de l’écrivain Céline pendant la Deuxième Guerre mondiale ont été, à juste titre, l’objet de critiques très vives de la part des résistants, nul n’a songé à demander, avec le retrait de ses trois pamphlets antisémites, l’interdiction de ses romans et du Voyage au bout de la nuit en particulier46. Aujourd’hui, les temps ont changé et les courants dominant l’opinion exigent, avec la lapidation de l’homme qui est l’objet de leurs attaques, la destruction de ses œuvres. Faudra-t-il alors brûler les livres de Montherlant et ceux des écrivains, nombreux, qui ont écrit des horreurs sur les femmes ? Que dire, de ce point de vue, des 6 786 pages du Journal littéraire de Paul Léautaud47, l’un des grands romanciers misogynes du XXe siècle, sinon qu’elles soulèvent parfois le cœur de qui a le courage de les lire en continu, mais faut-il les réduire en cendres avec celles de son ami Marcel Jouhandeau dont les portraits de sa compagne, Élise, sont écrits au vitriol ? Et convient-il de retirer de nouveau le marquis de Sade des bibliothèques publiques en lui adjoignant Léopold von Sacher-Masoch pour faire bonne mesure ? Kafka avait sans doute répondu à ces interrogations en demandant à son ami Max Brod de détruire ses manuscrits et, davantage encore, en écrivant La Métamorphose, Le Procès et Le Château, trois fictions dans lesquelles l’accusé est, d’avance, condamné à périr sans jamais pouvoir faire entendre sa voix devant ses juges…

Notes

1– Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris Saclay/Versailles Saint-Quentin, Jean-Yves Mollier a écrit de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire du livre, de l’édition, de la lecture et de la censure. Les plus récents : Interdiction de publier. La censure d’hier à aujourd’hui (Joinville-le-Pont, Double ponctuation, 2020) ; Une histoire des libraires et de la librairie depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours (Arles, éditions de l’Imprimerie nationale/Actes Sud, 2021).

2– Après deux semaines de polémique, Woody Allen a cependant trouvé un éditeur aux États-Unis, Arcade Publishing, pour la version en anglais de ses Mémoires, et un autre, Stock, filiale de Hachette, pour la traduction en français.

3 – AFP, 6 mars 2020.

4– Jean-Yves Mollier, La Mise au pas des écrivains. L’impossible mission de l’abbé Bethléem au XXe siècle, Paris, Fayard, 2014, p. 233-238.

5– J.-Y. Mollier, Ibid., p. 277-282.

6 – Anne Urbain-Archer, L’Encadrement des publications érotiques en France (1920-1970), Paris, Classiques Garnier, 2019.

7– « Ne les laissez pas lire ! Censure dans les livres pour enfants », Revue de la Bibliothèque nationale de France n° 60/2020.

8 – J.-Y. Mollier, Interdiction de publier. La censure d’hier à aujourd’hui, Paris, Double ponctuation, 2020, p. 100-110.

9 – Bernard Joubert, « Littérature jeunesse et Commission de surveillance », in Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 60/2020, p. 94-105.

10 – Voir la première page du Parisien daté du 18 novembre 2005 avec ce titre accrocheur imprimé en gros caractères : « L’incroyable histoire d’un livre interdit. Nicolas au secours de Cécilia », et J.-Y. Mollier, Où va le livre ? Édition 2007-2008, Paris, La dispute, 2007, p. 123, note 50.

11– J.-Y. Mollier, « Les tentations de la censure : entre l’État et le marché », Où va le livre ? Édition 2007-2008, op. cit., p. 123-124.

12– J.-Y. Mollier, Interdiction de publier…, op. cit., p. 105-106.

13 – Claire Bruyère, « États-Unis, XXe et XXIe siècles : quelles censures ? », Les censures dans le monde. XIXe-XXIe siècles, Rennes, PUR, 2016, p. 189-198.

14 – Organisée tous les ans à la date la plus proche du 22 janvier, en référence à l’arrêt « Roe versus Wade » rendu par la Cour suprême le 22 janvier 1973 et légalisant l’interruption volontaire de grossesse sur toute l’étendue du territoire des États-Unis, cette manifestation semble aujourd’hui en mesure d’imposer le retour en arrière qu’elle réclame. En effet, la nomination d’Amy Coney Barrett, la troisième juge nommée par Donald Trump fin septembre 2020, fait craindre de nouvelles attaques contre le droit à l’avortement reconnu en 1973. Toutefois, rien ne prouve que les juges de la Cour suprême s’attaqueront frontalement au nouveau président élu Joe Biden.

15 – Après avoir publié les trois volumes de sa trilogie, La Femme en chemin : La Garçonne, Le Compagnon et Le Couple, l’écrivain Victor Margueritte, rayé des matricules de la Légion d’honneur à la mise en vente du premier titre, devait publier, en 1927, Ton corps est à toi, premier volume de la trilogie intitulée Vers le bonheur. Violemment condamné par l’abbé Bethléem, la Fédération nationale catholique et l’ensemble des mouvements catholiques féminins, ce roman traduit assez bien l’essor du mouvement d’émancipation des femmes françaises au début des années 1920, ce que confirme le rejet qu’il provoqua dans les secteurs les plus conservateurs de l’opinion.

16 – Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal [1939], rééd., Paris, Présence africaine, 1956, et Léopold Sédar Senghor, Négritude et humanisme, Paris, Éditions du Seuil, 1964.

17 – BD reproduite in J.-Y. Mollier, Interdiction de publier, op. cit., p. 80.

18 – Simon Leys, Les Habits neufs du président Mao. Chronique de la Révolution culturelle, Paris, Champ Libre, 1971.

19 – C. Bruyère, article cité, et Emmanuel Pierrat, L’Auteur, ses droits et ses devoirs, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », ch. XII.

20 – Jérôme Blanchet-Gravel, La Face cachée du multiculturalisme, Paris, Éditions du Cerf, 2018.

20b – La presse a largement fait état de l’affaire. Voir par exemple Ahmed Mahdi « Polémique Amanda Gorman : ce que traduire veut dire« , The Conversation du 7 avril 2021.

21–  Maxime Dury, La Censure : la prédication silencieuse, Paris, Publisud, 1985.

22 – Publié en volume après sa mort dans le recueil intitulé Bois d’ébène en 1945, ce poème, qui appelle les « sales nègres », les « sales juifs », les « sales arabes », et les « sales prolétaires » à s’unir, est reproduit in Jacques Roumain, La Montagne ensorcelée, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1972, p. 241-247.

23 – Voir Sophie Leclercq, La Rançon du colonialisme. Les surréalistes face aux mythes de la France coloniale (1919-1962), Paris, Les Presses du réel, 2010.

24 – André Gide et François Mauriac, Correspondance, Paris, Gallimard, 1971, p. 77. Gide ajoutait : « La vôtre est excellente, cher Mauriac », ce qui ne rassura sans doute pas son interlocuteur.

25 – Laurent Martin (dir), Les Censures dans le monde. XIXe-XXIe siècle, Rennes, PUR, 2016.

26 – Laurent Martin, Le Canard enchaîné. Histoire d’un journal satirique. 1915-2000, Paris, Flammarion, 2001.

27– Olivier Forcade, La Censure en France pendant la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2016.

28 – Romain Rolland, Journal des années de guerre, Paris, Albin Michel, 1952, p. 131. C’est en référence aux articles de Barrès publiés dans L’Écho de Paris dès 1914 que réagit Romain Rolland, l’un des initiateurs de la « Déclaration d’indépendance de l’esprit » publiée dans L’Humanité du 26 juin 1919 et à laquelle Le Figaro devait opposer, le 19 juillet suivant, le manifeste intitulé « Pour un parti de l’intelligence » ; cf. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, Paris, Fayard, 1990, p. 41-42.

29 – Jean-Yves Mollier, « 1914-1918. La mobilisation des intellectuels au service de la guerre », Melbourne, French History and Civilization, vol. 6 (2015), p. 240-252.

30 – Claire Bruyère, « Interdit d’interdire ? Paradoxes étatsuniens », Ethnologie française, 2006/I, p. 35-43.

31ActuaLité du 25 mars 2021.

32 – Pour deux portraits contrastés et antithétiques de Benny Lévy, voir Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux, Paris, Gallimard, 1981, et Olivier Rollin, Tigre de papier, Paris, Seuil, 2002.

33 – Ces intellectuels français avaient suivi des itinéraires très variés, mais ils subirent un attrait similaire pour la « Grande Révolution culturelle » au moment où la Chine remplaçait l’Union soviétique dans l’imaginaire antiimpérialiste.

34 – Publié chez Champ Libre à Paris en 1971, ce livre déclencha un flot d’insultes et de propos calomnieux contre l’auteur accusé d’être un agent de la CIA formé à Hong Kong.

35 – David Lefranc, « L’art affolant. Qu’est-ce qu’une œuvre pornographique ? », Juris art, mars 2015, n° 22, p. 18-21.

36 – Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie. XIXe-XXIe siècle, Paris, Fayard, 2014.

37 – David Lefranc, article cité, p. 2.

38 – C. Bruyère, « Interdit d’interdire ? Paradoxes étatsuniens », article cité, p. 35-38.

39 – Yvan Leclerc, Crimes écrits. La littérature en procès au XIXe siècle, Paris, Plon, 1991.

40 – Anecdote confiée par Jean Gaulmier, éminent spécialiste de Renan et de la Vie de Jésus, qui possédait dans sa bibliothèque le faux missel de son grand-père.

41– Sur les mariages forcés au début de la Restauration voir J.-Y. Mollier, Louis Hachette (1800-1864). Le fondateur d’un empire, Paris, Fayard, 1999, p. 85-90.

42 – C. Bruyère, « Interdit d’interdire ? Paradoxes étatsuniens », article cité, p. 36-37.

43 – Adrien Mathoux, « Mila, 16 ans, menacée de mort pour avoir critiqué l’islam », Marianne, 22 janvier 2020. Le journaliste rappelle que c’est pour avoir arboré ostensiblement le drapeau LGBT sur son site que la lycéenne a été insultée par un autre lycéen se réclamant de l’islam. Elle n’était donc nullement à l’origine de la polémique religieuse qui s’ensuivit.
[NdE] Voir sur Mezetulle le dossier consacré à la question du « délit de blasphème » et à « l’affaire Mila » https://www.mezetulle.fr/sur-lexpression-droit-au-blaspheme-dossier-sur-la-liberte-dexpression/

44 – J.-Y. Mollier, Interdiction de publier, op. cit., p. 55-57.

45 – [NdE] Voir aussi Jeanne Favret-Saada, Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphème et cinéma 1965-1968, Paris, Fayard, 2017. https://www.mezetulle.fr/les-sensibilites-religieuses-blessees-de-j-favret-saada/

46 – Leur mise à la disposition du public canadien, en 2018, a permis de reposer la question d’une édition française accompagnée, comme celle de Mein Kampf, d’un appareil critique permettant au lecteur moderne de replacer ces textes dans leur époque.

47 – Paul Léautaud, Journal littéraire, Paris, Mercure de France, 1986, 3 vol.+ un Index.

« Une blanche vaut deux noires », typographie et musique

Comment peut-on oser écrire « Une blanche vaut deux noires » ? En ouvrant le parapluie des règles de la typographie ! Car la formule scandaleuse, visant des personnes, mettrait des majuscules aux deux substantifs. La minuscule n’est cependant pas réservée aux adjectifs : un substantif peut la prendre et désigner alors deux figures de la notation musicale dans leurs rapports de durée. Eh bien, cela est mal vu et devrait bientôt disparaître.

Un article en libre accès sur le site de Diapason nous apprend en effet que « Des professeurs d’Oxford qualifient la notation musicale de « colonialiste » » et trouvent que l’ensemble des programmes de musique offre trop de complicités avec la « suprématie blanche ». Un grand mouvement de purification se prépare, visant la « musique européenne blanche ». Du balai, Guillaume de Machaut et Schubert, valsez !

Et la notation musicale, faisant partie d’un « système de représentation colonialiste », ne sera pas épargnée. Il va y avoir du travail, car si « une blanche vaut deux noires », on n’oublie pas non plus que « une ronde vaut deux blanches ». Et pour le point placé après une note, voici ma modeste contribution : il ne faut plus dire qu’il augmente cette note de la moitié de sa valeur, mais qu’il l’y inclut.

Université et recherche : procès en « conscientisation » et intimidation

Suite du programme de rééducation

Cet article fait suite à celui où, en juin 2020, j’analysais comment une activité académique ayant pignon sur rue, au motif légitime de faire obstacle à d’éventuelles discriminations, s’engage dans une entreprise d’ordre moral reposant sur l’auto-accusation identitaire1. Le recours à un programme expiatoire de culpabilisation comparable dans ses procédés à celui d’une inquisition ou, plus proche de nous, à celui d’une « rééducation » est désormais banal. Non seulement des objets d’étude et d’intérêt deviennent suspects par eux-mêmes, mais encore et surtout, des personnes sont soupçonnées d’être par nature et de manière inconsciente des opérateurs de discrimination et de domination du fait de leur origine, de leur couleur de peau, de leur « ancrage ». Et mieux vaut ne pas se défendre : toute argumentation est d’avance disqualifiée comme un symptôme de crispation versé au dossier de l’instruction à charge.

Identité et « conscientisation » : une instruction à charge

Dans un article de Philosophie Magazine2, Michel Eltchaninoff interroge Jean-François Braunstein au sujet du lancement de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires3. L’auteur de La Philosophie devenue folle dénonce le « mélange entre politique et science » […] « À l’intérieur d’un cercle de studies, tout le monde est d’accord. Le problème est l’homogénéité du recrutement dans ces départements. Nous assistons à une tentative de reconstruction radicale épousant leur seul point de vue. Bref, nous sommes dans une forme de lyssenkisme, qui opposait sous Staline “science bourgeoise” et “science prolétarienne” : même les sciences les plus objectives sont regardées à travers le point de vue de l’identité de genre ou de race de leurs auteurs. »

Ce n’est pas seulement, on l’aura compris, le contenu des recherches et de l’enseignement qui est passé au crible d’une lecture idéologique comme le faisait naguère une orthodoxie se réclamant du marxisme, et où l’on distinguait savamment l’être de classe de la position de classe. Un problème majeur est que ce filtrage s’effectue aussi en vertu de l’identité, réelle ou supposée, de ceux qui mènent les recherches et les enseignements.

Appelée dans la suite de l’article à répondre à J.-F. Braunstein, Soumaya Mestiri4 tient des propos qui témoignent du basculement dans le moment infalsifiable l’accusation s’en prend à une position assignée que l’accusé, même (et surtout) s’il se défend, ne peut jamais réfuter  : « Ces gens estiment être porteurs d’une mission civilisatrice. Leur habileté est de faire passer une vision du monde bien particulière, celle où l’homme occidental domine, pour un pur cadre, universel. Du coup, ils font preuve d’injustice épistémique. […] Le pire est que les gens qui font preuve d’injustice épistémique croient sincèrement que le savoir qu’ils détiennent est un savoir universel et universalisable. Or il est tout aussi local et particulier que celui qu’ils méprisent ».

Passons sur la « mission civilisatrice » dont on est bien en peine de trouver la moindre trace chez « ces gens ». À moins qu’on leur reproche une filiation avec les colonisateurs européens des siècles passés, et donc une culpabilité transmise par héritage ? Mais si cela était recevable, faudrait-il se croire autorisé à se mettre en quête de la descendance des Africains et des Arabes trafiquants d’esclaves5 ?

Au fait, si le savoir de X est particulier, qu’en est-il de celui de Y qui entend le disqualifier ? La question, probablement trop biaisée, trop confiante dans le partage égal du logos entre les hommes, n’est pas posée6. Et de conseiller à J.-F. Braunstein, égaré dans la naïve bonne foi qui l’aveugle, de « se décentrer » : « Il faudrait faire un retour sur soi et prendre en considération l’existence d’un certain nombre de rapports de domination ».

« Se décentrer », « faire retour sur soi » pour faire remonter à la conscience les rapports de domination dont on est porteur malgré soi et qu’on déguise en savoir universel. De telles recommandations, pour être avancées ici sur un ton feutré, font appel non pas à une critique de type intellectuel et théorique où l’on reviendrait sur une erreur, sur des hypothèses mal fondées, sur une théorie fragile, mais bien à une auto-critique dont l’objet est.. soi-même ! L’intérêt principal n’en est pas le progrès de la recherche, mais le mouvement moral d’auto-accusation requis non pas pour se forger une crédibilité, mais pour échapper au discrédit.

Charitablement mené par des procureurs extra-lucides guidés par la lumière du juste soupçon contre [ ici, au choix : le racisme, le colonialisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie…, suivi de  « systémique » ou « invisible » ] un procès en « conscientisation » devrait vous révéler ce que vous ne voulez pas savoir mais que, eux, savent infailliblement d’avance à votre sujet.

Jadis, cela s’appelait une opération d’exorcisme et naguère un programme de rééducation. Aujourd’hui on parle de « détoxification du discours »7.

Intimidation

Il y a un peu plus de dix ans, Mezetulle s’honorait de publier un article d’André Perrin analysant minutieusement la réception orageuse du livre de Sylvain Gouguenheim Aristote au Mont Saint-Michel (Paris, Seuil, 2008). Cette réception conduisit certains universitaires à pétitionner pour réclamer notamment une enquête approfondie sur les fréquentations de l’auteur. On peut lire ce texte, toujours en ligne sur le site d’archives sous le titre « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs ». André Perrin en a repris l’essentiel dans le premier chapitre du livre qu’il a publié ultérieurement sous le titre Scènes de la vie intellectuelle en France8.

Dans la conclusion de son article, André Perrin remarquait que l’affaire Gouguenheim mettait en évidence le « climat délétère d’intimidation intellectuelle qui règne aujourd’hui ».
Depuis 2008, les choses se sont certes aggravées, aussi bien en étendue (d’autres disciplines que les sciences humaines sont touchées9) qu’en intensité, quittant, parfois comiquement, le terrain de l’argumentation pour en arriver à celui de l’injonction pure et simple10.

Mais ce qui est vraiment nouveau dix ans après, ce ne sont pas les progrès effectués par la « conscientisation » des incriminés ni ceux de leur empressement à s’auto-flageller : c’est le constat que l’inquisition à laquelle ils ont affaire n’a pas d’autre arme que leur sensibilité à l’intimidation.

Notes

2 – « La guerre des identités aura-t-elle lieu ? », Philosophie magazine n° 147 mars 2021, p. 66 et suiv.

3 – Jean-François Braunstein, professeur à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, auteur de La Philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort, Paris : Grasset, 2018.
– « Observatoire du décolonialisme et des idéologiques identitaires » : http://decolonialisme.fr/ .
Peu après, plusieurs universitaires et chercheurs ont signé une tribune (Le Monde 22 février 2021, texte repris avec la liste des signataires – dont je fais partie – sur le site de l’Observatoire du décolonialisme http://decolonialisme.fr/?p=2699 ) intitulée « Le problème n’est pas tant ‘l’islamo-gauchisme’ que le dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche ».
On lira une histoire détaillée de la censure universitaire « Des atteintes à la liberté académique : de la censure policée à la censure sauvage » par Wiktor Stoczkowski.

4 – Soumaya Mestiri, professeur à l’Université de Tunis, auteur de Élucider l’intersectionnalité. Les raisons du féminisme noir (Paris, Vrin, 2020.)

5 – On se souvient de l’accueil mouvementé reçu par les travaux d’Olivier Pétré-Grenouilleau en 2006.

6 – Pour la poser en termes philosophiques actuels, on conseillera la lecture de l’ouvrage de Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel, Paris : Fayard, 2020.

7 – Voir cet article que The Conversation, sous la bannière de son « expertise universitaire », a publié le 20 juillet 2020 : « Les ravages du racisme invisible ou la partie cachée de l’iceberg« .

8Paris, éditions du Toucan, 2016. Voir la recension sur Mezetulle.

9 – On lira par exemple l’article très documenté d’Andreas Bikfalvi « La médecine à l’épreuve de la ‘théorie critique de la race’ ».

10 – J’en ai commenté un exemple dans l’article de juin 2020 cité à la note 1. Comme souvent, les États-Unis font la course en tête ; on peut en trouver d’autres : « Les profs de maths, ces nouveaux suppôts du suprémacisme blanc » par Benoît Rittaud, où le document référencé (un pdf de 80 pages Dismantling Racism in Mathematics Instruction) est plus qu’édifiant.

François Rastier à l’ENS-Lyon : la meute et le conférencier (par Jean Szlamowicz)

Analyse rhétorique d’une hystérie idéologique

Jean Szlamowicz1 a assisté à la conférence « Race et sciences sociales » que François Rastier a donnée à l’ENS de Lyon le 24 novembre 2020. Après de multiples attaques à la suite de la publication d’une série d’articles dans Non Fiction2, la conférence de François Rastier a de nouveau été l’occasion de protestations et d’assauts « qui avaient peu à voir avec un débat normal ». L’auteur en livre ici l’analyse, qu’il fonde sur l’examen de leurs « techniques argumentatives », lesquelles n’ont d’autre objet que de faire taire toute contradiction et de mettre en place une idéologie d’éradication de la culture.

François Rastier, sémanticien, auteur entre autres de monographies sur Heidegger et Primo Levi, a récemment été victime d’attaques pour ses articles parus dans Non Fiction portant sur les dérives des sciences sociales vers le militantisme décolonial3. Ces attaques ont été le préambule de protestations contre sa conférence à l’ENS-Lyon (24 novembre 2020, « Race et sciences sociales »), dénoncée par un communiqué inter-associatif de l’ENS. La conférence s’est tenue, mais il a dû subir des assauts lors du débat qui a suivi qui avaient peu à voir avec un débat normal étant donné leur caractère outrancier. La violence des attaques s’est poursuivie sur Twitter et — ce qui prend une ampleur se rapprochant de la censure — par l’ENS même qui a refusé de mettre en ligne sa conférence et s’était initialement refusée à la lui fournir. Il l’a finalement obtenue, mais elle n’est pas diffusée sur le site de l’ENS comme c’est l’usage4. Comment en arrive-t-on à la damnatio memoriae dans une institution censément garante d’une réflexion intellectuelle de haut niveau ?

Nous avions déjà réagi à la pauvre argumentation qui avait suivi la publication des articles de François Rastier dans un article intitulé « Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique »5. Le présent article en est le prolongement et se concentre à nouveau sur les techniques argumentatives (je n’ai pas dit les arguments, qui sont aux abonnés absents)6.

Stratégie rhétorique de base

Quand la rhétorique a uniquement pour objectif de délégitimer l’adversaire et ne se soucie ni d’en dévoiler l’argumentation ni de faire valoir les idées qu’on lui oppose éventuellement, on tombe dans un dispositif discursif qui n’a plus rien à voir avec le cadre de la discussion raisonnée telle qu’elle se pratique dans la recherche.

Nous l’avions déjà noté7, la caricature des arguments de François Rastier et l’hyperbolisation des critiques contreviennent fondamentalement au débat qui n’a, dès lors, plus lieu d’être. Si les attaques ne reposent que sur l’agressivité et non la démonstration, alors la mauvaise foi bloque la possibilité d’un échange et la production de la pensée — ne reste qu’un pugilat rhétorique sans intérêt. C’est d’autant plus troublant que le communiqué préalable à la conférence8, les réactions des personnes présentes et les attaques sur Twitter affichent une incompréhension complète des propos de François Rastier.

La paraphrase excessive et axiologisée, en résumant la pensée de François Rastier par des raccourcis réduits à des mots clés (« homophobe », « nazi », « dérive droitière »), en déforme le contenu. En effet, au lieu de rendre compte des propos incriminés, il s’agit uniquement de les qualifier de manière négative : cette condensation mal intentionnée repose sur le déni des propos réellement tenus et de leur intention argumentative.

Nous avons remarqué, en temps réel, une incroyable surdité de personnes qui, même face au démenti et aux explications patientes de François Rastier, répétaient les mêmes reproches sans entendre ni comprendre les réponses.

Association incantatoire et allusion déformante

Quand un tweet9 se déclare écœuré par « un flot ininterrompu de références nazies », l’allusion suffit à associer la conférence au nazisme, alors qu’elle en constituait précisément une critique. Un tel rapprochement allusif, en commettant un contresens volontaire, porte la malhonnêteté et la mauvaise foi au pinacle.

En effet, François Rastier retrace la généalogie philosophique des idées contemporaines, qu’il fait remonter, via Derrida, à Heidegger qui masquait dans le jargon philosophique un principe völkisch, c’est-à-dire un ancrage ontologique dans l’expression du peuple, spécifiquement allemand. En résulte un projet de destruction de la rationalité propre aux sciences de la culture qui, selon le point de vue heideggerien, sont à remplacer par l’exaltation mystique du génie du peuple. François Rastier montre comment le projet heideggerien s’incarne aujourd’hui dans la célébration identitaire et le retour du racialisme dans le champ politique, citant effectivement des auteurs pour qui « la race, cela existe ».

Évidemment, cette conception de la race est sociale et non plus génétique : ce tour de passe-passe assez faible continue néanmoins à se fonder sur la couleur de peau, articulant ainsi par un binarisme que rien ne justifie factuellement une opposition entre « Blancs » et « Racisés », polarisation simpliste, ethnocentrique, trompeuse et sans la moindre prise en compte des variations socio-historiques (comme si toutes les sociétés occidentales étaient les mêmes, comme si le reste du monde était exempt de racisme, etc.). La philosophie de la déconstruction pratique ainsi des dénonciations sélectives de l’oppression, lesquelles ne visent que l’Occident. À cet égard, la seule mention du « post-colonialisme » est en soi frauduleuse en ce qu’elle conceptualise l’idée de colonisation par l’article défini : la colonisation implique qu’il n’y en a qu’une et promeut ainsi l’idée manichéenne d’un Occident malfaisant tout en taisant l’incidence qu’une telle théorie devrait accorder à l’impérialisme ottoman, chinois ou islamique. Il en va de même de « l’esclavage », dont l’article défini renvoie là aussi au seul commerce triangulaire et non à la généralité de la pratique esclavagiste dans l’histoire de l’humanité — et à sa continuité contemporaine, notamment dans des contextes islamiques (Mauritanie, Soudan, Libye…).

Il s’agit donc d’associer une connotation de négativité au nom de François Rastier auquel on reproche simultanément un « point Godwin » et de procéder à des « rapprochements « à la louche » entre le nazisme de Heidegger, les propos de Houria Bouteldja, le terroriste Carlos ou encore les Principes de la communauté chez Pétain ». Ses propos, loin d’être « à la louche », procèdent justement de l’analyse des textes et sont étayés par des citations et des propos de penseurs décoloniaux revendiquant une lecture raciale s’appuyant sur un vocabulaire explicitement essentialisant (« blanchité », « racisé »). L’emploi de la locution « à la louche » a deux effets : par son registre, la formule discrédite le conférencier, comme s’il ne méritait pas une analyse plus fouillée ; par l’expression imagée et hyperbolique, on lui impute une approximation qu’on s’abstient ainsi de démontrer précisément parce que la formulation en souligne l’évidence. Ce niveau de langue a donc une véritable efficace argumentative et permet de brûler les étapes de la démonstration pour directement accuser un discours et une personne.

Dans le communiqué inter-associatif des étudiants de l’ENS (voir documents en Annexe 2 ci-dessous), on note l’accusation d’une « conception discriminatoire des sciences sociales ». Que peut bien signifier discriminatoire dans ce contexte ? Le propos critique de François Rastier est justement — comme en témoigne sa conférence elle-même — de replacer l’humanisme, les données, la méthode au cœur des sciences sociales afin qu’ils ne se transforment pas en chantier d’essentialisation du genre et de la race. Comment peut-on lui imputer un discours inverse ? En quoi est-ce « une lecture passéiste et réactionnaire » ? Ces derniers adjectifs ont-ils la moindre portée apodictique ?

Le conférencier est par ailleurs qualifié comme étant « une des voix minoritaires mais sur-médiatisées ». Considérer François Rastier comme surmédiatisé par rapport aux militants décoloniaux que sont Houria Bouteldja ou Rokhaya Diallo relève, là encore, de la mauvaise foi. Ou alors, je ne m’étais pas aperçu de l’omniprésence télévisuelle de mon collègue. C’est évidemment un argument d’autorité inversé qui valide les opposants en les posant comme victimes d’un courant dominant omniprésent.

Remarquons aussi l’allusive accusation de « contradictions logiques » qui sont d’autant moins démontrées qu’elles ne sont même pas citées. Le tweet a ceci d’efficace qu’il permet l’indignation sans avoir à s’en expliquer…

L’accumulation d’épithètes négatives (« nazi », « réactionnaire », « surmédiatisé », « passéiste ») crée un effet d’abondance qui vaut argument en lui-même. On parle en rhétorique de conglobation pour caractériser cette façon de décliner la même idée de multiples manières. Ici, le procédé permet de produire de la négativité par association. Mêmes faibles, les arguments finissent par paraître irrésistibles du fait de leur seul déploiement quantitatif.

La délation cool

Le tweet déjà cité et reproduit sur Academia s’accompagnait d’une image de pompe à merde. L’écœurement n’est pas un argument et l’hyperbole dont il témoigne entend délégitimer le discours, comme si l’image scatologique était le seul équivalent pensable au discours tenu durant la conférence. Mais pourquoi pas, après tout ? Le procédé imagé et potache pourrait refléter une forme d’humour si son systématisme ne trahissait une volonté d’éviter l’argumentation pour privilégier la pure indignation morale. C’est du reste l’un des thèmes de la conférence que d’avoir souligné l’utilisation du pathos comme argument, de l’émotion comme principe et de la leçon de morale comme axe fondateur.

Le langage familier, voire ordurier, n’est pas innocent. C’est précisément parce qu’il abolit le registre scientifique ou philosophique qu’il acquiert une fonction argumentative : en ne se plaçant pas sur le terrain langagier du conférencier, on dénie à ce dernier la spécificité de son expression et on lui substitue un niveau de langue avilissant. L’image se substitue à l’argument. La figuration de l’abject tient lieu de démonstration.

Corollaire scandaleux, ces divers commentaires se livrent sans vergogne à des clichés âgistes qui contredisent toutes les prises de position soi-disant ouvertes, pluralistes et généreuses des militants. On frémit de constater qu’ils peuvent délégitimer quelqu’un non pour ses arguments mais pour son âge : on peut deviner ce que seraient les réactions si on disqualifiait quelqu’un pour son poids, son sexe, sa couleur de peau. Mais, pour l’âge, tout est permis : le sémanticien est donc qualifié de « papy » (avec orthographe modernisée ?), ce qui laisse penser toute l’affection que les normaliens peuvent avoir pour leurs propres grands-parents.

Ils rappellent que François Rastier est une « personne retraitée de 75 ans continuant de se prévaloir du titre réglementaire de ‘directeur de recherches émérite au CNRS’, comme si ce titre était décerné à vie ». Proposent-ils donc qu’on lui dénie toute existence sociale ? Qu’on appose une date de péremption sur ses futures conférences ? Il n’est pas le seul visé puisqu’il fait partie de ces « universitaires du siècle dernier » qu’il s’agit de conspuer. L’argument de la nouveauté, nul et non avenu sur le plan intellectuel, est pourtant revendiqué de façon redoublée (« renouveau des sciences sociales », « la recherche contemporaine », « en prise avec son époque »). Croire que la nouveauté serait la preuve de quoi que ce soit, c’est croire en une religion du progrès qui se confond avec l’âge que l’on a. Visiblement, ce sont les hormones du narcissisme social qui parlent ici. N’ont-ils donc pas conscience que leur jeunesse est appelée à se périmer ?

Un niveau de langue et de péjoration où l’on décrit une pensée à l’aide de qualificatifs comme connerie, bête, nauséabond fait l’ellipse de la démonstration. L’intensité descriptive mime l’indignation comme si elle était au-delà de toute démonstration. Mais l’ironie et l’hyperbole ne sont pas des arguments. Certes, ce ne sont pas non plus des traits d’expression indignes car les figures de style ne sont pas en soi à condamner — est-il seulement possible de s’exprimer sans hyperbole ou sans ironie ? Le problème est qu’elles constituent ici un masquage argumentatif, transférant les idées dans l’inargumentable et l’indicible. Si l’on est en droit de juger qu’une idée est « une connerie », il faut normalement le prouver si l’on se situe dans le débat d’idées. Or, le propre de ces discours est qu’ils jugent mais ne débattent pas. Ils ne s’adressent qu’à leurs « potes ». C’est un discours de la connivence et non de la démonstration. Le problème est qu’il est public et qu’il revendique une censure sans avoir d’autre étayage que la seule indignation de son entre-soi idéologique.

L’aveuglement sémiotique

Cette indignation signalétique est en outre assortie d’une bonne dose d’ignorance. Les militants confondent les mots et les choses. Quand François Rastier parle du concept de race pour en évoquer le caractère éventuellement fragile, on lui rétorque « alors vous niez le racisme ». François Rastier a beau expliquer que les identités ne sont pas des essences, les militants croient que les mots désignent des choses. Les concepts sont des constructions sémantiques et culturelles, grammaticales et idéologiques. C’est peine perdue que de tenter une clarification tant il n’est pire sourd que celui qui refuse d’entendre ce qui contrecarre ses préjugés. On notera donc que ces gens-là ne font pas de différence entre onomasiologie (partir d’une idée) et sémasiologie (partir de l’examen du signe linguistique). On peut étudier « le racisme », mais il faut, tout de même, comprendre que le mot racisme a des usages variés… Cela fait quelques décennies que l’on a parlé de linguistic turn pour cette conscience de la matérialité langagière des concepts philosophiques.

Mais, réagissant avec la virulence pavlovienne d’idéologues qui prennent les mots pour des signaux, ils aboient en retour « nazi », « homophobe », « connerie » et prétendent que pour François Rastier, « le racisme n’existe pas » alors qu’il expliquait la nuance entre le concept et la chose. On entend les militants répéter : « C’est une construction sociale », sans que cela participe d’un propos autre que mécanique. Car, dans la société, qu’est-ce qui pourrait relever d’autre chose que de l’élaboration culturelle et échapper à ce diagnostic ? Depuis la culture des petits pois jusqu’à l’antisionisme, qu’est-ce qui n’est pas une construction sociale ?

On aussi entendu des reproches proférés dans une langue pseudo-technique, mal maîtrisée et prétentieuse. Un auditeur jouait les donneurs de leçons en confondant « épistémique » et « épistémologique », ignorant des usages du mot différents en philosophie et en linguistique. Sa question acerbe mais peu claire lui permit de se déclarer peu satisfait de la réponse. Il n’utilisait de toute manière sa formulation contournée que pour faire chic, pour donner une impression de hauteur dédaigneuse. C’est assez mal venu quand on parle à un sémanticien tel que François Rastier avec l’œuvre qu’on lui connaît !…

L’argument d’autorité

La récurrence d’accusations d’incompétence a priori est un topos de la critique militante dans le champ de la recherche universitaire. Il faut toujours accuser l’autre d’incompétence. Le communiqué considère donc que François Rastier est « invité sur une thématique extérieure à son champ de spécialité »10.

Un champ de spécialité indique une connaissance qui peut effectivement être mal maîtrisée par d’autres et il est normal qu’un expert en statistiques, par exemple, puisse corriger l’usage profane fautif qui serait fait de données par des non-spécialistes11. Cela ne constitue pas pour autant un talisman sanctifiant une parole, sauf à considérer que seuls les étudiants de Sciences Po auraient le droit de parler de politique.

Qu’un linguiste s’exprime sur la méthodologie des sciences de la culture ne semble pas sortir de son champ. Et on ne voit pas pourquoi un physicien, un biologiste ou un économiste n’auraient pas le droit, eux, d’en parler. Si on considère que les domaines sont étanches entre eux, il va falloir interdire à beaucoup de gens de parler de beaucoup de choses — et au passage considérer que les gens sans diplômes n’ont le droit de s’exprimer sur rien. Il est surprenant de voir des étudiants décider de qui a le droit de parler de quoi. Cette conception hautaine et technocratique du savoir n’est qu’une confiscation de l’argument d’autorité par une caste de donneurs de leçons. A exhiber un tel mépris , les normaliens ne se grandissent pas.

Les spécialités intellectuelles impliquent une expertise, pas des pouvoirs magiques ni une infaillibilité doctrinale : tous les économistes, historiens, linguistes n’ont pas la même vue sur tous les sujets. L’argument ad hominem est donc non seulement infondé, mais mesquin et prétentieux. Venant d’étudiants, l’argument d’autorité est même passablement risible et largement auto-invalidant.

Pire encore, les attaques qui ont visé François Rastier ont pris la forme de mises en cause s’attaquant à la respectabilité de sa personne. Avant même que la conférence n’ait eu lieu, on a pu lire une virulente diatribe anonyme de la « revue d’idées » (sic) nommée Argus qui a publié sur sa page Facebook les propos suivants, à la fois agressifs, dénués d’arguments concrets et à la syntaxe surprenante :

« François Rastier est un linguiste émérite : qu’a-t-il de pertinent à dire sur ce thème ? […] Ce genre de propos invite à la radio, dans des feuilles de chou médiocres et sur des plateaux grimant un bar PMU fantasmé, il ne devrait pas ouvrir les portes de l’ENS, qui fait partie des institutions visées par ces propos d’une brutalité rare. La question du Conf’Apéro est importante, elle est traitée par de nombreuses recherches, non parce qu’il s’agit de répondre à un agenda politique que traiter avec nuance, minutie et précision une question centrale pour la compréhension du monde sociale. Les propos de F.Rastier et consorts sur la question n’en prennent pas compte. Ils sont d’une médiocrité insupportable et l’ENS de Lyon ne devrait pas les valider. » (sic) (voir publication Facebook dans les documents en Annexe 2 ci-dessous).

Argument d’autorité, argument ad personam, apodioxe : c’est là toute la panoplie rhétorique de la bassesse. L’exhibition de l’exaspération s’autorise de son indignation pour ne ressasser qu’une évidence agonistique incapable de se fonder en raison : ces opposants ne sont pas d’accord avec François Rastier, mais l’enflure hyperbolique et insultante de leur propos est la seule justification qu’ils parviennent à donner à leur désaccord.

L’hémiplégie idéologique ou la censure revendiquée

« Nous sommes attaché.es à la promotion d’une recherche pluraliste, […] dès lors il n’est pas acceptable que notre école […] donne sa caution à la dérive droitière de quelques chercheurs-euses s’exprimant à tort et à travers sur des sujets de société : l’exigence d’une institution universitaire n’est pas celle des plateaux télévisés ou des essais d’extrême droite »

Une simple remarque : dans la même phrase, on revendique au nom du pluralisme de ne pas inviter des conférenciers au motif d’une étiquette qu’on leur attribue. Une telle logique est, en soi, dirimante.

De plus, considérer que des concepts-épouvantail aussi simplistes que l’étiquetage « droite » et « extrême droite » constituent un fondement de consensualité, c’est avoir le narcissisme de croire que tout le monde possède le même système de valeurs et de référence. On pourra se reporter à l’ouvrage de Simon Epstein Un paradoxe français : Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (2008, Albin Michel) pour explorer l’inanité de telles catégories. Outre le caractère peu opérant de ces notions, qui ne sont d’ailleurs utilisées ici que pour leur valeur d’insulte, François Rastier est justement occupé à dénoncer les dérives totalitaires, antisémites et racialistes de sciences sociales qui se fondent sur l’identitarisme et un sentiment de supériorité morale et non plus sur un protocole méthodologique vérifiable et falsifiable.

On note aussi le chantage désormais bien établi consistant à réclamer une réponse et un débat a priori : « Nous regrettons l’invitation de ce chercheur à s’exprimer sans contradiction possible ». Cette lamentation attristée fait mine d’être victime d’une parole omnipotente écrasant la liberté d’expression… dans un communiqué réclamant sa censure ! Leur partialité est telle qu’elle ne se rend même pas compte de sa contradiction.

Il s’agit là d’un artifice d’intimidation. Cela revient à considérer que toute prise de parole (adverse, bien sûr…) devrait être accompagnée d’une tutelle permettant de l’annuler et ne saurait se formuler que dans un cadre imposé et nécessairement conflictuel. C’est une conception du débat dénuée d’horizon heuristique, qui relève du spectacle et de la confrontation et ne cherche pas véritablement à construire une pensée dans le dialogue. Si chacun devait s’exprimer sous la surveillance d’un adversaire malveillant en maraude, on imagine assez le peu de conférenciers qui accepteraient une telle pression. C’est bien un rôle de surveillance et de milice intellectuelle que s’octroient ces partisans de la liberté académique, de l’émancipation et de l’esprit critique (ce sont les termes qu’ils choisissent pour se représenter : les mots du marketing idéologique, créateurs d’un consensus manipulateur — qui serait contre ces notions ?).

La démarche consistant à vouloir faire taire quelqu’un pour les opinions qu’on lui attribue témoigne d’une conception totalitaire puisqu’on ne tolère en fait que les opinions qu’on partage. Une conception aussi limitée du pluralisme ne peut aboutir qu’à la radicalisation et à l’exclusion : l’adversaire est nécessairement une ordure à éliminer (le mot ordures est revenu dans les tweets). Cette absence de demi-mesure est le signe même de la radicalité et du fondamentalisme. Le décolonialisme en est donc déjà là. De la Sainte Ligue jusqu’à l’islamisme, en passant par le nazisme et le stalinisme, les idéologies radicales n’envisagent pas la différence d’opinion comme tolérable. C’est précisément en cela que de telles idéologies doivent être combattues par les démocraties dont le principe place le débat au centre de la dynamique politique.

Dans ces formations discursives intolérantes (comme chez Heidegger), il n’y a pas de débat, il n’y a que des vérités. C’est précisément ce dispositif que François Rastier avait rappelé en montrant que les cultural studies devenues militantes posaient un rapport de domination a priori et le déclinaient, proposant de vérifier des préjugés et non de construire des données et des interprétations selon une méthode. Le militantisme décolonial et inclusiviste de ceux que j’appellerai désormais les « déconstructeurs » n’est que la sempiternelle reconduction d’un discours qui s’auto-valide, discours prophétique qui, ivre de sa vertu, propose ni plus ni moins d’éliminer jusqu’à la mémoire de ses adversaires. Cancel culture, c’est-à-dire l’idéologie de l’éradication.

En une forme de manifestation involontairement exemplaire, les propos et les comportements des militants, ainsi que leurs pressions sur les institutions — dont on attend qu’elles parviennent enfin à s’extraire de leur lâcheté — constituent la démonstration même de leur nocivité agressive qui précarise la liberté d’expression. C’est donc bien une preuve patente que les militants se réclamant de la déconstruction décrite par François Rastier n’ambitionnent pas de faire œuvre scientifique, mais de faire taire toute contradiction.

Annexes

1 – Quelques écrits de François Rastier

2 – Documents

  • Vidéo de la conférence de François Rastier sur la chaîne Youtube du Réseau de Recherche contre le racisme et l’antisémitisme https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE
  • Communiqué interassociatif contre la venue de F. Rastier à l’ENS (copie d’écran) :

  • « Argus, revue d’idées »
    Publié le 24 novembre à 9h34 sur la page Facebook de la revue
    « Argus participe au communiqué inter-associatif contre la venue de François Rastier à l’ENS de Lyon pour une « Conf’apéro » sur le thème : « Race et sciences sociales ».

Nous sommes les premiers à à se battre pour un débat d’idées, pour la transmission du savoir et la lecture des oeuvres d’autrui. Or, nous sommes alors les premiers à dire que ces éléments s’inscrivent toujours dans un contexte, entre certains groupes sociaux et bel et bien selon un rapport de force. Ces choses là sont acquises y compris dans les éthiques de la discussion les plus consensuelles comme celle d’Habermas.

François Rastier est un linguiste émérite : qu’a-t-il de pertinent à dire sur ce thème ? Il y est intéressé en raison de sa participation au Manifeste des 100, tribune signée par d’anciens et anciennes universitaires et beaucoup d’essayistes contre « l’islamo-gauchisme » rampant au sein de l’ESR français autour de ces questions.

Ce genre de propos invite à la radio, dans des feuilles de chou médiocres et sur des plateaux grimant un bar PMU fantasmé, il ne devrait pas ouvrir les portes de l’ENS, qui fait partie des institutions visées par ces propos d’une brutalité rare. La question du Conf’Apéro est importante, elle est traitée par de nombreuses recherches, non parce qu’il s’agit de répondre à un agenda politique que traiter avec nuance, minutie et précision une question centrale pour la compréhension du monde sociale.

Les propos de F.Rastier et consorts sur la question n’en prennent pas compte. Ils sont d’une médiocrité insupportable et l’ENS de Lyon ne devrait pas les valider.

Ici, ce n’est pas François Rastier en tant que chercheur qui est invité, c’est le polémiste. L’ENS de Lyon n’a pas à inviter un polémiste qui attaque et méprise un monde qui l’a pourtant soutenu et nourri. »

Notes

1– Linguiste, traducteur, auteur de Le sexe et la langue (2018, Intervalles – voir la recension sur Mezetulle par Jorge Morales) et de Jazz Talk. Approche lexicologique, esthétique et culturelle du jazz (2021, PUM).

2Mezetulle a fait état le 1er décembre de cette série de 4 articles parus sur Non Fiction, dont on trouvera les références ici : https://www.mezetulle.fr/sexe-race-et-sciences-sociales-quatre-etudes-de-francois-rastier/

3Voir la note précédente.

4La vidéo de la conférence de François Rastier est en ligne sur la chaîne Youtube du Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme (RRA Université de Picardie Jules Verne) : https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE

5 – Jean Szlamowicz « Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique », Perditions idéologiques, 22 novembre 2020 https://perditions-ideologiques.com/2020/11/22/nouvelles-techniques-de-surveillance-et-de-denonciation-ideologique/

6 – Je le fais à partir de ma prise de notes de la conférence et des éléments publiés sur Twitter [voir notamment les documents à l’Annexe 2 ci-dessus] et sur le site Académia (plateforme Hypothèse.org https://academia.hypotheses.org/28984 ) qui reproduit, non sans prendre ses distances, le communiqué interassociatif, et qui fournit également le lien vers la présentation de la conférence sur le site de l’ENS Lyon.

7 – Voir référence à la note 4.

9 – Voir les documents ci-dessus en Annexe 2.

10 – On notera que Lilian Thuram peut parler de « pensée blanche » à l’EHESS sans qu’on lui fasse de remarque sur son champ de compétence.

11 – On peut par exemple reprocher à des non-linguistes de ne pas connaître certains fondements du savoir linguistique… Ce qui ne change rien au fait que des linguistes soient également capables de sortir des âneries en rupture avec le savoir établi, par exemple les inclusivistes, comme je le démontre dans « L’inclusivisme est un fondamentalisme ».

Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique

L’exemple d’une société savante

Voici un exemple – probablement banal – de la vague (prétendument) antiraciste et « inclusive » qui déferle sur le monde universitaire, de la recherche et de la culture, à grand renfort de culpabilisation et d’auto-flagellation1. Cet article commente la Lettre (publiée ci-dessous) que le président de la Society For Seventeenth-Century Music, société savante basée aux États-Unis, a adressée récemment à ses adhérents2. Consécutive à l’horreur qu’a inspirée la mort atroce de George Floyd, elle entend affirmer une politique antiraciste au sein des activités et des chercheurs de cette société. Tout en rappelant opportunément l’antiracisme comme principe universel, le programme exposé s’engage dans une entreprise d’auto-accusation identitaire qui a quelque chose d’expiatoire et propose, pour orienter aussi bien ses objets d’étude que ses participants, de recourir à un critère discriminatoire. Mais le texte de référence dont la Lettre se réclame, et qu’elle encourage ses destinataires à lire, la surpasse largement.

La politique antiraciste d’une société savante dix-septiémiste

Le 16 juin 2020, le président d’une société savante états-unienne, la Society For Seventeenth-Century Music, écrit à ses adhérents avant son colloque annuel qui se tient en visioconférence une dizaine de jours plus tard. Il les informe que le bureau compte engager une politique affirmée d’antiracisme et d’« inclusion ». On se doute que les chercheurs, et particulièrement ceux qui sont citoyens des États-Unis, ont été horrifiés par l’agonie de George Floyd étouffé par un policier durant de longues minutes : résister à la violence extrême de ce qui apparaît comme un meurtre officiel à caractère raciste s’impose. L’antiracisme, que cette Lettre s’efforce de transposer au domaine propre à cette société de musicologues, n’est donc nullement hors de propos. La Lettre affirme à fort juste titre, dans une déclaration qui a été ajoutée aux statuts le 26 juin, l’adhésion au principe universel de l’antiracisme2b :

« The Society for Seventeenth-Century Music is committed to the principles of inclusion and access, and it rejects discrimination against anyone on the basis of race, color, religion, national origin, disability, age, sexual orientation, [added: gender identity], ideology, or field of scholarship. »

En vue de mettre en œuvre cette profession de foi, et afin qu’elle ne reste pas dans la généralité, la Lettre se présente comme un texte d’orientation académique qui, à travers la mise en place d’un « Comité de la diversité et de l’inclusion », propose de favoriser des chercheurs et des objets d’étude relevant de groupes minoritaires (« issus de la diversité », dirait-on en France). Intention louable qui cependant aboutit à un paradoxe final en contradiction avec la déclaration de principe.

Je résume à ma manière le raisonnement : puisque nous avons été jusqu’à présent complices et agents involontaires d’un privilège blanc (la « whiteness as the norm ») dans le choix de nos objets d’étude comme dans celui des chercheurs que nous soutenons, prenons des mesures pour que ces choix soient à l’avenir guidés par un critère opposé et volontaire : le dé-centrement de la blancheur (« de-centering whiteness »).
On ne passe donc pas d’un critère discriminatoire impensé (le privilège blanc) à son abolition vigilante, comme le voudrait la déclaration de principe, mais à son inverse qualitatif et tout autant excluant : un critère discriminatoire explicite. Le grand bouleversement antiraciste consiste à inverser des attributs (blanc, inconscient / non-blanc, conscient) et à conserver la substance (discrimination). Ce mouvement de bascule, qui entend corriger une faute en en commettant une autre de même nature mais symétrique, qui prétend combattre une attitude en la reproduisant et en la déplaçant, n’est pas nouveau : on reconnaît le schéma classique de la bien nommée discrimination positive, la positivité est une forme d’exclusivité.

Quel progrès. Quelle application fidèle de la déclaration de principe. Quel exemple de liberté dans la recherche scientifique.

Une démarche de type inquisitorial

Je m’attarderai sur ce que je juge encore plus inquiétant dans cette Lettre que les mesures programmatiques proprement dites. Il s’agit de l’exposé des motifs par lequel est encadré et justifié le programme d’orientation sous la forme d’un programme de moralisation.

Si les Blancs jouissent d’un privilège (la « blancheur comme norme »), il faut assurément le combattre prioritairement et concrètement, en chaque occurrence, par l’application stricte du principe d’égalité et des lois qui condamnent le favoritisme, surtout si ce dernier repose sur un critère racial. Ce qui implique qu’on soit vigilant et qu’on se pose inlassablement des questions, lesquelles valent pour tous, quelle que soit leur origine, leur couleur, etc. A-t-on écarté un candidat à cause de ce qu’il est et non parce que son dossier était insuffisant ? A-t-on fait obstacle à un domaine de recherche, négligé un objet, récusé une méthode ou un courant de pensée pour des motifs extérieurs à la validation scientifique ? Mais tel n’est pas exactement le programme de la Lettre : elle vise à installer des mesures relevant de l’affirmative action en les appuyant sur une culpabilisation.

Une démarche de type inquisitorial s’introduit alors par la mise en place d’un sentiment de culpabilité générale, laquelle est liée par essence à une couleur de peau3. Le choix des mots est habile, car on ne parle pas expressément de culpabilité – en l’occurrence de racisme avéré, susceptible d’enquête débouchant éventuellement sur une sanction – mais plus subtilement d’une complicité diffuse avec le racisme, l’esclavagisme et le colonialisme en général, et plus particulièrement relatifs au passé. La notion de complicité n’a pas ici son sens judiciaire ; elle a pour vertu de permettre des rapprochements, notamment dans le temps – d’où l’on peut conclure que l’étude du XVIIe siècle peut s’en trouver opportunément rattrapée, pas si innocente que ça. Elle permet, en l’occurrence et de proche en proche jusqu’au plus lointain, de considérer quelqu’un comme lié par héritage (« legacy ») à des crimes, des délits, des fautes commis par ses ancêtres proches ou lointains (ou par l’un des « siens », ceux qui lui ressemblent), mais qu’il n’a pas commis lui-même ! Faisant partie d’un groupe « predominantly white » même si vous n’êtes pas coupable directement de racisme, vous êtes coupable de ne pas reconnaître la filiation du racisme en vous. Il s’agit donc de vous mettre en état d’effectuer cette reconnaissance, d’en faire l’aveu.

Un point fort de l’écriture de la Lettre est la qualification de cette complicité. Elle est inconsciente par définition (« unintentional complicity ») et englobe donc le milieu académique ou tout autre milieu que l’on voudra, pourvu qu’on puisse y déceler une trace de « whiteness as the norm », pourvu qu’on puisse le cataloguer par une assignation désormais infamante. Il n’y a pas lieu d’établir une telle complicité, la Lettre la présente comme un phénomène social général auquel « nous » n’échappons pas : s’érigeant en analyste sauvage qui sait vous dire votre vérité, elle se fait procureur qui saura vous la faire avouer. On peut ainsi décider que quelqu’un, du fait même qu’on l’assigne à un groupe, est impliqué par essence dans un dispositif répréhensible. Il s’agira alors de lui faire prendre conscience de sa faute, de sa position « inappropriée », et non de mener une enquête à charge et à décharge sur plainte recevable en vertu d’une loi préalablement promulguée. Que l’accusé se défende et proteste sera une preuve de plus qu’il s’accroche à une attitude nuisible en s’y aveuglant : il faut donc lui ouvrir les yeux, en commençant, par exemple, par une Lettre bienpensante. Mené par des procureurs dont la conscience lucide autoproclamée n’est pas effleurée par le doute mais guidée par le soupçon, la suite d’un tel procès en « conscientisation » n’est pas nécessairement pénale, elle est avant tout morale. L’histoire enseigne qu’elle en vient vite à la violence physique : c’est l’exorcisme, c’est l’expiation, c’est la rééducation (selon l’époque et l’objet mais le schéma est le même.). Que la démarche se donne l’auto-culpabilisation comme l’un de ses moyens, cela n’est pas nouveau non plus.

Dix commandements aux universitaires blancs

Devant ce politiquement correct (devenu banal et pas seulement outre-Atlantique) venant d’une tranquille société savante de taille modeste (250 membres) consacrée à un objet spécialisé à mille lieues de l’agitation sociétale, on peut penser à un affichage précipité, à une mesure de protection hâtive contre un courant qui devient de plus en plus menaçant.

Il faut lire le texte ostensiblement « recommandé » avec un lien actif dans la Lettre4 pour apprécier l’insécurité morale et intellectuelle qui s’abat sur le monde académique. Cité comme arrière-plan doctrinal destiné à appuyer la démarche de prise de conscience, ce texte surclasse de loin en vigueur la Lettre qui s’en prévaut. Il ne s’embarrasse pas de susciter un scrupule moral – qu’il traite au demeurant et assez plaisamment comme une contorsion dérisoire. C‘est une série d’injonctions comminatoires, de sommations sans appel. Les dix commandements adressés aux universitaires blancs sur ce qu’ils doivent faire afin de « s’améliorer » n’admettent a priori aucune réserve, aucune critique. On y apprend que l’auto-flagellation et la repentance ne sont que des manières de rester centré sur soi-même et de prolonger, sur un mode larmoyant, le privilège blanc : plus fort encore que dans la procédure de l’Inquisition, l’aveu de la faute est encore une faute, un péché narcissique5. Il tend un miroir féroce à nos musicologues dix-septiémistes, renvoyés à un nombrilisme pleurnichard. Toute objection est d’avance disqualifiée comme relevant de ce que, en France, on appellerait une « crispation de privilégiés ». On en a connu naguère la version stalinienne classique qui qualifiait de « petite-bourgeoise » toute velléité critique. Le gauchisme militant en reprit bientôt le schéma par la fameuse et systématique interrogation : « D’où parles-tu ? » .

En lisant ce texte de référence, je pouvais croire à une fiction, comme j’ai pu le croire en regardant la fameuse vidéo sur l’université Evergreen6. Mais ces nouveaux inquisiteurs sont bien réels. La question n’est plus de savoir si les ordres qu’ils donnent ont pour finalités l’égalité des droits, la justice sociale et la concorde : on sait bien qu’ils ont pour effet (et souvent pour objet) d’installer la segmentation de l’humanité, sa partition. Elle est de savoir si ceux qui les donnent ont le pouvoir de les faire respecter.

Revenons à notre modeste société savante. Il n’est pas nécessaire d’être spécialiste du XVIIe siècle pour lire la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau » et en extraire le principe accusateur identitaire « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère […] C’est donc quelqu’un des tiens ». Mais il sera intéressant de voir si le ballet du Bourgeois gentilhomme sera réexaminé au sein de la Society For Seventeenth Century Music : appropriation culturelle occidentalo-centrée ou satire de l’Empire ottoman esclavagiste ?

Notes

NB – Je tiens à préciser, s’il en était besoin, que la critique ci-dessus n’affecte en rien l’estime que je porte, par ailleurs, à la SSCM, aux chercheurs qui y travaillent, à son activité de recherche, et à l’ensemble des travaux qu’elle propose, qu’elle conduit et qu’elle soutient.

1 – De très nombreux textes et interventions font état de ce mouvement et de son expansion depuis des années, et en proposent des critiques argumentées. Je ne fais, avec le présent article, que me joindre à eux mais l’exemple que je commente me touche plus particulièrement du fait que je travaille aussi sur des objets de recherche proches de ceux qui intéressent  la SSCM (la musique de l’âge classique) – voir NB ci-dessus.
Parmi les récentes publications et interventions, on pourra consulter : les vidéos du colloque « L’université sous influence » du Comité laïcité République, 15 juin 2019 http://www.laicite-republique.org/-colloque-du-clr-l-universite-sous-influence-.html ; « Les bonimenteurs du postcolonial business en quête de respectabilité académique » par Laurent Bouvet, Nathalie Heinich, Isabelle de Mecquenem, Dominique Schnapper, Pierre-André Taguieff, Véronique Taquin, L’Express, 26 décembre 2019 https://www.lexpress.fr/actualite/politique/les-bonimenteurs-du-postcolonial-business-en-quete-de-respectabilite-academique_2112541.html ; « L’universalisme dans le piège de l’antiracisme » par Cincinnatus, Cinvivox 29 juin 2020 https://cincivox.wordpress.com/2020/06/29/luniversalisme-dans-le-piege-des-racistes/ ; le dossier « Nouvelles censures » n° 82 (2020) de la revue Cités (compte rendu par V. Taquin en ligne sur le site Nonfiction https://www.nonfiction.fr/article-10386-nouvelles-censures-identitaires-sous-pretexte-demancipation.htm ) ; le blog d’Emmanuel Debono Au cœur de l’antiracisme et en particulier son article du 28 juin « La blanchité ou l’incrimination à fleur de peau » https://www.lemonde.fr/blog/antiracisme/2020/06/28/la-blanchite-ou-lincrimination-a-fleur-de-peau-5-7/ .

Pour une mise en perspective fondamentale, on lira l’importante étude de Gilles Clavreul « Radiographie de la mouvance décoloniale » sur le site de la Fondation Jean Jaurès (décembre 2017) https://jean-jaures.org/nos-productions/radiographie-de-la-mouvance-decoloniale-entre-influence-culturelle-et-tentations et le livre magistral de Francis Wolff Plaidoyer pour l’universel (Fayard, 2019) https://www.mezetulle.fr/plaidoyer-pour-luniversel-de-francis-wolff-lu-par-philippe-foussier/ .
Dans un autre registre, j’ai plaisir à rappeler la comédie-bouffe de François Vaucluse Arbitres de la race en ligne sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/arbitres-de-la-race-comedie-bouffe-par/

2 – Voir l’encadré ci-dessous. Le site de la SSCM la signale dans la partie administrative de son colloque annuel 2020 https://sscm-sscm.org/wp-content/uploads/2020/06/SSCM-2020-program-virtual.pdf et en propose le téléchargement public : https://drive.google.com/file/d/1Z46m1XXtEWGnXbydX5W6ZLkozD_aY28Z/view
[Edit du 13 février 2021] Le téléchargement public du document est à présent inaccessible sur le site de la SSCM !

2b – [Note ajoutée le 2 juillet]. Plus exactement, il s’agit du principe de non-discrimination dans lequel s’inscrit l’antiracisme. Merci au commentateur qui a attiré mon attention sur ce point. 

3 – « as a predominantly white Society studying predominantly white artists and cultures, we unwittingly uphold whiteness as the norm ». C’est moi qui souligne le pronom we (nous).

4 – Jasmine Roberts, « White Academia : Do Better », at https://medium.com/the-faculty/white-academia-do-better-fa96cede1fc5

5 – Le terme de « dé-centrement » utilisé par la Lettre prend alors toute sa dimension. Il ne s’agit pas seulement de revenir sur une erreur, mais de se soumettre à une forme de thérapeutique.

6 – Voir l’article de la Tribune de Genève du 10 juillet 2019, il contient le lien vers la vidéo. https://www.tdg.ch/monde/ameriques/une-video-raconte-derives-ideologiques-universite-americaine/story/17388943

Annexe. Document : Lettre du président de la SSCM sur la diversité (à télécharger ici).

Téléchargement proposé au public sur le site de la SSCM : https://drive.google.com/file/d/1Z46m1XXtEWGnXbydX5W6ZLkozD_aY28Z/view
NB. février 2021. Le document, longtemps accessible, ne peut plus être téléchargé sur ce site : le lien aboutit à un message d’erreur indiquant que le document est « dans la corbeille » !

[Edit du 5 juillet] Cet exemple n’est pas isolé. Voici le message du bureau de la Society for Interdisciplinary French Seventeenth-Century Studies, laquelle comprend beaucoup d’adhérents,  notamment universitaires, de nationalité française. https://earlymodernfrance.org/message-executive-board-society-interdisciplinary-french-seventeenth-century-studies .

[Edit du 11 juillet] Merci à Causeur.fr d’avoir publié le 10 juillet une version légèrement abrégée de cet article : https://www.causeur.fr/antiracisme-society-for-seventeenth-century-music-178960

[Edit du 13 février 2021] La Society For Seventeenth-Century Music a retiré du téléchargement la « Diversity Letter », toujours mentionnée à l’heure actuelle dans le programme du colloque annuel du 26 juin 2020 https://sscm-sscm.org/wp-content/uploads/2020/06/SSCM-2020-program-virtual.pdf  à la rubrique « Business Meeting » : le lien aboutit à un message indiquant que « le document est dans la corbeille du propriétaire ».