« Cancel ! » de Hubert Heckmann, lu par Catherine Kintzler

Publié dans la collection « Le point sur les idées » (Éditions Intervalles) dirigée par Jean Szlamowicz, le petit livre de Hubert Heckmann Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture ne se contente pas de définir la « cancel culture » ni d’en démonter les mécanismes : il montre en quoi, au-delà même des pratiques d’ostracisation des personnes et des œuvres qu’elle vise, elle s’emploie à effectuer un véritable effacement de la culture entendue comme le domaine de l’activité intellectuelle et artistique. Mais il faut bien prendre conscience que son pouvoir repose sur la seule intimidation.

« Le terme de cancel culture est utilisé en France depuis la fin des années 2010 pour qualifier la dénonciation publique d’une personne ou d’une entreprise dont les propos ou les actions, réels ou supposés, sont considérés comme moralement répréhensibles ou « offensants » à l’égard d’une communauté. […] La cancel culture ne se limite pas à l’expression d’une critique : elle fédère, autour d’une indignation commune, un groupe d’individus qui pourra être amené dans certains cas à pratiquer le boycott d’une marque ou d’un artiste, le harcèlement d’une personnalité célèbre ou anonyme, l’intimidation et la censure pour empêcher une conférence ou une représentation artistique, et parfois même le déboulonnage de statues, la dégradation d’œuvres d’art ou la destruction de livres. » (p. 6)

À partir de cette définition, l’auteur s’emploie à caractériser ce mouvement dans ce qu’il a de spécifique. Pas seulement dénonciation ou délation, pas seulement indignation militante requise au nom d’un « collectif » qui s’érige en évaluateur moral sans appel, la cancel culture s’autorise d’une immédiateté toute-puissante qui écrase les plans, les époques et les régimes de discours, confond délibérément les personnes et les œuvres. Outil de dénégation de la culture, elle la réduit à une juxtaposition de « fétiches identitaires » d’où toute fluidité, tout moment critique, tout travail sur soi dans l’expérience ambivalente de l’altérité, sont bannis – rien d’étonnant à ce que cette entreprise de rabotage féroce et bienpensant déteste la fiction au point que citer une œuvre incriminée est à ses yeux « impossible sans devenir soi-même coupable ». Le livre percutant de Hubert Heckmann a pour centre de gravité l’examen du « cas Ronsard » dont le vingtième sonnet des Amours fut récemment dénoncé comme une « fantaisie de viol » ; il rappelle, entre autres, que l’œuvre littéraire, précisément, ne se laisse pas crucifier à une unique prétention d’élucidation qui, en disqualifiant toute autre lecture possible, n’a d’autre objet que de paralyser toute quête de sens et d’annuler l’acte même de la lecture. Ce risque de l’étrangeté, ce poignant et dérangeant trouble dans l’identité du lecteur, cette respiration haletante : c’est cela même qui est redouté par les interprétations militantes.

Hubert Heckmann remarque plaisamment que, après avoir été accusée pendant des siècles de bousculer les normes, la littérature est à présent coupable de les entretenir. Mais en réalité, comme le montre le chapitre consacré à l’université, le verrouillage généralisé des paradigmes du débat, l’imposition d’une doxa des « savoirs situés » s’institutionnalisent : plus qu’une rébellion « c’est un pouvoir qui s’exprime » (p. 55). Aussi est-il vain et contreproductif d’en appeler à une forme principalement politique d’opposition qui ne ferait que donner la réplique au verrouillage du débat. C’est à l’intérieur même de la culture que la résistance peut s’effectuer, par son exercice substantiel, en prenant modèle notamment sur les intellectuels et les artistes qui ont vécu dans des régimes totalitaires. Ils nous ont appris que le signe idéologique qu’on se croit obligé de donner (par exemple aujourd’hui l’usage de l’écriture dite « inclusive ») permet à l’individu qui l’affiche de se dissimuler à lui-même « le mécanisme d’avilissement par lequel il se soumet à la loi du plus fort ». Il suffit de retrouver le sens de sa propre dignité pour faire s’effondrer les pouvoirs reposant sur la peur. Si des intellectuels et des artistes ont su naguère, au péril de leur liberté et de leur vie, résister à la terreur nazie, soviétique ou maoïste, n’aurions-nous pas le courage de cesser de nous effaroucher devant des intimidations, et de retrouver par nos propres forces le goût désintéressé du savoir ?

Hubert Heckmann, Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture, Paris, Éditions intervalles, coll. « Le point sur les idées », 2022.

Sur le même sujet, relire :
– « A la suite du colloque Après la déconstruction » (C. Kintzler)
– « Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ? » (A. Perrin)
– « Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique » (C. Kintzler)

11 thoughts on “« Cancel ! » de Hubert Heckmann, lu par Catherine Kintzler

  1. Ping : « Le point sur les idées » : trois petits livres éclairants publiés aux éditions Intervalles - Mezetulle

  2. Braize

    Merci chère Catherine de cette présentation d’un ouvrage salutaire qui nous arme encore mieux que nous ne le sommes contre cette bouillie pour ignorants anglo-saxonisés qu’est Cancel et ses potes décoloniaux et autres et, bien sûr, dans tous les cas intersectionnalisés jusqu’à la moelle !

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  3. Incognitototo

    Bonjour,

    À dire vrai, j’ai beaucoup de mal personnellement à comprendre les finalités de tous ces mouvements « importés ».

    Même après les explications données dans cet article (merci Catherine), je ne vois toujours pas où est le projet politique et même philosophique dans tous ces mouvements. Je peux me tromper parce que je ne m’y intéresse pas plus que ça, mais je ressens tous ces soi-disant mouvements comme une aubaine pour mettre l’accent sur les responsabilités individuelles – dans un grand mouvement moralisateur et culpabilisateur détaché du contexte des œuvres – qui évite ainsi soigneusement la critique radicale des systèmes politiques qui engendrent les problèmes de société et/ou qui ont marqué les œuvres elles-mêmes.
    Ou autrement dit, si ce sont les individus qui deviennent responsables de tout, le système qui les asservit peut s’exonérer de toute remise en cause et même se donner « bonne conscience »… et pour comble, il trouvera même là l’occasion de faire de l’argent avec ça.

    Cependant, personnellement, sauf nécessité contextuelle, je ne lirai jamais Cécile et pas plus le Marquis de Sade (qui a pourtant fait de très beaux poèmes) et tant d’autres. J’ai vraiment du mal à dissocier les œuvres des personnalités quand elles ont démontré à quel point elles étaient nocives.
    Mais ce ne sont que mes choix personnels et il ne me viendrait pas à l’esprit de vouloir les imposer aux autres.

    Je ne sais pas si je suis très clair, mais peut-être que ma difficulté à faire le tri est proportionnelle à la confusion que je ressens intrinsèquement consubstantielle à tous ces mouvements.

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    1. Mezetulle

      Merci cher Incognitototo. Bien sûr qu’on est parfaitement libre, en tant que lecteur, d’associer les œuvres et leurs auteurs, et la question se pose particulièrement dans les cas que vous citez. Mais on ne peut pas ériger en principe une identification « oeuvre-auteur » 1° dans la mesure où, comme vous le dites, ce principe excède le rapport singulier lecteur-auteur-oeuvre et tend à s’imposer à tous comme un contrôle moral ; 2° dans la mesure où le principe fondamental de toute littérature est la fiction, le déplacement (et même souvent la subversion) d’identité y est une condition à la fois de l’écriture et de la lecture.

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      1. Incognitototo

        Chère Catherine,

        Je suis totalement d’accord avec votre principe n°1, qui se suffit à lui-même d’ailleurs pour se tenir éloigné de la « cancel culture ».
        Cependant, le 2e est plus compliqué à intégrer, notamment quand c’est une évidence que certaines oeuvres ne sont pas du tout des « fictions », mais des « prétextes » pour que les auteurs se racontent eux-mêmes et seulement eux-mêmes (j’ai de nombreux exemples en tête, mais passons).

        Mais prenons plutôt la musique en exemple (c’est encore plus troublant pour moi), je n’écoute plus du tout Michael Jackson de la même façon (d’ailleurs, je ne l’écoute plus du tout volontairement) depuis que l’on sait qu’il était pédophile. C’est viscéral, je ne le supporte plus, pas par principe moral, juste parce que ses actes me révulsent. Et je dois avouer que c’est une vraie tentation pour moi de « militer » pour son boycott… ce qu’évidemment je m’abstiens de faire.

        Mais en fait, refuser la « cancel culture », c’est juste un principe de réalité : si on ne se cultivait qu’avec des artistes ou auteurs toujours cohérents, sans tache, sans zones d’ombre, sans actes répréhensibles… on ne lirait, n’écouterait, n’admirerait plus rien. C’est ainsi et ça se démontre aisément. Les « saints » n’existent que dans les mythologies religieuses, pas dans la réalité et très souvent encore moins dans ceux qui jugent moralement les autres.

        P.-S. : lapsus calami : je voulais évidemment écrire « Céline » et pas « Cécile » dans mon commentaire initial… 🙂

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        1. Binh

          Franchement Incognitototo, il y a des morceaux de Michael Jackson qui doivent faire oublier le chanteur ! Personnellement, je n’ai jamais identifié les belles chansons (ou livres, ou poèmes, etc) à leurs chanteurs. Elles les dépassent, elles ne leur appartiennent plus, elles sont maintenant à ceux qui les écoutent. Les chansons de Barbara sont magnifiques, mais je ne sais pas qui était cette personne (dans sa vie personnelle). Idem pour Léo Ferré, et idem pour les interprètes récents. On évite les déceptions certes, mais surtout on va à l’essentiel. Jackson a composé et chanté de superbes chansons (sur l’amour, sur l’écologie, etc…), : retournez y !
          Si vous avez besoin d’arguments pour cette déconnexion, questionnez (à contrario) les militants de la Cancel Culture eux-mêmes : que font-ils de leur vie, quelles mains serrent-ils, quels projets non avoués ont-ils en tête, etc ? Leurs « productions » intellectuelles (je n’ose pas dire « artistiques »), ou leurs projets théoriques, sont peut-être à mille lieux de leurs pratiques existentielles réelles ! Colbert avait des défauts, il a aussi ouvert la France au monde extérieur avec la toujours vivante et active INALCO.

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          1. Incognitototo

            Il n’est pas question pour moi de partager les jugements moraux des adeptes de la cancel culture d’autant que je sais comme vous ce que ce type de « mouvement » comporte d’hypocrisie et de tartufferie. Cependant, les mots ont un sens.

            On ne peut pas parler de « défauts » pour Colbert ; il a certes fait « avancer » l’économie de la France, mais c’était aussi un esclavagiste et un colonialiste, raciste et antisémite ; c’est même en partie sur cette base criminelle qu’il a enrichi la France. Alors juste une question que célèbre-t-on et quel exemple glorifie-t-on quand on lui érige des statues ?
            Donc, je comprends parfaitement que notamment certains descendants d’esclaves n’aient pas envie qu’il soit célébré par des monuments qu’ils auront sous les yeux tous les jours.

            Évidemment et si on contextualise, les actes de Colbert à son époque n’étaient pas définis comme des crimes, mais où met-on la limite de ce que l’on peut admettre des « déviances » de ceux qui ont néanmoins apporté quelque chose à leur pays ou mieux à l’humanité ? Sans faire appel au point godwin, aucun État (ou presque) ne célèbre un quelconque nazi, pourtant certains scientifiques adeptes de cette idéologie criminelle ont clairement fait avancer leur domaine. Alors pourquoi devrait-on passer outre pour certains politiques et créateurs en général ? Et pour Michael Jackson, c’est encore pire puisque lui, il savait qu’il commettait un crime en enfreignant l’interdit de la pédophilie, mais aussi en se servant de son argent et de sa notoriété pour échapper à la loi.

            Mais en réalité, je n’ai que des questions et pas de réponse dans l’absolu ; d’autant que les problèmes de temporalité et de contextualisation sont éminemment complexes ; tellement inextricables d’ailleurs que partout dans le monde on continue à justifier et à faire des guerres pour les « fautes » des pères et des ascendants… et même préventivement au nom des descendants… L’inconscient humain est ainsi fait : il n’y a pas de passé, présent, futur pour lui, il vit tout sur le même plan ; et il n’y a pas de recette miracle pour en « guérir ».

            On a toujours tort de juger à partir de nos valeurs d’aujourd’hui des hommes et des faits passés ; mais à l’évidence, c’est impossible de s’empêcher de le faire, en tout cas pour moi. Donc je continuerai à ne pas écouter Michael Jackson puisque je ne peux plus dissocier l’œuvre des crimes de l’homme. Je ne demande à personne de partager mes aversions (en plus, j’en ai beaucoup trop 🙂 ), mais je ne veux pas non plus que l’on occulte les parties sombres de certains personnages que beaucoup oublient quand ils les glorifient.

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  6. Binh

    La Cancel Culture, qui estime « moralement répréhensibles ou offensants à l’égard d’une communauté » la pratique, l’utilisation ou la captation par quiconque de traits culturels attribués (par qui, par quoi ?) à des communautés clairement identifiées comme seules propriétaires de ces traits, débouche donc logiquement sur cette notion bouillie, négativement brandie, de « Appropriation Culturelle ».
    La Cancel Culture condamne toute « Appropriation Culturelle ».
    Les adeptes de ce militantisme dénient donc à quiconque le droit de récupérer ce qui appartiendrait (au conditionnel….évidemment !) à certains groupes.
    On est ici dans un militantisme politique qui se voudrait révolutionnaire mais qui, en fait, se moule sans scrupule dans l’idéologie libérale de la Propriété Intellectuelle garante du bon fonctionnement de l’économie capitaliste.
    De plus, on est aussi et surtout, avec cette Cancel Culture, dans le racisme le plus complet, sinon le plus radical, et dans l’obscurantisme le plus total quant à la connaissance même de tout ce qui a fait, et continue de faire (et défaire) les cultures du monde entier: une appropriation permanente des cultures d’autrui pour en bâtir de nouvelles.
    La création culturelle est une « appropriation permanente », une sorte de « révolution permanente » des cultures.
    Si on devait rejeter toute « appropriation culturelle », Barbara Hendricks n’aurait jamais pu chanter Mozart, Police n’aurait jamais joué du Reggae, le rap vietnamien n’aurait jamais pu exister et les anticolonialistes indochinois n’auraient jamais eu le droit de citer Voltaire pour revendiquer leur droit à l’autodétermination politique.
    La Cancel Culture est donc profondément réactionnaire: elle rejoint les mouvements de pensée qui veulent construire des communautés culturellement parfaites et pures qui ne se contamineraient mutuellement jamais. La Cancel Culture est bel et bien un mouvement de purification culturelle qui s’apparente beaucoup à tous les grands projets de purification ethnique.

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