Après l’annonce de la décision de Gérald Darmanin imposant la neutralité religieuse aux élèves de l’École nationale de la magistrature, Samuel Fitoussi présente le 9 septembre à ce propos une chronique sur Europe 11. La première phrase en est : « J’ai 28 ans et aussi loin que je me souvienne, le débat public français est rythmé par ce qu’il convient d’interdire aux musulmans ». Et de faire une liste : « En 2004, on proscrivait le voile à l’école, quelques années plus tard c’était la burka dans l’espace public, puis les prières de rue ; on a ensuite songé à bannir les menus sans porc à la cantine et à empêcher les mères voilées d’accompagner leurs [sic] enfants en sortie scolaire. Encore un peu plus tard, on interdisait ou on envisageait d’interdire le burkini sur les plages, le port du hijab dans les compétitions de football, le burkini à la piscine ou encore l’abaya à l’école. »
J’ai d’abord cru à une coquetterie littéraire dont le genre a été rendu classique par Montesquieu2 : une sorte de réquisitoire paradoxal qui, en ridiculisant chaque étape du raisonnement, déboucherait sur le démontage de cette accumulation d’erreurs et de pseudo-arguments.
Mais non c’était très sérieux. Le chroniqueur poursuit en effet : « Bref, cela fait deux décennies que pour endiguer l’islamisation du pays, nos dirigeants ont choisi la surenchère liberticide », en soulignant, excusez du peu, un problème moral – « Une démocratie libérale perd un peu d’elle-même lorsqu’elle dicte à des millions de citoyens majeurs comment ils doivent vivre, comment ils doivent s’habiller ou ne pas s’habiller » – attesté par une considération arithmétique : « 78 % des musulmans s’estiment victimes d’une laïcité discriminatoire ». Ce qui montre bien que « l’État empêche des millions de citoyens de pratiquer leur religion comme ils l’entendent ».
La conclusion politique arrive, et on en mesurera l’extrême rigueur logique. Pour éviter l’islamisation, une troisième voie entre « l’autoritarisme laïque » et le « multiculturalisme » serait possible : « accrochez-vous bien » apostrophe le chroniqueur, elle consiste à « limiter l’arrivée d’individus aux mœurs et aux pratiques rétrogrades ».
C’était si bien raisonné que le présentateur Dimitri Pavlenko, qui relançait le propos de temps en temps, a cru en toute bonne foi que la chronique était terminée et qu’il pouvait donc la clore (je risquerai : l’écourter, car il avait quand même le papier sous les yeux) par un remerciement.
Mais ce n’était pas fini ! Car la conclusion avait besoin encore d’un petit étayage : « n’est-il pas absurde d’encourager l’arrivée de centaines de milliers d’individus dont nous n’apprécions pas les mœurs, puis de leur interdire de vivre ces mœurs ? …] Sans le ralentissement de la tendance démographique, nous aurons le choix entre la fuite en avant autoritaire ou le multiculturalisme. » En bref : prendre des mesures (en gros : abandonner la laïcité) pour éviter d’appliquer à certaines personnes des lois qui concernent tout le monde. Bien sûr, cela ferait disparaître aussi les problèmes que posent de nombreux « individus aux mœurs et aux pratiques rétrogrades » qui sont ici, maintenant. Vraiment, c’est lumineux.
Dimitri Pavlenko ayant invité à « méditer » cette chronique, je vais m’employer à avancer quelques éléments pour nourrir la méditation.
1° La loi du 15 mars 2004. Elle prohibe « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse »3. Exemples : voile islamique, kippa, croix de bonne dimension (« ostensiblement »), abaya.
Qui se plaint d’être visé par une interdiction ciblée et « discriminatoire », expressément dirigée contre sa religion ? Les parents d’élèves chrétiens ? Les parents d’élèves de confession juive ?
Cette loi s’applique au temps et aux lieux scolaires et ne concerne que les écoles et collèges publics. L’élève qui ôte ses atours religieux en entrant à l’école peut les remettre en sortant. L’école à l’abri de l’environnement social, la maison à l’abri du maître d’école : cette double vie lui fait vivre l’expérience de la « respiration laïque »4, il échappe par là aussi bien à l’uniformisation d’un État qui s’imposerait partout et tout le temps qu’à celle de sa communauté qui s’imposerait partout et tout le temps. C’est très exactement le contraire d’un intégrisme.
2° L’interdiction de la « burka » dans l’espace public (i.e. l’espace social partagé). Si la « burka » y est interdite, c’est parce qu’elle est un cas particulier de la dissimulation du visage, laquelle est généralement interdite (cagoules par exemple). La loi du 11 octobre 20105 n’est pas une disposition laïque, c’est une disposition d’ordre public. Elle comporte des exceptions, parfaitement claires et justifiées. Cet exemple est donc hors-sujet.
3° « Les prières de rue ». Oui, les prières de rue sont interdites en vertu du droit commun et non par une « laïcité autoritaire » : entrave à la circulation et trouble à l’ordre public. Mais les prières dans la rue ne sont nullement interdites. Assurer la libre circulation et la tranquillité publique, c’est liberticide ? Cet exemple est également hors-sujet.
4° « On songe à interdire aux mères voilées d’accompagner leurs enfants dans les sorties scolaires ». C’est parfaitement dit cette fois, et la double précision ci-dessus soulignée soulève bien le problème. Un accompagnateur scolaire est-il toujours une « mère » ? Le modèle familialiste doit-il s’appliquer à l’école ? Lorsque un ou des enfants de l’accompagnateur font partie du groupe qu’il accompagne, faut-il considérer que ce groupe est assimilable à ses enfants, et doit-il traiter chaque élève comme il traite ses propres enfants ? Heureusement que non. Lorsqu’il s’agit de parents d’élèves, les accompagnateurs scolaires n’ont pas à traiter les enfants d’autrui comme s’ils étaient les leurs ; réciproquement ils doivent traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui. Ce n’est pas en acceptant à l’école (laquelle ne change pas de nature, qu’elle soit dans les locaux scolaires ou en dehors) des formes ostensibles d’orthopraxie religieuse qu’on peut appliquer ce principe6.
5° La France dicte « à des millions de citoyens comment ils doivent s’habiller et ne pas s’habiller ». Mais oui ! comme la plupart des États de droit, et elle ne le fait pas seulement pour les citoyens : on ne peut pas se balader tout nu dans la rue, l’exhibition est interdite, certaines communes balnéaires interdisent le tenues de bain en ville, une entreprise a le droit d’exiger un « dress code » à certains postes de travail, etc.
Mais là je suis de mauvaise foi, j’élargis le sujet en prenant bêtement le discours à la lettre, il fallait comprendre : « la France laïque impose une tenue aux musulmans et à eux seuls ». Faux. Il suffit de faire un pas dans le métro d’une grande ville ou dans les rues d’une petite ville pour voir des femmes voilées et des hommes en « qamis » circuler librement. Il est vrai que, depuis plusieurs années, le port de la soutane par les prêtres se fait rare : mais la laïcité n’y est pour rien, c’est l’Église catholique qui l’a rendu facultatif en 1962. Il est vrai que, aujourd’hui, le port de la kippa et celui de l’étoile de David sont de moins en moins observables : ce n’est certainement pas dû à la laïcité. Le principe de laïcité s’applique de manière limitée, expressément définie par la loi, dans le temps et dans l’espace et seulement à certains objets ou personnes dans des circonstances déterminées. Partout ailleurs, dans l’infinité de la société civile, il ne s’applique pas : cela caractérise la dualité du régime laïque7.
6° « 78 % des musulmans s’estiment victimes d’une laïcité discriminatoire », estimation qui autorise la conclusion : « l’État empêche des millions de citoyens de pratiquer leur religion comme ils l’entendent ». À ce compte, on devrait pouvoir dire que la répression des excès de vitesse est discriminatoire envers les amateurs de vitesse et que l’État les empêche de conduire leur véhicule « comme ils l’entendent ». On ne sait pas si les personnes pénalisées pour excès de vitesse (je suppose qu’elles sont très nombreuses) s’estiment victimes de discrimination, il serait intéressant d’avoir une étude sur leur « ressenti »…
Le principe de laïcité ne contraint aucun culte plus qu’un autre, n’en favorise aucun, la loi est la même pour tous. Le « ressenti » discriminatoire, variante du retournement victimaire, dépend fortement de la quantité de contrainte qu’exerce un culte sur ses adeptes. Plus un culte est contraignant pour ses adeptes, plus il empiète sur leur liberté, plus ce culte percevra les lois civiles (et particulièrement les dispositions laïques) comme des contraintes, et cela précisément parce que ces lois et ces dispositions permettent aux individus de se libérer de l’emprise communautaire. Par exemple, si dans un culte donné existe une règle selon laquelle le témoignage d’un homme serait plus crédible que celui d’une femme, le culte en question devra renoncer à cette disposition : cela sera perçu comme une « contrainte » que ne subira pas un autre culte où cette disposition n’existe pas. Si, selon tel ou tel culte, la règle de succession impose une répartition inégale en fonction du sexe des héritiers ou de leur ordre de naissance dans la fratrie, ce sera effectivement une « contrainte » pour les adeptes de ce culte de respecter le droit de succession fixé par l’autorité civile.
Le paradoxe que j’attendais, finalement, est bien là : les exemples de cette chronique montrent que, en réalité, la laïcité libère. On aimerait aussi entendre parler des « centaines de milliers » de musulmans qui, loin de se percevoir comme des « victimes d’une laïcité discriminatoire », vivent paisiblement sur le territoire national en respectant les lois, et n’ont aucune envie d’y installer la charia.
Notes
1 – Voir la vidéo intégrale sur le site d’Europe 1 https://www.europe1.fr/emissions/samuel-fitoussi-les-signatures-deurope-1/gerard-darmanin-decide-dimposer-la-stricte-neutralite-administrative-a-lecole-nationale-de-la-magistrature-771931
2 – Montesquieu, De l’Esprit des lois, livre XV, chapitre 5 « De l’esclavage des nègres ». Montesquieu y pratique le plaidoyer paradoxal.
Merci pour votre article très éclairant.
Je me permettrais d’ajouter que les vêtements religieux (des prêtres, des soeurs, des rabbins,etc) sont assimilables à des uniformes (tels que ceux des militaires, policiers, pompiers, postiers,etc) et qu’à ce titre ils sont prévus par les textes législatifs, à telle enseigne qu’ils ne sont ni modifiables à volonté ni « portables » par un individu qui ne rentre pas dans une de ces catégories; tandis que les vêtements portés par une communauté ethnico-religieuse sont assimilables à des costumes (liés à un folklore) et à ce titre doivent se soumettre sinon aux moeurs dominantes du pays d’accueil, du moins aux lois en général et singulièrement à celles de la laïcité. Le port de la burka ne peut donc être justifié sous prétexte qu’un prêtre ou une religieuse porte une soutane ou une cornette comme on l’entend parfois ici et là.
N’est ce pas ce Samuel Fitoussi qui a écrit » Pourquoi les intellectuels se trompent toujours » ?
J’ai l’impression que derrière sa critique erronée de la laïcité (caricaturale, excessive, etc) il voulait démonter que, finalement, on ne s’en ne sortirait jamais de limiter les pratiques religieuses en France, en particulier les musulmanes. D’où sa solution de fermer les frontières aux individus dont les mœurs ne collent pas aux nôtres : grosso modo, au lieu d’écoper une baignoire qui déborde d’eau mauvaise, fermons les robinets mauvais. C’est ma lecture de cet entretien. Si l’idée est là, elle ne me semble pas idiote (à condition qu’on sache filtrer, et sur quels critères) , mais n’a rien à voir avec la laïcité qui me semble bien fonctionner en France…quand elle est appliquée, certes. Peut-être que Fitoussi mélange un peu tout : la laïcité, la perte d’autorité des pouvoirs publiques (pendant des années, quand je vivais à Paris ,rue de Ménilmontant, il y avait des bistrots interdits aux femmes, sans que les Maires ou les Préfets successifs agissent pour empêcher cette pratique illégale), ou la faible application des OQTF, ou la disparition de l’Etat face aux casses et agressions en tout genre. Il faut bien admettre que la laïcité sera un combat permanent qui semble épuiser d’avance Fitoussi (même combat permanent pour l’égalité des sexes) quand on voit que, par exemple (entre autres), l’UE condamne l’interdiction de la Burqa dans certains pays de traduction musulmane. Même l’UE ne facilite pas la tâche de la laïcité française….
Bonjour,
Je vous sais gré de ces précisions et m’en désole pour M Fitoussi
J’ai sursauté comme vous à l’écoute de cette chronique dont il me semble qu’elle était aussi la première de ce NOUVEAU chroniqueur (que nous suivons par ailleurs notamment le lundi dans Le Figaro pour des textes plus inspirés).
Je préfère lui faire crédit d’un texte mal rédigé et plaide qu’il s’est pris les pieds dans le tapis de sa propre démonstration (à moins que n’affleure ici sa véritable pensée).
Il lui est arrivé d’être mieux inspiré mais ne devrions nous pas y voir une confusion générale des nouvelles générations vis à vis de l’exigence de laïcité ? Même chez les esprits les mieux formés ?
Je n’ose le craindre tant j’ai besoin d’espoir.
Bien à vous et merci
Pour me faire l’avocat, non du Diable mais d’une idée de Fitoussi mal dite, je dirais que la laïcité vue du coté des intégristes musulmans est nécessairement discriminatoire ou liberticide. Cette approche des choses (que je suppose chez Fitoussi) permet de comprendre la stratégie politique des Islamistes qui, quoi qu’on fasse de la laïcité (appliquée strictement ou pas) sera toujours un obstacle à combattre, et pour cela présentée systématiquement comme une source d’oppression des Musulmans. Logique guerrière qu’applique Poutine.
Rappelons que l’Islamisme n’est pas une religion, c’est un projet (si non, une guerre) politique.
Voici une illustration de l’angélisme des Occidentaux, surtout des auto-proclamés Progressistes ou « De Gauche », à l’égard des Islamistes (qui est aussi une illustration du mépris de ces Occidentaux là à l’égard de la laïcité): la ville de Hamtramck, aux USA (Michigan). En 2021, Radio France fait une émission sur cette ville en se moquant de manière très élitiste et hautaine des craintes des habitants sur une éventuelle imposition de la Charia par des Musulmans de plus en plus nombreux.
(écouter: http://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/sous-les-radars/le-bruit-du-monde-sous-les-radars-du-jeudi-18-novembre-2021-3385874)
En 2025, le Conseil Municipal est détenu à 100% par des Musulmans, pas forcément étiquetés Islamistes. Pourtant, il n’y a plus de femmes dans le Conseil municipal, et une décision récente de ce conseil masculin musulman a été d’interdire les drapeaux LGBT dans la ville.
Manifestement, une loi sur la laïcité manque aux USA : mais aurait-elle été suffisante (efficace) pour éviter ce Conseil Municipal sectaire aux premières mesures discriminatoires et racistes ? C’est peut-être cette question que pose Fitoussi….
Merci et bravo, chère Catherine, pour cette mise au point laïquement salutaire !
La rigueur de vos raisonnements est toujours admirable à la différence de certains chroniqueurs chez qui on la cherchera vainement, dont celui de l’espèce…
Je diffuserai donc votre papier avec joie à mes réseaux !
Bien à vous
F Braize
L’article ainsi que les commentaires sont intéressants. Il reste qu’une question n’est pas résolue. Si 78% des musulmans estiment que les obliger à respecter la loi commune (la laïcité) est discriminatoire à leur égard et à l’égard de leur religion, contrairement à la grande majorité des chrétiens et des juifs, comment ne pas aboutir à la « solution » suggérée pas Samuel Fitoussi : les empêcher de venir ?
L’article soulignait que l’édito de S. Fitoussi adopte les « arguments » du radicalisme islamiste : il parle de mesures liberticides s’agissant de la législation laïque (qui s’applique à tous sans susciter d’autre victimisation que celle dudit radicalisme), et lorsqu’il aborde ce chiffre de 78% il ajoute : « l’État empêche des millions de citoyens de pratiquer leur religion comme ils l’entendent », comme si la pratique d’une religion devait autoriser n’importe quoi et même à s’exempter du droit commun, pourvu que la majorité de ses fidèles l’entendent ainsi : c’est alors la religion qui ferait loi. Puis en suggérant sa « solution », il ne remarque même pas qu’il ne s’agirait pas en l’occurrence de « citoyens ». L’édito est truffé d’approximations, de contradictions, de hors-sujets, de fautes de logique ; sa cible principale n’est pas l’immigration illégale incontrôlée qui arrive à la fin comme un cheveu sur la soupe (et puis que fait-on avec ceux des « 78% » qui sont ici ?), mais l’ensemble des dispositions laïques.