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« Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité? » : podcast CK pour « France souveraine »

 Le mouvement « France souveraine » m’a invitée à enregister un podcast sur la laïcité. L’enregistrement est publié aujourd’hui.
On peut y accéder par ce lien direct :

Catherine Kintzler : Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité ?

Voir la liste des podcasts  : https://www.francesouveraine.fr/infos/podcasts/

« Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski » d’Aline Girard, lu par Philippe Foussier

Avec le livre Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski (éd. Pont9, 2023), Aline Girard signe une enquête fouillée sur Samuel Grzybowski, personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans l’association Coexister. L’auteur montre comment les ambitions communautaristes et « interconvictionnelles » du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant.

Coexister, Convivencia, la Primaire populaire… On pourrait en citer bien d’autres, de ces structures dirigées ou inspirées par Samuel Grzybowski. Secrétaire générale d’Unité laïque, Aline Girard signe là une enquête fouillée sur ce personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans Coexister, une association qui a obtenu en quelques années une respectabilité et une notoriété saisissantes. L’auteur montre clairement comment les ambitions idéologiques du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant. Il s’est rapidement imposé au centre d’un réseau qui a ouvertement pour objectif de servir le soft power américain. Comme le note Jean-Pierre Sakoun dans la préface de ce petit livre aussi dense que documenté, « à travers think tanks, fondations philanthropiques, multinationales socialwashed et greenwashed, toute la politique des États-Unis concourt à fournir à la nébuleuse de l’interconvictionnel, du community organizing et du social business les moyens de son emprise progressive sur la société française ».

Ingénierie socio-politique de l’interconvictionnel

Coexister, que Samuel Grzybowski fonda en 2009, est probablement la structure la plus connue de ce réseau dans lequel l’intéressé joue un rôle majeur. Mouvement de jeunesse « interconvictionnel », l’association entend proposer « une nouvelle façon d’appréhender la diversité de religions et de convictions ». Elle ne met pas son drapeau dans sa poche et affiche sa défiance à l’égard d’une laïcité française décrite comme « laïciste », préférant de loin un modèle tel qu’il prévaut dans l’univers anglo-saxon, fondé sur la coexistence communautaire et confessionnelle. Regroupant des jeunes croyants de différentes confessions, Coexister entend démontrer que cette approche est adaptée aussi à la France, quand bien même une majorité de ses citoyens se déclare agnostique ou athée. Mais qu’importe, Samuel Grzybowski, à l’image de ces Young Leaders distingués en masse par les États-Unis pour constituer des relais de sa vision du monde de l’organisation des sociétés, sait que le multiculturalisme a le vent en poupe et il surfe ainsi sur une vague porteuse.

« Par le biais de ces ONG, lobbies, think tanks et organisations philanthropiques dotés de financements privés considérables et spécialisés dans l’ingénierie socio-politique, les États-Unis installent un nouvel ordre du monde en répandant leur modèle de société », explique Aline Girard. Il n’est pas anodin que cette entreprise idéologique se déploie tandis que l’islamisme avance parallèlement ses pions et se heurte, dans ses versions frériste ou salafiste notamment, à la laïcité française et au-delà à la notion de citoyenneté républicaine qui ne reconnaît, à l’inverse des pays anglo-saxons, que des individus et non des groupes, qu’ils soient fondés sur l’ethnie ou sur la religion. Car les réseaux entretenus par Coexister et ses ramifications trouvent dans les ambitions de l’islamisme des relais efficaces, comme l’auteur le démontre avec précision. On n’est ainsi pas surpris de retrouver en 2015 l’incontournable Grzybowski signataire d’un appel deux jours après le massacre du Bataclan, côtoyant visiblement sans gêne aucune le rappeur Médine, celui-là même qui appelle à crucifier les « laïcards » et à l’application de la charia. Le CCIF, officine frériste dissoute depuis par décret, figure aussi dans cet aréopage de signataires.

Lexique clérical

Si on entend un peu moins Samuel Grzybowski depuis quelques mois, il était néanmoins apparu sur le devant de la scène politique en amont de la dernière élection présidentielle. Il fut en effet l’un des principaux initiateurs de la Primaire populaire, qui entendait désigner le candidat unique de la gauche à ce scrutin. On se souvient peut-être des conditions particulièrement fantaisistes dans lesquelles cette aventure s’était fait connaître, écartant des candidats pourtant déclarés (Poutou, Roussel, Arthaud…), en retenant certains qui n’étaient pas candidats (Ruffin notamment) ou bien encore imposant leur présence à d’autres qui ne voulaient pas y participer (Mélenchon, Hidalgo, Jadot…).

Finalement, au terme d’une procédure particulièrement obscure, avec un mode de financement et des comptes qui laisseraient perplexe la moins sourcilleuse des associations anticorruption mais avec l’insolite caution de jadis honorables radicaux de gauche, ce fut Christiane Taubira qui fut désignée puis prestement lâchée en rase campagne par des soutiens qui, quelques semaines avant, semblaient l’entourer d’une intense ferveur avant que l’observation attentive des sondages ne fasse cesser leurs génuflexions. Comme l’avait d’ailleurs commenté le candidat EELV Yannick Jadot, cette Primaire populaire « était devenue un gag ». Assurément une pantalonnade dont ceux qui y apportèrent leur concours ne sortirent pas grandis, et les électeurs sans doute encore un peu plus dégoûtés par cette manière de faire de la politique et plus encore de jouer avec la démocratie. Pressentant sans doute le crash, Samuel Grzybowski quitta courageusement l’entreprise avant la démonstration patente de son échec.

Quelle que soit la structure dans laquelle Samuel Grzybowski reviendra dans l’actualité, nul doute que l’ancrage idéologique auquel il a arrimé son action demeurera, prônant « le glissement progressif d’une éthique de la justice sociale à visée universaliste à une éthique de la sollicitude comme sensibilité et pratique morale ». On y retrouvera à coup sûr une logorrhée très identifiée :

« Il excelle dans ce discours aux connotations religieuses qui, sans que l’on y prenne garde, insidieusement, cléricalise la langue depuis des décennies, installant un lexique de substitution qui envahit pensées et paroles : bien commun, bienveillance, sollicitude, humilité, respect mutuel, vulnérabilité, dévouement, tolérance, compassion, réparation, repentance, etc. Dans ce système sémantique, l’impératif du care n’est pas loin d’être l’équivalent de la vertu théologale de la charité ».

Par la démonstration étayée que ce petit livre nous propose, Aline Girard nous permet d’identifier clairement les choix de société qui nous sont offerts : céder à cette offensive communautariste et néo-libérale ou lui préférer l’universalisme républicain.

Aline Girard, Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski, préface Jean-Pierre Sakoun, Pont 9, 2023, 120 p.

La laïcité dans tous ses états

Commentaire de l’émission « Répliques » du 12 novembre 22

À peine terminais-je d’écouter le « podcast » de l’émission Répliques (La laïcité : état des lieux) du 12 novembre 2022, où Alain Finkielkraut avait invité Iannis Roder et Jean-Fabien Spitz1, à peine me disais-je que la pseudo-argumentation de Jean-Fabien Spitz méritait quelques commentaires bien sentis que, relevant mes messages, je trouve cet article envoyé par André Perrin ! Fidèle au style caustique et précis dont il nous a déjà régalés dans plusieurs livres2 – mentionnons le tout récent Postures médiatiques (L’Artilleur, 2022) – l’auteur y reprend, en les démontant, les sophismes et inexactitudes que Jean-Fabien Spitz a égrenés tout au long de l’émission.

Le samedi 12 novembre 2022, l’émission Répliques, sur France Culture, avait pour titre La laïcité : état des lieux. Alain Finkielkraut y avait invité Iannis Roder, professeur d’histoire en réseau d’éducation prioritaire, à Saint-Denis, depuis 23 ans, et Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie politique. Des interventions de Iannis Roder, on ne dira rien ici, sinon qu’elles furent de part en part lumineuses, justes et vraies. De celles de son interlocuteur, la suite permettra de juger. Celui-ci dénonce « l’intégrisme républicain » de ceux qui prétendent interdire le port d’un vêtement : en France comme en Iran, on doit pouvoir être libre de porter le voile ou de ne le porter pas. Iannis Roder répond alors (7’13’’) que « L’interdiction du port du voile n’existe que dans le cadre de l’école et dans le cadre du fonctionnariat ». Spitz lui lance alors avec superbe : « Les élèves ne sont pas des fonctionnaires, Monsieur ! ». Ce à quoi Iannis Roder répond sobrement : « J’ai dit et ».

Ce qu’avait dit Iannis Roder était parfaitement exact. Le port du voile, en France, n’est proscrit que dans deux cas : aux élèves, dans les établissements de l’enseignement public, écoles, collèges et lycées, où ils sont presque tous mineurs et aux fonctionnaires, dans les espaces relevant de l’autorité de l’État. Cependant son interlocuteur, bien que philosophe de profession, préfère lui attribuer mensongèrement une sottise qu’il est évidemment plus facile de réfuter qu’une vérité de fait.

Un peu plus loin, (7’45’’) Iannis Roder fait valoir que la loi de 2004, dans la mesure où elle permettait de soustraire certaines jeunes filles aux pressions qu’elles subissaient, était une loi protectrice. Réponse de Jean-Fabien Spitz, qui se veut sarcastique : « J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte. J’apprends ça avec bonheur ».

Ainsi donc, M. Spitz découvre seulement aujourd’hui qu’entre le fort et le faible, c’est parfois la liberté qui opprime et la loi qui libère. Jusque-là, il croyait probablement que la vraie liberté était celle du renard libre dans le poulailler libre. Sur les rapports de la liberté et de la loi, il n’a, tout au long de sa carrière, rien appris ni de Spinoza, ni de Locke, ni de Rousseau, ni de Kant. Jusque-là il savait, et sans doute du haut de sa chaire enseignait, que toute loi est scélérate, qui exerce quelque contrainte sur la liberté des uns ou des autres, en interdisant par exemple le travail des enfants, en imposant aux employeurs de verser un salaire minimum aux salariés, ou en obligeant les citoyens à payer des impôts. Comme si le chemin de la liberté passait par la contrainte !

Alain Finkielkraut ayant alors évoqué La Boétie et la servitude volontaire (7’54’’), M. Spitz répond : « La servitude volontaire est omniprésente dans cette société. On pourrait la repérer à la façon dont les gens sont asservis à des marques commerciales, par exemple, y compris à l’intérieur de l’école […] Il y a de multiples formes d’emprise dans cette société, pas seulement celle que la loi dénonce ». M. Spitz ignore manifestement, ou il feint d’ignorer, qu’à l’intérieur de l’école, les chefs d’établissements sont amenés à interdire d’autres tenues que le voile, des tenues que justement les modes ou les codes de la société extérieure tendent à imposer aux élèves, les « crop-tops » par exemple, interdictions qui soulevaient l’indignation d’une autre grande philosophe libérale, Géraldine Mosna-Savoye, le 15 septembre 2020, sur les ondes de France Culture : « c’est précisément ce qui se joue aujourd’hui avec le corps des femmes, et tous les corps d’ailleurs : ce que l’on peut en montrer ou pas ne devrait, je crois, rien à voir (sic) avec la convenance à un ordre moral extérieur quel qu’il soit, dont le bienfondé restera toujours à démontrer ». Sur les rapports de la liberté et de la loi, Jean-Fabien Spitz est éloigné des conceptions de Spinoza, de Locke, de Kant et de Rousseau, mais il est proche de la pensée de Géraldine Mosna-Savoye. Les grands esprits se rencontrent.

Il est ensuite question de la circulaire que le ministre de l’Éducation nationale a adressée aux recteurs sur la multiplication dans les établissements scolaires des tenues manifestant une appartenance religieuse, comme les Abayas et les Qamis. La réplique de M. Spitz ne se fait pas attendre. Au moment du vote de la loi de 1905, dit-il, Aristide Briand s’est opposé à ce que, comme certains le proposaient, le port de la soutane fût interdit dans l’espace public. Notre philosophe se rend ici coupable du sophisme appelé ignoratio elenchi : la circulaire de Pap Ndiaye ne vise pas à interdire le port de l’Abaya dans l’espace public, mais dans la seule enceinte de l’école tandis que les anticléricaux de 1905 ne prétendaient pas proscrire le port de la soutane dans les lycées et collèges, ce à quoi peu d’élèves auraient pensé vraisemblablement, mais dans la totalité de l’espace public. Le même sophisme sera réitéré un peu plus tard, à 14’37’’, Jean-Fabien Spitz déclarera : « Dans les années cinquante, 25 à 30% des gens étaient communistes. On pouvait se promener dans la rue avec un insigne, la faucille et le marteau. Fallait-il l’interdire ? ». Signalons à notre philosophe qu’on a toujours le droit d’arborer cet insigne dans la rue, et même d’y manifester en portant un drapeau rouge et en chantant L’Internationale. Avec un peu de bon sens, on pourrait comprendre que ce qui est parfaitement légitime dans la rue ne l’est pas forcément dans une salle de classe. Cependant Spitz poursuit à 12’11’’ :

« Je voudrais ajouter quelque chose, c’est que maintenant la loi est interprétée. C’est-à-dire, c’étaient des signes religieux ostensibles, maintenant ce sont des signes religieux ostentatoires – ce n’est pas tout à fait la même chose – ensuite ce sont des signes religieux par destination. Qu’est-ce qu’un signe religieux par destination ? C’est un signe qu’on interprète comme religieux à partir d’autres comportements de l’élève. C’est une chasse à l’homme, ou plutôt, une chasse à la femme ».

Ici, M. Spitz étale son ignorance juridique. La notion de destination est courante en droit, non seulement en droit civil, comme en témoigne la notion d’« immeuble par destination », mais aussi en droit pénal, comme l’atteste la notion d’ « arme par destination ». Si vous revenez de la quincaillerie avec des fourchettes et des couteaux de cuisine dans votre sac à provisions, vous ne contrevenez à aucune loi ; mais si vous vous rendez à une manifestation avec, dans votre poche, les mêmes couteaux ou les mêmes fourchettes, vous êtes passible du tribunal correctionnel aux termes de l’article 132-75 du code pénal. C’est le contexte et le comportement du sujet qui guident l’interprétation. Rien de nouveau là-dedans, par conséquent, et pas plus de chasse à l’homme que de chasse à la femme de la part des magistrats qui interprètent la loi.

Oui, il est important d’interpréter, comme la suite va le montrer. Pour étayer l’affirmation selon laquelle « on a le droit de manifester ses opinions dans une République », Spitz invoque la loi fondamentale : « Et la Constitution même dit que la République respecte toutes les croyances ». Il est beau de citer l’article 1er de la Constitution, mais il est vain de le faire si on ne prend pas la peine d’expliquer en quel sens la République respecte toutes les croyances3. Dès lors que toutes les croyances sont mises à égalité sous le rapport du respect qui leur est dû, il est clair que ce n’est pas le contenu de ces croyances qui peut faire l’objet de ce respect. La République reconnaît à tous les individus le droit de croire ce qu’ils veulent, même des sottises, et de le dire, mais cela ne signifie pas qu’elle proclame un respect égal dû à la vérité et à l’erreur. C’est la raison pour laquelle le droit de dire des sottises, ou le devoir de respecter celles-ci, n’est pas le même dans la rue et dans l’école. Les élèves ont le droit de croire que la terre est creuse et que le capitaine Dreyfus était coupable, mais les professeurs de physique et d’histoire n’ont ni le devoir de respecter ces croyances dans leur contenu, ni le droit de les professer eux-mêmes. De surcroit, dire que la République respecte toutes les croyances ne nous dit rien de la traduction juridique de ce respect. De ce que certains croient que la femme doit être soumise à l’homme, ou que le voile protège sa pudeur des regards lubriques des mâles, et de ce que la République respecte ces croyances, on pourrait déduire que le voile peut être porté à l’école ? Soit. Mais de ce que certains croient à la théorie du « ruissellement », d’autres à la théorie du « grand remplacement », et de ce que la République respecte ces croyances, puisqu’elle les respecte toutes, quelles conséquences juridiques doit-elle alors en tirer ?

Alain Finkielkraut ayant cité une phrase de Péguy, Spitz en fait le commentaire suivant : « Lorsque Péguy écrit que l’instituteur doit être le représentant de l’humanité, je crois comprendre que l’humanité inclut […] des penseurs religieux. L’islam nous a transmis un certain nombre d’objets culturels très importants, on ne peut pas le nier. Pourquoi exclure ce qui fait partie de la culture humaine ? ». Où M. Spitz a-t-il vu que l’islam était exclu de l’école ? Le réduit-il au port du voile par les femmes ? Ignore-t-il que les programmes d’histoire font toute sa place à la civilisation musulmane ? Ignore-t-il qu’Avicenne et Averroès figurent dans la liste des auteurs au programme de philosophie et que la proscription du voile en classe n’interdit pas davantage leur étude que celle de la Kippa n’empêche l’étude de Maïmonide et de Levinas, ou que celle de la croix chrétienne ne s’oppose à ce que l’on y explique saint Augustin, Pascal et Ricœur ?

La discussion s’engage ensuite sur les causes de la montée en puissance de l’intégrisme islamique. À 27’54’’, Jean-Fabien Spitz intervient : « Le phénomène de la prégnance de ce que vous, vous appelez l’intégrisme islamiste, dont je ne nie absolument pas l’existence, parmi certains milieux musulmans en Europe, pas seulement en France, bien sûr, par exemple a son pendant dans un pays que je connais bien qui est le Brésil où les sectes évangéliques ont gagné une influence extrême parmi les populations des favelas. Ces idéologies extrémistes, parce que là il s’agit d’un intégrisme religieux, peuvent être encore plus dangereuses que l’islamisme, d’une certaine façon ». Spitz nous dit que l’intégrisme évangélique peut être encore plus dangereux que l’islamisme d’une certaine façon, mais il ne nous dit pas de quelle façon. Ces évangélistes ont-ils égorgé des prêtres catholiques en plein office, comme le Père Hamel à Saint-Etienne du Rouvray ? Ont-ils décimé la rédaction d’un hebdomadaire anticlérical ? Se sont-ils livrés à des tueries de masse dans une salle de concert de Copacabana ou au stade Maracanã ? Dans quel État du Brésil font-ils régner une terreur comparable à celle des Talibans en Afghanistan ? Ou à celle de Daech en Syrie ? Ou à celle de Boko Haram au Nigeria ? Quel État du Brésil a connu de leur fait ce que l’Algérie a vécu de 1991 à 2002 ? M. Spitz ne nous le dit pas. Il est regrettable qu’un professeur de philosophie se préoccupe si peu d’administrer la preuve de ce qu’il avance.

Alain Finkielkraut interroge ensuite Jean-Fabien Spitz sur les « lois scélérates » qu’il dénonce dans le livre qu’il vient de publier. Celui-ci lui répond (32’57’’) que ce sont des lois qui restreignent les libertés publiques et il en donne l’exemple suivant :

« On en a un exemple à Poitiers récemment où des associations qui ont à leur programme un enseignement sur la désobéissance civile ont été privées, ou sont menacées d’être privées, de leurs subventions parce qu’elles mettent ceci à leur programme alors que la désobéissance civile fait partie de la charte européenne des droits de l’homme. C’est quelque chose qui est reconnu comme un droit, la désobéissance civile, lorsque qu’on pense qu’une loi est une loi qui est une loi porteuse d’oppression ».

M. Spitz a-t-il pris la peine de lire le texte qu’il cite ? Aucun des 54 articles de la charte des droits fondamentaux de l’union européenne ne consacre un droit à la désobéissance civile, ni n’en fait la moindre mention. Si M. Spitz interprète de cette manière l’article 10-2 de ladite charte, il étale, une fois encore, son incompétence juridique, et doublement. Cet article dispose en effet que « Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ». D’une part, il y est question de l’objection de conscience et non de la désobéissance civile, ce qui n’est pas du tout la même chose. Comme en témoigne aussi bien la jurisprudence de la commission européenne des droits de l’homme que celle de la Cour européenne des droits de l’homme, l’objection de conscience concerne essentiellement le refus d’accomplir le service militaire dans les pays où il est obligatoire. Dans des débats récents, elle a également concerné le droit des médecins à refuser de pratiquer l’avortement, mais jamais elle n’a concerné la désobéissance civile au sens où celle-ci serait un droit de désobéir à une loi lorsqu’on pense qu’elle est « porteuse d’oppression ». D’autre part, l’article 10-2 subordonne ce droit au principe de subsidiarité : il n’est reconnu que dans les limites des « lois nationales qui en régissent l’exercice ». Quelle loi française reconnaît un tel droit de désobéir aux citoyens ? M. Spitz ignore également que même un auteur aussi favorable à la désobéissance civile qu’Albert Ogien reconnaît que sa légalisation est impossible, qu’elle ne peut pas « être un droit reconnu »4. Mais supposons un instant que M. Spitz ait raison. Supposons qu’une loi européenne, primant sur les lois françaises, fasse obligation à notre république de subventionner des associations qui préconisent la désobéissance aux lois de la République. Le propre d’une règle de droit, ce qui la distingue par exemple d’une règle morale, c’est d’être coercitive, c’est-à-dire assortie d’une contrainte. C’est donc contrainte et forcée par la loi européenne que la République française devrait assurer la liberté que M. Spitz revendique, celle de désobéir aux lois qui lui paraissent mauvaises. Ne s’exposerait-il pas alors aux sarcasmes d’un philosophe qui lui dirait : « Comment, comment ? J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte. J’apprends ça avec bonheur » ?

Jean-Fabien Spitz ayant, tout au long de l’émission, manifesté son hostilité à l’enseignement privé, on aurait pu penser que ce républicain libéral, puisque c’est ainsi qu’il se définit, avait une dent contre le « privé ». Il n’en est rien, comme une dernière séquence permettra de s’en assurer. Iannis Roder s’étonne de ce qu’il ait dit : « Je ne comprends pas que l’on pénalise des médecins qui feraient des certificats de virginité »5. Cela ne revient-il pas à faire de la femme une marchandise qui doit être pure pour être consommée ? Réponse de Spitz : « C’est une affaire privée ! C’est une affaire privée ! ». Et de prendre une comparaison : si une femme n’accepte de m’épouser que si je lui prouve, certificat de fertilité à l’appui, que je pourrai lui faire des enfants, c’est une affaire privée ! C’est une affaire privée !

La fin éclaire le début. C’est le même libéralisme qui fonde le droit des jeunes filles musulmanes d’arborer à l’école un signe de sujétion et celui des hommes de leur réclamer un certificat médical de virginité. On aura compris que pour ne pas être intégriste, le républicanisme ne doit pas seulement être libéral, mais ultralibéral.

Notes

1 – Enregistrement intégral à écouter sur le site de France-Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/repliques-du-samedi-12-novembre-2022-5866040 . Emission à l’occasion de la publication par Iannis Roder de La jeunesse française, l’école et la République (L’Observatoire) et par Jean-Fabien Spitz de La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique (Gallimard).

2Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat (L’Artilleur, 2016) ; Journal d’un indigné. Magnitude 7 sur l’échelle de Hessel (L’Artilleur, 2019 ; recension sur Mezetulle) et, chez le même éditeur, Postures médiatiques. Chronique de l’imposture ordinaire, 2022. André Perrin a également publié de nombreux articles sur Mezetulle.

3 – Voir sur ce point Catherine Kintzler « Du respect érigé en principe » Mezetulle 16 septembre 2017.

4 – Albert Ogien « La désobéissance civile peut-elle être un droit ? » Droit et société 2015/3 N°91 p.592

5 – Sur cette question, voir Catherine Kintzler « Cachez cette virginité que je ne saurais voir » Marianne 2 juin 2008 et Mezetulle 8 juin 2008.

Vous avez dit « laïcité positive » ?

En parlant de « laïcité positive » le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye reprend un terme fréquemment utilisé pour réclamer à la laïcité – qu’on juge rigide et trop intransigeante – des « accommodements », une « ouverture »1. Ce terme, que Nicolas Sarkozy avait cru bon de promouvoir à plusieurs reprises2, suggère par lui-même l’aspect politique qui gouverne son emploi. L’adjectif « positive » induit en effet un champ sémantique où prendrait place, à l’opposé, une « laïcité négative » qu’il s’agirait de combattre, de réduire et peut-être même d’effacer3. Mais la thèse d’une « laïcité négative » ne tient pas debout : car la laïcité a posé plus de libertés que ne l’a jamais fait aucune religion. On n’a pas à demander à la laïcité d’être « positive » : c’est aux religions qu’il appartient de le devenir en renonçant à leurs prétentions à l’exclusivité intellectuelle et politique.
Examinons donc ce que certains appellent hâtivement un concept : la notion de « laïcité positive ». De quelque côté qu’on la prenne, on débouche sur un vide intellectuel.

Laïcité : négativité ou minimalisme ?

Il faut d’abord éclaircir l’emploi des termes « négatif » et « positif ».

On peut entendre par là une quantité et une forme de contenu au sens doctrinal. De ce point de vue, il n’y a effectivement rien de plus minimal que la laïcité. Elle n’est pas une doctrine, puisqu’elle dit que la puissance publique n’a rien à dire s’agissant du domaine de la croyance et de l’incroyance, et que c’est précisément cette abstention qui assure la liberté de conscience, celle de croire, de ne pas croire, d’avoir ou non une religion, de renoncer à une religion ou d’en changer. Ce n’est pas non plus un courant de pensée au sens habituel du terme : on n’est pas laïque comme on est catholique, musulman, stoïcien, bouddhiste, etc. Au contraire : on peut être à la fois laïque et catholique, laïque et musulman, etc. La laïcité n’est pas une doctrine, mais un principe politique visant à organiser le plus largement possible la coexistence des libertés. Qu’on me pardonne ce gros mot : les philosophes parleraient d’un « transcendantal » – condition a priori qui rend possible l’espace de liberté occupé par la société civile. Ce n’est pas ici le lieu de refaire toute la théorie : je l’ai proposée ailleurs de manière détaillée et je me permets d’y renvoyer les lecteurs4.

Confondre minimalisme et négativité, c’est soit une erreur soit une faute. C’est une erreur si la confusion a pour origine une méconnaissance. C’est une faute si, malgré la connaissance, elle s’impose sous une figure de rhétorique qui sonne alors comme une déclaration d’hostilité. Dans les deux cas, il est opportun et urgent de rappeler le fonctionnement du concept de laïcité.

La laïcité pose la liberté

Maintenant, regardons quels sont les effets du minimalisme dont je viens de parler. On découvre alors un autre angle pour éclairer les termes « négatif » et « positif », en les rattachant à une question décisive. Il s’agit de l’effet politique et juridique : celui-ci est-il producteur de droit et de liberté?

On pourra aisément montrer que c’est précisément par son minimalisme que le principe de laïcité est producteur, positivement c’est-à-dire du point de vue du droit positif, de libertés concrètes. C’est en effet à l’abri d’une puissance publique qui s’abstient de toute inclination et de toute aversion en matière de croyances et d’incroyances que les religions, mais aussi d’autres courants de pensée, peuvent se déployer librement dans la société civile. Les citoyens sont donc à l’abri d’un État où régnerait une religion officielle ou un athéisme officiel mais aussi, ne l’oublions pas, ils sont à l’abri les uns des autres. En s’interdisant toute faveur et toute persécution envers une croyance ou une incroyance, la puissance publique laïque les admet et les protège toutes, y compris celles qui n’existent pas, pourvu qu’elles consentent à respecter la loi commune.

Il n’y a donc rien de plus positif à cet égard que la laïcité. Elle pose bien plus de libertés politiques et juridiques que ne l’a jamais fait aucune religion en position de pouvoir ou ayant l’oreille complaisante du pouvoir. Car une autre confusion doit être dissipée. Si quelques messages religieux aspirent à une forme de libération métaphysique et morale, aucune religion n’a été en mesure de produire la quantité de libertés positives engendrées par la plate-forme juridique minimaliste de la Révolution française – première occurrence du concept objectif de la laïcité même si le mot apparaît plus tard. Du reste ce n’est pas la préoccupation essentielle des religions, qui ne sont heureusement pas réductibles à leurs aspects juridiques.

Quelle religion a institutionnalisé la liberté de croyance et d’incroyance, la liberté d’apostasie ? Laquelle a, ne disons pas instauré, mais seulement accepté de son plein gré le droit des femmes à disposer de leur corps, à échapper aux maternités non souhaitées ? Laquelle a été prête sans la contrainte de la législation civile à reconnaître celui des homosexuels à vivre tranquillement leur sexualité et à se marier ? Laquelle accepte une législation sur le droit pour chacun de mourir selon sa propre conception de la dignité et de la liberté ? Laquelle reconnaît de son plein gré la liberté de prononcer des propos qui à ses yeux sont blasphématoires ? Inutile de citer l’affaire des caricatures, l’assassinat de Théo Van Gogh, l’attentat contre Charlie-Hebdo, pas besoin de rappeler les lapidations, ni de remonter au procès de Galilée ou au supplice du Chevalier de La Barre : les exemples sont légion, jadis, naguère et aujourd’hui. Aucune des libertés positives que je viens de citer n’a été produite par une religion, directement, en vertu de sa propre force, de sa propre doctrine et par sa propre volonté : toutes ont été concédées sous la pression de combats et d’arguments extérieurs, et sous la pression de législations qui ont rompu avec la légitimation religieuse et qui ont eu le courage d’affronter les injonctions religieuses.

On me citera comme contre-exemples l’ex-URSS ou la Pologne, où la religion a été un ciment pour résister au despotisme : mais la liberté religieuse heureusement rétablie y a été réclamée contre un État pratiquant lui-même une forme de religion officielle exclusive. Une religion persécutée a besoin de la liberté de conscience et de croyance ; elle a raison de lutter pour l’obtenir, mais elle ne la produit pas par elle-même, elle n’est pas elle-même le principe d’une liberté qui vaut pour tous : elle la désire pour elle, ou tout au plus pour ceux qui ont une religion, exclusivement – sa générosité propre ne s’étend pas au-delà5. Benoît XVI a rappelé dans un de ses discours en 2008 à Paris6 que, à ses yeux, il n’y pas de culture véritable sans quête de Dieu et disponibilité à l’écouter. Il a bien sûr le droit de le penser et de le dire, mais on a aussi le droit de rappeler que ce principe n’est pas en soi inoffensif : il suffit de lui (re)donner la force séculière pour prendre la pleine mesure de sa violence.

Il appartient aux religions de devenir positives et non-exclusives

La laïcité n’a donc pas à devenir positive : elle l’a toujours été, elle est un opérateur de liberté. Davantage : la positivité des libertés n’est possible que lorsque les religions renoncent à leur programme politique et juridique, que lorsqu’elles se dessaisissent de l’autorité civile, de l’exclusivité spirituelle et de la puissance civile auxquelles certaines prétendent toujours et avec quelle force. Autrement dit, pour que l’association laïque puisse organiser la coexistence des libertés et par conséquent assurer la liberté religieuse, il est nécessaire que les religions s’ouvrent au droit positif profane en renonçant à leur tentation d’hégémonie spirituelle et civile.

Il convient donc d’inverser les injonctions à la « positivité » : c’est la laïcité qui est fondée à demander aux religions de devenir positives et de renoncer à l’exclusivité tant intellectuelle que politique et juridique, de renoncer à faire la loi. L’histoire des rapports entre la République française et le catholicisme témoigne que c’est possible. Elle témoigne aussi que dans cette opération les religions sont gagnantes. Car elles ne gagnent pas seulement la liberté de se déployer dans la société civile à l’abri des persécutions ; en procédant à ce renoncement elles montrent qu’elles ne sont pas réductibles à de purs systèmes d’autorité ni à un droit canon ou à une charia auxquels il serait abusif de les restreindre, elles montrent qu’elles sont aussi et peut-être avant tout des pensées. Et à ce titre, elles sont conviées dans l’espace critique commun de libre examen ouvert par la laïcité.

Notes

1 – Pap Ndiaye, entretien au Monde, 13 octobre 2022, « Il faut faire de la pédagogie et défendre une laïcité positive, et non synonyme de contrainte ou d’interdiction » . L’usage du terme « laïcité positive » par le personnel politique (voir note suivante) est probablement issu d’une lecture mal digérée d’un bref texte de Paul Ricœur, distinguant une « laïcité d’abstention » propre à l’État et une « laïcité de confrontation » s’exerçant par le libre débat dans la société civile. Paul Ricœur « Laïcité de l’État et laïcité dans la société » La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Hachette/Pluriel, 1995, pp. 194-195, en ligne sur le site de l’APPEP https://www.appep.net/table-des-matieres/chapitre-ii-du-mot-a-lidee/ii-11-laicite-de-letat-et-laicite-dans-la-societe/ . Dans ce texte en effet, Ricœur maintient la distinction entre État et société civile et ne suggère nullement qu’il faudrait s’appuyer sur la « laïcité de confrontation » pour réclamer l’assouplissement et même l’effacement de la laïcité constitutive, organique, de la République française. Il oppose deux champs, il ne réclame nullement leur brouillage.

3 – Ce faisant, il s’agit aussi de flatter la perception spontanément « négative » dont fait état une classe d’âge (voir l’ouvrage de Iannis Roder La jeunesse française, l’école et la république, Paris : L’Observatoire, 2022) pour laquelle la laïcité se réduirait à un ensemble d’« interdits ». Comme si la laïcité n’était pas profondément libératrice. Et comme si, plus largement, le concept même d’interdit n’était pas constitutif de la liberté du citoyen.

4 – Notamment le livre Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2022 4e éd. (2014). Pour un aperçu, on pourra lire sur ce site « La dualité du régime laïque » https://www.mezetulle.fr/la-dualite-du-regime-laique/ , l’entretien avec Laurent Ottavi en deux parties dans La Revue des Deux mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ . En vidéo : entretien avec Jean Cornil (CLAV, Bruxelles) https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/

5 – Et bien souvent, une fois au pouvoir politique ou en mesure de l’influencer significativement, elle s’empresse de mettre en place une législation rétrograde et négatrice de liberté. L’exemple de l’Iran est à méditer.

6 – Discours de Benoît XVI au Collège des Bernardins, Paris, 12 septembre 2008 : « Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable. » https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2008/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20080912_parigi-cultura.html

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[N.B. Ce texte reprend partiellement un article que j’ai publié en septembre 2008 sur mon ancien site http://www.mezetulle.net/article-23196913.html ]

À propos du livre de Jean-François Braunstein « La religion woke »

Jean-Michel Muglioni ne propose pas un compte rendu de lecture, mais il hasarde quelques réflexions que la lecture du livre de Jean-François Braunstein, La Religion woke (Grasset, 2022) a pu lui suggérer. Il demande qu’on n’y voie qu’une interrogation sur un monde qu’il ne comprend pas.

Croire l’incroyable ?

L’incroyable a au moins deux effets. Le premier : il est arrivé qu’il fonde une religion. Les Grecs et les Romains que mathématiciens et philosophes avaient accoutumés à écouter leur raison ne parvenaient pas à admettre qu’un dieu puisse envoyer son fils sur terre pour le crucifier et le faire ressusciter sous prétexte de sauver l’humanité1. On le sait, l’incroyable a marché. Second effet : le Grec ou le Romain cultivé ne pouvait pas croire que l’incroyable aurait un avenir. Ainsi le « woke » et les doctrines qui aujourd’hui nous sont proposées ou imposées sont incroyables : comment croire que la différence des sexes n’est pas d’abord biologique, mais qu’elle est tout entière une construction sociale ? La biologie – en cela en accord avec le simple bon sens – soutient qu’il y a des vivants dont la reproduction est sexuée, que dans certaines espèces il y a des mâles et des femelles, et que c’est le cas pour l’espèce humaine. Qu’elle ne soit pas une science mais un discours fait pour opprimer l’humanité – discours raciste des Blancs – voilà qui est incroyable. Or précisément parce qu’il est incroyable, un tel négationnisme – qu’est-ce d’autre, en effet ? – caractérise aujourd’hui une nouvelle religion, la religion woke. Si je dis à mes amis qu’elle s’est emparée des universités anglo-saxonnes et qu’en France elle fait déjà des ravages même dans les sections de biologie, on ne me croit pas !

Le livre de Jean-François Braunstein fait le catalogue de toutes les aberrations que la religion woke impose de croire, et cela d’abord dans les universités. Son intérêt est d’ouvrir les yeux de ceux qui, la tenant pour totalement incroyable, ce qu’elle est en effet je le répète, ne croient pas qu’elle soit partagée, encore moins dans les lieux de savoir. Jean-François Braunstein cite les prêtres de cette religion, il donne les références qui permettent de savoir si ce qu’il rapporte est vrai : chacun peut ainsi aller voir quelle vague de délires déferle aujourd’hui sur le monde. Il manque sans doute à ce catalogue une réflexion plus substantielle sur les causes de ce mouvement. Cet ouvrage ne convaincra aucun des adeptes du woke. Mais peut-être ouvrira-t-il les yeux du lecteur qui ne croit pas qu’on puisse croire aux absurdités de la religion woke et qui jusque-là ne s’était pas inquiété de sa propagation.

Le rapport au réel

Comment comprendre un tel délire ? Je crois pouvoir proposer une explication de ce que Jean-François Braunstein appelle la « guerre contre la réalité ». Le nouvel homme ignore la nécessité extérieure : il ne se heurte pas à des obstacles physiques ou physiologiques, comme autrefois le paysan ou l’ouvrier ; son pouvoir est absolu, sans limite. Il ne supporte plus la moindre médiation entre un désir et sa réalisation. Il arrive même que le pauvre ignore la nécessité extérieure, celle que seul le travail d’une matière permet d’affronter, celle qu’aucune prière ne peut changer et dont la question de savoir si elle est juste ou injuste ne se pose pas. Il ne se heurte pas aux choses mais aux papiers de l’aide sociale, c’est-à-dire à des hommes qu’on espère pouvoir faire céder et dont on peut toujours dénoncer l’arbitraire. Et il est vrai que nous sommes plus puissants que nos ancêtres, grâce au progrès des techniques et des sciences, il est vrai aussi que nous jouissons d’une protection sociale qu’ils n’avaient pas. De là une perte de contact avec le réel. Même la pluie ou le vent nous sont annoncés par médias sans que nous ayons nous-mêmes à prendre soin de notre sécurité.

Sommes-nous tous despotes ?

L’homme social que nous sommes est pris dans ses relations avec ses semblables. Pour obtenir ce qu’il désire, il lui faut obéir ou demander, séduire, forcer une volonté. Plus la civilisation grandit l’homme et le libère de la pression du besoin et de la nature, plus il devient dépendant de l’homme, et cela jusqu’à perdre tout contact avec les choses. Le despote au faîte de son pouvoir n’a plus aucun rapport au réel sinon par sa cour, et il prend donc nécessairement ses désirs pour la réalité : il demande et il est servi. Nous vivons et pensons en despotes, dans la mesure où notre rapport au réel est tout entier déterminé par nos relations aux autres, quand par-dessus le marché le travail lui-même repose sur la médiation de machines, et pour beaucoup, de machines informatiques et donc d’images. Je ne veux pas dire que chacun satisfait ses désirs aisément, ou que les pauvres sont riches, mais que toutes nos pensées, si nous n’y prenons garde, sont des pensées de despote, coupées du réel. Alors il n’y a plus qu’idéologie, le refus du réel devient la norme. L’éducation des enfants a depuis longtemps pâti de ce déni du réel : il ne faut pas s’opposer à leurs désirs. Ils sont malheureux de n’avoir jamais rien vu leur résister. Freud savait le prix du principe de réalité.

Le refus du corps

Seulement le refus du réel produit plus qu’une névrose, il fait croire aujourd’hui que nous pouvons décider de tout ce que nous sommes. La chirurgie doit nous rajeunir. Et pourquoi accepter son sexe, tel que la naissance nous l’a imposé sans nous demander notre avis ? Choisissons-le, comme une coiffure ou une couleur de cheveux ! Des parents demandent à leur enfant de faire un tel choix, quand même son sexe est biologiquement déterminé. Si ce qu’on appelait naguère tout bonnement un garçon désire être une fille, l’école ne doit pas utiliser le prénom de l’état civil mais celui qu’il choisit (ou que ses parents et l’air du temps l’on incité à choisir, on ne peut savoir). S’il le faut, la médecine interviendra à coups de chimie et de chirurgie. Peu importent les dégâts psychologiques qui en résultent, quand ce ne sont pas des dégâts physiques irrémédiables. La Suède revient en arrière après avoir des années admis que les mineurs puissent demander le secours de la médecine pour changer de sexe2. Le corps est devenu un objet dont on peut faire ce qu’on veut. Il n’impose plus aucune nécessité. C’est une grande souffrance de ne pas parvenir à habiter son corps tel qu’on l’a reçu de sa naissance, je le sais. Mais est-ce s’en guérir que ne pas se supporter tel qu’on est né en voulant un autre sexe (on ne dira plus sexe mais genre) et de demander à la médecine de le transformer – quoiqu’on continue de nier le caractère scientifique de la biologie ? Que cette médecine puisse et doive intervenir sur les cas extrêmement rares comme ce qu’on appelait autrefois l’hermaphrodisme, que le droit et le regard des autres sur ceux qui en sont affectés cessent de leur rendre la vie impossible, ou tout simplement que chacun puisse vivre la sexualité qu’il veut, c’est justice. Mais faudra-t-il que ce qui n’est qu’une exception devienne la règle et s’impose à tous ?

La fausse parité

Le pire est ailleurs. Ce négationnisme d’un nouvel ordre veut « effacer toute la mémoire historique de la civilisation3 » comme le christianisme naissant qui voulait effacer le monde gréco-romain – qu’il a heureusement appris plus tard à sauver. Des étudiants (et ce ne sont pas les moins brillants) ont demandé qu’on change la liste des auteurs des programmes de philosophie parce qu’elle ne comporte que des mâles blancs. Parce qu’en effet des femmes de génie n’ont pu s’exprimer ou que parfois leurs œuvres ont été délibérément maintenues dans l’oubli, il faudrait qu’il y ait parité au moins dans les programmes scolaires, ou par exemple que le recrutement des musiciens d’orchestre ne se fasse plus sur la compétence mais sur le même principe de parité, etc. Quel mépris des femmes ! Comme si elles n’étaient pas capables de réussir les mêmes épreuves que les hommes.

L’idéologie sociétale

Jean François Braunstein donne l’exemple d’universitaires américains, noirs4, « révoltés par [des] formations à la diversité qui osent affirmer que la « logique » et la « ponctualité » doivent être attribuées à la « blanchité » » ». Ce qui revient en effet à croire que les Noirs sont par nature incapables de « pensée rationnelle ». Cet antiracisme est la nouvelle figure du racisme, dont il reprend les stéréotypes. Les statistiques des résultats scolaires montrent – paraît-il – une infériorité des Noirs : vient-elle de leur « race » ou de ce qu’on ne leur a pas permis de vivre dans des conditions telles qu’ils puissent, comme les Blancs, s’instruire ? On le voit, ces mouvements sociétaux – et le succès de l’adjectif sociétal en est le symptôme – ont pour conséquence, sinon pour but, d’interdire tout progrès social.

On ne s’étonnera pas que la renonciation à ce qu’avait de juste le socialisme nous vienne des États-Unis d’Amérique. Le woke et toutes les recherches intersectionnelles sont la dernière (la dernière en date, il faut s’attendre à en voir d’autres fleurir) idéologie que des penseurs croyant lutter contre le capitalisme ont inventée pour le pérenniser. C’est du moins ce qu’est la religion woke, si l’on a retenu la leçon de Marx et qu’on entend par idéologie une théorie qui n’en est pas une mais qui en réalité ne fait qu’exprimer un état de la société et défendre les intérêts de ceux qu’il favorise. Seulement Marx est un mâle blanc. On s’en prend aux grands hommes du passé, aux grands auteurs, aux grands compositeurs, qu’on croit prisonniers des réseaux de pouvoir de leur temps dans toutes leurs pensées et dans toutes leurs œuvres. Mais n’est-ce pas être plus encore pris dans les aberrations d’un monde asservi à la croissance économique, où la recherche de la vérité a laissé sa place à la recherche de la puissance ? Quel avenir nous réserve-t-on, si ce qui fait la grandeur de la civilisation, Homère, Platon, Titien, Galilée, Mozart, doit être considéré comme la cause de nos pires exactions, du colonialisme, des guerres que nous n’avons cessé de mener entre nous au cours de notre histoire ? Si donc tout le trésor qu’on appelait les Humanités doit disparaître ?

Ressentiment et nihilisme

Que tel qu’il est le monde puisse désespérer, je le comprends. Est-ce une raison pour préférer le néant ? La religion woke, comme la cancel culture, me paraît finalement nihiliste. Le précédent livre de Jean-François Braunstein, La Philosophie devenue folle, m’a appris l’existence de l’amputomanie – heureusement assez rare : cette manie – on refuse son corps jusqu’à se faire couper un bras, par exemple – me semble assez bien symboliser le refus du réel d’une partie de mes contemporains, et j’ai cru le voir chez ceux-là même qui ne vont pas jusqu’au délire de la religion woke. J’ai parlé avec un ami écologiste devenu totalement misanthrope qui rêve d’un monde de plantes et d’animaux, sans hommes. Il formule cet « idéal » explicitement. Si vous dites que notre médecine nous a permis de vivre plus longtemps en bonne santé, il vous demande pourquoi il faudrait vouloir mourir vieux. La drogue qui anéantit son homme ne suffit pas, il faut un nouvel opium, et nos universités savent le distiller.

On admet généralement que la croyance au progrès a disparu de notre monde. Contrairement à la chanson, le progrès ne suppose pas qu’on fasse table rase du passé mais qu’on sache se nourrir de ce qu’il a de meilleur pour aller de l’avant. Cette croyance une fois morte, comme on ne revient pas pour autant à cette sorte de fatalisme qui faisait que, sous l’Ancien Régime, il allait de soi qu’on demeure à sa place et qu’on ne change pas de condition, le sentiment que rien ne peut finalement changer, qu’il y aura toujours des riches et des pauvres, au lieu de donner le courage de combattre là où l’on est pour le bien commun, fait naître un ressentiment, plus fort parfois chez ceux qui, par leur talent et leur travail, sont sortis de la misère. Ils ne supportent pas d’avoir pu faire carrière ou de bien vendre leurs livres et vivent leur succès comme une trahison, en même temps parfois qu’ils méprisent le monde qu’ils ont quitté. Et comme naguère lorsqu’il fallait être stalinien, les meilleurs n’osent pas s’opposer à cette nouvelle religion. Le manque de courage les aveugle au point que parfois ils se convertissent.

Cancel culture

Tout cela s’inscrit dans la Cancel culture dont traite le compte rendu du livre de Hubert Heckmann Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture par Catherine Kintzler5. Le livre de Jean-François Braunstein montre que nous sommes revenus au temps du stalinisme. Il y avait alors les mathématiques prolétariennes et les mathématiques bourgeoises, Staline était un grand philosophe, etc., et l’université ne mourait pas de rire. Il fallait et il faut aujourd’hui du courage pour lutter contre les pressions qu’exercent les idéologues.

Notes

1 – Jean-François Braunstein, La Religion woke, Grasset, p. 25, qui commente le célèbre credibile est, quia ineptum est de Tertullien – connu sous la forme : credo quia absurdum : je crois parce que c’est absurde.

3 – Ibid. p.28. Le livre de J.J. Braunstein commence par montrer en quoi il s’agit bien de religion.

4Ibid. p.188.

Nous n’avons pas été dignes de Salman Rushdie (par Sylvain Fort)

Publié le 14 août dans la revue La Règle du jeu1, ce superbe texte de Sylvain Fort2, à la suite de l’attentat contre Salman Rushdie, remet les choses en place et nous appelle à nous relever, à reprendre un peu de dignité et de grandeur. En l’occurrence, l’étroitesse de la « défense de la liberté d’expression » a quelque chose de confortable : non seulement elle permet de s’indigner à peu de frais, mais surtout, et c’est là le point principal, celui qu’engage l’idée même de littérature, elle s’épargne l’effort de la pensée.
Or « il s’agit, en Salman Rushdie […] d’intimider quiconque prendra la plume même sans aucune intention blasphématoire, même sans avoir aucunement la controverse en tête, mais simplement le désir de dire et de raconter ce vers quoi son inspiration le porte. »

Mezetulle remercie l’auteur et la rédaction de La Règle du jeu pour l’autorisation de reprise de cet article.

En cet été 2022, les vastes incendies qui ravagent les forêts françaises nous offrent la triste occasion de réapprendre ce que les sapeurs-pompiers nomment un feu de tourbe. Apparemment éteint en surface, le feu de tourbe se propage souterrainement en consumant les couches profondes de feuillages en décomposition, pour resurgir parfois plus de cent mètres plus loin et embraser comme par surprise, des jours, des semaines, des mois plus tard, d’autres lieux jusque-là préservés. Telle est la fatwâ lancée contre Salman Rushdie : un incendie destructeur dont la résipiscence apparente aura brûlé le sol en profondeur, jusqu’à ce funeste 12 août 2022, à New York.

Parce qu’il avait mis tout son courage à reconquérir un semblant de normalité, et à rester l’écrivain qu’il avait tant aspiré à devenir, Salman Rushdie aura pu croire que la violence s’était calmée, que le pire n’arriverait plus. Je ne crois pas qu’il se soit trompé. Je ne crois pas qu’il ait donné dans le déni. Tenir à distance la fatwâ, poursuivre son œuvre, vivre : telle est l’expression la plus haute de son combat contre la terreur et la mort, et telle est sa suprême élégance. Telle aura été, aussi, sa victoire. Car plus personne avec le temps ne s’est avisé, comme trop d’intellectuels et de politiques occidentaux, de voir en lui un opportuniste ou un pyromane : son statut de symbole de la lutte contre l’obscurantisme islamiste et contre le fanatisme religieux lui était acquis, pour ainsi dire unanimement chez les gens dotés de conscience.

Ce que nous ne mesurions pas, c’est que le feu gagnait. C’est que l’étincelle semée voici trente-trois ans dans les esprits, prospérait de proche en proche, jusque dans la cervelle de jeunes gens qui de Rushdie n’avaient pas lu une ligne, et qui n’avaient pas même eu à vivre sous le régime des mollahs.

Cette fatwâ qui fut en 1989 un geste politique lancé par un ayatollah moribond pour recoller les morceaux d’un islam désuni est devenue en 2022 un fait culturel voire civilisationnel rassemblant par-delà les frontières tous les tenants d’un islam devenu identitaire voire terroriste. Rushdie est resté Rushdie. Sa grandeur aura été de survivre à tout cela et de persévérer dans sa vocation et dans son être. Mais la fatwâ qui le visait a changé de face. Elle n’est plus seulement l’expression d’une intolérance bigote dont déjà en 1989 la doctrine était formée, mais le signe de reconnaissance de millions d’âmes perdues qui partout et pour tout cherchent vengeance, sang, boucs émissaires.

Alors que Rushdie ne cédait pas un pouce de terrain pendant les trente-trois années écoulées, nos sociétés, par pans entiers, capitulaient devant l’inadmissible. C’est-à-dire devant les prédicateurs de haine, les prédateurs de la terreur, les doctrinaires de la foi qui, jour après jour, imposaient à notre laïcité française ou à un certain équilibre social le venin de leurs exigences indues et le trouble jeu victimaire ralliant à eux les complaisants et les carriéristes qui flairaient là un fonds de commerce, et trouvèrent juste de brandir comme des étendards révolutionnaires des linceuls tachés de sang.

Il faut bien le dire : nous n’avons pas été dignes du combat de Salman Rushdie. Nous n’avons pas tout compris de ce combat. Nous n’avons pas saisi qu’il ne serait jamais terminé. Nous n’avons pas mesuré son ampleur ni sa nécessité. Je le dis posément, excluant absolument de ce triste constat les compagnons de route de l’écrivain qui n’ont jamais cessé de se tenir à ses côtés, et de clamer dans le désert.

Le désert, en vérité, a crû. J’en veux pour preuve les messages de soutien adressés à l’écrivain par toutes sortes de personnalités bien intentionnées. Je ne parle même pas de ceux qui n’ont pas su nommer l’islamisme comme cause première du geste assassin, ni de ceux qui ont cru approprié de parler des Versets sataniques comme d’un livre « controversé » (sic). Peu importe ces amoureux du pire. Non, je parle de ceux qui ont pris position au nom de la « liberté d’expression », de tous ceux qui ont vu dans la tentative d’assassinat de Salman Rushdie une réédition glaçante de l’attentat de Charlie-Hebdo.

Or, il faut quand même le dire, ce n’est pas du tout de liberté d’expression qu’il s’agit là.

Cela supposerait que Rushdie se serait aventuré à tenir sur l’islam des propos injurieux, mensongers, ou même simplement ironiques : alors oui ce serait sa parfaite liberté et c’est au nom de la liberté d’expression qu’il faudrait le défendre.

En vérité, Les Versets sataniques ne sont ni injurieux, ni mensongers, ni ironiques. C’est un roman tout enveloppé de fiction, de songeries, de divagations méditatives. C’est une œuvre littéraire de plein droit, recourant aux légendes et aux textes sacrés pour promener sur la croyance des hommes un regard singulier, dans une langue lyrique, chargée de poésie presque naïve, démarquée entre autres des épopées indiennes. On n’y aperçoit rien qui doive s’abriter derrière la défense de la liberté d’expression pour éviter les bigots et les dogmatiques. La liberté du conte et la poésie du mythe ne devraient pas avoir à rendre compte devant une chambre de justice. Or, un peu lourdement, c’est quand même sous ce régime qu’avec les meilleures intentions du monde, nous plaçons Salman Rushdie et son œuvre. Autrement dit, nous plaçons le meilleur de la littérature sous l’ombrelle plus ou moins rassurante d’un article de loi et sous le ressort des tribunaux.

C’est bien là que nous ne sommes pas dignes de Rushdie : nous ne l’avons pas assez lu. Nous n’avons peut-être pas pris la peine de dire aux fanatiques : non seulement nous protégeons la liberté d’expression lorsqu’elle semble s’en prendre aux religions, non seulement nous reconnaissons un droit au blasphème, mais, a fortiori, nous reconnaissons une liberté de création, une liberté d’invention, une liberté d’imagination qui sont l’ordre supérieur de la vie de l’esprit ; qui ne sont pas seulement ce que nous brandissons devant les abus des doctrinaires, mais sont la sève même de notre civilisation et de notre être. Et nous ne voulons pas avoir à demander pardon ou convoquer un avocat à chaque fois que cette imagination, cette fantaisie, cette poésie prennent leur envol. Car c’est bien cela qu’il s’agit, en Salman Rushdie, d’atteindre : il s’agit d’intimider quiconque prendra la plume même sans aucune intention blasphématoire, même sans avoir aucunement la controverse en tête, mais simplement le désir de dire et de raconter ce vers quoi son inspiration le porte.

Nous n’avons pas été dignes de Salman Rushdie parce qu’au fond depuis trente-trois ans le règne de cette simple liberté de raconter s’est considérablement restreint sous l’effet de mises en cause religieuses, simili-religieuses, idéologiques. Qu’aujourd’hui les bibliothèques d’universités anglaises ou américaines retirent de leurs programmes et de leurs rayonnages des livres supposés heurter la sensibilité de tel ou tel groupe atteste que le règne de la terreur n’a fait que grandir, sans qu’il soit besoin pour cela de convoquer les mollahs.

Le feu de tourbe qui a frappé Salman Rushdie le 12 août est frère de ce feu des autodafés qui reprennent jusqu’en Europe.

N’est-il pas alors temps de sortir de cette torpeur et de cette complaisance ? N’est-il pas temps de retrouver ce qui nous fait vraiment et nous permet d’échapper à cette espèce de terreur dont nous faisons nous-mêmes, par paresse, croître la puissance ?

Pour cela, il faudrait que nos sociétés percluses de technologies et de pacotille médiatique retrouvent le chemin des livres : ceux qu’on lit seul, à part, dans le simple dialogue entre sa conscience et l’esprit de l’auteur. Ceux qui parlent aussi des autres livres, de l’ensemble de ces livres parvenus jusqu’à nous et qui ont forgé notre regard. Tout cela dans la gratuité pure de l’imagination. C’est ce qu’a fait Rushdie avec son merveilleux Quichotte, repassant à son propre tamis le roman de Cervantès, enrichi des alluvions de Borges, Aragon, Bellow, Nabokov… Lire, lire encore pour échapper au tourment des terreurs faciles et de la peur-réflexe.

Et puis, ne pas réduire l’insolence ni l’audace au courage du blasphème. L’obscurantisme religieux et le fanatisme sont les cibles de choix des consciences libres. Il faut que la critique la plus verte reste possible. Mais tant d’autres sujets mériteraient la même dose de sel sur la plaie : la comédie politique, les conventions médiocres du monde économique, les nouvelles modes du prêt-à-penser… De cela, Rushdie nous a livré plus d’une fois la clef, faisant le choix de l’humour et du rire face aux puissances sombres qui tentaient d’avoir raison de lui.

Une des manifestations les plus hilarantes de cette liberté du courage, de cette insolence parfaite, n’est peut-être pas dans ses livres, mais dans une série où, le temps d’un épisode, il joue son propre rôle. La série écrite et jouée par l’inénarrable Larry David s’intitule Curb your enthusiasm, et fut diffusée par HBO. La saison 9 tourne autour d’un projet de comédie musicale de Larry David intitulé : Fatwâ. L’intrigue reprend l’affaire Rushdie pour en faire un « musical » de Broadway. F. Murray Abraham chante et joue l’ayatollah Khomeiny et Lin-Manuel Miranda incarne Rushdie.

Évidemment, cette riche idée vaut à Larry David d’être à son tour frappé par une fatwâ. Réfugié dans un hôtel, grimé, il se décide à prendre conseil auprès d’un écrivain qui est passé par là : Salman Rushdie. C’est alors que Rushdie lui enseigne une vertu méconnue de la fatwa : cela fait de vous un homme dangereux, très attirant pour les femmes. Il faut bien dire, dit Rushdie avec le plus grand sérieux, que rien n’est meilleur que le « fatwâ sex » ! Est-ce blasphématoire cela ? Non, c’est simplement d’une folle insolence, d’un humour décapant, qui démystifie mieux que n’importe quel traité philosophique. La leçon vient de Salman Rushdie, qui ajoute à propos de sa fatwa à lui : « it’s here, but fuck it » (c’est là, mais on s’en fout). Et c’est bien cela le comble de la liberté : se donner le droit de vivre, rêver, parler, imaginer, faire l’amour, et donc, au fond, de se foutre des conventions et des postures qui emprisonnent les esprits.

Il n’y a aucun sens, même métaphorique, à assigner au geste purement nihiliste (et rémunéré : 4 millions de dollars !) perpétré contre Salman Rushdie. Puisse-t-il seulement nous rendre cette conscience que notre liberté n’est pas là pour toujours et que nous en faisons un usage par trop modeste. Qu’il importe d’en recouvrer l’insolence et la force. Que littérature n’est pas seulement une question d’ « expression » mais est notre imprescriptible, notre transcendance, notre demeure, le lieu où nous inventons qui nous sommes. Que nous n’avons pas trouvé tellement mieux pour féconder les âmes que lire des livres et en écrire. Surtout s’ils sont de Salman Rushdie.

Notes

2 – Sylvain Fort est un essayiste, traducteur et critique musical français. Il a été conseiller auprès du président Emmanuel Macron de mai 2017 à septembre 2018, chargé des discours et de la mémoire, puis promu à la responsabilité du pôle communication de l’Élysée jusqu’en janvier 2019, où il démissionne de ses fonctions. Il est notamment l’auteur de Odysséennes. Cinq femmes homériques (Editions des Busclats, 2022).

Salman Rushdie victime d’un attentat islamiste : l’accusation d’islamophobie peut tuer !

Charles Arambourou a rédigé ce texte, publié au nom de l’UFAL sur son site hier 13 août, auquel je souscris entièrement. Je le remercie, ainsi que l’UFAL, de m’autoriser à le reprendre dans Mezetulle.

L’écrivain Salman Rushdie, auteur du roman « Les Versets sataniques », avait été condamné à mort pour blasphème par une fatwa de l’ayatollah Khomeini en 1989, et sa tête mise à prix par le régime des mollahs en Iran. Bien que vivant sous protection, il vient d’être agressé au couteau à New York par un fanatique chiite, et gravement blessé.

Depuis 33 ans, l’UFAL est toujours Salman Rushdie

Depuis 33 ans, il incarne la liberté de création, menacée par le totalitarisme islamiste, qui manipule les foules et les croyants par la religion. Il ne s’agit pas de loups solitaires, d’extrémistes plus ou moins déséquilibrés, mais de la fanatisation de millions d’individus organisée par des autorités religieuses, depuis des États se proclamant islamiques. La théocratie, c’est l’intolérance érigée en système et la banalisation de l’assassinat religieux.

Salman Rushdie, considéré blasphémateur pour avoir écrit une fiction touchant à la rédaction du Coran, et apostat pour avoir rompu avec l’islam auquel il était assigné de naissance, est une double figure de la liberté : de création, et de conscience. Aux yeux de l’islam intégriste, il doit être exécuté. Et voilà ce qui fait que, 33 ans après la fatwa, un jeune homme de 24 ans né aux USA, qui n’a ni connu Khomeini, ni lu les Versets, peut tenter d’assassiner, à New-York, un écrivain de réputation mondiale qui donne une conférence.

« Un nouveau mot [a] été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie ». Salman Rushdie

Et pourtant, dans l’ »occident » qui se gargarise de liberté, certains « attendent d’y voir plus clair sur les mobiles de l’attentat», ou parlent d’un ouvrage « controversé » à propos des Versets sataniques, reprenant tels quels les anathèmes meurtriers de l’islamisme. C’est qu’entre temps a prospéré sous nos latitudes la condamnation de « l’islamophobie », plus présentable que le blasphème, mais qui véhicule la même prétention totalitaire et meurtrière de l’islamisme – en se parant de la non-discrimination d’une religion, forcément « minoritaire », confondue avec ses adeptes ou supposés tels !

Les réactions honteuses des dénonciateurs systématiques de l’islamophobie, sur le mode implicite : « Au fond, il l’a bien cherché en provoquant les croyants », sont autant de coups de couteau supplémentaires portés à Salman Rushdie. Et l’orchestration communautariste du thème par des intégristes du prêche (la da’wa, couplée avec l’épée pour la conquête du pouvoir, selon les Frères musulmans) installés dans notre pays mérite d’être prise au sérieux, et non réduite à une simple affaire de liberté religieuse.

Lisons Salman Rushdie, comme nous regardons et faisons circuler les caricatures pour la liberté desquelles la rédaction de Charlie Hebdo puis Samuel Paty ont donné leurs vies. Et puis, si nous voulons préserver le droit de « dire merde à Dieu » (comme l’écrit Richard Malka), sachons dire « merde aux dealers de l’islamophobie ».

La dualité du régime laïque

L’expression « intégrisme laïque » a-t-elle un sens ?

La laïcité de l’association politique construit un lien disjoint des liens communautaires existants ; elle installe un espace zéro, celui de la puissance publique, laquelle s’abstient en matière de croyances et d’incroyances et se protège des croyances et incroyances. Mais le régime laïque ne se réduit pas au seul principe de laïcité ; il repose sur une dualité. D’une part ce qui participe de l’autorité publique (législation, institutions publiques, école publique, magistrats, gouvernement…) s’interdit toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances – c’est le principe de laïcité stricto sensu. De l’autre, partout ailleurs y compris en public, dans l’infinité de la société civile (la rue, les moyens de transport, les espaces commerciaux…) et bien entendu dans l’intimité, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun. Sans cette dualité, qui produit ce que j’appelle la respiration laïque, la laïcité perd son sens.

Le texte ci-dessous reprend un article publié dans le numéro hors-série n°2 de Marianne («Qui veut la mort de la laïcité française ? ») publié en mars 20211.

La laïcité, obstacle à l’uniformisation. Dualité des principes

L’intégrisme entreprend d’uniformiser l’intégralité du mode de vie. Tout ce qui rompt un tissu qu’il veut ordonné à une doctrine unique surplombante, toute perméabilité à une pensée, à un comportement autres ou même seulement perçus comme déviants, tout cela lui est odieux. Toute autre parole, si proche de lui puisse-t-elle se prétendre, est à réduire et à éliminer. On ne souligne pas assez que les attentats islamistes visent des pays où les musulmans sont majoritaires et qu’ils font de très nombreuses victimes parmi les musulmans. Investi d’une « vérité » qui entend exprimer directement une nécessité ontologique, l’intégrisme islamique fait sienne la maxime absolue du persécuteur religieux : « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Il ne suffit pas de dire qu’il l’applique à ce qui ne lui ressemble pas : il l’applique à ce qu’il estime ne pas lui ressembler assez. Si un « accommodement » semble le satisfaire, ce ne peut être que comme signe d’un processus de soumission dont il réclamera toujours plus d’étendue et d’intensité2 : la stratégie de conquête lui est consubstantielle et il n’est donc jamais trop tôt pour le combattre sans jamais rien lui accorder.

La laïcité n’est pas le seul régime politique à s’y opposer, mais elle le fait de manière diamétrale et spécifique.

Un régime laïque ne se contente pas de disjoindre les Églises et l’État, les autorités « spirituelles » et religieuses d’une part et l’autorité civile de l’autre. Cette séparation est déjà un très grand progrès ; inventée dans son efficience politique à la fin du XVIIe siècle, on l’observe dans les grands pays à régime de tolérance. Le régime laïque va plus loin en menant la séparation jusqu’à sa racine : l’organisation politique non seulement est indifférente au contenu de toute foi, mais elle ne doit pas son modèle à un moment religieux. Le lien politique ne s’inspire d’aucun lien de type religieux, ethnique, coutumier, il ne reconnaît aucune transcendance, il commence avec lui-même, de manière auto-constituante. On n’a pas besoin de croire à quoi que ce soit, ni même d’invoquer quoi que ce soit, pour le produire. Ce minimalisme installe l’autorité civile – la loi – dans un espace dont la légitimité se fonde sur l’effort de rationalité critique et dialogique fourni par les citoyens.

Dans son fonctionnement, le régime de laïcité repose sur une dualité de principes. D’un côté ce qui participe de l’autorité publique (législation, institutions publiques, école publique, magistrats, gouvernement…) s’abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, et réciproquement se protège de toute intrusion des cultes – c’est le principe de laïcité stricto sensu, le moment zéro. De l’autre, partout ailleurs y compris en public, dans l’infinité de la société civile, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun. L’articulation entre ces deux principes produit une respiration. L’élève qui enlève ses signes religieux en entrant à l’école publique les remet en sortant, il passe d’un espace à l’autre, échappant par cette alternance aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une règle étatique.

Ainsi, deux espèces d’uniformisation sont tenues en échec. Personne n’est soumis à l’uniformisation d’un État qui s’imposerait dans tous les secteurs de la vie non seulement publique au sens strict (politique) mais aussi sociale : le principe de laïcité proprement dit s’applique à un domaine limité. Mais parallèlement personne n’est assigné à suivre les exigences d’une communauté et d’y conformer ses comportements : une telle conformité est une uniformisation, le patchwork, pour être multicolore vu d’en haut ou de loin, est uniformisant dans chacune de ses parcelles. Raisonner en termes de « diversité » sert souvent à masquer et même parfois à promouvoir cette uniformisation par collection catégorielle qui devient alors une assignation – or la « diversité » est d’abord celle qu’on doit assurer aux personnes singulières. Dans une association politique laïque il n’y a pas d’obligation d’appartenance. Le droit des associations fournit des outils juridiques aux rassemblements, mais aucune communauté ne peut se prévaloir d’une efficience politique qui l’excepterait du droit commun et lui donnerait autorité sur « ses » membres. Le droit d’appartenance n’est une liberté que subordonné au droit de non-appartenance.

« Intégrisme laïque » ?

Le régime laïque est donc autolimitatif. Installant la puissance publique dans un espace neutralisé, un espace « zéro » soumis au principe de laïcité proprement dit, il libère tout ce que ce principe ne gouverne pas : dans l’espace social ordinaire, la liberté d’expression peut se déployer dans le cadre du droit commun. L’expression « intégrisme laïque » n’a donc pas de contenu conceptuel. Ce vide de sens ne suffit cependant pas à expliquer sa persistance et sa fréquence. Il faut pour cela revenir au fonctionnement de la dualité de principes dont il vient d’être question : celui-ci connaît deux dérives obéissant à un même mécanisme.

Une première dérive consiste à vouloir étendre à la puissance publique le principe qui vaut pour la société civile : ce sont les tentatives d’«accommodements», de «toilettage», de reconnaissance des communautés en tant qu’agents politiques. L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir appliquer à la société civile l’abstention que la laïcité impose à l’autorité publique : position extrémiste qui prétend «nettoyer» l’espace social de toute visibilité religieuse (brandie principalement contre une religion). Ces deux dérives opposées fonctionnent de la même manière : le retrait d’un des principes du régime laïque au profit de l’autre qui envahit tout l’espace. Chacune réintroduit une des deux espèces d’uniformisation dont il a été question : l’une par communautarisation de l’espace politique qui tend à livrer chacun à « sa » communauté, l’autre par l’effacement de l’expression religieuse dans l’espace civil.

En quel sens pourra-t-on alors parler dintégrisme ? La première dérive peut se réclamer d’une forme de tolérance  consistant à organiser la coexistence de communautés « diverses ». Si elle ne relève pas directement dans son principe de la notion d’intégrisme (au sens où elle n’impose pas d’uniformisation homogène), elle favorise l’emprise de l’intégrisme à l’intérieur des communautés en fermant les yeux sur l’assignation des individus – ainsi peuvent se déployer des secteurs où s’applique, au-delà des mœurs, une norme particulière, notamment religieuse.

La deuxième dérive réclame la neutralisation de la présence religieuse dans l’ensemble de l’espace social partagé au nom d’un principe de laïcité qui sortirait alors de son champ d’application pour ne rencontrer que la limite de la vie intime, à l’abri du regard d’autrui. En ce sens on pourrait parler d’intégrisme puisque ce mouvement viserait une uniformisation homogène de la vie sociale relevant d’un principe général, appliqué par l’État.

S’agit-il bien d’un « intégrisme laïque » ? On voit que l’invocation incantatoire de la distinction « public »/« privé » ne met pas la laïcité à l’abri d’un contresens, car chacun des termes est ambivalent. Ce qui est « public » peut en effet désigner ce qui participe de l’autorité publique (État, magistrats, législation, agents publics, etc.) mais peut désigner aussi ce qui est simplement accessible au public (espace partagé, la rue, les magasins, les transports…). « Privé » peut renvoyer à ce qui relève du droit privé mais aussi à ce qui relève de l’intimité. Sur cette confusion, on réclamerait alors que tout ce qui n’est pas intime doit se plier au principe de laïcité parce que c’est « public » ? Ce serait la négation d’un régime laïque, l’abolition de la liberté d’expression.

D’ailleurs on ne voit pas que la République laïque française ait réduit la présence religieuse dans la société ni même son influence. Fait-on taire les cloches pour un autre motif que la tranquillité publique ? Le port de signes religieux dans la rue, dans les espaces accessibles au public est-il prohibé ? Les discussions publiques, les publications sont-elles tenues d’éviter tout sujet religieux ? Est-il interdit d’organiser une réunion publique à caractère religieux, une procession ?

Une intimidation paralysante

Préserver et appliquer la dualité de principes propre au régime laïque est donc nécessaire. Faut-il alors, de peur de dériver vers un extrémisme uniformisant, se réfugier dans la frilosité et restreindre les objets du principe de laïcité ? Ce principe participe à la vie du droit, et il n’est donc ni étonnant ni scandaleux qu’on songe aujourd’hui à l’appliquer à des éléments qui n’existaient pas autrefois ou qui ne posaient pas problème. Le mariage étendu aux personnes de même sexe est un apport récent et capital au corpus de la législation laïque, en ce qu’il achève de soustraire le mariage à un modèle d’inspiration religieuse. Prenons encore l’exemple des accompagnateurs scolaires : puisqu’ils viennent appuyer les professeurs (agents publics) et qu’ils n’interviennent pas en tant que témoins, mais qu’il assurent une mission directement éducative auprès des élèves, ne devraient-ils pas être concernés, eux aussi, par l’exigence de laïcité ? Dans ce cadre scolaire les parents accompagnateurs n’ont pas à traiter les enfants d’autrui comme s’ils étaient les leurs et réciproquement ils ont à traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui. L’activité pédagogique ne change pas de nature, qu’elle s’exerce dans ou hors les murs3. D’autres chantiers, moins visibles mais très importants, sont ouverts  : la question de la recherche sur cellules-souches, celle de la fin de vie. Le champ des dispositions laïques doit être déterminé conceptuellement, mais détermination n’est pas clôture sur un statu quo.

Une autre forme de paralysie menace la réflexion et l’action laïques et au-delà d’elles pervertit l’exercice de la liberté en laissant le champ libre aux menées intégristes déguisées pour l’occasion en victimes offensées. C’est l’autocensure à sens unique, réclamée au nom des sensibilités blessées. L’expression religieuse est libre dans la société civile, mais faut-il l’assortir d’une prescription morale qui réprouverait sa critique en l’accompagnant d’une injonction d’approbation  – ce qui reviendrait à priver de liberté l’expression irréligieuse ? Aux yeux de ce prêchi-prêcha, il ne suffirait pas de respecter les lois en tolérant ce qu’on réprouve : il faudrait en plus l’applaudir – si vous froncez le sourcil en présence d’un voile islamique, vous êtes un affreux liberticide, un « intégriste laïque ». Et de vous expliquer que même si ce n’est pas « raciste » de caricaturer un élément religieux, c’est manquer de « respect » à ceux qui y croient. Il faudrait donc se donner pour règle le respect de ce que tous les autres croient ? Et ainsi non seulement on frappera d’interdit tout ce qui contrarie une croyance quelconque, mais on finira par considérer comme admissible que «  la simple projection d’un dessin puisse entraîner une décapitation »4.

Il faut rappeler que la liberté d’expression, encadrée par un droit qu’il faut justement appeler commun, vaut pour tous, en tous sens. Sa pratique est rude et n’a pas la gentillesse pour norme, mais la loi. Oui, on a le droit de porter le voile, on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, on a le droit de dire que l’incroyance est une abomination. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion et même la détestation qu’on a de tout cela ; c’est en vertu du même droit qu’on peut caricaturer irrévérencieusement telle ou telle religion. Oui c’est difficile à supporter, mais la civilité républicaine, en tolérant qu’on s’en prenne aux doctrines mais jamais aux personnes, a ici une leçon de « bonnes manières » à donner aux saintes-nitouches armées d’un coutelas. À quoi bon la liberté si elle ne s’applique qu’à ce qui me plaît ?

Notes

2Voir la déclaration publique de Richard Malka à l’issue des plaidoiries du procès de Charlie Hebdo le 5 décembre 2020 : « cette histoire de caricatures c’est un prétexte […] On pourrait arrêter de caricaturer et abandonner le droit aux caricatures que ça ne changerait rien du tout, ils continueraient à nous tuer […] Il n’y a aucun salut dans le renoncement. »

4 – Henri Pena-Ruiz « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 décembre 2020 https://www.marianne.net/agora/henri-pena-ruiz-lettre-ouverte-a-mon-ami-regis-debray

Les Français et l’enseignement du fait religieux (par Aline Girard)

À propos d’une étude de l’Ifop habilement exploitée

Aline Girard1 examine une enquête réalisée par l’Ifop en octobre 2021 sur « Les Français et l’enseignement du fait religieux ». Mené en relation avec d’autres données également issues d’enquêtes, cet examen la conduit à des observations et des conclusions quelque peu différentes de celles du commanditaire de l’étude, l’Institut des religions et de la laïcité.

À la demande de l’Institut d’étude des religions et de la laïcité (IREL, ex-Institut européen en sciences des religions IESR)2, l’Ifop a réalisé en octobre 2021 une étude sur « Les Français et l’enseignement du fait religieux »3. Derrière les commentaires positifs et consensuels des résultats par l’IREL et par les promoteurs de l’enseignement du fait religieux, on peut mettre en évidence une autre réalité. L’enseignement du fait religieux est en effet loin de donner les résultats escomptés. Ce semi-échec n’empêche pas l’IREL de continuer, sans faiblir, à légitimer cet enseignement sur la base de convictions idéologiques et de travailler à la confusion des esprits4.

Pourquoi cette étude ? L’IESR5, un des trois instituts de l’École pratique des hautes études, a été le fer de lance de la mise en œuvre de « L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque »6, avec pour mission d’organiser des stages de formation initiale et continue, notamment pour les personnels de l’Éducation nationale7. Vingt ans après sa création, l’IREL/IESR a voulu dresser un bilan de cet enseignement et de son action sur la base d’une enquête commanditée à l’Ifop8. Ce bilan a été rendu public le 15 novembre à l’occasion d’une conférence-débat, dont les intervenants étaient, à l’exception de Jérôme Fourquet de l’Ifop, des responsables ou ex-responsables de l’IREL.

Les résultats de l’étude demandent à être interprétés avec soin, commentés avec précision et mis en relation avec d’autres données également issues d’enquêtes9, le tout avec un regard politique et sans le biais de confirmation privilégié par l’IREL10. Une attention particulière sera accordée aux réponses des plus jeunes (18-24 ans). Le clivage générationnel constaté dans d’autres enquêtes se trouve confirmé ici.

Quel intérêt les Français portent-ils aux questions de religion et de laïcité ?

Avec les quatre premières questions de portée générale, l’enquête Ifop/IREL dessine le paysage. Ces questions introductives permettent d’avoir un éclairage sur l’intérêt des Français pour les questions de religions et de laïcité. On notera le rapprochement tendancieux entre religion et laïcité dans la formulation des questions, comme si la laïcité ne se concevait que dans un rapport de dépendance par rapport aux religions et n’était pas un principe constitutionnel supérieur, englobant l’ensemble des questions de liberté de conscience, foi, agnosticisme, athéisme et autres points de vue philosophiques et moraux. Il s’agit ici de faire de la laïcité une forme de croyance à laquelle seraient opposées d’autres croyances. La laïcité devient en quelque sorte la religion des non-croyants, un peu comme elle fonctionne en Belgique. Ce rapprochement11 favorise la confusion, tout comme le fait le changement subtil de nom de l’IESR en IREL. Le binôme religion/laïcité devient progressivement indissociable et on glisse ainsi petit à petit vers une conception de la laïcité proche de la coexistence interreligieuse et de l’interconvictionnalité.

Première information : une majorité se dit intéressée par les questions de religion et de laïcité abordées dans les débats, mais…

53% des personnes interrogées déclarent être intéressées par les questions de religion et de laïcité abordées dans les débats en France aujourd’hui, et tout spécialement les seniors (64%) et les plus jeunes (66% des 18-24 ans). Un peu plus de la moitié des sondés manifeste donc un intérêt pour ces sujets. Comment pourrait-il en être autrement quand l’espace médiatique est constamment saturé d’informations et de polémiques liées aux religions ? On peut aussi conjecturer que les Français veulent comprendre ce qui arrive à leur République laïque, envahie comme jamais par les questions religieuses, tourmentée par le fondamentalisme et assaillie par les attaques islamistes. La laïcité, qui est le socle de la nation, leur paraît menacée12.

Il importe donc de ne pas confondre intérêt pour des débats (avec sans doute parfois le sentiment que « trop, c’est trop »), et affirmation d’une position religieuse personnelle. Une autre étude réalisée par l’Ifop, pour l’Association des journalistes d’information sur les religions (Ajir)13, permet de compléter et de confirmer notre approche. On observe qu’en 2021, une courte majorité de Français ne croit pas en Dieu (51%) alors qu’en 1947, 66% des interrogés se déclaraient croyants. Conséquence logique de ce recul de la croyance, les Français parlent de moins en moins de religion, que ce soit en famille (38% le font au moins de temps en temps, 20 points de moins qu’en 2009) ou avec leurs amis (29%, -20 points). Une autre étude, « Fractures sociétales : enquête auprès des 18-30 ans »14, réalisée en 2020 également par l’Ifop à la demande de l’hebdomadaire Marianne, le confirme. Même chez les jeunes, plus sensibles que leurs aînés aux religions, 78% d’entre eux estiment qu’« on parle trop de religion et des questions religieuses ».

Cette réalité n’empêche pas l’IREL de se réjouir de ces 53% de personnes intéressées, qu’il tend à interpréter comme un intérêt pour les religions. Sur ces 53%, un peu plus de la moitié des personnes interrogées estiment par ailleurs qu’elles sont assez autonomes pour s’informer par leurs propres moyens si elles en ont envie et qu’elles n’ont « pas besoin de formation supplémentaire dans ce domaine ». Rapportés aux 100% du panel, seuls 28% ont envie d’en savoir plus sur les questions de religions et de laïcité. Un intérêt limité donc pour un complément d’information et de formation sur ces sujets !

Deuxième information : dans leur connaissance des religions, les personnes interrogées sont autonomes et se sentent suffisamment informées

Quand les personnes interrogées veulent en savoir plus sur les religions, elles s’informent de leur propre chef. Parmi les sources d’information sur les religions, elles privilégient les médias, audiovisuels ou écrits, généralistes ou spécialisés. Elles mettent aussi leurs proches et connaissances à contribution. Ces choix sont très nettement affirmés15 et les autres possibilités sont relativement négligées (réseaux sociaux, communauté religieuse d’appartenance, école).

Dans un autre registre, les 2/3 des personnes interrogées déclarent qu’elles ne se sont jamais dit qu’une meilleure connaissance des religions leur aurait été utile dans certaines situations professionnelles et personnelles, et ce quel que soit leur niveau d’éducation.

On peut déduire de l’ensemble de ces informations que les Français, dans leur grande majorité, se sentent capables d’aborder seuls le sujet et de maîtriser les situations où la question des religions intervient.

« L’enseignement des religions » à l’école

L’enquête Ifop/IREL ayant comme questionnement central « Les Français et l’enseignement du fait religieux », quatre questions abordent le sujet des « religions à l’école ».

Remarquons d’emblée que dans la formulation des questions on évoque « les religions à l’école », et non pas le « fait religieux ». Fort probablement retenue pour que la question soit immédiatement comprise par les personnes interrogées (l’expression « fait religieux » demandant en effet à être explicitée), la formulation, dans son absence de filtre et de précaution, ouvre d’emblée la possibilité des religions à l’école. Vingt ans après la publication du rapport Debray et après plus de quinze ans d’enseignement du fait religieux à l’école publique, on ne prend même plus la peine de sauver les apparences, en posant la question de la légitimité de cet enseignement. Et pourtant il serait très utile de le faire.

L’analyse proposée dans le livre Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? est sur ce point particulièrement éclairante. L’enseignement du fait religieux est en effet un événement idéologique majeur alors qu’il doit être considéré comme un événement pédagogique tout à fait mineur, puisque les programmes scolaires intégraient depuis toujours l’enseignement des religions en tant que « faits de civilisation ». L’introduction de l’enseignement du fait religieux n’est donc pas une question scolaire, mais une question politique. Une nouvelle matrice idéologique et politique a fait apparaître la notion d’enseignement du fait religieux et a permis que l’EFR contribue de manière non négligeable à la « cléricalisation » des esprits, en particulier ceux des élèves des collèges et lycées 16.

Après cette brève, mais indispensable mise au point, revenons aux résultats de l’enquête Ifop/IREL.

Une forte proportion des personnes interrogées (37%) estiment que la meilleure façon d’aborder les religions à l’école est la transmission de « connaissances sur les religions dans le cadre d’un enseignement laïque ». Pour la majorité – et puisque « les religions » sont abordées à l’école – les connaissances sur les religions doivent être dispensées prioritairement dans le cadre du cours d’enseignement moral et civique (E.M.C.), mais elles ont aussi leur place dans le cadre du cours d’histoire. Notons que 17% affirment néanmoins qu’il faut « passer cette question sous silence car elle n’a pas sa place à l’école laïque ». Les Français continuent à écarter avec vigueur l’idée d’un enseignement donné par un professeur de religion et une étude (même critique) des grands textes religieux. Ces résultats sont encourageants.

Autre point de vue encourageant : l’effet sociétal attendu d’une « étude laïque des religions à l’école » (ou dans le cadre de formations destinées à des adultes) est d’abord « un meilleur respect de la loi comme dimension qui s’impose à tout citoyen, qu’il soit croyant ou non croyant », puis la mise à disposition « d’outils pour lutter contre les extrémismes religieux (fanatisme, fondamentalisme, radicalisation). On constate dans ces résultats une volonté de faire respecter la loi par tous et de la rendre compréhensible à tous, avec une détermination à combattre les dérives religieuses radicales, très présentes sur notre territoire. Même si l’étude laïque des religions à l’école n’est certainement pas le meilleur mode d’explicitation de la loi, apprécions ces réponses. « L’argument de vente » principal quand il s’est agi d’installer l’enseignement du « fait religieux » dans les programmes scolaires, à savoir une « meilleure compréhension mutuelle entre élèves ou entre citoyens », ne recueille que 19% des réponses. L’objectif du fameux « vivre ensemble », mot magique et en réalité vide de sens, ne semble donc pas être du ressort de l’étude laïque des religions à l’école. Ce qui a été démontré dans le livre Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ?

Dernière source de satisfaction : quand on essaie de savoir ce que les personnes interrogées attendent pour elles-mêmes d’une étude laïque des religions, 37% répondent « mieux comprendre les enjeux, notamment géopolitiques, du monde contemporain, les conflits entre religions ou au sein d’une même religion ». On en revient donc aux observations formulées au début de cette analyse : les Français veulent interpréter, décoder, décrypter ce qui se passe chez eux et dans le monde autour des questions religieuses, mieux appréhender aussi les valeurs et les mœurs des croyants des différentes religions présentes en France, sources d’antagonismes et de conflits. On peut penser qu’il s’agit là d’une approche politico-sociale, assez caractéristique des Français. Notons pour terminer que 21% ne voient aucune utilité personnelle à l’étude laïque des religions. Ce qui rappelle que plus d’un cinquième des Français continuent à penser que l’on peut mener une vie morale et riche intellectuellement et spirituellement sans référence aux dogmes religieux.

L’enseignement de la laïcité à l’école

On a vu que le recours au binôme religion/laïcité, à l’empreinte cognitive forte, était privilégié dans le cadre de l’enquête commanditée par l’IREL, qui entretient par ce rapprochement une confusion au profit de la vision baubériste de la laïcité17. Deux questions traitent de la formation à la laïcité dans le cadre scolaire.

On constate à travers les réponses à la première de ces questions que, pour les personnes interrogées, le meilleur moyen de former à la laïcité est le cours d’enseignement moral et civique (39%). Remarquons néanmoins que 22% préféreraient un « cours spécifique, uniquement consacré à la laïcité », pour eux principe d’une importance telle qu’il mériterait un traitement particulier. Une deuxième question, habile de la part de l’IREL, rapproche à nouveau religions et laïcité : « Pour répondre à cette situation où l’école est interpellée par la question de la laïcité et des religions, qu’est-ce qui est le plus souhaitable pour vous ? ». Induites par la question, les réponses des sondés privilégient le point de vue selon lequel « une formation à la laïcité et un enseignement du fait religieux sont tous les deux nécessaires et complémentaires » (32%). Mais on retrouve juste derrière, à 24%, une demande de formation exclusive à la laïcité « car c’est un principe essentiel » 18, malgré la manipulation assez claire de la question, induisant une réponse tout en œcuménisme…

Ces dernières données sont caractéristiques de ce qui s’est passé avec l’enseignement du fait religieux. Le concept est entré comme par effraction dans l’école de la République et dans la société, par un coup de force clérical, largement inspiré par une Europe d’inspiration chrétienne-démocrate de plus en plus encline à étendre le champ d’intervention des religions. On a forcé et on continue de forcer la main des Français sur l’enseignement des religions à l’école, en instrumentalisant la laïcité, en créant la confusion dans les esprits avec des arguments d’une part philosophico-historiques (« universalité du sacré », « sens à la vie », « héritages collectifs », etc.), d’autre part sociétaux (« vivre ensemble », « cohabitation pacifique de populations multiculturelles », etc.).

Malgré des résultats qui plaident très modérément en faveur de l’étude des religions à l’école, les responsables de l’IREL, lors de la présentation des résultats de l’enquête Ifop le 15 novembre dernier, en ont tiré des conclusions qui apportent de l’eau à leur moulin et qui valorisent le lien à la religion.  Pour Philippe Gaudin, actuel directeur de l’IREL, « on comprend mieux la laïcité si on comprend mieux les religions, et réciproquement ». Isabelle Saint-Martin, directrice de l’IESR de 2011 à 2018, considère dans ses écrits le « fait religieux » comme un « fait de civilisation », mais de la tribune elle observe qu’il faut « donner aux faits religieux une place pour eux-mêmes et non pas seulement comme repères historiques ou philosophiques ». Dans les années 2000, les concepteurs de l’enseignement du fait religieux témoignaient que le « fait religieux » n’était pas qu’un « fait de civilisation ». Pour Jean-Paul Willaime, directeur de l’IESR de 2005 à 2010, c’est un « fait symbolique, porteur des représentations du monde, de soi et des autres, un fait expérientiel » (2007). Pour Régis Debray, président de l’IESR de 2002 à 2004, « Ce n’est pas simplement un fait de pensée, c’est une réalité existentielle, communautaire et identifiante, donc crucifiante, mais constitutive » (2006). Pour René Nouillhat, « ces faits en tant qu’ils sont religieux, renvoient à autre chose que ce qu’ils donnent à voir, à lire ou à penser. C’est cette « autre chose » qui doit être pressentie. Il relève de ce que chacun est susceptible de ressentir à propos de l’infini, de l’absolu, du transcendant ou du plus intime » (2004). » Il est aisé de discerner des accents confessionnels chez les promoteurs de cet enseignement. Alors que l’objectif affiché est la transmission de connaissances, celui-ci est pourtant loin d’être exempt d’orientations religieuses : ne véhicule-t-il pas une valorisation de la croyance, une « incitation à croire » ? Ne fait-il pas primer la liberté religieuse sur la liberté de conscience, sous le prétexte d’une « transformation des appartenances religieuses » et d’une nouvelle « conjoncture civilisationnelle » (J.-P. Willaime) ? N’invite-t-il pas les élèves à se reconnaître dans la position religieuse et à croire que le rassemblement ne s’effectue que par la croyance (C. Kintzler) ? Cette approche, lucide et critique, est peu répandue et l’IREL se plaît à entretenir la confusion autour de l’enseignement du fait religieux.

Une fracture générationnelle

Pour terminer cette analyse, intéressons-nous aux divergences générationnelles qui s’observent dans l’enquête Ifop/IREL, et plus particulièrement aux réponses des jeunes (18-25 ans).

66% des jeunes se déclarent intéressés par les questions de laïcité et de religion dans les débats, taux bien supérieur à la moyenne de 53%. Par ailleurs, au sein de cette moyenne de 53% de personnes intéressées, les 18-24 sont les plus nombreux à déclarer ne pas s’informer par leurs propres moyens (ne pas pouvoir s’informer ? ne pas vouloir ?) et à laisser entendre qu’ils auraient besoin d’une formation complémentaire. Ils sont les plus intéressés par le recueil de témoignages de personnes s’exprimant sur leurs convictions religieuses ou non religieuses (31%, 14 points de plus que la moyenne).

Selon les Français, la meilleure façon d’aborder le fait religieux à l’école est par les connaissances sur les religions dans le cadre de l’enseignement laïque (37%). Des divergences générationnelles s’observent également sur ce point : seuls 22% des 18-24 ans le citent. Près d’un quart de cette jeune génération privilégierait plutôt un enseignement religieux donné par un professeur de religion (24% contre 13% pour l’ensemble des Français) ou des débats entre élèves de différentes religions ou sans religion arbitrés par un enseignant (23% contre 16% parmi l’ensemble des Français).

A contrario, la réponse des jeunes à la question concernant la formation à la laïcité et aux religions à l’école surprend. Ils privilégient (37% contre 24% pour l’ensemble des Français) une « formation à la laïcité » et ils sont moins convaincus que leurs aînés de la nécessité de combiner « une formation à la laïcité et un enseignement laïque sur les religions » (24% contre 32%).

Comment expliquer, dans cette enquête, ce balancement surprenant entre « plus d’informations sur les religions données par des spécialistes » et plus de « formation à la laïcité » ?

Le rapport des jeunes à la religion et à la laïcité a été maintes fois interrogé dans le cadre des sondages réalisés par l’Ifop et les résultats publiés ont tout pour inquiéter. Frédéric Dabi, directeur général Opinion de l’Ifop, tente une synthèse des informations obtenues dans son ouvrage La Fracture. Comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession : ses valeurs, ses choix, ses révoltes, ses espoirs 19.

Sondage après sondage, les Français affirment massivement leur attachement à la laïcité : à la loi de 1905 séparant les Églises et l’État ; à la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école ; à la loi de 2010 interdisant le port du voile intégral couvrant le corps et le visage dans les espaces publics. La laïcité est considérée comme le socle de la cohésion nationale, mais près de neuf Français sur dix pensent qu’elle est aujourd’hui en danger. La laïcité est plébiscitée dans toutes les catégories de la population, mais deux ensembles se distinguent : les jeunes et ceux qui se déclarent musulmans, où les pourcentages des enquêtes sont souvent inversés.

Plusieurs études, parues entre 2018 et 2021, présentent à ce titre des résultats alarmants20. On y apprend notamment que les jeunes sont majoritairement favorables au port de signes religieux ostensibles dans les collèges et lycées et au port de tenues religieuses par les parents accompagnateurs. Pour de nombreux jeunes musulmans, les règles de vie prescrites par la religion sont plus importantes que les lois de la République. On observe aussi chez eux une ferme conviction que leur « religion est la seule vraie religion. Les lois « laïques » sont perçues par beaucoup de lycéens comme discriminatoires envers les musulmans (1905, 2004, 2010).

Très majoritairement (75%), les jeunes rejettent toutes formes d’irrévérence envers les dogmes religieux « afin de ne pas offenser les croyants ». « Touche pas à mon Dieu »… Les lycéens interrogés sont beaucoup plus orthodoxes que leurs aînés dans leur rapport à la religion. Un « droit au blasphème » n’est reconnu que par une courte majorité de lycéens. Pour eux, le « respect est érigé en principe » comme disait Charb21. Pour ces jeunes, prompts à s’indigner, l’irrespect et la moquerie envers les religions sont proprement inconcevables. Nous avons toutes les caractéristiques d’une américanisation des esprits et d’une « génération offensée » (C. Fourest).

« Ces représentations collectives dans la jeunesse, note Frédéric Dabi, se nourrissent à l’échelle individuelle d’un rapport à la religion particulier. Celui-ci est marqué par une forme de sacralisation du fait religieux qui va de pair avec une orthopraxie croissante chez les 18-30 ans. » La « religiosité touche tous les segments de la jeunesse », avec une intensité plus importante chez les moins de vingt ans.

La part des moins de trente ans appréhendant la laïcité comme un objet positif est inférieure de 20 points à celle mesurée auprès du grand public. Elle se limite à « mettre toutes les religions sur un pied d’égalité », en termes de représentation, de visibilité, voire d’influence. La majorité des moins de 18-30 ans en vient à délégitimer les défenseurs de ce principe républicain. Pour les jeunes la laïcité ne serait pas particulièrement en danger, alors que ce danger est massivement ressenti au sein du grand public

On observe désormais un véritable clivage entre les jeunes et le reste des Français, clivage qui s’accentue si l’on considère, parmi les jeunes, ceux qui s’affirment musulmans. Rappelons-nous ce qu’a dit Jean-Pierre Obin il y a quelques années : « Une partie de la jeunesse est en train de faire sécession par rapport à la nation française ».

La fracture sociétale entre les jeunes Français et leurs aînés est multifactorielle : « prolifération du croire » ; poussée du religieux ; exacerbation de l’identité, notamment religieuse ; offensive cléricale au niveau national comme au niveau européen, etc. L’enseignement du fait religieux est un des facteurs favorisants.

Depuis plus de quinze ans, l’enseignement du fait religieux joue en effet un rôle non négligeable dans la perméabilité des élèves à la religion, dans l’acceptation des dogmes et dans leur difficulté à distinguer le registre de la connaissance de celui de la croyance, alors que parallèlement, sous l’influence du pédagogisme, l’école renonce progressivement à être un lieu de transmission des savoirs et à former des esprits structurés et critiques pour faire place à la confusion conceptuelle. Les élèves de la fin des années 2000 sont pour certains d’entre eux aujourd’hui des enseignants, qui se trouvent dans la position de perpétuer la vision acquise dès le début de leur scolarité, renforcés en cela par la formation professionnelle qu’ils ont reçue et reçoivent encore dans les IUFM/ESPE/INSPE où intervient fréquemment l’IREL. « La présence de l’effet religieux piège désormais toute pensée », selon C. Kintzler. Nous n’en sommes effectivement pas loin… en partie grâce à l’IREL22.

[Edit du 26 août 2022.

À la demande de l’auteur, le passage suivant

Pour Philippe Gaudin, actuel directeur de l’IREL, « on comprend mieux la laïcité si on comprend mieux les religions, et réciproquement ». Isabelle Saint-Martin, directrice de l’IESR de 2011 à 2018, considère dans ses écrits le « fait religieux » comme un « fait de civilisation », mais de la tribune elle observe qu’il faut « donner aux faits religieux une place pour eux-mêmes et non pas seulement comme repères historiques ou philosophiques ». Dans les années 2000, les concepteurs de l’enseignement du fait religieux témoignaient que le « fait religieux » n’était pas qu’un « fait de civilisation ».

remplace ce passage de la version initiale du  2 février 2022 :

Pour Philippe Gaudin, actuel directeur de l’IREL, « on comprend mieux la laïcité si on comprend mieux les religions, et réciproquement ». Encore le fameux binôme ! Pour Isabelle Saint-Martin, directrice de l’IESR de 2011 à 2018, il faut « donner aux faits religieux une place pour eux-mêmes et non pas seulement comme repères historiques ou philosophiques ». On retrouve ici l’esprit qui animait dans les années 2000 les concepteurs de l’enseignement du fait religieux : le « fait religieux » n’est pas qu’un « fait de civilisation ».]

Notes

1 – [NdE] Aline Girard, auteur de l’ouvrage Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Paris, Minerve, 2021), est secrétaire générale d’Unité laïque https://unitelaique.org/ . Voir la préface du livre sur Mezetulle, suivie d’une brève analyse .

4 – Confusion analysée dans l’ouvrage cité à la note 1.

5 – L’Institut d’étude des religions et de la laïcité (IREL) a pris en 2021 la suite de l’Institut européen d’étude des religions (IESR), créé en juin 2002 quelques mois après la publication du rapport « L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque », rédigé par Régis Debray à la demande de Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale de l’époque.

7 L’IREL/IESR délivre des formations pour aider les enseignants à aborder les faits religieux à l’école primaire et dans l’enseignement secondaire, en lien avec le ministère de l’Éducation nationale. Sur le site de l’IREL, on lit : « Depuis sa création, l’IREL a conduit de très nombreuses formations directement en lien avec la laïcité : auprès de l’Éducation nationale, du ministère de l’Intérieur, de l’École de la magistrature, de la Protection judiciaire de la jeunesse, de l’Assistance publique hôpitaux de Paris, du Centre national de la fonction publique territoriale, de municipalités, etc. ».

8 – L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 1 010 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 5 au 6 octobre 2021.

9 – La plupart des enquêtes consultées ont été réalisées par l’Ifop. Elles sont accessibles sur le site de l’Ifop https://www.ifop.com/

11 – Ce rapprochement était déjà présent dans le rapport Debray, matrice originelle. R. Debray y affirmait que l’on ne pouvait « séparer principe de laïcité et étude du religieux », lui qui écrivait dans le même texte qu’il existait un « principe d’incomplétude » obligeant les membres de toute société à se mettre en rapport avec quelque chose de « religieux ».

12 – 87% des Français estiment que la laïcité est aujourd’hui en danger en France (Enquête Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio, octobre 2020. Balises d’opinion#113). Un an plus tôt, en octobre 2019, la laïcité était perçue comme menacée par 78% des Français (avec +4 points en six mois), et ce dans toutes les catégories de la population (Etude Ifop pour le Journal du Dimanche).

15 – Médias traditionnels (38% des Français), livres, revues, émissions spécialisées ou conférences sur ces sujets (33%), réseau de sociabilité (29%).

16Op.cit. voir note 1. À consulter également le texte de la conférence d’Aline Girard.

17 – Jean Baubérot a largement contribué à diffuser l’idée d’une laïcité de plus en plus « adjectivée » : plurielle, inclusive, positive, bienveillante, européenne, laïcité d’intégration, laïcité de reconnaissance et de dialogue, voire, comble de l’oxymore, la « laïcité concordataire » ! Relayée avec efficacité par l’Observatoire de la laïcité de 2007 à 2021, elle est rabattue sur la coexistence interreligieuse et l’interconvictionnalité. Elle est souvent réduite à la liberté de croire et de ne pas croire et l’on n’hésite pas à faire prévaloir une  « liberté de religion » sur la liberté de conscience et la liberté d’expression, piliers de notre République laïque.

18 – Et 24% de « Ne se prononce pas », le plus fort taux d’abstention à une question de l’enquête. Ce qui donne à penser que c’est une préoccupation largement absente de la vie des Français.

19 – Frédéric Dabi, La Fracture. Comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession : ses valeurs, ses choix, ses révoltes, ses espoirs, avec Stewart Chau, Paris, Les Arènes, 2021.

20 – En particulier :

À lire en complément au sujet de la première de ces deux enquêtes, «  Une enquête Le DDV / Ifop / Licra auprès des lycéens sur la laïcité et la place des religions à l’École et dans la société », par François Kraus, directeur du pôle « politique / actualités » au Département Opinion de l’Ifop, 16 mars 2021.

21 – [NdE] voir sur ce site « Du respect érigé en principe ».

22 – Grâce aussi à deux associations, CoExister et Enquête, ancrées dans le milieu interconfessionnel, pratiquant le dialogue interreligieux et prônant une laïcité largement adjectivée. Elles bénéficient de financements publics et privés, notamment grâce au soutien de réseaux philanthropiques, véritables groupes de pression. Elles sont agréées par le MEN et étaient partenaires de feu l’Observatoire de la laïcité.

Doit-on enseigner le « respect des convictions philosophiques et religieuses » d’autrui ?

Réflexions sur un passage du programme d’Enseignement moral et civique

Je me rappelle l’émission Répliques du 24 avril 20211 . Elle a mis en présence François Héran et Souâd Ayada2 au sujet de « la liberté d’expression », après l’assassinat de Samuel Paty et la publication de la Lettre aux professeurs de F. Héran. À un moment3, F. Héran a objecté habilement à S. Ayada que, le « respect des convictions religieuses d’autrui » figurant dans le programme d’enseignement moral et civique (EMC), on pouvait récuser légitimement le fait de « montrer » certaines caricatures4. S. Ayada dut se donner bien du mal pour soutenir la liberté du professeur de choisir ses moyens dans un tel cadre. Car, malheureusement, elle ne pouvait pas nier directement le fait : oui, le respect des convictions figure expressément dans le programme officiel… Ce qui appelle quelques remarques.

En effet, dans le programme d’Enseignement moral et civique de l’école et du collège, le respect des convictions est présenté dès le début du texte comme constitutif du respect d’autrui – première finalité de l’EMC :

« Respecter autrui, c’est respecter sa liberté, le considérer comme égal à soi en dignité, développer avec lui des relations de fraternité. C’est aussi respecter ses convictions philosophiques et religieuses, ce que permet la laïcité. »
Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 26 juillet 2018, 2e alinéa du premier item5 .

Il y a là non seulement un gros « trou dans la raquette », mais aussi une absurdité.

1° Campée sur cette déclaration réglementaire, toute « conviction » peut exiger le « respect » au motif qu’elle existe en tant que conviction. Toute démarche critique à l’égard de quelque conviction est d’emblée condamnée, ce qui est à la fois contraire au droit et contraire à un enseignement émancipateur.

2° Soumis à une telle directive, comment un professeur peut-il éclairer la notion de blasphème et sa non-pertinence en droit républicain ? Osera-t-on répondre, comme cela a été insinué au sujet de Samuel Paty, que cette notion n’a pas à être abordée dans le cadre du programme d’EMC ? Le professeur devra-t-il se contenter de lieux communs et d’idées fausses sur une laïcité « interconvictionnelle » à laquelle cette directive semble inviter ? Non seulement ces idées sont erronées et vagues, mais cela confirmerait les préjugés de bien des élèves en prétendant leur apprendre ce qu’ils croient savoir déjà (« il faut être gentil avec toutes les convictions »). Et on s’étonne ensuite que les élèves s’ennuient et que le niveau baisse ; on s’étonne aussi que les professeurs pratiquent l’évitement et l’autocensure.

3° Le professeur est confronté à des injonctions contradictoires. En effet, ce « respect » que le professeur est censé valoriser et transmettre aux élèves dans l’EMC, on doit conjecturer qu’il doit l’observer lui-même et tenir compte des convictions religieuses de son auditoire. Mais quelle directive doit-il suivre dans l’ensemble de son travail : le programme d’EMC qui enjoint le respect des convictions (notamment religieuses) ou bien les autres programmes d’enseignement qui lui demandent d’expliquer et de transmettre un savoir, y compris lorsque celui-ci va à l’encontre de convictions présentes chez des élèves ? Les savoirs libres et substantiels (donc libérateurs) doivent-ils s’effacer devant la revendication abstraite et nombriliste de « la liberté de ne pas être froissé »6 ?

4° Cette phrase pleine de bons sentiments et apparemment anodine, non seulement est contraire à l’idée même d’instruction en ce qu’elle place la croyance au-dessus du savoir, mais encore elle introduit implicitement (et donc force à admettre) le présupposé de l’indissociabilité de la conviction et de la personne qui s’en prévaut7. Ce qui est une absurdité philosophique et juridique. Se défaire d’une conviction ou en changer, ce n’est pas pour autant se dissoudre ou devenir une autre personne. Si on enseigne aux élèves que « moi, je m’identifie à mes convictions, je suis ce que sont mes convictions », on les livre à l’assignation et à la fragmentation communautaire, on réduit et on fixe leur « moi » à une série de convictions fournies par leurs appartenances, on sacralise le déterminisme social dont on prétend par ailleurs les libérer, on nie leur singularité et leur liberté. On oriente et on entrave toute réflexion ultérieure sur le concept de sujet : l’étude des grandes philosophies modernes devient pour le moins problématique.

Cette phrase, dont les conséquences considérables n’ont peut-être pas été mesurées au moment où elle a été écrite (c’est de ma part une lecture généreuse), a-t-elle sa place dans un programme officiel de l’école laïque ? Non ! Elle est contraire à l’idée des « valeurs de la République » que le programme d’EMC fait sonner pourtant bien fort, elle souscrit à un état archaïque et bien peu républicain du droit, elle repose sur une absurdité contraire aux concepts de liberté et d’émancipation, enfin elle est un obstacle à l’acte même d’enseigner et à celui de s’instruire.

Notes

2 – François Héran, professeur au Collège de France. Souâd Ayada, inspectrice générale, présidente du Conseil supérieur des programmes. Pour une discussion des positions de F. Héran au sujet de la liberté d’expression après l’assassinat de Samuel Paty, voir sur ce site le texte de Gwénaële Calvès « Vous enseignez la liberté d’expression? N’écoutez pas François Héran ! » et celui de Véronique Taquin « Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran ».

3 – Exactement à 25’22’’.

4 – Je mets des guillemets à « montrer », car jamais aucun professeur ne se contente de « montrer » : voir  À la mémoire de Samuel Paty, professeur .

5https://cache.media.education.gouv.fr/file/30/73/4/ensel170_annexe_985734.pdf . C’est moi qui souligne le passage en question.

6 – David di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer…, Paris : Cherche-Midi, 2021, p. 57. Voir la recension https://www.mezetulle.fr/jai-execute-un-chien-de-lenfer-rapport-sur-lassassinat-de-samuel-paty-de-david-di-nota-lu-par-c-kintzler/

7 – Voir des développements dans les articles consacrés au « blasphème », récapitulés dans ce dossier : https://www.mezetulle.fr/sur-lexpression-droit-au-blaspheme-dossier-sur-la-liberte-dexpression/

Non, la laïcité n’est pas d’origine chrétienne (par Jean-Pierre Castel)

Jean-Pierre Castel1 examine une idée répandue qui attribue au christianisme l’origine de la laïcité. Récemment reprise par Jacques Julliard dans un article du Figaro que l’auteur commente, cette idée confond distinction et séparation, et ce faisant elle élude ou détourne de son sens la question fondamentale de l’autonomie du politique. L’auteur expose pourquoi à ses yeux il est plus pertinent, en matière de laïcisation de la pensée, de se tourner vers l’héritage grec plutôt que vers « l’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques ».

Dans un article du Figaro daté du 7 juin 2021 (p. 18) intitulé « La bombe islamiste contre le compromis laïque », Jacques Julliard attribue aux Évangiles le « principe de séparation entre le temporel et le spirituel » – « Ce que Jésus lui-même a théorisé le premier et que nous appelons en France laïcité », avance-t-il2 –, et propose une analyse pour le moins réductrice, occidentalo-centrée, de la violence islamiste.

Distinguer, séparer, hiérarchiser

Commençons par l’histoire de la laïcité. Distinguer ne veut pas nécessairement dire séparer ! Les versets « Rendez à César ce qui est à César » (Mc 12,13-17 ; Mt 22,15-22 ; Lc 20,20-26) et « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18, 36) se limitent à distinguer et à hiérarchiser le politique et le religieux, sans les séparer, sans autonomiser l’un par rapport à l’autre. Plaident dans ce sens par exemple :

  • Le jésuite Jean-Pierre Sonnet S. J. : « [I]l n’y a pas à comprendre que le temporel soit ici distingué du spirituel au sens où il y aurait à distinguer et à préserver leurs sphères respectives […] S’il y a une autonomie et une légitimité du pouvoir temporel, ce dernier est lui-même suspendu, comme chaque réalité humaine, à la référence divine et à l’absolu de l’éthique »3.
  • Le dominicain Ceslas Bourdin : « Rendez à César… » signifie seulement que « [l]e pouvoir temporel ne constitu[e] qu’une finalité seconde par rapport au pouvoir spirituel »4 .
  • Le théologien protestant Jean-François Collange : « [à] l’un il convient de rendre la monnaie qui lui appartient, à l’autre la gloire et le culte qu’il est seul à pouvoir revendiquer »5.
  • La théologienne Émilie Tardivel, qui renvoie aux concepts de potestas et d’auctoritas de la république romaine et explique que « Rendez à César… » équivaut à : « Rendez à César la potestas, à Dieu l’auctoritas »6 .
  • Le théologien protestant André Gounelle, qui dénonce une « utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable »7 de ces versets.
  • Le philosophe Alain Boyer : « Mon Royaume n’est pas de ce monde » n’implique que « l’idée de l’infinie supériorité de l’autre monde sur le “siècle” » 8.

Ce n’est d’ailleurs que Marsile de Padoue, chanoine mais surtout théoricien politique opposé à la papauté, qui interpréta le « Rendez à César… » dans le sens d’une séparation de l’Église et de l’autorité civile, et ce uniquement pour critiquer les abus de la papauté ; le même propos fut repris deux siècles plus tard par Luther.

L’hétéronomie est en effet logée au cœur de la doctrine chrétienne, comme en témoignent la primauté du logos divin, la filiation divine du pouvoir politique – que revendiquent tant le Christ (« Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en haut », Jn 19, 11), que saint Paul (« Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu », Rom 13, 1)9, que Thomas d’Aquin (« dans la loi du Christ, les rois doivent être soumis aux prêtres »10) –, enfin la subordination des œuvres à la grâce11. Vatican II a certes reconnu « l’autonomie pleinement légitime des réalités terrestres » (Gaudium et Spes,1965, § 36.2), mais a jugé nécessaire de distinguer la « juste autonomie » (§ 36.2) de la « fausse autonomie […] dégagé[e] de toute norme de la loi divine » (§ 41.3), mise en garde répétée depuis par tous les papes successifs. « Cette autonomie n’en est pas une : elle suppose un primat du théologique sur le philosophique »12, résume Christophe Cervellon.

Le passage à l’autonomie et l’héritage grec

Le premier passage historique de l’hétéronomie à l’autonomie correspond au tournant parménidien13, ce passage de l’alètheia archaïque des « maîtres de vérité » de la Grèce archaïque, une vérité assertorique, magico-religieuse – illustrée selon Francis Wolff14 par : « tu dis que les choses sont telles, or, tu dis vrai, donc les choses sont telles » –, à l’alètheia classique de Parménide, Platon et Aristote, lorsque ne fut plus reconnu comme vrai ou faux que ce qui avait fait l’objet d’un débat contradictoire – illustré par : « tu dis que les choses sont telles, or les choses sont telles, donc tu dis vrai ».  Ce premier « procès de laïcisation », selon l’expression de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant15, accompagna l’expérience démocratique athénienne. Jacques Julliard évoque cette dernière, mais incidemment, sans y reconnaître la première expérience connue de laïcisation de la pensée.

Bien entendu, le christianisme est un syncrétisme judéo-hellénistique, et à ce titre a pu être passeur des idées grecques. Il convient néanmoins d’une part de rendre aux Grecs ce qui leur appartient, d’autre part de ne pas réduire à la seule erreur de membres du clergé l’opposition chrétienne à l’autonomie – qu’il s’agisse de l’autonomie du politique ou plus généralement de la pensée. Jésus était miséricordieux, mais non pas tolérant, comme l’atteste son fameux « Je suis la vérité » (Jean 14, 6).

Certains chrétiens, quelques protestants notamment, Bultmann en particulier, mais aussi les tenants de « la nouvelle théologie » catholique au milieu du XXe siècle, ont certes proposé une interprétation de cette alètheia évangélique comme vérité de sens, de sagesse, proche de l’emeth hébraïque, et non pas comme vérité rationnelle, vérité au sens ordinaire du terme depuis Aristote. Mais la tradition majoritaire, en particulier au sein du catholicisme et depuis Thomas d’Aquin, a toujours refusé cette restriction, au nom de l’unicité de la vérité. « It is incorrect to reduce the concepts logos and alètheia, upon which John’s Gospel centres the Christian message, to a strictly Hebraic interpretation, as if logos meant “word” merely in the sense of God’s speech in history, and alètheia signified nothing more than “trustworthiness” or “fidelity”»16, proclame ainsi Joseph Ratzinger ; citons encore des philosophes universitaires contemporains : « la vérité hébraïque et l’universalité grecque se fondent ensemble. Deux sangs coulent dans nos veines, et l’un n’enlève rien à l’autre »17, écrit Olivier Boulnois, « Qu’y a-t-il derrière la vérité (alêtheia) dans le Nouveau Testament ? Aucune “conception” particulière, pas même dans les textes johanniques, aucune définition dissidente de la vérité, simplement la vérité la plus ordinaire : l’adéquation de la chose et de la pensée », renchérit Philippe Büttgen18. Bref, hormis quelques notables exceptions19, le monde chrétien n’est pas prêt de reconnaître la diversité et surtout l’irréductibilité des régimes de vérité.

La violence islamiste dans le prolongement des prétentions abrahamiques

Venons-en maintenant à la violence islamiste, que Jacques Julliard analyse comme une réaction à notre individualisme, notre consumérisme et notre « autonomie du religieux ». Le plus grand nombre de violences islamistes ne visent-elles pas les musulmans eux-mêmes, pour leur supposé écart doctrinal, rituel et législatif par rapport à telle ou telle conception salafiste de l’islam, plus que pour leur éventuel consumérisme ? À titre d’exemple, le principe d’égalité hommes/femmes, que refusent les islamistes, ne relève guère du matérialisme, occidental ou pas, mais heurte simplement leur lecture de la tradition musulmane. D’une manière générale, le fondement théologique de cette violence découle de la prétention des religions abrahamiques20 à détenir la vérité unique et du commandement corrélatif de mettre à mort les idolâtres, c’est-à-dire tous ceux qui n’adorent pas « le seul vrai dieu » en respectant « le seul vrai culte ». Fort heureusement, nombre des fidèles de ces religions ont su prendre leur distance par rapport à la lettre sacrée, que ce soit par le midrashic way, par l’exégèse ou par diverses formes de spiritualité. Dans le judaïsme et dans le christianisme, ce cheminement a été laborieux, imparfait et malheureusement réversible. Dans l’islam, c’est dix siècles de dogme du Coran incréé et de restriction de la liberté de l’exégèse qu’il faudrait remettre en cause – ce qui nous éloigne quelque peu de la question consumériste !

L’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques constitue le fondement théologique de ces violences, voire fournit la justification du passage à l’acte, quelles que soient les motivations autres, identitaires, politiques, sociales, personnelles, qui viennent s’y greffer. Afin de résister au littéralisme et à la tentation de l’absolu, le seul remède n’est-il pas la promotion de la liberté de pensée, cet héritage grec – quelles qu’aient été les limites de fait de la démocratie et de la liberté de pensée à Athènes21 ?

Notes

1Jean-Pierre Castel a publié sur Mezetulle (avec une bibliographie en annexe) « La violence monothéiste n’est pas que politique » http://www.mezetulle.fr/violence-monotheiste-jean-pierre-castel/ . Par ailleurs, il est notamment l’auteur de La mal nommée vérité du christianisme, d’emeth à alètheia à paraître et de Lutter contre la violence monothéiste, avec David Meyer, Jean-Michel Maldamé, Abderrazak Sayadi, L’Harmattan, 2018.

2 – Dans le paragraphe intitulé « Le christianisme, religion de la séparation ».

3 – Jean-Pierre Sonnet S. J., « La Bible et l’Europe : une patrie herméneutique [1] », Nouvelle revue théologique, 2008/2, t. 130, p. 190.

4 – Ceslas Bourdin, « Autorité, pouvoir et service : la transcendance de la condition politique », Revue d’éthique et de théologie morale, 2007/2 (n°244), p. 84. Citons encore le théologien Anthony Feneuil : « Le texte évangélique ne présente donc pas du tout une formule de séparation entre le politique et le religieux, et il n’est même compréhensible qu’à supposer leur intrication, et la rivalité entre Dieu et César. Autrement dit, la lecture “laïque” de cet extrait suppose la distinction qu’il est censé fonder. Bref, c’est une lecture anachronique, qui projette sur le monde ancien des catégories qui relèvent de la modernité, et à l’intérieur du christianisme des distinctions qui lui sont extérieures et résultent plutôt de son affaiblissement, et de l’émancipation des États modernes par rapport aux Églises. » (« La laïcité est-elle vraiment une invention chrétienne ? », The Conversation, 23 mars 2018).

5 – Jean-François Collange, « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Sept thèses pour une théologie du politique », Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, n°47, 1995, p. 21. Le verset fait d’ailleurs écho à un verset de l’Ancien Testament qui place la Loi au-dessus des nations : « Rendez aux nations le mal qu’elles vous ont fait et attachez-vous aux préceptes de la Loi. » (1 M 2, 68).

6 – Émilie Tardivel, « Pouvoir et bien commun. une lecture non théologico-politique de Rm 13,1 », Institut Catholique de Paris | Transversalités, 2014/3, n° 131, p. 49. Rappelons que déjà la république romaine distinguait et hiérarchisait l’auctoritas, « la source du pouvoir, qui est de l’ordre du divin (augustus) », et la potestas « le pouvoir lui-même » (Maurice Sachot, Quand le christianisme a changé le monde: I. La subversion chrétienne du monde antique, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 288). Cf. aussi André Magdelain, « De l’“auctoritas patrum” à l’“auctoritas senatus” ». Jus imperium auctoritas. Études de droit romain, Rome : École Française de Rome, 1990. pp. 385-403.

7 – André Gounelle : « En 1905, dans le rapport qu’il soumet au Parlement français pour préparer les débats et les votes concernant la loi de séparation des Églises et de l’État, Aristide Briand, chargé de défendre le projet gouvernemental, cite à plusieurs reprises la parole de Jésus : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il se sert de ce verset, ainsi que de la déclaration de Jésus à Pilate : « mon royaume n’est pas de ce monde », pour suggérer que le Christ lui-même désavoue ceux qui, en son nom, préconisent un État confessionnel, religieux et militent pour un ou des cultes officiels, soutenus, favorisés, voire imposés par l’État. Si Briand fait une utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable de ces citations, il n’en demeure pas moins légitime de penser qu’elles orientent plus vers une distinction et une séparation que vers une collusion ou d’étroites interférences entre la religion et l’État » (« Le religieux dans une société laïque », publié dans M. Grandjean et S. Scholl (éd.), L’État sans confession. La laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français, Genève, Labor et Fides, 2010 URL : http://andregounelle.fr/eglise/le-religieux-dans-une-societe-laique.php#_ftnref1).

8 – Alain Boyer, « Science, politique et religion. Laïcité et athéisme méthodologique. Éloge des séparations », Droits, 2015/1 (n° 61), p. 71, n. 2.

9 – Ces versets se situent dans le prolongement de l’Ancien Testament, où « le régime des juges comme celui de la monarchie n’ont de sens qu’au regard de la fidélité à l’Alliance avec Dieu » (Ceslas Bourdin, op. cit., p. 83).

10 – Thomas d’Aquin, Du Royaume. De Regno, traduction et présentation par Marie-Martin Cottier, Paris, Egloff, 1946, p. 120-121.

11 – Cette doctrine a une longue histoire, depuis les versets bibliques « Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ; et ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus-Christ » (Rom 3, 24), « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. » (Ep. 2, 8-9), jusqu’à la Déclaration commune sur la justification par la foi signée en 1999 par les catholiques et par les protestants, « Nous confessons ensemble que la personne humaine est, pour son salut, entièrement dépendante de la grâce salvatrice de Dieu », déclaration qui résolut le conflit soulevé par Luther à propos des indulgences.

12 – Christophe Cervellon, « Autour de Raison et foi d’Alain de Libera », op. cit., p. 163.

13 – Cf. notamment Marcel Hénaff, « Des chamanes aux philosophes : vers la distinction parménidienne », in « La Grèce avant la raison », Esprit, 2013/11 (Novembre), p. 58-71

14 – Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf, p. 5.

15 – Cf. – Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque, Paris, François Maspero, 1967. Jean-Pierre Vernant en fait la recension dans « Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque », in Archives de sociologie des religions, n° 28, 1969, p. 194-196, article repris dans Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Le Seuil, 2000, Chapitre « Les maîtres de vérité ». Cf. aussi Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf.

16 – J. Ratzinger, trans. Adrian Walker, The Nature and Mission of Theology: Approaches to Understanding Its Role in the light of Present Controversy (San Francisco: Ignatius Press, 1995), p. 24-25.

17 – Olivier Boulnois, « Culture et liberté », Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 5 mars 2017.

18 – Philippe Büttgen, « Une autre forme de procès. La vérité et le droit dans l’exégèse du Nouveau Testament », Revue de l’histoire des religions, 3 | 2015, p. 325-326.

19 – Citons notamment Paul Ricœur, « Vérité et mensonge », Esprit, Nouvelle Série, n° 185 (12), 1951 : « L’unité réalisée du vrai est précisément le mensonge initial. » (p. 764) […] « Toute l’idée de chrétienté serait à repenser, à partir d’une critique des passions de l’unité. » (p. 767)

20 – La prétention à détenir la vérité unique et le commandement de mise à mort des idolâtres sont d’ailleurs communs aux trois textes sacrés abrahamiques, y compris le Nouveau Testament chrétien (cf. par exemple Rom. 1, 23-32 : ceux qui « adorent des idoles […] méritent la mort »). 

21 – Limites d’ailleurs souvent complaisamment mises en avant, voire dénaturées, comme le met en évidence Jean-Marc Narbonne dans Antiquité critique et modernité, Essai sur le rôle de la pensée critique en Occident, Les Belles Lettres, 2016. À propos en particulier du procès de Socrate, on sait qu’il s’agit d’abord d’un procès politique motivé par la proximité de Socrate à l’égard des responsables de la guerre du Péloponnèse, le prétexte religieux ayant été mis en avant pour contourner la loi d’amnistie, cf. notamment Paulin, Ismard, L’évènement Socrate, Flammarion, 2013.

Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran (par Véronique Taquin)

Réviser la laïcité, pourfendre le « privilège blanc » : une nuit du 4 août à l’envers

Véronique Taquin1 a lu de près le livre de François Héran Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression2 . Dans cette analyse critique détaillée et documentée, elle met en évidence, notamment, comment F. Héran appelle de ses vœux un droit multiculturaliste (sous forme d’une diversité juridique surplombante) qui, par l’effet d’une législation européenne fantasmée, obligerait la France à réviser le droit laïque et républicain engoncé dans un « particularisme ».

Au passage quelques énormités et sophismes sont épinglés, tel le présupposé paternaliste selon lequel les immigrés seraient naturellement brimés par la loi laïque et ne pourraient pas en être, comme les autres, les bénéficiaires – cela en dit long sur une conception de la liberté qui consiste à préserver l’identité et les traditions religieuses figées dans une essence. Une analyse approfondie est également consacrée au retour du délit de blasphème par le biais victimaire des sensibilités offensées, ainsi qu’à la notion infalsifiable de discrimination indirecte.

Finalement, pour décider une « nuit du 4 août » à l’envers – événement qui inaugurerait une politique racialiste détruisant le droit national et l’égalité devant la loi – les experts d’un courant identitaire des études postcoloniales seraient-ils plus légitimes que les citoyens ?

Dans trois interventions publiques destinées à revoir la liberté d’expression au profit de la liberté de croyance, François Héran dispense aux professeurs les conseils d’un savant, mais pas seulement : cette charge contre « le camp laïciste »3 invite à « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base »4, lesquelles seraient mises à mal par l’abus de la liberté d’expression. Il est d’autant plus important de décrypter les propos de François Héran que celui-ci s’adresse aux professeurs du secondaire depuis sa chaire du Collège de France, prestigieuse institution qui l’a élu en 2017 pour enseigner sur le thème « Migrations et société » : l’autorité institutionnelle sert ici une démarche pour le moins engagée.

Dans sa « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie. Ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression », parue sur le site de La Vie des idées le 30 octobre 20205, François Héran s’adressait aux enseignants chargés de préparer pour le 2 novembre un cours d’Enseignement Moral et Civique (EMC) en hommage à Samuel Paty, professeur assassiné le 16 octobre 2020 par un terroriste islamiste. En mars 2021 paraissait aux éditions de La Découverte la Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage de 247 pages qui actualise et développe la lettre de 13 pages lue en ligne par plus de 200.000 lecteurs en un mois. Au-delà de l’hommage à Samuel Paty, il s’agit alors de savoir quelle orientation donner à un cours sur la liberté d’expression. Enfin, l’auteur reprend les idées essentielles du livre dans l’entretien accordé le 10 avril à Ariane Chemin dans Le Monde pour son lancement, entretien intitulé « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance »6.

Le 30 octobre 2020, bien conscient que « les enseignants bénéficie[raie]nt du “cadrage” préparé par l’Éducation nationale », François Héran s’appuyait sur la liberté d’expression pour justifier une démarche qui l’oppose directement au ministre de l’Éducation nationale7 : « si la liberté d’expression nous est chère, nous devons pouvoir lui appliquer aussi notre libre réflexion, à condition de l’appuyer sur des données avérées » 8. Mais au-delà de cette libre réflexion, l’invitation militante émerge en conclusion de la charge anti-républicaine, dans un dérapage surprenant : le « vous » ne s’adresse plus alors à tout professeur destinataire de la lettre, mais à l’adversaire nommé peu avant, Pierre-André Taguieff : « Je vous invite, cher collègue, à vous joindre au mouvement » pour agir contre les discriminations et en finir avec la disqualification de ceux qui les combattent, car il y aurait urgence à délivrer la France d’un « double déni », celui de son « passé colonial » et des « discriminations » qui en découlent (p. 240). Le message est repris dans l’entretien accordé au Monde, dans l’espoir d’une nouvelle « nuit du 4 août », pas moins.

Comme nous le verrons, les enjeux politiques des positions prises par François Héran relèvent parfois moins de la formation des éducateurs que de la délibération démocratique qui devrait revenir à l’ensemble des Français en matière de laïcité et de « discriminations » pour savoir si oui ou non ils souhaitent l’alignement de leur droit sur celui d’autres pays européens, et au nom de quoi.

Au nom de l’offense aux sensibilités religieuses

La liberté de croyance serait mal protégée en France par rapport à la liberté d’expression, car on en abuse en offensant les croyants : tel est l’argument avancé par François Héran, partant de l’erreur pédagogique que Samuel Paty aurait commise en montrant des caricatures de Mahomet, et surtout le dessin particulièrement offensant de Coco9. François Héran déplace subtilement l’accusation de blasphème en s’appuyant sur une sensibilité offensée.

Le déplacement de l’accusation de blasphème, de plus en plus abolie en démocratie, vers celle d’offense aux sensibilités religieuses a été étudié depuis un moment déjà. Ironie de l’histoire, Jeanne Favret-Saada a mis en évidence l’évolution de l’argumentation en France chez des prêtres catholiques du XXe siècle dans une affaire de censure bien antérieure aux débats soulevés par le terrorisme islamiste et par des revendications communautaristes musulmanes10. Clément Arambourou notait récemment une convergence entre les critiques de la liberté d’expression dans son rapport avec la liberté de croyance : ces critiques qui « existent à foison dans l’espace politique français […] sont un point de convergence pour ceux qui à gauche sont prêts à toutes les compromissions pour défendre un certain islam comme religion des opprimés et ceux qui à droite veulent imposer une identité française traditionnelle et catholique »11. S’agissant des sensibilités musulmanes offensées, en 2007, peu après l’affaire danoise des caricatures de Mahomet, la stratégie argumentative de Saba Mahmood, universitaire états-unienne islamo-gauchiste, peut s’analyser dans la même perspective quand elle comprend que l’argumentation de son maître Talal Asad, opposé au sécularisme démocratique, ne peut réussir en restant sur le terrain du blasphème : elle joue alors sur le pathos après que Tariq Ramadan, prédicateur islamiste conscient du même problème, se fut efforcé à sa manière de pervertir l’argumentation démocratique12.

François Héran a bien connaissance du déplacement actuel d’une problématique juridico-politique du blasphème vers un discours victimaire, moraliste et psychologisant qui tente de contourner la logique du droit démocratique, quand il mentionne la critique par Guy Haarscher de cette tactique insidieuse (p. 179-181). Néanmoins il préfère mettre en cause la dureté et l’injustice du droit (« summa jus summa injuria. En traduction libre : “poussé à l’extrême, le droit produit le comble de l’injustice” », p. 178), car nous vivons « dans un monde où coexistent de multiples conceptions de l’existence » (p. 178) : en découlerait la nécessité de revoir les prérogatives des « sciences juridiques » en matière religieuse pour mieux tenir compte de la diversité qu’étudient « sciences humaines et sciences sociales » en tout relativisme (p. 160). À moins que le droit devienne multiculturaliste, ou que la construction européenne oblige la France à réviser en ce sens son droit laïque et républicain. C’est dans cette optique que prend sens le raisonnement de l’auteur « à droit constant » (p. 54) : « je ne demande aucune modification de la législation française ou européenne, rien qu’une application raisonnable qui mette en balance tous les droits » (p. 241), cela en influençant les professeurs dans l’attente d’une contrainte européenne renforcée.

Du multiculturalisme au multi-juridisme

Dans ce plaidoyer pour repenser le rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance au nom des croyants offensés, l’orientation multiculturaliste de François Héran explique la place faite au port du voile à l’école et du voile intégral dans l’espace commun. Cette position en faveur d’une laïcité accommodante se retrouve dans son soutien à l’Observatoire de la laïcité de Jean-Louis Bianco (p. 29, p. 30)13, dans son soutien au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), présenté comme « principale association de défense des musulmans dans les affaires de discrimination »14, et dans sa charge contre les positions républicaines du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer (p. 31). Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « l’application de l’idéologie multi-culturaliste prônant les accommodements “raisonnables” et donc des dérogations juridiques fondées sur des croyances religieuses radicales revient […] à mettre le doigt dans l’engrenage du multi-juridisme revendiqué par les théocrates »15. Mais François Héran ne veut voir dans ce type de raisonnement qu’un sophisme, celui de la pente fatale (p. 176), et il ne semble prendre en compte la cohérence contraignante d’un édifice juridique que pour faire valoir la construction d’un droit européen qui s’imposerait aux nations, car « les droits de l’homme ne sont pas un Mikado », d’où l’on pourrait adroitement extraire la liberté d’expression en laissant de côté le droit au regroupement familial : apparition révélatrice d’une préoccupation de démographe engagé en faveur de l’immigration dans un ouvrage censé porter sur la révision du rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance à la suite d’un assassinat pour blasphème (p. 146-147). Selon François Héran, il y aurait lieu de « démocratiser toujours plus la République en la libérant de son particularisme » (p. 126), grâce à la construction du droit européen limitant sa souveraineté juridique.

Il y a là une philosophie politique pour le moins discutable. François Héran avance que la législation française est incomplète, caduque, particulière, et qu’il faut la revoir à l’aune d’une « diversité » juridique. La législation de la France serait insuffisamment démocratique du fait même qu’elle est nationale : tel est le postulat idéologique de ce plaidoyer, même si l’État-nation est encore le seul cadre connu dans lequel s’exerce aujourd’hui une souveraineté populaire, c’est-à-dire la démocratie16.

La liberté d’expression étant nécessairement bornée par une limite d’ordre public et les droits d’autrui, la question est de savoir comment chaque État démocratique en fixe les limites. La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a reconnu une « marge d’appréciation nationale » à chaque pays membre pour régler l’équilibre entre la liberté d’exprimer son opinion ou de manifester sa religion et les contraintes d’ordre public ou les droits d’autrui. La CEDH avait précisé en quel sens entendre cette liberté : « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population »17.

Seulement la souveraineté juridique des États paraît regrettable à François Héran. Il insinue que ses défenseurs emboîtent le pas à un discours de droite ou d’extrême droite, notamment en France où des politiciens LR (Les Républicains) et RN (Rassemblement national) chercheraient surtout à limiter le regroupement familial des immigrés (p. 146-147) : voilà un procédé de disqualification aujourd’hui courant dans un texte adressé à un auditoire supposé bien-pensant. Le démographe avance également que serait en jeu une défense des gens issus de l’immigration contre la position « républicaine » — comme si ces personnes, énorme présupposé, devaient être considérées comme les offensés de la loi laïque et non pas comme ses bénéficiaires. C’est le thème de la contrainte « paternaliste » que les républicains voudraient exercer pour « forcer » certains de leurs concitoyens à être libres (p. 44, p. 48). Au contraire, selon François Héran, l’authentique liberté, pour des populations issues de l’immigration, résiderait dans la préservation d’une identité religieuse que la laïcité républicaine bafoue – ce qui essentialise les musulmans, alors que les croyances qui s’avèrent activement hostiles au sécularisme « occidental » sont des traditions nouvellement réinventées dans des circonstances particulières, et non une essence18 – n’importe, la loi n’aurait plus qu’à se conformer à la nécessité nouvelle de l’accueil multiculturaliste.

De plus, pour François Héran, le raisonnement s’appuyant sur un droit national perd de sa légitimité en matière de liberté d’expression du fait même de la mondialisation de l’espace où l’on communique. Désormais, « la cantonade est mondiale » (p. 114), dans un monde où « les propos et les images circulent sans frontières » (p. 143), et l’argument est ici décliné dans le registre de la peur, puisque François Héran compare la liberté d’expression et la liberté de croyance aux tours jumelles attaquées en 2001, « à la fois imposantes et fragiles », selon une image qui « n’est pas innocente » (p. 98)19. L’allusion aux tours jumelles est chargée de menaces, mais que déduire de ce nouvel espace de communication ? Car cet espace entrechoque, sans traduction ni règle, des populations hétérogènes et des régimes politiques radicalement différents, en un échange qui, pour être dominé par des géants de la communication mondiale, ne s’en avère pas moins anarchique et violent. Selon François Héran, il s’ensuivrait que les pays démocratiques doivent se voir imposer le respect des croyants dans le monde. Comme si la possibilité d’une circulation planétaire de l’information rendait les pays démocratiques comptables de réactions dans l’opinion de pays étrangers, y compris lorsqu’elles sont manipulées par des pouvoirs dictatoriaux20. Quant à l’apaisement de ces flambées de fanatisme religieux, le seul souvenir de la crise mondiale des dessins de Mahomet (2005-06) devrait rappeler que des accommodements multiculturalistes ne peuvent y suffire : en effet les exigences islamistes en matière de liberté d’expression ne portaient pas sur la législation française et allaient bien au delà, puisqu’elles s’en prenaient au secularism anglo-saxon, socle minimal de toutes les démocraties. Par ailleurs, l’argument pourtant rationnel selon lequel, croyant ou non, on reste libre dans un pays démocratique de lire ou de ne pas lire les images en circulation dans les journaux ou les réseaux sociaux est écarté par François Héran sous prétexte qu’il serait « ressassé » (p. 143).

Par parenthèse, un élève dans une classe se trouve dans une situation très différente, il n’est pas un consommateur libre de consulter ou non un journal ou un réseau social, difficulté perçue par Samuel Paty quand il a proposé aux élèves réticents de sortir de la classe. Personne ne sait comment il comptait présenter et expliquer telle ou telle caricature, et au fond on a déjà réglé la question en sa défaveur en disant qu’il l’a simplement montrée : c’est identifier le temps de la réflexion pédagogique à celui d’une polémique reposant sur le spectaculaire d’une monstration. Or il importe, en l’occurrence, de déconnecter le temps de la réflexion pédagogique de celui de la polémique dans une situation bouleversante : ce n’est ni le moment de trouver la moindre excuse sociologique à un crime abject, ni le moment de schématiser le problème à outrance pour marquer des points dans une cause ou une autre, par exemple en faveur du multiculturalisme comme solution aux problèmes posés par l’immigration, ou encore en faveur des statistiques ethniques comme moyen de combattre les « discriminations » qui résulteraient d’un passé colonial. Dans la voie de cette réflexion nécessaire, il resterait à envisager le prévisible rebondissement des difficultés, dès lors que des croyants invoquent leur sensibilité pour contester la laïcité à l’école ou ailleurs. On peut craindre que le tact ne suffise pas à prévenir des conflits préparés par des agitateurs antilaïques décidés soit à imposer un multi-juridisme (c’est la voie conquérante de l’islam dit « politique »), soit à multiplier provocations, incidents et violences (jusqu’à l’assassinat jihadiste). Prosélytisme religieux et propagande décoloniale sont à pied d’œuvre contre la laïcité, comme le montrent les travaux déjà cités de Gilles Kepel, Bernard Rougier et Hugo Micheron.

Pour en finir avec la détestation de la laïcité républicaine chez François Héran, il faut mentionner la façon dont il symétrise sacralité religieuse et sacralité républicaine pour discréditer la laïcité en niant la rationalité d’une construction politique indépendante des affiliations religieuses, ethniques ou raciales. La défense de la liberté d’expression aurait été, selon François Héran, sacralisée depuis les attentats de 2015 à travers le symbole qu’est devenu Charlie Hebdo, les attentats auraient « sacralisé toutes les caricatures sans distinction », (p. 18), l’unicité de la République n’aurait d’équivalent que dans l’unicité en islam ou tawhid (p. 19), la République aurait ses fanatiques comme l’islam (p. 203-204), la République ne serait qu’une religion particulière (p. 183-184). Ce chapelet d’inversions polémiques converge logiquement avec l’argument principal d’un anti-séculariste ultra-relativiste comme Talal Asad, qui s’appuie sur une généalogie foucaldienne pour réduire une chose à son contraire et dénoncer le sécularisme anglo-saxon comme une religion opprimant les autres, en premier lieu l’islam. Quant aux complicités intellectuelles qui paraissent inconcevables à François Héran entre islamo-gauchisme universitaire et terrorisme (p. 31-34), la rhétorique tendancieuse d’Attentats suicide du même Talal Asad permet de les concevoir malgré sa prudence21, de même que son refus de soutenir Salman Rushdie qui avait osé se désolidariser de sa prétendue communauté musulmane pour faire allégeance à l’ancienne puissance coloniale. Et pourtant cet anthropologue fait autorité dans une mouvance décoloniale qui propage sa doctrine pour contester en France laïcité et valeurs républicaines22.

Au nom des victimes de l’histoire coloniale

Il faut démêler deux types de problèmes dans les propos de François Héran sur le droit de critiquer les religions et l’offense aux croyants : François Héran charge les citoyens d’une obligation de neutralité qui incombe à l’État, et cela en confondant critique des croyances et offense aux croyants.

Comme l’explique Gwénaële Calvès, il y a d’abord chez l’auteur de la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » du 30 octobre 2020 une confusion entre les droits reconnus aux citoyens de critiquer toute religion, et l’obligation faite à l’État et à ses agents de s’abstenir de juger telle ou telle croyance religieuse pour autant que son expression ne contrevienne pas à l’ordre public23. À ce défaut repéré par Gwénaële Calvès dans la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie », François Héran répond dans son livre de mars 2021 en déplaçant son argumentation pour mettre en cause l’État sous prétexte qu’il se serait lié à l’association Dessinez Créez Liberté24 : l’État serait donc responsable des outrages infligés aux musulmans du fait même du matériel pédagogique diffusé pour l’heure d’Enseignement Moral et Civique, peut-être pas utilisé par Samuel Paty, le point serait douteux, mais par d’autres professeurs après son assassinat.

Ensuite il y a, derrière la satire ou la critique des croyances, l’offense aux croyants invoquée par François Héran. Aux termes de la loi, les citoyens sont « libres de critiquer à leur guise, y compris dans des termes virulents ou blessants, la religion en général ou une religion en particulier » 25, et la loi réprime le fait de provoquer « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminés »26, provocation qui suppose des généralisations et des assignations enfermant les individus dans des groupes. La loi n’interdit pas d’offenser une croyance, une opinion, une doctrine, et offenser une croyance n’est pas offenser une personne. Mais François Héran confond droit positif et « droit rêvé », comme l’explique Gwénaële Calvès : « il est impossible d’affirmer, devant des élèves, qu’[un droit au respect des croyances religieuses »] est effectivement opposable à ceux dont les propos heurtent la sensibilité des croyants, ou tournent leur dieu en dérision. Ce rêve (pour d’autres, ce cauchemar) ne saurait être présenté comme une réalité »27. François Héran prône-t-il ici une évolution du droit en France ?

C’est ici que la victimisation des musulmans en tant que collectif se révèle indispensable à ce plaidoyer tendancieux pour une révision de la laïcité. Car en tirant parti du pathos de l’offense, François Héran ne s’en tient pas à la « souffrance des croyants »28 qui pourraient être individuellement atteints dans leur foi par un dommage spirituel, la dégradation proprement blasphématoire d’une figure sacrée29 : il considère que dans ces outrages « c’est bien un collectif qui est visé, l’ensemble des musulmans » (p. 24), et cela sur des motifs qui ne sont pas nécessairement religieux. C’est ainsi que les musulmans se sentiraient visés par une caricature de Mahomet, puisqu’elle jouerait nécessairement sur « le musulman type, avec son physique », et d’autres traits stéréotypés (p. 24) ; et que certaines caricatures, en associant islam et terrorisme, viseraient en France des « millions de musulmans […] qui souffrent d’être exposés au soupçon de terrorisme » (p. 69). Une image défavorable des musulmans serait ainsi au principe de l’offense impliquée par la critique de l’islam, et sa gravité tiendrait au statut victimaire de ce collectif ; en France il s’agirait de victimes de la colonisation et des discriminations religieuses, ethniques et raciales qui en résultent : dans ces conditions, cesser d’abuser de la liberté d’expression permettrait de « resserrer le lien social » (p. 167), car de nos jours le croyant victime « doit littéralement s’écraser » (p. 113) devant la volonté d’avilissement qu’on fait passer pour une critique (p. 152-153, p. 170).

Le chapitre final précise le contenu du grief fondamental : le « double déni » de l’histoire coloniale et des discriminations empêcherait de comprendre pourquoi la liberté d’expression doit être revue (p. 197-246). Il y est conseillé de méditer les « crimes de la République coloniale » pour « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base » (p. 157-158). Cet acte de contrition conduirait à rechercher des accommodements raisonnables avec des revendications religieuses, car « une ancienne puissance coloniale » ne peut prétendre « administrer une leçon de liberté aux peuples qu’elle avait colonisés » (p. 45). Or l’auteur ne se demande pas pourquoi les modèles devraient être recherchés chez d’anciennes puissances coloniales, impérialistes ou même esclavagistes et ségrégationnistes, même si leurs réalisations multiculturalistes, des États-Unis à la Grande-Bretagne, ne fournissent aucune solution miraculeuse, ni pour revenir à la paix civile, ni pour éradiquer le terrorisme islamiste30.

Qu’importe : pour le démographe engagé en faveur de l’immigration, entraîné fort loin des caricatures de Mahomet, les « discriminations ethnoraciales », qui sont des séquelles de la colonisation, relèvent du « racisme systémique » (p. 239) – d’où, dans l’entretien accordé au Monde, des développements sur les réunions racialement non mixtes en glissement incontrôlé vers le thème de la « race », alors que la « question noire » par exemple, est tout à fait distincte de celle de la religion musulmane31. Le lien est fourni par « l’islamophobie » : ce qui serait la plus grave des discriminations systémiques aujourd’hui (p. 233) est dénoncé comme un cas particulier de « racisme d’État » au prix d’une confusion militante entre race et religion. Le professeur au Collège de France partage ainsi la position d’extrémistes racialistes et décoloniaux dont l’emprise, paradoxalement, s’accroît aujourd’hui au nom de la bienséance politique (political correctness). Que sont ces « discriminations systémiques » ? Irréductibles aux inégalités sociales auxquelles elles se surajoutent (p. 216), elles seraient décelées par des études statistiques objectivant le phénomène hors de tout projet de persécution, indépendamment de toute intention de réserver un traitement injuste à quiconque. Il s’agirait de « discriminations indirectes et non intentionnelles » dont l’effet serait massif et mesurable (p. 208, p. 211, p. 213), de surcroît imputable à l’État dès lors que celui-ci ne fait rien pour y mettre fin (p. 233, p. 235). Il est donc longuement question des discriminations d’origine policière dans un ouvrage sur la liberté d’expression.

On comprend alors la fréquence et la virulence des attaques contre Pierre-André Taguieff dans ce livre32. Il a en effet soumis cette victimisation à une analyse historique et critique, en tant que phénomène idéologique, tandis que François Héran ne veut y voir qu’une « formule d’exécration » utilisée de nos jours quand on veut nier l’existence des discriminations (p. 177). Pierre-André Taguieff interprète la dénonciation de « l’islamophobie » comme celle d’un racisme imaginaire à l’intérieur du plus vaste ensemble sur lequel veut mobiliser le pseudo-antiracisme politique : l’opération ne progresse qu’à condition de travailler systématiquement l’opinion selon le couple victimisation/culpabilité sur le thème postcolonial puis dans le cadre de l’offensive décoloniale. Cette offensive décoloniale a gagné d’autant plus de terrain que la gauche intellectuelle entrait en crise et que la gauche politique se décomposait, avec le recul des mobilisations fondées sur la classe sociale. Si Pierre-André Taguieff a vu juste au tournant des années 1980-9033, l’antiracisme s’est transformé en idéologie dominante, susceptible de jouer le rôle d’une idéologie de substitution par rapport au socialisme : après le discrédit jeté sur les utopies marxistes par la vague anti-totalitaire des années 1970-80, la nouvelle religion politique reconstituait son messianisme et sa martyrologie en investissant un prolétariat de substitution, d’abord dans le peuple palestinien puis dans l’ensemble des musulmans, leur religion devenant celle des opprimés. On ne s’étonnera pas que la nouvelle bienséance politique se répande en oblitérant cette analyse idéologique, malgré son information irréprochable et sa profondeur : François Héran répète sans le moindre argument que L’imposture décoloniale de Pierre-André Taguieff ne serait qu’un « pamphlet » 34.

Cette victimisation a une fonction sur le plan juridique, analysée par Anne-Marie Le Pourhiet. Alors que le droit républicain n’accepte que « l’égalité de droit », les revendications communautaires exigent « l’égalité réelle », passant par des mesures « compensatoires » des discriminations « passées » (subies dans le passé par des minorités « dominées »)35. La demande de privi-lèges  (littéralement, les lois particulières dont la Révolution française a entrepris de nous débarrasser) passe par l’invocation d’une injustice subie. Le droit européen fait une place croissante à la notion de discrimination qui contrevient selon la juriste au principe d’égalité devant la loi du droit français. S’y introduit également la notion de « discriminations indirectes » : selon les partisans de cette notion, il s’agit de discriminations réelles qu’un droit faisant abstraction de particularités sexuelles, ethniques, raciales ou religieuses ne pourrait pas ne pas produire, malgré une apparente égalité de traitement, en désavantageant certaines personnes pour des motifs prohibés. La définition est donnée dans une directive européenne de 2000, qui l’ajoute à celle de la « discrimination directe » : « une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes à moins que […] cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires »36. Ce sont précisément des « discriminations indirectes » que François Héran voudrait voir mesurées dans le cadre d’un Observatoire national des discriminations à instituer selon ses voeux par une nouvelle « nuit du 4 août », comme il le dit dans l’entretien qu’il accorde au Monde le 10 avril 2021. Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « la notion de “apparemment neutre” n’a pas de sens, un traitement est neutre ou il ne l’est pas », et la notion de discrimination indirecte a ceci d’ « absurde » qu’elle revient en pratique à refuser toute règle générale, qui a forcément toujours pour effet de « désavantager » quelques-uns »… y compris les naturistes, désavantagés par l’interdiction de se promener nus dans les rues37… Difficile donc de faire prévaloir l’éclairage relativiste de certaines sciences sociales sur les questions religieuses, que ce soit pour mettre en veilleuse l’éclairage des sciences juridiques comme le voudrait François Héran, ou bien pour écarter d’incontournables questions de philosophie politique38.

Dans l’espace politique en recomposition qui est le nôtre, cette exigence d’« égalité réelle », passant par la réparation d’injustices subies par des « minorités » pourrait réunir provisoirement des courants aux objectifs très différents : les partisans d’un néolibéralisme favorable aux migrations et à l’affichage bien-pensant d’une politique de commisération rejoindraient là des idéologues décolonialistes, racialistes, indigénistes, ou intersectionnels dont les objectifs sont révolutionnaires, car tous disent viser une « égalité réelle » que l’égalité devant la loi ne suffit pas à atteindre. Les courants révolutionnaires reprennent la distinction marxiste entre « droits formels » et « droits réels », et voudraient donner des habits neufs à une vulgate communiste qui ressurgit dans une curieuse alliance avec la bien-pensance néolibérale, l’injustice des rapports de classe ne comptant pas parmi les « discriminations »39  : cette convergence repose sur une opposition à l’État-nation, au souverainisme, au droit laïque et républicain, actuellement diabolisés par association avec la droite elle-même amalgamée à l’extrême droite.

Des prétentions scientifiques sujettes à caution

L’injonction à repenser la liberté d’expression pour faire droit à la liberté de croyance, révisée en dignité des croyants de façon très contestable, demande que soit étayée factuellement l’allégation de discriminations religieuses héritées de l’histoire coloniale. Or cet étayage pose problème, aussi bien du côté de l’histoire de la colonisation et de ses séquelles que de la sociologie des discriminations. Concernant l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, on se contentera de renvoyer aux travaux solides et précis qui, de Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meynier à Pierre Vermeren, en passant par Sophie Bessis, se tiennent à l’écart des interprétations décoloniales aujourd’hui en vogue, quelles que soient les préférences politiques des chercheurs cités40. On s’en tiendra ici à la question des démonstrations sociologiques qui voudraient se fonder sur des statistiques. On ne peut donner qu’un nombre limité d’illustrations, mais elles suffisent à poser le problème d’interprétation dans une discipline qui, sans être uniformément conquise, s’est souvent précipitée dans la critique antilaïque.

François Héran considère que des études statistiques permettent de démontrer l’ampleur et la gravité des phénomènes de discrimination en France dans l’accès à l’embauche (p. 210, p. 215) et l’accès aux services publics (p. 212), qu’il s’agisse de discriminations ethnoraciales ou de discriminations religieuses qui s’en distinguent (p. 223). Pourtant, certains travaux en cours mettent en question les méthodes utilisées pour produire et interpréter les statistiques correspondantes. La question n’est pas de nier l’existence de discriminations, mais d’examiner de plus près l’argument des discriminations dont il est fait un grand usage militant : c’est précisément son omniprésence dans les médias, chez des politiques et dans l’opinion qui rend nécessaire l’examen critique de certaines évidences idéologiques en circulation.

Par exemple, en étudiant les réactions des lycéens à l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo et à la minute de silence en hommage aux victimes, Jean-François Mignot a infirmé plusieurs idées reçues concernant leurs motivations, leur situation familiale et socio-économique mais également leur sentiment de discrimination pour motif ethno-religieux : le sociologue-démographe montre que le degré d’acceptabilité de la violence est irréductible aux explications convenues dont le discours bien-pensant se contente trop souvent. L’étude rejoint ainsi les conclusions de l’ensemble de cet ouvrage collectif, qui montre que « la radicalité religieuse ne semble pas être principalement la fille de l’exclusion socio-économique et [que] sa racine spécifiquement religieuse semble forte » (p. 366)41.

Autre critique éclairante, Philippe d’Iribarne souligne une confusion trop répandue entre traitement différencié et discrimination religieuse : il voudrait démêler les jugements portant sur des comportements et ce qui relève à proprement parler de la discrimination contre les musulmans. Une analyse très précise du Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie émanant de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme permet à Philippe d’Iribarne de contester la méthode et les résultats d’une « étude militante » qui prétend démontrer l’islamophobie viscérale de la société française, mais multiplie pour cela questions biaisées et erreurs de raisonnement42. Philippe d’Iribarne revoit l’interprétation de testings récents sur les demandes d’entretien d’embauche, et cette critique serrée le conduit à dégager « le poids idéologique de la vision victimaire de l’islam et des musulmans » qui altère le raisonnement au moment de conclure. Il montre ainsi que les choix entre candidats à l’entretien d’embauche, souvent caractérisés comme « discriminatoires » dans un discours bien-pensant, sont en fait guidés par « l’anticipation rationnelle » des aptitudes supposées des candidats à convenir aux postes, certes dans l’intérêt de l’entreprise, mais d’une façon qui ne relève pas du préjugé dans son irrationalité43 . C’est bien le comportement qui est ainsi apprécié selon une anticipation rationnelle, et si certains indices suscitent des craintes concernant l’aptitude du candidat à remplir le poste, d’autres jouent en sens inverse, le choix se faisant dans l’intérêt de l’entreprise.

Dans un même souci de rigueur, Nathalie Heinich, qui épinglait la confusion entre différence et discrimination dans son Bêtisier du sociologue, y revient dans Ce que le militantisme fait à la recherche44 et s’étonne d’une méconnaissance des « effets de structure » dans certains raisonnements victimaires. Par exemple, quand est occulté le fait que les différences de couleur de peau recouvrent pour une grande part des différences de statut social : délinquance et irrégularité du titre de séjour sont plus fréquentes dans les quartiers populaires, pour des raisons socio-économiques. Curieusement, ce type d’effet de structure est passé sous silence malgré son rôle fondamental en sociologie45. Le même type d’objection s’appliquerait aux enquêtes concernant les violences policières, ou concernant la surreprésentation dans les prisons de descendants d’une immigration originaire d’anciennes colonies. Ajoutons que ces erreurs de raisonnements, chez les adversaires, universitaires ou non, du droit républicain, suscitent la méfiance de lecteurs qui n’oublient pas tout réflexe critique lorsqu’ils y sont confrontés : il en est ainsi lorsque François Héran se présente comme « épargné » par les « interpellations » policières au « terminus d’une ligne de métro située dans une banlieue de la seconde ceinture », contrairement aux personnes « de couleur ou basané[e]s », et en déduit qu’il lui faut mettre en évidence le « privilège blanc » (p. 230-231).

Il est vrai qu’à propos des discriminations, de leur analyse et de la façon de les combattre, on finit par se heurter à des limites dans l’argumentation sur la scientificité des travaux, fort bien indiquées par Wiktor Stoczkowski dans « La guerre des visions du monde à l’Université »46. Néanmoins, avant d’en arriver au choix portant sur des visions du monde, l’allégation de scientificité ne devrait pas inhiber l’esprit critique, et surtout pas dans une période où les conflits les plus durs parcourent les sciences humaines et sociales. Constamment invoquée par les militants racialistes, indigénistes, décoloniaux ou intersectionnels, la réalité d’un « racisme systémique », plus encore celle d’un « racisme d’État », n’est établie par aucune démonstration scientifique, comme l’indiquent les travaux de Pierre-André Taguieff47, qui n’ont jusqu’à aujourd’hui pas été démentis par des analyses statistiques rigoureuses – sans parler de la méthodologie très contestée des enquêtes fondées sur l’auto-déclaration du sentiment de discrimination raciale ou ethno-religieuse.

Reste donc à attendre l’avancée de travaux aussi rigoureux que possible, si l’on veut trouver les moyens de contrarier efficacement les « discriminations », au lieu de se fourvoyer dans une mobilisation victimaire dont les effets pervers sont prévisibles. Wiktor Stoczkowski les pointe à sa manière quand il oppose vision « solidariste » et vision « antagoniste » de la société, puis reconnaît la seconde dans le courant « décolonial » et la récuse en craignant « qu’elle engendre un jour la société qu’elle dépeint »48. De leur côté, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel sont fortement inspirés par Bourdieu, ce qui en l’occurrence ne les empêche pas de se méfier d’une victimisation racialiste : ils mettent en garde contre la « violence symbolique » du vocabulaire racial, contre le renforcement de « l’enfermement identitaire » qu’on voudrait combattre, contre l’accentuation de la division des classes populaires49. Pour l’heure, un professeur au Collège de France fait sien un vocabulaire militant qui semble fortement lié à une vision du monde. « Islamophobie d’État », « discrimination institutionnelle », « racisme d’État » (p. 237), « privilège blanc » (p. 230-231), au détriment des « racisés » (p. 219), pure évidence du combat « intersectionnel » (p. 225), ce vocabulaire codé devrait être admis sur la foi d’un argument massue de pure « communication » : à savoir que la critique de ce vocabulaire et des notions correspondantes ne saurait relever pour François Héran que de la cancel culture, puisqu’il s’agirait d’après lui du déni des discriminations (p. 209).

Des opinions à soumettre au plus large débat démocratique

La réflexion de François Héran sur la liberté d’expression est orientée vers la dénonciation de discriminations d’une « ampleur » considérable : c’est le mouvement de son livre. La suite, dont son essai ne traite pas mais dont la conséquence est logique, réside dans une politique de discrimination positive destinée à compenser les préjudices subis, mais l’auteur songe aussi à d’autres mesures dérogatoires quand il évoque, dans son entretien avec une journaliste du Monde, l’encouragement à donner aux réunions non mixtes qui permettent aux discriminés « d’unir leurs forces » contre préjugés et obstacles50. Des changements d’une telle ampleur doivent-ils être institués sans être soumis aux électeurs, avant qu’on n’autorise, par exemple, les réunions syndicales de professeurs dans les conditions de cette non-mixité, et avant que les professeurs ne soient formés pour enseigner dans cet esprit ? Or, comme on le voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021, les propos de François Héran expriment plutôt une certaine réticence au contrôle par des instances résultant, directement ou non, des élections. Ainsi le vote unanime du Sénat le 1er avril 2021, visant à dissoudre les associations qui organisent des réunions racialement non mixtes, est-il réduit par lui à l’effet d’un « emballement » médiatique.

Qu’arriverait-il, s’il fallait présenter à l’ensemble des électeurs une politique racialiste contraire aux principes du droit français, et d’abord au principe constitutionnel de l’égalité devant la loi ? Posée clairement avec explicitation de ses nombreuses conséquences, la question ne devrait pas déclencher l’approbation. Dès lors qu’on est conscient des risques attachés à la racialisation de la société qui peut découler de l’usage de la catégorie sociologique de la « race », comme le sont Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, on demande que le suffrage universel décide : « ce n’est pas aux experts, écrivent le sociologue et l’historien, mais à l’ensemble des citoyens de décider » s’ils veulent des statistiques ethniques51, pour « créer des catégories étatiques qui n’existent pas dans le droit français », avec tout ce qu’elles impliquent52.

Est-il légitime de démolir progressivement le droit national, sans expliquer clairement aux électeurs les objectifs d’un acte révolutionnaire qui mérite pourtant d’être analysé en tant que tel ? Car la « nuit du 4 août » 1789 a un sens précis dans notre histoire : c’est alors que fut votée l’abolition des privilèges féodaux par l’Assemblée constituante. Est-ce pour abolir le trop fameux « privilège blanc » que l’auteur voudrait trouver appui auprès du Défenseur des droits pour « mettre sur pied un Observatoire national des discriminations digne de ce nom »53 ?

S’agissant des ministres, si l’on en croit François Héran, il faudrait surtout que Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, laisse « les chercheurs débattre » de questions telles que la mesure de l’islamophobie, les études décoloniales ou les méthodes intersectionnelles54. Quant au ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, et au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, que dire de leur esprit républicain, que semble dénigrer François Héran du seul fait qu’il est républicain ?

Et tout cela pour une « nuit du 4 août » à l’envers, qui supprimerait l’égalité devant la loi ? Espérons que nos concitoyens ne suivraient pas cette contre-révolution prétendument généreuse : espérons qu’ils ne permettront pas la restauration du privilège sous les formes en vogue promues par la « gauche identitaire », qui a déjà fait la preuve de sa nocivité politique 55.

Notes

1Véronique Taquin, professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires et écrivain http://lejeudetaquin.free.fr/ .

2 – Voir la référence note suivante.

3 – François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, mars 2021, p. 29.

4 – François Héran, ouvrage cité, p. 157-158.

6 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021.

7 – François Héran, ouvrage cité, p. 21, p. 31. La lettre du 30 octobre 2020 est reproduite p. 7-20.

8 – Ouvrage cité, p. 8.

9 – On trouve différentes déclinaisons de la même accusation, nécessairement euphémisée dans les tribunes parues à cette occasion : voir Jean-Louis Schlegel et Olivier Mongin, « Les défenseurs de la caricature à tous les vents sont aveugles sur les conséquences de la mondialisation », Le Monde, 3 novembre 2020 ; ou Fabien Truong « Le drame de Conflans-Sainte-Honorine nous rappelle qu’une salle de classe n’est pas une arène politique publique », dans Le Monde, 23 novembre 2020.

10 – Entretien de Jeanne-Favret Saada avec Arnaud Esquerre, « 1988-2019 : Le retour de l’accusation de blasphème est une révolution dans notre vie publique », site de l’association Europe Solidaire Sans Frontière, 12 octobre 2019. Jeanne Favret-Saada, « Les habits neufs du délit de blasphème », Mezetulle, 14 juin 2016 . Voir aussi Catherine Kintzler, « “It hurts my feeelings”. L’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème », Mezetulle, 28 janvier 2020. Voir également Jean-Éric Schoettl, « Le blasphème va-t-il être rétabli au nom du respect dû à autrui ? », Figarovox, le 3 mai 202 .

11 – Clément Arambourou, « Lettre à François Héran », site de la revue Le Droit De Vivre, Ligue internationale de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, 12 avril 2021.

12 – Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

13 – François Héran soutient la tribune « Les menaces sur l’Observatoire de la laïcité cachent mal une dangereuse récupération idéologique », où 119 universitaires mettent en garde contre « la tentation de faire de la laïcité un outil répressif, de contrôle et d’interdiction, en contradiction totale avec la loi de 1905 » : « C’est à cette tendance voulant renforcer le contrôle des cultes et rendre invisible la religion dans l’espace public que s’oppose, depuis son installation, l’Observatoire de la laïcité ».

14 – Le CCIF a été dissous le 2 décembre 2020 à l’initiative du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.

15 – Anne-Marie le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », La modernité disputée. Textes offerts à Pierre-André Taguieff, Textes rassemblés, édités et introduits par Annick Duraffour, Philippe Gumplowicz, Grégoire Kauffmann, Isabelle de Mecquenem, Paul Zawadzki, CNRS Éditions, 2020, p. 211-217.

16 – Voir Gil Delannoi, La nation contre le nationalisme, Paris, PUF, 2018.

17 – François Héran cite dans sa lettre du 30 octobre l’arrêt rendu le 7 décembre 1976 par la Cour européenne des droits de l’homme : voir ouvrage cité, p. 11.

18 – Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Paris, Seuil, 1987. Albert Memmi, Portrait du décolonisé, Paris, Gallimard, « Folio », 2004. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Florence Bergeaud-Blackler, Le marché halal ou l’invention d’une tradition, Paris, Seuil, 2017. Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020. Hugo Micheron, Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, Paris, Gallimard, 2020.

19 – François Héran, ouvrage cité, p. 98.

20 – Jeanne Favret-Saada a analysé ce mécanisme dans l’affaire des caricatures de Mahomet, dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007. Jeanne Favret-Saada, « L’affaire des dessins de Mahomet et le supposé pouvoir performatif des images », le 11 mars 2016 .

21 – Talal Asad, On suicide bombing, New York, Columbia University Press, 2007, traduit en Attentats suicide. Questions anthropologiques, traduit par Rémi Hadad, préface de Mohamed Amer Meziane, Kremlin-Bicêtre, Zones Sensibles Éditions, 2018. Extrait de l’introduction : « je voudrais suggérer que la violence légitime exercée par et dans les formations étatiques modernes – dont l’État démocratique libéral – possède en outre une particularité absente de la violence terroriste (non du fait d’une quelconque vertu de cette dernière, mais en raison des moyens dont dispose la première) : une combinaison de cruauté et de compassion que sanctionnent légalement, voire qu’encouragent, des institutions sociales progressistes » (« Introduction » en ligne sur le site des éditions Zones sensibles).

22 – Voir par exemple Mohamed Amer Meziane, qui introduit le dossier « Décoloniser la laïcité » de Multitudes, 2015/2, n° 59, juin 2015, et y traduit Talal Asad sous le titre « Penser le sécularisme » (p. 69-82). Voir aussi Nadia Marzouki, « La réception française de l’œuvre de Saba Mahmood et de l’asadisme » (p. 35-51).

24 – L’association Dessinez Créez Liberté (DCL) a été créée par Charlie Hebdo peu après l’attentat de janvier 2015 perpétré contre le journal.

25 – Gwénaële Calvès, article cité.

26 – Ajout, par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881.

27 – Gwénaële Calvès a critiqué en juriste les arguments littéralistes de François Héran sur l’apparition récente des mots « liberté d’expression » et sur leur absence de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, d’où découlerait que c’est une idée neuve (article cité).

28Lettre aux professeurs, ouvrage cité, p. 177.

29 – C’était la voie privilégiée par Saba Mahmood, qui faisait valoir la relation intime du croyant au Prophète, ainsi qu’une croyance dans le pouvoir spirituel des images, fort éloignée de la conception chrétienne du symbole. Voir Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

30 – Farhad Khosrokhavar l’a montré pour la Grande Bretagne à travers un ensemble de comparaisons entre pays européens, mais il n’en modifie pas pour autant sa position multiculturaliste : Le nouveau jihad en Occident, Paris, Robert Laffont, 2018.

31 – Le dérapage se voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021 par François Héran.

32Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage cité, p. 21, p. 32, p. 202, p. 219-220, p. 229-230, p. 239.

33 – Pierre-André Taguieff mentionne ses convergences avec Paul Yonnet et Jean-François Revel dans L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire/Humensis, 2020, p. 262, p. 269, p. 303. Voir sur ce point ma recension de l’ouvrage dans le numéro 86 de Cités, à paraître en juin 2021.

34 – Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale, ouvrage cité, 2020, et Liaisons dangereuses. Islamo-nazisme, islamo-gauchisme, « Questions sensibles », Paris, éd. Hermann, 2021.

35 – Pour la critique de la notion de « discrimination passée », voir Anne-Marie Le Pourhiet, « Pour une analyse critique de la discrimination positive », Le Débat, Gallimard, mars-avril 2001, n° 114, p.166-177.

36 – Directive 2000/78/CE du Conseil de l’Union Européenne 27 novembre 2000, article 2. Anne-Marie Le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », article cité.

37 – Anne-Marie le Pourhiet, article cité, p. 214.

38 – Anne-Marie Le Pourhiet soulève de vraies questions dans « L’égalité », dans Serge Guinchard (dir.), Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, Issy-les-Moulineaux, Lextenso-éditions, 2016, p. 651 sq. Elle relève dans la critique de l’égalité juridique (et donc du modèle républicain français) « une mixture [de ses] contestations réactionnaires [par Edmund Burke et Joseph de Maistre] et marxiste ». Elle souligne le sens clientéliste des atteintes à la règle méritocratique, et voit dans la discrimination positive le retour d’ « une appropriation privée et corporatiste de la chose commune que la Révolution française avait justement entendu éradiquer ».

39 – L’énumération des discriminations prohibées repose sur vingt-trois critères dans le dernier état de l’article 225-1 du Code pénal français et la liste pourrait bien s’allonger (voir Anne-Marie Le Pourhiet, Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, ouvrage cité). Cependant, comme le remarquent Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Alors que le problème de la sous-représentation des femmes ou des minorités revient périodiquement dans le débat public, pratiquement personne ne trouve surprenant qu’il n’y ait aucun ouvrier parmi les députés, bien qu’ils constituent 20% de la population active » (Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 165).

40 – Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, « Des vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique », à propos de Coloniser exterminer, d’Olivier Le Cour Grandmaison, Études coloniales, 10 mai 2006. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Sophie Bessis, La double impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La découverte, 2015.

41 – Jean-François Mignot, « Les lycéens face aux attentats de 2015 », dans La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, sous la direction de Olivier Galland et Anne Muxel, Paris, PUF, 2018, p. 153-202.

42 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « L’islamophobie vue par la CNCDH. Entre démarche militante et légèreté scientifique », p. 23-36. Voir le Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Paris, La documentation française, 2017.

43 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « Les employeurs sont-ils islamophobes ? », p. 55-78.

44 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009, p. 90-92 sur la confusion entre différence et discrimination, p. 68-69 sur l’ignorance des effets de structure. Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, « Tracts », à paraître fin mai 2021.

45 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, ouvrage cité, p. 68-69.

46 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », site de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, 9 avril 2021.

47 – Pierre-André Taguieff, « Racisme institutionnel », article du Dictionnaire historique et critique du racisme, sous sa direction, Paris, PUF, 2013.

48 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », article cité.

49 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 213, p. 369-371.

50 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021, article cité.

51 – François Héran en est partisan. Voir par exemple, « Cessons d’opposer les principes républicains à la statistique ethnique », Le Monde, 20 juin 2020.

52 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, ouvrage cité, p. 375.

53 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

54 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

55 – C’est le titre d’un ouvrage états-unien de Mark Lilla, La gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Paris, Stock, 2018.

« Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? », sur le livre d’Aline Girard

Le livre d’Aline Girard Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Minerve, 2021)1 ne s’inscrit pas dans le consensus qui, depuis le début des années 2000, entoure la question : il l’examine et montre que, loin de se réduire à une mise à jour pédagogique, les modalités d’introduction de cet enseignement en font un « événement idéologique majeur » qui affecte l’idée même d’école républicaine.
J’ai eu le plaisir de lire ce livre très documenté et argumenté dès son premier jet et d’en écrire la préface que je publie ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’éditeur Minerve. Je la fais suivre d’une brève analyse qui s’appuie sur le parcours du livre.

Préface (p. 7-10)

Après avoir lu l’étude d’Aline Girard, j’ai rouvert le manuel d’histoire classe de 3e que j’avais étudié pour réviser le « Brevet » – programme couvrant la période de la fin du XVe siècle à la veille de la Révolution française. Sur 35 chapitres, 5 sont intégralement consacrés aux mouvements, doctrines et conflits religieux, avec force détails et documents annexés – outre les mises au point, fréquentes et illustrées, dans d’autres chapitres, notamment relatives à la littérature, à la musique, aux arts plastiques. C’est ainsi que, élevée dans une famille d’athées, à l’âge de 14 ans j’ai appris les mots « indulgences » et « transsubstantiation », les différences entre catholicisme, luthéranisme, calvinisme et anglicanisme, l’influence et l’étendue de l’Empire ottoman. Sans compter qu’il avait été largement question, les années précédentes, des dieux de l’Egypte ancienne et de sa théocratie, de l’Olympe des Grecs, de l’architecture romane, de l’invention de l’ogive, du plain-chant… j’en passe. Et on nous serine depuis bientôt vingt ans qu’il faut « introduire » l’étude des « faits religieux » à l’école publique ! Peut-être cet enseignement avait-il cessé, était-il tombé en désuétude ? Même pas : comme le note l’auteur en citant malicieusement la préface de Jack Lang au Rapport Debray, il a toujours figuré dans les programmes, confié au jugement éclairé des professeurs des disciplines dites « critiques ».

Qu’une telle introduction soit superflue, contrairement à ce que tentent de faire croire les « rapports » dont l’histoire est retracée au début de cette étude, c’est précisément la question à laquelle il fallait remonter afin de briser l’évidence du projet, d’en révéler les aspects inaperçus dans leur ampleur et leur cohérence. En osant récuser cette trompeuse transparence, en décelant son opacité, Aline Girard transforme la question et ouvre un champ d’investigation.

À la manière de la Verfremdung de Brecht, mais aussi, si l’on y pense bien, de tout questionnement fécond, l’auteur s’interroge sur l’étrangeté de ce qui se présente comme évidence : vouloir introduire un enseignement qui existe déjà, c’est bizarre…. Redonner de l’éclat à un tel enseignement qui s’était peut-être affaibli (mais est-il le seul?), l’enrichir d’aspects nouveaux, c’est cela qui va de soi, la mise à jour nécessaire à tout programme d’instruction publique : mais il s’agit alors d’un événement pédagogique mineur inscrit dans la nature évolutive de l’institution. Alors pourquoi cette insistance, pourquoi cette abondance zélée d’études et de rapports, pourquoi une telle mobilisation ? Une autre hypothèse apparaît : c’est donc autre chose, sous les mêmes habits, qu’il est question d’introduire. Autre chose que ce dont les professeurs traitaient et traitent, et d’une autre manière : quoi au juste, et pourquoi ?

L’idée directrice se met en place au chapitre 2 : plus que d’une introduction, il s’agit d’un déplacement et d’une réorientation qui donnent un sens différent aux objets abordés. Les religions étaient en effet « convoquées en tant que de besoin comme références ou objets d’étude historique, sociologique, philosophique ou comme source d’inspiration artistique »2 dans un ensemble régi par l’idée des humanités : voilà la position que l’on va congédier en adoptant un angle d’attaque s’ordonnant à un autre système de valeurs que la référence humaniste et critique. Ce qui devrait se présenter comme un événement pédagogique mineur et ordinaire s’avoue alors comme un événement idéologique majeur.

Une anecdote3 nous met la puce à l’oreille. Durant un débat, un enseignant interroge Régis Debray : « Y a-t-il un objectif politique derrière cet intérêt pour l’enseignement du « fait religieux » ? Si l’on veut utiliser les enseignants pour calmer les élèves musulmans des banlieues, il faut au moins nous le dire clairement et que nous sachions si nous en sommes d’accord ». Régis Debray répond en lâchant le morceau : « Mais bien sûr, c’est bien de cela qu’il s’agit » ! Non que le projet se réduise à un objectif étroitement clientéliste, mais l’essentiel du déplacement s’y révèle dans son ampleur, à la fois agent et bénéficiaire de l’entreprise générale de destruction de l’école républicaine. Il ne s’agit plus de fournir à chaque esprit l’air du large qui lui permettra de prendre ses distances avec lui-même et de se penser comme singularité, mais de présenter l’ensemble des phénomènes religieux comme une dimension sociale et anthropologique lourde, inévitable, comme « phénomènes sociaux totaux » en lesquels chacun est de ce fait même invité à s’inscrire, à se reconnaître. L’école est délibérément placée sur orbite sociale dans une opération d’identification contraire à son principe. L’appartenance supposée de l’élève est sollicitée, alors qu’une école républicaine et laïque devrait au contraire lui en épargner le poids en l’introduisant au moment critique, en le dépaysant. Au prétexte de s’ouvrir, l’horizon se ferme, à grand renfort de relativisme et de « diversité » culturels, sur une normalisation des religions, aux antipodes d’une laïcité d’inspiration humaniste et critique qui n’a ni à les sacraliser ni à les ignorer comme objets de connaissance et de pensée.

Cette insistance indiscrète sur la dimension collective et coalisante des religions, cette prétention à en faire la quintessence de la « recherche du sens » invitent les élèves à se réclamer d’une religion en vigueur ou à s’y engager : forme d’assignation contraire à la laïcité, mais aussi forme d’exclusion qui frappe les élèves – fort nombreux – issus d’un milieu non-croyant, alors qu’un enseignement critique et distancié (à commencer par les religions auxquelles plus personne ne croit) les instruit sans catégoriser ni rabaisser quiconque. Cette disqualification principielle de la pensée non-religieuse (et que dire de la pensée irréligieuse?) laisse entendre qu’il n’y aurait d’accès à la spiritualité, au questionnement métaphysique, que par le biais des religions : avec leur surface qu’on s’empresse d’étendre, avec leur pression sociale qu’on s’empresse d’alourdir, c’est aussi leur empire philosophique qui est rameuté. Quelle belle revanche après plus d’un siècle d’enseignement humaniste dans une « école sans Dieu » !

Analyse et commentaire (texte inédit)

Sous l’éclairage d’un projet de réinsertion socio-religieuse, s’ouvre, s’ordonne et s’explique le champ que parcourt l’étude d’Aline Girard. En remontant d’abord à « la cause de la cause » : l’abandon de la mission émancipatrice de l’école par l’instruction au profit d’un « lieu de vie » adaptatif voué aux « compétences » et aux « savoir-être » ». Comment s’étonner que, dessaisie du fondement libérateur immanent que sont les savoirs, l’école soit conviée à chercher du « sens » et de la « spiritualité » ailleurs que dans les forces humaines ? La volonté inlassable des religions de peser sur la vie publique s’en trouve réhabilitée, renforcée par l’attribution de financements massifs à l’école privée confessionnelle et par l’appel aux religieux dans la formation des maîtres du public. La conformité (ou plutôt la conformation) aux recommandations européennes en faveur d’une forte visibilité des religions et de l’institutionnalisation de leurs positions saute aux yeux : la France s’incline devant un système de valeurs aux yeux duquel elle pouvait naguère s’enorgueillir d’être un « trouble-fête ». Cette contribution à réinstaller une porosité croissante entre l’État et les religions s’accompagne d’un désastre culturel dont elle est complice, particulièrement à l’école, avec le règne de la post-vérité, la remise en cause des enseignements, la diffusion des idéologies ethno-essentialistes et racialistes. Tout cela, nous l’avons sous les yeux de manière éparse depuis des décennies : il s’agissait d’en saisir l’unité et la cohérence politiques. Pour procéder à cette mise en ordre qui a quelque chose de déductif, il fallait dégager le fil conducteur de son intelligibilité.

Condorcet craignait que l’école publique devienne un temple. Il pensait à la fonction religieuse proprement dite, celle d’une piété de soumission qui se règle sur des dogmes particuliers. L’école post-moderne vise à surclasser cette crainte en mimant une laïcité de façade : y est diffusée non pas la croyance en une religion, mais la croyance au dogme relativiste interconvictionnel, la croyance qu’il est « normal » d’avoir une croyance, la légitimation subreptice du religieux comme socle du lien politique. Devant une telle perversion, on peut affirmer que l’école républicaine ne doit pas craindre d’être (ou de redevenir) un temple dans la fonction initiale et initiatique d’un espace de recueillement contemplatif et libérateur : installer la sérénité, imposer silence au tourbillon social afin de saisir chacun de son pouvoir immanent de comprendre et de se libérer en s’appropriant progressivement ce que les hommes ont fait de mieux, et dont il faut rappeler le beau nom d’encyclopédie. Se tisse alors un lien qui ne doit rien à une transcendance, à une extériorité, mais qui réunit des sujets découvrant leur propre autonomie par le travail concret de l’appropriation des connaissances. Telle est « l’urgence laïque » demandant qu’on réinstitue l’école.

Notes

1– Aline Girard, Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? Paris : Minerve, 2021. Voir la présentation sur le site de l’éditeur : https://www.editionsminerve.com/catalogue/9782869311619/

2 – Voir p. 30.

3 – Voir p. 37.

Nice, le glas universel et le grelot des « sensibilités blessées »

En apprenant l’attentat islamiste qui, tuant trois personnes selon un mode atrocement ritualisé, a frappé les fidèles catholiques dans la basilique Notre-Dame de l’Assomption de Nice le 29 octobre, j’ai repensé à l’un des premiers articles publiés sur ce site, intitulé « Charlie-Hebdo. Pour qui sonne le glas »1. Car oui, le glas des églises de France a sonné en janvier 2015 à la mémoire des victimes de l’attentat contre Charlie-Hebdo. Et bientôt un grinçant grelot de déni s’est fait entendre. Loin d’être étouffé, sa tonalité aigre résonne encore aujourd’hui.

Le glas a sonné en janvier 2015 pour des « mécréants », parce que des « mécréants » ont payé de leur vie la célébration de la liberté. Je n’oublierai jamais ce glas à portée universelle,  « catholique » au sens strict. Et parce que des catholiques ont payé de leur vie la jouissance légitime de la liberté de culte, le glas a sonné à nouveau. Il sonne à mes oreilles universellement, bien au-delà des églises, multipliant gravement l’écho du sombre bourdon de 2015. Mais, après tant d’années d’atermoiements et de honteux dénis, il faut qu’à son alarme funèbre se superpose la note, claire et haute, de l’indignation, de la révolte et du combat lucide contre l’islamisme meurtrier qui hait et détruit tout ce qu’il ne peut pas soumettre et uniformiser.

C’est pourtant un bien aigre grelot d’acquiescement à la servitude et d’intimidation par la frayeur religieuse que s’est empressé de faire entendre l’archevêque de Toulouse le 30 octobre. À un journaliste lui demandant s’il convient de soutenir la liberté de « blasphémer », Mgr Le Gall répond  : « Non, personnellement, je ne pense pas. On ne se moque pas impunément des religions. On ne peut pas se permettre de se moquer des religions, on voit les résultats que cela donne »2.

Impunément… Quelle punition : la décapitation  ?  Prononcée par quel tribunal ? En application de quelles lois ? En vertu de quelle autorité ? Ne pas laisser le « blasphème » impuni : n’est-ce pas ce que prétend tout égorgeur sûr de mériter le ciel en vous massacrant  ?
On ne peut pas se permettre… : qui a compétence pour décider ici de ce qui est permis et défendu ? Car ne l’oublions pas, on ne parle pas d’une vétille, ni d’une simple réprobation morale devant ce qu’on considère comme « inapproprié », on ne parle pas de l’expression d’un désaccord : on parle d’assassinat, on parle de rafales de fusil d’assaut, on parle de décapitation.

Ce sinistre grelot à modèle inquisitorial ne doit pas se transformer en glas sonnant le crépuscule de notre liberté. Son audience ne repose que sur la complaisance de nos oreilles, sur les relais larmoyants des « sensibilités blessées » dont on voit ici la férocité.
« Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ? »3

Notes

3 – Boileau, Le Lutrin, Chant 1.

L’Église catholique et la pandémie : revendication d’exception et surenchère encombrante

La date de reprise éventuelle des rassemblements cultuels, fixée initialement au 11 juin puis ramenée au 2 juin, a soulevé les protestations de l’Église catholique, au point que le Premier ministre a évoqué, dans une de ses récentes déclarations, la possibilité de l’avancer au 29 mai1. On remarque depuis quelques jours une multiplication de déclarations mi-plaintives mi-indignées de la part de responsables catholiques2 (soutenus par des responsables politiques) qui semblent décidés à revendiquer un statut d’exception, prétendument « vital », sinon pour leur religion, du moins pour les religions en général. En quoi ils sont surclassés par l’outrance offensive d’un appel catholique international qui, pour revendiquer une liberté exclusive, n’hésite pas à recourir au complotisme3.

Les religions sont-elles d’intérêt public ? 

Qualifier les rassemblements religieux de « nécessité vitale », c’est, sur un plan général, méconnaître (ou feindre de méconnaître) le minimalisme républicain laïque en matière de non-reconnaissance des cultes.

Dans un récent article4, Henri Pena-Ruiz rappelle que les religions n’ont pas le monopole de ce qu’on appelle (un peu trop restrictivement à mes yeux) « la spiritualité » et que l’exercice de celle-ci n’a pas à être apprécié (et encore moins hiérarchisé) par la puissance publique. Mais parler de « nécessité vitale », c’est, au-delà même du contexte particulier de l’état d’urgence sanitaire que nous aborderons plus loin, supposer que les religions pourraient relever d’une forme d’intérêt public. Cet intérêt demanderait plus que la jouissance ordinaire de la liberté (comme c’est le cas pour la liberté de culte) : une reconnaissance et donc un soutien positif de la part du pouvoir civil. Le raisonnement a été maintes fois utilisé pour réclamer un financement public des cultes.

Il arrive que l’autorité publique soutienne des activités particulières telles que des associations culturelles ou sportives, par exemple en les subventionnant. Naguère, un commentateur me faisait remarquer qu’on subventionne des stades et des clubs de rugby, alors que nombreux sont les citoyens et contribuables qui ne s’intéressent pas à ce sport ou même qui lui sont hostiles : alors pourquoi ne pas reconnaître et soutenir les religions ?

Tentons d’éclaircir la question en faisant varier les exemples en ordre décroissant.

Il est de l’intérêt de tous que la loi existe, qu’elle soit la même partout et appliquée de la même manière. Il est de l’intérêt de tous que la force publique soit la seule habilitée aux tâches de maintien de l’ordre. Il est de l’intérêt de tous que chacun ait une retraite et une couverture sociale décentes. Il est de l’intérêt de tous que la maternité soit protégée (et pourtant seules les femmes accouchent…). Il est de l’intérêt de tous qu’on étudie à l’école des disciplines que tous n’étudieront pourtant pas. Il est de l’intérêt de tous que la recherche fondamentale (« qui ne sert à rien » dans l’immédiat) soit promue et encouragée. On voit bien, sur cette première série d’exemples, que le mot « tous » ne désigne pas (dans l’expression que j’ai employée : « intérêt de tous ») un ensemble empirique, mais un universel. Même si je sais que je n’apprendrai jamais l’astrophysique, il est de mon intérêt de citoyen en général que cette discipline soit développée.

Poursuivons la série en la compliquant. Il est de l’intérêt de tous que la culture soit soutenue et développée. Par exemple il y a des théâtres, des orchestres entièrement subventionnés. Il y a aussi et ensuite des zones intermédiaires, que la puissance publique encourage mais qu’elle ne prend pas entièrement à sa charge : on peut prendre l’exemple de certains musées, de certains théâtres – et généralement des établissements à financement mixte. L’exemple des installations sportives peut prendre place ici et montre que le soutien public peut s’investir dans des domaines qui n’allaient pas de soi autrefois ; la question n’est jamais définitivement close et c’est le rôle des assemblées d’en décider. Amateur de rugby, je trouve qu’il est acceptable et normal de soutenir d’autres sports. Oui, mais alors on insistera : pourquoi, sur cette voie, ne pas soutenir des associations cultuelles ?

Cultuel et culturel

L’exemple de la rénovation d’une cathédrale mobilisant des moyens puisés dans les impôts des contribuables nous amènera au plus près du point litigieux. Il illustre la distinction entre le culturel et le cultuel. Une cathédrale est rénovée grâce à mes impôts : mais ce n’est pas pour y prier que le bâtiment est ainsi rénové. Il se trouve qu’on y prie aussi (il est mis à la disposition d’un culte), mais, et cela en vertu de la loi de 1905 dite « de séparation », c’est un monument public. Le caractère religieux de l’édifice n’est pas aboli pour autant, mais il est ici traité sous son aspect culturel qui s’adresse à tous : on ne m’impose aucun acte de foi en rénovant des statues ou des vitraux, on ne s’introduit pas dans ma conscience. On me fait savoir que la puissance publique s’intéresse à sauvegarder un monument faisant partie du patrimoine commun5.

Voilà une des raisons pour lesquelles aucune religion en tant que telle, c’est-à-dire en tant que système de croyance (ni aucun ensemble de religions), ne peut entrer dans le domaine de l’utilité publique, ni même dans celui des choses culturelles que la puissance publique peut soutenir. Car soutenir un culte c’est soutenir une croyance, et l’État ne doit ni imposer ni accréditer aucune croyance. Soutenir l’athéisme serait du même ordre : ce serait financer l’imposition d’une incroyance. En revanche l’étude des religions fait partie du domaine culturel, et entre dans le champ des sciences humaines, lequel est produit et enseigné dans des établissements payés ou soutenus par la puissance publique.

Toute religion est par nature exclusive

Un autre angle permettra de préciser le sujet. Qui est bénéficiaire des décisions publiques ? Tous ! Alors là, laissez-moi rire, m’objectera-t-on : il y a bien des postes publics réservés à ceux qui ont tel ou tel diplôme, postes pourvus sur titres ou sur concours ? C’est exact, mais personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est ou de ce qu’il croit. L’accès est a priori et en droit ouvert, quelle que soit l’origine, la croyance, etc. On n’est pas admis (ou refusé) à un concours de la fonction publique parce qu’on croit à la résurrection des corps mais parce qu’on satisfait (ou non) à des conditions techniques ou scientifiques que tous peuvent viser et remplir en droit.

Et le stade de rugby ? Tous n’y vont pas, mais tous peuvent y aller en droit. On ne fait pas le tri entre les spectateurs sur des critères a priori comme leur appartenance, leur lieu de naissance, leur couleur, leur croyance. Quand on rénove les vitraux d’une cathédrale avec une partie de l’argent public, la jouissance de cette rénovation est proposée et accessible à tous. Lorsque j’entre dans la cathédrale de Rouen, personne ne s’inquiète de savoir si je me signe, personne n’exige de ma part un acte d’appartenance.

On voit à nouveau et sous cet angle pourquoi les religions ne peuvent entrer dans cette sphère accessible en droit à tous : c’est que par définition elles sont réservées à ceux qui les embrassent. Une religion exclut a priori tous ceux qui n’y adhèrent pas ; et quand elle les accepte c’est en vue de les convertir. Le « nous » des croyants est communautaire : sa capacité d’exclusion est corrélative de sa capacité d’inclusion. Une grande idée du catholicisme, comme son nom l’indique, est de prétendre à l’universalité, mais cette universalité ne peut s’effectuer qu’en excluant la liberté de ne pas croire ou de croire autre chose.

L’inclusion dans l’association civile ne s’accompagne pas d’une telle injonction : l’association civile, quand elle est laïque, est indifférente aux appartenances. C’est ainsi que raisonnent (ou devraient raisonner) les élus lorsqu’ils s’interrogent sur l’opportunité de voter une subvention : ne pas seulement se demander si telle association est utile, mais se demander aussi si sa nature exclut a priori une partie des administrés en fonction de ce qu’ils sont, de ce qu’ils croient. Des critères d’admissibilité peuvent être décidés, mais ils ne peuvent discriminer les bénéficiaires en fonction de leurs appartenances. On aura donc des motifs valables pour soutenir telle association de charité notoirement gérée par une confession religieuse, à condition qu’elle ne réserve pas ses secours aux seuls fidèles de cette religion et qu’elle ne se livre pas au prosélytisme dans ce cadre. Mais on ne pourra pas subventionner ou reconnaître par tout autre moyen un culte en tant que tel, qui ne peut pas, par sa nature, satisfaire à cette condition.

Et pour la même raison, on ne peut pas non plus soustraire un ou des cultes à la règle commune qui s’exerce au nom de tous et dans l’intérêt de tous.

L’état d’urgence sanitaire actuel s’en prend-il plus aux rassemblements cultuels qu’à d’autres ?

Ce qui vient d’être dit est un cadre général, qui vaut dans une situation ordinaire. Or nous sommes dans une situation extra-ordinaire, une situation d’urgence qui appelle des mesures particulières – une loi d’urgence sanitaire restreignant notamment certaines libertés. On peut certes critiquer ces restrictions, s’interroger sur leur bien-fondé juridique, en demander la levée ou l’assouplissement, mais cette critique doit-elle prendre la forme d’une revendication d’exception ? Or c’est dans ce cadre que les plaintes des responsables religieux interviennent : à les entendre, les cultes seraient particulièrement maltraités par la décision d’interdiction des rassemblements et il faudrait faire exception pour eux en les exemptant de cette interdiction.

Dans le contexte particulier actuel et temporaire de l’état d’urgence sanitaire, peut-on soutenir que les cultes sont privés de liberté plus que ne le sont d’autres activités de type culturel ? Rappelons que l’application de l’état d’urgence sanitaire n’interdit pas les cultes, mais les rassemblements tels que représentations théâtrales, festivals, cinémas, réunions, cérémonies collectives… « On ouvre les écoles et les bibliothèques mais on interdit les réunions religieuses !» : tel est le raisonnement appuyant la revendication d’ouverture de ces réunions. Oui, mais les écoles et les bibliothèques sont d’intérêt public au sens où nous l’avons exposé, et les dispositions particulières actuelles leur imposent d’éviter la forme du rassemblement.

Faisons, encore une fois, varier la proposition.

« On ouvre les écoles et les bibliothèques mais les réunions maçonniques ne peuvent pas non plus avoir lieu ! » : le dispositif frappe d’autres formes de « vie spirituelle » que les rassemblements cultuels. À ma connaissance, aucune obédience maçonnique n’est venue déposer sa larme victimaire et revendicative à l’Élysée ou à Matignon. Il est vrai que, pour beaucoup des responsables religieux revendicatifs, l’activité maçonnique, hum, ce n’est pas vraiment une nourriture spirituelle « vitale »…

« On ouvre les écoles, mais on interdit les représentations théâtrales, les concerts, les conférences, etc. » : oui, et c’est pour la même raison qu’on interdit les rassemblements religieux. Le motif de l’interdiction tient à leur forme et à leur nombre, et non à une volonté de persécution antireligieuse, à une volonté de s’en prendre à leur contenu ou à leur objet. Une décision laïque, en l’occurrence, consiste à rester aveugle au contenu et à l’objet même des rassemblements et à les traiter de manière égale.

C’est là qu’apparaît le fond de la question, car c’est précisément ce qui blesse. Cette décision temporaire de restriction de liberté est prise sans considération du contenu des activités, en ne tenant compte que de leur forme et de leur nombre, lesquels sont en l’occurrence pertinents en matière de transmission du virus. La décision s’apprécie en relation avec la situation et, comme le dit la loi d’urgence, « aux seules fins de garantir la santé publique ». Elle montre que, aux yeux d’une association politique laïque soucieuse de l’ordre public et en ces circonstances, les rassemblements cultuels n’ont pas en soi plus de valeur que d’autres rassemblements présentant les mêmes propriétés et qu’ils doivent être traités de la même manière.

Aller à la messe, aller au cinéma, aller au concert…

Voilà le point visé par les reproches de matérialisme, de méconnaissance de l’anthropologie élémentaire – laquelle, selon Mgr Aupetit, requiert la pratique d’une religion parce que « c’est vital » . « Aller à la messe ce n’est pas la même chose que d’aller au cinéma ! » ajoute-t-il6. Ce n’est pas non plus la même chose d’aller au cinéma que d’aller au concert, d’assister à une conférence ou de se réunir dans un temple maçonnique : ces rassemblements ayant des objets et des contenus différents, chacun d’entre eux est spécifique ! Mais la messe, quand même, c’est autre chose, c’est plus important, ça demande quelques égards, non ? Non. Dans sa forme, la messe est un rassemblement tout comme le cinéma, le concert ou la tenue maçonnique : de ce point de vue, elle ne saurait faire exception. Oui mais, nous dit-on, les prêtres sont « responsables » et sauraient faire respecter des mesures sanitaires de protection des fidèles ! On n’en doute pas. Mais on ne doute pas non plus que les directeurs de salles de cinéma, de théâtre, les organisateurs de concerts, etc., soient tout autant responsables et capables…

Les responsables religieux devraient plutôt se féliciter que la puissance publique se détermine ici sans avoir égard au contenu, qu’elle ne professe aucune position « anthropologique », qu’elle ne décide pas s’il est meilleur d’aller à la messe plutôt qu’au cinéma ou dans une réunion maçonnique, s’il est meilleur d’embrasser telle ou telle religion plutôt qu’une autre ou plutôt qu’aucune.

En ces circonstances particulières (où, comme on l’a dit, les dispositions en question ont pour fin « de garantir la santé publique »), si la puissance publique accordait à la messe – ou à tout autre rassemblement religieux – une attention spéciale en fonction de son contenu et de son objet spécifiques, attention qui la placerait en position d’exception, cette puissance publique s’engagerait sur la voie de la reconnaissance d’une « utilité  spirituelle ». Outre que cela, comme on le voit déjà, déclencherait une concurrence entre instances autoproclamées se réclamant d’une telle utilité, cela pose une question fondamentale. Que serait une association politique qui s’occuperait (comme le dit Locke pour récuser cette idée) du « soin des âmes » en accordant à un ou des cultes un statut d’exception ? Ne pratiquerait-elle pas une ingérence dans la conscience des citoyens et ne romprait-elle pas la liberté des cultes, qui suppose leur égalité ? Ne faut-il pas s’en tenir ici au minimalisme laïque, qui laisse un tel « soin de son âme » à la conscience de chacun et qui laisse les cultes s’organiser librement dans le respect du droit commun ? Paraphrasons Locke encore une fois : l’association politique n’a pas à assurer le « salut des âmes », mais la sauvegarde des droits et biens civils – en l’occurrence la « santé publique ».

Du reste, en lâchant le grand mot de « liberté religieuse », certains politiques avouent qu’ils ont une piètre idée de ces biens civils et de la puissance libératrice de la laïcité7. Car cette expression, très restrictive, trahit une absence de souci pour l’irréligion. Or une association politique laïque assure tout autant la liberté irréligieuse, mais elle ne serait pas laïque si elle la qualifiait ainsi. Plus justement, la loi de 1905 parle de « liberté de conscience », dont la liberté de pratiquer un culte et celle de n’en pratiquer aucun sont des cas particuliers.

Une surenchère encombrante et outrancière

Une surenchère bien encombrante vient en outre submerger et surclasser tapageusement ces modestes plaidoyers. Le 7 mai, un remarquable « Appel pour l’Église et pour le monde aux fidèles catholiques et aux hommes de bonne volonté » est diffusé à l’initiative de Mgr Carlo Maria Viganò8.

Si Valeurs actuelles, en reprenant ce texte, parle élogieusement d’une « charge sans concession de plusieurs cardinaux »9, le journal La Croix en relève, avec un effarement non dissimulé, la « tonalité complotiste »10. Effectivement. En minimisant la gravité de la pandémie, en mettant en cause la recherche (prétendument mercantile) de vaccin, le texte, sans nommer un seul pays, s’alarme des restrictions de libertés produites par des mesures d’urgence sanitaire et les qualifie de « prétextes » politiques. Et il poursuit :

« Nous avons des raisons de croire – sur la base des données officielles relatives à l’incidence de l’épidémie, et sur celle du nombre de décès – qu’il existe des pouvoirs fort intéressés à créer la panique parmi la population dans le seul but d’imposer de façon permanente des formes de limitation inacceptables de la liberté, de contrôle des personnes, de suivi de leurs mouvements. Ces formes de limitations liberticides sont un prélude inquiétant à la création d’un gouvernement mondial hors de tout contrôle. »

Mais c’est à un autre moment du texte que je m’intéresserai pour finir. Ce vibrant appel à soutenir les libertés ne se contente pas d’évoquer un « ennemi invisible » contre lequel il appelle les fidèles à résister, il lui donne en réalité un visage, présenté comme tentaculaire et invasif : l’Autorité civile.

« L’État n’a pas le droit de s’ingérer, pour quelque raison que ce soit, dans la souveraineté de l’Église. La collaboration de l’autorité ecclésiastique, qui n’a jamais été refusée, ne peut impliquer de la part de l’Autorité civile des formes d’interdiction ou de limitation du culte public ou du ministère sacerdotal. Les droits de Dieu et des fidèles sont la loi suprême de l’Église à laquelle elle ne veut ni ne peut déroger. Nous demandons que les limitations à la célébration des fonctions publiques du culte soient supprimées. » [Le passage en italique est souligné dans le texte d’origine.]

L’État n’a pas à s’ingérer dans la souveraineté de l’Église : bien sûr, mais il n’est pas vrai que cette abstention doive être absolue et doive écarter « quelque raison que ce soit » – car il peut arriver que ladite « souveraineté » empiète sur le droit commun. La non-ingérence est une base de la loi de 1905 garantissant la liberté de culte « sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public »11. Personne, aucune association, ne peut revendiquer une liberté absolue, personne n’est au-dessus du droit commun. Par ailleurs, on fera remarquer qu’un régime concordataire est par définition une ingérence de l’État dans les affaires religieuses et cette fois en tant que telles (nomination des évêques par exemple). Il faudrait donc, dans cette logique revendicative, en réclamer l’abolition et s’en tenir à une stricte séparation.

D’autre part, cette non-ingérence est réciproque. Or c’est ce que semble oublier le texte, qui revendique (en le soulignant) un fonctionnement à sens unique : « Les droits de Dieu et des fidèles sont la loi suprême de l’Église à laquelle elle ne veut ni ne peut déroger ». Si les fidèles peuvent, au sein de l’association politique et en tant que citoyens, œuvrer en faveur de ce qu’ils estiment conforme à leur engagement religieux, s’ils doivent faire respecter leurs droits comme ceux de tout autre (qu’il soit ou non croyant), ils doivent faire tout cela dans le respect du droit commun, dont ils sont à la fois sujets et législateurs. Mais « les droits de Dieu » et ceux d’un « Roi et Seigneur de l’Histoire » s’étendent-ils jusqu’à s’élever au-dessus de l’autorité civile au nom d’une loi supérieure ? Croyant ou non, n’aura-t-on pas de bonnes raisons de craindre ceux qui se proclament les législateurs, les représentants et les exécutants d’une « loi suprême » ?

[Edit du 25 mai]. Sur le référé du Conseil d’État intervenu le 18 mai après publication de cet article

18 mai : le Conseil d’État statuant en référé ordonne au premier Ministre de « lever l’interdiction générale et absolue de réunion dans les lieux de culte et d’édicter à sa place des mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires et appropriées en ce début de déconfinement ». En lui accordant une importance plus grande qu’aux autres libertés fondamentales, il montre que la liberté de culte est traitée de manière exceptionnelle. On lira à ce sujet le communiqué du Collectif laïque national ci-dessous ou en ligne sur le site de l’UFAL.

Notes

1 Il se trouve que le 29 mai précède tout juste la célébration de la Pentecôte le dimanche 31 mai. En donnant des signes de fléchissement devant les pressions, cette déclaration ouvre immédiatement la boîte de Pandore de la rivalité victimaire : le Ramadan se terminant le 24 mai, les musulmans montent aussitôt au créneau pour dénoncer un traitement inégal… On lira l’excellent article signé Hadrien Mathoux en ligne dans Marianne du 8 mai 2020 https://www.marianne.net/societe/necessite-vitale-pour-les-catholiques-la-bruyante-offensive-mediatique-de-l-eglise-contre-le , où on trouvera de nombreuses références sur l’ensemble de la question, notamment la déclaration d’Edouard Philippe à l’AN le 5 mai.

2 – Voir l’article cité note précédente pour de nombreuses références. On peut consulter un florilège de ce mouvement de protestation sur nombre de sites catholiques de tendance conservatrice. Voir par exemple ces deux articles du site Aleteia  : https://fr.aleteia.org/2020/04/29/pas-de-messe-publique-avant-le-2-juin-la-vive-reaction-des-eveques/  ; https://fr.aleteia.org/2020/05/04/le-gouvernement-pret-a-etudier-une-reprise-des-messes-publiques-des-le-29-mai/ . Voir la déclaration de l’évêque de Nanterre faisant état d’un « tropisme anticlérical et anticatholique » sur le site Le Salon beige https://www.lesalonbeige.fr/interdiction-du-culte-public-jusquau-2-juin-des-eveques-refusent-de-capituler/ . On consultera aussi la récapitulation dans le post-scriptum de la revue de presse du Comité Laïcité République du 8 mai http://www.laicite-republique.org/l-offensive-mediatique-de-l-eglise-contre-le-confinement-des-messes-marianne.html . Le CLR a publié de son côté un texte relatif à cette date d’autorisation des rassemblements cultuels : http://www.laicite-republique.org/le-clr-regrette-et-conteste-que-le-gouvernement-ait-modifie-la-date-d.html .
Il importe en outre de souligner que ces postures ne font pas l’unanimité au sein des fidèles ; on notera par exemple un communiqué de presse qui ne mâche pas ses mots sur le site NSAE (« Nous Sommes Aussi l’Église ») daté du 11 mai et intitulé « Quitter ce positionnement exclusif » ; ainsi que le communiqué du CEDEC (Chrétiens pour une Église Dégagée de l’École Confessionnelle) téléchargeable sur le site Laïcité aujourd’hui https://www.laicite-aujourdhui.fr/?Deconfinement-ecclesial .

3 – Voir la référence infra notes 8 et 9.

4 – Henri Pena-Ruiz « La laïcité réexpliquée aux responsables religieux » en ligne sur le site de Marianne le 5 mai https://www.marianne.net/debattons/billets/chronique-intempestive-la-laicite-reexpliquee-aux-responsables-religieux .

5Professeur de l’enseignement public, quand je commentais avec mes étudiants Jésus guérissant les aveugles de Nicolas Poussin, je ne les conviais à aucun acte de foi. Je les mettais en présence d’une pensée, d’une iconographie, avec un recul critique, mais jamais en présence d’un credo ni d’une « vérité » unique.

7Bruno Retailleau fait état de la « liberté religieuse » comme « faisant partie de nos droits fondamentaux » (Tweet du 29 avril 2020).

8 – On peut le lire en plusieurs langues sur son site d’origine, avec la liste des signataires – dont nombre de prélats connus pour leurs positions très conservatrices https://veritasliberabitvos.info/appel/ .

11 – Rappelons, par exemple, l’article 35 : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile. »

Cimetières et « carrés » confessionnels

La triste actualité entraînée par la pandémie Covid-19 fait réapparaître la question des « carrés » confessionnels dans les cimetières. Je me permets de reprendre ci-dessous un article intitulé « Existe-t-il des cimetières chrétiens en France ? » publié en février 2015 à la suite d’une affaire de profanation, dans lequel je m’efforçais de faire le point1.

Existe-t-il des « cimetières chrétiens » en France ? La délaïcisation par accoutumance (par Mezetulle, le 21 février 2015)

Après la déplorable série récente de profanations de sépultures, on a pu constater que l’expression « cimetière chrétien » (sur le modèle du « cimetière juif » de Sarre-Union situé en Alsace-Moselle) a été employée sans précaution notamment pour désigner les cimetières de Saint-Béat (Haute-Garonne) et de Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse (Aude).

Pourtant, cette appellation est erronée : aucun cimetière chrétien, juif, musulman ou d’une autre confession n’existe sur le territoire de la République française, pour la bonne raison que c’est rendu impossible par la loi du 14 novembre 1881 dite « sur la liberté des funérailles »2.

Cela n’a pas empêché Cécile Deprade, procureur de la République de Saint-Gaudens, de déclarer, au sujet de Saint-Béat : « Il s’agit de dégradations dans un petit cimetière chrétien. Des plaques, des croix et des pots ont été cassés ».

Si l’on peut comprendre l’emploi approximatif du terme « cimetière » pour désigner des « sépultures » par un non-spécialiste, ou même (encore que moins excusable) par un journaliste pressé de remettre son papier, cet emploi ne peut en aucun cas être innocent dans la bouche d’un magistrat représentant l’État et (on l’espère) ayant quelques notions de droit.

C’est ainsi que la délaïcisation s’installe par petites touches et par gros mots d’une novlangue d’autant plus nocive qu’elle est inaperçue. On accoutume les gens à la norme religieuse qu’on transforme en norme sociale puis en norme politique, on feint de confondre la laïcité avec le « dialogue inter-religieux », et, par ces petites négligences de langage dont certaines sont soigneusement calculées, non seulement on encourage ce qu’on prétend combattre, à savoir le repli communautaire, mais on finit par exclure près de 40% de la population, qui se déclare indifférente à toute religion.

La circulaire du 19 février 20083 rappelle en ces termes la réglementation laïque des cimetières.

  • La loi du 14 novembre 1881, dite « sur la liberté des funérailles », a posé le principe de non-discrimination dans les cimetières, et supprimé l’obligation de prévoir une partie du cimetière, ou un lieu d’inhumation spécifique, pour chaque culte. Ce principe de neutralité des cimetières a été confirmé par la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’Etat.

  • Les cimetières sont des lieux publics civils, où toute marque de reconnaissance des différentes confessions est prohibée dans les parties communes. Seules les tombes peuvent faire apparaître des signes particuliers propres à la religion du défunt.

L’existence de cimetières confessionnels ne peut donc relever que d’un état antérieur à la législation de 1881, et aucun nouveau cimetière de ce type ne peut être créé après promulgation de la loi.

On peut s’étonner par ailleurs d’entendre parler de « carrés » confessionnels . Cela peut s’expliquer par les circulaires de 1975 et 1991 autorisant ces « carrés ». Mais la circulaire du 19 février 2008 abroge ces circulaires et revient à l’application de la loi du 14 novembre 1881. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de « carrés musulmans » ou autres dans les cimetières. On continue à employer cette expression, car un maire peut procéder, en vertu de ses pouvoirs de police, à des regroupements de fait de sépultures pourvu que ces derniers ne soient pas identifiables par des signes dans les parties communes et pourvu que personne ne soit empêché ou obligé de s’y faire inhumer au motif de sa religion ou de sa non-religion. Mais là encore, l’emploi du terme « carré » est impropre, car il impliquerait l’existence de délimitations extérieures identifiables et suggère l’idée d’une discrimination exercée sur les défunts selon leur religion ou leur absence de religion4. Avec le lexique, c’est donc là aussi une accoutumance qui s’installe.

Mezetulle a déjà abordé ce sujet en ligne à deux reprises.

Notes

1 – [Note avril 2020] Une rapide recherche de mise à jour ne m’a pas montré de modification(s) de la législation depuis cette date ; je remercie les lecteurs, s’il y a lieu, de me la/les signaler en commentaire ou par courrier.

2 – À l’exception de l’Alsace-Moselle, les lois dites laïques ne s’y appliquant pas – d’où l’expression correcte de « cimetière juif » dans le cas de Sarre-Union. Précisons cependant que l’existence de cimetières ou de « carrés » confessionnels en Alsace-Moselle ne s’applique que pour les quatre cultes reconnus. Pour le culte musulman, ce sont, comme le précise très clairement la circulaire du 19 novembre 2008 (voir la référence note suivante), les conditions valides partout ailleurs qui s’appliquent : possibilité de procéder à des « regroupements de fait », mais non identifiables de l’extérieur. On peut donc se demander si le « cimetière musulman » inauguré en grande pompe en février 2012 par le maire de Strasbourg est conforme à cette disposition.

3 – Téléchargeable sur Legifrance http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2009/04/cir_13981.pdf
[Edit avril 2020] Voir aussi le Guide juridique relatif à la législation funéraire à l’attention des collectivités locales (2017) https://www.collectivites-locales.gouv.fr/files/files/dgcl_v2/CIL2/guide-collectivites-aout-2017.pdf

4 – Sur la question, on consultera entre autres l’article suivant qui récapitule les étapes historiques de la législation des cimetières. Il est très intéressant aussi du fait que son auteur Barbara Charbonnier regrette l’impossibilité légale de constituer des « carrés » : http://www.funeraire-info.fr/integration-des-carres-confessionnels-au-sein-des-cimetieres-communaux-28344/
[Edit avril 2020] Cet article n’est actuellement plus accessible.

Sur l’expression « droit au blasphème ». Dossier sur la liberté d’expression

Au-delà de la légitime et urgente protection due à une personne visée par des menaces de mort pour avoir exercé la liberté d’expression1, ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Mila » a déclenché un débat nourri. On trouvera ici une récapitulation des textes publiés sur Mezetulle à ce sujet, dont certains sont bien antérieurs à « l’affaire » proprement dite. J’y ajoute une brève réflexion sur la notion couramment employée dans ce débat de droit au « blasphème », expression qui me semble véhiculer une double approximation non exempte de dangers.

Dossier. Récapitulation des articles en ordre chronologique inversé

Sur l’expression « droit au blasphème »

L’expression « droit au blasphème » est critiquable parce qu’elle est approximative, et ce n’est pas sans conséquence. Pour signaler qu’il s’agit d’une double approximation, il faudrait employer un système de doubles guillemets, et écrire : « droit au « blasphème » ». Non seulement le blasphème n’existe pas en droit français, mais, pour cette raison entre autres, on ne peut pas parler en toute rigueur de « droit au blasphème ».
Je vois déjà quelques lecteurs s’indigner : Catherine Kintzler soutient les dévots ! elle « n’est pas Mila » ! ou, au mieux : CK pinaille et introduit un « oui mais » ! Je leur demande de lire ce qui suit jusqu’au bout..
Oui je pinaille, et « je suis Mila ».

« Blasphème » : une notion impertinente en droit

Dans son article « L’affaire Mila et la réintroduction du délit de blasphème en droit français », Jean-Éric Schoettl rappelle l’abolition du délit. Dans l’état actuel du droit, la notion même de blasphème est inconnue, impertinente. On peut avancer un argument philosophique : la notion n’a de pertinence que pour les adeptes d’une position, d’une religion, et seuls ces adeptes sont en mesure de proférer des propos que d’autres adeptes jugeront « blasphématoires ». Il s’agit d’une notion interne à un discours et aux tenants de ce discours.

Cette absence a une conséquence évidente : comment une loi pourrait-elle énoncer explicitement un droit à quelque chose dont elle ne reconnaît pas l’existence ? Ou encore : énoncer ce droit serait ipso facto reconnaître l’existence du blasphème (et lequel ? pour quelles doctrines, quelles religions ? faut-il se lancer dans une énumération qui sera par défnition incomplète ? ).

Si les religions, les doctrines, utilisent la notion de blasphème et blâment sur ce motif certains de leurs adeptes, il s’agit d’un usage privé et strictement moral. Aucune religion, aucune autorité ne peut recourir à la loi pour demander la punition des adeptes jugés déviants, ni recourir à des actes délictueux pour les punir elle-même. Il n’y a pas de délit de blasphème : tout le monde a le droit de « blasphémer » !
Pourquoi alors pinailler devant l’expression « droit au blasphème » ?

La vertu libératrice du silence de la loi

La liberté de proférer ce que certaines doctrines qualifient de blasphème ne s’inscrit pas seulement dans l’inexistence juridique de la notion de blasphème, elle s’inscrit tout simplement et généralement dans l’exercice ordinaire de la liberté, lequel a pour principe que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché » (art. 5 de la Déclaration des droits de 1789).

En l’absence d’interdiction expresse, c’est la liberté qui vaut, dans le silence de la loi. Or prétendre qu’existerait un « droit au blasphème » c’est supposer que ce droit aurait besoin, pour s’exercer, d’être énoncé par la loi, comme le droit à l’instruction, au logement, etc., de sorte qu’en l’absence de son énoncé, cela pourrait être interdit ou du moins réellement empêché.  C’est confondre d’une part les droits-liberté qui sont indéfinis, limités par des interdits explicites et qui n’ont pas besoin d’être énoncés pour s’exercer, et d’autre part les droits qui sont définis et ne peuvent s’exercer que s’ils sont expressément énoncés par la loi. Ce serait côtoyer dangereusement le principe liberticide selon lequel « tout ce qui n’est pas autorisé expressément par la loi est interdit »… !

J’ai autant le droit de « blasphémer » que j’ai celui de me gratter le nez ou celui de coller à l’envers la vignette de mon assurance auto sur mon pare-brise, etc.
On a le droit de « blasphémer » et il est utile de le rappeler inlassablement. En revanche il me semble approximatif et dangereux de parler d’un « droit au blasphème »  comme s’il fallait une loi pour l’assurer.

Note

1 – Sur le détail de l’affaire, voir la note 1 de l’article « It hurts my feelings ». Sur ses prémisses, dont on parle très peu (la vidéo postée par la jeune fille intervient en effet dans un second temps, elle y réplique à des propos qui eux-mêmes auraient mérité des poursuites judiciaires), voir le commentaire de Jeanne Favret-Saada qui fait un très utile rappel : https://www.mezetulle.fr/it-hurts-my-feelings-laffaire-mila-et-le-nouveau-delit-de-blaspheme/#comment-20372

L’affaire Mila et la réintroduction du délit de blasphème en droit français (par J.-E. Schoettl)

Au sujet de « l’affaire Mila », Jean-Éric Schoettl1 livre son analyse et ses inquiétudes en les éclairant par sa connaissance de la vie du droit. Mezetulle remercie l’auteur et le site de l’association « Egale », où le texte est proposé au téléchargement2, pour leur aimable autorisation de reprise.

L’incrimination de blasphème a été abolie en France avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État », concomitamment à la proclamation de la liberté de la presse en 1881.
L’alliance d’une cabale des dévots d’un nouveau type, d’une part, et du souci exacerbé de ménager la sensibilité de l’Autre, d’autre part, va-t-elle conduire à revêtir d’habits neufs le délit de blasphème ?
Telle est, entre autres problèmes de société, la question que pose l’affaire Mila.

Les faits

Rappelons sommairement les faits.

  • Parce qu’elle a dit sur Instagram qu’elle détestait les religions, et plus particulièrement l’islam, Mila (seize ans) a vu se déverser sur elle un tombereau d’insultes sexistes et de menaces de mort, tandis que des informations précises sur sa vie privée et ses habitudes étaient divulguées sur Internet3. Sa sécurité se trouvant en péril, elle ne se rend plus à son lycée.

  • « Elle l’a cherché, elle assume » a estimé, sur l ’antenne de Sud Radio, le délégué général du Conseil français du culte musulman (CFCM).

  • Le procureur de la République de Vienne a ouvert deux enquêtes : la première visant les auteurs des menaces ; la seconde contre Mila pour provocation à la haine. Le 30 janvier, la procédure pour incitation à la haine faisait cependant l’objet d’un classement sans suite.

  • Tout en condamnant les menaces, la garde des Sceaux a estimé que l’insulte à la religion proférée par Mila (« Je déteste la religion, […] le Coran il n’y a que de la haine là-dedans, l’islam c’est de la merde, c’est ce que je pense. […] Votre religion, c’est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir. ») constituait « une atteinte à la liberté de conscience ».

Les fractures françaises autour de l’islam

Cette affaire est, à de multiples égards, un cas « chimiquement pur » des fractures françaises autour de l’islam.

  • La vision négative de l’islam qu’exprime Mila (qu’elle qualifie de « religion de haine ») est sans doute majoritairement répandue en France chez les non-musulmans, ce qui est en soi préoccupant pour l’harmonie future de la société française.

  • Le déferlement de haine dont Mila a été l’objet sur les réseaux sociaux de la part de jeunes musulmans alimente malheureusement cette vision négative de l’islam chez les non-musulmans. Il témoigne au minimum du pouvoir d’imprégnation des idées islamistes sur les jeunes des « quartiers ». Les camarades de lycée de Mila de confession musulmane la traitent de raciste, sans guère s’émouvoir des menaces de mort. Quel abîme entre cette réaction collective, qu’il faut bien qualifier de communautaire, et les marques de sympathie que Mila a reçues de tant de gens ordinaires ! Un fossé se creuse qu’il est absurde de continuer à nier.

  • Au lieu de condamner ces menaces en martelant que « l’islam ce n’est pas ça », au lieu de mettre la violence à l’index, au lieu d’expliquer qu’en France il faut respecter les lois de la République et qu’en France la loi ne verrouille pas la liberté d’expression au nom du sacré, le délégué général du CFCM (qui n’est pourtant pas un intégriste patenté) emprunte au langage de la cour de récréation pour accabler une gamine dont l’existence quotidienne est compromise et dont les jours sont en danger : « Elle l’a bien cherché ». Bien cherché quoi ? S’il y a passage à l’acte, que dira M Zekri pour échapper à sa part de responsabilité ? Peut-on encore compter sur de tels représentants pour institutionnaliser en France un islam des Lumières ? Oui, en effet, le fossé se creuse.

  • Du côté du camp progressiste, c’est soit le silence assourdissant, soit la justification hypocrite de ce silence « pour le bien de l’intéressée, qui est dépassée par les évènements » (comme si on avait dissuadé Zola d’écrire « J’accuse », pour ne pas desservir la défense de Dreyfus), soit carrément la tentative de la discréditer (n’est-elle pas soutenue par le Rassemblement national ? n’a-t-elle pas été « exfiltrée par la police » [sic] ?

  • Enfin, du côté des pouvoirs publics, mises à part quelques voix claires (Schiappa, Blanquer, Castaner), la peur de stigmatiser a paralysé à nouveau les esprits. Dans la Maison Justice, la tentation a été irrépressible, au moins dans un premier temps, de renvoyer dos à dos les fanatiques proférant injures et menaces (de viol et de meurtre) et une gamine qui, dans le style il est vrai très cru qui est celui des réseaux sociaux, a fait usage de sa liberté d’expression en disant tout le mal qu’elle pensait de l’islam sans s’en prendre aux musulmans, ni tenir de propos racistes, comme elle s’en explique fort bien.

C’est sur l’attitude du parquet et de la garde des Sceaux que nous voudrions braquer à présent notre loupe.

Le procureur de la République de Vienne

Dans cette consternante affaire, on l’a dit, le procureur de la République de Vienne a ouvert initialement deux enquêtes : la première visant les auteurs des menaces (c’était la moindre des choses) ; la seconde contre Mila pour provocation à la haine raciale et/ou religieuse.

L’ouverture de la seconde enquête soulevait de prime abord trois problèmes.

D’abord celui-ci : en renvoyant dos à dos des enragés proférant des menaces de mort et une gamine dont les propos répliquaient, comme le montre le contexte4, à des injures machistes (émanant des mêmes individus qui, de harceleurs, se sont mués en inquisiteurs), le parquet établissait une bien étrange symétrie. 

Fallait-il y lire un message et lequel ? Cherchait-on à montrer qu’on ne transigeait pas avec l’islamophobie ? Qu’on tenait la balance égale entre jeunes issus de l’immigration et jeunes Français « de souche » ?

Le deuxième problème était posé sans ambages par Céline Pina dans Causeur : « des fanatiques s’en prennent à une jeune fille et la menacent de mort parce qu’elle critique leur religion et le parquet vient leur prêter main forte au lieu de défendre la liberté d’expression ! »

Fallait-il rappeler, ainsi que l’avait fait, il y a près d’un demi-siècle, la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision Handyside5, que « la liberté d’expression vaut même pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population » ? Ou considérer qu’une partie de la population doit désormais bénéficier, au pays de Voltaire et de Diderot, d’une protection juridique spéciale du fait de sa religion ?

Le troisième problème était le plus sérieux. Il semblait acquis que l’arsenal dressé depuis la loi Pleven pour combattre l’incitation à la haine ou à la discrimination (ainsi que l’injure et la diffamation) à raison de la religion, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle, etc. 6, protégeait les personnes et non les dogmes. Ainsi, la Cour d’appel de Paris avait jugé en 2008 que les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo en 2006 ne constituaient pas une injure à l’égard des musulmans 7.

Or il se trouve que Mila a tenu des propos certes virulents, voire orduriers (répétons-le : les gens de son âge n’en sont pas avares sur les réseaux sociaux), mais dirigés contre l’islam et non contre les musulmans. Un simple visionnage de la vidéo postée sur Instagram suffisait à s’en convaincre, sans qu’il soit besoin d’ouvrir une enquête.

En ouvrant cette seconde enquête, le parquet amorçait donc le glissement de tous les dangers pour la liberté d’expression : celui qui conduit à voir dans une charge contre la religion une incitation à la haine, ou une injure, ou une diffamation contre les croyants. C’était importer dans notre droit répressif le délit de blasphème.

Si cette pente était dévalée, il ne nous suffirait plus (nous laïques impénitents) de fustiger l’existence des crimes et délits de blasphème et d’apostasie partout où ils existent sur la planète (c’est-à-dire principalement dans les pays musulmans). Encore nous faudrait-il désormais dénoncer l’introduction subreptice, car purement jurisprudentielle, du délit de blasphème en droit français.

Fort heureusement, le procureur de Vienne est rapidement venu à résipiscence, ce qui est tout à son honneur.

Il a classé sans suite la procédure pour incitation à la haine, en publiant le 30 janvier un communiqué, en tous points conforme à l’état de notre droit, dans lequel il expose que : « l’enquête a démontré que les propos diffusés, quelle que soit leur tonalité outrageante, avaient pour seul objet d’exprimer une opinion personnelle à l’égard d’une religion, sans volonté d’exhorter à la haine ou à la violence contre des individus à raison de leur origine ou de leur appartenance à cette communauté de croyance ».

Toutefois, demeure chez les juristes les plus sensibles au discours victimaire et les plus attachés à la protection des minorités la tentation de voir dans l’insulte à la croyance une injure faite aux croyants.

C’est ce que montrent les propos tenus jusqu’ici par la garde des Sceaux sur l’affaire Mila.

La garde des Sceaux

Le 29 janvier, sur Europe 1, Mme Belloubet déclare que « l’insulte à la religion est évidemment une atteinte à la liberté de croyance ».

Emboîtant le pas au premier mouvement du procureur de la République de Vienne (lequel, on vient de le dire, est vite revenu à une plus juste appréciation des choses), la ministre de la Justice fait un parallèle entre menaces de mort d’un côté et insulte à la religion de l’autre (tout en précisant, il est vrai, que, à ses yeux, les menaces de mort sont plus graves que l’insulte à la religion).

Dans une mise au point ultérieure (après-midi du 29), elle explique que la critique de la religion est légitime, mais devient un délit lorsqu’elle prend un tour injurieux.

En somme, si on comprend bien la garde des Sceaux, Charlie Hebdo aurait dû être condamné en 2008 par la Cour d’appel de Paris8.

Or ce jugement de 2008 n’est pas isolé, bien au contraire. C’est une jurisprudence constante qui, depuis 1985, refuse de voir une incitation à la haine ou à la discrimination, une injure ou une diffamation à l’égard des croyants (tombant sous le coup des articles 24, 32 ou 33 de la loi du 29 juillet 1881) dans une critique, même outrageante, même injurieuse, de la religion.

Après 1984 (affaire du film Ave Maria dans laquelle Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès, pour « outrage aux sentiments catholiques », l’affiche du film de Jacques Richard), la jurisprudence s’est en effet stabilisée dans le sens suivant : la critique des religions, même véhémente, même injurieuse, la caricature, même outrancière, de leurs figures sacrées, ne sont pas regardées comme une incitation à la haine ou à la discrimination, une injure ou une diffamation à l’égard des croyants.

Ainsi, comme le rappelle Richard Malka dans Le Figaro du 28 janvier, la Cour de cassation rejette en 2007 un recours de l’AGRIF visant un dessin représentant le Christ nu avec un préservatif sur le sexe9.

Aujourd’hui il n’y aurait pas de recours du tout car le « parti clérical » a cessé le feu. La chanson de Frédéric Fromet sur France Inter (« Jésus pédé ») n’a ému que par son caractère (éventuellement) homophobe. Les excuses de l’auteur s’adresseront d’ailleurs à la communauté homosexuelle. La religion majoritaire a digéré l’abolition du délit de blasphème (1881), comme elle a digéré la loi de séparation (1905).

Inquiétudes

Mais d’autres bigots ont pris le relais des groupes catholiques traditionalistes. Et ce n’est plus pour la défense de la France fille aînée de l’Église, mais par culpabilité post-coloniale que ces nouveaux bigots sont écoutés des professions juridiques (magistrats, avocats, professeurs de droit et garde des sceaux). Une bonne partie de la doctrine est visiblement habitée, comme une bonne partie de l’intelligentsia française, par cette haine de soi qui pousse à prendre en toute circonstance, fût-ce en liquidant les fondamentaux de la République, le parti de l’Autre.

Une telle évolution peut-elle conduire à la remise en cause de la sage jurisprudence encore réaffirmée par la Cour d’appel de Paris en 2008 ?

Ce risque, conjuré dans l’immédiat avec l’affaire Mila, existe bel et bien à l’avenir.

À l’analyser précisément, il tient à la conjonction de deux phénomènes à l’œuvre depuis un bon moment.

  • Au nom de la lutte contre les « phobies » (homo-, islamo- etc.) et contre les discriminations10, le droit pénal est requis par les associations militantes de protéger contre toute raillerie la sensibilité des membres des groupes réputés discriminés.

  • Dans le cadre de cette protection, les croyances de la victime tendent à être regardées comme consubstantielles à la fois à son identité et à la définition de son groupe d’appartenance.

Dès lors, une insulte à la croyance devient une injure aux croyants.

Ainsi se réinstallerait sans crier gare, non en vertu de la loi et conformément à la volonté du Parlement, mais par voie purement jurisprudentielle, la prohibition du blasphème. Et non plus cette fois au nom d’une vérité transcendante, mais au titre de la protection de la personnalité des membres des groupes réputés discriminés.

Comme l’écrit Catherine Kintzler11 : « La question du blasphème est posée sous une forme très précise qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition juridique subreptice de la personne, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent. »

Notes

1 – Jean-Éric Schoettl est conseiller d’État honoraire et ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.

3 – NdE. Pour plus de détails, car ils méritent d’être connus, voir le 2e commentaire de Jeanne Favret-Saada sur l’article « It hurts my feelings : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème » https://www.mezetulle.fr/it-hurts-my-feelings-laffaire-mila-et-le-nouveau-delit-de-blaspheme/#comment-20372

4 – NdE. Voir la note précédente.

5 – 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n°5493/72, §48.

6 – Cf articles 24 (septième à onzième alinéas), 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans leur rédaction issue de la loi Pleven (n° 72-546 du 1 juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme), complétée par de nombreux textes ultérieurs étendant la liste des groupes protégés et étoffant la répression.

7 – En première instance, le TGI de Paris avait relaxé Charlie Hebdo en faisant prévaloir la liberté de se moquer d’une religion sur le caractère choquant des caricatures pour la sensibilité des musulmans.

8 – NdE Voir ci-dessous l’ajout du 8 février : « La seconde rectification de la garde des Sceaux dans Le Monde« .

9 – NdE. Voir dans l’article « It hurts my feelings…. » (notes 10 et 11) les références aux publications de Jeanne Favret-Saada en 2016 et 2017 sur ces deux affaires.

10 – Cf. articles 225-1 à 225-4 du code pénal.

11 – « It hurts my feelings : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème ».

[Edit du 8 février] La seconde rectification de la garde des Sceaux dans Le Monde

Le 8 février, dans une tribune au Monde, Mme Belloubet a opéré une seconde rectification de ses propos, en forme d’autocritique cette fois. Celle-ci me paraît satisfaisante (et rassurante) tant sur la question du blasphème que sur la portée du principe de laïcité.

Qu’on en juge par ces extraits :

« J’ai eu une expression qui était non seulement maladroite – ce qui est regrettable –, mais surtout inexacte – ce qui l’est plus encore : « L’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience. » Maladroits, ces mots, repris de ceux exprimés dans la question posée, l’étaient à l’évidence, en donnant le sentiment que l’on pouvait établir une comparaison entre deux termes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre et qu’on ne peut mettre en balance. Inexacts, ensuite, car, juridiquement, l’insulte à la religion n’existe heureusement pas dans notre République. Seules sont réprimées les injures faites à autrui en raison de son appartenance à une religion déterminée, comme celles adressées à une personne en raison de ses origines, de ses orientations sexuelles, de son sexe…
[….] En matière de laïcité, il n’y a pas d’accommodements possibles. C’est un bloc. Inaltérable. Non négociable. Vital. La France s’est construite autour de cette idée cardinale, qui fait partie de notre ADN. Ce principe est la pierre angulaire de la République. Il repose sur la liberté de conscience et la stricte séparation des religions et de l’État. Et si la laïcité renvoie à un régime juridique, elle est plus encore un esprit, un esprit français. »

 

« It hurts my feelings » : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème

Du respect érigé en principe, derechef

« L’affaire Mila », lycéenne harcelée et menacée de mort pour avoir diffusé une vidéo « insultante » envers l’islam1, pose à nouveau la question du « blasphème » sous une forme contemporaine qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition subreptice de la personne juridique, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent.

« It hurts my feelings ». Le retournement subjectif victimaire et l’impératif de censure

On ne s’étonnera pas de voir le responsable du CFCM, Abdallah Zekri, estimer que la jeune fille « récolte la tempête » après avoir « semé le vent » et qu’elle doit « assumer les conséquences » de ses propos de mauvais goût – comme s’il était admissible ou même compréhensible que la mort soit réclamée pour punir le mauvais goût : au moins les masques tombent2. Mais il est inquiétant de voir que, parallèlement à une enquête pour menaces de mort, le procureur de la République de Vienne (Isère) a ouvert une autre enquête au « chef de provocation à la haine raciale »3. Certes il s’agit officiellement de vérifier si la jeune fille a insulté des personnes (en l’occurrence les musulmans considérés comme groupe) – or le visionnage de la vidéo en question ayant largement circulé sur les réseaux sociaux atteste qu’il n’en est rien. Il est pour le moins étrange de voir intervenir ici le terme « de haine raciale », comme si l’adhésion à une religion était une question de « race »4, et de constater la diligence avec laquelle, par ce parallélisme, on s’empresse, sous couvert de se tenir dans un « juste milieu » qui les renvoie dos à dos, de placer les auteurs de menaces et leur victime sur le même plan.

La question du blasphème5 est à nouveau posée par cette affaire, sous une forme très précise qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition subreptice de la personne juridique, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent.

Bien que le délit de blasphème ait disparu en France depuis la Révolution, bien que les législations pénalisant le blasphème soient en déclin dans les États de droit attachés aux libertés formelles, y compris non-laïques6, la persécution pour motif de blasphème n’a pas disparu pour autant. On continue à menacer et à tuer au nom de dogmes. Mais c’est au sein même des États de droit, au sein même de leur législation que le délit de blasphème et son cortège de menées punitives refait surface sans dire son nom : sorti par la porte, il revient par la fenêtre avec un costume de chevalier blanc. La demande de « punition », la revendication d’interdiction d’expression pour motif d’outrage à une religion, à un dogme, et cela devant les tribunaux, au nom de la loi elle-même, non seulement n’a pas disparu, mais elle se répand. Seulement elle a changé de nature et même de sens : devenue respectable, elle réclame aujourd’hui l’égard pour une « victime » dont on finit dès lors par « comprendre » qu’elle se livre à toutes les invectives, y compris à des menaces.

Comme pour l’affaire des caricatures, on assiste à un retournement victimaire : ce ne sont plus des procureurs qui se dressent contre des propos outrageant une divinité, mais des avocats qui plaident pour des « victimes » offensées, à savoir les croyants. Le schéma accusatoire à l’impératif au nom d’une autorité est retourné en plainte subjective et le scénario s’inverse. Les bourreaux de jadis se présentent comme des victimes : ce n’est plus un Livre sacré, ni Dieu qu’on prétend offensé, mais la sensibilité des croyants. On entre dans un schéma victimaire de subjectivation. Est incriminé non plus ce que je juge contraire à la vérité, mais ce qui me choque subjectivement, ce qui me blesse ou plutôt – car il s’agit d’une figure de style – : ce qui blesse mes sentiments.

« It hurts my feelings » : voilà qui, outre-Atlantique, est devenu un obstacle sans réplique devant lequel il faut s’incliner, au nom duquel le silence et la censure s’imposent. La version française de l’impératif serait plutôt l’appel au « respect » : tout irrespect envers ce que je pense devient une atteinte à ma personne. « Du respect érigé en principe »7 : cette expression, j’aurais aimé l’inventer. Elle pointe le glissement d’une conception formelle, extérieure, du droit, vers une normalisation subjective sous régime psychologique dont on peut craindre qu’elle s’érige en ordre moral. Elle est empruntée au chapitre premier du livre posthume de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes8. On voit une fois de plus avec l’affaire Mila que la notion d’islamophobie, brandie au nom de victimes offensées et stigmatisées n’a d’autres fonctions que de censure et d’intimidation9.

Brève histoire du retournement de l’incrimination de blasphème

C’est ce que décrivent de manière très minutieuse et informée les travaux récents de Jeanne Favret-Saada10. Dans un article mis en ligne sur Mezetulle en juin 2016 intitulé « Les habits neufs du délit de blasphème », lui-même issu du livre alors en préparation et qui a été publié depuis11, Jeanne Favret-Saada retraçait et analysait l’histoire sinueuse de la disparition de l’incrimination de blasphème en France. Cette histoire aboutit à la loi du 29 juillet 1881, notamment avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État ». C’est un moment crucial : l’évidence acceptée d’une autorité absolue et extérieure présentée sous régime objectif autorisant les poursuites, cette évidence tombe. Je cite JFS :

« Lors des débats parlementaires, l’inconsistance des objections cléricales est le fait le plus nouveau, ainsi que le plus stupéfiant : les locuteurs réalisent au moment même où ils parlent qu’ils ont cessé d’être crédibles, alors qu’ils l’étaient encore quelques mois plus tôt, au temps de l’Ordre moral. L’arrangement politico-religieux qui a rendu possible, durant tant de siècles, la criminalisation du blasphème, est soudain périmé, et il l’est une fois pour toutes. Car le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion. »

Le délit d’opinion religieuse en tant que tel est aboli. Mais JFS poursuit, passant à notre époque :

« Nul n’aurait pu imaginer le spectaculaire retournement de situation que nous vivons depuis le début des années 1980. Exploitant les virtualités ouvertes par une loi de 197212 contre le racisme, des associations dévotes issues de l’extrême-droite catholique – bientôt rejointes par une association ad hoc de l’Episcopat – obtiennent des condamnations pour « injure au sentiment religieux », « diffamation religieuse », ou « provocation à la discrimination, à la violence et à la haine religieuse ». Des juristes, parfois réputés, invoquent désormais un « droit au respect des croyances », élevé à la dignité d’un « droit fondamental de la personnalité », et, tant qu’à faire, d’une « norme constitutionnelle d’égale valeur à celle de la liberté d’expression ». Un siècle après sa disparition, le délit d’opinion religieuse a donc fait sa réapparition dans nos prétoires, sinon dans nos lois. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la sensibilité de ses fidèles : car si l’on parle encore de « blasphème », ce n’est plus dans les prétoires, où le terme n’a pas cours, mais dans le débat public ou entre dévots. »

Elle souligne la lenteur de ce retournement. En 1984 Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès l’affiche du film de Jacques Richard Ave Maria pour « outrage aux sentiments catholiques ». En 1985, l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française et chrétienne (AGRIF) assigne Jean-Luc Godard, réalisateur de Je vous salue, Marie et son producteur pour « diffamation raciste envers les catholiques ». L’AGRIF perd son procès, mais elle inaugure une politique d’occupation perpétuelle des tribunaux, à seule fin de défendre les « sensibilités catholiques » contre toute production susceptible de les « blesser ».

Selon JFS, le point d’appui de ce retournement s’inspire de la loi du 1er juillet 1972 dans la mesure où cette dernière, dans la modification de la loi de juillet 1881, introduit la notion d’appartenance religieuse :

« […] les magistrats se révéleront rapidement incapables de distinguer entre les fidèles (qu’ils dotent d’une « sensibilité » devant être protégée) et leur religion : ainsi, par exemple, quand sont en cause une déclaration pontificale (qu’il s’agisse de l’antisémitisme chrétien ou du préservatif), ou un épisode fâcheux de l’histoire de l’Église. »

Elle s’interroge aussi sur la signification de la notion de « groupe de personnes » s’agissant d’une appartenance religieuse. Comment délimiter ces groupes ?13:

« la Convention européenne des droits de l’homme elle-même – encline depuis peu à protéger les « sensibilités religieuses » – a veillé à n’évoquer dans son traité que des individus. Dans la nouvelle loi française, au contraire, il est difficile de désigner avec certitude la cible (individuelle ou collective) que le prévenu est supposé viser : « tous les baptisés de l’Église catholique » (y compris les « progressistes » et ceux qui sont détachés de la pratique) ? les pratiquants ordinaires ? ou un très petit nombre d’entre les fidèles, les dévots qui se disent blessés dans leurs convictions ? ».

Enfin, elle soulève la question de la nature des associations pouvant se porter partie civile (art. 48.1 de la loi du 29 juillet 1881, modifiée par la loi Pleven qui introduit uniquement les associations de lutte contre le racisme, puis modifiée en 1990 pour y introduire celles qui combattent les discriminations religieuses).

« … les magistrats auront tendance à considérer les associations confessionnelles comme représentatives de la « sensibilité blessée » des « groupes de personnes » protégés par la loi. L’on peut tout de même se demander si le scandale ressenti par l’Association Saint-Pie X – et même par l’Episcopat – est celui d’un groupe particulier de fidèles ou de tous les « groupes de personnes » catholiques ? »

Elle conclut sur une note contrastée dont on aimerait, aujourd’hui, que le souhait final soit toujours d’actualité – apparemment la décision du procureur dans la naissante affaire Mila, loin d’y mettre fin, entretient le chaos judiciaire14 :

« Les magistrats français n’étaient nullement préparés à faire face à une inflation de procès en défense de la religion, surtout dans le cadre d’une loi antiraciste. Pendant une vingtaine d’années, ils prononcèrent les verdicts qu’ils purent : tantôt favorables à la liberté d’expression, bien qu’avec une motivation souvent fautive, tantôt privilégiant le « droit au respect des croyances », avec une argumentation non moins fragile. En 2002, l’arrivée dans les prétoires des associations musulmanes – pour une déclaration de Michel Houellebecq sur l’islam -, a prestement remis les pendules à l’heure : s’il faut reconnaître un statut égal à toutes les demandes religieuses, la magistrature française préfère se résoudre à la laïcité. Le jugement rendu en 2007 au procès intenté à Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures du Prophète Mahomet marque, on l’espère, la fin du chaos judiciaire – sinon des procès en défense de la religion. »

Du respect envers les personnes au respect envers les doctrines

Du point de vue philosophique, le problème posé est une question d’intériorité et d’identité : avec la notion de « sensibilité blessée » nous avons ici la juridisation d’un moment psychologique. En effet, les convictions religieuses deviennent insidieusement une propriété constitutive de la personne, elles sont indissolublement incluses en elle et peuvent prétendre au même niveau de reconnaissance et de protection. L’appartenance religieuse ou d’opinion est considérée comme essentielle de sorte qu’on pourrait prétendre à sa protection en tant que telle. On vérifie alors la pertinence de la rédaction du titre de Charb : « Du respect érigé en principe » ; on glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes. L’affaire des caricatures et l’ « affaire Mila » montrent que cette problématique ne concerne pas exclusivement la religion catholique et qu’elle offre un boulevard à l’intégrisme musulman, qui ne manque pas de s’en emparer. De manière générale, cette inclusion des croyances dans la personne essentialise les croyances et cela soulève une question philosophique majeure.

En revanche, une législation formelle, extérieure, protège non pas les doctrines et convictions elles-mêmes, mais leur expression dans un cadre de droit commun qui pénalise l’injure et la diffamation, qui pénalise le fait de s’en prendre aux personnes elles-mêmes et non pas celui de s’en prendre à des croyances, à des opinions, à des doctrines. Dans la perspective classique des droits formels, l’expression du dénigrement de telle ou telle appartenance ou croyance, pourvu qu’elle s’exerce elle aussi dans les limites définissant l’injure et la diffamation, non seulement n’est pas incriminable, mais elle bénéficie de la même protection que l’expression des croyances et diverses appartenances ; la liberté d’expression est la même pour tous. Il n’y a donc de ce point de vue et dans ce cadre aucun délit dans une critique ou une satire, même virulente, même de « mauvais goût », d’une doctrine, d’une conviction.

« La France… respecte toutes les croyances » : qu’est-ce que cela veut dire ?

Je terminerai en évoquant quelques difficultés.

Les lois dites mémorielles et le débat dont elles sont l’objet entrent dans ce champ. La question a été soulevée par des historiens, notamment dans un texte intitulé « Liberté pour l’histoire » paru dans Libération du 13 décembre 2005, dont voici un extrait :

« L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire
C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives ­ notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ­ ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.
Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique. »15

On retrouve ici la question de la liberté philosophique et de son apparente disjonction avec la liberté formelle exploitée pour faire taire un discours : les lois citées s’autorisent d’un contenu « vrai » pour restreindre une liberté. Mais ce que font remarquer les historiens est beaucoup plus intéressant : ils montrent qu’il n’y a plus de liberté philosophique si la liberté formelle d’expression est trop restreinte ou abolie. Si on n’a plus le droit de dire ou de supposer des propositions fausses, c’est tout simplement la recherche de la vérité qui est entravée : pour établir une proposition il faut pouvoir la falsifier, il faut pouvoir en douter. On voit donc que la conception formelle de la liberté, loin de s’opposer à la liberté philosophique, en est au contraire l’une des conditions. Ce que risquent de perturber des lois mémorielles, c’est la méthode scientifique elle-même : elles ont une conception extérieure de la vérité.

Je m’intéresserai finalement, excusez du peu, à un passage de la Constitution.

L’alinéa 1 de l’article premier de la Constitution de 1958 est ainsi formulé :

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. »

Je m’interroge en effet sur la phrase « Elle respecte toutes les croyances ». Qu’est-ce que cela veut dire ? N’étant pas juriste, j’essaie de la comprendre avec mes propres lumières.

Il me semble que cela ne peut pas vouloir dire que la RF respecte les contenus des croyances. Car si c’était le cas, on pourrait fonder là-dessus une forme de reconnaissance publique des autorités religieuses à travers le respect de leurs dogmes, lesquels comprennent une mythologie, des propositions philosophiques, mais aussi des propositions à portée politique et juridique. Plus absurdement, il faudrait interdire d’enseigner par exemple que la Terre est sphérique car il y a des groupes qui croient qu’elle est plate, ou interdire d’enseigner la théorie de l’évolution au même motif. Je ne peux comprendre cette phrase que si elle a pour objet, non pas les croyances dans leur contenu, mais uniquement leur expression.

On peut aussi lire cette phrase (et cette seconde lecture est compatible avec la précédente) en comprenant qu’elle parle de la République, de l’association politique et uniquement de l’association politique. Les personnes ne sont donc pas tenues de respecter les croyances, de même qu’elles ne sont pas tenues d’être laïques alors que la République est tenue, elle, par le principe de laïcité. Si on lit de cette manière, il est alors infondé de poursuivre une personne ou un groupe de personnes pour non-respect de croyances, mais la République elle-même doit observer une réserve sur tous ces sujets. J’espère que c’est bien le cas, mais je n’en suis pas si sûre, ou plutôt j’ai bien peur que non…

Enfin je n’arrive pas à lever une objection sur la formulation très restrictive de ce passage16. Respecter « toutes les croyances », c’est refuser ce même respect aux diverses espèces de non-croyance et donc installer une inégalité de principe entre les croyants d’une part et les non-croyants de l’autre. Sans compter qu’il peut y avoir des conflits absolus : faut-il privilégier la sensibilité du croyant qui se dit « blessé » par une déclaration d’athéisme ou bien la sensibilité de l’athée qui se dit blessé par l’affirmation qu’il existe un ou des dieux ? Dans ces cas, on peut craindre que ce soit la « sensibilité » du juge qui tranche.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’il serait préférable ou de ne rien dire, ou de remplacer cette phrase par la suivante :

« Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

Notes

1 – Voir par exemple et entre autres l’information en ligne sur le site de L’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/affaire-mila-enquetes-ouvertes-apres-des-menaces-de-mort-contre-la-lyceenne_2116140.html On la trouvera sur de nombreux sites internet des grands quotidiens et chaînes de radio – tv.

2 « Elle l’a cherché, elle assume. Les propos qu’elle a tenus, les insultes qu’elle a tenues, je ne peux pas les accepter » a-t-il déclaré sur Sud-Radio (cité par L’Obs 28 janvier 2020 https://www.nouvelobs.com/societe/20200128.OBS24037/schiappa-qualifie-de-criminelles-les-propos-d-un-responsable-du-cfcm-sur-l-affaire-milla.html

3 – Voir note 1.
[Edit du 30 janvier 2020] On apprend aujourd’hui que le parquet classe sans suite les accusations de « provocation à la haine » https://france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/isere/isere-affaire-mila-parquet-classe-suite-accusations-provocation-haine-1781093.html

4 – Alors que l’article 24 de la loi dite Pleven du 1er juillet 1972 modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48) distingue les chefs d’accusation (voir infra note 12).

5 – Rappelons à ce sujet que contrairement à ce que pourrait laisser entendre une facilité de langage, il n’existe aucun « droit au blasphème » qui serait énoncé dans la législation de la République française tout simplement parce que le blasphème n’a aucune existence juridique – il n’y a de blasphème que pour ceux qui y croient. L’expression est libre, dans la limite du droit commun qui détermine textuellement et formellement les abus de cette même expression : articles 4, 5 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Préambule de la Constitution de 1958, articles, 23, 243, 29, 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881, articles R 621. R 621.2 du Code pénal. Il faut donc rester intraitable sur le formalisme de la liberté d’expression, sur le droit de dire des choses fausses et même des bêtises.

6 – On a vu récemment le Royaume-Uni, et dernièrement le Danemark abolir les leurs.

7 – Les lignes qui suivent sont reprises, avec quelques modifications et adaptations, de la seconde partie d’un article que j’ai écrit sur le sujet en septembre 2017, publié en ligne sous le titre « Du respect érigé en principe. Blasphème et retournement victimaire : faut-il « respecter toutes les croyances » ? https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/

8 – Paris : Les Echappés, 2015, p. 56.

9 – Voir ici même les articles abordant la notion d’islamophobie : https://www.mezetulle.fr/?s=islamophobie Un exemple très éclairant de la manipulation du terme, sans oublier le rapprochement final avec l’extrême-droite pour faire bonne mesure, peut être trouvé sur le journal gratuit 20 minutes : https://www.20minutes.fr/high-tech/2702611-20200124-affaire-mila-revient-histoire-ado-cyberharcelee-apres-propos-islamophobes

10Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris ;Fayard, 2017. Jeanne Favret-Saada est anthropologue ; ancienne directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a publié de nombreux ouvrages, notamment Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015. Voir sa bibliographie et des textes en ligne sur le site de l’EHESS http://gspm.ehess.fr/document.php?id=1408

11 – « Les habits neufs du délit de blasphème » par Jeanne Favret-Saada, Mezetulle, 14 juin 2016. Le livre est cité à la note précédente.

12 – Loi dite Pleven du 1er juillet 1972, modifiant la loi du 29 juillet 1881 (modifications des articles 24 et 48).

13 – Ainsi, art. 24, al. 5 : « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » seront condamnées à une peine de prison et/ou d’amende aggravée. – C’est moi qui souligne.

14 – On peut rappeler aussi le constat allant dans le même sens, au sujet de la jurisprudence, présenté par Henri Leclerc dans son article « Laïcité, respect des croyances et liberté d’expression », Legicom 2015/2 (N° 55), 43-52.
[Edit du 30 janvier 2020]. S’agissant de Mila, le procureur a classé « sans suite » l’enquête pour incitation à la haine (voir la note 3), mais le chaos judiciaire a été largement surclassé par le chaos politique entretenu par une déclaration de la ministre de la Justice Nicole Belloubet le 29 janvier sur Europe 1 : «  »Dans une démocratie, la menace de mort c’est inacceptable, c’est absolument impossible […]. L’insulte à la religion c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience, c’est grave, mais ça n’a pas à voir avec la menace. » Nicole Belloubet a fini par « rétropédaler » dans la journée du 30 janvier, comme on dit, non sans avoir auparavant publié un tweet qui se voulait apaisant dans sa généralité – « On peut critiquer les religions. Pas inciter à la haine » – mais qui dans ce contexte était plus qu’une maladresse.

15 – Texte signé initialement par Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. Accessible en ligne http://www.liberation.fr/societe/2005/12/13/liberte-pour-l-histoire_541669 . Le délit de presse de « contestation » ou de négation d’un crime contre l’humanité est introduit en 1990 par un article 24bis dans la loi du 29 juillet 1881.

16 – [Note ajoutée le 30 janvier 2020] Cette objection a été heureusement discutée par un commentaire de François Braize lors de la première version de cet article publiée en 2017. Nous y revenons tous les deux dans le commentaire ci-dessous et le suivant.

Lire la version initiale de l’article, publiée en septembre 2017 :  « Du respect érigé en principe« .

La lettre d’un sous-préfet : irrespect, négligence, ignorance, humilité vicieuse

Une lettre émanant de la préfecture du Rhône invite une présidente d’université à informer professeurs et étudiants de la tenue des « assises territoriales de l’Islam [sic] de France », et éventuellement à les solliciter pour y participer. Cela fait grand bruit, à juste titre. Aux critiques parfaitement fondées, exprimées notamment par le Comité laïcité République1, je souhaite ajouter quelques remarques sur la matérialité de la lettre (consultable ci-dessous en pdf) dont la présentation typographique, la rédaction et la graphie sont révélatrices.

Oui, il s’agit bien d’un programme de type concordataire, mis en place bien avant la date récente de la lettre – laquelle fait référence à un fonctionnement dans l’ensemble des départements qui remonte à l’an dernier. Oui, c’est une entorse à la loi de 1905, présentée avec l’évidence d’un « ça va de soi » effarant.

Penchons-nous sur la lettre elle-même, signée par le sous-préfet, chef de cabinet : sa présentation typographique, sa rédaction, sa graphie sont révélatrices.

D’abord, émanant tout de même d’un représentant direct de l’État, cette lettre est un torchon, un concentré d’irrespect et de négligence. Je passe sur le jargon administratif, devenu habituel même quand il est à la limite de l’intelligibilité2, m’en tenant à la pure forme.

  • La présentation générale, observant une marge gauche insuffisante, commence bien trop haut sur la première page, laisse un blanc en bas de celle-ci et rejette en lignes orphelines au verso une information essentielle (l’adresse courriel à utiliser) et la formule finale. Le manuel de dactylographie le plus élémentaire vous dira que ça ne se fait pas3 … à moins de signifier au destinataire qu’on lui porte peu d’estime.

  • On note un embarras visible dans la présentation des énumérations en liste, pourtant fréquentes dans la correspondance administrative : hum, faut-il ponctuer à la fin de chaque item et si oui, comment ?

  • Une frappe négligente (« à à ») montre que le texte n’a pas été relu attentivement avant signature.

  • La règle typographique d’abréviation des nombres ordinaux est ignorée (on n’écrit pas XXIème, mais XXIe).

Mais ces bévues, dont l’accumulation dans un bref courrier officiel confine à l’incivilité, sont aujourd’hui monnaie courante. Il y a plus intéressant.Toutes les critiques que j’ai pu lire supposent généreusement, en se fondant probablement sur une unique occurrence au début de la lettre, qu’elle parle de l’islam en tant que culte, en tant que religion. Or l’obstination avec laquelle on y écrit « islam » en affublant le mot d’une majuscule initiale (« Islam ») montre que cette fois on n’est pas en présence d’une négligence. Un sous-préfet peut-il ignorer qu’aucune doctrine, aucune religion, ne prend la majuscule en français, et qu’on met une majuscule à « islam » pour désigner non pas un culte, mais l’ensemble des peuples et des pays où l’islam est religion dominante et fait référence juridique, autrement dit pour désigner l’aire d’influence d’une culture politico-religieuse ? Il est vrai, à la décharge du sous-préfet, qu’on trouve cette graphie dans des textes publiés par d’autres instances du ministère de l’Intérieur4 : cela ne la rend pas pour autant plus pertinente, surtout dans un emploi relevant du discours politique5.

Que conclure de cette graphie dont la réitération montre qu’elle est délibérée ? Que le sous-préfet du Rhône considère, à travers le département auquel il est affecté, le territoire national comme une aire politico-religieuse dont il convient de « valoriser l’interaction avec la société civile » ? En lisant l’expression « avancer sur les multiples enjeux auxquels l’Islam est confronté », faut-il comprendre qu’il serait bon d’«avancer sur les enjeux » auxquels l’aire d’influence islamique est confrontée sur le territoire national ?  En clair : de réduire les obstacles qu’y rencontre cette influence ? On serait alors bien au-delà d’une entorse à la loi de 1905.

N’allons pas jusque-là : ce serait attribuer à un médiocre6 représentant de l’État une visée politique subversive qui le dépasse et qu’il n’aperçoit peut-être même pas – on lui souhaite cet aveuglement salutaire, car sa mission serait plutôt « d’avancer sur les multiples enjeux » auxquels la République française est confrontée. Contentons-nous, du moins au petit niveau de cette lettre, de la conclusion la plus pitoyable ; elle m’est suggérée par une autre majuscule, attribuée une fois au nom commun « imam » à la fin de la lettre. Ces majuscules impertinentes sont emphatiques : elles signalent tout simplement et lamentablement une marque outrancière de respect, qu’il vaudrait mieux appeler ici « humilité vicieuse »7. Logée dans un écrin d’ignorance, de négligence et d’irrespect envers la destinataire de la lettre, la génuflexion n’en revêt que plus d’éclat.

Notes

1 – Voir http://www.laicite-republique.org/m-le-prefet-du-rhone-la-republique-ne-reconnait-aucun-culte-clr-1er-dec-19.html . On peut citer aussi, et entre autres, l’alerte Twitter du Parti républicain solidariste @PRS par Laurence Taillade et un article de Stéphane Kovacs dans Le Figaro du 2 décembre, p. 17.

2 – Un exemple : « permettre une meilleure implication d’une structure de représentation départementale ancrée dans les valeurs de la République, dans des sujets tels que […] ». Et bien entendu on « travaille sur » au lieu de « travailler à ».

3 – Si l’ensemble ne tient pas sur un recto, on s’arrange pour le répartir de manière à peu près équilibrée sur deux feuillets ou plus. Chose que ne peut pas faire la publication en ligne, soumise aux variations des largeurs d’écran. C’est une des raisons pour lesquelles on recourt, lorsque cela est nécessaire ou utile, au format rigide « pdf ».

4 – Voir par exemple le communiqué faisant état en septembre 2018 des « assises territoriales de l’Islam de France » sur le site officiel de la préfecture et des services de l’État en région Île-de-France http://www.prefectures-regions.gouv.fr/ile-de-france/Actualites/Assises-territoriales-de-l-Islam-de-France-lancement-de-la-concertation . On y apprend que l’opération a été organisée à la demande de Gérard Collomb, alors ministre de l’Intérieur, et qu’elle succède à des « instances nationales de dialogue » remontant à juin 2015. Au fait, rappelez-moi : qui était ministre de l’Intérieur à l’époque ? Tout cela était passé inaperçu, ou plutôt était passé sous le seuil d’alerte de l’opinion en matière de respect des lois laïques : ce seuil s’est heureusement abaissé dernièrement.

5 – On prendra connaissance d’une discussion intéressante à ce sujet dans cet article de Roland Laffitte, chercheur par ailleurs fort peu suspect d’hostilité envers l’islam https://orientxxi.info/mots-d-islam-22/islam-avec-ou-sans-majuscule,1162.

6 – J’emploie ici médiocre au sens strict : moyen, intermédiaire. C’est ce qui me semble correspondre au grade de sous-préfet.

7 – Descartes, Les Passions de l’âme, articles 159 et 160.