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Dossier 20e anniversaire de la loi du 15 mars 2004

À l’occasion du vingtième anniversaire de la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des manifestations ostensibles d’appartenance religieuse à l’école publique, on trouvera quelques textes de réflexion en ligne  – sur Mezetulle et ailleurs -, ainsi que le rappel de quelques documents. Le dossier est susceptible de s’enrichir.

Antérieurement

Documents

La loi du 15 mars 2004 a 20 ans : quelques réflexions

La loi du 15 mars 2004 (interdiction des manifestations ostensibles d’appartenance religieuse par les élèves à l’école publique) a vingt ans. Je n’aurai pas la prétention de retracer l’histoire de cette adoption, me contentant de renvoyer au livre Préserver la laïcité que Iannis Roder, Alain Seksig et Milan Sen viennent de publier sur ce sujet1 et à l’article que Gérard Delfau a bien voulu confier à Mezetulle2. Je propose quelques réflexions, d’abord sur certaines critiques dont cette loi est régulièrement l’objet, ensuite sur sa valeur éducative3.

Une « loi sur le voile »  qui « stigmatise » l’appartenance à une religion  ?

L’expression fréquente de « loi sur le voile » résume une critique récurrente : la loi s’en prendrait aux adeptes d’une religion, en visant tout particulièrement les jeunes filles. Et c’est là que le grand mot est lâché : discrimination !

Personne ne contestera que la question du port des signes religieux par les élèves à l’école publique fut soulevée de manière publique et virulente par les tentatives d’introduction et d’extension du port du voile islamique dans les années 80. On se souvient de « l’affaire de Creil » qui éclata en 1989 lorsque trois élèves du collège Gabriel Havez refusèrent d’ôter leur voile. Mais en quoi une loi serait-elle réductible à son point-origine dans l’histoire ? L’emploi actuel de l’expression « loi sur le voile » fait du port du voile une métonymie de la manifestation remarquable de toute appartenance religieuse. Ce port signale et symbolise l’affichage religieux en même temps qu’il l’accapare et le sature ; en se montrant il voile aussi les autres  : il est aveuglant au double sens du terme.

Lisons donc le texte de la loi.

« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »

Parfaitement rédigé, le texte présente les propriétés principales de ce qu’on peut attendre d’une loi : généralité (aucune croyance particulière, aucune religion, n’est mentionnée) et appui sur une matérialité, sur une extériorité (ce ne sont pas les croyants qui sont visés en tant que tels, mais des manifestations ostensibles).

Cette loi est exemplaire en ce qu’elle porte sur des manifestations extérieures ; elle ne s’introduit dans aucune intimité. Lorsque j’enseignais en lycée, pour illustrer le caractère extérieur de la loi juridique, je donnais souvent aux élèves l’exemple des feux tricolores réglant la circulation : peu importent les motifs pour lesquels je « brûle » un feu, la loi s’applique de la même manière, préalablement définie, aux transgressions et s’il peut y avoir des motifs « acceptables » (comme par exemple dégager la voie pour un véhicule prioritaire urgent qui me suit en se signalant), cela doit pouvoir s’établir a posteriori et matériellement. Plus intéressant : peu importent les motifs pour lesquels on respecte les feux, on peut le faire par peur du gendarme, par crainte d’une collision ou même parce qu’on a compris que c’est le summum de la liberté… mais la loi ne demande pas à chacun d’être au-dessus ou au-dessous de lui-même, elle est la même pour l’insensé et pour le sage. Il arrive que la loi tienne compte des intentions, notamment en matière criminelle, mais elle le fait en récoltant des éléments probants, susceptibles d’être matériellement établis.

Non seulement il est infondé de prétendre que la loi de 2004 vise tels croyants plutôt que d’autres, mais on ne peut même pas avancer qu’elle vise particulièrement telles ou telles manifestations d’appartenance (et à cet égard on sait gré au législateur de n’avoir esquissé aucune énumération, même à titre d’exemple). Il est vrai que certaines manifestations sont plus fréquemment remarquées et sanctionnées (ou devraient l’être…) que d’autres, ce qui signifie tout simplement que certaines manifestations sont effectivement plus fréquentes et plus manifestes que d’autres : n’était-ce pas le problème, et cela dès l’origine ? Est-ce une discrimination ? À ce compte, il faudrait soutenir que les sanctions pour excès de vitesse discriminent les amateurs de vitesse puisqu’elles les frappent davantage (fréquence), et qu’elles sont injustes parce qu’elles frappent plus sévèrement les excès selon leur degré (manifestation).

Un manque d’empathie et de compréhension, vraiment ?

Mais probablement ce raisonnement, comme la loi elle-même, et au fond comme toute loi, est-il trop bête, trop simpliste, surtout pour être appliqué à certains…. Il est vrai que les lois, même quand elles contraignent au dialogue comme c’est le cas ici, manquent d’empathie. Si des élèves se sentent discriminés, s’ils se sentent l’objet d’une « exclusion », ne faudrait-il pas tenir compte de leur ressenti ? Vous êtes froissés ? « On vous croit ». Du reste l’expérience a été faite : on a vu récemment comment le ressenti religieux d’une partie des élèves pouvait déterminer « l’erreur » d’un enseignant, sa mise en accusation pour discrimination et finalement sa mise à mort comme « un chien de l’enfer »4. Peu importent les preuves, les faits, les textes : l’appel à des preuves est en lui-même une offense aux croyants. Dès lors, il n’est pas de sommet d’abjection que l’art d’être choqué, armé d’un coutelas, ne puisse atteindre.

Et puis, décidément, cette république laïque, campée sur l’abstraction des droits, ne comprend rien. Pire : elle présente comme universelles des dispositions « christianocentrées ». C’est bien joli d’avoir su affronter, il y a longtemps, la puissante Église catholique, en imposant le mariage civil, en votant, entre autres, les grandes lois scolaires, la loi sur les funérailles, en accordant le plein droit de cité et l’autonomie financière aux femmes, sans parler de la grande loi de séparation. Mais tout cela est passé, l’expérience n’est pas transposable et on aurait même tort de s’en inspirer : cette laïcité républicaine doit s’apprécier en miroir avec le christianisme et particulièrement le catholicisme, mais elle n’est pas adaptée à l’islam, qui fonctionne autrement et qui donc n’est pas susceptible d’un traitement que les autres religions ont parfaitement supporté.

Reconstituons le syllogisme sous-jacent de cet argument compatissant enrichi par la notion culpabilisante et ringardisante de « catholaïcité » :

« La loi de 2004 discrimine les manifestations d’appartenance à l’islam parce qu’elle ne tient pas compte de caractères particuliers de l’islam.

« Or l’islam, en vertu de certains caractères (notamment parce qu’il attache une importance spéciale aux manifestations extérieures) ne peut pas être traité comme d’autres religions plus aisément accessibles à la discrétion.

« Donc … »

Mais ici, j’hésite. En toute rigueur il faudrait conclure :

« Donc il faut discriminer positivement ces manifestations ».

Car oui, la récusation actuelle de la loi de 2004 repose sur un raisonnement discriminatoire et devrait logiquement appeler un régime d’exception : la loi ne doit pas être la même pour tous, ou au moins elle ne doit pas s’appliquer de la même manière pour tous. L’appel à un regard législatif différencié sur l’islam se fait, on l’a vu, en termes de culpabilisation : le législateur recourrait abusivement à une lecture « européocentrée » et « christianocentrée ». Une telle lecture n’est pas adaptée à l’islam, elle est injuste. Il ne convient donc pas de demander à une religion de s’adapter à la législation, c’est à la législation de s’adapter à cette religion.

Et c’est là qu’une subtilité intervient (d’où mon hésitation relative à la conclusion du syllogisme) : on ne conclut pas bêtement à la discrimination positive envers une religion, on va les embrasser toutes dans le giron de la puissance publique à qui on demandera empathie et compréhension. Il ne reste plus qu’à se tourner vers le faux universalisme multiculturaliste (modèle dont tout le monde a pu constater récemment les vertus pacifiques avec les grandes manifestations antisémites de Londres, de Sydney… j’en passe). Ce qui donnera  :

« Donc il faut une laïcité ouverte aux manifestations religieuses au sein de la puissance publique et au sein de l’école ».

On a tout compris : ce n’est pas à une religion que la législation doit s’adapter, mais aux religions. Que d’empathie, que de générosité ! Tout le monde devrait être content, non ? Ah oui, mais il y a les mécréants, c’est un peu gênant, mais ces citoyens, fort nombreux en France, sont plutôt placides : ils n’ont pas pour habitude de se déclarer « offensés » – vous verrez, ça va bien se passer.

Outre ce classique retournement discriminatoire et victimaire, l’argumentation empathique fait comme si les manifestations d’appartenance concernées étaient caractéristiques et vraiment essentielles au sein d’une religion. C’est déjà avoir décidé, par exemple, qu’une musulmane doit porter le voile ou une tenue spéciale marquant son appartenance. L’orthopraxie et la norme religieuse seraient donc décidées par la puissance publique. Les musulmanes qui ne portent pas le voile, celles qui se battent au péril de leur sécurité et de leur intégrité physique pour ne pas le porter, apprécieront.

Il n’appartient pas à la puissance publique de dire quelle est la bonne pratique d’une religion, que ce soit pour la condamner ou pour la privilégier (ce qui relève du même mécanisme). En revanche il lui appartient, et à elle seule5, de constater extérieurement telle ou telle tenue ou comportement en tant que manifestation ostensible susceptible de troubler le déroulement des opérations scolaires dans l’enseignement public. C’est ce que fait la loi.

L’école comme « ailleurs » ; le contraire d’un intégrisme

Revenons à l’école et à la valeur éducative de la loi en faisant quelques remarques sur son objet et son fonctionnement.

1 – Elle a pour objet principal de contribuer à assurer les conditions de l’acte d’enseigner et de l’acte d’apprendre, de préserver la sérénité du travail scolaire. Il n’est pas inutile d’évoquer les effets que sa non-application favorise ou renforce : les communautés se reconstituent à l’école et « se font face » , les groupes d’élèves se forment sur critère d’appartenance. Pour y échapper, beaucoup fuient en inscrivant leurs enfants dans le privé : la recette est bonne pour la constitution de ghettos scolaires, comme s’il n’y en avait pas assez. C’est alors que l’école, vraiment, devient le reflet de la société, et que les inégalités qu’on prétend y combler s’y manifestent et s’y creusent encore plus. À ce sujet me revient en mémoire le le texte de l’Appel de 1989 « Profs ne capitulons pas ! » que j’ai co-écrit et cosigné6. Il était en grande partie consacré à la critique de cette regrettable indifférenciation entre le moment social et le moment scolaire que les politiques éducatives, de gauche comme de droite, ont obstinément installée : « Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, vous lui signifiez qu’il n’y a pas de différence entre l’école et la maison de son père ». La loi de 2004 rétablit la nécessaire césure libératrice entre l’école et la maison, l’école et la rue.

2 – La loi de 2004 est un exemple éminent de ce que j’appelle « la respiration laïque ». L’école devrait offrir une double vie à chaque élève en suspendant momentanément la considération de son origine, en suspendant les assignations sociale, religieuse, ethnique, etc. Cette suspension est une liberté, la liberté de faire un pas de côté, de prendre l’air, d’être autre que ce à quoi l’environnement social, la « proximité », vous réduit. Elle s’effectue en outre de manière délimitée, définie par la loi, dans le temps et dans l’espace car le principe de laïcité ne peut s’appliquer que dans un domaine fini. L’alternance entre le moment scolaire (délimité) et le moment social ordinaire (indéfini) est une respiration permettant à chacun d’échapper aussi bien à une uniformisation d’État qu’à l’uniformisation demandée par telle ou telle appartenance. Cette loi est exactement le contraire d’un intégrisme, lequel demande l’uniformisation intégrale de la vie et des mœurs partout, tout le temps : pour l’intégrisme, il n’y a pas d’ailleurs.

Notes

1 – Iannis Roder, Alain Seksig, Milan Sen, Préserver la laïcité. Les 20 ans de la loi de 2004, Paris, éditions de l’Observatoire/Humensis, 2024. Mezetulle en proposera prochainement une brève recension.

3 – Je complète ainsi l’article publié en septembre 2023, dont je reprends certains éléments : https://www.mezetulle.fr/abayale-fonctionnement-de-la-laicite-scolaire/

4 – Voir la recension du livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Enquête sur l’assassinat de Samuel Paty, https://www.mezetulle.fr/jai-execute-un-chien-de-lenfer-rapport-sur-lassassinat-de-samuel-paty-de-david-di-nota-lu-par-c-kintzler/

6 – Lire le texte de l’appel, publié initialement dans le Nouvel Obs du 2 novembre 1989, sur le site du Comité laïcité République : http://www.laicite-republique.org/foulard-islamique-profs-ne-capitulons-pas-le-nouvel-observateur-2-nov-89.html. Télécharger le texte dans la bibliothèque de Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/wp-content/uploads/2024/03/Appel-ProfsNeCapitulonsPas.pdf

Vingtième anniversaire de la loi dite « sur le voile » (par Gérard Delfau)

Gérard Delfau, ancien sénateur, a participé activement aux discussions parlementaires qui ont abouti au vote de la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux à l’école publique. Il a récemment mis en ligne sur son site Débats laïques un article1 qui les rappelle, les analyse et les médite en relation avec son propre itinéraire politique, pensant à juste titre que « ce débat est plus actuel que jamais ». Il m’a fait l’honneur et l’amitié de m’envoyer la version longue de ce texte que je publie ci-après, avec son aimable autorisation. Je le remercie chaleureusement d’offrir ainsi un pan d’histoire contemporaine et une réflexion d’actualité aux lecteurs de Mezetulle.

Pourquoi ce silence aujourd’hui ?

Le relatif silence2 qui entoure le 20e anniversaire de la loi sur l’interdiction du port de signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées, généralement appelée « loi sur le voile », en référence au foulard islamique, est révélateur du statut incertain de la laïcité dans notre société. En effet, cette échéance du 15 mars 2024 aurait pu être l’occasion de faire le point sur ce principe fondateur de la République, et pas seulement à propos de la neutralité de l’école. Où en est-on exactement, plus d’un siècle après ces grandes lois de la IIIe République qui ont laïcisé la fonction publique, avant d’abolir le Concordat napoléonien et d’établir la séparation des Églises et de l’État, confirmée à la Libération par l’Article 1er de la Constitution ? Cette question ne cesse d’agiter le débat public. Pourquoi, dès lors, ce quasi-mutisme des médias et de beaucoup de dirigeants de grandes associations, alors qu’approche cette date importante ? C’est que la loi de 2004 a, en fait, un statut incertain, et même controversé, au sein de la famille républicaine. D’où tire-t-elle son origine, et donc sa justification? Des lois Ferry-Goblet sur l’école ou bien de la loi de séparation des Églises et de l’État, se demande-t-on, quand on ne met pas carrément en cause sa légitimité ? Une partie de la gauche et de l’extrême gauche critique son application, car elle serait discriminatoire à l’égard des catégories les plus pauvres de la population. Quant à la droite, elle ne lui pardonne pas le fossé que ce vote a créé avec la religion catholique. Mais il y a plus grave : la loi du 15 mars 2004 est instrumentalisée, et donc défigurée, par l’extrême droite, au nom d’une prétendue « laïcité » qui sert de couverture à une tentative de mise à l’écart de nos concitoyens de confession musulmane. Le principe de laïcité, ainsi détourné, devient l’alibi du racisme.

Étonnante situation que ce panel d’avis, où s’entrecroisent approbations et divergences, jugements contradictoires et contresens ! À chaque fois se posent de lourdes interrogations, auxquelles il faut tenter de répondre, mais en rappelant, en préalable, que les Français sont majoritairement favorables à cette loi. Ils le confirment à chaque enquête d’opinion et nul ne peut faire l’impasse sur cette réalité. Si je me risque aujourd’hui dans cette mêlée, c’est que j’ai été confronté à ce problème durant ma vie de parlementaire. J’ai même été l’un des tout premiers à gauche à soutenir son adoption, et, 20 ans après, je ne le regrette pas.

Aux origines de la loi

En effet, j’ai vécu avec intensité la naissance de ce texte, en tant que sénateur, fin 2003-début 2004, comme je le raconte dans l’ouvrage Je crois à la politique, que nous avons publié, Martine Charrier et moi, en 20203.

Rappelons les faits. Dès la fin des années 1980, la France vit sous la pression de l’islamisme, et les gouvernements qui se succèdent cherchent à éviter l’affrontement. Le comportement de Lionel Jospin, qui se défausse sur le Conseil d’État, lors de l’affaire du voile de Creil4, en 1989, illustre cette attitude, mais, à droite, les gouvernements Balladur et Juppé feront le même choix. Évidemment, cette fuite en avant aggrave l’instabilité et, à chaque rentrée, les incidents se multiplient et s’aggravent dans les établissements scolaires. C’est pourquoi, en 2002, Jacques Chirac, qui vient d’être réélu président de la République, décide de réagir et de prendre en main personnellement le dossier. Le 22 mai 2003, il saisit l’occasion du centième anniversaire du CRIF5 pour réaffirmer son attachement à la laïcité, « pilier de notre unité et de notre cohérence ». Le 3 juillet, il met en place une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité, dont il confie la responsabilité à Bernard Stasi, une personnalité centriste très respectée. Composée d’une vingtaine de membres, celle-ci est « représentative de la société française dans sa pluralité politique et spirituelle ». Elle travaille plusieurs mois d’affilée.

Le rapport de la « Commission Stasi » de décembre 2003 et les réactions

Dans son rapport remis le 11 décembre et intitulé Laïcité et République6, la Commission se prononce à la quasi-unanimité7 pour l’adoption d’une loi interdisant à l’école publique le port de « toutes les tenues et signes religieux « ostensibles » : grandes croix, voile ou kippa », tandis que les signes plus discrets, « petite croix, médailles, étoiles de David, main de Fatma ou petits corans » demeurent autorisés. Elle préconise donc une restriction des tenues et des insignes, limitée dans sa portée, mais qui s’adresse à toutes les manifestations extérieures de type religieux, et pas seulement à l’islam. Cette approche globale est nécessaire ; elle est même la seule possible. Mais elle déclenche une réaction très négative de la Conférence des évêques et du Vatican, ainsi que de la Fédération protestante et des représentants du judaïsme; et elle suscite de fortes réticences dans une partie de la droite, de tradition démocrate-chrétienne, comme on le verra lors de la discussion parlementaire. Bien sûr, des organisations regroupant des Français de confession musulmane élèvent de vives protestations. Deux exceptions notables, pourtant, à ce front du refus : le Grand rabbin de France et le Recteur de la Mosquée de Paris. Ils font preuve de lucidité et de courage, mais leur exemple ne sera pas suivi.

Simultanément, l’un des proches de Jacques Chirac, Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale, crée sur le même sujet une Mission d’information, qui procède, elle aussi, à des auditions. Le 4 décembre, elle remet son rapport8 qui préconise l’adoption d’un article de loi unique : « Le port visible de tout signe d’appartenance religieuse ou politique est interdit dans l’enceinte des établissements ». Le Président de la République s’appuie sur ces deux avis concordants, – à une nuance près : « ostensible », dit l’un , « visible », dit autre ; et il s’adresse à la nation, le 17 décembre. Dans son intervention, il replace la question du « voile islamique » dans la longue durée de l’histoire de la laïcité et de l’immigration. Puis, il résume ainsi sa pensée : « le communautarisme ne saurait être le choix de la France » ; et il officialise le dépôt d’un projet de loi par le gouvernement Raffarin. Un geste fort, et qui surprend la gauche très divisée sur cette question, au sortir d’un quinquennat, durant lequel le Premier ministre, Lionel Jospin, n’a pu se résoudre à trancher dans le vif.

Le colloque du 18 décembre au Sénat

En cette fin d’année 2003, l’hostilité à l’initiative du Président de la République domine dans les partis qui composent la gauche. En effet, se combinent l’attitude classique d’une opposition parlementaire, et, conformément à la tradition des socialistes et des communistes, le réflexe de protection d’une minorité socialement défavorisée. Quant à moi, ayant quitté le PS, depuis 1998, et déjà engagé sur le chantier de la laïcité, j’hésite devant un choix politique qui n’a rien d’évident. Il se trouve que j’avais prévu pour le lendemain, 18 décembre, au Sénat, le premier colloque de l’association ÉGALE (Égalité. Laïcité. Europe), que je viens de fonder, sans imaginer qu’il serait précédé de ce coup de gong. J’avais retenu un thème large : « La Laïcité. Ciment de notre République. Valeur universelle »9, mais, dès l’ouverture, la question du « foulard islamique » est omniprésente. Et, d’ailleurs, l’une des tables rondes s’intitule : « Faut-il légiférer ? ». La salle est comble. L’atmosphère est grave, parfois traversée de bouffées de passion.

Des intervenants connus, journalistes, intellectuels et politiques, se succèdent à la tribune : Maurice Agulhon, le grand historien de 1848 ; Christiane Taubira, députée de la Guyane ; Jean-François Kahn, directeur de Marianne ; Laurence Loeffel, universitaire et spécialiste de la IIIe République, etc. Et, sans cesse, revient comme un leitmotiv cette demande : faut-il suivre l’avis du Président de la République ? Faut-il légiférer ? Et, si oui, sur quelles bases ? Les prises de position sont contrastées. Christiane Taubira, députée de la Guyane, et Nicole Borvo, présidente du groupe communiste du Sénat, se démarquent de la proposition du chef de l’État, tout en refusant de rejoindre des opposants, chez qui l’égalité des droits des femmes n’est pas le souci dominant. Hubert Haenel, sénateur UMP et président de la délégation française à l’Union européenne, désapprouve à demi-mot le recours à une loi. Il le fait sans doute avec une motivation particulière – il est l’élu d’un département concordataire, le Haut-Rhin, mais son point de vue compte, à droite. Pierre Tournemire, secrétaire général adjoint de la Ligue de l’Enseignement, laisse entrevoir que son organisation se prononcera négativement sur le texte de loi, préfigurant l’attitude d’associations d’éducation populaire, orientées à gauche. Au contraire, Philippe Guglielmi, qui s’exprime au nom du Grand Orient, approuve l’initiative du Président, et il fustige les appareils religieux qui ont émis un jugement défavorable, avant même que le projet de loi ne soit connu. Jean-Marie Matisson, président du Comité Laïcité République, souligne la nécessité d’enrayer la marche vers le communautarisme. Le centriste Jacques Pelletier, ancien Médiateur de la République et président du groupe RDSE au Sénat, apporte un soutien de poids, mais aussi Joëlle Dusseau, ancienne sénatrice PRG et inspectrice générale l’Éducation nationale. Les avis sont donc partagés, qu’ils émanent de parlementaires, d’universitaires ou de personnalités de la société civile.

J’ai la lourde tâche de conclure. Je le fais, après avoir écouté les uns et les autres, toute la journée, sans mot dire, et m’être forgé progressivement une opinion. Mais, avant d’exposer ma position, il me faut exorciser la crainte de commettre une injustice, une mauvaise action, à l’égard d’une partie défavorisée de la population, si j’approuve l’interdiction. Aussi je commence par établir une comparaison avec le contexte de 1905 :

« Les mécanismes sociaux à l’œuvre dans la crise aujourd’hui sont fort différents de ceux qui conduisirent à la loi de séparation : à cette époque-là, l’Église catholique était en position dominante. Elle défendait durement son hégémonie sur les esprits, dont l’École était le principal vecteur. Mais elle voulait aussi préserver pour son clergé des privilèges, voire des prébendes. Aujourd’hui, le conflit oppose une minorité, souvent la plus pauvre de la population, à la majeure partie des forces économiques et politiques. Cette supériorité écrasante du camp laïque est paradoxalement sa grande faiblesse. Elle donne un statut de victimes aux jeunes filles, pour l’essentiel d’origine maghrébine, qui revendiquent le droit d’arborer le « voile » jusque dans la sphère publique. Elle nourrit la mauvaise conscience, voire un sentiment de culpabilité, surtout à gauche, chez ceux qui refusent cette transgression du principe de laïcité ! »

Après ce rappel, j’en viens à la question de fond :

« Trouver la position juste n’est pas facile ! Mais ne simplifions pas l’histoire : les acteurs du débat sur la loi de séparation – les Ferdinand Buisson, Émile Combes, Aristide Briand, Jean Jaurès, entre autres – n’eurent pas la tâche aisée, quand ils durent frayer une voie nouvelle entre deux partis irréductibles, celui qui soutenait l’Église catholique et celui qui voulait une loi antireligieuse, ou au minimum anticléricale. Ils le firent pourtant. Alors, faut-il légiférer ? Comme beaucoup d’autres, j’ai longtemps hésité à répondre par l’affirmative à la question. Si je m’y résous aujourd’hui, c’est faute d’une alternative. Posons clairement le cadre : il ne s’agit pas de réécrire la loi de séparation. Elle demeure le socle du pacte républicain, avec la devise Liberté, Égalité, Fraternité. […] Mais si les politiques ne prennent pas leurs responsabilités sur ce dossier brûlant, ils laissent désarmés les chefs d’établissements, les médecins, bientôt les maires, aux prises avec les manifestations de l’intégrisme musulman. Ils donnent un signal de faiblesse, ou au moins d’indécision, à toutes les minorités qu’inspire le modèle communautariste si répandu dans les nations occidentales […]. Et, à tous ceux qui espèrent s’en tirer en préconisant une mise en œuvre ferme des circulaires qui, de Jean Zay à François Bayrou, jalonnent notre histoire, il est facile d’objecter qu’une telle attitude laisse au pouvoir judiciaire le droit de décider en matière de Laïcité. Est-ce le choix du Parlement ? »

Je termine par cette mise en garde :

« Beaucoup de ceux qui se sont ralliés tardivement à l’initiative du Président de la République voient dans un vote au Parlement un aboutissement du dossier. Ils croient avoir trouvé un moyen indolore pour clore le débat et tourner la page. Je pars du postulat inverse : la question laïque est revenue sur le devant de la scène pour ne plus la quitter. Non seulement, elle y restera, mais la discussion ira s’élargissant, révélant progressivement toutes les fractures de notre société et appelant au dépassement les plus lucides d’entre nous. Car c’est là sa caractéristique : l’onde de choc qu’elle provoque déstabilise partis, mouvements, associations, Églises, etc. Elle divise jusqu’à l’intérieur de nous-mêmes et nul ne ressort indemne de ce questionnement. Elle pousse chacun à des remises en cause salutaires et oblige à ouvrir des chantiers qui dépassent, de loin, la réglementation concernant le port du « foulard islamique ». »

Je n’aurais rien à retrancher ou à ajouter aujourd’hui à cette prise de position10.

Le débat parlementaire et le vote de la loi

La partie est loin d’être gagnée, surtout à gauche. Pourtant, peu à peu l’idée fait son chemin. Quand le débat s’ouvre, en février 2004, à l’Assemblée, les esprits ont évolué, aussi bien à l’UMP, malgré l’hostilité réaffirmée de l’Église catholique, qu’au PS, où les défenseurs de l’École laïque font entendre leurs voix. Chez les socialistes, Laurent Fabius a été le premier à se prononcer pour une loi d’interdiction, lors du congrès de Dijon, en mai 2003 ; puis, Jack Lang a déposé une proposition de loi en ce sens. En revanche, beaucoup de leurs collègues députés, sensibles à l’argument du risque de stigmatisation d’une partie de nos concitoyens, ne veulent pas mêler leurs suffrages à ceux de la droite, ni cautionner l’initiative du Président. C’est François Hollande qui emporte la décision, comme le reconnaît avec élégance Jacques Chirac, lui-même, dans ses Mémoires11 :

« Le 10 février, la loi est votée à l’Assemblée nationale, plus largement que prévu, par 494 voix pour, 36 contre, et 31 abstentions. Ce consensus n’aurait pu être obtenu sans l’attitude responsable du Parti socialiste et celle, exemplaire, de son Premier secrétaire, François Hollande, qui s’est comporté ce jour-là en véritable homme d’État. »

Et, dans Éloge de la Laïcité12, je commente ainsi ce vote :

« C’est, à un siècle de distance, la réplique du scrutin de 1905 : la droite et la gauche réunies pour soutenir la laïcité républicaine, à l’exception de quelques opposants irréductibles et d’une poignée d’indécis. Comme lors du vote de la loi de séparation, la Laïcité montre bien ce jour-là qu’elle n’est ni de droite ni de gauche ; elle est progressiste ».

Et,  le 2 mars 2004, le projet de loi arrive au Sénat. Je me suis inscrit dans la discussion générale, et nous sommes nombreux à vouloir nous exprimer. Les travées de l’hémicycle sont bien garnies. Dans les tribunes, un public averti a pris place. L’atmosphère est insaisissable, comme en suspens… Luc Ferry, ministre de l’Éducation nationale, défend le texte de loi « encadrant, en application du principe de Laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées ». Il le fait a minima, ayant sans doute reçu mandat d’obtenir dans les meilleurs délais un vote conforme à celui de l’Assemblée, et cela sans heurter de front les parlementaires de droite influencés par l’Église catholique.

Les interventions se succèdent, généralement marquées d’une touche personnelle, dans un climat d’écoute réciproque. Quelques-unes d’entre elles frappent les esprits : celles des orateurs de gauche, comme Pierre Mauroy, Robert Badinter, Monique Cerisier-ben Guiga, ( PS), Marie-Claude Beaudeau (PC), et celles d’orateurs de droite, comme Jacques Valade, rapporteur du projet de loi, Anne-Marie Payet, sénatrice de la Réunion, et Gérard Larcher, futur président du Sénat, qui, tous, apportent leur soutien au projet de loi ; ou bien, à l’inverse, celles de Marie-Christine Blandin, dirigeante des Verts, et de Paul Vergès, sénateur de la Réunion, qui ne l’approuvent pas et en expliquent les raisons. Christian Poncelet, président du Sénat, dirige les débats d’une main ferme.

Le lendemain, 3 mars, s’ouvre la discussion du texte, qui comporte quatre brefs articles. Le premier dit l’essentiel : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. »

À droite, Jean Chérioux, UMP, et Michel Mercier, Union centriste, tentent de restreindre la portée du projet de loi, en se faisant les relais des réserves de la hiérarchie catholique. Mais, sous la pression du gouvernement, ils retirent leurs propositions. Les socialistes ont de leur côté rédigé quelques amendements, brièvement défendus par Serge Lagauche, et auxquels ils renoncent très vite sans autre explication. Les communistes ne prennent guère part aux échanges. Pour ce qui me concerne, j’ai décidé, au contraire, de saisir cette occasion pour expliciter mon opposition à la diffusion de l’islamisme et réaffirmer mon attachement à la laïcité. Dès la discussion générale, j’annonce mon soutien au texte de loi, et ma volonté de l’améliorer. Et je plaide en faveur de l’extension de cette interdiction aux établissements privés sous contrat, rejoignant l’avis personnel de Jean-Louis Debré. Je propose, en outre, la substitution de l’adjectif « visible » à l’adverbe « ostensiblement », dans un souci de clarification, et en reprenant la terminologie de la Mission Debré. Enfin, je demande que ladite loi soit appliquée aux territoires sous concordat, comme l’Alsace et la Moselle. J’ai choisi trois angles d’attaque destinés à étendre le périmètre du dispositif, tout en respectant l’esprit du texte. Ainsi, même si je me doute que le vote sera conforme à celui de l’Assemblée, j’aurai rempli mon mandat.

Je conserve de cette discussion une impression contrastée, en raison de l’attitude inattendue des principaux protagonistes. Luc Ferry, le ministre, adopte une attitude en retrait. La droite, bien que très présente sur les bancs, ne manifeste guère ses sentiments. À vrai dire, elle est très divisée et ne tient pas à le montrer. Quant aux socialistes, d’entrée de jeu, Claude Estier annonce que son groupe ne prendra position sur aucun autre amendement que les siens. Étonnante attitude pour des parlementaires ! Les communistes, eux, ont ostensiblement déserté la séance. Seuls trois ou quatre d’entre eux se relaient pour défendre leur unique amendement, et voter contre le projet de loi, le moment venu. En définitive, je suis seul, ou presque, à soutenir un ensemble d’amendements13, neuf en tout, et je le fais au nom des radicaux de gauche (groupe RDSE). Le Président me donne la parole. Je me lève et j’expose mon amendement, parfois interrompu par la droite, très peu soutenu par la gauche, sauf quand je m’exprime sur l’égalité des droits des femmes. J’éprouve un sentiment de solitude, face à un hémicycle qui retient toute expression collective. Je me trouve confronté à un dilemme : soit maintenir jusqu’au bout mes amendements et leur faire subir une lourde défaite, compte tenu des consignes données aux groupes de gauche ; soit les retirer tout de suite, alors que je les pense conformes à ce que souhaitent les Français. J’adopte une position médiane. Je les retirerai14, mais seulement in fine, après les avoir exposés, puis défendus, ce qui me permet d’argumenter à deux reprises durant la même séance. Ce comportement, à la fois prudent et déterminé, se trouve justifié par le scrutin qui clôt la discussion. Comme à l’Assemblée, l’approbation est massive15. J’ai gardé de ce débat un souvenir mitigé : de la tristesse, en raison de l’attitude tacticienne de la gauche, mais aussi le sentiment du devoir accompli et la satisfaction du résultat final.

Vingt ans après

Ainsi a été votée la loi du 15 mars 2004, voulue par le Président Chirac. Elle marque une étape importante dans l’histoire de la laïcité, en confirmant et en prolongeant les lois Ferry-Goblet sur l’École publique. Mais, vingt ans après, elle est encore l’objet de polémiques. L’opposition à gauche s’est peu à peu atténuée, sans toutefois disparaître, puisque subsistent le refus de la France Insoumise et de quelques élues écologistes, ainsi que de fortes réticences au sein de la Ligue des Droits de l’Homme et de la Ligue de l’Enseignement. Et la controverse sur les mères accompagnatrices de sorties scolaires, relancée par le Sénat, est en train de les réactiver. Le pays, lui, l’a adoptée, même si les derniers sondages montrent une montée relative des avis négatifs chez nos jeunes concitoyens, sous l’influence de l’idéologie du « vivre ensemble » et de la mode du wokisme, importée des États-Unis. Si elle n’a pas mis fin aux conflits dans les établissements, elle a, au moins, contribué à les encadrer. Elle fonctionne comme un signal, par rapport au caractère « sanctuarisé » de l’École, d’autant qu’elle s’applique, rappelons-le, au port de tout signe « ostensible » : le voile, la grande croix, la kippa, etc. Et elle reste une sorte de rempart contre des dérives beaucoup plus graves, que l’on constate trop souvent : le refus de la mixité des cours ou des activités sportives ; le refus des idées du Siècle des Lumières ou de la théorie de l’évolution, dans l’enseignement ; ou même l’utilisation de locaux scolaires comme lieux de culte temporaires, principalement des mosquées.

Nous avions donc de bonnes raisons d’être satisfaits du résultat final de cette séquence parlementaire. Et, pourtant… Certes, nous avions fait un pas en avant, mais seulement sur le plan législatif. Pour moi, le plus dur restait à accomplir : il fallait d’urgence modifier les conditions de vie de ces quartiers paupérisés, où se développait la désocialisation de la jeunesse. Voici ce que je disais le 2 mars 2004, au Sénat :

« Légiférer est nécessaire, mais non suffisant. Si nous n’arrivons pas à répondre à l’interrogation d’une partie de notre population qui se sent en situation de marginalisation, ou qui estime tout simplement qu’elle ne bénéficie pas tout à fait de l’égalité des chances, si nous n’arrivons pas à y répondre en termes de logement, en termes d’emploi, en termes d’accession aux carrières, si, au-delà du rappel des principes, nous ne parvenons pas à fournir les éléments de cette intégration, dont nous parlons tous, alors il y aura à nouveau des rendez-vous douloureux dans l’histoire de la France. »

Et, en novembre 2015, lors de la publication de La Laïcité, défi du XXIe siècle, j’écrivais : « Ces rendez-vous, nous y sommes, et ils sont tragiques »16.

Que dire de plus, aujourd’hui ? Seulement constater qu’aucun gouvernement, y compris de gauche, depuis 2004, n’a su lutter contre ce fléau des inégalités et du racisme avec la détermination et les moyens financiers nécessaires. Pourtant, lors de sa présentation à l’Assemblée nationale, Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, avait souligné la nécessité d’associer le traitement de la question sociale au vote de cette loi. Un engagement implicite, qui ne fut pas tenu. Depuis, la situation n’a cessé de se dégrader. Dans un certain nombre de cités ou de quartiers, les affrontements entre la jeunesse et les forces de l’ordre se multiplient et le communautarisme gagne du terrain. Des femmes y sont soumises à un statut dégradant, au nom d’une lecture rétrograde du Coran17. L’antisémitisme s’y exprime ouvertement. Et il y a eu l’assassinat atroce de Samuel Paty, en octobre 2020, avant celui de Dominique Bernard, en 2023. Il est donc urgent de se ressaisir. Mais les mesures de maintien de l’ordre, à la manière du gouvernement actuel, ne suffiront pas. Le moment vient, où il faut appliquer, enfin, la recommandation faite par Jean Jaurès, lors du débat sur la loi de Séparation : « La République doit être laïque et sociale, mais [elle] restera laïque, parce qu’elle aura su être sociale. » Et, de ce point de vue, si la loi dite « sur le voile » demeure un symbole et un enjeu important dans le combat quotidien pour la laïcité, sa pleine acceptation suppose que soit fait un pas de plus, grâce à une réorientation politique globale, dès la prochaine présidentielle.

Notes

1 – Voir http://www.debatslaiques.fr/20-e-anniversaire-de-la-loi-sur-le-Voile-Pourquoi-ce-silence.html Gérard Delfau est directeur de la collection « Débats laïques », Éditions L’Harmattan, et du site www.debatslaiques.fr . Pour une présentation plus complète, voir http://www.debatslaiques.fr/Curriculum-Vitae-de-Gerard-Delfau.html

2 – Sur Public Sénat l’émission spéciale « Il était une loi » lui est consacrée, le 22 mars 2024. De même, l’hebdomadaire Marianne publie quelques articles ou tribunes. Et cet anniversaire donne lieu à des initiatives de la part du Grand Orient, du Comité Laïcité République, d’EGALE, et d’un certain nombre d’Amicales laïques. Mais, à ma connaissance, aucune manifestation d’envergure, regroupant diverses structures nationales, n’est prévue. Et c’est significatif.
[NdE. Si de nombreux colloques ont eu lieu, aucun n’a présenté l’envergure et le retentissement souhaités par l’auteur. Signalons le colloque organisé par le Ministère de l’Education nationale « La loi du 15 mars 2004, 20 ans après : un héritage durable, de nouveaux défis » https://www.education.gouv.fr/loi-du-15-mars-2004-20-ans-apres-un-heritage-durable-de-nouveaux-defis-413877 le matin du vendredi 15 mars au Lycée Diderot à Paris, honoré par la présence du ministre Nicole Belloubet, et le colloque organisé par le centre de recherches IDETCOM à l’Université de Toulouse-Capitole les 14 et 15 mars « La loi du 15 mars 2004 vingt ans après. Vêtements, religions et espace scolaire public » https://www.ut-capitole.fr/accueil/recherche/equipes-et-structures/colloques-conferences-seminaires/la-loi-du-15-mars-2004-20-ans-apres-vetements-religions-et-espace-scolaire-public-colloque-idetcom ]

3 – Éditions L’Harmattan. Je reprends ici une partie du texte consacré à ce sujet dans notre livre ( p. 592-596), en l’actualisant et en intégrant les observations de Martine Charrier. [NdE voir la recension sur Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/je-crois-a-la-politique-de-gerard-delfau-et-martine-charrier-lu-par-d-v/ ]

4 – Au début du mois d’octobre 1989, à l’initiative du principal, le collège Gabriel-Havez de Creil (Oise), situé en zone d’éducation prioritaire (ZEP), a prononcé l’exclusion, au nom du principe de laïcité, de trois élèves qui avaient refusé d’enlever leur foulard islamique en classe. Immédiatement une polémique s’engage à l’échelle nationale. La droite approuve la décision. La gauche se divise, Danielle Mitterrand et Malek Boutih, au nom de SOS Racisme, mais aussi Jean-Luc Mélenchon et Julien Dray, apportent leur soutien aux élèves, tandis que Jean-Pierre Chevènement et les syndicats d’enseignants et de chefs d’établissement justifient la direction. Outre la prise de position du Grand Orient, fin octobre, un appel d’intellectuels favorables à l’interdiction, en novembre, modifie le rapport de force dans l’opinion. Il est signé Régis Debray, Élisabeth Badinter, Catherine Kintzler, Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut, et il s’intitule : « Profs, ne capitulons pas ! ». Son retentissement amorce le mouvement qui débouchera sur la loi de 2004.

5 – Conseil représentatif des institutions juives de France.

6 – Téléchargeable sur le site Vie publique : https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/034000725.pdf

7 – À l’exception de Jean Baubérot, sociologue, auteur de plusieurs ouvrages, qui prône une conception « accommodante » de la laïcité à la manière anglo-saxonne.

8 – Généralement appelé Rapport Baroin, du nom du député, François Baroin, qui l’a présenté.

9 – Publication intégrale des Actes in Éditions maçonniques, Paris, printemps 2004, avec en annexe, la loi du 15 mars 2004. Introduction de Philippe Guglielmi.

10Op cit., p. 596

11  – In Chaque pas doit être un but. Mémoires 1, NIL, 2009.

12 – Éditions Vendémiaire, Paris, 2012, p. 176.

13 – Michel Charasse, comme souvent, fait un solo. Anne David, au nom du groupe communiste, défend un amendement étendant l’interdiction aux établissements scolaires privés, sous contrat. Serge Lagauche présente quelques amendements socialistes, qu’il retire aussitôt.

14 – Sauf celui sur les établissements privés, identique à celui du PC.

15 – 276 suffrages pour, 20 contre, et 20 abstentions.

16 – Collection Débats laïques, L’Harmattan, p. 150. L’ouvrage paraît une semaine avant la tuerie du Bataclan. [NdE Voir la recension sur Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/la-laicite-defi-du-xxie-siecle-de-gerard-delfau/ ]

17 – Rappelons que, malgré la législation, la pratique de l’excision et des mariages forcés perdure en France pour des femmes, le plus souvent d’origine africaine.

Conférence d’ouverture au colloque « L’éducation à la laïcité » (Québec)

Colloque « L’éducation à la laïcité – une nécessité démocratique. Enseigner et promouvoir la laïcité au Québec », organisé par le Mouvement laïque québécois.

5 et 6 avril 2024, Palais Montcalm, Québec.

Programme en ligne : https://www.jedonne21.ca/programmation

Inscriptions sur le site du Mouvement laïque québécois http://www.mlq.qc.ca/

Informations par mél info@mlq.qc.ca

Conférence d’ouverture « Que fait-on à l’école laïque », vendredi 5 avril 9h30

Laïcité scolaire : une règle claire à valeur éducative

Article CK sur le site de la revue Le Droit de Vivre, 10 décembre 2023

Présentation par la revue :

« La loi du 15 mars 2004 interdisant aux élèves des établissements scolaires publics l’affichage ostensible d’une appartenance religieuse fait l’objet de mauvais procès et d’offensives régulières. Tour à tour décrite par ses détracteurs comme liberticide, uniformisante ou « islamophobe », elle constitue au contraire un lieu à part où l’enfant, devenu élève, construit sa propre liberté. L’école lui offre une double vie, un lieu à l’abri des « proximités », des assignations et des intégrismes. »

Lire la suite sur le site LEDDV

Alain sur « la littérature vertueuse » et « l’abondance de sermons laïques »

Jean-Michel Muglioni m’envoie ce propos d’Alain qui date de 1907. En le méditant, on voit bien que croire que « jamais l’instituteur ne remplacera le curé » ou croire inversement que l’instituteur peut et doit le remplacer sont une seule et même chose.

« Trop de morale. On en a mis partout. C’est l’enseignement primaire qui a commencé. Vous pouvez consulter les éditeurs, hommes impartiaux, qui font leur caisse tous les soirs ; ils vous diront que depuis vingt ans les traités de morale se vendent comme le bon pain. Aussi tous ceux qui ont une plume, et l’art de délayer les idées avec, se sont mis à écrire sur la morale. Le besoin a créé l’organe.

« Seulement, comme il arrive toujours, l’organe crée maintenant le besoin ; il faut vendre toute cette littérature vertueuse. Aussi la morale s’infiltre partout. Il n’est pas de lycée où l’on ne fasse, le jeudi, quelque causerie familière sur la morale. La version, le thème, l’orthographe et l’écriture, tout est mis au service de la vertu. En vérité je crois bien que, même les petits de l’école maternelle, on doit leur parler de morale au moins une fois par semaine.

« Les pédagogues ne manquent pas de bonnes raisons pour justifier cette abondance de sermons laïques. Ils disent que la religion n’ayant plus guère d’action, il faut la remplacer par autre chose. Ils disent aussi que l’instruction n’est pas tout, et qu’il ne faut pas négliger l’éducation. Oui, tout cela se tient assez bien. Mais il faut voir comment les hommes et les enfants sont faits.

« Ce qui fait qu’il y a des criminels, des passionnés, des paresseux, des ivrognes, des faibles, des mélancoliques, ce n’est pas qu’on ignore les formules de la morale. À dire vrai tout le monde les connaît. Tout le monde sait qu’il est mal de mentir ; tout le monde sait que l’ivrognerie n’est pas le moyen d’avoir un foyer agréable, un peu d’argent devant soi, et de beaux enfants. Et celui qui prend dans la caisse de son patron sait bien qu’un tel acte est condamné dans tous les traités de morale. Seulement la passion est plus forte que les formules et que les raisonnements.

« Comment donc faire ? Le plus sûr est, je pense, de bien remplir sa vie. Il s’agit pour un homme d’aimer ce qu’il fait, son métier, ses études ou sa profession ; et avec cela de savoir occuper ses loisirs sans nuire aux autres. Le principal ennemi de la vertu, c’est l’ennui. Or la morale n’enseigne pas comment on remplit bien sa vie ; elle ne sait que dire non. Un bon apprentissage, l’habitude d’observer et de comprendre, le goût de la lecture, voilà le sel de la vie, qui préserve de la pourriture. Ainsi l’instruction, dans tous les genres, est plus morale que la morale. Au lieu de maudire les ténèbres, allumez la lampe. »

 

Alain, « Propos d’un Normand n° 593 » daté du 19 octobre 1907.
Dans Alain, Les Propos d’un Normand de 1907, éd. par Jean-Marie Allaire, Robert Bourgne et Pierre Zachary, Le Vésinet : Institut Alain ; Paris : Klincksieck, 1992.

« La République ne reconnaît aucun culte », vraiment ?

Le « moment Hanouka » à l’Élysée

En accueillant le 7 décembre une célébration cultuelle à l’Élysée, le chef de l’État français oublie qu’il est président de la République. Il commet une faute institutionnelle en enfreignant le principe de laïcité, il fait obstacle au travail des professeurs, il ravive et attise la compétition communautariste, il expose ceux qu’il prétend protéger et les réduit à une appartenance confessionnelle, il confond la Nation avec un amas de grumeaux convictionnels et identitaires.

Le 7 décembre Emmanuel Macron a accueilli à l’Élysée l’ouverture de la Hanouka, fête cultuelle juive célébrée par le grand rabbin Haïm Korsia1. Ce faisant, le chef de l’État oublie qu’il est président de la République française « indivisible, laïque, démocratique et sociale » (art. 1er de la Constitution) et commet une faute institutionnelle majeure. L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905, qui dispose « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », est manifestement enfreint par cette célébration au sein d’un palais national abritant un organe essentiel de l’exécutif.

Avancer, comme le font quelques membres du gouvernement à la peine pour sauver et minimiser ce faux pas, que « la laïcité n’est pas contraire aux religions », consiste à s’appuyer sur un des principes du régime de laïcité pour récuser l’autre. Le régime de laïcité distingue en effet deux domaines et n’a de sens que dans le maintien de cette dualité. Il n’est pas contraire aux religions dans l’espace civil, dans l’ordinaire de la vie sociale qui jouit, dans le cadre du droit commun, de la plus grande liberté. Mais il impose l’abstention en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, à tout ce qui participe de la puissance et de l’autorité publiques – magistrats et agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, bâtiments publics, lieux affectés à l’exercice de la puissance publique, législation, discours officiels : c’est le principe de laïcité proprement dit. Dire que l’Élysée et que le président de la République dans l’exercice de sa fonction échappent au domaine soumis à ce principe est donc faux. C’est aussi dire une bêtise : car s’ils sont rendus constamment à une condition ordinaire et extraits du domaine de la puissance publique, alors la symbolique de l’un et la magistrature de l’autre sont effacées.

À moins que cet éminent contre-exemple et ce pitoyable sophisme viennent enrichir le catalogue de ce qu’il faut éviter en matière de laïcité, on se demande comment vont faire les professeurs chargés d’enseigner les principes de la République dans le cadre de l’EMC2. Comment par exemple expliquer aux élèves qu’on doit interdire à l’école publique le port de tenues manifestant une appartenance religieuse, mais que le président peut, dans l’exercice de ses fonctions, cautionner tel ou tel culte ? Leur savonner ainsi une planche déjà bien glissante n’était vraiment pas opportun.

Cette faute institutionnelle est le prix, l’habillage un peu trop large, d’une bévue politique qu’on aggrave en voulant la masquer. En prétendant faire un geste envers les juifs meurtris par le pogrom du 7 octobre et visés en France par d’alarmantes déclarations et actes antisémites qui vont jusqu’au crime, Emmanuel Macron entendait peut-être corriger une erreur antérieure. S’il voulait, comme cela était normal et attendu, marquer sa condamnation de l’antisémitisme, pourquoi avoir refusé de participer à la marche du 12 novembre pour la République et contre l’antisémitisme ? Celle-ci avait lieu sur la voie publique, elle réunissait des personnes de toutes origines, de toutes croyances et incroyances, elle ne prenait pas parti pour une « confession » et seules les couleurs bleu, blanc, rouge du drapeau de la République française y furent affichées. Participer est même un mot trop fort : on peut comprendre qu’un président de la République hésite à déambuler dans une manifestation ; il lui eût suffi de faire visiblement acte de présence en s’y rendant quelques instants afin de saluer les présidents des deux chambres.

En affichant ainsi la reconnaissance officielle d’un culte, le chef de l’État ravive, alimente et envenime la concurrence communautariste. Pourquoi tel culte aurait-il droit à une telle reconnaissance plutôt qu’un autre, pourquoi ceux-ci plutôt que d’autres ? Non seulement c’est ouvrir la porte à un défilé revendicatif d’appartenances convictionnelles toujours incomplet par principe, mais encore c’est introduire le soupçon de privilège pour celles qui seraient admises à cette reconnaissance. La bonne intention se retourne alors, elle suscite le ressentiment et nourrit l’hostilité qui vise ceux qu’on entendait protéger : en l’occurrence précise, les juifs3. Quelle bonne idée ! On s’étonne qu’un fin politique et un responsable religieux prétendant « représenter » des citoyens particulièrement exposés ne soient pas capables d’envisager les conséquences indésirables d’un tel geste. On avance que cela aurait été étourdiment improvisé : le recours piteux à ce qui ressemble à une excuse de minorité n’est pas plus rassurant.

Enfin, cette reconnaissance se manifestant envers une appartenance religieuse (en présence, semble-t-il, de quelques dignitaires d’autres cultes « qui étaient invités »), elle tient pour quantité négligeable ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance ou qui considèrent une telle appartenance comme un élément non pertinent pour concourir à la vie de la cité. En un raccourci réducteur, elle identifie abusivement les Français juifs et toute personne de culture juive à une adhésion cultuelle, à une confession. Comme si un rabbin, fût-il grand rabbin, devait capter et représenter la parole de toute personne juive, comme si on ne pouvait pas à la fois être de culture juive et athée ou agnostique ou indifférent aux choses religieuses en tant qu’elles demandent adhésion. Et cela vaut généralement, car la déclinaison est facile : comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture chrétienne et athée ou agnostique, etc. ; comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture musulmane et athée ou agnostique, etc.

Alors apparaît un aspect fondamental, relatif à la conception même de l’association politique. En procédant ainsi à la reconnaissance d’une confession religieuse, en y réduisant un ensemble de personnes qu’il devrait d’abord regarder comme des individus, Emmanuel Macron révèle une fois de plus4 l’idée qu’il se fait de la Nation, ramenée par là à un conglomérat de molécules convictionnelles. Dans le multiculturalisme qui semble avoir ses faveurs, l’association politique ne réunit pas seulement des citoyens, elle reconnaît politiquement des communautés, qui au mieux se côtoient. Mais elles peuvent aussi se faire face : on en a pris l’effrayante mesure récemment avec les gigantesques et violentes manifestations scandant des slogans antisémites au Royaume-Uni, aux USA, en Irlande, en Australie. Auprès d’elles les modestes rassemblements islamo-gauchistes français ne tiennent pas la route. Quant à ceux d’« ultra droite », mobilisés du reste sur d’autres motifs et soigneux de ne laisser apparaître aucun slogan antisémite, ils font encore plus pâle figure. Bien peu de commentateurs remarquent que les Français se tiennent plutôt bien à cet égard, comparés à leurs homologues des pays de « tolérance » à modèle anglo-saxon.

La République française en effet et jusqu’à nouvel ordre n’est pas un contrat ni un deal passé avec tels ou tels groupes, telles ou telles communautés, ce n’est pas un amas de grumeaux confessionnels ou identitaires. C’est une association de citoyens qui s’efforcent d’énoncer, de rendre possibles et de défendre les droits de tous, y compris le droit de former des communautés – confessionnelles ou pas -, pourvu qu’aucune n’ait d’efficience politique, pourvu qu’aucune n’impose à quiconque contre son gré une norme particulière excédant la loi commune.

Notes

2 – Enseignement moral et civique.

3 – Lire à ce sujet l’éditorial d’Emmanuel Debono « Feu sur la laïcité » (en ligne ce 9 décembre sur le site LEDDV) qui s’appuie en outre sur un alarmant sondage effectué auprès des Français musulmans.

4 – On rappellera notamment : sa présence ès qualités, largement médiatisée, à la messe de septembre 2023 célébrée par le pape François à Marseille ; en 2018 le discours aux évêques où il fut question de « réparer le lien abîmé entre l’Église et l’État » ; en septembre 2017 la célébration des 500 ans de la Réforme ; puis, lors d’une rencontre officielle avec les responsables de 6 religions en décembre de la même année, les propos s’inquiétant d’une « radicalisation » de la laïcité – ce qui invite à considérer des militants laïques qui n’ont jamais menacé personne comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Voir à ce sujet mon article de janvier 2018 https://www.causeur.fr/emmanuel-macron-laicite-radicalisation-societe-148783 .

« Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité? » : podcast CK pour « France souveraine »

 Le mouvement « France souveraine » m’a invitée à enregister un podcast sur la laïcité. L’enregistrement est publié aujourd’hui.
On peut y accéder par ce lien direct :

Catherine Kintzler : Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité ?

Voir la liste des podcasts  : https://www.francesouveraine.fr/infos/podcasts/

Visite du pape : Emmanuel Macron va à Marseille, pas en France

L’annonce récente de la présence du président de la République ès qualités à la messe que célébrera le pape François à Marseille le 23 septembre donne à la France Insoumise l’occasion de sortir de l’ornière où l’avait plongée l’interdiction de l’abaya par le ministre de l’Éducation nationale.

Quel coup politique intelligent que ce nouveau grand écart ! Vraiment quelle lucidité. Alors que la France Insoumise s’embourbait dans un islamo-gauchisme aveuglant, le président de la République ne trouve rien de mieux que de reprendre l’ambiguïté d’une politique du « en même temps » en matière de laïcité : selon une annonce dont la presse fait état ce matin, il assistera ès qualités à la messe que célébrera le pape au Stade Vélodrome de Marseille le 23 septembre.

La France Insoumise, embourbée depuis plusieurs semaines dans son soutien à l’intégrisme musulman à visée politique, saisit l’occasion pour enfourcher le cheval de la laïcité, la main sur le cœur : un président de la République ne devrait pas agir ainsi, il y a deux poids deux mesures, on persécute les musulmans et on caresse les catholiques dans le sens du poil, etc.

Effectivement un président de la République ne devrait pas agir ainsi. Il est normal et compréhensible qu’un haut magistrat public, notamment le président, assiste à un office religieux dans le cadre d’un hommage à un policier, à un soldat, à un professeur, à un agent public, il est normal aussi qu’il puisse pratiquer un culte en tant que personne privée. Mais il n’a pas à reconnaître l’existence d’un culte par sa présence officielle non motivée par une obligation politique. « Oui mais Untel et Untel (Giscard, De Gaulle) le faisaient » – et alors ? une erreur n’est pas un motif pour être réitérée.

Quant à l’argument du « pape chef d’État » auquel la puissance publique doit rendre les honneurs de son rang, il ne vaut pas pour une cérémonie religieuse : il suffirait, pour satisfaire cette obligation protocolaire, que le président accueille solennellement, à son arrivée, ledit chef d’État. A fortiori il ne s’applique pas en l’occurrence pour cette visite. On rappellera en effet que le pape lui-même a précisé qu’il ne s’agit pas d’une visite d’État, en déclarant  « Je vais à Marseille, pas en France » – déclaration qui pourrait avoir un petit relent de désinvolture si le pape était tant que cela un « chef d’État ». Mais même les bons apôtres n’osent pas dire que pour cette messe « le président Macron va à Marseille, pas en France » – car la formule emprunterait alors une signification qui dépasse la simple génuflexion.

Abaya : le fonctionnement de la laïcité scolaire

L’interdiction du port de l’abaya à l’école publique par le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal rappelle l' »affaire de Creil » (1989) et le débat au moment du vote de la loi du 15 mars 2004. Apparente similitude qui s’inscrit dans un dispositif politique totalement inverse de ceux qu’on a connus antérieurement. On saisit ici l’occasion de rappeler le fonctionnement de la laïcité scolaire1.

Un dispositif politique inversé : dévitalisation et ringardisation des discours victimaires

L’interdiction du port de l’abaya à l’école publique par le ministre Gabriel Attal2 a réveillé des discussions qui ont surgi en 1989 au sujet du port du voile (affaire de Creil). Déjà à l’époque, on parlait d’un « bout de tissu », il fallait être anti-musulman ou même « un peu raciste » pour y voir un test politico-religieux, l’école laïque « stigmatisait » des petites filles musulmanes traversant une crise d’adolescence, l’important était de « dialoguer » en faisant savoir que le dialogue déboucherait sur une acceptation, une interdiction était « liberticide », etc. C’est dans ce contexte qu’à l’époque j’ai participé, avec Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay, à la « Lettre ouverte à Lionel Jospin », dite « Profs ne capitulons pas !», parue dans Le Nouvel Obs du 2 novembre 19893. Quinze ans passèrent, avec l’extension des manifestations d’appartenance religieuse à l’école encouragées par la pusillanimité et l’aveuglement de la puissance publique, avant que le législateur vote la loi du 15 mars 20044.

On avait même pensé en 89 à consulter une autorité religieuse (en l’occurrence et si j’ai bonne mémoire le roi du Maroc) pour déterminer si le voile est ou non un signe religieux. Un comble pour une république laïque qui « ne reconnaît aucun culte » que ce geste théocratique de transfert de souveraineté vers les religions – c’est pourtant ce qu’a réitéré la France Insoumise le 3 septembre dernier par la voix de son représentant Manuel Bompard5.

Sans doute les ingrédients du vieux film repassent, mais le film n’a plus rien de capitulard. La similitude des thèmes auxquels recourent aujourd’hui les opposants à l’interdiction des manifestations d’appartenance religieuse à l’école avec ceux de 1989 et de 2004 ne doit pas nous tromper. Car le dispositif général est extrêmement différent. La reprise des lamentations bienpensantes s’inscrit cette fois dans un fait politique totalement inverse de celui de 1989 qui les dévitalise en les ringardisant. Les contorsions et tergiversations analogues à celles de 89 (qui avaient inauguré plusieurs décennies de discours culpabilisateurs) sont ultra-minoritaires et le ministre s’appuie à juste titre sur un fait patent permettant de renvoyer sans état d’âme à l’application de la loi. Il est clair que nous avons affaire à une manifestation d’appartenance politico-religieuse – le port de l’abaya est, entre autres, soutenu par la nébuleuse islamiste6. Le fait est aveuglant, même Lionel Jospin l’a récemment reconnu et dit avoir « bougé » depuis 19897. Nos concitoyens ne se laissent plus intimider par les discours de victimisation et de culpabilisation qui ont si longtemps et jusqu’à présent fonctionné : cela ne marche plus !

Les Français le disent de manière nette, et cela est un fait politique important qui oppose la séquence actuelle à celles qui l’ont précédée. Selon un récent sondage IFOP8,

« L’interdiction de l’abaya et des qamis […] fait l’objet dans l’opinion publique d’un consensus encore plus fort que celui observé en 2004 pour la loi interdisant les signes religieux : 81% des Français approuvent cette interdiction à l’école publique ». Le caractère religieux de ces tenues « est indéniable pour une large majorité de Français (70%) mais aussi pour ceux qui en vendent en France sur Internet » et « le nombre de musulmans estimant que ces tenues ont un aspect religieux est presque aussi élevé (41%) que le nombre de ceux qui pensent qu’il n’en a pas (48%) »

La laïcité scolaire et l’instruction : quelques rappels

Lorsque le ministre de l’Éducation nationale dit que, dans l’école laïque, on ne doit pas pouvoir identifier l’appartenance religieuse des élèves « rien qu’en les regardant », il a raison ! L’école publique n’est pas le lieu d’une partition formant, à grand renfort de « tags », des clans identitaires exclusifs, on n’y introduit pas de frontières inspirées par une extériorité qui viendrait imposer des exigences particulières et qui, en l’occurrence, normaliserait une orthopraxie religieuse à finalité politique.

C’est ici l’occasion de rappeler le fonctionnement de la laïcité scolaire. Le principe de laïcité s’applique bien évidemment à l’école en tant qu’elle est une institution publique : elle n’a pas à propager des influences doctrinales et ses agents sont soumis à l’application stricte du principe dans l’exercice de leurs fonctions. Mais ce principe, par définition limité à ce qui participe de l’autorité publique, ne vaut pas dans l’espace ordinaire : dans la société civile, c’est la libre expression et le libre affichage qui prévalent. Pour autant, l’espace scolaire n’est pas pour les élèves un espace civil de jouissance ordinaire du droit. À l’école, les élèves sont tenus d’observer une réserve qu’ils n’ont pas à observer dans l’espace civil ordinaire. C’est notamment l’objet de la loi du 15 mars 2004, qui dispose :

« Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève.
»

Il suffit de lire le texte pour voir que la loi sanctionne non pas des intentions ni des signes isolables dont on pourrait établir la liste mais des manifestations ostensibles. Le dialogue avec l’élève a pour objet d’expliquer la loi, non d’en négocier l’application. La loi est la même pour tous : aucune manifestation d’appartenance religieuse n’est particulièrement visée – prétendre le contraire serait du même ordre que de dire que les sanctions pour excès de vitesse sur la route « stigmatisent » les amateurs de vitesse…

Cette loi est bien écrite. On y trouve notamment un minimalisme qui s’appuie sur l’extériorité. Du point de vue philosophique, on peut faire remarquer que cela vaut aussi bien pour l’observance que pour le non-respect d’une loi : on peut brûler un feu rouge pour de prétendues « bonnes » raisons, on peut s’y arrêter par habitude, par peur du gendarme ou par civisme, l’important est ce qu’on fait. La loi ne sonde pas les reins et les cœurs, elle ne distribue pas des bons et des mauvais points de moralité ; ce qui compte est ce qu’on observe : ici la manifestation.

La réserve exigée des élèves par la loi de 2004 porte sur les manifestations ostensibles et ne vise pas les signes religieux discrets – c’est une différence avec le principe strict de laïcité exigible des agents. Notons aussi que les élèves sont pour la plupart mineurs et que l’école publique doit les protéger les uns des autres durant le temps scolaire en matière d’influence idéologique et de pressions – ce qui n’est évidemment pas le cas pour les étudiants. Notons enfin que leur liberté d’expression s’exerce dans les établissements9 : en revanche les agents publics – notamment les professeurs – ne jouissent pas de cette liberté aussi largement dans l’exercice de leurs fonctions et en tout cas pas en présence des élèves.

Néanmoins l’aspect formel, que je viens d’évoquer, de la laïcité scolaire ne l’épuise pas et elle appelle des explications d’un autre ordre.

La respiration laïque : le contraire d’un intégrisme

L’école n’a pas à accepter, et encore moins à prolonger, l’assignation sociale ou communautaire des élèves : elle doit leur offrir une double vie – l’école à l’abri de l’environnement social et domestique, la maison à l’abri du maître. Les exigences scolaires ne sont pas permanentes, elles alternent avec la vie au dehors de l’école, vie sociale qui n’a pas non plus à imposer partout et tout le temps ses propres injonctions, à régenter l’intégralité de la vie. L’élève qui ôte ses atours religieux à l’entrée de l’école publique est libre de les remettre à la sortie ; il jouit de l’alternance, il échappe aussi bien à l’uniformisation d’État qu’à celle que lui dicte sa propre « communauté ». C’est la respiration laïque que j’ai maintes fois évoquée10, diamétralement opposée à l’intégrisme puisque tout intégrisme exige l’uniformisation constante, partout et de tous les instants, à ses dogmes.

Dans la Lettre « Profs ne capitulons pas ! » nous écrivions déjà : « Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, vous lui signifiez qu’il n’y a pas de différence entre l’école et la maison de son père. »  – c’était caractériser l’uniformisation de l’espace induite par l’intégrisme. Accepter le port de signes religieux à l’école ce n’est pas introduire une liberté, c’est donner raison à ceux qui veulent imposer ce port partout et tout le temps, c’est leur signifier qu’aucun domaine réservé n’est en mesure de borner leurs exigences, c’est interdire tout point de fuite à ceux qui leur sont soumis. Ainsi la loi de 2004, en installant concrètement cette respiration, ménage toujours un point de fuite ; elle fait faire aux élèves une expérience de liberté et leur permet de comprendre en quoi la laïcité est le contraire d’un intégrisme.

Laïcité et savoirs

Venons-en à l’aspect philosophique fondamental de la question. Les élèves présents à l’école ne sont pas des libertés constituées, mais des libertés en voie de constitution. On ne vient pas à l’école simplement pour jouir de son droit, mais pour s’autoconstituer comme sujet autonome. En ce sens, l’école n’est pas seulement une institution de droit, ni un service, c’est une institution philosophique et les élèves ne sont pas des usagers. La laïcité de l’école publique tient au contenu de l’enseignement lui-même. On s’y instruit des éléments selon la raison et l’expérience, afin d’acquérir force et puissance, celles qui font qu’on devient l’auteur de ses pensées. Cette saisie critique du pouvoir que chacun détient s’effectue par un détour demandant une distance, un pas de côté par rapport aux forces immédiates et de proximité : la demande d’adaptation, les données sociales, les idées répandues. Le détour est celui des savoirs formant l’humaine encyclopédie – laquelle comprend les religions, mais en tant que pensées, œuvres et faits, et non en tant que croyances et ciments sociaux. Dire que les religions sont exclues de l’école révèle une profonde méconnaissance des programmes.

Les savoirs11 sont au cœur de l’école, et c’est cela qui, d’abord, est libérateur et laïque. Pourquoi ? Parce que par nature ils échappent à toute instance extérieure – c’est ce que découvre comiquement M. Jourdain dans une célèbre scène du Bourgeois gentilhomme, à propos de la phonétique du français : cette dernière a ses propriétés, ses lois. Aucune autorité ne peut ordonner de croire une ineptie ou de se dispenser de l’examen raisonné. Mais la réciproque est plus intéressante : aucune autorité ne peut ordonner de croire ce qui est vrai, car si vous croyez une proposition vraie sur la foi d’une parole extérieure, vous ne jouissez d’aucune autonomie. L’autorité des savoirs est immanente à ceux-ci, elle s’effectue dans leur construction et dans leur appropriation et non par génuflexion devant une autorité extérieure. Voilà ce qui est en question à l’école, voilà pourquoi l’instruction demande une démarche essentiellement laïque.

Avec cette immanence et cette autosuffisance – ce qui est une forme de minimalisme -, on retrouve le fondement philosophique du concept politique de laïcité : une association politique laïque n’a besoin, pour être et pour être pensée, que d’elle-même. La Nation dont parle la Constitution12 s’autorise d’elle-même, autoconstitution ne devant rien à une instance transcendante (ethnique, religieuse, sociale…) qui la légitimerait d’un geste extérieur. On rappellera que la République des lettres13 que l’Europe éclairée développa dès le XVe siècle associait la liberté au savoir, ne reconnaissant d’autre autorité que celles de la vérité et de la raison ; elle mettait en présence des esprits par définition égaux. Tel est l’esprit de l’école républicaine laïque : c’est quand elle reste fidèle à cet esprit des humanités14 qu’elle institue vraiment les citoyens.

Notes

1– Le présent texte reprend certains éléments du texte publié par Philosophie magazine le 11 septembre 2023 https://www.philomag.com/articles/linterdiction-de-labaya-lecole-est-elle-justifiee dans le cadre d’un « Pour / contre », en confrontation avec un texte de Jean-Fabien Spitz. Outre des développements plus amples de ces éléments, on trouvera ici d’autres considérations.

2 – Lire la note de service du 31 août 2023 https://www.education.gouv.fr/bo/2023/Hebdo32/MENG2323654N et la Lettre de Gabriel Attal aux chefs d’établissement, IEN et directeurs d’école https://www.education.gouv.fr/principe-de-laicite-l-ecole-respect-des-valeurs-de-la-republique-lettre-de-gabriel-attal-aux-chefs-d-379143

5 – Europe1, 3 septembre 2023 https://www.youtube.com/watch?v=fbGsE-c2gFM

6 – Notamment l’Organisation internationale de soutien au prophète de l’islam. Voir Le Point 6 sept. 2023 https://www.lepoint.fr/societe/abaya-la-france-visee-par-une-campagne-de-diffamation-venant-de-turquie-06-09-2023-2534396_23.php . On ajoutera qu’une une association communautaire a brûlé la politesse à la FI pour demander au Conseil d’État la suspension de l’interdiction – demande introduite par l’Association droits des musulmans, rejetée par le Conseil d’État le 7 sept. 2023. Voir le communiqué de presse du CE https://www.conseil-etat.fr/actualites/laicite-le-conseil-d-etat-rejette-le-refere-contre-l-interdiction-du-port-de-l-abaya-a-l-ecole

8 – Étude publiée dans Le Droit de Vivre https://www.leddv.fr/enquete/enquete-les-francais-et-linterdiction-de-labaya-20230905 5 sept. 2023.

9 – Code de l’éducation art. L511-2. « Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement. » Ils peuvent, par exemple, disposer de panneaux d’affichage.

10 – Notion exposée dans l’article « Contre l’intégrisme, choisissons la respiration laïque », Le Monde, 30 janvier 2015 https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/30/contre-l-integrisme-choississons-la-respiration-laique_4566781_3232.html , reprise dans plusieurs articles publiés et en ligne – voir notamment sur ce site « Laïcité et intégrisme » https://www.mezetulle.fr/laicite-et-integrisme/.

11 – Savoirs constitués s’agissant de l’école élémentaire et secondaire, savoirs en constitution au niveau universitaire. Dans les deux cas, les champs du savoir n’ont pas à être définis ni légitimés de l’extérieur, ils émanent de la production des savoirs elle-même.

12 – Déclaration des droits, article 3 « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »

13 – Voir « La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir », https://www.mezetulle.fr/la-republique-des-lettres-liberte-egalite-singularite-et-loisir

14 – Les humanités sont ici prises dans leur sens moderne, développé notamment par les Lumières : il s’agit l’ensemble des savoirs, y compris bien sûr les sciences et les techniques. Je me permets de renvoyer au chapitre VI (p. 176 et suiv.) de mon Penser la laïcité (Paris, Minerve, 2015).

Conférence CK en ligne « Laïcité : ordre des raisons et structures »

Conférence en ligne

Séminaire du LAIC (Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines)

https://association-laic.org/

« Laïcité : ordre des raisons et structures »

Catherine Kintzler

Jeudi 25 mai 2023, 18h-19h15

Mon objet est d’exposer la proposition théorique par laquelle j’ai tenté d’élucider l’idée laïque moderne et d’y réfléchir. C’est une démarche qui s’apparente à un modèle déductif et qui, dans son déploiement, se laisse volontiers représenter de manière structurale.

Un noyau conceptuel initial était nécessaire. Celui-ci remonte à la philosophie politique de la fin du XVIIe siècle qui, en établissant la séparation entre foi et loi, pose la question de la nature du lien politique : faut-il le penser sur le modèle du lien religieux ? Un premier dispositif structurant réorganise le champ de la tolérance et fait apparaître la différence laïque. Une série de propriétés en découle, qui mène à un second dispositif structurant – la dualité du régime laïque dont on tire l’idée de « respiration laïque ». Cela permet d’esquisser une réflexion sur la question de l’individualisme et sur la notion de laïcité scolaire.

Participer à la réunion Zoom

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Code : 656629

 

Conseil des sages de la laïcité… : deux textes officiels à comparer

La modification des conditions encadrant l’existence et l’activité du « Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République » (en abrégé CSLVR) est intervenue par un arrêté du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse Pap Ndiaye daté du 12 avril 20231, arrêté modifiant l’arrêté du ministre précédent Jean-Michel Blanquer daté du 19 février 20212. Le présent article a pour objet de mettre les modifications en évidence.

Dans un entretien accordé au magazine Le Point daté du 21 avril, le ministre Pap Ndiaye se défend de vouloir « diluer » le CSLVR et annonce à cette occasion la nomination d’un nouveau membre, Christophe Capuano professeur d’histoire contemporaine à l’université de Grenoble-Alpes3.

Selon l’article du Point, le ministre aurait déclaré sur France Inter : « Ce Conseil n’avait pas d’existence juridique. Je lui en donne une ». Du 8 janvier 2018 – date de son installation par le ministre précédent Jean-Michel Blanquer – au 19 février 2021, le Conseil a fonctionné en l’absence de texte paru au Bulletin officiel de l’Éducation nationale – ce qui ne l’a pas empêché de produire maints travaux et d’assurer maintes interventions : pour en avoir un aperçu, on se reportera à la page du CSLVR sur le site du Ministère4. En revanche, l’arrêté du 19 février 2021 (que modifie l’arrêté du 12 avril 2023) porte explicitement dans son titre la « création » du CSLVR5.

Je propose ci-dessous un dispositif très simple pour comparer les textes des deux arrêtés. Plutôt que de les republier l’un après l’autre (les lecteurs peuvent facilement les consulter en ligne, les liens sont donnés ci-dessous en note) et de me livrer à un commentaire inutile (les lecteurs savent lire) et peut-être déplacé (je suis en effet membre du Conseil), j’ai fait un exercice purement matériel de traitement texte qui, je l’espère, sera éclairant.

J’ai copié et collé le texte de l’arrêté du 19 février 2021. J’y ai inséré les modifications prises par l’arrêté du 12 avril 2023. Les passages de l’arrêté de 2021 supprimés restent lisibles (ils sont barrés), les passages nouveaux (12 avril 2023) sont en rouge.

Article 1 – Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, placé auprès du ministre chargé de l’éducation nationale, exerce une mission de conseil, d’expertise et d’étude relative à la mise en œuvre du principe de laïcité et à la promotion des valeurs de la République dans les politiques publiques de l’éducation, de la jeunesse et des sports de l’éducation et de la jeunesse.

Il assiste le ministre dans le choix des méthodes et outils utilisés pour garantir le respect du principe de laïcité et des valeurs de la République dans les domaines de l’éducation, de la jeunesse et des sports de l’éducation et de la jeunesse.

Par ses avis et ses propositions, il participe à la détermination des positions du ministère en matière de laïcité.

Il peut être saisi par le ministre de toute question relative au principe de laïcité et aux valeurs de la République.

Il participe à la formation des membres de la communauté éducative aux enjeux de la laïcité et des valeurs de la République dans l’espace scolaire et peut contribuer à celle des personnels exerçant une mission éducative auprès de mineurs.

Les avis du Conseil peuvent être rendus publics sur décision du ministre chargé de l’éducation nationale.

Il agit sur saisine du ministre. Il rend ses avis et études au ministre. Il étudie les conditions de respect et de promotion des principes et valeurs de la République à l’école et dans les accueils collectifs de mineurs, notamment la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, la promotion de l’égalité des sexes et la lutte contre les discriminations.

Il participe, à la demande des recteurs, de la direction générale de l’enseignement scolaire et de l’institut des hautes études de l’éducation et de la formation, à la formation des équipes académiques valeurs de la République et des membres de la communauté éducative aux principes et valeurs de la République dans l’espace scolaire et peut contribuer à celle des personnels exerçant une mission éducative auprès de mineurs au sein des structures relevant du ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse. Ces formations doivent notamment avoir pour objectif d’étayer l’expertise des formateurs et personnels d’encadrement. Les membres du Conseil ne peuvent intervenir dans les établissements que sur sollicitation des recteurs.

Les avis du Conseil ne peuvent être rendus publics que sur décision du ministre. Sauf lorsqu’un avis a été ainsi rendu public, les membres du Conseil et les agents placés sous l’autorité du président veillent, dans leur expression sur les sujets relatifs à l’activité du Conseil définis au présent article, à ne pas s’exprimer au nom du Conseil ou au nom du ministère chargé de l’éducation nationale et de la jeunesse.

Article 2 – Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République est composé de vingt membres au plus dont un président. Ils sont désignés par le ministre chargé de l’éducation nationale pour une durée de cinq quatre ans6. Leur mandat est renouvelable une fois.

Un règlement intérieur fixe les règles de son fonctionnement ainsi que les obligations auxquelles ses membres sont assujettis.

Sous l’autorité du président, un secrétaire général et un secrétaire général adjoint assurent l’organisation, le fonctionnement et la coordination des travaux du Conseil. Sous l’autorité du président, un secrétaire général assure l’organisation, le fonctionnement et la coordination des travaux du Conseil. Il peut être assisté d’un secrétaire général adjoint.

Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République se réunit au moins une fois par an à la demande et en présence du ministre pour présenter le bilan de son activité. Le ministre définit ses orientations de travail.

Un comité de liaison réunit régulièrement les représentants de l’administration et les membres du Conseil. Le secrétaire général du ministère et le directeur général de l’enseignement scolaire ainsi que tout directeur ou chef de service intéressé selon la nature des thèmes portés à l’ordre du jour y participent. Le secrétariat général du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse assure le secrétariat du comité de liaison.

Article 3 – Les frais occasionnés par les déplacements et les séjours des membres du Conseil et des personnes qu’il appelle en consultation sont remboursés dans les conditions prévues par la réglementation applicable aux fonctionnaires de l’État.

Article 4 – Le secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports est chargé de l’exécution du présent arrêté, qui sera publié au Bulletin officiel de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports.

Notes

4 –  https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537 . On y trouvera, entre autres, la Lettre de mission (17 janvier 2018) adressée par le ministre Jean-Michel Blanquer à Dominique Schnapper, un bilan succinct de l’activité de 2018 à 2022, de nombreux avis et notes, ainsi que les brèves bio-bibliographies des membres du Conseil.

5 – Voir les notes précédentes 1 et 2.

6 – L’arrêté de 2023 précise que cette disposition s’applique aux membres du Conseil actuellement en exercice.

Débat Laïcité et Constitution

Participation à la table ronde « Laïcité et constitution » organisée par la Mairie du XVIIe arrondissement de Paris et la Fédération de Paris du Parti radical.

Voir liste des participants sur l’affiche (lien ci-dessous).

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Inscription obligatoire bit.Ly/DebatLaicite (ou QR code sur  l’affiche)

L’union « des droites » sur la paille de la Nativité : une logique identitaire

Ceux qui appellent de leurs vœux (jusqu’à présent pieux) l’union de la droite LR et du RN sont enfin exaucés : celle-ci s’effectue sous nos yeux « dans la joie et la paix » d’un seigneur qui n’a jamais complètement digéré la loi du 9 décembre 1905. C’est dans les détails que se glisse la grâce : foin des programmes politiques encombrants, la jonction trouve asile sur la paille qui accueille les crèches de la Nativité dans certaines mairies. Ce faisant, elle renforce le « wokisme », mais aussi un certain « progressisme » qu’elle prétend combattre.

À l’initiative du sénateur des Bouches du Rhône Stéphane Le Rudulier, une proposition de loi visant à modifier l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 a été déposée et soutenue par plusieurs dizaines de sénateurs, notoirement LR et RN ou proches de ce parti1.

Ils entendent voler au secours des élus qui, tels Louis Aliot à Perpignan ou Robert Ménard à Béziers, enfreignent délibérément la loi en érigeant des crèches de la Nativité au moment de Noël dans les bâtiments municipaux.

Selon l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, « il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Donc pas de crèche de la Nativité dans les mairies, dans les hôtels de département, de région. Soulignons que la fin de l’article exclut de l’interdiction le domaine culturel désigné de manière générale par « musées ou expositions ». Un maire un peu astucieux s’efforcerait d’habiller l’exhibition en exposition temporaire sur la célébration de Noël dans différentes « traditions culturelles » – avec un petit parcours historico-artistique expliqué par quelques panneaux présentant les personnages sous un aspect mythologique et non pas religieux, afin de proposer un objet appropriable par tous, comme on le ferait dans un musée… Aux tribunaux, ensuite, d’apprécier la conformité avec l’article 28 en cas de plainte. On ne fera pas l’injure aux sénateurs en question de penser qu’ils manquent d’astuce. Non, l’objectif est clair : il s’agit expressément de privilégier une tradition représentant exclusivement une France chrétienne. Le projet en effet propose de changer la loi en y inscrivant une série d’exceptions particulières par l’ajout suivant : « ainsi que des dispositifs nécessaires à la présence temporaire de crèches et arbres de Noël, de santons, de galettes des rois et d’œufs de Pâques ».

La proposition particularise l’objet de la loi, qui devrait rester le plus général possible, jusqu’à l’œuf de Pâques dont on ne précise pas s’il est en chocolat. L’énumération de ces objets particuliers, pour être ridicule, n’en est pas moins révélatrice : elle désigne, sous le terme pompeux de « préservation des traditions immémoriales de la Nation française » des objets qui ont cependant chacun une histoire et où sont enrôlées sous le chef du catholicisme des coutumes qui le précèdent et l’excèdent (alors que si l’on voulait s’inscrire dans un projet culturel, il faudrait faire l’inverse!). C’est cette bannière religieuse qui retient ici l’attention, et les commentateurs qui se répandent dans les médias pour soutenir la proposition ont parfaitement compris : on pourrait à cette occasion, comme je l’ai entendu sur une chaîne d’infos continues, « suspendre temporairement la laïcité ». À ce compte, pourquoi ne pas la suspendre aussi pendant le jeûne du mois de Ramadan, etc. ?

L’énumération présentée par la proposition a valeur de symptôme. Elle peut être lue soit comme close, soit comme appelant d’éventuels compléments. Dans le premier cas, elle sonne le rappel du catholicisme comme une « racine » principale de la « Nation française ». Dans le second, elle fait du geste religieux un moment fédérateur de ladite « Nation ». Dans les deux cas – que la déclinaison identitaire se fasse au singulier ou au pluriel -, le moment religieux est plus qu’une composante (même importante) de l’histoire de France : il constitue une essentialité nationale, accréditée par la reconnaissance explicite de la part de la puissance publique.

Les deux lectures ne sont donc pas incompatibles. On rappellera que, dans son livre de 2015 Situation de la France, et avec grande ampleur conceptuelle, Pierre Manent proposait une fédération à portée politique des « cinq grandes masses spirituelles » au sein desquelles le catholicisme aurait un rôle médiateur supplantant la laïcité2. On peut aussi, et cela mérite d’être souligné, inclure dans ce geste identitaire l’action des courants « progressistes » que pourtant LR et le RN affectent de combattre et qui s’illustrent brillamment en matière de destruction de la laïcité et d’accommodements communautaristes – on songera par exemple, pêle-mêle, aux rapports Tuot de 2013 sur l’intégration, aux accompagnateurs scolaires, aux financements d’édifices cultuels et de crèches confessionnelles, au soutien d’élus « de gauche » à la fameuse manifestation du 10 novembre 2019 « contre l’islamophobie », à l’autorisation pour les associations religieuses d’échapper à l’obligation de se déclarer comme lobbies3

Présentées au motif (entre autres) de s’opposer au « wokisme »4, les déclinaisons de la logique identitaire dont la proposition de loi procède en offrent l’image symétrique. Les grignotages à bas bruit qu’elle énumère épousent l’objectif des courants antilaïques : faire que l’association politique nommée France ne soit plus vraiment « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »5 qui se pense comme auto-constituante, et où personne n’est invité à (et encore moins sommé de) s’identifier à une appartenance.

Notes

1 – « Proposition de loi visant à préserver les traditions immémoriales de la Nation française » https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl22-215.html .

2 – Je me permets de renvoyer à mon analyse dans la fin de l’article « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet ». https://www.mezetulle.fr/situation-de-la-france-de-pierre-manent-petits-remedes-grand-effet/

4 – Voir l’exposé des motifs sur le site du Sénat https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppl22-215-expose.html

5 – Art. 1er de la Constitution.

La laïcité dans tous ses états

Commentaire de l’émission « Répliques » du 12 novembre 22

À peine terminais-je d’écouter le « podcast » de l’émission Répliques (La laïcité : état des lieux) du 12 novembre 2022, où Alain Finkielkraut avait invité Iannis Roder et Jean-Fabien Spitz1, à peine me disais-je que la pseudo-argumentation de Jean-Fabien Spitz méritait quelques commentaires bien sentis que, relevant mes messages, je trouve cet article envoyé par André Perrin ! Fidèle au style caustique et précis dont il nous a déjà régalés dans plusieurs livres2 – mentionnons le tout récent Postures médiatiques (L’Artilleur, 2022) – l’auteur y reprend, en les démontant, les sophismes et inexactitudes que Jean-Fabien Spitz a égrenés tout au long de l’émission.

Le samedi 12 novembre 2022, l’émission Répliques, sur France Culture, avait pour titre La laïcité : état des lieux. Alain Finkielkraut y avait invité Iannis Roder, professeur d’histoire en réseau d’éducation prioritaire, à Saint-Denis, depuis 23 ans, et Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie politique. Des interventions de Iannis Roder, on ne dira rien ici, sinon qu’elles furent de part en part lumineuses, justes et vraies. De celles de son interlocuteur, la suite permettra de juger. Celui-ci dénonce « l’intégrisme républicain » de ceux qui prétendent interdire le port d’un vêtement : en France comme en Iran, on doit pouvoir être libre de porter le voile ou de ne le porter pas. Iannis Roder répond alors (7’13’’) que « L’interdiction du port du voile n’existe que dans le cadre de l’école et dans le cadre du fonctionnariat ». Spitz lui lance alors avec superbe : « Les élèves ne sont pas des fonctionnaires, Monsieur ! ». Ce à quoi Iannis Roder répond sobrement : « J’ai dit et ».

Ce qu’avait dit Iannis Roder était parfaitement exact. Le port du voile, en France, n’est proscrit que dans deux cas : aux élèves, dans les établissements de l’enseignement public, écoles, collèges et lycées, où ils sont presque tous mineurs et aux fonctionnaires, dans les espaces relevant de l’autorité de l’État. Cependant son interlocuteur, bien que philosophe de profession, préfère lui attribuer mensongèrement une sottise qu’il est évidemment plus facile de réfuter qu’une vérité de fait.

Un peu plus loin, (7’45’’) Iannis Roder fait valoir que la loi de 2004, dans la mesure où elle permettait de soustraire certaines jeunes filles aux pressions qu’elles subissaient, était une loi protectrice. Réponse de Jean-Fabien Spitz, qui se veut sarcastique : « J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte. J’apprends ça avec bonheur ».

Ainsi donc, M. Spitz découvre seulement aujourd’hui qu’entre le fort et le faible, c’est parfois la liberté qui opprime et la loi qui libère. Jusque-là, il croyait probablement que la vraie liberté était celle du renard libre dans le poulailler libre. Sur les rapports de la liberté et de la loi, il n’a, tout au long de sa carrière, rien appris ni de Spinoza, ni de Locke, ni de Rousseau, ni de Kant. Jusque-là il savait, et sans doute du haut de sa chaire enseignait, que toute loi est scélérate, qui exerce quelque contrainte sur la liberté des uns ou des autres, en interdisant par exemple le travail des enfants, en imposant aux employeurs de verser un salaire minimum aux salariés, ou en obligeant les citoyens à payer des impôts. Comme si le chemin de la liberté passait par la contrainte !

Alain Finkielkraut ayant alors évoqué La Boétie et la servitude volontaire (7’54’’), M. Spitz répond : « La servitude volontaire est omniprésente dans cette société. On pourrait la repérer à la façon dont les gens sont asservis à des marques commerciales, par exemple, y compris à l’intérieur de l’école […] Il y a de multiples formes d’emprise dans cette société, pas seulement celle que la loi dénonce ». M. Spitz ignore manifestement, ou il feint d’ignorer, qu’à l’intérieur de l’école, les chefs d’établissements sont amenés à interdire d’autres tenues que le voile, des tenues que justement les modes ou les codes de la société extérieure tendent à imposer aux élèves, les « crop-tops » par exemple, interdictions qui soulevaient l’indignation d’une autre grande philosophe libérale, Géraldine Mosna-Savoye, le 15 septembre 2020, sur les ondes de France Culture : « c’est précisément ce qui se joue aujourd’hui avec le corps des femmes, et tous les corps d’ailleurs : ce que l’on peut en montrer ou pas ne devrait, je crois, rien à voir (sic) avec la convenance à un ordre moral extérieur quel qu’il soit, dont le bienfondé restera toujours à démontrer ». Sur les rapports de la liberté et de la loi, Jean-Fabien Spitz est éloigné des conceptions de Spinoza, de Locke, de Kant et de Rousseau, mais il est proche de la pensée de Géraldine Mosna-Savoye. Les grands esprits se rencontrent.

Il est ensuite question de la circulaire que le ministre de l’Éducation nationale a adressée aux recteurs sur la multiplication dans les établissements scolaires des tenues manifestant une appartenance religieuse, comme les Abayas et les Qamis. La réplique de M. Spitz ne se fait pas attendre. Au moment du vote de la loi de 1905, dit-il, Aristide Briand s’est opposé à ce que, comme certains le proposaient, le port de la soutane fût interdit dans l’espace public. Notre philosophe se rend ici coupable du sophisme appelé ignoratio elenchi : la circulaire de Pap Ndiaye ne vise pas à interdire le port de l’Abaya dans l’espace public, mais dans la seule enceinte de l’école tandis que les anticléricaux de 1905 ne prétendaient pas proscrire le port de la soutane dans les lycées et collèges, ce à quoi peu d’élèves auraient pensé vraisemblablement, mais dans la totalité de l’espace public. Le même sophisme sera réitéré un peu plus tard, à 14’37’’, Jean-Fabien Spitz déclarera : « Dans les années cinquante, 25 à 30% des gens étaient communistes. On pouvait se promener dans la rue avec un insigne, la faucille et le marteau. Fallait-il l’interdire ? ». Signalons à notre philosophe qu’on a toujours le droit d’arborer cet insigne dans la rue, et même d’y manifester en portant un drapeau rouge et en chantant L’Internationale. Avec un peu de bon sens, on pourrait comprendre que ce qui est parfaitement légitime dans la rue ne l’est pas forcément dans une salle de classe. Cependant Spitz poursuit à 12’11’’ :

« Je voudrais ajouter quelque chose, c’est que maintenant la loi est interprétée. C’est-à-dire, c’étaient des signes religieux ostensibles, maintenant ce sont des signes religieux ostentatoires – ce n’est pas tout à fait la même chose – ensuite ce sont des signes religieux par destination. Qu’est-ce qu’un signe religieux par destination ? C’est un signe qu’on interprète comme religieux à partir d’autres comportements de l’élève. C’est une chasse à l’homme, ou plutôt, une chasse à la femme ».

Ici, M. Spitz étale son ignorance juridique. La notion de destination est courante en droit, non seulement en droit civil, comme en témoigne la notion d’« immeuble par destination », mais aussi en droit pénal, comme l’atteste la notion d’ « arme par destination ». Si vous revenez de la quincaillerie avec des fourchettes et des couteaux de cuisine dans votre sac à provisions, vous ne contrevenez à aucune loi ; mais si vous vous rendez à une manifestation avec, dans votre poche, les mêmes couteaux ou les mêmes fourchettes, vous êtes passible du tribunal correctionnel aux termes de l’article 132-75 du code pénal. C’est le contexte et le comportement du sujet qui guident l’interprétation. Rien de nouveau là-dedans, par conséquent, et pas plus de chasse à l’homme que de chasse à la femme de la part des magistrats qui interprètent la loi.

Oui, il est important d’interpréter, comme la suite va le montrer. Pour étayer l’affirmation selon laquelle « on a le droit de manifester ses opinions dans une République », Spitz invoque la loi fondamentale : « Et la Constitution même dit que la République respecte toutes les croyances ». Il est beau de citer l’article 1er de la Constitution, mais il est vain de le faire si on ne prend pas la peine d’expliquer en quel sens la République respecte toutes les croyances3. Dès lors que toutes les croyances sont mises à égalité sous le rapport du respect qui leur est dû, il est clair que ce n’est pas le contenu de ces croyances qui peut faire l’objet de ce respect. La République reconnaît à tous les individus le droit de croire ce qu’ils veulent, même des sottises, et de le dire, mais cela ne signifie pas qu’elle proclame un respect égal dû à la vérité et à l’erreur. C’est la raison pour laquelle le droit de dire des sottises, ou le devoir de respecter celles-ci, n’est pas le même dans la rue et dans l’école. Les élèves ont le droit de croire que la terre est creuse et que le capitaine Dreyfus était coupable, mais les professeurs de physique et d’histoire n’ont ni le devoir de respecter ces croyances dans leur contenu, ni le droit de les professer eux-mêmes. De surcroit, dire que la République respecte toutes les croyances ne nous dit rien de la traduction juridique de ce respect. De ce que certains croient que la femme doit être soumise à l’homme, ou que le voile protège sa pudeur des regards lubriques des mâles, et de ce que la République respecte ces croyances, on pourrait déduire que le voile peut être porté à l’école ? Soit. Mais de ce que certains croient à la théorie du « ruissellement », d’autres à la théorie du « grand remplacement », et de ce que la République respecte ces croyances, puisqu’elle les respecte toutes, quelles conséquences juridiques doit-elle alors en tirer ?

Alain Finkielkraut ayant cité une phrase de Péguy, Spitz en fait le commentaire suivant : « Lorsque Péguy écrit que l’instituteur doit être le représentant de l’humanité, je crois comprendre que l’humanité inclut […] des penseurs religieux. L’islam nous a transmis un certain nombre d’objets culturels très importants, on ne peut pas le nier. Pourquoi exclure ce qui fait partie de la culture humaine ? ». Où M. Spitz a-t-il vu que l’islam était exclu de l’école ? Le réduit-il au port du voile par les femmes ? Ignore-t-il que les programmes d’histoire font toute sa place à la civilisation musulmane ? Ignore-t-il qu’Avicenne et Averroès figurent dans la liste des auteurs au programme de philosophie et que la proscription du voile en classe n’interdit pas davantage leur étude que celle de la Kippa n’empêche l’étude de Maïmonide et de Levinas, ou que celle de la croix chrétienne ne s’oppose à ce que l’on y explique saint Augustin, Pascal et Ricœur ?

La discussion s’engage ensuite sur les causes de la montée en puissance de l’intégrisme islamique. À 27’54’’, Jean-Fabien Spitz intervient : « Le phénomène de la prégnance de ce que vous, vous appelez l’intégrisme islamiste, dont je ne nie absolument pas l’existence, parmi certains milieux musulmans en Europe, pas seulement en France, bien sûr, par exemple a son pendant dans un pays que je connais bien qui est le Brésil où les sectes évangéliques ont gagné une influence extrême parmi les populations des favelas. Ces idéologies extrémistes, parce que là il s’agit d’un intégrisme religieux, peuvent être encore plus dangereuses que l’islamisme, d’une certaine façon ». Spitz nous dit que l’intégrisme évangélique peut être encore plus dangereux que l’islamisme d’une certaine façon, mais il ne nous dit pas de quelle façon. Ces évangélistes ont-ils égorgé des prêtres catholiques en plein office, comme le Père Hamel à Saint-Etienne du Rouvray ? Ont-ils décimé la rédaction d’un hebdomadaire anticlérical ? Se sont-ils livrés à des tueries de masse dans une salle de concert de Copacabana ou au stade Maracanã ? Dans quel État du Brésil font-ils régner une terreur comparable à celle des Talibans en Afghanistan ? Ou à celle de Daech en Syrie ? Ou à celle de Boko Haram au Nigeria ? Quel État du Brésil a connu de leur fait ce que l’Algérie a vécu de 1991 à 2002 ? M. Spitz ne nous le dit pas. Il est regrettable qu’un professeur de philosophie se préoccupe si peu d’administrer la preuve de ce qu’il avance.

Alain Finkielkraut interroge ensuite Jean-Fabien Spitz sur les « lois scélérates » qu’il dénonce dans le livre qu’il vient de publier. Celui-ci lui répond (32’57’’) que ce sont des lois qui restreignent les libertés publiques et il en donne l’exemple suivant :

« On en a un exemple à Poitiers récemment où des associations qui ont à leur programme un enseignement sur la désobéissance civile ont été privées, ou sont menacées d’être privées, de leurs subventions parce qu’elles mettent ceci à leur programme alors que la désobéissance civile fait partie de la charte européenne des droits de l’homme. C’est quelque chose qui est reconnu comme un droit, la désobéissance civile, lorsque qu’on pense qu’une loi est une loi qui est une loi porteuse d’oppression ».

M. Spitz a-t-il pris la peine de lire le texte qu’il cite ? Aucun des 54 articles de la charte des droits fondamentaux de l’union européenne ne consacre un droit à la désobéissance civile, ni n’en fait la moindre mention. Si M. Spitz interprète de cette manière l’article 10-2 de ladite charte, il étale, une fois encore, son incompétence juridique, et doublement. Cet article dispose en effet que « Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ». D’une part, il y est question de l’objection de conscience et non de la désobéissance civile, ce qui n’est pas du tout la même chose. Comme en témoigne aussi bien la jurisprudence de la commission européenne des droits de l’homme que celle de la Cour européenne des droits de l’homme, l’objection de conscience concerne essentiellement le refus d’accomplir le service militaire dans les pays où il est obligatoire. Dans des débats récents, elle a également concerné le droit des médecins à refuser de pratiquer l’avortement, mais jamais elle n’a concerné la désobéissance civile au sens où celle-ci serait un droit de désobéir à une loi lorsqu’on pense qu’elle est « porteuse d’oppression ». D’autre part, l’article 10-2 subordonne ce droit au principe de subsidiarité : il n’est reconnu que dans les limites des « lois nationales qui en régissent l’exercice ». Quelle loi française reconnaît un tel droit de désobéir aux citoyens ? M. Spitz ignore également que même un auteur aussi favorable à la désobéissance civile qu’Albert Ogien reconnaît que sa légalisation est impossible, qu’elle ne peut pas « être un droit reconnu »4. Mais supposons un instant que M. Spitz ait raison. Supposons qu’une loi européenne, primant sur les lois françaises, fasse obligation à notre république de subventionner des associations qui préconisent la désobéissance aux lois de la République. Le propre d’une règle de droit, ce qui la distingue par exemple d’une règle morale, c’est d’être coercitive, c’est-à-dire assortie d’une contrainte. C’est donc contrainte et forcée par la loi européenne que la République française devrait assurer la liberté que M. Spitz revendique, celle de désobéir aux lois qui lui paraissent mauvaises. Ne s’exposerait-il pas alors aux sarcasmes d’un philosophe qui lui dirait : « Comment, comment ? J’apprends avec bonheur que le chemin de la liberté passe par la contrainte. J’apprends ça avec bonheur » ?

Jean-Fabien Spitz ayant, tout au long de l’émission, manifesté son hostilité à l’enseignement privé, on aurait pu penser que ce républicain libéral, puisque c’est ainsi qu’il se définit, avait une dent contre le « privé ». Il n’en est rien, comme une dernière séquence permettra de s’en assurer. Iannis Roder s’étonne de ce qu’il ait dit : « Je ne comprends pas que l’on pénalise des médecins qui feraient des certificats de virginité »5. Cela ne revient-il pas à faire de la femme une marchandise qui doit être pure pour être consommée ? Réponse de Spitz : « C’est une affaire privée ! C’est une affaire privée ! ». Et de prendre une comparaison : si une femme n’accepte de m’épouser que si je lui prouve, certificat de fertilité à l’appui, que je pourrai lui faire des enfants, c’est une affaire privée ! C’est une affaire privée !

La fin éclaire le début. C’est le même libéralisme qui fonde le droit des jeunes filles musulmanes d’arborer à l’école un signe de sujétion et celui des hommes de leur réclamer un certificat médical de virginité. On aura compris que pour ne pas être intégriste, le républicanisme ne doit pas seulement être libéral, mais ultralibéral.

Notes

1 – Enregistrement intégral à écouter sur le site de France-Culture : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/repliques-du-samedi-12-novembre-2022-5866040 . Emission à l’occasion de la publication par Iannis Roder de La jeunesse française, l’école et la République (L’Observatoire) et par Jean-Fabien Spitz de La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique (Gallimard).

2Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat (L’Artilleur, 2016) ; Journal d’un indigné. Magnitude 7 sur l’échelle de Hessel (L’Artilleur, 2019 ; recension sur Mezetulle) et, chez le même éditeur, Postures médiatiques. Chronique de l’imposture ordinaire, 2022. André Perrin a également publié de nombreux articles sur Mezetulle.

3 – Voir sur ce point Catherine Kintzler « Du respect érigé en principe » Mezetulle 16 septembre 2017.

4 – Albert Ogien « La désobéissance civile peut-elle être un droit ? » Droit et société 2015/3 N°91 p.592

5 – Sur cette question, voir Catherine Kintzler « Cachez cette virginité que je ne saurais voir » Marianne 2 juin 2008 et Mezetulle 8 juin 2008.

Vous avez dit « laïcité positive » ?

En parlant de « laïcité positive » le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye reprend un terme fréquemment utilisé pour réclamer à la laïcité – qu’on juge rigide et trop intransigeante – des « accommodements », une « ouverture »1. Ce terme, que Nicolas Sarkozy avait cru bon de promouvoir à plusieurs reprises2, suggère par lui-même l’aspect politique qui gouverne son emploi. L’adjectif « positive » induit en effet un champ sémantique où prendrait place, à l’opposé, une « laïcité négative » qu’il s’agirait de combattre, de réduire et peut-être même d’effacer3. Mais la thèse d’une « laïcité négative » ne tient pas debout : car la laïcité a posé plus de libertés que ne l’a jamais fait aucune religion. On n’a pas à demander à la laïcité d’être « positive » : c’est aux religions qu’il appartient de le devenir en renonçant à leurs prétentions à l’exclusivité intellectuelle et politique.
Examinons donc ce que certains appellent hâtivement un concept : la notion de « laïcité positive ». De quelque côté qu’on la prenne, on débouche sur un vide intellectuel.

Laïcité : négativité ou minimalisme ?

Il faut d’abord éclaircir l’emploi des termes « négatif » et « positif ».

On peut entendre par là une quantité et une forme de contenu au sens doctrinal. De ce point de vue, il n’y a effectivement rien de plus minimal que la laïcité. Elle n’est pas une doctrine, puisqu’elle dit que la puissance publique n’a rien à dire s’agissant du domaine de la croyance et de l’incroyance, et que c’est précisément cette abstention qui assure la liberté de conscience, celle de croire, de ne pas croire, d’avoir ou non une religion, de renoncer à une religion ou d’en changer. Ce n’est pas non plus un courant de pensée au sens habituel du terme : on n’est pas laïque comme on est catholique, musulman, stoïcien, bouddhiste, etc. Au contraire : on peut être à la fois laïque et catholique, laïque et musulman, etc. La laïcité n’est pas une doctrine, mais un principe politique visant à organiser le plus largement possible la coexistence des libertés. Qu’on me pardonne ce gros mot : les philosophes parleraient d’un « transcendantal » – condition a priori qui rend possible l’espace de liberté occupé par la société civile. Ce n’est pas ici le lieu de refaire toute la théorie : je l’ai proposée ailleurs de manière détaillée et je me permets d’y renvoyer les lecteurs4.

Confondre minimalisme et négativité, c’est soit une erreur soit une faute. C’est une erreur si la confusion a pour origine une méconnaissance. C’est une faute si, malgré la connaissance, elle s’impose sous une figure de rhétorique qui sonne alors comme une déclaration d’hostilité. Dans les deux cas, il est opportun et urgent de rappeler le fonctionnement du concept de laïcité.

La laïcité pose la liberté

Maintenant, regardons quels sont les effets du minimalisme dont je viens de parler. On découvre alors un autre angle pour éclairer les termes « négatif » et « positif », en les rattachant à une question décisive. Il s’agit de l’effet politique et juridique : celui-ci est-il producteur de droit et de liberté?

On pourra aisément montrer que c’est précisément par son minimalisme que le principe de laïcité est producteur, positivement c’est-à-dire du point de vue du droit positif, de libertés concrètes. C’est en effet à l’abri d’une puissance publique qui s’abstient de toute inclination et de toute aversion en matière de croyances et d’incroyances que les religions, mais aussi d’autres courants de pensée, peuvent se déployer librement dans la société civile. Les citoyens sont donc à l’abri d’un État où régnerait une religion officielle ou un athéisme officiel mais aussi, ne l’oublions pas, ils sont à l’abri les uns des autres. En s’interdisant toute faveur et toute persécution envers une croyance ou une incroyance, la puissance publique laïque les admet et les protège toutes, y compris celles qui n’existent pas, pourvu qu’elles consentent à respecter la loi commune.

Il n’y a donc rien de plus positif à cet égard que la laïcité. Elle pose bien plus de libertés politiques et juridiques que ne l’a jamais fait aucune religion en position de pouvoir ou ayant l’oreille complaisante du pouvoir. Car une autre confusion doit être dissipée. Si quelques messages religieux aspirent à une forme de libération métaphysique et morale, aucune religion n’a été en mesure de produire la quantité de libertés positives engendrées par la plate-forme juridique minimaliste de la Révolution française – première occurrence du concept objectif de la laïcité même si le mot apparaît plus tard. Du reste ce n’est pas la préoccupation essentielle des religions, qui ne sont heureusement pas réductibles à leurs aspects juridiques.

Quelle religion a institutionnalisé la liberté de croyance et d’incroyance, la liberté d’apostasie ? Laquelle a, ne disons pas instauré, mais seulement accepté de son plein gré le droit des femmes à disposer de leur corps, à échapper aux maternités non souhaitées ? Laquelle a été prête sans la contrainte de la législation civile à reconnaître celui des homosexuels à vivre tranquillement leur sexualité et à se marier ? Laquelle accepte une législation sur le droit pour chacun de mourir selon sa propre conception de la dignité et de la liberté ? Laquelle reconnaît de son plein gré la liberté de prononcer des propos qui à ses yeux sont blasphématoires ? Inutile de citer l’affaire des caricatures, l’assassinat de Théo Van Gogh, l’attentat contre Charlie-Hebdo, pas besoin de rappeler les lapidations, ni de remonter au procès de Galilée ou au supplice du Chevalier de La Barre : les exemples sont légion, jadis, naguère et aujourd’hui. Aucune des libertés positives que je viens de citer n’a été produite par une religion, directement, en vertu de sa propre force, de sa propre doctrine et par sa propre volonté : toutes ont été concédées sous la pression de combats et d’arguments extérieurs, et sous la pression de législations qui ont rompu avec la légitimation religieuse et qui ont eu le courage d’affronter les injonctions religieuses.

On me citera comme contre-exemples l’ex-URSS ou la Pologne, où la religion a été un ciment pour résister au despotisme : mais la liberté religieuse heureusement rétablie y a été réclamée contre un État pratiquant lui-même une forme de religion officielle exclusive. Une religion persécutée a besoin de la liberté de conscience et de croyance ; elle a raison de lutter pour l’obtenir, mais elle ne la produit pas par elle-même, elle n’est pas elle-même le principe d’une liberté qui vaut pour tous : elle la désire pour elle, ou tout au plus pour ceux qui ont une religion, exclusivement – sa générosité propre ne s’étend pas au-delà5. Benoît XVI a rappelé dans un de ses discours en 2008 à Paris6 que, à ses yeux, il n’y pas de culture véritable sans quête de Dieu et disponibilité à l’écouter. Il a bien sûr le droit de le penser et de le dire, mais on a aussi le droit de rappeler que ce principe n’est pas en soi inoffensif : il suffit de lui (re)donner la force séculière pour prendre la pleine mesure de sa violence.

Il appartient aux religions de devenir positives et non-exclusives

La laïcité n’a donc pas à devenir positive : elle l’a toujours été, elle est un opérateur de liberté. Davantage : la positivité des libertés n’est possible que lorsque les religions renoncent à leur programme politique et juridique, que lorsqu’elles se dessaisissent de l’autorité civile, de l’exclusivité spirituelle et de la puissance civile auxquelles certaines prétendent toujours et avec quelle force. Autrement dit, pour que l’association laïque puisse organiser la coexistence des libertés et par conséquent assurer la liberté religieuse, il est nécessaire que les religions s’ouvrent au droit positif profane en renonçant à leur tentation d’hégémonie spirituelle et civile.

Il convient donc d’inverser les injonctions à la « positivité » : c’est la laïcité qui est fondée à demander aux religions de devenir positives et de renoncer à l’exclusivité tant intellectuelle que politique et juridique, de renoncer à faire la loi. L’histoire des rapports entre la République française et le catholicisme témoigne que c’est possible. Elle témoigne aussi que dans cette opération les religions sont gagnantes. Car elles ne gagnent pas seulement la liberté de se déployer dans la société civile à l’abri des persécutions ; en procédant à ce renoncement elles montrent qu’elles ne sont pas réductibles à de purs systèmes d’autorité ni à un droit canon ou à une charia auxquels il serait abusif de les restreindre, elles montrent qu’elles sont aussi et peut-être avant tout des pensées. Et à ce titre, elles sont conviées dans l’espace critique commun de libre examen ouvert par la laïcité.

Notes

1 – Pap Ndiaye, entretien au Monde, 13 octobre 2022, « Il faut faire de la pédagogie et défendre une laïcité positive, et non synonyme de contrainte ou d’interdiction » . L’usage du terme « laïcité positive » par le personnel politique (voir note suivante) est probablement issu d’une lecture mal digérée d’un bref texte de Paul Ricœur, distinguant une « laïcité d’abstention » propre à l’État et une « laïcité de confrontation » s’exerçant par le libre débat dans la société civile. Paul Ricœur « Laïcité de l’État et laïcité dans la société » La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Hachette/Pluriel, 1995, pp. 194-195, en ligne sur le site de l’APPEP https://www.appep.net/table-des-matieres/chapitre-ii-du-mot-a-lidee/ii-11-laicite-de-letat-et-laicite-dans-la-societe/ . Dans ce texte en effet, Ricœur maintient la distinction entre État et société civile et ne suggère nullement qu’il faudrait s’appuyer sur la « laïcité de confrontation » pour réclamer l’assouplissement et même l’effacement de la laïcité constitutive, organique, de la République française. Il oppose deux champs, il ne réclame nullement leur brouillage.

3 – Ce faisant, il s’agit aussi de flatter la perception spontanément « négative » dont fait état une classe d’âge (voir l’ouvrage de Iannis Roder La jeunesse française, l’école et la république, Paris : L’Observatoire, 2022) pour laquelle la laïcité se réduirait à un ensemble d’« interdits ». Comme si la laïcité n’était pas profondément libératrice. Et comme si, plus largement, le concept même d’interdit n’était pas constitutif de la liberté du citoyen.

4 – Notamment le livre Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2022 4e éd. (2014). Pour un aperçu, on pourra lire sur ce site « La dualité du régime laïque » https://www.mezetulle.fr/la-dualite-du-regime-laique/ , l’entretien avec Laurent Ottavi en deux parties dans La Revue des Deux mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ . En vidéo : entretien avec Jean Cornil (CLAV, Bruxelles) https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/

5 – Et bien souvent, une fois au pouvoir politique ou en mesure de l’influencer significativement, elle s’empresse de mettre en place une législation rétrograde et négatrice de liberté. L’exemple de l’Iran est à méditer.

6 – Discours de Benoît XVI au Collège des Bernardins, Paris, 12 septembre 2008 : « Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable. » https://www.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2008/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20080912_parigi-cultura.html

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[N.B. Ce texte reprend partiellement un article que j’ai publié en septembre 2008 sur mon ancien site http://www.mezetulle.net/article-23196913.html ]