Sébastien Duffort1 part du constat douloureux connu de tous au sujet de l’état du système éducatif français : non seulement le niveau baisse2, mais les inégalités d’accès au savoir se creusent. Pour l’expliquer, on met souvent en avant, à juste titre, le manque de moyens (classes surchargées, suppression de la formation continue des enseignants, jeunes enseignants inexpérimentés envoyés en REP3), l’absence de mixité sociale à l’école et l’émergence de véritables « ghettos » scolaires.
Mais ces arguments omettent un point central pourtant soulevé depuis longtemps par les sciences de l’éducation : les dispositifs pédagogiques mis en œuvre dans la classe affectent considérablement et le niveau des élèves et les inégalités face aux apprentissages. On peut alors s’interroger sur la responsabilité de ceux qu’une doxa pédagogique a privilégiés depuis la fin des années 60.
Introduction
Les pédagogies dites « innovantes » sont plus que jamais à la mode et dans l’air du temps. Depuis de nombreuses années maintenant, on voit se profiler tout un florilège de pratiques pédagogiques toutes plus « novatrices » les unes que les autres : pédagogie inductive, interdisciplinarité, activités de découverte, utilisation du numérique, débat en classe, « éducation à » et, évidemment, la désormais sacro-sainte pédagogie inversée. Si elles diffèrent bien sûr dans leur contenu et leur mise en œuvre, elles participent toutes d’une même idéologie : critique de la pédagogie transmissive dite « frontale », critique du cours magistral, critique de l’abstraction, critique des savoirs académiques, critique des théories, critique des disciplines et de leur cloisonnement. Ces innovations pédagogiques sont les enfants chéris d’une puissante doxa éducative à l’œuvre depuis la rénovation pédagogique initiée à la fin des années 60. Inspections, organisations internationales (OCDE, UNESCO, Commission européenne, etc.), syndicats, associations professionnelles : les injonctions à l’innovation pédagogique viennent de partout, y compris du plus haut sommet de l’État4. Quiconque tente de résister à cette doxa est aussitôt qualifié d’élitiste réactionnaire nostalgique de l’uniforme et de l’hymne national. Pourtant, on dispose désormais de nombreux et solides travaux qui critiquent vigoureusement ces nouveaux dispositifs. Et effectivement, parce qu’elles sont à l’origine d’un triple processus d’invisibilisation, de dépréciation, et d’externalisation du savoir, les « pédagogies innovantes » accentuent considérablement les inégalités d’apprentissages. D’autant plus qu’elles sont idéologiquement liées à la recherche d’une plus grande marchandisation du système éducatif et donc du savoir.
Le savoir invisibilisé et relégué
On sait depuis B. Bernstein qu’il existe deux grands idéaux-types de pédagogie5. La pédagogie dite « visible » est caractérisée par un séquençage explicite des activités des élèves, une forte classification entre savoirs d’expérience et savoirs savants, une étanche distinction entre énoncés scientifiques et discours de sens commun. Les objectifs en termes de savoirs étant clairement explicités, l’élève peut alors facilement anticiper les critères sur lesquels il sera évalué. Cette pédagogie s’accompagne naturellement d’une supériorité hiérarchique de l’enseignant. Paradoxe : même si « tous les résultats sont convergents, ce sont les pédagogies qui définissent le plus explicitement les savoirs pertinents, et qui font connaître le plus explicitement les performances attendues de l’élève qui permettent aux enfants des classes défavorisées de réussir »6, ce type de dispositif est aujourd’hui très clairement relégué et ringardisé par la doxa éducative. C’est alors une pédagogie qualifiée par Bernstein d’« invisible » qui s’est imposée pour être aujourd’hui largement dominante voire normative chez les enseignants7. La transmission des savoirs savants est reléguée au second plan (quand elle n’est pas inexistante), le cadrage des activités est lâche, la distinction fondamentale entre concepts scientifiques et prénotions n’est pas clairement établie, les consignes restent implicites, l’élève ne sait pas sur quoi il sera évalué. Et fort logiquement, l’enseignant devient alors un accompagnateur, un facilitateur, un collaborateur. Le face-à-face laisse place au côte-à-côte. La transmission des savoirs fondamentaux peu à peu s’efface au profit de l’animation socio-culturelle. Malheureusement, on sait aujourd’hui que ce type de pédagogie, qui repose pourtant sur des principes louables et respectables (remise en cause de l’indigeste cours magistral, pédagogie moins directive et autoritaire, élève acteur de son savoir, épanouissement de l’enfant via une approche plus « concrète » des problèmes…), contribue en réalité à accentuer les inégalités d’accès au savoir. Et effectivement, en accordant une place significative aux tâches et compétences à réaliser, et en rendant les exigences conceptuelles implicites, les pédagogies invisibles sont à l’origine de malentendus sociocognitifs entre l’enseignant et les élèves issus des catégories populaires qui ont moins d’affinités avec l’institution scolaire8. Ces derniers, faiblement dotés en capital culturel (au sens de Bourdieu), ne perçoivent pas dans ce contexte les enjeux cognitifs qui sont en jeu. Ils s’engagent dans une activité mais sans qu’aucune appropriation des savoirs ne vienne valider leur travail9.
Les élèves provenant de milieux aisés, quant à eux, fortement dotés en ressources culturelles extérieures à l’école, et dont la culture d’origine est proche de la culture scolaire, opéreront sans difficulté les sauts cognitifs attendus par l’enseignant.
La doxa éducative à l’œuvre depuis 30 ans ne se contente pas d’invisibiliser et de reléguer le savoir dans la classe. Elle opère également en dehors. La formation initiale (par les ESPE) et continue (via le PAF) des enseignants est désormais infestée de modules dits « transversaux » : tenue de classe, utilisation du numérique et du cahier de textes, gestion des conflits, pédagogie différenciée, déontologie de l’enseignant, éducation au développement durable, mise en commun d’expériences individuelles, etc. La maîtrise des contenus disciplinaires, seule à même de renforcer la légitimité et la crédibilité des enseignants, est jetée aux oubliettes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces formations rencontrent auprès des enseignants un succès mitigé. De nombreux professeurs stagiaires repartent scandalisés de la mascarade à laquelle ils ont assisté. Ces derniers, souvent submergés de travail, sont d’abord et avant tout en attente de contenus disciplinaires et didactiques, de séquences de cours « clés en main » qui leur permettront de faire face aux nombreuses et légitimes interrogations des élèves. La formation aux aspects professionnels de l’enseignement (notamment la maîtrise des textes officiels) est bien sûr nécessaire à l’exercice du métier, à condition qu’elle ne relègue pas savoirs et contenus disciplinaires au second plan10.
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de voir un certain nombre de représentants de la doxa éducative s’insurger contre les exigences académiques élevées des jurys de concours de recrutement des enseignants. Ce sont les mêmes qui réclament que les jurys de concours soient désormais composés de chefs d’établissements et de psychologues scolaires. Au mieux, ils préconisent un concours davantage centré sur les « compétences transversales » de l’enseignant (gestion de classe, usage des TICE, élèves à profils particuliers), ce qui au passage est déjà le cas depuis la réforme Darcos, au pire ils réclament la suppression pure et simple du concours. Il est pourtant stérile d’opposer compétences professionnelles et connaissances académiques ; au contraire les deux doivent pouvoir s’articuler efficacement dans le cadre de la formation initiale et continue des enseignants.
Le savoir ludifié et déprécié
L’innovation pédagogique initiée à la fin des années 60 est intimement liée à l’idée selon laquelle les élèves issus des catégories populaires seraient par définition non seulement inaptes à entrer dans la culture écrite, dans le genre second (celui qui s’écarte du sens commun), dans l’abstraction, mais qu’en plus ils auraient une appétence pour le savoir plus faible que ceux provenant des milieux favorisés. C’est sur la base de ce diagnostic erroné11 que l’on va assister à une véritable institutionnalisation du « paradigme déficitariste » (selon l’expression de Jean Pierre Terrail12) : puisque certains élèves sont dans l’incapacité sociale ou culturelle d’accéder au savoir abstrait, il faut alors mettre en œuvre une pédagogie de l’adaptation au manque en « ludifiant » les apprentissages. On retrouve ici la même critique du « carcan disciplinaire » jugé trop abstrait, au profit d’enseignements plus concrets, plus proches des élèves. Plus « fun » et « branchés ». Il s’agit en effet d’accroître la motivation des élèves en les faisant « travailler » sur des objets qui susciteront chez eux une charge émotionnelle positive.
Les désormais tristement célèbres « phases de découverte » en sont une illustration idéal-typique. Elles consistent en une sorte de détour pédagogique, précédant le cours et les exercices, dans lequel l’enseignant invite l’élève à s’approprier la logique du savoir de façon autonome. En sciences économiques et sociales ou en histoire-géographie on va par exemple faire travailler les élèves sur un document iconographique. Or plusieurs problèmes récurrents sont soulevés par les chercheurs. D’une part ces activités de découverte tendent de plus en plus à occuper la quasi-totalité des séquences d’enseignement, se substituant ainsi à une réelle appropriation des savoirs (J.P Terrail parle à ce propos de détour pédagogique « envahissant »). Deuxièmement, elles ne mènent en réalité la plupart du temps à aucune réelle activité cognitive d’appropriation du savoir ou de conceptualisation. On étudie en SES une photo de Joakim Noah ou de Thomas Dutronc13 pour elle-même, sans nécessairement évoquer les concepts de socialisation différentielle ou de reproduction sociale. La phase de découverte devient une fin en soi. Pire encore, pourtant censées amener l’élève à adopter une posture de chercheur en se questionnant sur le cheminement intellectuel vers la connaissance, les activités de découverte peuvent même faire obstacle au savoir visé14. La mise en scène ludique a ainsi pour conséquence d’opérer une fracture très nette entre les élèves fortement dotés en capital culturel qui auront compris l’enjeu cognitif de l’activité (l’appropriation d’un savoir abstrait) et ceux issus de milieux populaires qui, en se focalisant sur la tâche, sur la situation, ne s’engageront pas dans une véritable activité intellectuelle. Conséquence d’autant plus injuste que ces derniers auront réalisé le travail demandé en appliquant la consigne d’un enseignant qui n’aura pas pris le soin, selon l’expression de B. Lahire, d’ « expliciter l’implicite »15. De telles pratiques inductives basées sur la découverte ou la résolution de problèmes peuvent s’avérer d’autant plus contre-productives qu’elles entraînent chez certains élèves des situations de surcharge cognitive (théorie de la surcharge cognitive, « Cognitive Load Theory »). Ces derniers doivent à la fois résoudre un problème et acquérir des connaissances. Leur mémoire de travail est alors mise en difficulté. Et encore une fois, parce qu’ils disposent de moins de connaissances accumulées sur le long terme, les élèves faibles seront inévitablement pénalisés par les pédagogies « actives ».
Le cours dialogué, voire le débat en classe, procèdent de cette même logique de ludification du savoir censée motiver les élèves (notamment les plus faibles). Dans le secondaire, les indications officielles demandent de plus en plus de « faire participer les élèves », notamment en partant de leurs expériences sociales. Problème : là aussi, le savoir est relégué au second plan. On fait participer les élèves… pour qu’ils participent. Certains jeunes enseignants de classes difficiles utilisent aussi ce dispositif pour acheter la paix sociale. Or les études de J. Deauvieau16 démontrent que cet « activisme langagier » conduit à un dangereux relativisme, source de nombreux malentendus d’apprentissages. Effectivement, la volonté première de « faire parler les élèves » avant tout débouche souvent sur une participation tous azimuts et sur des échanges langagiers dans lesquels savoirs d’expérience, jugements de valeur ou politiques, et savoirs scientifiques sont mis sur le même plan. Comme on le sait, une séance d’enseignement est particulièrement chronophage. Il est donc très difficile voire impossible pour l’enseignant de reprendre puis de faire reformuler chaque élève dont il aura jugé la prise de parole peu rigoureuse sur le plan conceptuel.
Pour reprendre la terminologie d’E. Bautier17, les élèves n’entrent pas dans l’activité de « secondarisation », c’est-à-dire le passage du genre premier relevant de l’immédiateté et du spontané au genre second synonyme d’une authentique réflexion autour du langage et d’une décontextualisation de l’expérience immédiate. On le voit, l’approche ludique et « concrète » des apprentissages engendre au mieux des approximations conceptuelles (confusion entre taxes, impôts et cotisations sociales en SES par exemple), au pire une absence totale de conceptualisation qui en définitive pénalisera les élèves défavorisés qui auront pourtant accompli la tâche demandée par l’enseignant(e) (« j’ai participé monsieur / madame »). Les élèves des catégories supérieures disposent eux de ressources économiques et culturelles leur permettant de réaliser en dehors de l’école ce que l’enseignant n’a pas fait en classe. C’est donc bien l’absence de cadrage fort des activités et de classification nette entre savoirs d’expérience et savoirs scientifiques qui conduit au relativisme et participe ainsi à l’accroissement des inégalités de réussite scolaire. En pédagogie plus qu’ailleurs, le relativisme est bien « le créationnisme des progressistes » (R. McLiam Wilson).
Les pédagogies actives, fer de lance de l’innovation pédagogique, contribuent ainsi à la dépréciation du savoir. Sous la pression du patronat appuyé par l’OCDE18, la Commission européenne, et certains mouvements pédagogiques « progressistes », elles se substituent insidieusement au savoir disciplinaire. Là aussi on retrouve la même critique des disciplines, de l’encyclopédisme des programmes, de la transmission des savoirs. Le « savoir agir », le pilotage par les tâches, l’accent mis sur les activités de « l’apprenant » prennent le pas sur le savoir tout court. Dans ces conditions, il ne s’agit plus alors de former des futurs citoyens éclairés et émancipés par la rigueur du raisonnement scientifique, mais de créer de futurs salariés adaptés aux besoins du capitalisme mondialisé. Les premières cibles (et victimes) de ce paradigme utilitariste seront bien sûr les familles populaires, séduites et leurrées par ces compétences non cognitives mais dont les enfants sortiront du système éducatif finalement peu qualifiés… et donc facilement employables dans des petits jobs précaires et flexibles. Là encore, il est comique de constater, si ce n’était pas tragique, que le courant pédagogique « moderniste » qui s’auto-positionne volontiers à gauche, fait en réalité le jeu du patronat et du libéralisme économique. Et voilà pourquoi votre fille est muette.
Le savoir externalisé et marchandisé
Puisque le savoir (du moins ce qu’il en reste) est désormais invisible en classe, il faut donc aller le chercher ailleurs. Il faut bien, qu’on le veuille ou non, se conformer aux exigences de l’évaluation sommative qui elle reposera sur la maîtrise… des savoirs. Et fort logiquement, l’invisibilisation du savoir a pour corollaire son externalisation hors de l’école. Le raz-de-marée autour de la « classe inversée » (ou « pédagogie inversée ») illustre à merveille ce processus. Le principe est simple : l’élève découvre le cours à la maison, souvent sous forme numérique (capsules vidéo, diaporama, site internet…), et le temps en classe est alors mis à profit pour la résolution d’exercices et les questions des élèves. Là encore c’est toujours la même rengaine : il s’agit de critiquer la pédagogie traditionnelle, le cours magistral (alors que les vidéos en ligne sont exposées… magistralement…), la transmission « verticale » des savoirs académiques face à un élève qu’on prétend passif. L’unanimisme autour de la classe inversée est quasi messianique19. Les sites académiques regorgent désormais de capsules vidéo. Dans le cadre de la formation continue, les enseignants hérétiques sont sommés de s’y convertir sous peine d’être excommuniés. On ne dispose pourtant aujourd’hui d’aucune étude scientifique démontrant les bénéfices de ce dispositif en termes d’appropriation des savoirs et de réduction des inégalités d’apprentissage.
Au contraire, les articles qui critiquent vigoureusement (et rigoureusement) cette « innovation » pédagogique sont désormais légion sur internet20. On est bien en plein cœur de la doxa éducative : des injonctions dogmatiques qui vont de soi, imposées pour elles-mêmes sans aucune vigilance scientifique et épistémologique. Et pourtant, en prenant un minimum de distance critique nécessaire, on s’aperçoit que la pédagogie inversée non seulement ne permet pas aux élèves d’apprendre mieux, mais qu’elle comporte le risque, en externalisant l’accès au savoir en dehors de l’école, d’accentuer les inégalités au détriment des enfants sans ressources à l’extérieur de l’école. Plusieurs écueils peuvent être évoqués (on ne s’attardera pas ici sur les nombreuses erreurs conceptuelles qui polluent certaines capsules). D’une part, en faisant l’impasse sur les représentations des élèves qui font pourtant obstacle aux apprentissages, en omettant l’indispensable problématisation de la séquence de cours ainsi que la nécessaire mobilisation des prérequis, la pédagogie inversée place l’élève dans une réelle passivité cognitive qui empêche l’appropriation du savoir. On retrouve alors les habituels obstacles au savoir dressés par les pédagogies innovantes. En invisibilisant le savoir, l’inversion de la classe créée les conditions de malentendus cognitifs socialement situés : les enfants issus des catégories populaires qui n’ont pas les mêmes dispositions scolaires que ceux provenant de milieux aisés auront la sensation de s’être conformés aux attentes de l’institution en réalisant à la maison la tâche demandée par le professeur, mais sans avoir découvert pour autant l’objectif implicite (et pour cause : il est invisible) de la séance. Faute de réelle réflexion conceptuelle, ils auront toutes les peines du monde à recontextualiser le savoir lors de l’évaluation future. Enfin, en externalisant le savoir, ce dispositif pédagogique légitime et accroît l’individualisation des processus d’apprentissage : les élèves qui disposent de ressources extérieures à l’école percevront facilement les enjeux intellectuels invisibilisés par la vidéo et auront par conséquent tout le loisir d’approfondir les notions et mécanismes en classe. Les élèves d’origine populaire quant à eux devront se contenter d’exercices minimalistes en classe afin de revenir sur le contenu de la vidéo dont ils n’auront pas saisi les enjeux. On le voit, la pédagogie inversée incarne magnifiquement le triptyque invisibilisation / ludification / externalisation du savoir, source d’inégalités face aux apprentissages. Dans ce contexte, on oublie souvent l’essentiel : les besoins des élèves. Ils sont pourtant les premiers demandeurs d’un cours structuré, problématisé, qui met à mal leurs idées reçues et qui leur permet d’anticiper les exigences de l’évaluation. Confrontés aux malentendus que produisent les pédagogies innovantes, il n’est pas rare de voir émerger des revendications parfois vives de la part d’élèves qui ne voient pas où l’enseignant veut en venir, et qui réclament ouvertement le retour de la bonne vieille « synthèse de cours »21.
On est en définitive face à une double et cruelle ironie pour les thuriféraires des pédagogies innovantes : non seulement elles handicapent considérablement les élèves défavorisés (qu’elles sont censées aider), mais elles permettent aussi le retour en force du mal absolu : le cours magistral (qu’elles vouent aux gémonies).
Il existe aujourd’hui une alliance idéologique objective entre les libéraux des deux rives dont l’objectif à moyen terme est la marchandisation du savoir. Sous couvert de « progressisme » ou de « modernisme » ce sont en effet souvent les mêmes qui souhaitent à la fois l’autonomie (et donc la mise en concurrence) des établissements, le développement de projets éducatifs locaux et la généralisation de l’innovation pédagogique dans tout le système éducatif. Le débat sur l’école démontre plus que jamais à quel point libéraux économiques et libéraux culturels s’entendent comme larrons en foire22. Les premiers (historiquement plutôt situés à droite), se positionnent clairement pour une régulation marchande du système éducatif, sans qu’il soit nécessaire d’aller jusqu’à sa privatisation. Pour cela, les établissements doivent pouvoir proposer leur propre offre éducative, recruter eux-mêmes leur personnel, proposer des projets et contenus pédagogiques autonomes, spécifiques, alternatifs et décentralisés. Les seconds (socio-démocrates de gauche) ne jurent que par l’innovation pédagogique, l’horizontalité, l’interdisciplinarité et l’approche par compétences. Autonomie des établissements et innovation pédagogique apparaissent dans ces conditions parfaitement complémentaires car intrinsèquement liées sur le plan idéologique et politique. L’alliance entre l’IFRAP et Terra Nova. Le mariage entre Alain Madelin et François Dubet. Cette logique concurrentielle dérégulée produira de fortes inégalités à la fois entre établissements et entre élèves. Inégalités entre établissements car là où certains construiront des projets pédagogiques ambitieux (accès au savoir émancipateur, aptitude à la pensée abstraite, pédagogie résolument explicite), d’autres tireront leurs objectifs cognitifs à la baisse et proposeront des contenus alternatifs beaucoup moins exigeants23: approche par compétences, « éducations à »24, classe inversée, pédagogie invisible. Inégalités entre élèves car ceux issus de milieux favorisés, mieux informés, se dirigeront naturellement vers les établissements les plus ambitieux, là où ceux issus de milieux populaires soit seront leurrés par les projets où l’on privilégie le « concret », soit seront bien obligés de prendre ce qui reste : les établissements déficitaristes. Concurrence et régulation par le marché au détriment de l’égalité et de la démocratisation de l’accès au savoir. Entre-soi au détriment de la mixité sociale. Ce double processus pourra éventuellement être complété et renforcé par le déploiement sur tout le territoire des écoles privées hors contrat25. La boucle est bouclée.
Conclusion
« Oui, l’école peut contribuer dans son ordre propre à réduire les inégalités face à la culture scolaire en ne cédant pas aux charmes du spontanéisme, du romantisme, en s’efforçant d’expliciter l’implicite, et en réfléchissant à tout ce que cachent comme non-dits ou comme présupposés les demandes et injonctions scolaires les plus banales »26.
Le constat est implacable : les pédagogies innovantes ont échoué. Non seulement elles ne facilitent pas l’accès au savoir, mais elles lui font même bien souvent obstacle. Parce qu’elles confondent activités observables avec activités cognitives, elles ont donc bien, malgré elles, contribué à la baisse du niveau des élèves et au creusement des inégalités face aux apprentissages. Mais, pour des raisons idéologiques et politiques, leurs fidèles ne voient pas (ou font semblant de ne pas voir) les malentendus sociocognitifs qu’elles créent chez les élèves dont la culture d’origine est éloignée de la culture scolaire. Pire encore, on entend parfois que face aux échecs récurrents des pédagogies nouvelles il faut… développer et approfondir encore les pédagogies nouvelles27. Pour autant, il n’est pas question de revenir à un quelconque passé mythifié en remettant le cours magistral, source de passivité intellectuelle, au cœur du processus d’apprentissage28. Il apparaît urgent en revanche d’accroître le caractère explicite et visible des démarches innovantes dans le cadre d’un enseignement toujours plus structuré, progressif et guidé. C’est donc bien le rapport au savoir dans la classe qu’il faut réinterroger : classification entre savoirs scolaires et extrascolaires29, primat de l’enjeu cognitif sur la tâche à réaliser, pari sur l’éducabilité universelle entre tous les élèves. Face au dogme, cela suppose d’abord et avant tout qu’on puisse « dire ce que l’on voit » et « ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit » (Péguy). Dire et voir que faire ne signifie pas apprendre. Dire et voir que motiver ne signifie pas expliciter. Dire et voir que découvrir ne signifie pas s’approprier. Dire et voir qu’innover n’est pas démocratiser.
Annexe. Sigles employés
- REP : Réseau d’éducation prioritaire
- OCDE : Organisation de coopération et de développement économique
- UNESCO : Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture
- ESPE : Ecole supérieure du professorat et de l’éducation
- PAF : Plan académique de formation des personnels
- TICE : Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement
- SES : Sciences économiques et sociales
- IFRAP : Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques
Notes
1 – Professeur de Sciences économiques et sociales à Toulouse. Mouvement Républicain et Citoyen.
2 – « Depuis 1995, le niveau baisse. La part d’élèves faibles et très faibles ne cesse d’augmenter. L’accumulation d’échecs scolaires en bas n’est aucunement compensée, au sommet, qui serait mieux formée et mieux étoffée ». C. Baudelot et C. Establet, « L’échec scolaire n’est pas une fatalité », in C. Ben Ayed (dir) : L’école démocratique. Vers un renoncement politique ?, Armand Colin, 2010.
3 – Réseau d’éducation prioritaire. Voir la liste des sigles en annexe.
4 – Emmanuel Macron dans La Voix du Nord le 12 janvier 2017 « Quand on est innovant sur le plan pédagogique, on est attractif », Jean-Michel Blanquer dans Le Monde le 20 mai 2017 « Mon message aux enseignants, c’est qu’il n’y a pas de chape de plomb : qu’ils se sentent libres, qu’ils innovent »
5 – M. Bocquillon, A. Derobertmasure. « Étude comparative des programmes de français des réseaux catholiques de la fédération Wallonie-Bruxelles pour le premier degré de l’enseignement secondaire », Education comparée, 2014, p. 217-238.
6 – R. Establet, « La présence très actuelle de Basil Bernstein dans la sociologie française de l’éducation », in D. Frandji et Ph. Vitale, Actualité de Basil Bernstein. Savoir, pédagogie et société, 2008, p. 48.
7 – « Les « pédagogies invisibles », moins explicites que les « pédagogies visibles » dans leur façon de transmettre les critères et les classifications des objets et des cadres, reposent davantage sur une circulation interdisciplinaire des savoirs : les objets d’apprentissage, dans les tâches scolaires, sont moins nettement définis. Elles pénalisent davantage les élèves de milieux populaires dans leur accès aux savoirs. Or, comme chacun peut le remarquer, les pratiques enseignantes aujourd’hui dominantes relèvent d’une pédagogie invisible, quelle que soit la composition sociale des classes » B. Bernstein, Classe et pédagogies : visibles et invisibles, Paris : OCDE, 1975, cité par Bautier, « Le rôle des pratiques des maîtres dans les difficultés scolaires des élèves », 2006, p. 4.
8 – Jean-Yves Rochex, « La fabrication de l’inégalité scolaire : une approche bernsteinienne », in J.Y. Rochex et J. Crinon (dirs), La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement, PUR, Coll. Paidéia, 2011, p. 194. Voir aussi S. Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire : élèves en difficultés pédagogiques, La Dispute, 2007, Supports pédagogiques et inégalités scolaires, La Dispute, 2015.
9 – De nombreux travaux ont mis en évidence ces malentendus dans la classe : l’élève de primaire qui colle et découpe des papiers sur lesquels sont inscrits des mots pour fabriquer une phrase sans comprendre l’enjeu de lecture inhérent à la tâche exécutée ; l’élève de sixième qui colorie et apprend par cœur sa carte géographique sans être capable de remobiliser dans un autre contexte les concepts et symboles de cette carte ; l’élève de première qui répond aux questions du dossier documentaire en SES sans aucune appropriation conceptuelle etc. Dans les 3 cas, c’est l’absence de problématisation, d’explicitation des apprentissages et concepts visés qui crée le malentendu. Les élèves ont la sensation d’avoir travaillé mais en réalité n’apprennent rien.
10 – A. Beitone , « Céderons-nous aux vents mauvais ? » , http://www.skolo.org/2011/09/18/cederons-nous-aux-vents-mauvais/, 2011.
11 – Tous les élèves sont capables d’entrer dans l’abstraction (thèse de l’éducabilité universelle).
12 – J.P Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016, p. 54.
13 – Les manuels de SES sont truffés de photographies, mais aussi d’éléments hors programmes voire d’erreurs conceptuelles (distinction bien collectif / service collectif ; notion de rationnement etc.).
14 – J.P Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016, p. 33-34.
15 – Ce type de malentendu est décuplé par l’utilisation de tablettes numériques en classe qui accentue encore plus la ludification des apprentissages. La familiarité entre l’élève et l’outil informatique a de fortes chances de le détourner des enjeux cognitifs et des savoirs visés.
16 – J. Deauvieau, Enseigner dans le secondaire. Les nouveaux professeurs face aux difficultés du métier, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2009. Voir aussi Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, La Dispute, 2007.
17 – E. Bautier et R. Goigoux, « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », Revue française de pédagogie, n° 148, juillet, août, septembre 2004 p. 91. Voir aussi E. Bautier et P. Rayou, Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, PUF, 2013.
18 – [NdE] Je me permets de signaler à ce sujet l’article « Les risques calculés du néo-libéralisme » http://www.mezetulle.fr/les-risques-calcules-du-neo-liberalisme/
19 – Une publicité pour… la CASDEN va même jusqu’à en vanter les mérites : https://youtu.be/x3-xPqFzDBw
20 – A. Beitone et M. Osenda (2017), « La pédagogie inversée, une pédagogie archaïque », http://skhole.fr/la-pedagogie-inversee-une-pedagogie-archaique-par-alain-beitone-et-margaux-osenda ; C. Rodrigues (2015), « La pédagogie inversée en SES, une rhétorique réactionnaire », http://eloge-des-ses.com/wp-content/uploads/2016/05/P%C3%A9dagogie-invers%C3%A9e-juin-2015-Rodrigues.pdf ; P. Devin (2016), « Les leurres de la classe inversée », https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/130216/les-leurres-de-la-classe-inversee.
21 – En sciences économiques et sociales comme en histoire-géographie c’est souvent la correction des exercices sur documents qui fait office de cours.
22 – Sur les liens entre libéralisme économique et libéralisme culturel, on pourra se référer aux analyses de Jean-Claude Michéa (dont L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Climats, Champs-Flammarion, 2010). Voir ce rapport de Terra Nova de mai 2016 « Que doit-on apprendre à l’école ? Savoirs scolaires et politique éducative » http://tnova.fr/rapports/que-doit-on-apprendre-a-l-ecole-savoirs-scolaires-et-politique-educative , et sa critique par Alain Beitone en mars 2017 « Que doit-on apprendre à l’école ? Notes sur un rapport de Terra Nova », https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article252.
23 – « Les notes obtenues au bac français en fonction du type d’enseignant sont très suggestives. Chez les élèves de familles ouvrières, la proportion de notes médiocres est de 31% lorsque l’enseignant appartient au groupe des « modernistes » qui veulent adapter leurs élèves à leurs futurs emplois, et celui des « libertaires » qui s’intéressent surtout à l’épanouissement psychique et affectif de leurs élèves. Cette proportion tombe à 22% lorsque l’enseignant appartient à la catégorie des « élitistes » attachés à la qualité de leur enseignement, indiquant que l’ambition des contenus est toujours rentable, alors même qu’ici les enseignants se désintéressent de la façon dont les élèves faibles pourront suivre. Cette part n’est plus que de 11% pour les enseignants « démocrates » ceux qui visent la meilleure maîtrise de la langue écrite pour tous, et associent le souci des moyens à celui de la qualité des contenus », J.P Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016, p. 82 à 84.
24 – A. Beitone (2014), « Educations à… Ya basta ! » http://skhole.fr/educations-a-ya-basta-par-alain-beitone
25 – A. Chevarin (2017), « Ecoles privées hors contrat contre l’école publique », https://www.questionsdeclasses.org/spip.php?page=forum&id_article=4294
26 – Bernard Lahire, Communication au Colloque « Défendre et transformer l’école pour tous », octobre 1997.
27 – Cette habileté rhétorique est bien connue : le stalinisme ne fonctionne pas il faut donc améliorer et approfondir le stalinisme ; les politiques d’austérité ne fonctionnent pas il faut donc accentuer l’austérité ; l’intégration européenne ne fonctionne pas il faut donc aller vers plus de fédéralisme, etc.
28 – Sur le site Démocratisation scolaire, Olivier Mottint (« Faut-il renoncer aux pédagogies actives ? », 2018) explique de façon très percutante pourquoi il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article287
29 – M. Osenda et C. Rodrigues (2018), « Classification des savoirs et apprentissages en SES : quels enjeux pour l’école ? »,https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/contenus-associes-classification-des-savoirs-et apprentissages-en-ses-N-15621-24027.pdf
« On peut alors s’interroger sur la responsabilité de ceux qu’une doxa pédagogique a privilégiés depuis la fin des années 60. » …Ben non, on doit surtout s’interroger sue la responsabilité de ceux qui, surtout sous le « règne » du premier ministre Jospin et sous la mandature Hollande, ont mis en place, par leur vote législatif et national, la « gouvernance »politique qui a conduit au dépérissement de l ‘ Ecole tel que l’article le décrit. ( et à bien d’autres dépérissements encore!) …Suivez mon regard!
Il y a une responsabilité collective au creusement des inégalités dans l’accès au savoir, dont les pédagogies nouvelles sont en grande partie responsables. Organisations internationales (OCDE, commission européenne etc.), mouvements syndicaux et associatifs, ministères, mais aussi enseignants de tous bords qui adoptent ces pédagogies dans leurs classes par principe, sans réellement se soucier de leurs effets sur les apprentissages notamment des élèves issus des milieux populaires.
Responsabilité collective toute relative lorsque l’enseignant est sommé de suivre ces pédagogies nouvelles! La nouveauté ou plutôt la volonté acharnée du progrès apparaît finalement comme le grand mal du siècle dans nos écoles. Les activités en classe (en binôme/trinôme/ etc.) sont réalisées par l’élève le plus volontaire qui, au demeurant, supporte l’ensemble de la charge de connaissance. En poussant l’élève à être (à n’importe quel prix) actif, la majorité des élèves est relayée au rang de simple scribe, ou simple spectateur du travail des autres….
Bel article cependant, qui relève si ce n’est d’une véritable interrogation, du moins d’une envie de lutter…
Bonjour madame, merci pour votre commentaire.
Les cas de figure peuvent être hétérogènes d’un établissement à l’autre et, surtout, d’une discipline à l’autre, certaines étant plus propices à l’innovation pédagogique. Les injonctions de l’inspection sont par exemple fortes en mathématiques pour utiliser le numérique, en particulier les tablettes. Dans ma discipline, les sciences économiques et sociales, l’inspection semble plus mitigée et est donc moins dogmatique (même si la grande majorité des modules de formation disciplinaires est consacrée au numérique). Mais malheureusement, je persiste à penser qu’une partie du corps enseignant (souvent en lien, vous l’avez souligné, avec des conceptions progressistes) adhère aux pédagogies innovantes davantage en tant que fin qu’en tant que moyen, et c’est là tout le problème. Je connais des collègues chevronné(e)s qui utilisent le numérique par exemple sans évacuer pour autant le savoir savant. D’autres en revanche utilisent les nouvelles pédagogies pour elles-mêmes, sans se préoccuper de savoir si les élèves apprennent mieux. La littérature est pourtant abondante sur le sujet.
Concernant les travaux de groupes, la discipline que j’enseigne en est pionnière. Là non plus pas d’opposition de principe, à condition que le travail sur dossier documentaire ne fasse pas obstacle au savoir sur la forme (organisation du travail, coopération entre élèves, autonomie etc.) et sur le fond (l’articulation entre l’analyse documentaire et les savoirs à acquérir). En ne perdant jamais de vue les deux questions essentielles selon moi : qu’ont appris les élèves en termes de savoirs intellectuellement émancipateurs ? Les pratiques pédagogiques mises en œuvre dans la classe réduisent-elles les inégalités d’accès au savoir ou au contraire les creusent-elles ? Vous avez raison, tout pas en avant n’est pas nécessairement un progrès, en pédagogie plus qu’ailleurs.
Bien cordialement.
Ping : Comment juger une réforme de l’école ? - Mezetulle
Les enfants de milieux favorisés ne sont pas épargnés . Leurs parents comblent certaines lacunes s’ils s’investissent le soir , le mercredi, le samedi ou / et le dimanche mais comment pourraient-ils compenser la totalité des rigoureux et progressifs apprentissages quotidiens d’une année scolaire ?
A l’école primaire, aux conseillers pédagogiques expérimentés , investis , motivés et responsables , prenant la classe en main pour montrer et aider les maîtres débutants ont succédé des animateurs de réunions , » adeptes du parler creux sans peine « , recrutés sur leur degré d’adhésion à l’idéologie pédagogiste , trop ravis d’avoir quitté le terrain et dissimulant mal leur incompétence et leur paresse professionnelles derrière un feint mépris pour les » recettes » car bien bien incapables de proposer des séquences clefs en mains .
L’application des réformes nourries au pédagogisme a fait de gros dégâts sur les élèves mais auparavant sur les maîtres . Ouest-France du 25/ 01/2001 révélait qu’entre 1996 et 2000 les congés en Ille et Vilaine avaient augmenté de 58% et concernaient surtout des institutrices entre 40 et 50 ans. Privés de l’autorité naturelle que confère une crédibilité professionnelle , de serviles inspecteurs carriéristes ont dérivé vers l’autoritarisme : dénigrer les pratiques des consciencieux maîtres expérimentés et encenser celles des « innovateurs » qui, en faisant table rase du passé , ont détruit ce qui fonctionnait . Médiocrité , arrivisme et lâcheté ont pris les rênes de l’école primaire . Un désastre en a résulté , la destitution du maître signant la déconsidération de l’institution. A l’école républicaine ringardisée qui pourtant visait l’émancipation par le savoir a succédé une école libérale qui, lorsqu’elle ne divertit pas , pratique un décervelage scolaire qui s’accommode de l’ignorance .
Dès 1998, dans » La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs » , Liliane Lurçat écrivait :
– que » l’immobilité apparente de l’élève qui écoute , et qui recueille parfois avidement ce que le maître explique , ne peut pas être assimilée à la passivité , dès lors qu’il est attentif ,
– que l’automatisation est favorisée par la répétition des exercices et dépend de l’entraînement ,
– que dans l’apprentissage par l’activité l’enfant apprend les choses en les faisant ; mais tout ne peut pas s’apprendre de cette façon et la transmission n’exclut pas l’activité ,
– que les habiletés et les connaissances ne dépendent pas uniquement de ceux qui les acquièrent , mais aussi, et pour une part importante, des conditions de leur acquisition . »
En 2007, dans » La débâcle de l’école : une tragédie incomprise » , Laurent Lafforgue identifiait les responsables :
» Le déclin de l’école est le résultat de politiques bien précises , conçues, décidées et mises en oeuvre par ceux qui étaient chargés de gouverner l’école … La responsabilité du désastre appartient d’abord au commandement , c’est à dire aux instances dirigeantes de l’Education nationale, à ses experts organisés en d’innombrables commissions, à ceux des universitaires et des intellectuels qui les ont inspirées , et à la majorité des membres de la hiérarchie – cooptés en fonction de leur adhésion aux principes et aux doctrines de l’école nouvelle – qui ont appliqué et imposé avec brutalité des directives visant à transformer la nature de l’école et à redéfinir sa finalité … »
Madame, les enfants de milieux favorisés restent malgré tout surreprésentés dans les filières d’excellence. Un étudiant en CPGE sur deux est fils de cadre, un sur dix fils d’ouvriers. Mais vous avez raison, d’une façon ou d’une autre ils sont aussi pénalisés par la pédagogie invisible, même si ils disposent de ressources extérieures à l’école.
La formation disciplinaire des enseignants est quasi supprimée au profit de formations dites « transversales » (gestion de classe, utilisation du numérique etc.). Dans ma discipline, chaque année, trois modules de formation sur quatre sont consacrés au numérique, aux jeux en classe… et donc un sur quatre seulement à la recherche disciplinaire. Comme vous le dites fort justement c’est l’adhésion au libéralisme qui légitime idéologiquement ces pratiques. Libéralisme culturel « progressiste » d’abord (critique héritée de mai 68 des carcans disciplinaires, des savoirs savants et de la pédagogie transmissive), libéralisme économique ensuite (autonomie des et concurrence entre établissements, chef d’établissement qui devient un manager d’entreprise, évaluation de la performance des enseignants…). Comme souvent le marché s’engouffre dans la brèche créée par le politique lui-même.
C’est effectivement une grave erreur que de croire qu’un élève à qui on transmet verticalement un savoir est nécessairement passif. Au contraire cela s’accommode parfaitement d’une mise en activité intellectuelle et d’une sollicitation régulière de la classe. A condition de mettre en place un cadrage explicite des activités (notions, objectifs, problématique du cours, évaluation etc.). Et réciproquement la pédagogie explicite n’est nullement incompatible avec l’innovation en classe !
Vous parlez d’or!
Mais sommes-nous à ce point minoritaires que cet implacable diagnostic ne puisse être compris? et même constaté? Je ne rencontre -étonnamment!- que des enseignants qui se plaignent de ce qu’on leur demande de faire, qui constatent que la « démocratisation » de l’école est une foutaise, que les plus faibles sont toujours faibles, et que les meilleurs ont peu de problèmes… tous les correcteurs de baccalauréat -il faut les entendre dans les réunions et les jurys- disent la même chose dans un grand soupir, à savoir qu’ils ont corrigé des horreurs, que le niveau tant de savoirs que de rédaction (toutes matière confondues) est lamentable, etc, etc… et pourtant, ils acceptent, j’ose dire, ils collaborent, ils sont complices. Ils sont les premiers à ne rien faire pour résister. Ils adaptent, et ils s’adaptent. Les enseignants ont une grande responsabilité dans l’effondrement de l’éducation et du niveau culturel de leurs enseignés…. pas exclusivement, mais immense. Ils ont un double langage. Ils achètent leur tranquillité. Je sais, c’est rude, mais 40 ans d’enseignement (philosophie) et de résistance aux injonctions institutionnelles (quelque chose comme 23 ou plus, ministres…..) me font comme une obligation de ne pas me taire.
Madame, vous avez tout à fait raison. Une grande partie du corps enseignant adhère pleinement à ces nouvelles pratiques pédagogiques. Il s’agit d’abord selon moi d’une adhésion idéologique : à partir des années 60, les nouvelles classes moyennes salariées (dont les enseignants) positionnées à gauche souhaitent moins de verticalité entre l’enseignant et leurs enfants, ce qui aboutit logiquement à un recul de la pédagogie transmissive axée sur les savoirs savants. Sauf que leurs enfants souvent fortement dotés en capital culturel ne pâtissent pas des effets de ces nouvelles méthodes, contrairement aux enfants issus de milieux populaires. Il faut aussi penser aux enseignants situés dans des établissements difficiles qui utilisent l’innovation pédagogique pour « motiver » leurs élèves et ainsi avoir le calme en classe. Mais la responsabilité est collective : mouvements associatifs, syndicats et bien sûr l’institution elle-même ont quarante ans durant cautionné ces pratiques qui augmentent les inégalités d’apprentissage. Pratiques légitimées (comme vous le dites justement) lors des commissions d’harmonisation à l’examen où l’on prône systématiquement la bienveillance. Il n’est pas rare dans ma discipline d’assister à des désaccords entre collègues à propos du barème entre ceux qui ont rigoureusement appliqué le programme et ceux qui, parce qu’ils se sont détournés des concepts disciplinaires durant l’année, exigent une correction complaisante.
Ping : L'école "disciplinaire" - Mezetulle
Bonjour Monsieur,
Je me permets d’apporter mon point de vue d’ancien élève.
Je partage amplement ce désastre qui est de ne plus enseigner à la manière traditionnelle. Pour cela, je vais prendre deux exemples de ma scolarité en histoire-géo avec deux professeures différentes :
– en 1ère, ma professeure nous faisait cours à la manière traditionnelle voir de manière plus poussée. En effet, elle nous ne dictait pas le cours, ni nous le faisait sous format numérique ou dactylographié, mais elle écrivait des mots clés sur le tableau, tout en expliquant ce mot ou le rattachant à un exemple écrit auparavant sur le tableau par exemple. Cette manière de procéder était excellente car c’était à nous élèves de structurer notre cours à notre manière. De plus, vu qu’on écrivait tout par nous-mêmes (comme c’était aussi le cas lors de mes cours de SES), on avait plus de faciliter à mémoriser, surtout ceux comme moi qui ont une mémoire visuelle et écrite.
– puis en terminale, ma professeure nous faisait cours à la manière plus contemporaine où en classe les élèves étaient justes spectateurs car elle nous faisait défiler des diapos tout en l’expliquant. On pouvait évidemment prendre des notes, mais cela ne servait à rien car on recevait par la suite les diapos par internet. Les élèves restaient donc passifs face au cours, même si bien sûr on pouvait poser des questions. On n’avait plus cette approche traditionnelle qui était d’écrire le cours, et on perdait donc une possibilité de mieux mémoriser et d’intérioriser les connaissances.
De mon point de vue et celui d’une majorité d’élèves de mon ancienne classe, on préférait celle enseignée en 1ère, même si cette dernière impliquait plus d’effort, de concentration que celle en terminale.
Je me permets également de rajouter une information supplémentaire qui colle très bien à ce sujet. Aux Etats-Unis, un processus inverse voit le jour : les enfants de famille aisées, auparavant les premiers à avoir eu accès aux outils numériques, sont de plus en plus à être envoyés dans des écoles privées où l’éducation est faite de manière traditionnelle et sans outils numériques. Tandis que les enfants de familles populaires, auparavant les derniers à avoir accès aux outils numériques, sont de plus en plus soumis à des enseignements modernes où l’utilisation du numérique est omniprésente, avec des répercussions graves sur leur comportement. Je vous laisse le lien de l’article en question, afin d’y voir plus clair : https://www.courrierinternational.com/article/aux-etats-unis-la-deconnexion-est-reservee-aux-enfants-riches
Bonjour François, merci pour votre commentaire.
Je me permets d’emblée de vous faire une remarque. Il ne s’agit pas d’opposer la méthode « traditionnelle » (encore moins d’y revenir) et la méthode « moderne ». Mon propos consiste à critiquer certaines pédagogies dites « innovantes » dès lors qu’elles relèguent, quand ce n’est pas évacuent, le savoir scientifique au second plan. Or comme je tente de le montrer dans l’article, références didactiques à l’appui, ces dispositifs pédagogiques créent des malentendus dans les apprentissages au détriment des élèves issus des catégories populaires. Elles contredisent donc le principe de la démocratisation de l’accès à un savoir réellement émancipateur.
A la suite des travaux de Jean-Pierre Terrail, d’Elisabeth Bautier ou de Jérôme Dauvieau (ce dernier a observé des pratiques enseignantes dans ma discipline : les SES), je suis favorable à une pédagogie de l’exigence scolaire résolument explicite. Elle repose sur une distinction stricte entre discours de sens commun et discours scientifique, un cadrage fort des activités et un séquençage explicite en classe (selon la terminologie de B. Berstein). Je pense aussi qu’il faut assumer un discours instructeur et vertical face aux élèves. L’enseignant n’est pas un accompagnateur ni un animateur. Il est le garant de la validité épistémologique et scientifique des savoirs.
Votre enseignante en première semble correspondre à ce profil. Pour autant, fait-elle cours à la manière « traditionnelle » ? Je ne le crois pas ! Avait-elle recours massivement au cours magistral ? Vous le dites vous-même, « elle ne nous dictait pas le cours ». En revanche, on a la sensation en vous lisant qu’elle problématisait son cours, le contextualisait, fixait les objectifs de savoirs et savoir-faire en amont, vous mettait en activité intellectuelle… bref vous étiez acteurs à part entière de la construction du cours. Votre enseignante de terminale au contraire, malgré l’usage massif du numérique, semble être bien plus « traditionnelle » dans sa façon de transmettre son savoir. Là aussi vos propos sont très clairs : vous étiez passifs, spectateurs. Vous le voyez, un support « moderne » peut en réalité très bien s’accompagner d’une pédagogie archaïque et donc inefficace vis-à-vis des élèves les plus faibles (je vous renvoie aux références critiques que je mobilise à propos de la pédagogie inversée, très à la mode en ce moment).
Néanmoins, au-delà des différences autour des dispositifs pédagogiques mis en œuvre dans la classe, une question simple se pose cher François : laquelle de vos deux enseignantes semblait le mieux maîtriser les contenus disciplinaires ? Je pense que nous serons d’accord sur la réponse.
Bien sympathiquement.
J’ai reçu ce courrier de la part de Michèle, enseignante en lettres classiques aujourd’hui à la retraite :
À un plaidoyer, assez partisan, mais brillant, je vous le concède, je vais répondre par mon expérience, qui n’est pas seulement personnelle, que j’ai partagée avec des collègues aussi motivés que moi à réduire les fractures sociales que l’école devrait être en devoir de combler. S’ils n’ont sans doute jamais été majoritaires, encore moins maintenant, je pense, ces enseignants-là ont tout essayé, et souvent réussi à permettre à des jeunes issus des quartiers, à « s’en sortir ». Et en stigmatisant ainsi les nouvelles pédagogies, vous avez, je crois, plutôt fait le procès des enseignants plutôt que des méthodes. Procès aussi de nos politiques (que nous choisissons en votant!!!), inconstantes, consciemment orientées ou non, d’ailleurs.
Je reprends donc votre intervention sur certains points :
« Elles participent toutes d’une même idéologie … cloisonnement » Effectivement, ces façons d’enseigner me semblent désuètes et inadaptées à notre public. Mais comme en tout, il faut nuancer, on peut très bien par exemple garder du cours magistral avec d’autres pratiques. J’ai usé du cours magistral quand il s’agissait de « monter » le cadre historique d’un siècle de littérature. Comment comprendre Voltaire hors contexte historique, l’après Louis XIV, le règne de Louis XV ? A ce moment-là, j’écrivais une frise historique au tableau, des dates, des anecdotes, le tout à apprendre en regard de l’auteur dont il était question dans les cours de la séquence. Pour étudier le texte de Voltaire en question, il n’était plus question de cours magistral (sauf à apporter quelques éléments de grammaire ou décoder le vocabulaire du XVIIIe) mais d’une compréhension du texte, avec lecture des élèves, questionnement. Et tous « y passaient » à un moment ou à un autre Ça prend du temps, mais il n’est pas nécessaire de lire 50 textes de Voltaire, surtout en 3ème, pour éclairer le texte, donner envie (ou pas!) plus tard d’en lire plus, de donner en tout cas à TOUS, les rudiments de réflexion. Surtout quand un devoir, dont les critères de notation sont explicités avant, venait sanctionner l’acquisition ou non de savoirs, et de méthode de réflexion. (Je m’élève, page 2, »savoir invisibilisé et relégué » contre cette affirmation « l’élève ne sait pas sur quoi il va être évalué »!! Même aux examens depuis le Brevet, l’élève dispose des critères d’évaluation, les profs aussi pour les corrections. Sur les rédactions de mes élèves, chaque point d’évaluation, était commenté !!!)
Je suis passionnée moi aussi; je l’ai toujours été. Et c’est la passion qui fait l’enseignant, car c’est avec passion qu’on fait passer les savoirs. Autrefois, on parlait de « ‘sacerdoce », (encore un terme chrétien), le sacerdoce impliquant qu’on ne se consacre qu’à cela, ce n’a jamais été le cas des enseignants depuis les années 60 (en tout cas pour ceux que j’ai connus). La passion, si!!
J’ai fini ma carrière en enseignant en priorité à des jeunes plus ou moins déscolarisés, passés de la 5ème à une 3ème dédiée à l’apprentissage. Et croyez-moi, avec eux, il n’était pas question de cours magistral, mais au moins, à la fin de l’année, tous lisaient et comprenaient des textes simples (pas Voltaire) Et pourtant, nous avons passé presque une année, 2 semaines par mois seulement, à écrire, puis lire dans une maison de retraite et des bibliothèques, les textes qu’ils avaient inventés? Ludique ? Peut-être, ça m’est égal, ils s’en souviennent, c’est efficace, ils fréquentaient le cours de Français régulièrement. Et la hiérarchie était respectée : ils respectaient mon « savoir »!!! sans doute plus que certains issus de classe favorisée qui me prenaient de haut quelquefois (ils trouvaient à qui parler !!).
Sur la formation des enseignants, vous semblez mépriser les « modules transversaux » : mais si vous n’apprenez pas les méthodes de travail à des enfants issus de milieux qui n’ont aucune idée de ce qu’est un cahier de textes, c’est le fiasco assuré. Quant à » la mise en commun des expériences individuelles », si vous parlez des élèves, je suis d’accord pour dire que c’est du pipeau, mais pas en ce qui concerne les enseignants. Le travail en équipe est primordial, car enrichissant, on a plus d’idées à 5 que tout seul. Et il peut être intéressant, en termes de temps, que le prof d’histoire et le prof de français travaillent et préparent ensemble : le prof de francais pourra « zapper » l’aspect historique de la présentation d’un auteur, le prof d’histoire se repose sur son collègue pour la correction de la langue.
J’étais conseillère pédagogique les 10 dernières années de ma carrière et je peux vous assurer qu’à part une seule fois, je n’ai jamais remis un cours « clés en main » à un de mes stagiaires : ils ne me l’ont pas demandé, je me suis contentée, au début de l’année, de m’assurer qu’ils connaissaient le contenu des programmes, qu’ils maitrisaient les savoirs qu’ils devaient transmettre. J’ai aidé dans des détails pratiques, emplois du temps, séquençage d’une heure de cours, évaluation régulière et individualisée des savoirs. Au long de l’année, en assistant à leurs cours, je n’ai guère eu de choses à dire tant ils étaient motivés pour ce qu’ils faisaient. Le seul, (c’était un garçon, qui m’a réclamé de lui organiser ses séquences de cours et même de lui préparer ses premiers cours), n’était, à mon avis, pas fait pour le job (je l’ai écrit dans mon rapport) et en plus incapable de tenir une classe de 5ème (je ne l’ai pas « brisé », j’ai seulement expliqué pourquoi il serait malheureux et inefficace dans ce métier). La transmission des savoirs présuppose une originalité, une appropriation du métier, qui nous correspond, qui n’est pas seulement un « modèle » à suivre.
Je ne me prononcerai pas sur l’utilisation du numérique, je ne l’ai pas pratiqué. Néanmoins, comme tout, l’ordinateur est un outil, à disposition de presque tous maintenant, il faut donc apprendre à s’en servir, comme d’un stylo ou d’une émission télé. On ne peut rester à la Préhistoire, même les séniors en sont convaincus pour la plupart.
Je suis un peu gênée aussi par un vocabulaire à connotation religieuse « hérétiques », « excommuniés » etc. qui font de votre intervention comme une « croisade ».. Tu parles de doxa, on peut parler d’intégrisme. Et internet est-il votre nouvelle Bible quand tu parles des « articles qui critiquent vigoureusement cette innovation pédagogique » ?
Je m’arrêterai là. Les pédagogies « innovantes » dont vous parlez, sous l’ère Jospin, que je vénère pour cela, avait permis au collège de passer, dans l’académie de Créteil, d’un taux de 45% à 75 % de succès au brevet (en 5 ans)
Bravo cependant pour votre performance : c’est assez brillant, et intéressant puisque ça permet d’échanger des arguments, même si je ne suis pas du tout, du tout d’accord avec ces idées. Trop d’amalgames, trop peu de preuves concrètes et d’exemples probants, ce que je reprochais le plus souvent à mes élèves (de collège). »
Voici ma réponse à Michèle :
Merci pour votre commentaire Michèle. Vous êtes en désaccord et cela aura le mérite de stimuler le débat. Deux passages, en introduction et en conclusion, semblent particulièrement révélateurs de ce qui nous sépare.
En préambule d’abord, vous affirmez que votre réponse se basera sur votre expérience personnelle. Cela appelle trois remarques. D’abord, vous conviendrez que votre expérience d’enseignante, aussi riche soit-elle, ne peut suffire à elle-seule à trancher la complexité des débats pédagogiques et didactiques. D’autre part, en raisonnant ainsi, vous vous situez donc dans le registre de l’opinion personnelle, certes étayée par votre expérience d’enseignante. Je crois au contraire, afin d’éviter le relativisme, que les questions éducatives doivent être étayées par des arguments scientifiques, validés par une communauté savante. C’est ce que je tente modestement de faire. Enfin, un enseignant ne doit-il pas, au contraire, apprendre à ses élèves (avec qui vous me comparez bien sympathiquement à la fin de votre exposé !) à prendre de la distance sur leur expérience personnelle, leur vécu et représentations sociales sources d’obstacles cognitifs dans les apprentissages ?
En conclusion ensuite, vous affirmez que j’apporte « trop peu de preuves concrètes et d’exemples probants ». Il me semble au contraire que c’est ce que je m’efforce de faire tout au long du texte, via un certain nombre de références scientifiques qui font autorité aujourd’hui en sciences de l’éducation. Ce n’est donc pas moi qui affirment que les pédagogies innovantes peuvent pénaliser les élèves les plus faibles, mais les travaux de Jérôme Deauviau, de Stéphane Bonnery, de Basile Bernstein, d’Elisabeth Bautier, de Jean-Pierre Terrail, de Jean-Yves Rochex… vous le voyez la liste est longue et non exhaustive. Votre argumentaire à l’inverse, très intéressant au demeurant, repose quasi exclusivement sur votre expérience d’enseignante. Et c’est là que le bât blesse car, que l’on partage ou non une vision prometteuse des innovations pédagogiques, il reste nécessaire de rappeler la fragilité de leur assise scientifique.
Sur la forme à présent, vous vous dites gênée par mon vocabulaire (il est vrai) parfois connoté. Mais le vôtre n’est pas non plus dénué d’implicites assez discutables : « stigmatiser », « amalgame »… vocabulaire très à la mode aujourd’hui j’en conviens ! Vous faites aussi plusieurs fois référence au cours magistral. Pourtant à aucun moment je n’évoque un quelconque retour à ce dispositif désuet. Aussi ai-je la sensation que vous tombez dans les écueils que je dénonce dès l’introduction, à savoir la suspicion permanente de vouloir revenir à un passé mythifié dans lequel l’élève n’était qu’un réceptacle passif. Loin de moi cette idée croyez-le.
Je vous accorde toutefois un point : les enseignants stagiaires ne sont effectivement pas nécessairement à la recherche de séquences de cours « clé en mains ». En revanche, je persiste à penser qu’à côté de modules transversaux (nécessaires aussi vous avez raison), ces futurs collègues souhaitent, avant tout, des contenus de formation qui fassent référence à des savoirs scientifiques inhérents à leur discipline. Il suffit de consulter chaque année le plan académique de formation (PAF) pour constater que ces modules de formation sont au mieux très minoritaires dans l’offre globale, au pire inexistants dans certaines disciplines.
Pour faciliter les apprentissages des élèves et démocratiser notre enseignement, je pense pour ma part qu’il faut articuler les acquis des pédagogies actives avec une réelle exigence en termes de savoirs. Dans mon établissement, on a organisé une exposition sur les discriminations. Dont acte, mais combien d’élèves savent définir correctement ce qu’est une discrimination ? Combien d’élèves savent que la lutte contre les discriminations fait partie des instruments dont disposent les pouvoirs publics pour favoriser la justice sociale ? Savent-ils ce qu’est la justice sociale ? Ce que sont les politiques de discrimination positive ? Ses éventuels effets pervers ?
C’est d’ailleurs ce à quoi vous êtes parvenue, à lire vos exemples (extrêmement parlants) en français. Si votre enseignement a pu être si efficace, notamment auprès d’élèves issus de milieux populaires ne disposant pas de ressources extérieures à l’école, c’est avant tout selon moi parce que vous avez su maintenir tout au long de votre carrière cette exigence (savoirs, conceptualisation, problématisation…), à laquelle vous avez associé un cadrage rigoureux de vos activités en classe ou en contexte extra-scolaire, ainsi qu’une distinction claire entre le discours de sens commun et le discours scientifique. Ce n’est donc pas « l’originalité » d’un cours qui fait son efficacité en termes de transmission des savoirs, mais bien l’exigence dans la mise en activité intellectuelle des élèves, et la maîtrise rigoureuse des contenus disciplinaires. Bref une pédagogie radicalement explicite. C’est celle en laquelle je crois.
Bien à vous.
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