« L’itinéraire philosophique du jeune Eric Weil » d’Alain Deligne, lu par Jean-François Robinet

En février 2023, Mezetulle faisait brièvement état de la parution du monumental ouvrage d’Alain Deligne L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris (Presses du Septentrion, 2022). Jean-François Robinet1 en livre ici une lecture plus approfondie et se demande s’il y a rupture ou continuité entre le jeune Éric Weil des années 1930 et le philosophe de la maturité des années 1950.

On connaît relativement bien la vie d’Éric Weil (1904-1977) dans sa partie française (1933- 1977) avec ses différentes étapes : la participation au séminaire d’Alexandre Kojève sur Hegel, sa vie de prisonnier de guerre (1940-45), sa participation à la revue Critique avec Georges Bataille, sa carrière universitaire. En revanche, on connaît beaucoup moins bien la partie allemande (1904-1933). L’ouvrage pour le moins substantiel (805 pages) d’Alain Deligne comble cette lacune. Il nous éclaire sur la formation du jeune Éric Weil et son ancrage dans l’Allemagne des années 1920-1930. Il s’agit de penser le passage du jeune Weil au Weil de la maturité, celui qui écrit la Logique de la philosophie, publié en France en 1950. Certes, le Weil de la maturité ne se déduit pas de ses premières études, mais il peut mieux se comprendre, y compris à travers ce qu’il refuse de ses premières orientations. Alain Deligne ponctue son ouvrage de multiples réflexions sur les raisons qui peuvent expliquer la mécompréhension dont la philosophie weilienne a souffert lors de sa réception dans les années 1950-1960.

Gilbert Kirscher a écrit la préface du livre, où il explique l’originalité et l’intérêt de l’ouvrage. Il propose aussi à la fin de l’Introduction une chronologie complète de la vie d’Eric Weil.

Le livre comprend deux parties. Dans la première « Introduction » (p. 21 à 242), Alain Deligne fait la description détaillée de la vie d’Éric Weil de 1922 à 1933 : les cours qu’il a suivis à l’université, les professeurs qu’il a connus, sa vie d’étudiant, ses débuts dans la vie active, le contexte historique. Il commente de manière compréhensive les différentes étapes du parcours de formation du jeune Éric Weil. Dans la seconde « Anthologie » (p. 289 à p. 791), Alain Deligne publie 21 textes relativement courts qui vont de 1924 à 1936. Dans ces textes figurent des articles déjà publiés, mais aussi des manuscrits et des tapuscrits avec des ratures. Ces textes, qui « dormaient » dans l’Institut Éric Weil à Lille, Alain Deligne a dû d’abord les recopier, puis les traduire en français pour en donner une édition critique. Il les place à chaque fois dans leur situation d’émergence2.

Quels sont les éléments de la formation du jeune Éric Weil ? Étudiant en philosophie, il assiste à de nombreux cours sur les grands auteurs et sur l’histoire de la philosophie. Comment Éric Weil s’oriente-t-il ? Sur quel auteur porte-t-il son intérêt ? Comment comprend-il l’intérêt de la philosophie en général ? Nous distinguerons dans les 21 textes de l’Anthologie deux types de textes, ceux qui portent sur l’histoire de la philosophie et l’histoire des idées, ceux qui portent sur la philosophie comme telle.

Après des études secondaires au lycée de sa ville natale de Parchim (Mecklembourg) Éric Weil suit un an d’études de médecine. Puis il s’oriente vers la philosophie avec deux matières secondaires : la philologie allemande et l’analyse mathématique qu’il étudie aux universités de Hambourg et de Berlin. À l’Université de Hambourg Éric Weil suit les cours de Cassirer avec lequel il va finalement faire sa thèse de doctorat. Alain Deligne nous explique qu’à cette époque « toute une branche de la philosophie, néokantienne, longtemps guidée par des intérêts cognitifs en logique, mathématiques et physique, se tournait maintenant vers un autre type de philosophie, la philosophie de la culture. Cassirer était le représentant-type de cette évolution » (p. 78-79). Dans les années 1920 Cassirer produit son œuvre majeure : La Philosophie des formes symboliques en trois volumes : La langue (1923), La pensée mythique (1925), La Phénoménologie de la connaissance (1929). La culture couvre tous les domaines de l’existence : le mythe, le langage, la religion, l’histoire, la science, l’art, etc. Ce qui est commun à tous ces domaines est l’action de l’esprit humain qui donne forme au monde à travers le langage, milieu universel dans lequel s’effectue la compréhension. Chaque forme symbolique a sa propre logique et constitue une orientation. Ainsi dans le mythe le monde est vécu de manière sympathique, dans la religion le monde est divisé en deux, dans la science le monde est pensé comme objet d’analyse, etc. La culture se différencie en de multiples cultures avec comme finalité interne le développement de « la personnalité libre ». Éric Weil a-t-il écrit la Logique de la philosophie pour donner plus de cohérence à l’articulation des données culturelles et pour sortir du modèle restrictif des Lumières ?

En suivant son maître Cassirer, le jeune Éric Weil va s’intéresser aux philosophes de la Renaissance. Ces auteurs se trouvent à un moment décisif de l’histoire de la philosophie. Ils héritent du thème antique du cosmos, ils participent évidemment à la religion chrétienne et ils ont l’intuition d’une incompatibilité entre la nécessité cosmique et la liberté humaine. Ce qui se voit particulièrement dans la question de la magie et de l’occultisme. Éric Weil présente sa thèse La théorie de Pomponazzi sur l’homme et le monde en 1928, il a 24 ans. Pomponazzi se réclame d’Aristote. Dieu est le premier moteur du cosmos, partagé en monde sidéral et en monde terrestre. L’âme humaine est liée au corps, ce qui va à l’encontre du dogme chrétien de l’immortalité de l’âme. Donc le destin de l’homme se joue dans l’ici-bas. Pomponazzi critique les croyances aux miracles et aux prodiges. Ces croyances s’expliquent par l’imagination, l’espoir ou l’ignorance humaine. Il accorde toutefois une place à l’astrologie à partir de la cosmologie aristotélicienne et stoïcienne qui pose que le monde obéit à une nécessité générale et que le monde sidéral a un effet sur le monde terrestre en fonction d’affinités qualitatives. Éric Weil montre qu’il y a dans la philosophie de Pomponazzi une tension entre la cosmologie antique et sa philosophie morale qui annonce la liberté au sens moderne.

Dans l’Anthologie, la plupart des textes publiés par Alain Deligne portent sur l’occultisme. « Philosophie de la Renaissance et astrologie » date de 1929. « Pour la philosophie, la question de l’essence et de la signification de l’astrologie ainsi que de la magie débouche sur le problème de la liberté de la volonté […]. La question est donc de savoir si une éthique est seulement possible, à partir du moment où l’astrologie est une science et que la magie est une technique scientifique » (p. 497). Les croyances superstitieuses ne sont pas le fait d’une mentalité archaïque définitivement dépassée. « La superstition, ce sont les dimensions de la conception mythique du monde, la survivance souterraine d’une pensée qui, dans notre culture, qui est une culture de l’entendement, n’a pas droit à l’existence et qui cependant resurgit de temps à autre avec la force de l’inné » (p. 531), dit Éric Weil dans « notre superstition quotidienne » paru en 1931. Ajoutons sur la même question les textes sur deux auteurs épris d’occultisme : Friedrich von Gagern (1921) et Justinus Kerner (1932).

Les autres textes témoignent du fait qu’Éric Weil est un bon étudiant en philosophie. Citons quelques thèmes : « Fiches de lecture d’ouvrages commentés sur Platon et le néoplatonisme » (1920), « la critique kantienne de la faculté de juger et l’idée de fin dans le système aristotélicien » (1925), « Newton » (1932), « la place du Beau dans la philosophie de Plotin » (1932), « Hegel sur la littérature » (1935)….

En ce qui concerne la philosophie, quatre textes sont remarquables, dans l’ordre chronologique : « l’étudiant salarié », « sur la philosophie », « esprit et vie », « lexique ».

« L’étudiant salarié », conférence radiophonique prononcée à Berlin en 1930, est peut-être le texte le plus intime d’Éric Weil. Il parle à la première personne, ce qui est rare. Il énumère les différents « petits boulots » qui lui ont permis de gagner sa vie pour faire ses études : travailleur dans une fonderie, secrétaire dans une perception, précepteur d’un jeune Russe, employé de banque, représentant en produits cosmétiques, employé dans une librairie…. Gagner sa vie et en même temps faire des études universitaires est pour le moins difficile. Mais au-delà de son cas personnel, Éric Weil voit dans cette situation un côté positif pour la société. « Le salariat estudiantin me semble, tout compte fait, être la voie qui mène à la guérison de l’un des pires maux dans la structure sociale de notre peuple. Je veux parler de la dangereuse opposition entre ce qu’on appelle les gens cultivés et ceux qui ne le sont pas, entre ‘universitaires’ et ‘peuple’» (p. 657). Être intellectuel ce n’est pas vivre dans un monde à part !

« Sur la philosophie » est un texte bref de 1931. Il récuse deux orientations : la théorie de la science et la théorie de l’existence (au sens des existentialistes). « Quand je philosophe je veux quelque chose de bien précis […]. Je veux savoir comment j’en viens à moi, pour le dire plus simplement : je cherche le salut de l’âme […]. Je m’enquiers d’elle [de l’âme] comme possibilité réelle. La philosophie est cette question et en tant que telle, toute philosophie est philosophie pratique » (p. 569).

En 1932 Éric Weil s’entretient à la radio de Berlin avec Rudolph Kayser, écrivain et historien de la littérature. Rudolph Kayser adresse un reproche banal à la philosophie. La philosophie est éloignée de la vie concrète des gens, elle est abstraite. Seule la littérature est capable de dire la vie et les sentiments. Citons ce passage du dialogue :

« Kayser : Vous (les philosophes) élucubrez, vous théorisez (Ihr spintisiert, Ihr theorisiert) et ce n’est pas ainsi que vous en viendrez à configurer artistiquement la vie, qui est justement de nos jours tout à la fois si brûlante, si intéressante, douloureuse, et excitante.

Weil : Mais tu ne peux pas attribuer à la philosophie les mêmes tâches qu’à l’art ou à la littérature. La philosophie, tu le sais bien, ne veut en aucun cas configurer la vie au sens où le fait l’artiste, mais elle ne veut pas non plus théoriser sur elle, elle veut au contraire – en un mot – comprendre (begreifen) la vie » (p. 474).

Dans son lexique (1934-1935) Éric Weil définit ainsi la philosophie. « L’homme est toujours dans la vérité, car il est. Seulement il ne la connaît pas. […] S’il doit y avoir philosophie, c’est-à-dire vérité, le problème est donc de savoir comment le philosophe est possible, c’est-à-dire en tant que vivant qui se saisit sous le critère de la vérité, en d’autres termes, participant à la raison, sans pourtant être raison. Si la question ne peut être résolue, ou bien la philosophie est une illusion, ou bien le Je est contingent » (p. 764-765).

Maintenant comment comprendre le rapport entre le jeune Éric Weil des années 1930 et le Weil de la maturité des années 1950 ? Y a-t-il continuité ou rupture ? Sur cette question les spécialistes discutent. Alain Deligne critique l’article de Max Lejbowicz3, où ce dernier opte pour la discontinuité. « Si l’on suit l’œuvre de Weil dans ses tendances le plus importantes, on ne peut séparer de manière aussi forte, comme le fait Max Lejbowicz, entre le Weil des années trente et le Weil de la maturité, pour lequel ses intérêts antérieurs seraient devenus étrangers »4.

Il y a certes une continuité apparente. En 1938 Weil soutient à l’École Pratique des Hautes Études sa thèse en français : « La critique de l’astrologie chez Pic de la Mirandole ». Il semble continuer le travail entrepris en Allemagne sous la direction d’Ernst Cassirer et de Max Dessoir sur les auteurs de la Renaissance. Mais son inspiration générale n’est plus la même. L’arrivée d’Hitler au pouvoir l’a obligé à quitter l’Allemagne et à considérer les choses autrement. « Il arrive en philosophie que les maîtres involontaires vous enseignent plus que tant de maîtres qui le sont expressément. Mon maître involontaire fut Adolf Hitler » a-t-il confié à un ami italien. Désormais il se rapporte à l’histoire et non plus à la culture, témoin son article décisif de 1935 « De l’intérêt que l’on prend à l’histoire ». Il écrit la Logique de la philosophie pendant la guerre. Dans ce livre il recense les philosophies fondamentales en les radicalisant (« les catégories ») et il les ordonne en fonction de l’opposition entre la raison (discursive) et la violence. Nous assistons bien à un changement de paradigme. C’est pourquoi nous sommes tentés de dire qu’il y a deux Weil. On ne peut pas déduire la Logique de la philosophie du travail du jeune Éric Weil. Entre les années 1920-30 et les années 1940-50, Éric Weil effectue un acte de création qui relève du génie.

Merci à Alain Deligne pour ce travail rigoureux et documenté, qui nous permet de suivre l’itinéraire du jeune Éric Weil et de prendre ainsi la mesure de l’innovation créatrice de Weil dans son système. Lui seul pouvait écrire ce livre du fait de sa double culture, française (il a été étudiant en philosophie à l’université de Lille) et allemande (il a fait toute sa carrière comme enseignant-chercheur à l’université de Münster).

Notes

1 – Jean-François Robinet est professeur honoraire de philosophie en CPGE (classes préparatoires aux Grandes écoles).

2 – [NdE] Voir le sommaire dans l’article de février 2023.

3 – Max Lejbowicz, « Éric Weil et l’histoire de l’astrologie » in Cahiers Éric Weil I, Presses universitaires de Lille, 1987.

4 – « Die Philosophie Eric Weils » in Yves Bizeul (éd.), Gewalt, Moral und Politik bei Eric Weil, 2004, Münster, 2006, p. 49.

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