Archives par étiquette : métaphysique

Cogitations métaphysiques (sur un livre de John Heil)

Nombreuses, dans la sphère de la philosophie analytique, sont les introductions à la métaphysique. Celle1 que vient de faire paraître le philosophe américain John Heil (né en 1943) voudrait nous convaincre du caractère « inévitable » de cette discipline dans notre réflexion quotidienne. Évoquons quelques-uns des thèmes que le livre décline.

Temps

Dans ce genre d’ouvrage, on est à peu près sûr d’avoir un chapitre sur le temps et, au sein de ce chapitre, une discussion des thèses de John McTaggart (1866-1925). Cet auteur distinguait deux « séries » temporelles, la série A et la série B. La série B situe les événements en relation les uns avec les autres, et non en fonction du regard qu’on porte sur eux. Jacques Chirac a été élu président de la République française en 1995 et Nicolas Sarkozy en 2007 ; la première occurrence sera toujours antérieure à la seconde, cette relation est indépendante du locuteur. Pour la série A, c’est une tout autre histoire. Elle contient le passé, le présent et le futur, et on ne peut guère se passer d’elle quand on envisage la question du temps. Or, d’après McTaggart, la série A est incohérente, et donc le temps est irréel : selon le moment où on le considère, chaque événement devrait être à la fois futur, présent et passé, ce qui n’a pas de sens !

Cette conception est plutôt déroutante. Selon John Heil, l’erreur de McTaggart consiste à penser que rien d’autre que le passage du temps ne mérite d’être appelé le temps. Or, c’est ce passage, et non le temps lui-même, qui est irréel. Dans le même ordre d’idée, l’auteur relève que la métaphore du fleuve est trompeuse : elle fait de nous des spectateurs alors qu’en réalité nous ne sommes pas sur le bateau mais sur la rive: nous faisons partie de la scène. Le « temps qui passe » est une pure apparence.

Propriétés

La question centrale de la métaphysique est d’ordre ontologique : quelles sortes d’entités existent ? Une première approche peut nous faire discerner des objets, des propriétés et des relations : « Les substances sont des objets possédant des propriétés variées et entretenant les unes avec les autres des relations variées. » Il y a encore des événements et des processus. On peut voir dans les nombres et les ensembles des entités abstraites. Fondamentalement, il y a des substances, lesquelles ont des propriétés. Les unes ne peuvent exister sans les autres. Mais comment concevoir ces propriétés ? Peut-être sont-elles des universaux, c’est-à-dire des entités répétables. Selon le philosophe australien David Armstrong (1926-2014), chaque universel est « entièrement présent » dans chacune de ses instanciations, idée que John Heil avoue avoir du mal à comprendre : « entièrement présent » semble signifier « présent ici et nulle part ailleurs », écrit-il.

L’auteur oppose à ce « réalisme immanent » un « réalisme transcendant », celui qui caractérise les formes platoniciennes. Heil évoque encore les « accidents individuels » d’Aristote et les « modes » de Descartes. Ces derniers sont des modifications, au contraire des tropes, qui constituent des parties. La philosophie analytique fait une large place aux tropes : chaque trope est un « individu », ce qui veut dire que le rouge de cet objet est distinct du rouge de cet autre objet. D’autre part, John Heil ne partage pas le point de vue de certains philosophes selon lequel les essences sont des entités. Il y a deux types d’essence : celle qui fait que je suis un être humain ; celle qui fait que je suis l’être particulier que je suis.

Objets

Déterminer ce qu’est un objet est un autre problème, notamment parce qu’il y a des objets complexes : leur parties sont elles-mêmes des objets. N’importe quelle collection peut-elle constituer un objet ? John Heil distingue à cet égard : les nihilistes, pour qui il n’existe pas d’objets composés ; les universalistes, qui comptent toute collection pour un objet ; et les auteurs qui opposent les objets authentiques à ceux qui ne possèdent aucune unité. Heil prend l’exemple d’une « entité » plutôt singulière (si l’on peut dire), qu’il appelle « Bruce ». Bruce est un objet hétéroclite, la réunion du tombeau du général Grant, d’un caillou se trouvant à la surface de la Lune et d’une balle de golf gisant au fond d’un plan d’eau à St Andrews. Certes, Bruce manque d’unité mais il est très difficile, selon l’auteur, de distinguer les objets véritables des usurpateurs. Aucune collection n’est plus réelle qu’une autre ; seulement, certaines attirent davantage l’attention, parmi lesquelles les espèces naturelles.

Il y a des « objets coïncidants », par exemple une statue et la quantité de cuivre qui la constitue : les deux font le même poids. Ce point mène l’auteur à une question rarement absente des introductions à la métaphysique : celle de l’identité personnelle. Nous ne sommes pas notre corps, la composition n’est pas l’identité (on pense ici à l’hylémorphisme, dont l’auteur parle ailleurs dans le livre). Ce ne sont pas les mêmes critères de persistance et d’identité, écrit Heil, qui s’appliquent à notre corps et à nous. Selon l’auteur, notre sens de ce qu’est une personne n’est pas univoque, mais varie en fonction du domaine considéré : médical, psychologique, légal, politique, religieux, etc.

Causalité

Parmi les relations, John Heil s’arrête sur la causalité. Il oppose deux conceptions à ce sujet. Selon une première façon de voir, la causalité est une relation asymétrique, non réflexive et transitive. Hume ajoute qu’un événement A est accompagné d’un événement B en vertu d’une « conjonction constante » (et non d’une connexion nécessaire). Heil préfère une autre conception. Quand le sucre se dissout dans le thé, les deux éléments collaborent pour produire cet effet. Ils ont des pouvoirs (ou « dispositions ») réciproques qui, mis ensemble, apportent quelque chose de nouveau. Même chose pour l’interaction de deux boules de billard. Dès lors, la causalité est symétrique. Ce sont les propriétés des objets qui leur confèrent de tels pouvoirs. Ces deux conceptions sont incarnées respectivement, selon John Heil, par Hume, pour qui la causalité n’est rien d’autre qu’une corrélation, et par Aristote, qui adopte une position réaliste en matière de causalité. Cette position explique, ultimement, les lois de la nature. Les lois décrivent, ce sont les pouvoirs qui gouvernent.

Modalité

La modalité est un autre passage obligé des livres de philosophie analytique traitant de métaphysique. Les concepts modaux sont relativement peu nombreux : nécessité, contingence, possibilité, impossibilité, réalité. David Lewis (1941-2001) – on a dit de lui qu’il était le plus grand métaphysicien depuis Leibniz – envisageait la modalité sous l’angle des « mondes possibles » (expression à laquelle John Heil préfère celle des « univers alternatifs »). Dire qu’une chose est nécessaire, c’est dire qu’elle existe dans tous les mondes possibles ; dire qu’une chose est possible, c’est dire qu’elle existe dans un monde au moins, etc. Lewis recourt aux seules possibilités logiques : quelque chose est possible logiquement s’il peut être décrit sans contradiction. Par exemple, que les cochons volent est une possibilité logique, même si ce n’est pas une réalité d’expérience.

David Lewis endosse un « réalisme modal » difficile à partager : pour lui, les mondes possibles sont aussi réels que celui que nous nous trouvons habiter. Pour Heil, les univers alternatifs ne sont pas des entités concrètes, ce sont des constructions logiques appartenant au règne des abstracta. Mais il parvient à faire sens de la conception de Lewis : le réalisme modal signifie que les possibilités logiques sont ce qu’elles sont tout à fait objectivement. « Parce que l’espace entier des possibilités logiques dépasse les capacités intellectuelles et imaginatives de l’homme, il est ce qu’il est indépendamment de nous. »

Libre arbitre

Il y a encore le « problème difficile de la conscience », mais j’en ai parlé il y a quelques mois dans une autre recension2. Le libre arbitre est une autre question classique de la philosophie analytique (pas seulement d’elle). La liberté de nos actes peut nous apparaître comme une évidence, mais, comme l’écrit John Heil : « Quand il vous faut une raison de douter de quelque chose qui semble plausible, tournez-vous vers la philosophie. » Cependant, puisque la physique nous apprend qu’un élément peut périr spontanément, ne serait-il pas envisageable que la spontanéité nous fasse échapper nous aussi à la nécessité ? La réponse de John Heil est intéressante. Certes, si notre volonté pouvait agir spontanément, cela la libérerait de la gangue causale ; mais cela compromettrait la liberté de choix d’une autre manière : un choix qui ne serait pas influencé par des raisons antérieures ne serait plus notre choix.

L’auteur rappelle les trois approches qu’a fait naître la question du libre arbitre. Pour les « incompatibilistes durs », le libre arbitre est une illusion. Mais cette position extrême peut inspirer les mêmes réserves que celle des sceptiques intégraux : « De même que sur le champ de bataille il n’y a pas d’athées, il n’existe pas d’incompatibilistes pratiquants. » Pour les « libertariens », le libre arbitre est un donné : comment ne pas reconnaître que, en certaines occasions au moins, nous choisissons librement après délibération ? Pour les « compatibilistes », le libre arbitre est compatible avec le déterminisme.

Réconciliation

La position de John Heil, ici comme dans d’autres domaines qu’il aborde dans son livre, se veut réconciliatrice ; selon lui, on ne peut se dérober à l’exigence de réconcilier l’apparence et la réalité. Pour ce qui est du libre arbitre : notre choix est libre mais les vérifacteurs (truthmakers) soutenant cette vérité – ce que c’est pour nous d’avoir choisi ce que nous avons choisi en cette circonstance – pourraient bien ne rien inclure qui échappe au déterminisme. Heil fait souvent appel dans l’ouvrage à cette notion – qui appartient à la philosophie analytique – de « vérifacteur ». Un vérifacteur est ce qui dans le monde rend vrai un énoncé vrai. C’est parfois très simple : ce qui rend vrai l’énoncé « la neige est blanche », c’est que la neige est blanche.

Reprenant des expressions de Wilfrid Sellars (1912-1989), Heil entend réconcilier l’image manifeste et l’image scientifique du monde, en montrant qu’il n’y a qu’une réalité, qu’on peut décrire de diverses façons. Il faut sans doute pour cela adopter une conception hiérarchique de la réalité. L’objet de tous les jours est réel mais moins fondamental que l’objet scientifique. Il y a donc différents degrés de réalité : la physique est à la base, puis on a la biologie, la psychologie, les diverses sciences sociales. Chaque niveau dépend des précédents sans qu’on puisse l’y réduire. Heil définit sa propre position en ces termes : « L’image scientifique rend compte de la nature des vérifacteurs des vérités en jeu dans l’image manifeste. »

C’est la présence de vérifacteurs qui nous prémunit contre le verbalisme – les mots que nous utilisons pour décrire des objets ne correspondent pas forcément à des propriétés – et qui nous permet d’assumer tel ou tel réalisme (on peut, par exemple, être réaliste en ce qui concerne les objets matériels sans l’être à l’égard des nombres). Vous êtes réaliste quand vous estimez qu’un jugement est relatif à des choses telles qu’elles sont et indépendamment de la façon dont vous les concevez. L’existence de Bruce s’en trouvera probablement menacée.

Ainsi l’auteur nous offre-t-il, avec cette introduction, un exemple convaincant de ce qu’il appelle – après d’autres – une métaphysique « ontologiquement sérieuse ».

Notes

1 – John Heil, What is Metaphysics ?, Polity Press, 2021.

Un regard sur la conscience : « Galileo’s Error » de Philip Goff lu par T. Laisney

Avec cette recension de l’ouvrage de Philip Goff, Galileo’s Error. Foundations for a New Science of Consciousness (Vintage Books, 2020), Thierry Laisney nous plonge dans une tradition un peu déroutante et familièrement étrange – du moins pour nous les « continentaux » – de réflexions que livre la philosophie anglo-saxonne depuis trois siècles.

La conscience pour nous n’est pas un mystère. Mais, si elle est la chose la plus familière, la seule que nous connaissions avec certitude, rien n’est plus difficile que de l’intégrer dans notre image scientifique du monde. Selon le philosophe britannique Philip Goff, auteur de Galileo’s Error1, c’est dans le panpsychisme que réside la solution à ce problème tellement ardu.

Science avec ou sans conscience

D’après l’auteur, c’est à cause de Galilée que nous sommes confrontés à une telle difficulté. En effet, Galilée a retiré la conscience du domaine de l’investigation scientifique. Dans le monde qu’il décrit, les objets matériels n’ont pas de qualités sensibles (couleur, odeur, goût, etc.) ; ils n’ont que les caractéristiques (taille, forme, lieu, mouvement) que le langage des mathématiques peut traduire. Où se trouvent alors les qualités subjectives ? Dans l’âme. Cela fait quatre siècles que le dualisme galiléen (objets matériels d’un côté, âmes de l’autre) imprègne notre vision des choses. « Galilée, écrit Goff, est le père de la physique, mais il n’a jamais cherché qu’à nous fournir une description partielle de la réalité. » Délibérément, il nous a abandonné le problème de la conscience, autrement dit de l’expérience subjective.

Comment corriger cette « erreur », ou plutôt cette omission ? Selon l’auteur, trois remèdes peuvent être envisagés : le dualisme naturaliste ; le matérialisme ; le panpsychisme, selon lequel « la conscience est une propriété fondamentale et omniprésente du monde matériel ».

Un dualisme pourra-t-il en corriger un autre ? Philip Goff remarque que le dualisme, c’est-à-dire l’opposition entre des esprits immatériels et des choses physiques, est puissamment ancré en nous, ce qui ne plaide, ajoute-t-il, ni pour sa vérité ni pour sa fausseté. Selon le partisan le plus connu du « dualisme naturaliste », le philosophe australien David Chalmers (à qui l’on doit l’expression devenue fameuse « The Hard Problem »), la plupart des explications qu’on a pu donner de la conscience ne faisaient que se centrer sur des phénomènes comportementaux (« easy problems », « faciles » seulement par comparaison !) ; en réalité, il existerait des lois psycho-physiques particulières régissant les interactions entre l’esprit et le monde matériel – les neurosciences ne pouvant, quant à elles, expliquer que des corrélations entre certains états physiques et certains états de conscience.

De nombreux philosophes se sont employés à montrer la fausseté du dualisme (dont les tenants, en défense, ont notamment recouru à la mécanique quantique) ; pour Philip Goff, rien ne permet de dire que le dualisme est absurde mais cette conception satisfait moins que d’autres théories de la conscience à l’exigence de simplicité, essentielle en science (c’est ainsi, par exemple, que la théorie de la relativité d’Einstein a été préférée à celle de Lorentz).

Réfutation du matérialisme

Quant au matérialisme, on peut, selon Philip Goff, le réfuter tout en restant dans son fauteuil. L’usage du seul principe de non-contradiction pour écarter une hypothèse s’observe dans d’autres domaines, et l’auteur nous en offre deux illustrations. La première est relative au « voyage dans le temps », notion qui n’implique pas contradiction mais exige seulement qu’on adopte une théorie éternaliste. Cette théorie s’oppose au présentisme : selon elle, tous les événements sont également réels ; il s’agit d’une sorte d’égalitarisme temporel qui combat un « chauvinisme chronologique », lequel pourrait rejoindre – l’auteur ne le dit pas – le racisme, le sexisme, le spécisme, le validisme, voire le chosisme. Toujours est-il que, si le voyage dans le temps n’est pas logiquement impossible, l’idée de modifier le passé, elle, est contradictoire : elle mène à deux versions différentes de l’Histoire, ce qui n’a pas de sens. Autre exemple, c’est par le seul raisonnement que Galilée fut à même de prouver que le poids d’un objet n’affecte pas sa vitesse de chute, contrairement à ce qu’affirmait la physique aristotélicienne. Aucune expérience n’est nécessaire pour le montrer. Posons-nous la question de savoir si, attaché à un objet léger, un objet lourd verra sa chute accélérée ou ralentie. La conception que Galilée détrône conduit à deux réponses contradictoires.

C’est la même méthode, d’après Goff, qu’il faut employer contre le matérialisme. L’auteur commence par rappeler des expériences de pensée célèbres. Celle de Thomas Nagel, d’abord, qui s’est demandé ce que ça fait d’être une chauve-souris. On ne le saura jamais, quelque étendue que puisse être notre connaissance des chauves-souris. L’histoire de Mary, ensuite, cette neuroscientifique de génie qui connaît tout sur le phénomène de la couleur mais qui depuis toujours vit enfermée dans une pièce dépourvue de toute couleur. Un jour, elle est enfin libre et l’expérience qu’elle fait alors de la couleur lui apporte quelque chose de tout à fait nouveau. Ces expériences de pensée montrent que l’affirmation selon laquelle la réalité peut être capturée complètement dans le langage quantitatif de la physique est contredite par l’existence d’une conscience qualitative.

Selon Goff, la possibilité purement logique des zombies – ces créatures qui se comportent comme n’importe qui mais ne sont pas conscientes – permet de réfuter le matérialisme. Comme je ne peux pas prouver que telle personne n’est pas un zombie, les zombies sont logiquement possibles (logiquement seulement, comme le sont, par exemple, les cochons volants ; les cercles carrés, eux, sont impossibles à tous égards) et le matérialisme ne peut être vrai. Le matérialisme est la conception qui veut que les états cérébraux soient identiques aux expériences subjectives (ils ne se « contentent » pas de les produire, comme le laisse croire une vue erronée du matérialisme). Mais alors si les expériences et les états cérébraux sont identiques, ils ne peuvent – en vertu du principe d’identité – exister séparément. Or, le cas des zombies prouve que, d’un point de vue logique, ils le peuvent. Donc le matérialisme est faux.

L’illusionnisme – la croyance que la conscience est une illusion – est tout aussi faux selon Philip Goff. Ce serait une façon d’effacer toutes les difficultés, mais comment voir une illusion dans ce qui nous est le plus immédiat et le plus familier ? L’illusionnisme est incohérent : je pense consciemment, donc l’illusionnisme est faux. Une nouvelle digression offre à l’auteur l’occasion d’affirmer que les ordinateurs ne pensent pas. Tout au plus pourraient-ils être programmés pour croire qu’ils ont des sensations et des expériences.

Le panpsychisme

Matérialiste repenti, l’auteur est aujourd’hui un ardent défenseur du panpsychisme, une théorie qui commence à être prise au sérieux depuis quelques années. Les panpsychistes pensent que les constituants fondamentaux du monde physique sont conscients ; ils ne pensent pas que s’exerce partout une conscience comme la nôtre. Il est « possible que la lumière de la conscience ne s’éteigne jamais complètement, mais plutôt décline à mesure que se réduit la complexité organique ». Et ce continuum s’étend jusqu’à la matière inorganique. Selon Philip Goff, le panpsychisme, qui évite les impasses du dualisme et du matérialisme, est en mesure de faire entrer la conscience dans notre image scientifique du monde.

L’auteur rappelle que, il y a près d’un siècle, Russell et Eddington ont été des pionniers dans ce domaine. Selon eux, les équations de la physique n’expliquent pas ce que sont les propriétés fondamentales (masse, distance, force, etc.) du monde matériel ; elles se bornent à les désigner pour définir leurs relations. La physique est un instrument de prédiction : elle ne nous dit pas ce qu’est la matière mais uniquement ce qu’elle fait. « Il y a un réel sens dans lequel nous n’avons aucune idée de ce que sont l’hydrogène et l’oxygène, et donc nous n’avons aucune idée de ce qu’est l’eau ! », écrit Goff. C’est le « problème des natures intrinsèques ».

Eddington, influencé par Russell (dont la position, le « monisme neutre », est un peu différente), résout en même temps le problème de la conscience et celui des natures intrinsèques en postulant que c’est la conscience qui constitue la nature intrinsèque de la matière (pour lui, les propriétés physiques d’une particule sont elles-mêmes des formes de conscience). Selon Philip Goff, il n’y a pas d’autre candidat que la conscience pour remplir cette fonction, et le panpsychisme présente aussi l’avantage de la simplicité. Il ne définit aucune expérience subjective par quelque chose qui serait extérieur à cette expérience. On n’est pas obligé, bien sûr, d’être aussi convaincu que l’auteur par ce deus ex machina. Mais, pour s’opposer au panpsychisme, il faudrait selon lui « une raison de supposer que la matière a deux sortes de nature intrinsèque plutôt qu’une seule ». Trois siècles après que Galilée eut retiré du monde matériel les qualités sensibles, Russell et Eddington ont donc, selon Goff, trouvé le moyen de les y remettre.

La difficulté la plus notable rencontrée par le panpsychisme semble être le « problème de la combinaison » : comment, à partir de micro-éléments conscients, parvenir à quelque chose comme un cerveau humain ? Ce problème, souligne Goff, est moins difficile que celui auquel le matérialisme doit faire face ; ici, on « ne fait que » passer de qualités subjectives (simples) à d’autres qualités subjectives (complexes). Relativement à ce « problème de la combinaison », les « réductionnistes » s’opposent aux « émergentistes ». Pour les premiers, toute la diversité de la nature est réductible aux propriétés et arrangements des particules fondamentales. Pour les seconds, il s’agit au contraire – le tout étant plus que la somme des parties – de découvrir ce qui donne naissance à des touts émergents. C’est ce dernier programme qui, selon l’auteur, est le plus prometteur.

Quoi qu’il en soit, Philip Goff résume en ces termes son propre manifeste (il précise qu’une révolution serait nécessaire pour qu’il soit adopté) : « Le but d’une science post-galiléenne serait de formuler la théorie la plus simple et la plus économique en mesure de rendre compte à la fois des données quantitatives de la physique – connues par l’observation et l’expérimentation – et de la réalité des qualités subjectives – connues par notre appréhension immédiate de notre propre expérience. »

Quelques implications

Philip Goff imagine un guide cosmique dans lequel notre monde serait présenté ainsi : « Un univers physique dont la nature intrinsèque est constituée par la conscience. Vaut le détour ». Il examine quelques implications de sa conception panpsychiste. À propos de la crise climatique, il remarque d’abord que le climato-scepticisme est dû à une conception fausse du savoir. Le savoir n’est pas la certitude et, en la matière, le consensus de 97 % des scientifiques est plus que suffisant. Ailleurs dans l’ouvrage, Goff cite cette phrase magnifique de Locke : « Celui qui, dans les circonstances ordinaires de la vie, n’admettrait rien d’autre que l’évidence d’une démonstration ne serait sûr que d’une chose dans ce monde, c’est de périr très vite. » Ensuite, et pour en venir au panpsychisme, l’auteur note que notre propension à agir face au changement climatique est de toute façon très limitée : notre vision dualiste invétérée n’y serait-elle pas pour quelque chose ? Le dualisme, selon Goff, engendre une relation malsaine avec la nature, en créant une séparation irrémédiable entre les êtres humains et tous les autres, et en déniant à la nature une valeur intrinsèque. « Pour un enfant élevé dans une vision panpsychiste du monde, écrit-il, étreindre un arbre conscient pourrait être aussi naturel que de caresser un chat. » Il semble que « les plantes communiquent, apprennent et se souviennent. Je ne vois pas de raison autre qu’un préjugé anthropocentrique pour ne pas leur reconnaître une vie consciente qui leur soit propre ».

Un autre avantage du panpsychisme par rapport au matérialisme, c’est qu’il est compatible avec le libre arbitre. L’auteur n’exclut pas que le libre arbitre soit une illusion, mais il souligne que rien ne prouve qu’il le soit. La thèse déterministe juge qu’il n’y a pas de moyen terme entre un comportement déterminé (non libre) et un comportement entièrement livré au hasard. Or, ce moyen terme existe selon Goff : ce sont les choix libres impliquant une sensibilité à des considérations rationnelles. Plutôt qu’ils ne les déterminent, il se pourrait que les événements passés exercent une pression sur les entités physiques présentes, celles-ci demeurant libres d’accepter ou non cette pression. Plus les formes de vie sont simples, plus les comportements deviennent prévisibles. Cette idée m’a fait penser à la thèse du philosophe français Émile Boutroux (1845-1921) – on pourrait célébrer cette année le centenaire de sa mort – qui, pour sauvegarder la liberté de l’homme, affirme que la nécessité n’est pas la seule loi qui régisse le monde phénoménal et que tout est affaire de gradation : « dans les mondes inférieurs, la loi tient une si large place qu’elle se substitue presque à l’être ; dans les mondes supérieurs, au contraire, l’être fait presque oublier la loi » (De la contingence des lois de la nature, 1874).

Selon Philip Goff, le panpsychisme pourrait aussi apporter son éclairage à la question si difficile de savoir ce qui peut fonder dans la réalité une vérité morale. Si l’hypothèse mystique – relayée par le panpsychisme – qui fait s’effondrer la distinction sujet/objet est vraie, alors « l’objectivité éthique est fondée dans la nature de la réalité », puisque la croyance en la séparation totale des êtres n’est plus de mise. « Le sadique est objectivement dans l’erreur exactement au même titre que celui qui prétend que la terre est plate : l’un comme l’autre ont une vue fausse de la réalité. »

La conclusion de cet ouvrage fortement argumenté est empreinte d’idéalisme : « Mon espoir, écrit Goff, est que le panpsychisme puisse aider les êtres humains à sentir de nouveau qu’ils ont une place dans l’univers. » Alors, ajoute-t-il, nous pourrons rêver – et réaliser peut-être – un monde meilleur.

1 – Philip Goff, Galileo’s Error. Foundations for a New Science of Consciousness, Vintage Books, 2020.