Ce bref texte commentant le titre et l’article premier de loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’État a été présenté lors du colloque « 1905-2025 : les 120 ans d’une idée neuve » organisé par le Conseil des Sages de la laïcité le 5 décembre 2025 au Lycée Diderot (Paris), au sein d’une table ronde où intervenaient aussi les historiens Jean-François Chanet et Patrick Weil.
Sommaire
Je me suis donné un exercice : lire le titre et l’article premier de la loi du 9 décembre 1905 en faisant l’hypothèse que le législateur écrit bien, y compris pour les générations futures. J’ai donc fait confiance à la langue, en prenant le texte à la lettre. Je n’aborderai que quelques points.
La loi de 1905 n’épuise pas la séparation des églises et de l’État
On parle couramment de « loi de séparation ». Le titre est plus précis : « Loi concernant la séparation ». Autrement dit, la séparation était déjà en travail. Une loi de séparation épuiserait la séparation, en énoncerait l’alpha et l’oméga. La loi du 9 décembre s’inscrit dans le corpus des dispositions laïques qui la précèdent. J’en cite quelques-unes.
- l’état civil, 1791 ;
- le mariage civil, 1792 ;
- la loi de 1881 sur les cimetières ; celle de 1887 sur la liberté des funérailles ;
- les grandes lois scolaires de la IIIe République ;
Sans oublier l’article 3 de la Déclaration des droits : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation » – dans la nation, et nulle part ailleurs.
Cet ensemble, que j’ai cité incomplètement, la loi du 9 décembre en poursuit la ligne et en dit l’essence : c’est la fin du régime des cultes reconnus. Il ne s’agit pas, entre les églises et l’État, d’une déclaration réciproque d’ignorance volontaire. Il n’y a aucun contrat, aucun pacte laïque : lire la loi du 9 décembre, c’est prendre connaissance d’une décision unilatérale prise par la République. La suite du texte le confirme : la séparation à la française enjoint à l’État d’intervenir – pour garantir la liberté des cultes, mais aussi pour leur interdire toute entreprise politique. Avec la loi du 9 décembre, la séparation s’éclaire et révèle sa racine : le minimalisme et l’immanentisme de l’association politique laïque. Minimalisme et immanentisme : le lien politique peut et doit faire l’économie de toute référence, de toute relation qui lui serait transcendante, l’association politique laïque est autoconstituante.
La loi du 9 décembre n’est donc pas l’alpha de la séparation, elle en est l’acte décisif, la clé de voûte, la boussole qui guide et instruit le corpus des dispositions laïques.
Ce n’est pas non plus l’oméga, le terme. L’ensemble des dispositions laïques n’est pas clos. Il est toujours fini à un moment M : le principe de laïcité s’applique à des objets qui doivent être définis par la loi – le domaine de l’autorité publique, de la constitution des droits, de leur énoncé, de l’action et des agents publics. Il ne peut pas s’étendre à tout, il ne peut pas gouverner la société civile – c’est ce que j’appelle la dualité du régime laïque, d’où se déduit la respiration laïque : c’est précisément en vertu de la séparation que la laïcité ne peut pas tout envahir, sous peine de se nier elle-même. Mais finitude ne signifie pas clôture sur un statu quo : le législateur, en suivant la boussole, peut inclure d’autres objets dans ce domaine, ou préciser ceux qui y sont déjà1. Le travail législatif se poursuit.
Le slogan qui prétend circonscrire l’action laïque par l’injonction « Toute la loi de 1905, rien que la loi » est donc à la fois faux et immobiliste.
De quelle « conscience » la République assure-t-elle la liberté ?
Article premier :
« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.»
La ponctuation forte entre les deux propositions indique une hiérarchie et accorde la priorité à la liberté de conscience.
Qu’est-ce que cette conscience dont la République assure la liberté ? Ce que la République protège, c’est la conscience de l’individu dans ses choix philosophiques, et non la conscience collective de groupes – sinon il y aurait reconnaissance de ces groupes et contradiction avec l’article 22. Le régime de séparation est donc un atomisme, l’association politique, en tant qu’elle est laïque, associe des individus et aucune forme collective n’a autorité sur un individu en matière de culte, en matière de pensée. C’est une mise en œuvre de l’article 10 de la Déclaration des droits3.
Comment « assurer » la liberté de conscience ? Le terme « assurer » est plus fort que le terme « garantir » : il suppose une action contributive de la puissance publique.
Bien sûr par une pénalisation des atteintes à cette liberté : articles 31 à 35 de la loi4.
Mais aussi en offrant à toute conscience individuelle, dans toute la durée de sa maturation, l’expérience substantielle, systématique et soutenue d’un parcours critique distinct d’un parcours initiatique d’appartenance : une aération, la mise à distance de l’immédiateté et l’invitation au travail sur soi-même par l’appropriation des savoirs. C’est, en principe, le rôle de l’école, du moins si elle s’attache d’abord et principalement à instruire, à mettre les esprits debout, et si les horaires d’enseignement ne servent pas de variable d’ajustement pour un comportementalisme des « compétences ».
Le droit de non-appartenance. Un espace non-saturé
La puissance publique doit donc faire son possible pour que toute conscience individuelle soit libre de ses choix en matière de pensée, de religion, de croyance, d’opinion. En allant un peu plus loin, on peut énoncer une condition fondamentale de la liberté d’un tel choix. Il ne s’agit pas de choisir entre des appartenances disponibles, même nombreuses et variées La liberté de conscience n’est pas un « coup de cœur », sa condition est de pouvoir suspendre toute appartenance, de pouvoir faire un pas en retrait, en deçà. Le droit de non-appartenance est la condition de la liberté d’avoir éventuellement une appartenance. « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur » écrit Beaumarchais5 : sans le droit de non-appartenance, il n’y a point d’appartenance valide. L’adhésion n’a de sens que si la non-adhésion est possible, la suspension de croyance conditionne la croyance, et cela ne se confond pas avec un athéisme doctrinal.
On ne peut donc pas réduire la liberté de conscience à la liberté religieuse. Un paysage interconvictionnel, si varié soit-il, reste sans oxygène, il est plein, toujours saturé, toujours adhésif, toujours « tagué ». L’existence d’un ailleurs radical, d’un espace exempt de croyance, en est évacuée. Et même la formule « le droit de croire et de ne pas croire », sans être fausse, reste plate. Elle ignore la hiérarchie que je viens de souligner ; elle juxtapose des opérations de pensée qui ne sont pas sur le même plan. De plus elle est incomplète : il faut, pour la rendre significative, y ajouter « le droit de changer de position ».
Je ne suis pas réductible à mes appartenances
Le droit de changer. Car la conscience dont il est question dans la loi est distincte des choix qu’elle opère. Elle n’en est pas réellement séparée, mais elle en est intellectuellement distincte. Les choix peuvent varier, non seulement selon les individus, mais aussi en un même individu : ils n’en sont pas les attributs essentiels. L’expression philosophique de ce que je viens de dire est un problème difficile : « Je ne suis pas réductible à mes états de conscience » – aussi je ne proposerai pas de relire Descartes, Pascal et Kant maintenant. Sa traduction politique est en revanche immédiatement lumineuse : « moi, sujet du droit, je ne suis pas réductible à telle ou telle appartenance ; m’y réduire serait une assignation, une négation de ma liberté ». Conséquence : les sensibilités offensées qui, en maniant « l’art d’être choqué »6, réclament aujourd’hui le respect des convictions, particulièrement les leurs, comme si dire du mal de leurs convictions c’était s’en prendre à leurs personnes, ont une conception étrange de l’esprit humain qu’ils fixent à des attributs essentialisés et immuables. Ils en tirent argument pour réclamer le rétablissement d’un délit de blasphème. On a pu voir récemment que certains, à cet effet, font usage d’un coutelas.
Les cultes : face phénoménale des religions
Je termine ma lecture : « le libre exercice des cultes ». Les religions sont concernées en tant qu’elles s’exercent et se manifestent dans des cultes.
Je n’ai trouvé aucune occurrence du terme « religion » dans le texte de la loi, celui-ci ne recourt jamais au substantif et se contente de l’adjectif « religieux ». La loi connaît les cultes et leur exercice, elle connaît les églises et les rassemblements cultuels. Les religions sont appréhendées de la manière la plus libératrice : dans leur phénoménalité, et non dans leur intimité, dans leurs contenus, dans leur dogmatique. Introduire ici la notion de religion par un substantif serait l’admettre au lexique politique sous la forme d’une substantialité qu’une puissance publique laïque s’interdit de déterminer, dans laquelle elle n’a pas à s’immiscer ; ce serait aussi en quelque sorte la reconnaître. Seuls des comportements, des actes définis, peuvent tomber sous le coup de la loi.
Enfin on peut rappeler que le mot « religion », selon l’une de ses étymologies, désigne et suppose un lien. Or le lien religieux, s’il est chronologiquement antérieur au lien institué par une association politique laïque, ne peut pas avoir sur lui primauté logique et politique. Ainsi la pauvreté volontaire du lexique, en écartant ce terme très chargé, dit en creux, derechef, le minimalisme et l’immanentisme de l’association républicaine laïque.
Notes
1 – Exemple adopté : loi du 24 août 2021 sur les agents des délégations de service public. Exemple en discussion : les accompagnateurs de sorties scolaires (voir à ce sujet sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/accompagnateurs-scolaires-et-port-de-signes-religieux/).
2 – Début de l’article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »
3 – « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
4 – Article 35 : « Sont punis d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ceux qui, soit par menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, ont agi en vue de le déterminer à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux frais d’un culte. » .
5 – Le Mariage de Figaro, V, 3.
6 – Expression empruntée au livre de David di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty (Paris, le Cherche-Midi, 2021) ; voir le compte rendu .