L’attention esthétique. Lecture du livre de B. Nanay « Aesthetics. A Very Short Introduction »

Conformément d’ailleurs à l’étymologie et à la conception de Baumgarten qui y voyait la « science de la connaissance sensible » (1750), Bence Nanay, professeur à l’université d’Anvers et ancien critique de cinéma, considère essentiellement l’esthétique sous l’angle de la perception. Dans le livre qui vient de paraître, Aesthetics : A Very Short Introduction1, il s’intéresse, en particulier, à la question de l’attention esthétique.

L’esthétique est partout

Le peintre américain Barnett Newman (1905-1970) prétendait que l’esthétique n’a pas plus d’intérêt pour les artistes que l’ornithologie pour les oiseaux. En réalité, relève Bence Nanay, il voulait parler de la philosophie de l’art ; l’esthétique, quant à elle, intéresse absolument tout le monde : « L’esthétique est partout. C’est l’un des aspects les plus importants de notre vie. » Elle concerne « votre expérience quand vous choisissez la chemise que vous allez porter aujourd’hui ou quand vous vous demandez si vous devriez mettre plus de poivre dans la soupe ». C’est pourquoi, affirme Nanay, l’idée que l’esthétique serait trop élitiste repose sur un malentendu. Le domaine de l’esthétique est bien plus vaste que celui de l’art. Et dans les cas où c’est l’art qui est en jeu, il serait bon, selon l’auteur, que nous nous délivrions de l’obsession – occidentale – du « grand art ». Witold Gombrowicz (cité par Nanay) confiait, dans son Journal, préférer au Chopin grand style de la salle de concert le Chopin peut-être maladroit qui pouvait l’atteindre au hasard d’une fenêtre ouverte.

L’esthétique est donc partout. Mais peut-on tracer la frontière entre les expériences esthétiques et celles qui ne le sont pas ? Nanay examine quatre critères traditionnels : la beauté, le plaisir, l’émotion et la valeur esthétique « pour elle-même » (« for its own sake »). Il y a, selon l’auteur, quelque chose à retenir de chacun de ces critères, mais aucun d’eux n’est suffisant. Ce qu’il appelle « l’approche du salon de beauté » est insatisfaisante : aucun objet n’est beau ou laid inconditionnellement. Et s’il s’agit de dire que toute chose est belle mais que nous ne le voyons pas forcément, le concept de beauté est superflu selon lui : ce n’est plus alors qu’un mot désignant la qualité d’une expérience qu’on aimerait définir plus précisément. Les trois autres critères pris isolément ne nous aident pas davantage à déterminer ce qui est propre à l’esthétique. Mais la considération de ces diverses approches suggère à Nanay l’adoption d’un autre critère.

L’exercice de l’attention

Selon l’auteur, ce qui fait d’une expérience qu’elle est une expérience esthétique est la façon dont nous exerçons notre attention. Mais à quoi s’agit-il de prêter attention ? Nanay a montré plus longuement dans un livre précédent2 que, à cet égard, ce n’étaient pas tant les propriétés esthétiques que les « propriétés pertinentes d’un point de vue esthétique » (« aesthetically relevant properties ») qui comptaient. Pour Bence Nanay, une propriété peut être ainsi qualifiée à partir du moment où le fait d’y porter son attention se traduit par une différence esthétique, de quelque nature qu’elle soit. Par exemple, il nous dit s’être identifié différemment au personnage d’un film quand il s’est aperçu (voyant le film une deuxième fois) que ce personnage avait l’accent italien. Même si Nanay n’aborde pas exactement ce point, sa conception peut conduire à remettre en cause la distinction qu’on fait habituellement, notamment en musique, entre analyse et description : il n’y a rien de « purement descriptif », seule compte la différence que produit dans notre expérience l’orientation de notre attention vers tel ou tel élément.

Bence Nanay emprunte à la psychologie l’opposition entre deux types d’attention : l’attention distribuée (« distributed ») et l’attention concentrée (« focused »). L’attention se décline selon quatre modes. Elle peut porter sur un objet et une caractéristique de cet objet ; sur plusieurs objets et une seule caractéristique ; sur plusieurs objets et plusieurs caractéristiques ; sur un objet et plusieurs caractéristiques de cet objet. La troisième option est seulement théorique : elle est hors d’atteinte. Selon Nanay, c’est la dernière option qui constitue un bon point de départ pour vivre une expérience esthétique, même si elle ne le garantit pas. Si l’attention se porte sur un objet sans rien chercher en particulier, elle est alors libre et ouverte (« open-ended »). Le manque de prévisibilité qui accompagne une telle expérience la rend, selon l’auteur, beaucoup plus gratifiante. Outre l’attention distribuée et l’attention concentrée, Nanay identifie une troisième façon de prêter attention : « Quand nous avons une expérience esthétique, nous ne prêtons pas seulement attention à l’objet que nous percevons. Nous prêtons aussi attention à la qualité de notre expérience. Et, ce qui est important, nous prêtons attention à la relation entre les deux. » Il ajoute : « Prêter attention de cette troisième manière est ce que je tiens pour une caractéristique cruciale (et peut-être même proche d’être universelle) de l’expérience esthétique. »

Ce n’est pas le jugement qui compte

Lorsqu’on parle esthétique, on en vient très souvent à formuler des jugements ; Bence Nanay souhaiterait qu’on y substitue des formes d’engagement esthétique plus enrichissantes. Cette façon de voir, bien sûr, ne supprime pas le jugement, qui conserve son intérêt, mais elle le rend optionnel. Nanay insiste sur l’importance des expériences esthétiques vécues dans la jeunesse. Il relate quelques moments forts de sa vie et, puisqu’il invite son lecteur à en faire autant, je pense à cet après-midi d’enfance où j’avais entendu dans sa salle à manger un garçon un peu plus âgé que moi jouer à l’accordéon España de Chabrier. Un épanouissement sonore inoubliable. Je ne pense pas qu’España soit la plus grande œuvre de l’histoire de la musique occidentale, mais ce qui est sûr c’est que je tiens plus à l’impression d’hier qu’au jugement d’aujourd’hui ! Les jugements esthétiques éclairés que nous pouvons former à l’âge adulte se fondent ainsi, comme le souligne Nanay, sur des expériences plus précoces – et moins éclairées – qui ont déterminé ce que nous avons exploré ensuite. Il cite Susan Sontag : « Une œuvre d’art éprouvée comme œuvre d’art est une expérience, non un énoncé ou la réponse à une question. »

La primauté du jugement est spécifiquement occidentale. Les autres traditions esthétiques, écrit Nanay, « s’intéressent à la façon dont s’expriment nos émotions, à la façon dont notre perception est altérée, et à la façon dont l’engagement esthétique interagit avec l’engagement social ». Selon lui, cette primauté du jugement en Occident « n’est pas grand-chose de plus qu’une curiosité historique ». Il lui reconnaît cependant une raison plus substantielle : les jugements sont plus facilement communicables que les expériences. Quelle qu’en soit l’explication, l’histoire de l’esthétique occidentale a été dominée par la question des accords et désaccords esthétiques. De même que tel ou tel comportement doit nous inspirer un jugement éthique déterminé, de même nous devrions émettre certains jugements en appréciant certains objets. (Un autre souvenir d’enfance : un jour, mes parents se disputent sur le point de savoir si une chanson peut être aussi émouvante qu’un morceau de musique « classique ».) Or, et c’est là pour Bence Nanay un véritable credo, l’esthétique n’est pas une discipline normative ; elle ne s’intéresse pas à ce que nous devrions faire mais à ce que nous faisons.

Personne ne peut prétendre policer la réaction esthétique de quelqu’un d’autre. Je me souviens que, lorsque j’étais plus jeune et plus intolérant, j’avais eu du mal à admettre qu’une camarade musicienne puisse déclarer que la musique symphonique en général l’oppressait ; que faisait-elle alors des œuvres qui me paraissaient les plus géniales ? Une expérience esthétique ne peut être juste ou fausse. Nanay ajoute qu’elle ne peut être considérée comme exacte (« accurate ») ou inexacte que si l’on adhère à l’approche du salon de beauté (il y a des choses qui sont belles et d’autres qui ne le sont pas). Selon Nanay, rappelons-le, ce qui rend esthétique une expérience est la façon dont s’exerce notre attention. « Et il n’y a pas de façon exacte ou inexacte d’exercer son attention. » Pour lui, ramener les expériences des uns et des autres à un désaccord ne rend pas justice à ce que l’esthétique représente dans nos vies de tous les jours.

L’humilité esthétique

Prétendre que l’autre a tort n’est heureusement pas la seule manière d’interagir en matière esthétique. Nous pouvons, souligne l’auteur, influer sur l’expérience d’autrui en attirant son attention sur une propriété particulière. Selon Nanay, le travail du critique doit d’ailleurs consister en cela : diriger notre attention sur des caractéristiques que nous n’aurions pas remarquées autrement. C’est ainsi que l’art pourra nous aider à dépasser les routines de notre perception quotidienne. En effet, l’art change la façon dont nous prêtons attention aux choses. L’état d’esprit que fait naître, par exemple, la visite d’une exposition survit à l’événement lui-même et, par cet effet de prolongement propre à l’expérience esthétique, l’art peut nous faire voir les choses du quotidien comme si nous les regardions pour la première fois.

C’est encore au nom du rejet de toute normativité que l’auteur tient la conception de Kant selon laquelle les évaluations esthétiques auraient un caractère universel pour « l’une des idées les plus arrogantes de l’histoire de l’esthétique ». En matière artistique, nos appréciations dépendent des œuvres auxquelles nous avons été exposés dans le passé. Il est très difficile de bouleverser des préférences invétérées. Recourant à la distinction opérée par l’historien de l’art Michael Baxandall entre participants et observateurs d’une culture, Bence Nanay relève la quasi-impossibilité de devenir participant d’une culture qui n’est pas la nôtre. Pour qu’on puisse constater un véritable désaccord esthétique, il faudrait donc que le soubassement culturel des protagonistes soit identique.

C’est pourquoi l’auteur prône – c’est le message principal de son livre – une attitude d’humilité esthétique. Puisque notre perception est fonction de la culture et de l’époque où nous avons grandi, il est impossible de souscrire à une conception universaliste. Si nous voulons cesser de privilégier la culture européenne par rapport à toutes les autres, il nous faut, selon Bence Nanay, une esthétique globale : « L’esthétique globale doit avoir une charpente conceptuelle qui puisse rendre compte de n’importe quelle production artistique, en quelque lieu et à quelque époque qu’elle ait été réalisée ». L’auteur évoque à ce titre deux médiations possibles : l’exercice de l’attention, comme on l’a vu plus haut, et, dans le domaine visuel, un mode de description qui puisse s’appliquer à n’importe quelle image.

Si l’exigence d’humilité constitue, d’après l’auteur lui-même, le message de l’ouvrage, c’est surtout la question de l’attention (certes directement liée à ce message, le justifiant en quelque sorte) qui en fait l’originalité et le prix : les plus blasés qui tomberaient sur ce livre pourraient sentir en eux se réveiller l’envie de voir encore des choses.

Notes

1 – Bence Nanay, Aesthetics : A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2019.

2 – Bence Nanay, Aesthetics as Philosophy of Perception, Oxford University Press, 2016.

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Pour citer cet article

URL : https://www.mezetulle.fr/lattention-esthetique-lecture-du-livre-de-b-nanay-aesthetics-a-very-short-introduction/ L’attention esthétique. Lecture du livre de B. Nanay « Aesthetics. A Very Short Introduction », par Thierry Laisney, Mezetulle, 4 février 2020.

A propos de Thierry Laisney

Premier Prix du Conservatoire de Paris, Thierry Laisney a écrit de nombreux articles sur la musique dans "La Quinzaine littéraire" de Maurice Nadeau dont il fut le secrétaire de rédaction.

One thought on “L’attention esthétique. Lecture du livre de B. Nanay « Aesthetics. A Very Short Introduction »

  1. Catherine Kintzler

    Ce commentaire me donne l’occasion de remercier Thierry Laisney pour l’ensemble de ses articles, et plus particulièrement pour les recensions d’ouvrages de philosophie contemporaine en langue anglaise qu’il offre régulièrement à Mezetulle.
    Comme on le sait, philosophes « continentaux » et anglo-saxons ne se nourrissent pas toujours aux sources du même arrière-plan et généralement ne recourent pas aux mêmes angles d’analyse ; cette fois c’est à mon tour de témoigner de ce qui apparaîtra peut-être ici comme l’effet un « gap » culturel, lequel n’a pas nécessairement à être comblé ou réduit.

    Je suis un peu étonnée par l’inculture apparente du livre recensé (mais probablement faut-il le lire intégralement ainsi que l’ouvrage cité à la note 2). C’est à juste titre que, pour distinguer l’esthétique proprement dite de la philosophie de l’art, Baumgarten est initialement rappelé. Mais, précisément, il est curieux que, si on tient compte de cette distinction, l’auteur du livre ne semble retenir de Kant que la Troisième Critique (qui réduit la question esthétique à celle très restreinte du jugement sur le « beau ») alors qu’une réflexion sur la perception et l’attention aurait pu être l’occasion de (re?)lire la Première Critique, plus intéressante de ce point de vue.

    La question de la qualité perceptive liée à un type d’attention (ou de production car il semble que le livre ne s’intéresse pas à l’artiste en tant qu’il cherche à produire cette qualité pour elle-même) n’est pas si nouvelle. Elle apparaît bien sûr dans l’idée de gratuité – on la trouve même dans la théorie du jugement ! Elle est un élément central des Leçons d’esthétique de Hegel, on la trouve aussi chez Schopenhauer. Plus près de nous, elle est caractérisée par Valéry dans sa réflexion sur la poétisation : « s’attarder dans la perception », et on en trouve une expression philosophique puissante dans les ouvrages d’Etienne Gilson (notamment Peinture et réalité, Vrin, 1958, nombreuses rééditions) : l’artiste fait exister quelque chose non pas en vue d’autre chose, mais pour que cela existe ; est donc beau non pas ce qui est l’objet d’un jugement, mais ce dont l’existence est considérée comme un déploiement pour soi-même. Le concept très intéressant de différence esthétique que développe B. Nanay est à l’œuvre chez ces auteurs, et renvoie, d’une part à une expérience sensible (laquelle peut se produire à l’occasion d’une rencontre comme celles dont il est fait état dans l’article), de l’autre à un acte ou à une série d’actes qui ont pour effet et pour but de produire ce type d’expérience. Le mérite du livre de B. Nanay est sans doute de l’isoler et d’en donner une analyse pointue.

    Pour prolonger ces points (et aussi pour me faire plaisir..), je me permets de citer quelques articles publiés sur Mezetulle où la question de la gratuité perceptive et de la « différence esthétique » est abordée :
    • « Que fait Malgoire à Tourcoing ? Récit d’une renaissance auditive » https://www.mezetulle.fr/que-fait-malgoire-a-tourcoing/
    • « La danse, art du corps engagé et de son autonomie » https://www.mezetulle.fr/la-danse-art-du-corps-engage-et-la-question-de-son-autonomie/
    • « L’imitation en art : aliénation ou invention ? » https://www.mezetulle.fr/limitation-en-art-alienation-ou-invention/
    et, sur le site d’archives :
    • « La musique comme fiction et comme monde » http://www.mezetulle.net/article-1357543.html
    • « Se rincer l’oreille. Réflexions sur un concert de musique acousmatique » http://www.mezetulle.net/article-1341299.html
    On peut également citer, entre autres : Baldine Saint Girons qui a écrit un livre consacré en grande partie au même sujet, intitulé L’Acte esthétique (Klincksieck, 2008). Et, très concerné par la question de la libération perceptive, le livre de Frédéric Pouillaude Le Désœuvrement chorégraphique (Vrin, 2009, voir http://www.mezetulle.net/article-31716741.html ). Sans oublier le considérable et magnifique Vocabulaire d’esthétique d’Etienne Souriau (PUF, 1990, sous la direction d’Anne Souriau), d’où ces questions sont loin d’être absentes.

    Enfin le conseil (qui se présente plutôt comme un impératif moral) d’humilité a-t-il bien sa place ici ? En quoi est-il pertinent et légitime de s’ériger en censeur par un recours non critique au lexique de la bigoterie ? Ce rude appel à l’ordre (on souhaite qu’il ait l’élégance d’une Lettre à d’Alembert sur les spectacles…) vaut son pesant d’arrogance par l’introduction d’un jugement de valeur à proprement parler exclusif sur une manière de vivre l’expérience esthétique, et sur des propositions d’expérience esthétique qui ont fait leurs preuves et peuvent servir d’exemples (parmi d’autres qu’elles n’excluent pas et que le livre a le mérite de souligner…). Ne serait-il pas plus conforme au propos qui se présente comme perceptif dans son objet et objectif dans sa démarche (mais qui s’avoue normatif à la fin) de parler d’élargissement esthétique par l’attention ?

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